The Project Gutenberg EBook of Le culte du moi 1, by Maurice Barres This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le culte du moi 1 Sous l'oeil des barbares Author: Maurice Barres Release Date: October 7, 2005 [EBook #16812] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CULTE DU MOI 1 *** Produced by Marc D'Hooghe From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. * * * * * LE CULTE DU MOI * * * * * SOUS L'OEIL DES BARBARES par MAURICE BARRES DE L'ACADEMIE FRANCAISE * * * * * NOUVELLE EDITION PARIS 1911 * * * * * TABLE EXAMEN DES TROIS ROMANS IDEOLOGIQUES. SOUS L'OEIL DES BARBARES Voici une courte monographie realiste LIVRE I AVEC SES LIVRES CHAPITRE PREMIER.--Concordance _Depart inquiet_ CHAPITRE DEUXIEME.--Concordance _Tendresse_ CHAPITRE TROISIEME.--Concordance _Desinteressement_ LIVRE II A PARIS CHAPITRE QUATRIEME.--Concordance _Paris a vingt ans_ CHAPITRE CINQUIEME.--Concordance _Dandysme_ CHAPITRE SIXIEME.--Concordance _Extase_ CHAPITRE SEPTIEME,--Concordance _Affaissement_ Oraison * * * * * EXAMEN DES TROIS ROMANS IDEOLOGIQUES * * * * * A M. PAUL BOURGET MON CHER AMI, _Ce volume_, Sous l'oeil des Barbares, _mis en vente depuis six semaines, etait ignore du public, et la plupart des professionnels le jugeaient incomprehensible et choquant, quand vous lui apportates votre autorite et voire amitie fraternelle. Vous m'en avez continue le benefice jusqu'a ce jour. Vous m'avez abrege de quelques annees le temps fort penible ou un ecrivain se cherche un public. Peut-etre aussi mon travail m'est-il devenu plus agreable a moi-meme, grace a cette courtoise et affectueuse comprehension par ou vous negligez les imperfections de ces pages pour y souligner ce qu'elles comportent de tentatives interessantes._ _Ah! les cheres journees entre autres que nous avons passees a Hyeres! Comme vous ecriviez_ Un coeur de femme, _nous n'avions souci que du viveur Casal, de Poyanne, de la pliante madame de Tilliere, puis aussi de la jeune Berenice et de cet idiot de Charles Martin qui faisaient alors ma complaisance. Ils nous amusaient parfaitement. J'ajoute que vous avez un art incomparable pour organiser la vie dans ses moindres details, c'est-a-dire donner de l'intelligence aux hoteliers et de la timidite aux importuns; a ce point que pas une fois, en me mettant a table, dans ce temps-la, il ne me vint a l'esprit une reflexion qui m'attriste en voyage, a savoir qu'etant donne le grand nombre de betes qu'on rencontre a travers le monde, il est bien penible que seuls, ou a peu pres, le veau, le boeuf et le mouton soient comestibles._ _Et c'est ainsi, mon cher Bourget, que vous m'avez procure le plaisir le plus doux pour un jeune esprit, qui est d'aimer celui qu'il admire._ _Si j'ajoute que vous etes le penseur de ce temps ayant la vue la plus nette des methodes convenables a chaque espece d'esprit et le gout le plus vif pour en discuter, on s'expliquera surabondamment que je prenne la liberte de vous adresser ce petit travail, ou je me suis propose d'examiner quelques questions que souleve cette theorie de la culture du Moi developpee dans_ Sous l'oeil des Barbares, Un homme libre _et_ le Jardin de Berenice. * * * * * EXAMEN Oui, il m'a semble, en lisant mes critiques les plus bienveillants, que ces trois volumes, publies a de larges intervalles (de 1888 a 91) n'avaient pas su dire tout leur sens. On s'est attache a louer ou a contester des details; c'est la suite, l'ensemble logique, le systeme qui seuls importent. Voici donc un examen de l'ouvrage en reponse aux critiques les plus frequentes qu'on en fait. Toutefois, de crainte d'offenser aucun de ceux qui me font la gracieusete de me suivre, je procederai par exposition, non par discussion. Que peut-on demander a ces trois livres? N'y cherchez pas de psychologie, du moins ce ne sera pas celle de MM. Taine ou Bourget. Ceux-ci procedent selon la methode des botanistes qui nous font voir comment la feuille est nourrie par la plante, par ses racines, par le sol ou elle se developpe, par l'air qui l'entoure. Ces veritables psychologues pretendent remonter la serie des causes de tout frisson humain; en outre, des cas particuliers et des anecdotes qu'ils nous narrent, ils tirent des lois generales. Tout a l'encontre, ces ouvrages-ci ont ete ecrits par quelqu'un qui trouve _l'Imitation de Jesus-Christ_ ou la _Vita nuova_ du Dante infiniment satisfaisantes, et dont la preoccupation d'analyse s'arrete a donner une description minutieuse, emouvante et contagieuse des etats d'ame qu'il s'est proposes. Le principal defaut de cette maniere, c'est qu'elle laisse inintelligibles, pour qui ne les partage pas, les sentiments qu'elle decrit. Expliquer que tel caractere exceptionnel d'un personnage fut prepare par les habitudes de ses ancetres et par les excitations du milieu ou il reagit, c'est le pont aux anes de la psychologie, et c'est par la que les lecteurs les moins prepares parviennent a penetrer dans les domaines tres particuliers ou les invite leur auteur. Si un bon psychologue en effet ne nous faisait le pont par quelque commentaire, que comprendrions-nous a tel livre, _l'Imitation_, par exemple, dont nous ne partageons ni les ardeurs ni les lassitudes? Encore la cellule d'un pieux moine n'est-elle pas, pour les lecteurs nes catholiques, le lieu le plus secret du monde: le moins mystique de nous croit avoir des lueurs sur les sentiments qu'elle comporte; mais la vie et les sentiments d'un pur lettre, orgueilleux, raffine et desarme, jete a vingt ans dans la rude concurrence parisienne, comment un honnete homme en aurait-il quelque lueur? Et comment, pour tout dire, un Anglais, un Norvegien, un Russe se pourront-ils reconnaitre dans le livre que voici, ou j'ai tente la monographie des cinq ou six annees d'apprentissage d'un jeune Francais intellectuel? On le voit, je ne me dissimule pas les difficultes de la methode que j'ai adoptee. Cette obscurite qu'on me reprocha durant quelques annees n'est nullement embarras de style, insuffisance de l'idee, c'est manque d'explications psychologiques. Mais quand j'ecrivais, tout mene par mon emotion, je ne savais que determiner et decrire les conditions des phenomenes qui se passaient en moi. Comment les eusse-je expliques? Et d'ailleurs, s'il y faut des commentaires, ne peuvent-ils etre fournis par les articles de journaux, par la conversation? Il m'est bien permis de noter qu'on n'est plus arrete aujourd'hui par ce qu'on declarait incomprehensible a l'apparition de ces volumes. Enfin ce livre,--et voici le fond de ma pensee,--je n'y melai aucune part didactique, parce que, dans mon esprit, je le recommande uniquement a ceux qui goutent la sincerite sans plus et qui se passionnent pour les crises de l'ame, fussent-elles d'ailleurs singulieres. Ces ideologies, au reste, sont exprimees avec une emotion communicative; ceux qui partagent le vieux gout francais pour les dissertations psychiques trouveront la un interet dramatique. J'ai fait de l'ideologie passionnee. On a vu le roman historique, le roman des moeurs parisiennes; pourquoi une generation degoutee de beaucoup de choses, de tout peut-etre, hors de jouer avec des idees, n'essayerait-elle pas le roman de la metaphysique? Voici des memoires spirituels, des ejaculations aussi, comme ces livres de discussions scolastiques que coupent d'ardentes prieres. Ces monographies presentent un triple interet: 1 deg. Elles proposent a plusieurs les _formules_ precises de sentiments qu'ils eprouvent eux aussi, mais dont ils ne prennent a eux seuls qu'une conscience imparfaite; 2 deg. Elles sont un _renseignement_ sur un type de jeune homme deja frequent et qui, je le pressens, va devenir plus nombreux encore parmi ceux qui sont aujourd'hui au lycee. Ces livres, s'ils ne sont pas trop delayes et trop forces par les imitateurs, seront consultes dans la suite comme documents; 3 deg. Mais voici un troisieme point qui fait l'objet de ma sollicitude toute speciale: ces monographies sont _un enseignement_. Quel que soit le danger d'avouer des buts trop hauts, je laisserais le lecteur s'egarer infiniment si je ne l'avouais. Jamais je ne me suis soustrait a l'ambition qu'a exprimee un poete etranger: "_Toute grande poesie est un enseignement, je veux que l'on me considere comme un maitre ou rien._" Et, par la, j'appelle la discussion sur la theorie qui remplit ces volumes, sur _le culte du Moi_. J'aurai ensuite a m'expliquer de mon _Scepticisme_, comme ils disent. * * * * * I--CULTE DU MOI a.--JUSTIFICATION DU CULTE DU MOI M'etant propose de mettre en roman la conception que peuvent se faire de l'univers les gens de notre epoque decides a penser par eux-memes et non pas a repeter des formules prises au cabinet de lecture, j'ai cru devoir commencer par une etude du Moi. Mes raisons, je les ai exposees dans une conference de decembre 1890, au theatre d'application, et quoique cette dissertation n'ait pas ete publiee, il me parait superflu de la reprendre ici dans son detail. Notre morale, notre religion, notre sentiment des nationalites sont choses ecroulees, constatais-je, auxquelles nous ne pouvons emprunter de regles de vie, et, en attendant que nos maitres nous aient refait des certitudes, il convient que nous nous en tenions a la seule realite, au Moi. C'est la conclusion du premier chapitre (assez insuffisant, d'ailleurs) de _Sous l'oeil des Barbares_. On pourra dire que cette affirmation n'a rien de bien fecond, vu qu'on la trouve partout. A cela, s'il faut repondre, je reponds qu'une idee prend toute son importance et sa signification de l'ordre ou nous la placons dans l'appareil de notre logique. Et le culte du Moi a recu un caractere preponderant dans l'exposition de mes idees, en meme temps que j'essayais de lui donner une valeur dramatique dans mon oeuvre. Egoisme, egotisme, Moi avec une majuscule, ont d'ailleurs fait leur chemin. Tandis qu'un grand nombre de jeunes esprits, dans leur desarroi moral, accueillaient d'enthousiasme cette chaloupe, il s'eleva des recriminations, les sempiternelles declamations contre l'egoisme. Cette clameur fait sourire. Il est facheux qu'on soit encore oblige d'en revenir a des notions qui, une fois pour toutes, devraient etre acquises aux esprits un peu defriches. "Les moralistes, disait avec une haute clairvoyance Saint-Simon en 1807, se mettent en contradiction quand ils defendent a l'homme l'egoisme et approuvent le patriotisme, car le patriotisme n'est pas autre chose que l'egoisme national, et cet egoisme fait commettre de nation a nation les memes injustices que l'egoisme personnel entre les individus." En realite, avec Saint-Simon, tous les penseurs l'ont bien vu, la conservation des corps organises tient a l'egoisme. Le mieux ou l'on peut pretendre, c'est a combiner les interets des hommes de telle facon que l'interet particulier et l'interet general soient dans une commune direction. Et de meme que la premiere generation de l'humanite est celle ou il y eut le plus d'egoisme personnel, puisque les individus ne combinaient pas leurs interets, de meme des jeunes gens sinceres, ne trouvant pas, a leur entree dans la vie, un maitre, "_axiome, religion ou prince des hommes_," qui s'impose a eux, doivent tout d'abord servir les besoins de leur Moi. Le premier point, c'est d'exister. Quand ils se sentiront assez forts et possesseurs de leur ame, qu'ils regardent alors l'humanite et cherchent une voie commune ou s'harmoniser. C'est le souci qui nous emouvait aux jours d'amour du _Jardin de Berenice_. Mais, par un examen attentif des seuls titres de ces trois petites suites, nous allons toucher, surement et sans trainer, leur essentiel et leur ordonnance. * * * * * b.--THESE DE "SOUS L'OEIL DES BARBARES" Grave erreur de preter a ce mot de _barbares_ la signification de "philistins" ou de "bourgeois". Quelques-uns s'y meprirent tout d'abord. Une telle synonymie pourtant est fort opposee a nos preoccupations. Par quelle grossiere obsession professionnelle separerais-je l'humanite en artistes, fabricants d'oeuvres d'art et en non-artistes? Si Philippe se plaint de vivre "sous l'oeil des barbares", ce n'est pas qu'il se sente opprime par des hommes sans culture ou par des negociants; son chagrin c'est de vivre parmi des etres qui de la vie possedent un reve oppose a celui qu'il s'en compose. Fussent-ils par ailleurs de fins lettres, ils sont pour lui des etrangers et des adversaires. Dans le meme sens les Grecs ne voyaient que barbares hors de la patrie grecque. Au contact des etrangers, et quel que fut d'ailleurs le degre de civilisation de ceux-ci, ce peuple jaloux de sa propre culture eprouvait un froissement analogue a celui que ressent un jeune homme contraint par la vie a frequenter des etres qui ne sont pas de sa patrie psychique. Ah! que m'importe la qualite d'ame de qui contredit une sensibilite! Ces etrangers qui entravent ou devoient le developpement de tel Moi delicat, hesitant et qui se cherche, ces barbares sous la pression de qui un jeune homme faillira a sa destinee et ne trouvera pas sa joie de vivre, je les hais. * * * * * Ainsi, quand on les oppose, prennent leur pleine intelligence ces deux termes _Barbares_ et _Moi_. Notre Moi, c'est la maniere dont notre organisme reagit aux excitations du milieu et sous la contradiction des Barbares. Par une innovation qui, peut-etre, ne demeurera pas infeconde, j'ai tenu compte de cette opposition dans l'agencement du livre. _Les concordances_ sont le recit des faits tels qu'ils peuvent etre releves _du dehors_, puis, dans une contre-partie, je donne le meme fait, tel qu'il est senti _au dedans_. Ici, la vision que les Barbares se font d'un etat de notre ame, la le meme etat tel que nous en prenons conscience. Et tout le livre, c'est la lutte de Philippe pour se maintenir au milieu des Barbares qui veulent le plier a leur image. Notre Moi, en effet, n'est pas immuable; il nous faut le defendre chaque jour et chaque jour le creer. Voila la double verite sur quoi sont batis ces ouvrages. Le culte du Moi n'est pas de s'accepter tout entier. Cette ethique, ou nous avons mis notre ardente et notre unique complaisance, reclame de ses servants un constant effort. C'est une culture qui se fait par elaguements et par accroissements: nous avons d'abord a epurer notre Moi de toutes les parcelles etrangeres que la vie continuellement y introduit, et puis a lui ajouter. Quoi donc? Tout ce qui lui est identique, assimilable; parlons net: tout ce qui se colle a lui quand il se livre sans reaction aux forces de son instinct. "Moi, disait Proudhon, se souvenant de son enfance, c'etait tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard et qui m'etait bon a quelque chose; non-moi etait tout ce qui pouvait nuire ou resister a moi." Pour tout etre passionne qu'emporte son jeune instinct, c'est bien avec cette simplicite que le monde se dessine. Proudhon, petit villageois qui se roulait dans les herbages de Bourgogne, ne jouissait pas plus du soleil et du bon air que nous n'avons joui de Balzac et de Fichte dans nos chambres etroites, ouvertes sur le grand Paris, nous autres jeunes bourgeois palis, affames de tous les bonheurs. Appliquez a l'aspect spirituel des choses ce qu'il dit de l'ordre physique, vous avez l'etat de Philippe dans _Sous l'oeil des Barbares_. Les Barbares, voila le non-moi, c'est-a-dire tout ce qui peut nuire ou resister au Moi. Cette definition, qui s'illuminera dans _l'Homme libre_ et _le Jardin de Berenice_, est bien trouble encore au cours de ce premier volume. C'est que la naissance de notre Moi, comme toutes les questions d'origine, se derobe a notre clairvoyance; et le souvenir confus que nous en conservons ne pouvait s'exprimer que dans la forme ambigue du symbole. Ces premiers chapitres des "Barbares", le _Bonhomme Systeme_, education desolee qu'avant toute experience nous recumes de nos maitres, _Premieres Tendresses_, qui ne sont qu'un baiser sur un miroir, puis _Athene_, assaillie dans une facon de tour d'ivoire par les Barbares, sont la description sincere des couches profondes de ma sensibilite.... Attendez! voici qu'a Milan, devant le sourire du Vinci, le Moi fait sa haute education; voici que les Barbares, vus avec une plus large comprehension, deviennent l'adversaire, celui qui contredit, qui divise. Ce sera _l'Homme libre_, ce sera _Berenice_. Quant a ce premier volume, je le repete, point de depart et assise de la serie, il se limite a decrire l'eveil d'un jeune homme a la vie consciente, au milieu de ses livres d'abord, puis parmi les premieres brutalites de Paris. Je le verifiai a leurs sympathies, ils sont nombreux ceux de vingt ans qui s'acharnent a conquerir et a proteger leur Moi, sous toute l'ecume dont l'education l'a recouvert et qu'y rejette la vie a chaque heure. Je les vis plus nombreux encore quand, non contents de celebrer la sensibilite qu'ils ont d'eux-memes, je leur proposai de la cultiver, d'etre des "hommes libres", des hommes se possedant en main. * * * * * c.--THESE D'"UN HOMME LIBRE" Ce Moi, qui tout a l'heure ne savait meme pas s'il pouvait exister, voici qu'il se perfectionne et s'augmente. Ce second volume est le detail des experiences que Philippe institua et de la religion qu'il pratiqua pour se conformer a la loi qu'il se posait d'etre ardent et clairvoyant. Pour parvenir deliberement a l'enthousiasme, je me felicite d'avoir restaure la puissante methode de Loyola. Ah! que cette mecanique morale, completee par une bonne connaissance des rapports du physique et du moral (ou j'ai suivi Cabanis, quelqu'autre demain utilisera nos hypnotiseurs), saurait rendre de services a un amateur des mouvements de l'ame! Livre tout de volonte et d'aspect desseche comme un recueil de formules, mais si reellement noble! J'y fortifie d'une methode reflechie un dessein que j'avais forme d'instinct, et en meme temps je l'eleve. A Milan, devant le Vinci, Philippe epure sa conception des Barbares; en Lorraine, sa conception du Moi. Ce ne sont pas des hors-d'oeuvre, ces chapitres sur la Lorraine que tout d'abord le public accueillit avec indulgence, ni ce double chapitre sur Venise, qui m'est peut-etre le plus precieux du volume. Ils decrivent les moments ou Philippe se comprit comme un instant d'une chose immortelle. Avec une piete sincere, il retrouvait ses origines et il entrevoyait ses possibilites futures. A interroger son Moi dans son accord avec des groupes, Philippe en prit le vrai sens. Il l'apercut comme l'effort de l'instinct pour se realiser. Il comprit aussi qu'il souffrait de s'agiter, sans tradition dans le passe et tout consacre a une oeuvre viagere. Ainsi, a force de s'etendre, le Moi va se fondre dans l'Inconscient. Non pas y disparaitre, mais s'agrandir des forces inepuisables de l'humanite, de la vie universelle. De la ce troisieme volume, _le Jardin de Berenice_, une theorie de l'amour, ou les producteurs francais qui tapageaient contre Schopenhauer et ne savaient pas reconnaitre en lui l'esprit de notre dix- huitieme siecle, pourront varier leurs developpements, s'ils distinguent qu'ici l'on a mis Hartmann en action. * * * * * d.--THESE DU "JARDIN DE BERENICE" Mais peut-etre n'est-il pas superflu d'indiquer que la logique de l'intrigue est aussi serree que la succession des idees.... A la fin de _Sous l'oeil des Barbares_, Philippe, decourage du contact avec les hommes, aspirait a trouver un ami qui le guidat. Il faut toujours en rabattre de nos reves: du moins trouva-t-il un camarade qui partagea ses reflexions et ses sensations dans une retraite methodique et feconde. C'est Simon, ce fameux Simon (de Saint-Germain). Lasse pourtant de cette solitude, de ce dilettantisme contemplatif et de tant d'experiences menues, aux dernieres pages d'_Un Homme libre_, Philippe est pret pour l'action. _Le Jardin de Berenice_ raconte une campagne electorale. Ce que Philippe apprend, et du peuple et de Berenice qui ne font qu'un, je n'ai pas a le reproduire ici, car je me propose de souligner l'esprit de suite que j'ai mis dans ces trois volumes, mais non pas de suivre leurs developpements. Une vive allure et d'elegants raccourcis toujours me plurent trop pour que je les gate de commentaires superflus". Qu'il me suffise de renvoyer a une phrase des _Barbares_, fort essentielle, quelques-uns qui se troublent, disant: "Berenice est-elle une petite-fille, ou l'ame populaire, ou l'Inconscient?" Aux premiers feuillets, leur repondais-je, on voit une jeune femme autour d'un jeune homme. N'est-ce pas plutot l'histoire d'une ame avec ses deux elements, feminin et male? Ou encore, a cote du Moi qui se garde, veut se connaitre et s'affirmer, la fantaisie, le gout du plaisir, le vagabondage, si vif chez un etre jeune et sensible? Que ne peut-on y voir? Je sais seulement que mes troubles m'offrirent cette complexite ou je ne trouvais alors rien d'obscur. Ce n'est pas ici une enquete logique sur la transformation de la sensibilite; je restitue sans retouche des visions ou des emotions profondement ressenties. Ainsi, dans le plus touchant des poemes, dans la _Vita nuova_, la Beatrice est-elle une amoureuse, l'Eglise ou la Theologie? Dante, qui ne cherchait point cette confusion, y aboutit, parce qu'_a des ames, aux plus sensitives, le vocabulaire commun devient insuffisant. Il vivait dans une surexcitation nerveuse qu'il nommait, selon les heures, desir de savoir, desir d'aimer, desir sans nom,_--et qu'il rendit immortelle par des procedes heureux. A-t-on remarque que la femme est la meme a travers ces trois volumes, accommodee simplement au milieu? L'ombre elegante et tres raisonneuse des premiers chapitres des _Barbares_, c'est deja celle qui sera Berenice; elle est vraiment designee avec exactitude au chapitre _Aventures d'amour_, dans _l'Homme libre_, quand Philippe l'appelle l'"Objet". Voila bien le nom qui lui convient dans tous ses aspects, au cours de ces trois volumes. Elle est, en effet, objectivee, la part sentimentale qu'il y a dans un jeune homme de ce temps.... Et vraiment n'etait-il pas temps qu'un conteur accueillit ce principe, admis par tous les analystes et verifie par chacun de nous jusqu'au plus profond desenchantement, a savoir que l'amour consiste a vetir la premiere venue qui s'y prete un peu des qualites que nous recherchons cette saison-la? "C'est nous qui creons l'univers," telle est la verite qui impregne chaque page de cette petite oeuvre. De la leurs conclusions: le Moi decouvre une harmonie universelle a mesure qu'il prend du monde une conscience plus large et plus sincere. Cela se concoit, il cree conformement a lui-meme; il suffit qu'il existe reellement, qu'il ne soit pas devenu un reflet des Barbares, et dans un univers qui n'est que l'ensemble de ses pensees regnera la belle ordonnance selon laquelle s'adaptent necessairement les unes aux autres les conceptions d'un cerveau lucide. Cette harmonie, cette securite, c'est la revelation qu'on trouve au _Jardin de Berenice_, et en verite y a-t-il contradiction entre cette derniere etape et l'inquietude du depart _Sous l'oeil des Barbares_? Nullement, c'etait acheminement. Avant que le Moi creat l'univers, il lui fallait exister: ses duretes, ses negations, c'etait effort pour briser la coquille, pour etre. * * * * * II.--PRETENDU SCEPTICISME Et maintenant au lecteur informe de reviser ce jugement de scepticisme qu'on porta sur notre oeuvre. Nul plus que nous ne fut affirmatif. Parmi tant de contradictions que, a notre entree dans la vie, nous recueillons, nous, jeunes gens informes de toutes les facons de sentir, je ne voulus rien admettre que je ne l'eusse eprouve en moi-meme. L'opinion publique fletrit a bon droit l'hypocrisie. Celle-ci pourtant n'est qu'une concession a l'opinion elle-meme, et parfois, quand elle est l'habilete d'un Spinoza ou d'un Renan sacrifiant pour leur securite aux dieux de l'empire, bien qu'elle demeure une defaillance du caractere, elle devient excusable pour les qualites de clairvoyance qui la deciderent. Mais de ce point de vue intellectuel meme, comment excuser des deguises sans le savoir, qui marchent vetus de facons de sentir qui ne furent jamais les leurs? Ils introduisent le plus grand desordre dans l'humanite; ils contredisent l'inconscient, en se derobant a jouer le personnage pour lequel de toute eternite ils furent faconnes. Ecoeure de cette mascarade et de ces melanges impurs, nous avons eu la passion d'etre sincere et conforme a nos instincts. Nous servons en sectaire la part essentielle de nous-meme qui compose notre Moi, nous haissons ces etrangers, ces Barbares, qui l'eussent corrode. Et cet acte de foi, dont recurent la formule, par mes soins, tant de levres qui ne savaient plus que railler, il me vaudrait qu'on me dit sceptique! J'entrevois une confusion. Des lecteurs superficiels se seront mepris sur l'ironie, procede litteraire qui nous est familier. Vraiment je ne l'employai qu'envers ceux qui vivent, comme dans un mardi-gras perpetuel, sous des formules louees chez le costumier a la mode. Leurs convictions, tous leurs sentiments, ce sont manteaux de cour qui pendent avilis et flasques, non pas sur des reins maladroits, sur des mollets de bureaucrates, mais, disgrace plus grave, sur des ames indignes. Combien en ai-je vu de ces nobles postures qui tres certainement n'etaient pas hereditaires!... Ah! laissez-m'en sourire, tout au moins une fois par semaine, car tel est notre manque d'heroisme que nous voulons bien nous accommoder des conventions de la vie de societe et meme accepter l'etrange dictionnaire ou vous avez defini, selon votre interet, le juste et l'injuste, les devoirs et les merites; mais un sourire, c'est le geste qu'il nous faut pour avaler tant de crapauds. Soldats, magistrats, moralistes, educateurs, pour distraire les simples de l'epouvante ou vous les mettez, laissez qu'on leur demasque sous vos durs raisonnements l'imbecillite de la plupart d'entre vous et le remords du surplus. Si nous sommes impuissants a degager notre vie du courant qui nous emporte avec vous, n'attendez pourtant pas, detestables compagnons, que nous prenions au serieux ces devoirs que vous affichez et ces mille sentiments qui ne vous ont pas coute une larme. Ai-je eu en revanche la moindre ironie pour Athene dans son Serapis, pour ma tendre Berenice humiliee, pour les pauvres animaux? Nul ne peut me reprocher le rire de Gundry sur le passage de Jesus portant sa croix, ce rire qui nous glace dans _Parsifal_. Seulement, a Gundry non plus je ne jetterai pas la reprobation, parce que, si nerveuse, elle-meme est bien faite pour souffrir. Toujours je fus l'ami de ceux qui etaient miserables en quelque chose, et si je n'ai pas l'espoir d'aller jusqu'aux pauvres et aux desherites, je crois que je plairai a tous ceux qui se trouvent dans un etat facheux au milieu de l'ordre du monde, a tous ceux qui se sentent faibles devant la vie. Je leur dis, et d'un ton fort assure: "Il n'y a qu'une chose que nous connaissions et qui existe reellement parmi toutes les fausses religions qu'on te propose, parmi tous ces cris du coeur avec lesquels on pretend te rebatir l'idee de patrie, te communiquer le souci social et t'indiquer une direction morale. Cette seule realite tangible, c'est le Moi, et l'univers n'est qu'une fresque qu'il fait belle ou laide. "Attachons-nous a notre Moi, protegeons-le contre les etrangers, contre les Barbares. "Mais ce n'est pas assez qu'il existe; comme il est vivant, il faut le cultiver, agir sur lui mecaniquement (etude, curiosite, voyages). "S'il a faim encore, donne-lui l'action (recherche de la gloire, politique, industrie, finances). "Et s'il sent trop de secheresse, rentre dans l'instinct, aime les humbles, les miserables, ceux qui font effort pour croitre. Au soleil incline d'automne qui nous fait sentir l'isolement aux bras meme de notre maitresse, courons contempler les beaux yeux des phoques et nous desoler de la mysterieuse angoisse que temoignent dans leur vasque ces betes au coeur si doux, les freres des chiens et les notres." Un tel repliement sur soi-meme est dessechant, m'a-t-on dit. Nul d'entre vous, mes chers amis, qui ne sourie de cette objection, s'il se conforme a la methode que j'expose. Ce que l'on dit de l'homme de genie, qu'il s'ameliore par son oeuvre, est egalement vrai de tout analyste du Moi. C'est de manquer d'energie et de ne savoir ou s'interesser que souffre le jeune homme moderne, si prodigieusement renseigne sur toutes les facons de sentir. Eh bien! qu'il apprenne a se connaitre, il distinguera ou sont ses curiosites sinceres, la direction de son instinct, sa verite. Au sortir de cette etude obstinee de son Moi, a laquelle il ne retournera pas plus qu'on ne retourne a sa vingtieme annee, je lui vois une admirable force de sentir, plus d'energie, de la jeunesse enfin et moins de puissance de souffrir. Incomparables benefices! Il les doit a la science du mecanisme de son Moi qui lui permet de varier a sa volonte le jeu, assez restreint d'ailleurs, qui compose la vie d'un Occidental sensible. J'entends que l'on va me parler de solidarite. Le premier point c'etait d'exister. Que si maintenant vous vous sentez libres des Barbares et veritablement possesseurs de votre ame, regardez l'humanite et cherchez une voie commune ou vous harmoniser. Prenez d'ailleurs le Moi pour un terrain d'attente sur lequel vous devez vous tenir jusqu'a ce qu'une personne energique vous ait reconstruit une religion. Sur ce terrain a batir, nous camperons, non pas tels qu'on puisse nous qualifier de religieux, car aucun doctrinaire n'a su nous proposer d'argument valable, sceptiques non plus, puisque nous avons conscience d'un probleme serieux,--mais tout a la fois religieux et sceptiques. En effet, nous serions enchante que quelqu'un survint qui nous fournit des convictions.... Et, d'autre part, nous ne meprisons pas le scepticisme, nous ne dedaignons pas l'ironie.... Pour les personnes d'une vie interieure un peu intense, qui parfois sont tentees d'accueillir des solutions mal verifiees, le sens de l'ironie est une forte garantie de liberte. * * * * * Au terme de cet examen, ou j'ai resserre l'idee qui anime ces petits traites, mais d'une main si dure qu'ils m'en paraissent maintenant tout froisses, je crains que le ton demonstratif de ce commentaire ne donne le change sur nos preoccupations d'art. En verite, si notre oeuvre n'avait que l'interet precis que nous expliquons ici et n'y joignait pas des qualites moins saisissables, plus nuageuses et qui ouvrent le reve, je me tiendrais pour malheureux. Mais ces livres sont de telle naissance qu'on y peut trouver plusieurs sens. Une besogne purement didactique et toute de clarte n'a rien pour nous tenter. S'il m'y fallait plier, je rougirais d'ailleurs de me limiter dans une froide theorie parcellaire et voudrais me jouer dans l'abondante erudition du dictionnaire des sciences philosophiques. Aurais-je admis que ma contribution doublat telle page des manuels ecrits par des maitres de conferences sur l'ordinaire de qui j'eusse paru empieter! Nul qui s'y meprenne: dans ces volumes-ci, il s'agissait moins de composer une chose logique que de donner en tableaux emouvants une description sincere de certaines facons de sentir. Ne voici pas de la scolastique, mais de la vie. De meme qu'a la salle d'armes nous preferons le jeu utile de l'epee aux finesses du fleuret, de meme, si nous aimons la philosophie, c'est pour les services que nous en attendons. Nous lui demandons de preter de la profondeur aux circonstances diverses de notre existence. Celles-ci, en effet, a elles seules, n'eveillent que le baillement. Je ne m'interesse a mes actes que s'ils sont meles d'ideologie, en sorte qu'ils prennent devant mon imagination quelque chose de brillant et de passionne. Des pensees pures, des actes sans plus, sont egalement insuffisants. J'envoyai chacun de mes reves brouter de la realite dans le champ illimite du monde, en sorte qu'ils devinssent des betes vivantes, non plus d'insaisissables chimeres, mais des etres qui desirent et qui souffrent. Ces idees ou du sang circule, je les livre non a mes aines, non a ceux qui viendront plus tard, mais a plusieurs de mes contemporains. Ce sont des livres et c'est la vie ardente, subtile et clairvoyante ou nous sommes quelques-uns a nous plaire. En suivant ainsi mon instinct, je me conformais a l'esthetique ou excellent les Goethe, les Byron, les Heine qui, preoccupes d'intellectualisme, ne manquent jamais cependant de transformer en matiere artistique la chose a demontrer. Or, si j'y avais reussi en quelque mesure, il m'en faudrait reporter tout l'honneur a l'Italie, ou je compris les formes. Reflechissant parfois a ce que j'avais le plus aime au monde, j'ai pense que ce n'etait pas meme un homme qui me flatte, pas meme une femme qui pleure, mais Venise; et quoique ses canaux me soient malsains, la fievre que j'y prenais m'etait tres chere, car elle elargit la clairvoyance au point que ma vie inconsciente la plus profonde et ma vie psychique se melaient pour m'etre un immense reservoir de jouissance. Et je suivais avec une telle acuite mes sentiments encore les plus confus que j'y lisais l'avenir en train de se former. C'est a Venise que j'ai decide toute ma vie, c'est de Venise egalement que je pourrais dater ces ouvrages. Sur cette rive lumineuse, je crois m'etre fait une idee assez exacte de ces delires lucides que les anciens eprouvaient aux bords de certains etangs. * * * * * SOUS L'OEIL DES BARBARES * * * * * Voici une courte monographie realiste. La realite varie avec chacun de nous puisqu'elle est l'ensemble de nos habitudes de voir, de sentir et de raisonner. Je decris un etre jeune et sensible dont la vision de l'univers se transforme frequemment et qui garde une memoire fort nette de six ou sept realites differentes. Tout en soignant la liaison des idees et l'agrement du vocabulaire, je me suis surtout applique a copier exactement les tableaux de l'univers que je retrouvais superposes dans une conscience. C'est ici l'histoire des annees d'apprentissage d'un Moi, ame ou esprit. * * * * * Un soir de secheresse, dont j'ai decrit le malaise a la page 277 [voir: AFFAISSEMENT (fin): par. qui commence avec: Souvent, tres souvent,...M.D.] celui de qui je parle imagina de se plaire parmi ses reves et ses casuistiques, parmi tous ces systemes qu'il avait successivement vetus et rejetes. Il proceda avec methode, et de frissons en frissons il se retrouva: depuis l'eveil de sa pensee, la-bas dans un de ces lits de dortoir, ou presse par les miseres presentes, trop soumis a ses premieres lectures, il essayait deja d'individualiser son humeur indocile et hautaine,--jusqu'a cette fievre de se connaitre qui veut ici laisser sa trace. Dans ce roman de la vie interieure, la suite des jours avec leur pittoresque et leurs ana ne devait rien laisser qui ne fut transforme en reve ou emotion, car tout y est annonce d'une conscience qui se souvient et dans laquelle rien ne demeure qui ne se greffe sur le Moi pour en devenir une parcelle vivante. C'est aux manuels speciaux de raconter ou jette sa gourme un jeune homme, sa bibliotheque, son installation a Paris, son entree aux Affaires etrangeres et toute son intrigue: nous leur avons emprunte leur langage pour etablir les concordances, mais le but precis que je me suis pose, c'est de mettre en valeur les modifications qu'a subies, de ces passes banales, une ame infiniment sensible. Celui de qui je decris les apprentissages evoquerait peut-etre dans une causerie des visages, des anecdotes de jadis: il les inventerait a mesure. Certaines sensibilites toujours en emoi vibrent si violemment que la poussiere exterieure glisse sur elles sans les penetrer. J'ai repousse ce badinage, que par fausse honte ou pour qu'on admire l'apaisement de notre maturite, nous affectons souvent au sujet de "nos illusions de jeunesse"; mais je me defiai aussi de preter l'acrete, ou il atteignit sur la fin, a ma description de ses premieres annees, si belles de confiance, de tendresse, d'heroisme sentimental. * * * * * Chaque vision qu'il eut de l'univers, avec les images intermediaires et son atmosphere, se resumant en un episode caracteristique; les scenes premieres, vagues et un peu abstraites pour respecter l'effacement du souvenir et parce qu'elles sont d'une minorite defiante et qui poussa tout au reve; de petits traits choisis, plus abondants a mesure qu'on approche de l'instant ou nous ecrivons; enfin dans une soiree minutieuse, cet analyste s'abandonnant a la boheme de son esprit et de son coeur: Voila ce qu'il aurait fallu pour que ce livre reproduisit exactement les cinq annees d'apprentissage de ce jeune homme, telles qu'elles lui apparaissent a lui-meme depuis cette page 277 et derniere ou nous le surprenons exigeant et lasse qui contemple le tableau de sa vie. Voila ce que je projetais, le curieux livret metaphysique, precis et succinct, que j'aurais fait prendre en amitie par quelques dandies misanthropes, revant dans un jour d'hiver derriere des vitres gresillees. * * * * * Du moins ai-je decrit sans malice d'art, en bonne lumiere et sobrement. Je me suis decide a manquer d'eloquence litteraire; je n'avais pas l'onction, ni l'autorite des ecclesiastiques qui parlerent en termes fortifiants des humiliations de la conscience. Annaliste d'une education, je fis le tour de mon sujet en poussant devant moi des mots amoraux et des phrases conciliantes. C'est ici une facon assez rare de catalogue sentimental. * * * * * Mais pourquoi si lents et si froids, les petits traits d'analyse! Pourquoi les mots, cette precision grossiere et qui maltraite nos complications! Au premier feuillet on voit une jeune femme autour d'un jeune homme. N'est-ce pas plutot l'histoire d'une ame avec ses deux elements, feminin et male? ou encore, a cote du Moi qui se garde, veut se connaitre et s'affirmer, la fantaisie, le gout du plaisir, le vagabondage, si vif chez un etre jeune et sensible? Que ne peut-on y voir? Je sais seulement que mes troubles m'offrirent cette complexite ou je ne trouvais alors rien d'obscur. Ce n'est pas ici une enquete logique sur la transformation de la sensibilite; je restitue sans retouche des visions ou emotions, profondement ressenties. Ainsi, dans le plus touchant des poemes, dans la _Vita nuova_, la Beatrice est-elle une amoureuse, l'Eglise ou la Theologie? Dante qui ne cherchait point cette confusion y aboutit, parce qu'a des ames, aux plus sensitives, le vocabulaire commun devient insuffisant. Il vivait dans une excitation nerveuse qu'il nommait, selon les heures, desir de savoir, desir d'aimer, desir sans nom--et qu'il rendit immortelle par des procedes heureux. Avec sa secheresse, cette monographie, ecrite malgre tout a deux pas de l'_Eden_ ou je flanai tant de soirs, est aussi une partie d'_un livre de memoires_. * * * * * On pourra juger que ma probite de copiste va parfois jusqu'a la candeur. J'avoue que de simples femmes, agreables et gaies, mais soumises a la vision coutumiere de l'univers qu'elles relevent d'une ironie facile, me firent plus d'un soir renier a part moi mes poupees de derriere la tete. Mais quoi! de la fatigue, une deception, de la musique, et je revenais a mes nuances. Saint Bonaventure, avec un grand sens litteraire, ecrit qu'il faut lire en aimant. Ceux qui feuillettent ce breviaire d'egotisme y trouveront moins a railler la sensibilite de l'auteur s'ils veulent bien reflechir sur eux-memes. Car chacun de nous, quel qu'il soit, se fait sa legende. Nous servons notre ame comme notre idole; les idees assimilees, les hommes penetres, toutes nos experiences nous servent a l'embellir et a nous tromper. C'est en ecoutant les legendes des autres que nous commencons a limiter notre ame; nous soupconnons qu'elle n'occupe pas la place que nous croyons dans l'univers. Dans ses pires surexcitations, celui que je peins gardait quelque lueur de ne s'emouvoir que d'une fiction. Hors cette fiction, trop souvent sans douceur, rien ne lui etait. Ainsi le voulut une sensibilite tres jeune unie a une intelligence assez mure. Desireux de respecter cette tenue en partie double de son imagination, j'ai redige des _concordances_, ou je marque la clairvoyance qu'il conservait sur soi-meme dans ses troubles les plus indociles. J'y ai joint les besognes que, pendant ses crises sentimentales, il menait dans le monde exterieur. Je souhaite avoir complete ainsi l'atmosphere ou ce Moi se developpait sans s'apaiser et qu'on ne trouve pas de lacunes entre ces diverses heures vraiment siennes, heures du soir le plus souvent, ou, apres des semaines de vision banale, soudain reveille a la vie personnelle par quelque froissement, il ramassait la chaine de ses emotions et disait a son passe, renie parfois aux instants gais et de bonne sante: "Petit garcon, si timide, tu n'avais pas tort." * * * * * LIVRE I AVEC SES LIVRES A Stanislas de Guaita. * * * * * CHAPITRE PREMIER * * * * * CONCORDANCE _Il naquit dans l'Est de la France et dans un milieu ou, il n'y avait rien de meridional. Quand il eut dix ans, on le mit au college ou, dans une grande misere physique (sommeils ecourtes, froids et humidite des recreations, nourriture grossiere), il dut vivre parmi les enfants de son age, facheux milieu, car a dix ans ce sont precisement les futurs goujats qui dominent par leur hablerie et leur vigueur, mais celui qui sera plus tard un galant homme ou un esprit fin, a dix ans est encore dans les brouillards._ _Il fut initie au rudiment par M.F., le professeur le plus fort qu'on put voir; d'une seule main ce pedagogue arrachait l'oreille d'un eleve qui de plus en devenait ridicule._ _Comme son tour d'esprit portait notre sujet a generaliser, il commenca des lors a ne penser des hommes rien de bon._ _Etant mal nourri, par manque de globules sanguins il devint timide, et son agitation faite d'orgueil et de malaise deplut._ _Bientot, pour relever ses humiliations quotidiennes, il eut des lectures qui lui donnerent sur les choses des certitudes hatives et pleines d'acrete._ _Le roi Rhamses II est blame par les conservateurs du Louvre, ayant usurpe un sphinx sur ses predecesseurs. Le jeune homme de qui je parle inscrivit de meme son nom sur des troupes de sphinx qui legitimement appartenaient a des litterateurs francais. Il s'enorgueillit d'etranges douleurs qu'il n'avait pas inventees._ _On serait tente de croire qu'il se donna, comme tous les jeunes esprits curieux, aux poesies de Heine, au_ Thomas Graindorge _de Taine, a la_ Tentation de saint Antoine, _aux_ Fleurs du Mal; _il lut cela en effet et bien d'autres litteratures, des pires et des meilleures, mais surtout dans_ _"les bibliotheques de quartier" du lycee, il se passionnait pour les doctrines audacieuses qui sont mieux exposees que refutees par la lignee classique qui va du charmant Jouffroy a M. Caro. La est le grand secret de l'education d'un jeune homme; il s'attache aux auteurs qu'on pretendait ne lui faire connaitre que pour les accabler a ses yeux. A dix-huit ans, il etait gorge des plus audacieux paradoxes de la pensee humaine; il en eut mal developpe l'armature, c'est possible, mais il s'en faisait de la substance sentimentale. Et le tout aboutit aux visions suivantes auxquelles on a garde leur dessin de songe augmente peut-etre par le recul._ * * * * * DEPART INQUIET Il rencontra le bonhomme Systeme sur la bourrique Pessimisme. Le jeune homme et la toute jeune femme dont l'heureuse parure et les charmes embaument cette aurore fleurie, la main dans la main s'acheminent et le soleil les conduit. --Prenez garde, ami, n'etes-vous pas sur le point de vous ennuyer? Sur ses levres, son ame exquise souriait au jeune homme, et les jonquilles s'inclinaient a son souffle leger. --N'esperons plus, dit-il avec lassitude, que ma paleur soit la caresse livide du petit jour; je me trouble de ce depart. Jadis, en d'autres poitrines, mon coeur epuisa cette energie dont le supreme parfum, qui m'enfievre vers des buts inconnus, s'evapora dans la brume de ces sentiers incertains. De ses doigts blancs, sur la tige verte d'un nenuphar, la jeune fille saisit une libellule dont l'email vibre, et, jetant vers le soleil l'insecte qui miroite et se brise de caprice en caprice, ingenument elle souriait.--Mais lui contemple sa pensee qui frissonne en son ame chagrine.--Elle reprit avec honnetete: --Pourquoi vous isoler de l'univers? Les nuages, les fleurs sous la rosee et parfois mes chansons, ne voulez-vous pas connaitre leur douceur? --Ah! pres des maitres qui concentrent la sagesse des derniers soirs, que ne puis-je apprendre la certitude! Et que mon reve matinal possede ce qu'il soupire! --Qu'importe, reprit-elle, plus tendre et se penchant sur lui, votre sagesse n'est-elle pas en vous? Et si je vous suis affectionnee tel que vous m'apparaissez, ne vous plait-il pas de persister? Il decroisa les mains de la jeune fille, et foulant aux pieds les fleurs heureuses, il errait parmi la frivolite des libellules. Cependant elle le suivait de loin, delicate et de hanches merveilleuses. * * * * * Sur l'herbe, au long d'une riviere jonchee de palmes, de palmipedes et d'enfants trousses et vifs, pres de sa maison solitaire ou fraichit la brise dans les stores, le maitre, adosse a un osier mort, contemple la fuite de l'eau sous la tristesse des saules. Son lourd vetement, sa face bleme aux larges paupieres, son attitude professorale et retranchee, en aucun lieu ne trouveraient leur atmosphere. Le jeune homme s'arrete, et son coeur battait d'approcher la verite. Le miroir bleuatre frissonna du plongeon des canards huppes de vert, aux becs jaunes et claquant; parmi la lumiere eclatante jaillissait le rhythme lourd des lavandieres. Lentement et sans decouvrir ses yeux, le maitre lui parla: --Contempler distrait de vivre. Chaque matin, je viens ici; deux cents metres bornent mon activite. Combien d'esprits naissent au bout du chemin; et leur sentier etait termine qu'ils marchaient encore en lisiere. Les canards balances, les gamins avec des gestes, cancanaient sur la greve. --Monsieur, reprit-il avec solennite, des jeunes hommes pour l'ordinaire m'entourent, qui se font habiller a Londres par des tailleurs dont ils parlent la langue. Ils suivent mes promenades ou me porte un anon qui m'economise une perte de chaleur prejudiciable a l'activite cerebrale. Voulez-vous m'accompagner aujourd'hui? Parmi les fleurs, au paturage, une bourrique sellee se leva, et cependant que de ses longs yeux, doucement voiles de cils, elle inspectait le jeune homme emu, sa plainte serpentait vers les cieux. "Une belle anesse d'outre-Rhin, et, pour son moral, je vous le garantis." C'est en ces termes qu'un veterinaire lui proposa cette acquisition. Un moral garanti! Jadis on dut beaucoup te battre. Que ne peux-tu entendre le maitre, tandis qu'il detaille tes qualites et ton humour, juche sur ton dos et te caressant le gras du col, toi si modeste sous ta selle neuve, le poil aimable, les oreilles droites et circonspectes! Des gens courbes sur leurs champs se redressent; ils abritent leurs yeux de la main, et les plus ordinaires ricanent. Cependant le maitre murmure: --"Tout est la; repandre les fleurs preferees sous les quarante ans de vie moyenne qu'a notre majorite nous entreprimes. Satisfaisons nos appetits, de quelque nom que les glorifie ou les invective le vulgaire. Je vous le dirai en confidence, mon ami, je n'aime plus guere a cette heure que les viandes grillees vivement cuites et les declamations un peu courtes. Heureux le monde, s'il ne savait de passions plus envahissantes!... Un homme d'esprit se fait toujours quelque satisfaction, fut-ce a etre tres malheureux. La reflexion est une bonne gymnastique, de celles qui lassent le plus tard. Tater le pouls a nos emotions, c'est un digne et suffisant emploi de la vie; du moins faut-il que rien de l'exterieur ne vienne troubler cet apaisement: "_Ayez de l'argent et soyez considere_." La chaleur fremissait, monotone, dans le ciel bleu; par la prairie rousse le jeune homme au coeur bondissant voyait a la parole de son maitre vaciller l'horizon connu; et des fleurs que lui donna la jeune fille, il chassait les mouches avides de cette frissonnante bourrique. Vous futes sage, bourrique, a cette heure. Un fosse vous presentait son herbe drue et son eau eclatante que fendillent les genets. Vous arretates leurs discours et votre marche; vous saviez les habitudes, la halte ombreuse, le pain tire de la poche et qu'on se partage. Des paroles, meme excellentes, ne troublaient point votre judiciaire, et les yeux discretement fermes, avec la longue figure d'un contemplateur qui dedaigne jusqu'aux meditations, vous demeuriez entre eux deux, remachant votre gouter, et vos longues oreilles d'argent dressees comme une symbolique banniere par-dessus leurs tetes inquietes, cependant que votre maitre et le mien reprenait son enseignement: * * * * * "Je n'insisterai pas sur ces menus principes d'une enfantine simplicite et tres vieux. Vous voila installe dans l'argent et la consideration; vous estimez honteux et le trait d'un barbare de brider votre naturel, hormis parfois par raffinement; vous assouvissez vos appetits, vos vices et vos vertus les plus exasperes, et le dernier de vos caprices se detache de son objet comme la sangsue des chairs qui la gorgent et qui la tuent; alors, si vous ne gisez point dans la voiture des ramollis ou le cabanon des fous, alors, mon excellent ami, comme s'exhale des roses un parfum, un suffisant degout des hommes et des femmes en vous se levera. "Des hommes d'abord, car pres d'eux votre experience s'instruisit de plus loin: vous eutes leur sottise pour compagne, alors que vous grandissiez sous la brutalite des camarades et l'imbecillite des maitres; vous meprisates de suite la grossierete de leur fantaisie et la lourdeur de leurs ebats; vous repugniez a leurs plaisirs et au serrement de leurs mains gluantes; mais le hasard elut quelques-uns vos amis.--Helas! outre qu'un si bel ouvrage, chacun tirant a soi, se dechire toujours par quelque endroit, dans une vie amie que puiser, sinon les petitesses et les tracas qui dominent au fond de tous? Certes, il est quelque agrement a consoler et confesser autrui: a s'epancher apres que l'on a bu. Mais pour ces fins regals d'analyste, faut-il tant d'appareil! Et le premier venu, cette bourrique, ne seraient-ils pas de suffisants pretextes a deguster l'expansion, cette tisane du noctambule? "Ce qui est doux, mysterieux et regrettable dans l'appetit d'amitie, c'est les premiers moments qu'elle s'eveille, alors que les parties se connaissent peu et se prisent fort, qu'elles sont encore polies et ne se piquent point de franchise.--Toutefois, considerez ceci: deux chiens se rencontrent; ils s'abordent, se felicitent, s'inspectent, et, quand ils odorent a leur gre, les jeux commencent: aimables indecences, manger qu'on partage et qu'on se vole, toutes les emulations; puis, lasses, ils s'eloignent vers leurs chenils ou des liaisons nouvelles. Je comprends que, parmi les hommes, la societe est un peu melee pour ce mode de vivre; toutefois, avec du tact et quelque judiciaire, un galant homme saura tirer profit, je pense, de cette facile observation. "Mais que sert de raisonner, monsieur! Les fades sensibilites, qui soupirent depuis des siecles au fond des consciences humaines, ne se lassent pas sous les arguments que nous leur jetons comme des pierres aux grenouilles crepusculaires coassant dans la campagne. A l'heure ou la lune s'allume, ou les betes feroces jadis assaillaient nos lointains aieux, ou naguere s'embuscadaient nos peres paraphant des alliances dans la chair des assassines, a cette heure etoilee qui frissonne du gemissement des fievreux et du perpetuel soupir des amantes, une langueur nous penetre, un effroi de la solitude, une elevation mystique et des desirs assez vifs,--et s'avance pour triompher la femme. "Celle-la nous tient plus longtemps que l'homme. Moins franchement personnelle, plus reposante, elle satisfait mieux notre egotisme. Et puis, tres jeunes parlent les sens. Cela ne dure guere. Les sports, quels qu'ils soient, ne proposent aux intellectuels que l'occupation d'une heure oisive, qu'un specifique aux baillements et aux nourritures echauffantes. Mais la reposante betise, l'esprit tout exterieur (la finesse d'un sourire attirant, la douceur d'une voix inutile et qui caresse, l'alanguissement souple et tiede d'un corps qui se confie), c'est ce qu'ignore le jeune male et que ne peut oublier l'honnete homme affine et fatigue. "Helas! quand il atteint cette maturite de savoir choisir ses baisers, elles sont parties les petites jeunes et fraiches, dont le caprice est delicieux, car, a la naivete et a toute la virginite de coeur des amours pures, elles joignent des sciences et des coquetteries dont la complaisance enchante l'homme sain, le sage. Roses ecloses du matin (preferables au bouton orgueilleux et intact, comme a la fleur parfumee d'essence, soutenue d'acier et malgre tout decouragee), les jeunes amantes ont de l'appetit, une ame amusante a fleur de peau, une paleur qui leur donne un caractere de passion; et leur corps est frais. Etant gourmandes de sottises, elles s'attachent a la jeunesse. Quelque Meridional bientot les entrainera, ravies et bondissantes, vers des locaux tumultueux.--Tres vite l'homme chauve se lassera des caprices changeants, a cause des reveils trop froids et des soirees decues, a cause aussi de la cuisine d'amour a jamais humiliante et pareille, a cause des nuques percees de la lance et des jambes qui cotonnent. Nu d'amour et d'amitie, il s'enfoncera plus avant dans la vie intellectuelle. "Tres sec, opulent et considere, il connait alors la douceur de tendre son esprit vers la froide science qui grise et de contracter d'egoistes jouissances son coeur et sa cervelle. Heures exquises et rapides ou, fort bien installe, l'on reve de Baruch de Spinoza qui, lasse de meditation, sourit aux araignees devorant des mouches, et ne dedaigne pas d'aider a la necessite de souffrir,--ou l'on assiste Hypathie, la servante de Platon et d'Homere, tres vieille et tres pedante,--ou l'on s'attendrit jusqu'aux pleurs et sur soi-meme devant l'immortel tresor des bibliotheques. "Peu a peu, jour sombre, on se l'avoue: tout est dit, redit: aucune idee qu'il ne soit honteux d'exprimer. En sorte que cette constatation meme n'est qu'un lieu commun et cet enseignement une vieillerie surannee, et que rien ne vaut que par la forme du dire. "Et cette forme, si belle que les plus parfaits des veritables dandies ont frissonne, jusqu'a la nevrosthenie, de l'amour des phrases, cette forme qui consolerait de vivre, qui sait des alanguissements comme des caresses pour les douleurs, des chuchotements et des nostalgies pour les tendresses et des sursauts d'hosannah pour nos triomphes rares, cette beaute du verbe, plastique et ideale et dont il est delicieux de se tourmenter,--on l'explique, on la demonte; elle se fait d'epithetes, de cadences que les sots apprennent presque, dont ils jonglent et qu'ils avilissent; et tout cela ecoeure a la longue, comme une liqueur trop douce, comme la comedie d'amitie, comme encore les baisers que probablement vous desirez...." * * * * * (Une emotion ridicule tenait a la gorge le pauvre homme, et son compagnon connut l'orgueil d'etre amer.) * * * * * Il se tut. La brume tombait avec sa fraicheur. Ils se leverent; et tirant rudement la bourrique qui sommeillait, il cria, son bras tendu vers l'inconnu: "Qu'importe! ceux-la ont souffert que je raconte, mais ils firent chanter a leur independance les chansons qu'ils preferaient; a toute heure ils pouvaient s'isoler dans leur orgueil ou dans le neant: leur vie fut telle qu'ils daignerent. Et je ne crois pas qu'un homme raisonnable hesite jamais a mener les memes experiences." * * * * * Dans l'ombre plus epaisse ils se hataient en silence. Lui flattait le garrot de la bourrique et meme, s'etant penche, il l'embrassa. La bete approuvait de ses longues oreilles amicales et tous trois ils marchaient sous la lune apaisante. La vieille domestique (admirable de bon sens, tout a fait dans la tradition), debout sur le chemin, guettait le retour de son maitre; elle dit simplement: "Vous n'etes guere raisonnables, messieurs," mais l'inquietude faisait trembler sa voix. Et peu apres, ils l'entendirent injurier la bourrique: "Bete d'Allemagne, sac a tristesse," et des jurons, je crois. Le maitre s'interrompit pour sourire, il haussa legerement les epaules, en levant le bras. Non, vraiment, vieille judicieuse, ces messieurs n'etaient guere raisonnable. * * * * * Et soulevant ses paupieres, il regarda le jeune homme qui s'etait laisse glisser a terre. Peut-etre tant de lassitude l'effraya; peut-etre dans ces yeux vit-il l'aube des jours nouveaux! il lui frappa l'epaule a petits coups: "Qui sait!--cela du moins nous fit passer une journee.--D'ailleurs, nos idees influent-elles sur nos actes?--Et quand nous savons si peu connaitre nos actes, pouvons-nous apprecier nos idees?--Attachons-nous a l'unique realite, au _Moi_.--Et _moi_, alors que j'aurais tort et qu'il serait quelqu'un capable de guerir tous mes mepris, pourquoi l'accueillerai-je? J'en sais qui aiment leurs tortures et leur deuil, qui n'ont que faire des charites de leurs freres et de la paix des religions; leur orgueil se rejouit de reconnaitre un monde sans couleurs, sans parfums, sans formes dans les idoles du vulgaire, de repousser comme vaines toutes les dilections qui seduisent les enthousiastes et les faibles; car ils ont la magnificence de leur ame, ce vaste charnier de l'univers." C'etait une belle attitude, dans le couchant du premier jour de cet adolescent qu'un homme chauve et tres renseigne, d'une voix grandie, lui attestant par la poussiere des traditions la detresse d'etre, et reniant le passe et l'avenir et la Chimere elle-meme, a cause de ses ailes decevantes.--Le jeune homme entrevit les luttes, les hauts et les bas qui vacillent, le troupeau des inconsequences; une grande fatigue l'affaissait au depart, devant la prairie des foules. Et son ame demeura parmi tant de debris, solitaire au fosse de son premier chemin. * * * * * Quand la jeune fille lui apparut-elle? Dans sa chevelure fleurissait toute une claire journee de prairie; la tendresse de la lune nimbait l'eclat de ses charmes; ses paroles sonnaient comme une eau fraiche sur un front brulant. --Pourquoi daignez-vous, mon ami, ternir vos yeux des idees qui planent et qui s'en vont? Nous autres dames, nous allons plus vite et plus loin que vous; ou vous raisonnez, nous penetrons d'un trait de notre coeur, nous pensons si fin que des nuances familieres a nos ames echappent a vos formules, peut-etre meme a nos soupirs. --Ah! dit-il, l'interrompant et le coeur emu, est-ce que vous existez donc, vous, mon _amie!_ et il sanglotait sur le sable. --Cela depend, reprit l'enfant avec tranquillite, mais tout d'abord, puisque vous avez penetre les apparences et les convenances, courez les oublier avec nous qui savons etre ignorantes. Nous respectons des voiles legers, qui n'entravent guere nos caprices; nous negligeons le triomphe ingenu de supprimer des ombres. Que des ames un peu epaisses se debattent avec le reflet de leur vulgarite; vivons des enchantements qui n'existent pas. Viens nous enivrer parmi des fleurs inconnues; dans mes bras te sourient des songes. Et s'il etait vrai que toutes choses eussent perdu leur realite pour ta clairvoyance, garde-toi de renoncer ou d'instituer en ton reve le mal et la laideur, mais daigne desirer pour qu'elles naissent, les choses belles et les choses bonnes. --Quoi, dit-il, relevant son visage lasse, aspirer a quelque but! n'est-ce pas oublier la sagesse? --Assez conte de betises, aujourd'hui! fit-elle ingenument en se pendant au cou du jeune homme; tu n'auras rien perdu si je t'apprends a sourire. Pour tes desirs, mon cher enfant, nous y veillerons plus tard, et puisqu'il faut absolument a ta faiblesse un maitre, daigne te guider desormais sur mon inalterable futilite. * * * * * Et la main dans la main, le jeune homme et la jeune femme s'acheminent vers l'horizon fuyant des montagnes bleues, sous un ciel sombre constelle de petales de roses. * * * * * CHAPITRE DEUXIEME * * * * * CONCORDANCE _Par luxure assurement et par desir de paraitre, il fit le geste de l'amour quelquefois; autant que leurs sources et son hygiene s'y pretaient._ _Ces personnes a defaut d'urbanite de coeur n'offraient pas meme ces lenteurs de la politesse qui seules adoucissent les separations._ _Frequemment donc il se chagrina._ * * * * * _Et les soirs suivants, jusqu'a l'aube, s'echauffant l'imagination, il ennoblissait son aventure de symbolismes vagues et penetrants, en sorte qu'elle devint digne de son desir de se desoler et de la niaiserie inevitable de son age._ * * * * * TENDRESSE Combien je t'aurais aime si je ne savais qu'il n'y a qu'un Dieu. L'AREOPAGITE. C'est un baiser sur un miroir. Au soir, une douce tiedeur emplit l'air violet ou se turent enfin les oiseaux; et parmi les saules, au bord des etangs, le jeune homme et la jeune femme s'illuminaient du soleil alangui sur l'horizon. Elle avait de longs cils, des cheveux denoues, des draperies flottantes et tous les charmes qui attirent les caresses. Et cependant que de sa baguette, a coups legers, elle soulevait en perles l'eau dormante, son fin visage a demi tourne souriait au jeune homme. Et lui, couche parmi les rares fleurs, il suivait avec nonchalance le reflet de son image balancee sur les etangs. * * * * * Alors, sans crainte de froisser les petites branches de lavande, elle s'agenouilla devant lui et le baisa doucement au front pour murmurer: --Est-ce moi, mon ami, ou sont-ce vos pensees que vous voulez accueillir a cette heure? Daignez comprendre ce qui me plait parmi ces saules. Voulez-vous donc que je rougisse? Mais elle s'interrompit de sourire, inquiete de ce jeune homme si las, devinant peut-etre qu'il contemplait la-bas, plus loin que tout desir, le temple de la Sagesse Eternelle vers qui les plus nobles s'exaltent. Elle posa sa main delicate sur les yeux du jeune homme. --Ah! dit-elle, ne sais-tu pas que je suis faite pour qu'on m'aime? Et pourquoi faut-il donc que tu m'ecartes, pourquoi te peiner, de mon sourire? J'ai toujours vu que les hommes s'y complaisaient. Mais lui repondit a cette amoureuse, avec une legere fatigue: --Ne connais-tu pas aussi ceux-la qui dedaignent vos frissons et n'ont pas souci de vos petites prunelles sous leurs paupieres lourdes! Et comme elle ne repondait point et qu'il craignait toute tristesse, il leva les yeux de sa vague image balancee sur l'eau, pour regarder la jeune femme. Debout dans la lucidite de ce soir or et rose,--un oiseau comme une fleche dans le ciel entrait,--d'un geste pur, elle entr'ouvrit son manteau et revela son corps dont la ligne etait franche, la chair jeune et mate. Sa nudite eut assailli tout autre; ses fortes hanches de vierge exaltaient sur sa taille une gorge fraiche et rougissante. Mais le jeune homme se souleva pour atteindre les pans de la draperie envolee dans la brise et, l'ayant avec grace baisee, la ramena sur les charmes de la jeune femme. Il souriait et il disait: --J'aime les lentes tristesses, mon amie; passez-moi ce leger travers, comme je vous pardonne vos yeux, votre taille qui flechirait et toutes ces graces peut-etre inoubliables. Je sais que la petite ligne du sourire des femmes trouble la pensee des sages et, pour nous, la nuance des nuages meme. Dans vos prunelles mon image serait plus agitee qu'au miroir de ces etangs rafraichis par la brise. Elle se laissa glisser sur la greve et, cachant contre lui son visage, elle gemissait: --Ah! tu sais trop de choses avant les initiations. Je pense que tu ecoutas ce qui monte du passe, et les morts t'auront mange le coeur. Veux-tu donc etre ma soeur, toi qui pourrais me commander? Mais peut-etre t'inquietes-tu par ignorance. Sache que mon corps est beau et que je defie toutes les femmes. Et lui souriant de cette revolte ingenue: --Les femmes, amie! crains plutot ce desir d'amour ou je me pame malgre mon ame. Sais-tu si nos baisers satisferaient cette agitation? Veuille ne pas jouer ainsi de mon repos; prends garde que ton haleine n'eveille mon coeur que nous ignorons. Mais vois donc que je suis las, las avant l'effort et que j'ai peur.... Bercez, calmez mes caprices, amie, et souffrez que je ne m'echappe pas a moi-meme. Helas! cette musique plaintive mit une joie qui me gate sa tendresse aux levres si fines et dans les cils tres longs de la jeune fille. Son oreille contre la poitrine du jeune homme guettait les battements de ce coeur. Creature charmante, pouvait-elle savoir que c'est au front que bat la vie chez les elus. Parce que le sein du jeune homme palpitait, elle bondit debout et, frappant ses mains, tandis que s'en volaient ses cheveux epars, elle eparpilla dans l'ombre son rire joyeux. * * * * * Ils atteignirent lentement au sommet de la colline, sous un ciel de lune rougissant. Ce profond paysage d'ou affleuraient des branches raides et la plainte monotone des campagnes noyees dans la nuit, fut-il si enchanteur, ou leurs ames avaient-elles atteint ces equilibres furtifs que parfois realisent deux illusions entrelacees; brulaient-elles de cette ardeur intime qui vaporise toute inquietude? Qu'importe le mot de leur fievre devorante! Parmi cette tendresse du soir, sur les gazons onctueux, dans le silence penetrant et la fraicheur feconde, la meme allegresse, en leurs poitrines allegees d'un meme poids, rhythmait leurs pensees et leur sang; et c'est ainsi qu'etendus cote a cote, sans se mouvoir, sans un soupir, yeux perdus dans la nuit d'argent que toujours on regrettera sous la pluie doree de midi, ils ne furent plus qu'un frissonnement du bonheur impersonnel.--Nuances des musiques tres lointaines qui fondez les plus tenues subtilites! limites ou notre vie qui va s'affaisser deja ne se connait plus! seules peut-etre effleurez-vous la douceur mystique de toutes ces choses oubliees. Et lui, le premier, murmura: "Ai-je raison de me croire heureux?" La jeune femme se souleva, ses seins peut-etre haletaient faiblement. Un rais de lune caressait le jeune homme et deux fleurs fanees se penchaient comme des yeux mi-clos sur son visage. Elle n'avait jamais vu tant de noblesse qu'en cette lassitude precoce. A cette minute il semble qu'elle se troubla de cette paleur et de ces lignes inquietes. Absente, elle prononca ce mot, si vulgaire: "Que vous etes joli, mon amour!" Alors soudain il eut au coeur une felure legere, la premiere felure d'amour, par ou s'enfuit le parfum de sa felicite, et se relevant, il froissa les deux fleurs. --Ah! combien je le prevoyais! vous daignez gouter quelques formes ou j'habite, et jamais vous n'atteindrez a m'aimer moi-meme, car votre caprice peut-etre ne soupconne meme pas sous mes apparences mon ame. Ah! mon incertaine beaute qui n'est qu'un reflet de votre jeunesse! ma parole, ce masque que ne peut rejeter ma pensee! mes incertitudes, ou trebuche mon elan! tous ces sentiers que je pietine! tout ce vestiaire, c'est donc vers cela que tu soupirais, pauvre ame? Et une rougeur avivait son teint delicat. Pouvait-elle comprendre! Elle attira doucement la tete du jeune homme sur son sein; elle posa sa main un peu tiede sur les yeux de l'adolescent, et doucement elle le bercait; en sorte qu'il cessa de se plaindre comme un enfant qui se rechauffe et qui s'endort.... Puis il entrevit peut-etre ce temple de la sagesse qui fait la nostalgie des fronts les plus nobles sous les baisers.... La jeune femme, ayant cueilli les fleurs qu'il avait brisees, les placa dans sa chevelure; et ces freles mortes faisaient la plus touchante parure qu'une amoureuse eut jamais pour se faire aimer. Tel etait son charme, et si pur l'ovale de sa figure parmi ses cheveux deroules et fleuris, si fine la ligne de sa bouche, si subtile la caresse des cils sur ses yeux, que le jeune homme ne sut plus que penser a elle. Mais un malaise, un regret informe de la solitude flottait en son ame tandis qu'ils descendaient vers la vallee. Et comme il etait emu il jugea bon de se reveler a son amie. * * * * * --"Mon ame, disait-il, ces legendes ou notre memoire resume la vie des plus passionnes, ce sentiment qui m'entraine vers toi, et meme l'inexprimable douceur de tes attitudes, toutes ces delicatesses, les plus raffinees que nous puissions connaitre, ne sont que frivoles papillons dont use l'Idee pour depister les poursuites vulgaires. Ma lassitude, qui t'etonna, se complait a sourire de ces furtives apparences et a tressaillir du frolement de l'Inconnu. J'aime aspirer vers Celui que je ne connais pas. Il ne me tentera plus le sourire fleuri des sentiers qui s'enfuient, du jour qu'au travers du chemin mon desir aura ramasse son objet. Et puisque mon plaisir est d'aimer uniquement l'irreel, ne puis-je dire, o mon amie, que je possede l'immuable et l'absolu, moi qui reduisis tout mon etre a l'espoir d'une chose qui jamais ne sera. "Comprends donc mon effroi. Je ne crains pas que tu me domines: obeir, c'est encore la paix; mais peut-etre fausseras-tu, a me donner trop de bonheur, le delicat appareil de mon reve! Ta beaute est charmante et robuste, epargne mes contemplations. Que j'aie sur tes jeunes seins un tendre oreiller a mes lassitudes, un doux sentiment jamais defleuri, pareil a ces affections deja anciennes qui sont plus indulgentes peut-etre que le miel des debuts et dont la paisible fadeur est touchante comme ces deux fleurs fanees en tes cheveux. Et l'un pres de l'autre, souriant a la tristesse, et souriant de notre bonheur meme, fugitifs parmi toutes ces choses fugitives, nous saurions nous complaire, sans vulgaire abandon ni raideur, a contempler la theorie des idees qui passent, froides et blanches et peut-etre illusoires aussi, dans le ciel mort de nos desirs; et parmi elles serait l'amour; et si tu veux, mon ame, nous aurons un culte plus special et des formules familieres pour evoquer les illustres amours, celles de l'histoire et celles, plus douces encore, qu'on imagine; en sorte qu'aimant l'un et l'autre les plus parfaits des impossibles amants, nous croirons nous aimer nous-memes." * * * * * La chevelure de la jeune femme, soulevee par le vent, vint baiser la bouche du jeune homme, et cette odeur continuait si harmonieusement sa pensee qu'il se tut, impuissant a saisir ses propres subtilites; et seule la fraicheur, ou soupiraient les fleurs du soir, n'eut pas froisse la delicatesse de son reve. L'enfant si belle, n'ayant d'autre guide que la logique de son coeur, se perdait parmi toutes ces choses; et peut-etre s'etonnait-elle, etant jeune et de bonne sante. Ah! ce sable qui gemissait sous leurs pieds dans la vallee silencieuse, pourra-t-il jamais l'oublier? Dans cette volupte, un egoisme presque mechant l'isolait peu a peu; jamais sa solitude ne l'avait fait si seul. Ca et la, sous les palmes noires, des groupes obscurs s'enlacaient, et il rougit soudain a songer que peut-etre son sentiment n'etait pas unique au monde. Mais la jeune fille l'entrainait; legere parmi ses draperies et ses cheveux indiques dans le vent, elle courait au bosquet qu'eclairent violemment les chansons et le vin. Sous des arbres tres durs, sous des torches noires et rouges vacillantes, dans un cercle de parieurs gesticulants, deux lutteurs s'enlacaient. D'une beaute choquante, ils roulerent enfin parmi le tumulte. Alors les fleurs delicates de ses cheveux, elle les jeta contre la poitrine puissante du vainqueur....--Au reproche du jeune homme, elle repondit sans meme le regarder, Dieu sait pourquoi: "J'adore la gymnastique." D'une grace un peu exageree, elle n'en etait que plus emouvante. Il s'eloigna, et le souci de paraitre indifferent ne lui laissait pas le loisir de souffrir. Puis la douleur brutalement l'assaillit. Comment avait-il ose cette chose irreparable, peut-etre briser son bonheur? D'ou lui venait cette energie a se perdre?--Il fut choque de passer en arguties les premieres minutes d'une angoisse inconnue.--Mais sa douleur est donc une joie, une curiosite pour une partie de lui-meme, qu'il se reproche de l'oublier?--En effet, il est fier de devenir une portion d'homme nouveau.--Il se perdait a ces dedoublements. Sa souffrance pleurait et sa tete se vidait a reflechir. Une tristesse decouragee reunit enfin et assouvit les differentes ames qu'il se sentait. Il comprit qu'il etait sali parce qu'il s'etait abaisse a penser a autrui. Balancant ses bras dans la nuit, sans but, il reva de la douceur d'etre deux. Et, penche sur la plaine, il cherchait la jeune fille. Il l'entrevit debout parmi des hommes. Cette pensee lui fut une sensation si complete de sa douleur, qu'il atteignit a cette sorte de joie du fievreux enfin seul, grelottant sous ses couvertures. Dans l'obscurite, soudain il s'entendit ricaner, et, au bout de quelques minutes, il songea que les morts, ceux-la memes qui lui avaient mange le coeur, comme elle disait, riaient en lui de son angoisse. Ah! maudit soit le mouvement d'orgueil qui lui fit le bonheur impossible! Et toute la montagne, les arbres, les nuages l'enveloppaient, repetant ce mot "Jamais" qui barrera sa vie.--Combien de temps durerent ces choses? Il crut sentir sur ses joues la caresse des cils tres longs, et il se leva brusquement, le cou serre. Seules des larmes glissaient sur son visage. * * * * * Et je ne sais s'il s'apercut qu'il gravissait vers le temple de la Sagesse eternelle. * * * * * Le soleil chassait les langueurs de l'horizon quand le jeune homme releva son front, rafraichi par l'ombre du temple et le frisson des hymnes. Ces eternelles sacrifiees, les meres et les amoureuses, et les blemes enfants un peu morts, de qui les peres escompterent la vie pour animer une formule, toutes les victimes des egoismes superieurs, transverberees de ces fleches glorieuses qui sont les pensees des sages, gisaient sur les parvis du lieu que nous revons.--Lui, porteur du signe d'election, il penetra dans le Temple. La, jamais ne s'exalte la vigueur du soleil, ne s'alanguit l'astre sentimental; une froide clarte stagnante est epandue sur la foule des sages que roule le fleuve des contradictions; et ce flot immemorial effrite les groupes cramponnes a des convictions diverses; il separe et il joint; il brise ceux-la qui se dechirent pour aider a l'Ideal, il ballotte les plus nobles qui s'abandonnent et sourient, il jette a tous les rivages des systemes, des eloquences et des cranes feles; parfois une certitude, comme une furtive ecume sur la vague, apparait pour disparaitre. Toutes ces choses sont l'orgueil de l'humanite; une incomparable harmonie s'en degage pour les amateurs. * * * * * Et sa douleur reconnut en ces tenebres la brume de son ame: ce tumulte n'etait que l'echo grandi de la plainte qui, goutte a goutte, murmurait en son coeur. * * * * * Comme des spirales de vapeur qui nous baignent et s'effacent et renaissent, la monotone subtilite de son regret tournoyait en sa tete fievreuse. Qu'ils sont noirs tes cils sur ton visage mat! Comme ta bouche sourit doucement! Qu'il flotte toujours, le reve de ton corps et de ta gorge etroite qui me torture! Ah! notre tendresse souillee! Affaisse dans le couchant de son souvenir, evoquant les senteurs affaiblies de ce sable humide qui criait jadis sous leurs pas, il revecut les nuances de sa tendresse dans la lamentation seculaire des sages. Tous poussaient a grands cris dans le manege des pensees domestiquees par les ancetres, mais son regard ne se plaisait que sur les plus surannes qui, tetus de complexites, coquettent avec les mysteres et sur ces sages legers qui pivotent sur leurs talons et, sachant sourire, ignorent parfois la patience de comprendre. L'esprit humain, avec ses attitudes diverses, tout autour de lui moutonnait a de telles profondeurs, qu'un vertige et des cercles oiseux l'incommoderent. --Supreme fleur de toutes ces cultures, l'heritier d'une telle sagesse, etendu sur le dos, baillait. Sa jeunesse comprit les supremes assoupissements et combien tout est gesticulation. Flottantes images de ce bonheur! Nos mots qui sont des empreintes d'efforts evoqueraient-ils la furtive felicite de cette ame en dissolution, heureuse parce qu'elle ne sentait que le moins possible!... * * * * * Mais le pretexte de notre moi, sa chair, si lasse que son reve fuyait a travers elle pour communier au reve de tous, se souvint pourtant des souillures de la femme et rentra par des frissons dans la realite familiere. Il ne pouvait chasser de lui cette femme fugitive. Lui-meme tenait trop de place en soi pour qu'y put entrer l'Absolu. Est-il parmi le troupeau des contradictions qui l'entourent, le mot qui fera sa vie une? Les plus absorbantes douceurs qu'il eut connues ne venaient-elles pas de l'amour? Or, son amour, il l'avait fait lui-meme et de sa substance: il aimait de cette facon, parce qu'il etait lui, et tous les caracteres de sa tendresse venaient de lui, non de l'objet ou il la dispensait. Des lors pourquoi s'en tenir a cette femme dont il souffrait parce qu'elle etait changeante? Ne peut-il la remplacer, et d'apres cette creature bornee qui n'avait pas su porter les illusions brillantes dont il la vetait, se creer une image feminine, fine et douce, et qui tressaillerait en lui, et qui serait lui. * * * * * C'est ainsi qu'il vecut desormais parmi la sterile melopee de tous ces sages, extasie en face la bien-aimee, aussi belle, mais plus reveuse que son infidele. Elle avait, sous les cils tres longs, l'eclatante tendresse de ses prunelles, et sa bouche imposait dans l'ovale de sa figure parfois voilee de cheveux. Il reposait ses yeux dans les yeux de son amante, et quand, semblable aux vierges impossibles, elle baissait ses paupieres bleuatres, il voyait encore leur douce flamme transparaitre. Il s'agenouilla devant cette dame benie et jamais extase ne fut plus affaissee que les murmures de cet amour. De son ame, comme d'un encensoir la fumee, s'echappait le corps diaphane et presque nu de l'amante, si delicate avec ses hanches exquises, son etroite poitrine aigue et sur ses joues l'ombre des cils. Frele apparition! dans ce nimbe de vapeurs legeres, elle semblait un chant tres bas, la monotone litanie des perfections des amours vaines, l'odeur attenuee d'une fleur lointaine, le soupir de douleur legere qui se dissipe en haleine. * * * * * "O mon ame, enseignez-moi si je souffre ou si je crois souffrir, car apres tant de reves je ne puis le savoir. Suis-je ne ou me suis-je cree? Ah! ces incertitudes qui flottent devant l'oeil pour avoir trop fixe! J'ose dedaigner la vie et ses apparences qu'elle deroule aupres de mes sens. Le passe, je me suis soustrait a ses traditions des mes premiers balbutiements. L'avenir, je me refuse a le creer, lui qui, hier encore, palpitait en moi au souvenir d'une femme. De mes souvenirs et de mes espoirs, je compose des vers incomparables. J'appris de nos peres que les couleurs, les parfums, les vertus, tout ce qui charme n'est qu'un tremblement que fait le petit souffle de nos desirs; et comme eux tuerent deja l'etre, je tuai meme le desir d'etre. L'harmonie ou j'atteins ne me survivra pas. J'aime parce qu'il me plait d'aimer et c'est moi seul que j'aime, pour le parfum feminin de mon ame. Ah! qu'elle vienne aujourd'hui la femme! je defie ses charmes imparfaits." * * * * * Alors un doux murmure, le bruissement des voiles d'une vierge sur l'admiration des humbles prosternes glissa des parvis du temple dont les portes s'ecarterent lentement. Et comme la beaute est une sagesse encore, defiee, sur le seuil elle apparut. Son bras leger au-dessus de sa tete s'appuyait avec grace aux colonnades, tandis que le charme de sa jeune gorge s'epanouissait. Des arbres rares, un pan du ciel, tout l'univers se resumait au loin a la hauteur de ses petits pieds. Si frele, elle emplissait tout ce paysage, en sorte que les fleuves, les peupliers et les peuples n'etaient plus que des lignes menues, et au-dessus d'elle il voyait l'ideal l'approuver. Le soir bleuatre descendait sur les campagnes. * * * * * Un grand trouble, comme un coup de vent, emporta l'ame du jeune homme. Et son coeur se gonfla de larmes et de joie. Il entendit un tumulte de tout le temple devant cette invasion des problemes; et son emoi redoublait a sentir la terreur de tous, en sorte qu'il n'essaya point de lutter. Les yeux clos et le cou bondissant, comme si sa vie s'epuisait vers la bien-aimee, il attendit; et ses bras se tendaient vers elle, indecis comme un balbutiement.... Il frissonnait de cette haleine legere et de tous les frolements un peu tiedes oublies. Elle caressait maintenant ses seins nus contre ce coeur, veritable petit animal d'amour, ingenue et nerveuse, avec son regard bleu, en sorte qu'il murmura brise: "Fais-moi la pitie de permettre que je ne t'aime point." Et peut-etre eut-il prefere qu'elle l'aimat. Mais elle le considerait avec curiosite et quoi qu'elle ne comprit guere, son sourire triomphait; puis elle rit dans ce lourd silence, de ce rire incomprehensible qu'elle eut toujours. Alors, soudain, a pleine main, il repousse les petits seins steriles de cette femme. Elle chancelle, presque nue, ses bras ronds et fermes battent l'air; et dans le bruit triomphal de la sagesse sauvee, au travers du temple acclamant le heros, sous les bras indignes, rapide et courbee, elle sortit. Jamais elle ne lui fut plus delicieuse qu'a cette heure, vaincue et sous ses longs cheveux. * * * * * Et les sages d'un meme sursaut, delivres, deroulerent l'hymne du renoncement, la banalite des soirs alanguis et l'amertume des levres qu'on essuie, la houle des baisers, leurs frissons qu'il est malsain meme de maudire, leurs fadeurs et toutes nos miseres affairees. Puis ils repandirent comme une rosee les merveilles de demain, de ce siecle delicat et somnolent ou des reveurs aux gestes doux, avec bienveillance, subissant une vie a peine vivante, s'ecarteront des reformateurs et autres belles ames, comme de voluptueuses steriles qui gesticulent aux carrefours, et delaissant toutes les hymnes, ignoreront tous les martyrs. Il leva doucement le bras puis le laissa retomber. Que lui importait le sort de la caravane, passe l'horizon de sa vie! Peut-etre s'etait-il convaincu que tant de querelles a la passion tournoyent comme une paille dans une seconde d'emotion! Il les quitta. Que la sterile ordonnance de leurs cantiques se deroule eternellement! * * * * * Aux appels de son amant la jeune femme ne se retourna point. Elle disparut sous les feuillages entre les troncs eclatants des bouleaux. Elle ne daignait meme pas soupconner ces bras suppliants et ces desirs. Il parut au jeune homme que leur distance augmentait; peut-etre seulement son coeur etait-il froisse. Il reconnut l'univers; il sentit une allegresse, mais allait-il encore vivre vis-a-vis de soi-meme! Une sorte de fievre le releva, il eut un elan vers l'action, l'energie, il aspirait a l'heroisme pour s'affirmer sa volonte. * * * * * Vers le soir il atteignit le sable des etangs, et parmi les saules, au bord de ces miroirs, il regarda la nuit descendre sur la campagne. La-bas apparut cette forme amoureuse, souvenir qui vacille au bord de la memoire et qui n'a plus de nom; dans un nuage vague elle se fit indistincte, comme un desir s'apaise. Il n'avait tant marche que pour revenir a cette petite plage ou naquit sa tendresse. Son coeur etait a bout. Il savait que la vie peut etre delicieuse; il renonca rever avec elle au bois des citronniers de l'amour et cela seul lui eut souri. Ses meditations familieres lui faisaient horreur comme une plaine de glace deja rayee de ses patins. Il bailla legerement, sourit de soi-meme, puis desira pleurer. Du doigt, il traca sur la greve quelques rapides caracteres. La brise qui rafraichissait son ame effaca ces traits legers.-- Cette legende est vraiment de celles qui sont ecrites sur le sable. * * * * * Tout de son long etendu, les yeux fatigues par le couchant, seul et lasse, il parut regarder en soi.... * * * * * CHAPITRE TROISIEME * * * * * CONCORDANCE _A vingt ans, il sentait comme a dix-huit, mais il etait etudiant et a sa table d'hote (celle des officiers a cent francs par mois) mangeait mieux qu'au lycee; en outre il pouvait s'isoler._ _L'usage de la solitude et une nourriture tonique augmenterent sa force de reaction. Les elements divers qui etaient en lui: 1 deg. culture d'un lyceen qui a passe son baccalaureat en 1880; 2 deg. experience du degout que donnent a une ame fine la cuistrerie des maitres, la grossierete des camarades, l'obscenite des distractions; 3 deg. desir et noblesse ideale, aboutirent au reve._ _En frissonnant, il s'enfoncait dans cette facon de reve scolaire et sentimental ou l'on retrouvera juxtaposees de confuses aspirations idealistes, des tendresses sans emploi et de l'acrete._ _En verite, ceux qui se retournent avec ferveur vers des images d'outre-tombe ne temoignent-ils pas qu'ils sont mecontents de leurs contemporains, echauffes de quelque sentiment intime, inassouvi?_ * * * * * DESINTERESSEMENT Toujours triste, Amaryllis! les jeunes hommes t'auraient-ils delaissee, tes fleurs seraient-elles fanees ou tes parfums evanouis? Atys, l'enfant divin, te lasserait-il deja de ses vaines caresses? Amaryllis, souhaite quelque objet, un dieu ou un bijou; souhaite tout, hors l'amour, ou je suis desormais impuissant;--encore, que ne pourrait un sourire de celle que cherit Aphrodite! Ainsi Lucius raillait doucement Amaryllis, la tres jeune courtisane, aux yeux et aux cheveux d'une clarte d'or, tandis que glissait la barque sur le bleu canal, parmi les nenuphars bruissants. Tres bas sur leurs tetes, les arbres en berceau se mirent, sans un frisson, dans l'eau profonde. La rive s'enorgueillit de ses molles villas, de ses forets d'orangers et de sa quietude. Entre les branches vertes, apparait par instant le marbre vieil ivoire des dieux qui semblent de leurs attitudes immuables dedaigner les discours changeants de la facile Orientale et de son sceptique ami.--Au loin, pale ligne rosee fondant sous la chaleur, les montagnes, refuges des solitaires et des betes feroces, troublaient seules la reverie de ce ciel. * * * * * Mais deja on approchait de la plage ou, mollement couchee sous la caresse des flots et des brises, la ville etend ses bras sur l'ocean et semble appeler l'univers entier dans sa couche parfumee et fievreuse, pour aider a l'agonie d'un monde et a la formation des siecles nouveaux. Avec une grace lassee, Amaryllis reposait sur des coussins de soie blanche. Son lourd manteau d'argent casse semblait voluptueusement blesser son corps souple. Ses bras ronds veines de bleu couronnaient son visage de vierge qui trouble les adolescents, et de sa faible voix tres harmonieuse: --Riez, o Lucius, riez. Si quelqu'un des mortels pouvait dissiper mon ennui, c'est a toi qu'irait mon espoir. Tu as aime, Lucius, on le dit, tu pleuras pres des couches trop pleines. Tu t'es lasse du rire de la femme; comprends donc que je me desespere du perpetuel soupir des hommes. Je suis jeune et je suis belle et je m'ennuie, o Lucius. Les divines tendresses d'Atys, les inquietants mysteres d'Isis et la grandeur de Serapis n'apaisent pas mes longs desirs; or je sais trop ce qu'est Aphrodite pour daigner me tourner vers elle. C'est par moi que nait l'amour, et je sais ses souffrances et qu'elles lassent, car gemir meme devient une habitude. Je suis une Syrienne, la fille d'une affranchie qui prophetisait; tu es un Romain, presque un Hellene, tu sais railler, o Lucius, mais il serait plus doux et plus rare de pouvoir consoler." Debout contre la rampe du baldaquin pourpre et noir, le Romain jouait avec les glands d'or de sa tunique de soie jaune. L'elegance de ses mouvements revelait l'usage et la fatigue de vivre pleinement. Il evitait les mots serieux qui sont maussades: --Amaryllis, disait-il, laisse-moi m'etonner qu'un si petit coeur puisse tant souffrir et qu'il tienne de telles curiosites sous un front gracieux si etroit. Tu as de jeunes et riches amants, des philosophes et meme des singes qui font rire. Pourquoi desirer des dieux et des choses innommees! * * * * * Sous la soie bleuatre de sa tunique transparaissait le corps tant adore de la jeune femme encadre de brocart. Ses doigts effiles jouaient avec la bulle de cristal jaunatre, ou sa mere jadis enferma les conjurations. On n'entendait que le bruissement de l'eau contre la barque; de loin en loin sautait un poisson avec le rapide eclat d'argent de son ventre. Mais seul un souffle triste agitait le coeur meurtri de l'enfant. --Quel mime, quel thaumaturge, quel temple visitera aujourd'hui notre chere Amaryllis? Je la conduirai selon ses desirs avant de me rendre au Serapeum. --Athene vous convoque aujourd'hui? interrogea, en se soulevant et d'une voix reveillee, la jeune femme. Athene! on dit qu'elle sait les choses et des dieux la protegent. Une fois que j'etais couronnee de fleurs et de jeunes amants, comme on sort d'une fete de nuit, je l'ai vue sur les tours de Serapeum, extasiee et en robe blanche. Mes amis l'acclamerent et je ne fus pas jalouse, puisqu'elle est une divinite chaste. Alors survinrent pour la huer ces hommes qui adorent un crucifie et possedent toute certitude. Au-dessus d'elle la lune palissait, plus lointaine a chaque insulte; mais eux etaient trempes du soleil levant comme du sang de la victoire et je pense que c'est un presage. Comment subjugue-t-elle les ames? Est-elle donc plus belle que moi? Elle pourrait guerir mon chagrin. --Tu reves toujours, Amaryllis, et tes reves te gatent ta vie. Daigne sourire, ma chere Lydienne, et contre ton baiser viendront se briser les faibles et depouiller leurs dernieres illusions les forts. Jouis de l'heure qui passe, des caresses des plus jeunes et de l'amitie de ceux qui sont las, et laissons vivre du passe la vierge du Serapeum. Et s'etant incline, il serrait la main d'Amaryllis entre ses doigts. Mais elle se mit a pleurer. --Au nom de nos plaisirs que tu te rappelles, par l'amour que tu avais de mes petites fossettes, par ta haine des chretiens qui seuls me resistent, par mes larmes qui me rendront laide, Lucius, mene-moi chez Athene. Le jeune homme la soutint dans ses bras et s'agenouillant devant elle: --Le sort, lui dit-il, t'avait donne un corps sain et beau. Faut-il y introduire la pensee qui deforme tout! Mais comme elle ne cessait de gemir et que les pleurs d'une femme attristent les plus belles journees: --Soit, Amaryllis, souris et donne-moi la main pour que nous allions vers Athene et que je te mene comme un jeune disciple. * * * * * L'enfant releva la tete. Un sourire joyeux eclairait son fin visage tandis qu'elle reparait l'appareil de sa beaute. Les avirons se turent, et contre la rive ou circulait tout un peuple, un faible choc secoua la barque. * * * * * "Au Serapeum", dit-elle avec orgueil. Dans une litiere, a l'ombre des colonnades, ils avancaient lentement parmi toutes les races parfumees de cet Orient, que rehaussent les plus curieuses prostitutions de la femme et des jeunes hommes. Soudain, au detour d'une rue, ils rencontrerent une populace hurlante, de figures feroces et enthousiastes: chretiens qui couraient assommer les Juifs. La courtisane, tremblante, penchait malgre elle son fin visage hors des draperies, et dans le ruissellement de sa chevelure doree elle cherchait, en souriant un peu, le regard de Lucius. Alors du milieu de ce torrent, un homme qui les dominait tous de sa taille et de ses excitations lui cria: --La femme des banquets ira pleurer au temple! le dieu est venu dont le baiser delivre des caresses de l'homme! * * * * * Et tous disparurent par les rues sinueuses vers les massacres. * * * * * Avec la triple couronne de ses galeries effritees et les cent marches croulantes de son escalier, le Serapeum dominait la ville, ses splendeurs, ses luxures et tous ses fanatismes. Sur ses murs dejoints fleurissaient des capriers sauvages. Mais il apparaissait comme le tombeau d'Hellas. Les images des gloires anciennes et plus de sept cent mille volumes l'emplissaient. Ces nobles reliques vivaient de la piete d'une auguste vierge, Athene, pareille a notre sensibilite froissee qui se retire dans sa tour d'ivoire. Elle avait herite des enseignements, et chaque semaine elle reunissait les Hellenes. Elle soutenait dans ces esprits, exiles de leur siecle et de leur patrie, la dignite de penser et le courage de se souvenir. Ceux-la meme l'aimaient qui ne la pouvaient comprendre. Dans la grande salle, pavee de mosaiques eclatantes et tapissee des pensees humaines, Athene, qu'entouraient des Romains, des Grecs, beaucoup de lents vieillards et quelques elegantes amoureuses des beaux diseurs et des jolies paroles, semblait une jeune souveraine; ses yeux et tous ses mouvements etaient harmonieux et calmes. * * * * * Suivie de Lucius, Amaryllis entra pleine de trouble et de charme. La vierge les accueillit avec simplicite. --Tu es belle, Amaryllis, il convient donc que tu sois des notres. Tu connaitras ce que fut la Grece, ses portiques sous un ciel bleu, ses bois d'oliviers toujours verts et que bercait l'haleine des dieux, la joie qui baignait les corps et les esprits sains, et ton coeur mobile comprendra l'harmonie des desirs et de la vie. Plotin, a qui les dieux se confierent, avait coutume de dire: "Ou l'amour a passe, l'intelligence n'a que faire." Amaryllis, en toi Kypris habita, prends place au milieu de nous, comme une soeur digne d'etre ecoutee. --L'amour, Athene, dit un jeune homme, est-ce bien toi qui le salue? Elle dedaigna d'entendre ce suppliant reproche, et fit signe qu'elle avait cesse de parler. * * * * * Un orateur communiqua de tristes renseignements sur les progres de la secte chretienne, qui pretend imposer ses convictions, sur le discredit des temples indulgents et le delaissement des hautes traditions. Il evoqua le tableau sinistre des plaines ou mourut un empereur philosophe parmi les legions consternees. Il dit ta gloire, o Julien, pale figure d'assassine au guet-apens des religions; tu sortais d'Alexandrie, et tu t'honoras du manteau des sages sous la pourpre des triomphateurs; tu sus railler, quand tous les hommes comme des femmes pleuraient; au milieu des flots de menaces et de supplications qui battaient ton trone, tu connus les belles phrases et les hautes pensees qui dedaignent de s'agenouiller. Tous applaudirent cette glorification de leur frere couronne, et quand le vieillard, grandi par son sujet, salua de termes anciens et magnifiques ceux qui meurent pour la paix du monde devant les barbares, et ceux-la, plus nobles encore, qui combattent pour l'independance de l'esprit et le culte des tombeaux, tous, les femmes et les hommes, les jeunes gens que grise le sang et ceux qui tremblent de froid, se leverent, glorifiant l'orateur et le nom de Julien, et declarant tout d'une voix que le discours fameux de Pericles avait ete une fois egale. L'orateur etait vieux, il ne sut s'arreter. * * * * * --Laissez, disait un poete, laissez agir les dieux et la poesie, nous triompherons de la populace comme, jadis, nos peres, de tous les barbares. Quelques-uns de leurs chefs ne sont-ils pas des notres? --Moi, je vous dis, interrompit un Romain, ancien chef de legion, que leurs chefs ne peuvent rien, je dis que tous vous aimez et comprenez trop de choses, que la foule vous hait, comme elle hait le Serapis pour ce qu'elle l'ignore, et que si vous n'agissez en barbares, ces barbares vous ecraseront. Un murmure s'eleva, et des femmes voilerent leur visage. Cependant Amaryllis disait aux jeunes hommes d'une voix chantante et assez basse: --Nous sommes des Hellenes d'orgueil, mais ou va notre coeur? De Phrygie, de Phenicie nous vinrent Adonis que les femmes reveillent avec des baisers, Isis qui regnait et la grande Artemis d'Ephese, qui fut toujours bonne. D'Orient encore nous viennent les amulettes, et les noms de leurs dieux, etant plus anciens, plaisent davantage a la divinite. Un autre se recitait des idylles, et une douce joie inondait son visage. * * * * * L'ombre maintenant envahissait la salle. Par les portes ouvertes des terrasses un peu d'air penetrait. Sur la mosaique, les jeunes hommes trainerent leurs escabeaux d'ebene pres des coussins des femmes. La ligne sombre des armoires encadrait la soie et les brocarts; les fresques s'eteignaient, plus religieuses dans ce demi-jour; la salle semblait plus haute, et les dieux de marbre etaient plus des dieux. La vierge, debout, considerait ce petit monde, le seul qu'elle connut parmi les vivants, le seul qui put la comprendre et la proteger; si elle souffrait des phrases inutiles, de l'intrigue et de la vanite de son entourage, ou si elle vaguait loin de la dans le sein de l'Etre, sa noble figure ne le disait point. Alors des siecles de grossierete n'avaient pas modele le visage humain a grimacer comme font mes contemporains. A ce moment une clameur monta de la place, et penetra en tourbillons indistincts dans l'assemblee, qu'elle balaya et fit se dresser inquiete. Une bande impure vociferait au pied du Serapeum. Les plus hardis avaient gravi les premieres marches du temple. On les voyait degoutants de haillons, la tete renversee en arriere, la gorge et la poitrine gonflees d'insultes. Et le nom d'Athene montait confusement de cette tourbe, comme une buee d'un marais malsain. Sans faiblir, la vierge s'appuyait au marbre effrite des balustrades. Sur la plaine uniforme des toits, les raies noires des rues aboutissant au Serapeum lui paraissaient les egouts qui charriaient la fange de la cite dans cette populace ignominieuse. Un vieillard, avec respect, prit la main de la jeune fille et lui dit; --Tu ne dois pas les ecouter ni les craindre. Elle l'ecarta doucement. * * * * * Amaryllis se demandait: "Est-il vrai que leurs temples sont pleins de femmes? Quel charme infini emane du bel adolescent qu'ils servent!" Elle se sentait attiree vers cet inconnu, et plus soeur de ces hommes ardents et redoutables que de ces Romains altiers, de ces railleurs et de ces pedantismes secs. Elle entendait a demi l'accent ironique de Lucius: --Dedaignons-les! un leger dedain est encore un plaisir. Mais gardons-nous de les mepriser; le mepris veut un effort et nous rapprocherait de ces curieux fanatiques. A ce moment, sous l'effort de la foule, un des Anubis qui decorait la place chancela, s'abattit, et une clameur triomphale flotta par-dessus les decombres. Lentement Athene se retourna. Une haute dignite s'imposait de cette vierge indifferente a la colere d'un peuple, et d'une voix ample et douce, semblable sur les clameurs de la foule a la noblesse d'un cygne sur des vagues orageuses, elle declama un hymne heroique des ancetres. Quand elle s'arreta, le cou gonfle, haletante, transfiguree sous le baiser de l'astre qui, la-bas, dans l'or et la pourpre s'inclinait, les jeunes gens palpitaient de sa beaute. Un silence majestueux retomba derriere ses paroles. Elle haussait les ames mediocres. Lucius, accoude aux debris de quelque immortel, goutait une profonde et delicieuse melancolie. Le soleil disparut de ce jour dans une tache de pourpre et de sang, comme un triomphateur et un martyr. Il avait plonge dans la mer toute bleue, mais de son reflet il illuminait encore le ciel, semblable a toutes ces grandes choses qui deja ne sont plus qu'un vain soutenir quand nous les admirons encore. * * * * * Athene maintenant contemplait les jardins, leur sterilite, la ruine des laboratoires, et une fade tristesse la penetrait comme un pressentiment. Elle leva la main, et d'une voix basse et precipitee; tandis qu'au loin les cloches de Mithra et telles des chretiens convoquaient leurs fideles, tandis que les hurleurs s'ecoulaient et que seul le soir bruissait dans la fraicheur: --Je jure, dit-elle, je jure d'aimer a jamais les nobles phrases et les hautes pensees, et de depouiller plutot la vie que mon independance. Et d'une voix calme, presque divine: "Jurez tous, mes freres!" --Athene, sur quoi veux-tu que nous jurions? --Sur moi, dit-elle, qui suis Hellas. Et tous etendirent la main. * * * * * Mais deja, la representation finie, ils s'empressaient a rajuster leurs tuniques, a draper les plis de leurs manteaux, pour sortir par les jardins. Amaryllis a l'ecart pleurait; apres cette journee tant emue, ses nerfs avaient faibli sous la supreme invocation de la vierge. Athene promenait ses lents regards, et rien dans sa serenite ne trahissait l'impatience de solitude que ces longues seances lui laissaient. Elle vit la courtisane et l'embrassa devant tous, et la tendre Lydienne s'abandonnait a cette etreinte. On applaudit. Ces fils artistes de la Grece trouvaient beau la vierge aux contours divins enlacee de la souple Orientale: pure colonne de Paros ou s'enroule le pampre des ivresses. * * * * * Lucius songeait: "Helas! Athene, vous voulez nous elever jusqu'a l'intelligence pure et nous defendre toutes les illusions, celles qui nous font pleurer et celles dont nous revons; craignez qu'il ne vous enleve encore cette enfant, celui qui abaissa les pensees de nos sages jusqu'au peuple, et qui, dans sa mort comme dans sa vie, evoque tous les troubles de la passion." * * * * * L'agitation persista, car les ennemis d'Athene gagnaient de l'audace a demeurer impunis, et la foule se prenait a hair celle qu'on insultait tout le jour. * * * * * Quand revint le cours de la vierge, le Romain, avec une bienveillante ironie, lui conduisit l'Orientale: --Je te presentai une servante d'Adonis, c'est une chretienne qu'il faut dire aujourd'hui. Athene, avec la lassitude de son isolement et de son elevation, repondit: --Qu'importe, peut-etre, Lucius! Ne pas sommeiller dans l'ordinaire de la vie, etre curieux de l'inconnaissable, c'est toute la douloureuse noblesse de l'esprit; tu la possedes, Amaryllis. Et pouvons-nous te reprocher, a toi qui naquis d'une affranchie orientale, le malheur d'ignorer la forme sereine et definitive, que surent donner a cette inquietude nos aieux, les penseurs d'Hellas? Dans cette excuse se dressait un peu de fierte, et ce fut tout son reproche a la Chretienne. Puis en peu de mots elle les remercia d'etre venus. Ses amis le plus affiches, jugeant le peril imminent, s'etaient excuses. Seul, un vieillard rejoignit, aupres de la vierge, Amaryllis et Lucius. Il etait poete et chancelant. Il affirma que la populace, un peu egaree, se garderait de tous exces. Lucius et Athene empecherent Amaryllis de lui dessiller les yeux: cette vierge ignorante de la vie et ce debauche trop savant estimaient cruel et inutile de rompre l'harmonie d'un esprit, et que les plus beaux caracteres sont faits du developpement logique de leurs illusions. * * * * * Cependant, avec simplicite, Athene commenca son enseignement au petit groupe attentif: --"Je comptais sur vous, mes amis, car toujours il me sembla que les poetes et les amis du plaisir, disposant, les uns du coeur des grandes heroines, les autres du coeur des jeunes hommes et des jeunes femmes, n'ont point a user de leur propre coeur pour les frivolites passageres, et qu'ainsi, aux heures troublees, ils le trouvent intact dans leur poitrine. "Et puis les poetes et les voluptueux ne savent-ils pas se comporter plus dignement qu'aucun envers la mort, car ceux-ci n'en parlent jamais, et les hommes inspires la chantent en termes magnifiques, avec tout le deploiement de langage qui convient aux choses sacrees. "Elle est la felicite supreme, l'inconnue digne de nos meditations, la patrie des reves et des melancolies. Elle est le seul, le vrai bonheur. Quelques sueurs et des contractions la precedent qu'il faut couvrir d'un voile, mais aussitot nous nous fondons dans l'Etre, nous sommes soustraits aux douleurs du corps; plus d'angoisse, plus de desir, nous nous absorbons dans l'un, dans le tout...." * * * * * Sa voix etait un peu cadencee et, par moments, s'envolait avec l'ampleur d'un hymne aux dieux. Au milieu des huees d'un peuple, il y avait une rare dignite dans cette vierge si jeune et belle, deployant, comme un riche linceul, l'apotheose de la mort. Elle vit le vieillard qui considerait la salle vide avec des yeux touches de larmes, car ces nobles paroles le faisaient songer plus amerement encore a cet abandon. Et s'interrompant: * * * * * "Je veux laisser la, dit-elle, les pensees des sages, puisque aujourd'hui elles l'attristent, o mon poete! mais garde-toi de meler de mauvaises pensees au regret des absents. Ce n'est pas sans doute faute de courage qu'ils se refusent a braver la populace, mais songez, mes amis, combien justement les hommes raisonnables pourraient vous traiter d'insenses, vous qui preferez vous joindre aux femmes plutot que de suivre les principaux; et toutes deux, Amaryllis, ne devons-nous pas rougir, quand ces autres supportent avec une telle fermete la vie qui nous est si lourde!" * * * * * A cet instant une rumeur monta de la place, un bruit de course, des cris d'effroi: dans le lointain, un nuage de poussiere s'elevait, comme la marche d'un grand troupeau. Les Solitaires! Ainsi etaient dechaines les plus feroces des hommes contre une femme. * * * * * Lucius et ses amis voulurent entrainer Athene. --Ils n'ont que moi, repondit-elle en indiquant d'un geste les armoires, les bibliotheques et les statues des ancetres. Je ne delaisserai pas les exiles. Amaryllis se jeta a genoux, et elle baisait les mains de la vierge heroique. --Jamais! reprit-elle. La grandeur du sacrifice lui donnait a cette heure une beaute inconnue des vivants. Elle reprit: --Quittons-nous, mes freres. Le passage des jardins est libre encore. Elle devina leurs refus, et ses levres qu'allait sceller la mort consentirent au mensonge. --Seuls, dit-elle, leurs chefs peuvent arreter ces fanatiques; ils nous savent innocents et nobles; hatez-vous de les prevenir.... "Mais s'il advenait ce que vous craignez, garde-toi, Lucius, de toute amertume. Transmets a nos freres ma supreme pensee, et que toujours ils se souviennent des ancetres. Et toi, Amaryllis, puisque tu es belle, console les jeunes hommes; s'il se trouvait,--je puis, a cette extremite, supposer une chose pareille,--s'il se trouvait que quelqu'un d'entre eux ait soupire aupres de moi, et que ma froideur l'ait contriste, prie-le qu'il veuille me pardonner, dis-lui qu'il n'est rien de vil dans la maison de Jupiter, mais qu'il m'a paru que, a la derniere d'une race, cela convenait de demeurer vierge et de se borner a concevoir l'immortel; et comme je n'avais pas la large poitrine des femmes heroiques, mon coeur gonfle pour Hellas l'emplissait toute." Amaryllis, qui pleurait depuis longtemps deja, eclata de sanglots et dechira ses vetements avec des cris qui faisaient mal. Le vieillard et Lucius ne purent retenir leurs larmes. Athene leur dit doucement: --Je vous prie, amis. Puis Amaryllis tremblait d'effroi. Dehors un silence sinistre pesait. On sentait l'attente de toute une ville et comme l'embuscade d'un grand crime. La vierge dit au vieillard, qui seul etait demeure: "Pere, laisse-moi." Il repondit en sanglotant: --Je t'ai connue quand tu etais petite.... Je suis tres vieux, et toi seule m'aime parmi les vivants.... Soudain ils se turent. * * * * * En bas, une marche cadencee retentissait sur les dalles. "Les legions!" cria-t-il. Et tous deux se sentirent une immense joie, et cependant quelque chose comme une deception de martyrs. C'etaient les Barbares a la solde de l'Empire, casques d'airain et leurs epees sonnant a chaque pas. Honte! ils protegent la ville seule! ils sacrifient le Serapis aux fanatiques qui accourent, farouches sous leurs peaux de betes, avec des piques. * * * * * Elle repeta: "Pere, laisse-moi, car il n'est pas convenable qu'une femme meure devant un homme." Il cessa de pleurer, et relevant la tete: --Linus fut dechire par des chiens enrages, mais Orphee enchantait les betes feroces. Le dernier de leurs pieux disciples s'enorgueillit de tenter un destin semblable. La jeune fille n'essaya pas de le retenir. Peut-etre convenait-il que des vers fussent declames devant la mort de la petite-fille de Platon et d'Homere. * * * * * De la terrasse, elle vit le doux vieillard s'avancer vers la populace. A peine il ouvrait la bouche qu'une pierre lui fendit le front, ou chante le genie des poetes. Et la vierge immaculee dedaigna d'en voir davantage. De ce peuple vautre dans la bestialite, elle haussa son regard jusqu'au ciel et jusqu'au divin Helios, qu'environne l'ether immense ou se meuvent, sur le rhythme des astres, les ames les plus nobles. On entendait le bruit des poutres contre les portes vermoulues, et des voix hurlant la mort. * * * * * Comme une pretresse, avec une lente serenite, dans un jour solennel, accomplit selon les rites anciens les prescriptions sacrees, ainsi Athene se tourna vers la lointaine, vers la pieuse patrie d'Hellas: --Adieu, disait-elle, o ma mere! o la mere de mes aieux! Athenes qui n'es plus qu'une ruine harmonieuse, pres de depouiller l'existence, je te salue de ma derniere invocation! "Tu m'adoucis ma jeunesse, tu m'instituas un refuge dans ta gloire contre les choses viles, contre la mediocrite et la souffrance, et s'il n'avait tenu qu'a toi, j'eusse connu la douceur du sourire. "Tu deposas en moi tes plus nobles pensees et tes rhythmes les plus harmonieux, et tu ne craignis point que ma faiblesse, de femme et de vierge, alanguit ton genie. Et maintenant, mere, puisqu'il te plait de me delivrer, enseigne-moi l'antique secret de mourir avec simplicite." * * * * * Puis s'adressant aux statues d'Homere et de Platon: --Un jour, dit-elle, que je revais a vos cotes, j'appris de mon coeur qu'une belle pensee est preferable meme a une belle action. Et pourtant je dois me contenter de bien mourir. Le corps est beau, mais il vaut mieux qu'il souffre que l'esprit; et m'exiler de vous ne serait-ce pas chagriner a jamais mon ame? "Ma mort toutefois n'offensera point votre serenite, et mon sang pali lavera les parvis de votre demeure." * * * * * Elle se pencha encore vers les cours interieures. Ca et la, des pigeons y sautillaient de grains en grains. Reveuse, elle demeura un instant a regarder les plantes, les betes, la vie qu'elle avait toujours dedaignee, et cette derniere seconde lui parut delicieuse. * * * * * Cependant elle couvrit son noble visage d'un long voile, puis elle apparut aux regards de la foule sur les hauts escaliers. Le flot d'abord s'entrouvrit devant elle, car sa demarche etait d'une deesse, et nul ne voyait ses levres palies. Mais ses forces faillirent a son courage, elle s'evanouit sur les dalles.--Alors, comme les machoires d'une bete fauve, la foule se referma, et les membres de la vierge furent disperses, tandis que, impassibles sous leurs casques et sous leurs aigles, les Barbares ricanaient de cet assassinat, eclaboussant la majeste de l'empire et le linceul du monde antique. * * * * * Au soir, tandis qu'Alexandrie ayant trahi les siecles anciens se tordait dans l'epouvante et le delire avec les cris d'une agonisante et d'une femme qui enfante, Amaryllis et Lucius rechercherent les restes divins de la vierge du Serapis. * * * * * Ainsi mourut pour ses illusions, sous l'oeil des Barbares, par le baton des fanatiques, la derniere des Hellenes; et seuls, une courtisane et un debauche frivole, honorerent ses derniers instants. Mais que t'importe, o vierge immortelle, ces defaillances passageres des hommes! ton destin melancolique et ta piete traverserent les siecles douloureux, et les petits-fils de ceux-la qui ricanaient a ton martyre s'agenouillent devant ton apotheose, et, rougissant de leurs peres, ils te demandent d'oublier les choses irreparables, car cette obscure inquietude, qui jadis excita les aieux contre ta serenite, force aujourd'hui les plus nobles a s'enfermer dans leur tour d'ivoire, ou ils interrogent avec amour ta vie et ton enseignement; et ce fut un grand bonheur, pour un des jeunes hommes de cette epoque, que ces quelques jours passes a tes genoux, dans l'enthousiasme qui te baigne et qui seul eut pu rendre ces pages dignes de ton heroique legende. * * * * * LIVRE II A PARIS A Henry de Verneville. * * * * * CHAPITRE QUATRIEME * * * * * CONCORDANCE _Quelques mois avant d'etre majeur, il quitta sa province pour terminer de niaises etudes, probablement son droit, a Paris. Il y vecut la vie des conversations interminables qui est toute l'existence d'un etudiant francais un peu intelligent._ _Il frequenta habituellement:_ _1 deg. Des cafes ou se retrouvaient des jeunes gens ambitieux ou artistes;_ _2 deg. Quelques cabinets de travail de litterateurs connus;_ _3 deg. La Bibliotheque Nationale, l'Ecole des hautes etudes, des concerts le dimanche, des musees._ _Dans cette vie ou il se dispersait, il apportait en somme assez de clairvoyance. A Paris, il ne trouva pas ces hommes d'exception qu'il imaginait et a cause desquels il s'etait meprise pendant des annees. Quant a l'aimable plaisir qu'on y rencontre a chaque heurt de rue ou de conversation, il estimait qu'il en faudrait davantage pour que cela suffit._ * * * * * PARIS A VINGT ANS En ces reves (chapitre III), l'adolescent parait de noms pompeux ses premieres sensibilites. Durant trente jours et davantage, il gonfla son ame jusqu'a l'heroisme. De sa tour d'ivoire,--comme Athene, du Serapis --son imagination voyait la vie grouillante de fanatiques grossiers. Il s'instituait victime de mille bourreaux, pour la joie de les mepriser. Et cet enfant isole, vaniteux et meurtri, vecut son reve d'une telle energie que sa souffrance egalait son orgueil. Solitaires promenades jusqu'a l'aube dans l'ombre de Notre-Dame! C'etait une philosophie abandonnee qu'il venait la pieusement servir. Que lui importait alors une vaine architecture! Ces pierres, si ingenieux qu'il en sut l'agencement, ne paraissaient a son esprit que le manteau d'un Dieu. Sa devotion, soulevant ce linceul qu'elle eut juge grossier de trop admirer, frissonnait chaque soir d'y trouver l'enthousiasme. Quartier dechu! ruelles decriees, qui ombragerent la chretiente d'incomparables metaphysiques! sa fievre vous parcourait, insatiable de vos inspirations, et ses pieds a marcher sur tant de souvenirs ne sentaient plus leurs meurtrissures. Soirees glorieuses et douces! Son cerveau gorge de jeunesse dedaignait de preciser sa vision; ainsi son genie lui parut infini, et il s'enivrait d'etre tel. * * * * * La reaction fut violente. A ces delices succeda la secheresse. Tant de nobles aspirations aneanties lui parurent soudain convenues et froides. Et son cerveau anemie, ses nerfs surmenes s'affolerent pour evoquer immediatement, dans cet horizon pietine comme un manege, quelque sentier ou fleurit une ferveur nouvelle. Il avait horreur de la monotone solitude de ses meditations, comme d'une debauche quand notre tete et les bougies vacillent au vent de l'aube. Une fraiche caresse et de distrayantes niaiseries l'eussent repose. Mais son amie, enfoncee dans la brume finale du chapitre II, n'avait pas reparu. Aussi, las et desespere de ne s'etre plus rien de neuf, il detesta de vivre, parce qu'il ne savait pas de facon precise se construire un univers permanent. Toute la journee, il somnolait d'un vague a l'estomac; il fumait sans plaisir et baillait. Il visita des gens et leurs conversations poisseuses l'ecoeurerent. * * * * * Or un jour, dans une fete, au soleil sec, ou Paris s'epanouissait dont le parfum enfievre un peu et dissipe les songes pleureurs, parmi des marbres d'art, des corbeilles colorees et un tumulte poli, il la rencontra, elle, la jeune femme, jadis son amie. De ses sourires et de ses cils elle guidait une troupe de jeunes gens charmes. Elle avait mis a sa libre allure de jeune fille le masque frivole d'une mondaine, et ennuage son corps souple du fouillis des choses a la mode. Toujours delicieuse, il la reconnut, elle dont il ne put definir le sourire ni les yeux pleins de bonte, et qui, couronnee de fleurs, reconfortait les premieres melancolies dont il soupira,--elle dont il souffrit d'amour,--elle encore qui fut Amaryllis, parfumee et pres de qui l'on se plait a gaspiller le temps, la sensualite et la metaphysique. Il lui sembla qu'une partie de soi-meme, depuis longtemps fermee, se rouvrait en lui. De suite s'agrandit sa vision de l'univers. * * * * * Fontaine de vie, figure mysterieuse de petit animal nubile, et dont un geste, un sourire, un profil parfois mettent sur la voie d'une emotion feconde. Lueur qui nous apparait aux heures rares d'echauffement, et qui revet une forme harmonieuse au decor du moment, pour offrir a notre ame, chercheuse de dieux, comme un resume intense de tous nos troubles.--Son desir a nouveau se cristallisait devant lui. Sous les feuillages, parmi la foule qui s'ecarte et admire, elle papote, capricieuse et reine, tandis que les attitudes rares, les vocalises convenues et ironiques, les gestes qui s'inclinent, tout l'appareil de son entourage, irritent notre adolescent qui envie. Mais elle le regarde avec une gravite subite, avec des yeux plus beaux que jamais. Et il aspire a dominer le monde pour mepriser tout et tous, et que son mepris soit evident. Cependant aupres de lui, ses camarades, des buveurs de biere, discourent d'une voix assuree ou sonnent a chaque phrase des mots d'argent, tandis que le garcon, balance sur un pied et qui serre contre son coeur une serviette, approuve.--Mais pourquoi indiquerais-je les certitudes grossieres qu'ils affichent sur l'amour! Leur faconde, leurs prouesses et leurs rires ne sont pas plus choquants que le fait seul qu'ils existent. Sur son coeur un instant echauffe, du ciel las, la pluie tombe fine. Le soleil, sa joie, toute la fete se terminent. La jeune femme serre la main de ses amis, avec un geste sec et bien gai; elle se prete gracieusement au baiser d'un personnage age et considerable, --a qui elle chuchote quelques mots, en designant le jeune homme. Puis le coupe, glaces relevees, s'eloigne; et s'efface sous la pluie le cocher, rapide et dedaigneux. * * * * * Le vieillard demeure seul. Il semble l'ombre decoupee sur la vie par cette voluptueuse image de jeune fille; il est l'apparence, la forme de l'ame furtive qu'elle signifie. Ses levres, trop mobiles et deconcertantes, sont pareilles au rire leger de cette mondaine creature; et, comme elle nous enchante par les ondulations de sa taille pliante, il nous conquiert tous par l'approbation perpetuelle de sa tete qui s'incline. C'est M. X.... M. X..., causeur divin, maitre qui institua des doubles a toutes les certitudes, et dont le contact exquis amollit les plus rudes sectaires. Ses paupieres sont alourdies, car sur elles repose la vierge fantaisie. Mais le jeune homme, parce qu'il aimait, sut voir les prunelles bleues du sophiste reveur. Il l'aborda sans hesiter; il lui dit son inquietude, qu'une bourrique pessimiste et un theoricien ne surent apaiser, ses amours anemiques, ses reves et ses pietinements. Il le pria de lui indiquer le but de la vie, en peu de mots, dans ce decor d'une fete de Paris. * * * * * Le philosophe voulut bien sourire et le comprendre tout d'abord. * * * * * "Je pense que nous pourrons vous tirer de peine, mon ami, et vous procurer le bonheur puisque, en vos successives incertitudes, vous respectates la division des genres. Vous connutes l'amour, et hier encore vous frissonniez des plus nobles enthousiasmes. De telles experiences bien conduites sont precieuses.... Vous avez sans doute vingt-un ans?" Il sourit et se frotta les mains. * * * * * "S'il vous plait, reprit-il, goutons quelque absinthe. Voila des annees que je celebre les jouissances faciles sans les connaitre. A mon age, imaginer ne suffit plus; de petits faits, de menues experiences me ravissent." Et battant son absinthe avec une delicieuse gaucherie, l'illustre vieillard se complut encore a quelques compliments ingenieux, tandis qu'a chaque gorgee leur soir se teintait de confiance. * * * * * "Mon jeune ami, permettez que je retouche legerement votre univers. Il est assez du gout recent le meilleur, je voudrais seulement le preciser ca et la. "Vos maitres, leurs livres et leurs pensees diffuses vous firent une excellente vision, un monde d'ou est absente l'idee du devoir (l'effort, le devouement), sinon comme volupte raffinee; c'est un verger ou vous n'avez qu'a vous satisfaire, ingenument, par mille gymnastiques (je vous suppose quelques rentes et de la sante). "Et pourtant vous vous plaignez! Certes, tant du tendresse, dont vous me disiez les soupirs, n'assouvit pas votre coeur, et vos bras sont rompus pour avoir hausse dessus les barbares un reve heroique. Mais quoi! faut-il, a cause de ces lendemains desabuses, que votre coeur mefiant oublie des instants delicieux? Une femme ne fit-elle pas votre poitrine pleine de charmes? Le spectacle de la vertu pietinee par la plebe ne vous a-t-il pas monte jusqu'a l'enthousiasme?--Siecle lourdaud! Logique detestable! Ils disent: "Ni la femme, ni la vertu, que nous engendrons dans la joie, n'ont de lendemain." Qu'importe! Une ame vraiment amoureuse ou heroique bondit a de nouvelles entreprises. C'est a vous-meme qu'il faut vous attacher et non aux imparfaites images de votre ame: femmes, vertus, sciences, que vous projetez sur le monde. "Les petits enfants, entre deux travaux de leur age, jouent au voleur; ils goutent avec intensite les plaisirs de l'astuce, de l'independance et du peche, entre quatre murs, de telle a telle heure. Ainsi faites, et creez-vous mille univers. Que votre pensee vous soit une atmosphere aimable et changeant a l'infini. Lord Beaconsfield, qu'il nous faut honorer, ecrit: "S'il chercha un refuge dans le suicide, ce fut, comme tant d'autres, parce qu'il n'avait pas assez d'imagination." Sutes-vous jouer de l'amour; en tresser des guirlandes a votre vie et a votre reve? Je vous vis a l'ecart, froisse...." Le jeune homme frissonna sous ce dernier contact trop intime, et le vieillard qui s'en apercut fit obliquer son discours: * * * * * "Helas! je negligeai moi-meme les mimiques d'amour. Je serai plus competent a vous decrire un autre synonyme du bonheur, c'est la recherche de la notoriete que je veux dire: reputation, gloire, toute publicite suivie d'avantages flatteurs. Des hommes murs, et des jeunes meme, s'y complurent, que l'amour n'avait su retenir. Sans doute, a tendre la main derriere ces instants aimables que je veux vous indiquer, vous ne trouverez rien de plus qu'apres le baiser de votre amie ou l'enivrement de votre vertu, mais, pour creer cette troisieme illusion, les methodes sont tres amusantes. "Jeune, infiniment sensible et parfois peut-etre humilie, vous etes pret pour l'ambition. Permettez que je vous trace un itineraire sur, que je vous signale les tournants pittoresques, que je vous tende la gourde et le manteau, a cause des desillusions et du soir ou, lasse, on baille dans l'auberge solitaire.--Donc qu'un garcon me verse et l'absinthe et la gomme, puis parlons librement et sans crainte de commettre des solecismes, comme faisaient jadis deux cuistres, discutant de la grammaire en cabinet particulier. * * * * * "Et d'abord instituez-vous une specialite et un but. "Si votre esprit timide ne sait pas, des sa majorite, embrasser toute une carriere, qu'il jalonne du moins l'avenir, comme le sage coupe sa vie de legers repas, d'epaisses fumeries et de nocturnes abandons ou l'amitie, l'amour et soi-meme lui sourient. C'est d'etape en etape que votre jeune audace s'enhardira. "Denombrez avec scrupule vos forces: votre sante, votre exterieur, vos relations. Craignez de vous dissimuler vos tares: votre secheresse rarement surchauffee, vos flaneries et cette delicatesse qui pourra vous nuire. "Ayant dresse ce que vous etes et ce qu'il vous faut devenir, vous possederez la formule precise de votre conduite. A la rectifier, chaque jour consacrez quelques minutes, dans votre voiture si lente et qui vous enerve, dans l'embrasure des fenetres mondaines, tandis que passent les valseurs. "Mais gardez de laisser cet agenda sur l'oreiller d'une amie qui s'etonne et admire, ou dans le verre d'un camarade qui s'ecrie: "Moi aussi...." "Que desormais chacun _decouvre_, et a votre attitude seule, combien vous etes ne pour ce but meme que secretement vous vous fixez. Vos frequentations, la coupe de vos vetements contribueront a creer l'opinion. Soignez vos manies, vos partis pris et vos ridicules; c'est l'appareil ou se trahit un specialiste. De la sera deduit votre caractere. Je glisse sur le detail, mais que d'exemples, instructifs et charmants, a tirer de la vie parisienne: si cela n'etait impudent. * * * * * "Votre attitude composee, reste, pour realiser votre formule, a vous faire aider. "Par qui? "Les jeunes gens vous choqueront, car personnels et bruyants. Comment d'ailleurs les trier? parmi eux des enfants dominateurs petaradent et disparaitront bientot. Puis vos interets et les leurs, identiques, se contrecarrent. Voyez-les le moins possible, et surtout ecartez toute familiarite. "Des personnes agees vous seront une meilleure ressource: du premier jour leur amitie vous recommandera. La suite ne vous vaudra rien de plus, sinon des besognes peut-etre et gratuites. Comment, retires sur les sommets de la vie, aideraient-ils a ces petites combinaisons dont ils sourient? ils ont oublie leurs efforts!--Plus qu'aucun toutefois, leur commerce vous donnera de l'agrement. La vie, si bouffonne, enseigne ces hautes intelligences a jouir de la notoriete avec ce detachement que je vous preche des votre depart. Enfin, ayant un noble esprit, ils y joignent le plus souvent des moeurs douces. Mais le vieillard, songez-y, tres egoiste, ne veut pas qu'on se relache. "L'excellente societe pour vos projets, c'est vos aines immediats; j'entends qu'ils ont trente a trente-cinq ans et vous vingt-trois. Pour activer leur succes ils tiennent entre les mains beaucoup de fils; ils ont un pied encore dans les chemins ou vous entrez, ils s'inquietent de qui les talonne, ils cherchent qui les appuie. Ils sont encore flattes d'obliger. * * * * * "Pour user des personnes agees et de ceux-ci, faites-vous agreable, plaisez. Gardez de pretendre a quelque superiorite; le merite ne suffit pas a conquerir les plus honnetes. Ayez souci d'approuver et non qu'on vous applaudisse. Il est humiliant de flatter, mais dans l'ame la plus vulgaire vous trouverez, je vous assure, quelque merite reel a mettre en relief. Quete amusante, d'ailleurs, ou il ne faut qu'un peu d'ingeniosite. Tenez encore pour certain que vos affaires ne poignent pas plus les autres que les leurs ne vous font, et que, si vous bornez votre role a ecouter chacun en tete a tete et a le reveler a soi-meme, on vous goutera infiniment. "A la faveur de cette inclination (et non plus tot, car celui qui pretend nous obliger des le premier jour souvent nous blesse et toujours se deprecie), apparaissez utile. A aider autrui, bien que le tarif des voitures soit assez eleve a Paris, nul jamais ne se nuit. Pour la jalousie, etouffez-la minutieusement en vous, parce qu'elle torture et qu'elle nait de cette conviction, bonne pour des niais ou des indigents, qu'il est au monde quelque chose d'important. * * * * * "J'ajouterai et j'y appuie; Ne t'arrete jamais a mi-chemin dans ce jeu d'ambition. Realise ou parais realiser ta formule entiere; acquiers toute la gloire que tu t'es ouvertement proposee. Ceci est une necessite: il ne s'agit plus seulement de te rejouir, en un coin de toi-meme, de tes contenances savantes; il s'agit d'etre ou de ne pas etre battu quand tu seras vieux. * * * * * "Pour moi, jeune homme,--il vida son verre et prit sa voix grave,--a cause qu'etant jeune j'eus des besoins d'expansion sur l'exegese et la morale, je me vis contraint de pousser jusqu'a cette notoriete considerable ou l'on m'honore. Je ne songeais guere a rire. J'avais des mon depart avoue des buts trop hauts. Il me fallut y atteindre ou qu'on me batonnat. Aujourd'hui, ayant satisfait a ma formule, je salue et j'aime qui je veux, je souris et je m'attriste a mon plaisir; tout le monde, et meme des personnes convenables, raffolent de mes petits mouvements de tete, de mon grand mouchoir et des ironies, ou j'excelle. Je dine tous les soirs en ville avec des dames decolletees, un peu grasses comme je les prefere, qui m'entreprennent sur la divinite, et avec des messieurs qui rient tout le temps par politesse. Voila quelle belle chose est la notoriete! Ah, jeune homme! soyons optimistes!" * * * * * Le venerable M. X... se prit a rire un peu lourdement, puis se leva et sur le talon, malgre sa corpulence, pirouetta: ce fut presque une gambade. Ensuite, excusez-moi, il porta les mains a son coeur, en ouvrant brusquement la bouche, comme un homme incommode qui va vomir. D'un trait pourtant il vida son verre. Et, apres un silence: "Oui, reprit-il, c'est le paradis, cette nouvelle vision de la vie: les hommes convaincus qu'on se cree ses desirs, ses incertitudes et son horizon, et acquerant chaque jour un doigte plus exquis a vouloir des choses plus harmonieuses.--Helas! il y aura toujours la maladie.--Oh! je suis bien souffrant (et il appuyait son front dans sa main, son coude sur la table). C'est toujours l'exteriorite qui nous oppresse. Mais vivons en dedans. Soyons idealistes.... (Il s'essuyait le visage.) A l'alcool qui n'est decidement qu'une vertu vulgaire, preferez la gloire, jeune homme.... (Il s'eventait avec le _Figaro_.) Elle te permettra tout au moins, sur le tard, de donner des conseils, de te raconter, d'etre affectueux et simple, car le grand idealiste se plait a tresser chaque soir une parure de heros pour sa patrie.--Mais buvons a ceux qui nous succederont et qui, soit dit sans te rabaisser, produiront des problemes d'une complexite autrement coquette que tes melancolies, s'ils ajoutent au vieux fonds de la nature humaine la curiosite et la science de tous ces jeux que nous entrevoyons." (Et le vieillard un peu chancelant se leva.) Mais j'abrege ce penible incident. Le jeune homme, naif, inculte ou pique? ne sut comprendre l'agrement de cette philosophie, et pousse, je suppose, par un respect, peut-etre hereditaire, pour l'imperatif categorique, il passa tout d'un trait les bornes memes du pyrrhonisme qu'on lui enseignait: jusqu'a soudain administrer a ce vieillard complique une volee de coups de canne. Celui-ci s'affligea bruyamment, mais lui triomphait disant: "Eh bien! grattez l'ironiste, vous trouvez l'elegiaque." Meme il eut replique par les choses de la morale et de la metaphysique aux arguments de M. X... si les garcons et le maitre d'hotel ne les avaient pousses dehors. Et le peuple ricanait. * * * * * De ce jardin, veritable printemps de Paris, elegant et sec et plein de malaise, le jeune homme sortit fort enerve. Il elevait jusqu'a la haine de tout son mecontentement intime. Ardeur etrange et dont je le blame, il eut volontiers consenti a la dynamite, car sa confiance dans ce qu'il desirait s'ecroulait, et au meme instant il revoyait toutes les deceptions et humiliations deja amassees. Apres s'etre ainsi meurtri, s'inquietant d'avoir battu le glorieux vieillard qui fait partout autorite, il cherchait une justification raisonnable a cet exces injurieux de sensibilite. Et il disait: "Si la gloire (academie, tribune francaise, notoriete, Panama) n'est que cette combinaison qu'il m'indiqua, pourquoi la respecterais-je? "S'il mentait, je fis bien de le chatier, car il salissait un des premiers mobiles de la vertu humaine. "Enfin s'il n'etait qu'ivre, joueur de flute ou corybante, je ne l'endommageai guere, car les os de l'ivrogne sont elastiques, nous enseigne la science, qui est une belle chose aussi." * * * * * C'est ainsi que, tout a la fois trop grossier et trop sensible, il s'eloigna de cette prairie, la plus riante qu'ouvre ce siecle aux viveurs delicats.--En vain crut-il entendre la jeune fille qui soupirait derriere lui, c'etait la plainte des lampes electriques se devorant dans le soir, entre Paris et les etoiles. * * * * * CHAPITRE CINQUIEME * * * * * CONCORDANCE _Quand saint Georges a sauve la vierge de Beryte et qu'il est pres de l'epouser, Carpaccio a bien soin de la faire plus belle que dans les tableaux precedents.--Tout au contraire, la sentimentale, dont nous peignons les aventures, devient decidement peu seduisante dans ce chapitre et sous ce ciel de Paris, ou il semble qu'elle eut pu s'accorder pleinement avec Lui._ _Aussi Carpaccio, nous disent les historiens, fut pleure de ses concitoyens, et il jouit dans le ciel de la beatitude eternelle.--Mais ici Lui s'agite; et le desaccord s'accentue entre ses gouts mal definis et les conditions de la vie._ * * * * * _L'imperfection des plus distingues, la niaiserie de quelques notoires, le tapage d'un grand nombre lui donnaient l'horreur de tous les specialistes et la conviction que, s'il faut parfois se resigner a paraitre fonctionnaire, commercant, soldat, artiste ou savant, il convient de n'oublier jamais que ce sont la de tristes infirmites, et que seules deux choses importent: 1 deg. se developper soi-meme pour soi-meme; 2 deg. etre bien eleve. Principes auxquels il pretait une excessive importance._ * * * * * DANDYSME Et sa poitrine attenuee ne m'est plus qu'une poitrine maigre. Son cigare rougeoya soudain avec ce petit crepitement dont le souvenir desespere le dyspeptique a jamais prive de tabac; une fumee se fondit vers le ciel: la couronne blanc cendre apparut. Il esperait dans son fauteuil etre tranquille et ne penser a rien, seulement, avant son troisieme cigare, se distraire a feuilleter l'_Indicateur Chaix_. * * * * * --Ah! dit-il en rougissant un peu de depit. Elle s'etait posee sur le bras d'un fauteuil, et, sans oter son chapeau, deja developpait ce theme: J'ai des ennuis d'argent. Il fut excessivement choque de l'impudeur de ce propos; puis, resigne a revenir encore sur le passe, il parla, naturellement avec melancolie: --Votre parole, modeste jadis, m'etait douce, madame; vous etes nee le meme jour que moi; vous me permettiez de regarder dans votre coeur, comme au miroir qui conseillait ma vie. Nous etions deux enfants amis.... Faut-il qu'aujourd'hui tes besoins vulgaires m'attristent?... Mais elle l'interrompit, lui passant lestement sa main sur la figure.... --Des phrases pareilles, mon ami, sont encore le vocabulaire de l'amour sentimental; ce n'est pas ce bonheur-la que je sollicite aujourd'hui. Mon epicier, mon tailleur, mon cocher et tous fournisseurs ne me veulent parler que d'argent. C'est un vilain mot et seul tu saurais l'ennoblir. Avec cette grace degagee qui subjuguait les coeurs, elle lui tendit du papier timbre. Il le refusa gravement. Elle eut un mouvement de violente impatience. --L'argent! dit-elle. Que ce mot dechire enfin le voile use de ton univers. Par l'argent, imagines-tu combien je serais belle? Lui seul peut me parer de la supreme elegance, de cette bienveillance qui sied aux jeunes femmes, de ces sourires hospitaliers, de cet art delicat qui est de flatter presque sincerement, de tous ces charmes enfin qui flottent impalpables dans tes desirs. Ils sont en toi qui aspirent a etre, qui te troublent, et que tu ignores. Combien d'images tremblantes sous tes soupirs, dont le sens se derobera toujours a ta jeunesse, isolee dans son altiere indigence, si la fortune ne me permet de les consolider!... De l'argent! Et ces bonheurs obscurs et magnifiques, je les deroulerai nettement sur ton horizon, comme si mon doigt, pose sur ta sensibilite, en avait trouve le secret. C'est alors qu'intimide par le cortege de ma beaute, domine par ma seduction hautaine et qui pose le desir dans la prunelle de tous, tu ne te lasseras point de chercher ma bouche. Elle remuait de menues anecdotes pour lui prouver quelle importance lui-meme, dans sa mediocrite, il pretait a la fortune. Elle disait: --Celui-ci te manqua gravement; tu le sus petit, jaunatre et qu'il mangeait au Bouillon Duval; des lors ton mecontement se dissipa.--Une belle fille, qu'un soir tu allais aimer, t'inspira de la repulsion, quand tu compris que reellement sa bouche avait faim.--Tu supportes, ton ame en frissonne, mais tu supportes (meme ne les recherches-tu pas?) les rudes familiarites d'un homme gras, bruyant et vulgaire, parce que considerable et secretaire d'Etat. Il n'aimait guere qu'on brusquat les convenances. Il rougit qu'elle lui jetat des opinions personnelles aussi crues. Mais, selon sa coutume, agrandissant son deplaisir par des considerations philosophiques, il repondit avec gravite: --Cela me choque beaucoup, mon amie, que tu aies des certitudes. Je n'approuve ni ne blame l'independance de tes observations; je regrette simplement que tu troubles mon hygiene spirituelle, car la mathematique des banquiers m'importune. Elle, alors, s'emouvant et d'une douleur contagieuse: --Je vois bien que tu ne veux plus m'aimer sous aucune forme, et pourtant, petite fille, je te consolais a l'aurore de ta vie, au fosse de ton premier chagrin. Te souviens-tu qu'ensuite je te fis presque aimer l'amour? C'est encore sous mon reflet que tu devidas les sentiments choisis, quand tu me nommais Athene ou Amaryllis, a cause de tes lectures! --Ah!--dit-il en frissonnant, ramene par cette douceur a une vision de l'univers plus banale et coutumiere,--je ne suis qu'un attache de seconde classe aux Affaires etrangeres, et les restaurants sont fort dispendieux.... Ainsi, je dois aimer le beau et tous les dieux, sans chercher a les placer dans la poitrine fraiche des femmes. --Mais sais-tu ce que tu negliges? Il craignit qu'elle ne recommencat la scene du chapitre II, et qu'elle se devetit. Elle ouvrit simplement la fenetre tout au large: * * * * * De ce cinquieme d'un numero impair du boulevard Haussmann s'etendaient a l'infini les vagues de Paris, sombres, ou sont enfouis les tapis de jeux eclatants, taches d'or;--les nappes, les bougies, les fruits enormes et delicats, dans les restaurants ou l'on rit avec le malaise de desirer;--les abandons, ou la femme est jeune, dans les hotels de tapisserie, de soie et silencieux;--les immenses bibliotheques, ou s'alignent a perte de vue ces choses, si belles et qui font trembler de joie, cinq cent mille volumes bien catalogues;--les musiques qui nous modelent l'ame et nous font le plaisir de tout sentir, depuis les heroismes jusqu'aux emotions les plus viles, tandis qu'immobiles nous sommes convenables dans notre cravate blanche;--les salons tiedes et fleuris, ou, a cinq heures, nous causons finement avec trois dames et un monsieur, qui sourient et se regardent et nous admirent, tandis qu'avec aisance nous buvons une tasse de the, et que, sans crainte, nous allongeons la jambe, ayant des chaussettes de soie tres soignees;--puis des rues plates et solitaires et seches, ou des voitures rapides nous emportent vers des affaires, dont il est amusant de debrouiller, avec une petite fievre, la complexite. Rumeur troublante sous ce ciel profond! vie facile! La enfin, il se dessaisirait de s'epier sans treve; et toutefois, frequentant mille societes differentes, il ne connaitrait personne en quelque sorte; il serait pour tous egalement aimable, et aucun ne le meurtrirait. * * * * * Son coeur se gonflait d'envie et d'une enivrante melancolie, mais soudain il songea qu'il pensait a peu pres comme les jeunes gens de brasserie et autres Rastignacs. Et un flot d'acrete le penetra. "Desormais, dit-il, je ne prendrai plus en grace les prieres, les sourires et autres lieux communs. Je n'y trouvai jamais que des visions vulgaires." Et (toujours accoude devant Paris) sa pensee se mit a courir sans relache hors de cette immense plaine ou campent les Barbares. * * * * * Alors il se trouva penche sur son propre univers, et il vaguait parmi ses pensees indecises. Il se rappelait qu'a la petite fenetre d'Ostie qui donnait sur le jardin et sur les vagues (ce fut une des heures les plus touchantes de l'esprit humain que ce soir de la triste plage italienne), Augustin et Monique, sa mere, qui mourut des fievres cinq jours apres, s'entretinrent de ce que sera la vie bienheureuse, la vie que l'oeil n'a point vue, que l'oreille n'a pas entendue, et que le coeur de l'homme ne concoit pas. Avec une intensite aigue, il entrevit qu'il n'avait, lui, rien a chercher, et que, seul, le vide de sa pensee, sans treve lui battait dans la tete. * * * * * --Mais, lui dit-elle, reapparaissant comme une idee obsedante qui traverse nos meditations, ne t'ai-je pas envoye M. X...? Ses opinions sont la formule exacte de ce que conseille mon sourire obscur; il est le dictionnaire du langage que tiennent mes gestes a l'univers. Puisque tu naquis ailleurs, il devait te preparer a ma venue, le commenter le nouveau reve de la vie, qui, par moi, doit naitre en toi. * * * * * Le jeune homme, la fenetre fermee, s'assit, baissa un peu l'abat-jour car la lumiere blessait ses yeux, puis il s'expliqua posement. --Veuillez, madame, m'ecouter. M. X..., dont je ne conteste ni les seductions, ni la logique delicieuse, m'installait dans un univers a l'usage des fils de banquiers. Il bornait mon horizon a ces apparences que, pour la facilite des relations mondaines ou commerciales, tous les Parisiens admettent, et dont les journaux a quinze centimes nous tracent chaque matin la geographie. Cette conception de l'existence, qui n'est en somme que l'hypothese la plus repandue, c'est-a-dire la plus accessible a toutes les intelligences, il me condamnait a la tenir pour la regle certaine et m'engageait a n'y pas croire a part moi. "Limite exactement ton ame a des idees, des sentiments, des espoirs fixes par le suffrage universel, me disait-il, mais quand tu es seul ne te prive pas d'en rire." Puis dans ce monde ainsi regle il me chercha un but de vie. Comme il avait surpris, parmi tant de susceptibilites qui s'inquietent en moi, un desir d'etre different et independant, il me proposa la domination. Grossiere psychologie! J'eus tort de m'emporter. Ce role qu'il me proposait, si deplaisant, etait du moins compose par un homme de gout. Plus apaise, je reconnais qu'avec de bien legeres retouches le palais qu'il offrait a mes reves me paraitrait assez coquet,--si l'horizon, helas! n'en etait irremediablement vulgaire. "La gloire ou notoriete flatteuse est uniquement, me disait-il, une certaine opinion que les autres prennent de nous, sous pretexte que nous sommes riches, artistes, vertueux, savants, etc."--Pour moi, j'entrevois la possibilite de modifier la cote des valeurs humaines et d'exalter par-dessus toutes un pouvoir sans nom, vraiment fait de rien du tout. Ainsi la gloire toute rajeunie deviendrait peu fatigante. C'est une rude chose, en effet, que de se faire tenir pour specialiste, a la mode d'aujourd'hui! Le soir, devisant avec un ami sur le mail en province, ou s'exaltant vers minuit dans la tabagie solitaire de Montmartre, la complexite des intrigues, les etapes d'ou l'on voit chaque semaine le chemin parcouru s'allonger, les journees decisives, les victoires, les echecs meme, tout cela parait gai, ennobli de fievre et d'imprevu; mais, en fait, il faut diner avec des imbeciles; on prend des rendez-vous par milliers pour ne rien dire; on entretient ses relations! On epie toujours le facteur; on s'amasse un passe ecoeurant, et le present ne change jamais. Et je t'en parle sciemment; pendant trois mois j'ai connu l'ambition, j'ai demande des lettres pour celui-ci et pour celle-la, et l'on me vit, qui meditais dans des antichambres les romans de Balzac avec la vie de Napoleon. O gloire! voila les epreuves par ou l'on t'approche, maintenant que tu ne t'abandonnes qu'au vainqueur heureux t'apportant fortune, science ou quelque talent! Quel repos n'aurai-je pas donne a tes amants, si je leur enseigne a te conquerir _avec rien du tout!_ * * * * * RECETTE POUR SE FAIRE AVEC RIEN DE LA NOTORIETE Il vous faut d'abord une opinion pleinement avantageuse de vous-meme: Prenez donc une idee exacte; joignez-y un releve des qualites qu'il leur faut, plus la liste des adresses ou l'on se procure ces qualites, avec le temps et l'argent qu'elles coutent; agitez le tout avec vos pensees, vos sentiments familiers; laissez reposer,--votre opinion est faite. N'y touchez pas. Elle vous penetre lentement, elle depose dans votre ame la conviction qu'il n'est rien de merveilleux dans les plus belles reussites du monde, et qu'ainsi vous atteindriez ou il vous plairait. Des lors les hommes vous paraissent des agites, qui tatonnent dans une obscurite ou tout vous est net et lumineux. Peu a peu cette fatuite intime exsude; elle adoucit et transforme vos attitudes; comme une vapeur, elle vous baigne d'une atmosphere speciale; cette confiance superbe que vous respirez subjugue, des l'abord, les timides et les incertains. Les forts se cabrent, puis affectent de vous ignorer, puis vous contestent; mais des enterrements les font monter au grade qui vous elevent aussi, vous, objet de leurs soucis. Pour mieux accabler leurs emules qui les pressent, ils imaginent de vous attirer; ils respectent, admettent, consacrent enfin votre fatuite. Vous pensez bien que la foule les suit. Alors si vous avez evite avec soin d'exceller en quoi que ce soit, d'etre raffine de parure et de savoir-vivre, ou simplement d'etre a la mode, si l'on ne peut vous declarer un Brummel, un don Juan, un viveur, non plus qu'un Rothschild, un Lesseps ou un Pasteur, votre superiorite demeure incomparable, puisque, faite de rien, elle n'est limitee par aucune definition. Et vraiment, madame, j'admire assez ce plan de vie, ou m'eut conduit M. X... pour regretter de ne pouvoir m'y plaire. * * * * * Mais je suis tout ensemble un maitre de danse et sa premiere danseuse. Ce pas du dandysme intellectuel, si piquant par l'extreme simplicite des moyens, ne saurait satisfaire pleinement une double vie d'action et de pensee. Tandis qu'applaudirait le public, moi qui bats la mesure et moi la ballerine, n'aurais-je pas honte du signe miserable que j'ecrirais? C'est trop peu de borner son orgueil a l'approbation d'une plebe. Laisse ces Barbares participer les uns des autres. Qu'on le classe vulgaire ou d'elite, chacun, hors moi, n'est que barbare. A vouloir me comprendre, les plus subtils et bienveillants ne peuvent que tatonner, denaturer, ricaner, s'attrister, me deformer enfin, comme de grossiers devastateurs, aupres de la tendresse, des restrictions, de la souplesse, de l'amour enfin que je prodigue a cultiver les delicates nuances de mon Moi. Et c'est a ces Barbares que je cederais le soin de me creer chaque matin, puisque je dependrais de leur opinion quotidienne! Petit philosophe, s'il imagine que cette risible vie m'allait seduire! * * * * * Mon esprit, qui ne s'emeut que pour bannir les visions fausses, se retrouve, apres ces beaux raisonnements steriles, en face du vide. J'ai du moins gagne une lumiere sur moi-meme; j'ai compris que rien n'est plus risible que la forme de ma sensibilite, c'est-a-dire les dialogues ou, toi et moi, nous nous depensons. Respectons dorenavant les adjectifs de la majorite. Nous allions, dans un tel appareil et sur un rhythme si touchant, qu'avec les ames les plus neuves nous paraissions les pastiches des bonshommes de jadis. Descends de ta pendule pour voir l'heure! Ma bien-aimee, jamais je n'oserai relire les quatre chapitres precedents; c'est le plus net resultat de l'education de Paris. J'ignore quel univers me batir, mais je rougis de mon passe melancolique.--Et voila pourquoi, madame, je desire que vous cessiez d'exister, et je retire de dessous vous mon desir, qui vous soutenait sur le neant. * * * * * Ces paroles judicieuses ou vibrait une nuance amere, nouvelle en lui, n'etaient qu'un jargon pedant pour une creature aussi denuee de metaphysique que cette amoureuse. Elle y trouva le temps de reprendre empire sur soi-meme; elle se souvint des convenances. Quand il parlait de dandysme et de s'imposer a la mode, elle approuvait avec un serieux exagere et de petits coups d'oeil sur les grands murs nus; quand il conclut sur le neant de ses recherches, elle trouva un sourire melancolique comme une page de _l'Eau de Jouvence_. * * * * * Puis, quels que fussent ses sentiments interieurs, avec une audace merveilleuse, elle fut gaie et agacante jusqu'a dire, soudain transformee: --Si tu veux, j'ai vingt-trois ans et j'habite le quartier de l'Europe, je te verrai deux fois par semaine. * * * * * Il marchait dans la chambre a grands pas, irresolu, les deux mains enfoncees dans son large pantalon. Avec un joli sourire, un peu embarrasse, presque timide, il repondit. --Oui, je ne dis pas que nous ne nous verrons plus. Envoie-moi ton adresse. Mais faut-il y penser a l'avance, et precisement a l'heure de la journee ou je suis le plus capable d'atteindre a l'enthousiasme et par suite a la verite? La jeune femme se leva; elle estimait que la scene devenait un peu excessive et sa nouvelle nature sentait le petit froid du ridicule. Elle lui rendit son leger sourire de moquerie ou de simplicite pour qu'il l'embrassat. * * * * * Mais lui, avec rapidite, comprenant la situation et qu'il n'avait plus le droit d'etre de Geneve: "Sans doute, dit-il, ce que nous faisons est assez particulier; mais serait-ce la peine d'avoir lu tant de volumes a 7,50 pour aimer comme tout le monde?" * * * * * CHAPITRE SIXIEME * * * * * CONCORDANCE _C'est une souffrance, apres que par la pensee on a embrasse tous les degres du developpement humain, de commencer soi-meme la vie par les plus bas echelons._ _Pendant six mois il fut a son affaire. Il prit des aperitifs avec des publicistes, meme il s'exerca sur trois jeunes gens a manier les hommes. C'est pourquoi des personnes bienveillantes disaient au moment du cigare: "He, voila que ce jeune homme se fait sa place au soleil." Ce que ton nomme encore:_ il se pousse. _Et quoiqu'il n'eut qu'a se louer de tout le monde et de soi-meme, son horreur pour ces contacts etait chaque jour plus nerveuse. Peut-etre aussi se surchargeait-il, etant attache aux Affaires etrangeres, secretaire d'un sous-secretaire d'Etat, avec d'autres broutilles._ * * * * * EXTASE Qu'on me rende mon moi! MICHELET. A cette epoque, pour quelque besogne, une enquete sans doute, il fut a Bicetre. Et dans la verdure d'un parc immense, par une belle matinee de soleil, il vit les fous joyeux et affaires, qu'un professeur, vieux maitre decore, et des jeunes gens serieux et simples interrogeaient discretement et toujours approuvaient. Le jeune homme etait las: fatigue de cette course matinale et humilie de sa besogne pretentieuse. Ce palais de plein air, cette imprevue hospitalite ou, dans un cadre parfait, dans une exquise regularite de confort, ces hommes, _si differents_ cependant, suivaient leur reve et se construisaient des univers, l'emurent. Il les voyait, ces idealistes, se promener en liberte, a l'ecart, fronts serieux, mains derriere le dos, s'arretant parfois pour saisir une impression. Nul ne raillait leur sterile activite, nul ne les faisait rougir; leurs ames vagabondaient, et vetus de vetements amples, ils laissaient aller leurs gestes. Isole dans ce delicieux sejour, tandis que personne ne daignait s'interesser a lui, sinon d'un oeil interrogateur et dedaigneux, il fit un retour sur lui-meme, poussiereux, incertain du lendemain, hatif et n'ayant pas trouve son atmosphere.... * * * * * De ces nobles preaux ou une sage hygiene prend soin de ces reveurs, il sortit bras ballants, ereinte par le soleil de midi, sans voiture, sans restaurants voisins, convaincu des difficultes inouies qu'on rencontre a vivre au plus epais des hommes. * * * * * Tout le jour, dans les intervalles de sa miserable besogne, il revit la douce image de ces jeunes gens de Platon se promenant, se reposant, se rejouissant soudain a cause d'un geste obscur qui se leve en leur ame, et toujours penches sur le nuage qu'a souleve en eux quelque grande idee tombee de Dieu. * * * * * Que dites-vous? qu'il avait mal vu? N'importe! C'est cette vision, inexacte peut-etre, qu'il s'attriste de ne pouvoir vivre. Sous les feuillages un peu bruissants, se coucher, rever, ne pas prevoir, ne plus connaitre personne, et cependant que soit machine avec precision le decor de la vie: manger, dormir, avoir chaud et regarder sous des arbres des eaux courantes. * * * * * Au soir, nourriture et besogne accomplies, le long des rues poussiereuses ou le jour trop sali devient noir, parmi la foule gesticulante et qui cagne, vers son appartement quelconque il serpenta. Sur les horribles boulevards, comme il flairait, pour leur echapper, les bruyants et les ressasseurs, il apercut, pareille a sa marche, la fuite grele d'un avec qui volontiers, des nuits entieres, il avait theorise. Celui-la tient toute affirmation pour le propre des pedants et n'en use que pour des effets de pittoresque. Il est incapable de convenu et, quand il est soi, ne trouve jamais ridicules les choses sinceres. Il l'abordait d'un premier elan, plein d'une delectation febrile a l'idee que, dans un coin, tout bas, l'un et l'autre, ils allaient longuement et pour rien: 1.--Insulter la societe, les hommes et surtout les idees. 2.--Se rouler soi-meme et leur sotte existence dans la boue. * * * * * Pourquoi celui-ci lui dit-il, avec une chaleur feinte et un air presse, d'une voix humble ou vibrait une nuance amere: "Ah! vous voila un grand homme, maintenant ... mais si ... mais si ..." Et le ton de cette phrase etait difficile a rendre. Pourquoi celui-ci se tournait-il contre lui? Pourquoi ne pouvaient-ils plus s'entendre? Il n'eut pas la force de paraitre indifferent. Mais il s'abandonnait, car son coeur, et jusque la salive de sa bouche etaient malades, son avenir degoutant et son passe plein d'humiliation. * * * * * Harasse, affaibli de sueurs, il monte l'escalier presque en courant. Il ferme les persiennes, allume sa lampe et rapidement jette dans un coin ses vetements pour enfiler un large pantalon, un veston de velours, puis rentre dans son cabinet, dans son fauteuil, dans l'atmosphere familiere: --Enfin, dit-il, je vais m'embeter a mon saoul, tranquillement. Un petit rire nerveux de soulagement le secoue, tant il avait besoin de cette solitude. Il se renverse, il cache son visage dans ses mains. Deux, trois fois, et sans qu'il s'entende, la meme interjection lui echappe. Il a dans sa gorge l'etranglement des sanglots. Il n'ose meme pas regarder sa situation et l'avenir. Il s'abandonne a ses imaginations,--et toutes idees l'envahissent. Et d'abord le desir, le besoin presque maladif d'oublier les gens, ceux surtout qui sont quelque part des chefs et qui se barricadent de dedain ou de protection. J'oublierai aussi les evenements, haissables parce qu'ils limitent (et cependant si j'etais bon et simple, avec l'energie un peu grossiere des heros, je pourrais remonter cette tourbe des conseils, des exemples, des prudences et toutes ces mesquineries ou je derive). Je veux echapper encore a tous ces livres, a tous ces problemes, a toutes ces solutions. Toute chose precise et definie, que ce soit une question ou une reponse, la premiere etape ou la limite de la connaissance, se reduit en derniere analyse a quelque derisoire banalite. Ces chefs-d'oeuvre tant vantes, comme aussi l'immense delayage des papiers nouveaux, ne laissent, apres qu'on les a presses mot par mot, que de maigres affirmations juxtaposees, cent fois discutees, insipides et seches. Je n'y trouvai jamais qu'un pretexte a m'echauffer; quelques-uns marquent l'instant ou telle image s'eveilla en moi. Anecdotes retrecies, tableaux fragmentaires d'apres lesquels je crois plier mon emotion, moi qui suis le principe et l'universalite des choses. Quelque filet d'idees que je veuille remonter, fatalement je reviens a moi-meme. Je suis la source. Ils tiennent de moi qui les lis, tous ces livres, leur philosophie, leur drame, leur rire, l'exactitude meme de leurs nomenclatures. Simples casiers ou je classe grossierement les notions que j'ai sur moi-meme! Leurs titres admis de tous servent d'etiquettes sottement precises a diverses parties de mon appetit. Nous disons Hamlet, Valmont, Adolphe, Dominique, et cela facilite la conversation. Ainsi en pleine pate, a l'emporte-piece, on decoupe des etoiles, les signes du zodiaque et cent petites images de l'univers, delicieuses pour le potage et qui facilitent aux enfants la cosmographie; mais tout ce firmament dans une assiette eclaire-t-il le ciel inconnaissable et qui nous trouble? * * * * * Il alluma un cigare enorme, noir et sableux. Et il contemplait les associations d'idees qui s'amassaient des lointains de sa memoire pour lui batir son univers. * * * * * ... Deja les murs avec leur tapisserie de livres secs, jaunes, verts, souilles, trop connu, ont disparu. Plus rien qu'une masse profonde de pensees qui baignent son ame, aussi reelles, quoique insaisissables, que le parfum repandu dans tout notre etre par le souvenir d'une femme et que nous ne saurions preciser. Des bouffees d'imagination indefinies et puissantes le remplissent: desirs d'idees, appetits de savoir, emotions de comprendre; il est ivre comme de la pleine fumee presque pateuse de son cigare. Il halete de tout embrasser, s'assimiler, harmoniser. Son mecanisme de tete puissamment echauffe ne s'arrete pas a se renseigner, a deduire, a distinguer, a rapprocher; son regard n'est tendu vers rien de relatif, de singulier,--c'est toute besogne de fabricant de dictionnaire. Il aspire a l'absolu. Il se sent devenir l'idee de l'idee; ainsi dans le monde sentimental le moment supreme est l'amour de l'amour: aimer sans objet, aimer a aimer. * * * * * Cependant une fois encore, dans cette atmosphere de son Moi, la-bas sur l'horizon de cet univers volontaire qui n'est que son ame deroulee a l'infini, il devine la jeune femme ou plutot le lieu ou jadis elle lui apparut;--parfois dans un eclair de recueillement nous retrouvons les longs chagrins qui nous faisaient pleurer. Jadis c'etait une acuite profonde; tout l'etre transperce. Aujourd'hui, une notion, une froide chose de memoire. Cette femme, ce moment pleureur de sa vie, belle et rose et qu'encensaient ces fleurs courbees, la tendresse et la volupte, jadis le troubla jusqu'au deuil. Puis elle apparut, subtile et railleuse, dans un decor de tentations delicates; elle me souillait les hardiesses qui domptent les hommes. Mais le soir, assis pres d'elle et me rongeant l'esprit, je l'ai salie a la discuter.--Et il baille devant cette fade et perpetuelle revenante, sa sentimentalite. * * * * * --Tu fus le precurseur, songe-t-il, tu me rendis attentif a ce fluide et profond univers qui s'etend derriere les minutes et les faits. Mais pourquoi plus longtemps nommer femme mon desir? Je ne goutai de plaisir par toi qu'a mes heures de bonne sante et d'irreflexion; gaite bien furtive puisqu'il n'en reste rien sur ces pages! C'est quand tu m'abandonnais que je connus la faiblesse delicieuse de soupirer. Mon reve solitaire fut fecond, il m'a donne la mollesse amoureuse et les larmes. D'ailleurs tu _compares_ et tu _envies_, ainsi tu autorises les accidents, les apparences et toutes les petitesses de l'ambition a nous preoccuper. Je ne veux plus te rever et tu ne m'apparaitras plus. J'entends vivre avec la partie de moi-meme qui est intacte des basses besognes. * * * * * Alors dans la fumee, loin du bruit de la vie, quittant les evenements et toutes ces mortifications, le jeune homme sortit du sensible. Devant lui fuyait cette vie etroite pour laquelle on a pu creer un vocabulaire. Un amas de reves, de nuances, de delicatesses sans nom et qui s'enfoncent a l'infini, tourbillonnent autour de lui: monde nouveau, ou sont inconnus les buts et les causes, ou sont tranches ces mille liens qui nous rattachent pour souffrir aux hommes et aux choses, ou le drame meme qui se joue en notre tete ne nous est plus qu'un spectacle. Quand, porte par l'enthousiasme, il rentrait ainsi dans son royaume, qu'auraient-ils dit de cette transfiguration, ses familiers, qui toujours le virent vetu de complaisance, de mediocres ambitions, de futilites et s'enervant a des plaisanteries de cafe-concert. Au jour les besognes chasseront de son coeur ces influences sublimes. Qu'importe! Cette nuit celebre la resurrection de son ame; il est soi, il est le passage ou se pressent les images et les idees. Sous ce defile solennel il frissonne d'une petite fievre, d'un tremblement de hate: vivra-t-il assez pour sentir, penser, essayer tout ce qui l'emeut dans les peuples, le long des siecles! Il se rejette en arriere pour aspirer une bouffee de tabac, et sa pensee soudain se divise; et tandis qu'une partie de soi toujours se glorifiait, l'autre contemplait le monde. Il se penchait du haut d'une tour comme d'un temple sur la vie. Il y voyait grouiller les Barbares, il tremblait a l'idee de descendre parmi eux; ce lui etait une repulsion et une timidite, avec une angoisse. En meme temps il les meprisait. Il reconnaissait quelques-uns d'entre eux; il distinguait leur large sourire blessant, cette vigueur et cette turbulence. * * * * * Nous sommes les Barbares, chantent-ils en se tenant par le bras, nous sommes les convaincus. Nous avons donne a chaque chose son nom; nous savons quand il convient de rire et d'etre serieux. Nous sommes sourds et bien nourris, et nous plaisons--car de cela encore nous sommes juges, etant bruyants. Nous avons au fond de nos poches la consideration, la patrie et toutes les places. Nous avons cree la notion du ridicule (contre ceux qui sont _differents_), et le type du bon garcon (tant la profondeur de notre ame est admirable). * * * * * --Ah! songeait-il, se mettant en marche, tout en flambant son quatrieme cigare, petite chose le plus triomphant de ces repus! Oui, je me sens le frere trebuchant des ames fieres qui se gardent a l'ecart une vision singuliere du monde. Les choses basses peuvent limiter de toutes parts ma vie, je ne veux point participer de leur mediocrite. Je me reconnais; je suis toutes les imaginations et prince des univers que je puis evoquer ici par trois idees associees. Que toutes les forces de mon orgueil rentrent en mon ame. Et que cette ame dedaigneuse secoue la sueur dont l'a souillee un indigne labeur. Qu'elle soit bondissante. J'avais hate de cette nuit, o mon bien-aime, o moi, pour redevenir un dieu. * * * * * --Mon pauvre ami, que pensez-vous donc dejouer ainsi les jeunes dieux! Hier vous parutes encore un enfant; vos reins s'etaient courbatures pendant que vous interrogiez les contradictions des penseurs; a l'aube, on vous a vu la peau fripee et dans les yeux de legeres fibrilles rouges apres des experiences sentimentales. --Qu'importe mon corps! Demence que d'interroger ce jouet! Il n'est rien de commun entre ce produit mediocre de mes fournisseurs et mon ame ou j'ai mis ma tendresse. Et quelque bevue ou ce corps me compromette, c'est a lui d'en rougir devant moi. --Mon pauvre ami, que pensez-vous donc? Vos idees, votre ame enfin, cinquante que vous connaissez les possederent et les ont exprimees avec des mots delicieux. Sachez donc que, n'etant pas neuf, vous paraissez encore sec, essouffle, fievreux; qui donc pensez-vous charmer? --Mes pensees, mon ame, que m'importe! Je sais en quelle estime tenir ces representations imparfaites de mon moi, ces images fragmentaires et furtives ou vous pretendez me juger. Moi qui suis la loi des choses, et par qui elles existent dans leurs differences et dans leur unite, pouvez-vous croire que je me confonde avec mon corps, avec mes pensees, avec mes actes, toutes vapeurs grossieres qui s'elevent de vos sens quand vous me regardez! Il serait beau, dites-vous, d'etre petit-fils d'une race qui commanda, et l'aieul d'une lignee de penseurs;--il serait beau que mon corps offrit l'opulence des magnifiques de Venise, la grande allure de Van Dyck, la morgue de Velasquez;--il serait beau de satisfaire pleinement ma sensibilite contre une sensibilite pareille, et qu'en cette rare union l'estime et la volupte ne fussent pas separees. Miseres, tout cela! Fragments eparpilles du bon et du beau! Je sais que je vous apparais intelligent, trop jeune, obscur et pas vigoureux; en verite, je ne suis pas cela, mais simplement j'y habite. J'existe, essence immuable et insaisissable, derriere ce corps, derriere ces pensees, derriere ces actes que vous me reprochez; je forme et deforme l'univers, et rien n'existe que je sois tente d'adorer. Je me desinteresse de tout ce qui sort de moi. Je n'en suis pas plus responsable que du ciel de mon pays, des maladies de la chose agraire et de la depopulation. Apres quoi si l'on me dit: "Prouvez-vous donc, temoignez que vous etes un dieu." Je m'indigne et je reponds: "Quoi! comme les autres! me definir, c'est-a-dire me limiter! me refleter dans des intelligences qui me deformeront selon leurs, courbes! Et quel parterre m'avez-vous prepare? Ma tache, puisque mon plaisir m'y engage, est de me conserver intact. Je m'en tiens a degager mon Moi des alluvions qu'y rejette sans cesse le fleuve immonde des Barbares." * * * * * Ainsi se retrouvait-il faconne selon son desir. * * * * * Et peu a peu l'amertume melee a ce tourbillon de pensees se fondait. Abandonne dans un fauteuil, les pieds sur le marbre de la cheminee parmi les paperasses, immobile ou bien ayant des gestes lents comme s'il maniait des objets explosifs, il tenait son regard tendu sur ces idees qui ne se revelent que dans un eclair. La solennite et la profondeur de son emotion semblaient emplir la chambre comme un choeur. Son ivresse n'etait pas de magnificence et d'isolement sur le grand canal au pied des palais de Venise; elle ne venait pas non plus portee, sous un ciel bas, par un vent apre, sur la bruyere immense de l'ocean breton; mais entre ces murs nus et desesperants, ses moindres pensees prenaient une intensite poussee jusqu'a un degre prodigieux. Il s'enfoncait avec passion a en contempler en lui l'involontaire et grandiose procession ... Plenitude, sincerite d'ardeur, que ne peut vous faire sentir l'analyse. Porte sur ce fleuve enorme de pensees qui coule resserre entre le coucher du soleil et l'aube, il lui semblait que, desormais debordant cet etroit canal d'une nuit, le fleuve allait se repandre et l'emporter lui-meme sur tout le champ de la vie. Delices de comprendre, de se developper, de vibrer, de faire l'harmonie entre soi et le monde, de se remplir d'images indefinies et profondes: beaux yeux qu'on voit au dedans de soi pleins de passion, de science et d'ironie, et qui nous grisent en se defendant, et qui de leur secret disent seulement: "Nous sommes de la meme race que toi, ardents et decourages." * * * * * Et ce ne sont pas la les pensees familieres, les cheres pensees domestiques, de flanerie ou d'etude, que l'on protege, que l'on rechauffe, qu'on voit grandir. A celles-la, le soir, comme a des amoureuses nous parlons sur l'oreiller; nous leur ajoutons un argument comme une fleur dans les cheveux: elles sont notre compagne et notre coquetterie, et nous enlevons d'elles la moindre poussiere d'imperfection. Bonheur paisible! mais dans leurs bras j'entends encore le monde qui frappe aux vitres. Et puis, trop souvent cette angoisse terrible: "Sont-elles bonnes? et leur beaute?" Un nuage passe: "D'autres les ont possedees; demain elles me paraitront peut-etre froides, vides, banales." Ah! cette secheresse! ces harassements de reprendre, a froid et d'une ame retrecie, des theories qui hier m'echauffaient! Ah! presser une imagination, systematiser, synthetiser, eliminer, affiner, comparer! besogne d'ecoeurement! degout! d'ou l'on atteint la sterilite. Et devant cet amas de reves gaches, le cerveau fourbu demeure toujours, affame jusqu'au desespoir et ne trouvant plus rien, plus une rognure de systeme a baratter.--Vraiment, je me soucie peu de connaitre ces angoisses. Ce que j'aime et qui m'enthousiasme, c'est de creer. En cet instant je suis une fonction. O bonheur! ivresse! je cree. Quoi? Peu importe; tout. L'univers me penetre et se developpe et s'harmonise en moi. Pourquoi m'inquieter que ces pensees soient vraies, justes, grandes? Leurs epithetes varient selon les etres qui les considerent; et moi, je suis tous les etres. Je frissonne de joie, et, comme la mere qui palpite d'un monde, j'ignore ce qui nait en moi. * * * * * Lourds soirs d'ete, quand sorti de la ville odieuse, pleine de buee, de sueur et de gesticulations, j'allais seul dans la campagne et, couche sur l'herbe jusqu'au train de minuit, je sentais, je voyais, j'etais enivre jusqu'a la migraine d'un defile sensuel d'images faites de grands paysages d'eau, d'immobilite et de sante dolente, doucement consolee parmi d'immenses solitudes brutalisees d'air salin.--Ainsi dans cette chambre seche roulait en moi tout un univers, apre et solennise. * * * * * Comme il se promenait dans l'appartement a demi obscur, parlant tout haut et par saccades et gesticulant, il heurta ses bottines jetees la negligemment, avec la hate de sa rentree, et soudain il se rappela qu'il devait passer chez son cordonnier, puisqu'a midi recommencait son labeur. Deja sonnaient trois heures du matin: un decouragement epouvantable l'envahit: il fallait maintenant tacher de dormir jusqu'a l'heure de rentrer dans la cohue parmi les gens. Pour rafraichir l'atmosphere enfievree, il ouvrit sur l'enorme Paris, qui, repu, lui sembla se preparer au lendemain. Il se devetit avec ce calme presque somnambulique qui nait, apres une violente surexcitation, de la certitude de l'irremediable. Et longtemps avant de s'endormir il se repetait, en la grossissant a chaque fois, l'horreur de la vie qu'il subissait. Son sommeil fut agite et par troncons, a cause qu'il avait trop fume: "Nous autres analyseurs, songeait-il, rien de ce qui se passe en nous ne nous echappe. Je vois distinctement de petits morceaux de rosbif qui bataillent, hideux et rouges, dans mon tube digestif." Et, le corps fourmillant, il pliait et repliait ses oreillers pour elever sa tete brulante. * * * * * CHAPITRE SEPTIEME * * * * * CONCORDANCE _De longs affaissements alternaient avec ces surexcitations; mais son anxiete, parfois adoucie, jamais ne s'apaisait._ _Certes il ne pretendait son degout universel justifie que contre l'_espece; _il reconnaissait qu'appliquee a l'_individu _sa mefiance avait souvent tort, car les caracteres specifiques se temoignent chez chacun dans des proportions variables._ _Seulement il etait craintif de toute societe._ _Certes il estimait que sa vie, pour ceci et cela, pouvait paraitre enviable, mais il meprisait les ames mediocres qui peuvent se satisfaire pleinement._ * * * * * _C'est malgre lui qu'il manifestait avec cette violence le fond de sa nature, que nous avons vu se former par cinq annees d'efforts, deux hors du monde, trois a Paris. Silencieux et affaisse, il cachait le plus possible ses sentiments, mais la meilleure refutation qu'il leur connut consistait en un long bain vers dix heures du soir et une preparation de chloral._ * * * * * AFFAISEMENT C'etait, sur le bois de Boulogne, le ciel bas et voile des chansons bretonnes. Il revint doucement, en voiture, sur le pave de bois, un peu grise du luxe abondant des equipages, et satisfait de n'avoir aucun labeur pour cette soiree ni le lendemain. Il dina sans enervement, dans un endroit paisible et frais, servi par un garcon incolore. Il n'eut pas conscience des phenomenes de la digestion, et attable devant le cafe elegant et desert d'une silencieuse avenue, il gouta sans importuns le leger echauffement des vingt minutes qui suivent un sage repas. Dans le soir tombant, un peu froid pour faire plus agreable son londres blond parfaitement allume, il contemplait de vagues metaphysiques, charmantes et qu'il ne savait trop distinguer des fines et rapides jeunes filles s'echappant a cette heure de leurs ateliers ingenieux de couture. Etaient-elles dans son ame, ou les voyait-il reellement sous ses yeux? pour qu'il prit souci de l'eclairer cet affaissement reveur etait trop doux. * * * * * Bientot, mortifie des durs batons de sa chaise, il se leva et dut se choisir une occupation, un lieu ou il eut sa raison d'etre ce soir dans cet ocean mesquin de Paris. ... A dix minutes de marche, il sait un endroit certainement plein de camarades. On arrive, on est surpris et illumine de se revoir; on se serre cordialement la main, chacun selon son tic (deux doigts avec nonchalance, ou cordialement _en camarade loyal,_ ou d'une main humide, ou sans lever les yeux _a l'homme preoccupe,_ ou en disant: "mon vieux"). Puis quoi! les bavardages connus, les doleances, de petites envies. Aupres de ces braves gaillards, identiques hier et demain, je n'irai pas risquer ma quietude. Tandis que les muscles de leurs visages et les secretes transitions de leurs discours revelent qu'ils mettent leur honneur et leur joie dans les mediocres sommes et faveurs ou ils se hissent, ils n'arretent pas de stigmatiser, avec emportement et naivete, les concessions de leurs aines. Le plus agacant est que, cramponnes a des opinions fragmentaires qu'ils recurent du hasard, ils s'indignent contre celui qui tient d'egale valeur ce qu'ils meprisent et ce qu'ils exaltent, comme si toutes attitudes n'etaient pas egalement insignifiantes et justifiees. * * * * * ... Dans le monde, a ce debut de l'ete, plus de receptions tapageuses. Aux salons reposes et frais, quinze a vingt personnes se succedent doucement, qui approuvent quelque chose en prenant une tasse de the. Que n'allait-il s'y delasser? On rencontre dans la societe, a defaut d'affection, des gens affectueux et bien eleves. Les impressions qu'on y echange, prevues, un peu trop lucides, du moins n'eveillent jamais ce malaise que nous fait la verve heurtee des jeunes gens. "Peu repandu, je sais mal, avouait-il, l'intrigue de ces banquiers, fonctionnaires, politiciens et mondaines; je ne distingue guere leurs petitesses, et, dans un milieu de bon ton, je tiens volontiers galant homme tout causeur bienveillant et bref."--Helas! sa douloureuse sensibilite lui fermait ces elegants loisirs. Il le confessait avec clairvoyance: "Je n'ai pas souvenir d'une connaissance de salon, la plus frivole et furtive, qui ne m'ait mortifie des l'abord par quelque parole, insignifiante mais ou je savais trouver, malgre que je me tinsse, de la peine et de l'irritation. J'excepte deux ou trois femmes, qui me distinguerent avec un gout charmant, et leur accueil m'eut transporte, si l'impuissance de paraitre en une seule minute tout ce que je puis etre n'avait alors gate mon naif epanouissement et si profondement qu'aujourd'hui encore, dans mes instants de fatuite, la soudaine evocation de ces circonstances me resserre." Imagination penible qu'a part soi il comparait a la vanite pointilleuse des campagnards, mais enfoncee si avant dans sa chair qu'il pouvait la cacher mais non point ne pas en souffrir. * * * * * ... Une troisieme distraction s'offrait: la musique. Amie puissante, elle met l'abondance dans l'ame, et, sur la plus seche, comme une humidite de floraison. Avec quelle ardeur, lui, mecontent honteux, pendant les noires journees d'hiver, n'aspirait-il pas cette vie sentimentale des sons, ou les tristesses meme palpitent d'une si large noblesse! La musique ne lui faisait rien oublier; il n'eut pas accepte cette diminution; elle haussait jusqu'au romantisme le ton de ses pensees familieres. Pour quelques minutes, parmi les nuages d'harmonie, le front touche d'orgueil comme aux meilleures ivresses du travail nocturne, il se convainquait d'avoir ete _elu_ pour des infortunes speciales.--Mais dans cette molle soiree de tiedeur il repugnait a toute secousse. "Je me garderai, quand mon humeur sommeille, de lui donner les violons; leur puissance trop imploree decroit, et leur vertu ne saurait etre mise en reserve qui se subtilise avec le soupir expirant de l'archet." * * * * * Il alla simplement se promener au parc Monceau. Quoique le soir elle sente un peu le marecage, il aimait cette nursery. La, solitaire et les mains dans ses poches, il se permettait d'abandonner l'air gaillard et sur de soi, uniforme du boulevard. Tant etait douce sa philosophie, il estimait que choquer les moeurs de la majorite ne fut jamais spirituel. "Les gens m'epouvantent, ajoutait-il, mais a la veille d'un dimanche ou je pourrai m'enfermer tout le jour, j'ai pour l'humanite mille indulgences. Mes mechancetes ne sont que des crises, des exces de coudoiement. Je suis, parmi tous mes agres admirables et parfaits, un capitaine sur son vaisseau qui fuit la vague et s'enorgueillit uniquement de flotter ... Oh! je me fais des objections; petites phrases de Michelet si penetrantes, brulantes du culte des groupes humains! amis, belles ames, qui me communiquez au dessert votre sentiment de la responsabilite! moi-meme j'ai senti une energie de vie, un souffle qui venait du large, le soir, sur le mail, quand les militaires soufflaient dans leurs trompettes retentissantes. --Ce n'est donc pas que je m'admire tout d'une piece, mais je me plais infiniment." * * * * * Dans son epaule, une nevralgie lancina soudain, qui le guerit sans plus de sa deplaisante fatuite. Humant l'humidite, il se hata de fuir. Puis reprenant avec ponderation sa politique: "La reflexion et l'usage m'engagent a ensevelir au fond de mon ame ma vision particuliere du monde. La gardant immaculee, precise et consolante pour moi a toute heure, je pourrai, puisqu'il le faut, supporter la bienveillance, la sottise, tant de vulgarites des gens.--Je saurai que moi et mes camarades, jeunes politiciens, nous plairons, par quelles approbations! dans les couloirs du Palais-Bourbon. Et si l'on agrandit le jeu, j'imagine qu'on trouvera, dans cette souplesse a se garder en meme temps qu'on parait se donner, un plaisir aigu de mepris. Equilibre pourtant difficile a tenir! L'homme interieur, celui qui possede une vision personnelle du monde, parfois s'echappe a soi-meme, bouscule qui l'entoure et, se revelant, annule des mois merveilleux de prudence; s'il se plie sans eclat a servir l'univers vulgaire, s'il fraternise et s'il ravale ses degouts, je vois l'amertume amassee dans son ame qui le penetre, l'aigrit, l'empoisonne. Ah! ces faces bilieuses, et ces levres sechees, avec bientot des coliques hepatiques!" * * * * * Il s'arreta dans son raisonnement, un peu inquiet de voir qu'une fois encore, ayant pose la verite (qui est de respecter la majorite), les raisonnements se derobaient, le laissant en contradiction avec soi-meme. Toujours atteindre au vide! Il reprit opiniatrement par un autre cote sa rhapsodie: * * * * * "Avec quoi me consoler de tout ce que j'invente de tourner en degout? (Et cette petite formule, deplaisante, trop maigre, desolait sa vie depuis des mois.) "Un jour viendra ou ce systeme, d'apres lequel je plie ma conduite, me deplaira. Aux heures vagues de la journee, souvent, par une fente brusque sur l'avenir, j'entrevois le desespoir qui alors me tournera contre moi-meme, alors qu'il sera trop tard. "C'est pitie que dans ce quartier desert je sois seul et indecis a remuer mes vieilles humeurs, que fait et defait le hasard des temperatures. Et ce soir, avec ce perpetuel resserrement de l'epigastre et cette insupportable angoisse d'attendre toujours quelque chose et de sentir les nerfs qui se montent et seront bientot les maitres, ressemble a tout mes soirs, sans treve agites comme les minutes qui precedent un rendez-vous. "Ceux de mon age, _eversores_, des ravageurs, dit saint Augustin, ont une jactance dont je suis triste; ils sont sanguins et spontanes; ils doivent s'amuser beaucoup, car ils se donnent en s'abordant de grands coups sur les epaules et souvent meme sur le plat du ventre, avec enthousiasme. Moi qui repugne a ces petulances et a leurs gourmes, plus tard, impotent, assis devant mes livres, ne souffrirai-je pas de m'etre eloigne des ivresses ou des jeunes femmes, avec des fleurs, des parfums violents et des corsages delicats, sont gaies puis se deshabillent. Et voila mon moindre regret pres de tant de succes proposes, autorite, fortune, qu'irrevocablement je refuse. Refuses! qui le croira. Ou m'arreterais-je si je me decidais a vouloir?... Helas! quelque vie que je mene, toujours je me tourmenterai d'une acrete mecontente, pour n'avoir pu mener parallelement les contemplations du moine, les experiences du cosmopolite, la speculation du boursier et tant de vies dont j'aurais su agrandir les delices." Cependant, par de rapides frottements il echauffait son rhumatisme, et il circulait dans ce pate de maisons mornes, rue de Clichy, square Vintimille, rue Blanche, parmi lesquelles il ressentait alors un singulier melange de degout et de timidite, jusqu'a ne pouvoir prononcer leurs noms sans malaise, car il y avait recemment habite. Et le souvenir des espoirs, des echecs, des angoisses, tant de degouts subis des Barbares! precisant sa pensee, il tente, une fois encore, de reconnaitre sa position dans la vision commune de l'univers: * * * * * "A certains jours, se disait-il, je suis capable d'installer, et avec passion, les plans les plus ingenieux, imaginations commerciales, succes mondains, voie intellectuelle, enviable dandysme, tout au net, avec les devis et les adresses dans mes cartons. Mais aussitot par les Barbares sensuels et vulgaires sous l'oeil de qui je vague, je serai controle, estime, cote, toise, apprecie enfin; ils m'admonesteront, reformeront, redresseront, puis ils daigneront m'autoriser a tenter la fortune; et je serai exploite, humilie, vexe a en etre etonne moi-meme, jusqu'a ce qu'enfin, excede de cet abaissement et de me renier toujours, je m'en revienne a ma solitude, de plus en plus resserre, fane, froid, subtil, aride et de moins en moins loquace avec mon ame. "Oui, c'est trop tard pour renoncer d'etre l'abstraction qu'on me voit. Je fus trop acharne a verifier de quoi etait faite mon ardeur. Pour m'eprouver, je me touchai avec ingeniosite de mille traits aigus d'analyse jusque dans les fibres les plus delicates de ma pensee. Mon ame est toute dechiree. Je fatigue a la reparer. Mes curiosites, jadis si vives et agreables a voir: tristesse et derision. Et voila bien la guitare demodee de celui qui ne fut jamais qu'un enfant de promesse! Tristesse, tu n'interesses plus aujourd'hui que des fabricants de pilules, qui te vaincront par la chimie. Derision! m'etant mange la tete comme un oeuf frais, il ne reste plus que la coquille; juste l'epaisseur pour que je sourie encore. "Mon sourire a perdu sa fatuite. Je pensais me sourire a moi-meme, et j'ai perdu pied dans l'indefini a me hasarder hors la geographie morale. La tache n'etait pas impossible. J'ai trop voulu me subtiliser. Fouille, aminci, je me refuse desormais a de nouvelles experiences. "Je ne sais plus que me repeter; mes degouts meme n'ont plus de verve: simples souvenirs mis en ordre! Chemins d'anemie, miseres du passe, je vous vois mesquins du haut de la loi que j'ebauchai, ridicules avec les yeux du vulgaire. "Ce que j'appelais mes pensees sont en moi de petits cailloux, ternes et secs, qui bruissent et m'etouffent et me blessent. Je voudrais pleurer, etre berce; je voudrais desirer pleurer. Le voeu que je decouvre en moi est d'un ami, avec qui m'isoler et me plaindre, et tel que je ne le prendrais pas en grippe. * * * * * "J'aurais passe ma journee tant bien que mal sous les besognes. Le soir, tous soirs, sans appareil j'irais a lui. Dans la cellule de notre amitie fermee au monde, il me devinerait; et jamais sa curiosite ou son indifference ne me feraient tressaillir. Je serais sincere; lui affectueux et grave. Il serait plus qu'un confident: un confesseur. Je lui trouverais de l'autorite, ce serait "mon aine"; et, pour tout dire, il serait a mes cotes? moi-meme plus vieux. Telle sensation dont vous souffrez, me dirait-il, est rare meme chez vous; telle autre que vous pretez au monde, vous est une vision speciale; analysez mieux. Nous suivrions ensemble du doigt la courbe de mes agitations; vous etes au pire, dirait-il; l'aube demain vous calmera. Et si mon cerveau trop sillonne par le mal se refusait a comprendre, et, cette supposition est plus triste encore, si je meprisais la verite par orgueil de malade, lui, sans mechantes paroles, modifierait son traitement. Car il serait moins un moraliste qu'un complice clairvoyant de mon acrete. Il m'admirerait pour des raisons qu'il saurait me faire partager; c'est quand la fierte me manque qu'il faut violemment me secourir et me mettre un dieu dans les bras, pour que du moins le pretexte de ma lassitude soit noble. Dans mes detestables lucidites et expansions, il saurait me donner l'ironie pour que je ne sois pas tout nu devant les hommes. La secheresse, cette reine ecrasante et desolee qui s'assied sur le coeur des fanatiques qui ont abuse de la vie interieure, il la chasserait. A moi qui tentai de transfigurer mon ame en absolu, il redonnerait peut-etre l'ardeur si bonne vers l'absolu. Ah! quelque chose a desirer, a regretter, a pleurer! pour que je n'aie pas la gorge seche, la tete vide et les yeux flottants, au milieu des militaires, des cures, des ingenieurs, des demoiselles et des collectionneurs." * * * * * Marcher dans les rues, ceder le trottoir, heurter celui-ci et respecter son propre rhumatisme secoue et coupe les idees. Au milieu de son emotion, ce jeune homme se mit tout a coup a rever de la vie qu'il s'installerait, s'il parvenait a supporter le contact des Barbares; "Je serais, pour qu'on ne m'ecrase pas, bon, aimable, rare et sans y paraitre tres circonspect. "Puis j'aurais un bon cuisinier pour lestement me preparer des mets legers et qui, dans une office fraiche, ou j'irais pres de lui parfois m'instruire en buvant un verre de quinquina, se distrairait le long du jour a feuilleter des traites d'hygiene. "J'aurais encore quelque voiture, luisante et douce et de lignes nettes, pour visiter commodement certaines curiosites du vieux Paris, ou il faut apporter le guide Joanne, gros format. "Chaque annee, de rapides voyages de trente jours me meneraient a Venise pour ennoblir mon type, a Dresde pour rever devant ses peintures et ses musiques, au Vatican et a Berlin pour que leurs antiques precisent mes reves. Enfin, a tous instants, je monterais en wagon; c'est le temps de dormir, et je me reveille, loin de tous, grelottant dans la brise, en face du va-et-vient admirable de l'heroique ocean breton, male et paternel." * * * * * Rentre chez lui, il calcula sur papier le revenu necessaire a ce train de vie et les besognes qu'il lui en couterait. Puis il sourit de cet enfantillage--qui pourtant ne laissa pas de l'impressionner. Ensuite accable, il ne trouva plus la moindre reflexion a faire ... o maitre qui guerirait de la secheresse. * * * * * C'est ce soir-la que decidement incapable de s'echauffer sans un bouleversement de son univers interieur, toujours possible mais que depuis des mois il esperait en vain, timide et affaisse devant l'avenir, tourmente d'insomnies, il eut le gout de se souvenir, de repeter les emotions, les visions du monde dont jadis il s'etait si violemment echauffe. Il lui souriait de se caresser et de se plaindre dans cette monographie, aux heures que lui laissaient libres son patron et les solliciteurs de ce depute sous-secretaire d'Etat. Il ne s'efforca nullement de combiner, de prouver, ni que ses tableaux fussent agreables. Il copiait strictement, sans ampleur ni habilete, les divers reves demeures empreints sur sa memoire depuis cinq ans. Seulement a cette heure de sterilite, il s'etonnait parfois de retrouver dans son souvenir certains acces de tendresse ou de haine. Est-il possible que j'aie declame! J'esperais cela! O naivete! Il rougissait. Et malgre sa sincerite, ca et la vous devinerez peut-etre qu'il a mis la sourdine, par respect pour le lecteur et pour soi-meme. Souvent, tres souvent, fatigue, perdu dans cette casuistique monotone, touche du soupcon qu'il n'avait connu que des enfantillages, plus effraye encore a l'idee de recommencer une vraie vie serieuse, ferme, utile, il s'interrompait: * * * * * O maitre, maitre, ou es-tu, que je voudrais aimer, servir, en qui je me remets!" * * * * * O maitre, Je me rappelle qu'a dix ans, quand je pleurais contre le poteau de gauche, sous le hangar au fond de la cour des petits, et que les cuistres, en me bourradant, m'affirmaient que j'etais ridicule, je m'interrogeais avec angoisse! "Plus tard, quand je serai une grande personne, est-ce que je rougirai de ce que je suis aujourd'hui?"--Je ne sais rien que j'aime autant et qui me touche plus que ce gamin, trop sensible et trop raisonneur, qui m'implorait ainsi, il y a quinze ans. Petit garcon, tu n'avais pas tort de mepriser les cuistres, dispensateurs d'eloge et ordonnateurs de la vie, de qui tu dependais; tu montrais du gout de te plaire, de fois a autre, par les temps humides, a pleurer dans un coin plutot que de jouer avec ceux que tu n'avais pas choisis. Crois bien que les soucis et les pretentions des grandes personnes ont continue a m'etre souverainement indifferents. Aujourd'hui comme alors, je sens en elles l'ennemi; pres d'elles je retrouve le dedain et la timidite que t'inspirait la mediocrite de tes maitres. Rien de mes emotions de jadis ne me paraitrait leger aujourd'hui. J'ai les memes nerfs; seul mon raisonnement s'est fortifie, et il m'enseigne que j'avais tort, quand, tous m'ayant blesse, je disais en moi-meme: "Ils verront bien, un jour." Chaque annee, a chaque semaine presque, j'ai pu repeter: "Ils verront bien", ce mot des enfants sans defense qu'on humilie. Mais je n'ai plus le desir ni la volonte de manifester rien qui soit digne de moi. L'effort egoiste et apre m'a sterilise. Il faut, mon maitre, que tu me secoures. Je n'ai plus d'energie, mais compte qu'a la sensibilite violente d'un enfant je joins une clairvoyance des longtemps avertie. Et je te dis cela pour que tu le comprennes, ce n'est pas de conseils mais de force et de fecondite spirituelle que j'ai besoin. Je sais que ce fut mon tort et le commencement de mon impuissance de laisser vaguer mon intelligence, comme une petite bete qui flaire et vagabonde. Ainsi je souffris dans ma tendresse, ayant jete mon sentiment a celle qui passait sans que ma psychologie l'eut elue. Le secret des forts est de se contraindre sans repit. Je sais aussi,--puisque le decor ou je vis m'est attriste par mille souvenirs, par des sensations confuses incarnees dans les tables du boulevard, dans les souillures de ce tapis d'escalier, dans l'odeur fade de ce fiacre roulant,--je sais des endroits intacts ou veillent mille chef-d'oeuvres, et quoique j'ai toujours eprouve que les choses tres belles me remplissaient d'une acre melancolie par le retour qu'elles m'imposent sur ma petitesse, je pense qu'une syllabe dite doucement les passionnerait. Je sais, mais qui me donnera la grace? qui fera que je veuille! O maitre, dissipe la torpeur douloureuse, pour que je me livre avec confiance a la seule recherche de mon absolu. Cette legende alexandrine, qui m'engendra autrefois a la vie personnelle, m'enseigne que mon ame, etant remontee dans sa tour d'ivoire qu'assiegent les Barbares, sous l'assaut de tant d'influences vulgaires se transformera pour se tourner vers quel avenir? Tout ce recit n'est que l'instant ou le probleme de la vie se presente a moi avec une grande clarte. Puisqu'on a dit qu'il ne faut pas aimer en paroles mais en oeuvres, apres l'elan de l'ame, apres la tendresse du coeur, le veritable amour serait d'agir. Toi seul, o mon maitre, m'ayant fortifie dans cette agitation souvent douloureuse d'ou je t'implore, tu saurais m'en entretenir le bienfait, et je te supplie que par une supreme tutelle, tu me choisisses le sentier ou s'accomplira ma destinee. Toi seul, o maitre, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes. * * * * * End of the Project Gutenberg EBook of Le culte du moi 1, by Maurice Barres *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CULTE DU MOI 1 *** ***** This file should be named 16812.txt or 16812.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/6/8/1/16812/ Produced by Marc D'Hooghe Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.