The Project Gutenberg EBook of Poèmes, by Oscar Wilde This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Poèmes Author: Oscar Wilde Release Date: January 13, 2005 [EBook #14683] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POÈMES *** Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. OSCAR WILDE POÈMES _Traduction et Préface_ PAR ALBERT SAVINE 1907 LES POÈMES D'OSCAR WILDE Les _Poèmes_ ont été publiés en 1881, puis réimprimés en 1882 aux États-Unis. Né en 1856, Oscar Wilde venait alors d'achever ses études à Oxford où il avait passé cinq années au Magdalen collège, remportant, en 1878, le prix Newdegate pour son poème _Ravenne_, écho des émotions et des souvenirs qu'il avait rapportés, l'année précédente, de son voyage en Italie et en Grèce avec le professeur Mahaffy. Les _Poèmes_ firent grand bruit dans les cercles littéraires londoniens. Wilde fut très discuté. Pour les uns, son oeuvre n'était que la réunion des informes essais d'un collégien sans originalité, rejetant en hâte dans la circulation ce qu'il avait pu s'assimiler plus ou moins étroitement des idées et de la civilisation des Anciens. Pour d'autres, les _Poèmes_ affectaient la plus fausse, la plus artificielle recherche d'originalité. On y voyait, à les entendre, régner ce style alambique, contourné, bizarre que fut jadis celui de Lily et des Euphuistes, de Gongora et des Précieuses, et tout cela réussissait mal à masquer le vide d'une âme incapable de penser par elle-même. Pour un troisième groupe enfin, il fallait voir dans les _Poèmes_ comme «l'Evangile d'un nouveau Credo». Wilde n'était-il pas l'apôtre et le pontife de l'art pour l'art, l'homme qui faisait bon marché du «puissant empire aux pieds d'argile», de la «petite île désertée par toute chevalerie»? Chez lui plus de patriotisme, plus de haine invétérée du Papisme... ... «_Parmi ses collines_ (de l'Angleterre), disait un de ses sonnets, _s'est tue cette voix qui parlait de liberté. Oh! quitte-la, mon âme, quitte-la! Tu n'es point faite pour habiter cette vile demeure de trafiquants où chaque jour_ «_On met en vente publique la sagesse et le respect, où le peuple grossier pousse les cris enragés de l'ignorance contre ce qui est le legs des siècles._ «_Cela trouble mon calme. Aussi mon désir est-il_ _de m'isoler dans des rêves d'art et de suprême culture, sans prendre parti ni pour Dieu ni pour ses ennemis_[1].» [Note 1: _Théoretikos._] On ne pouvait lui refuser toute attache dans le passé et ce culte des choses d'autrefois qui est une partie du patrimoine intellectuel de l'artiste. S'il ne voulait prendre parti ni pour Dieu ni pour ses ennemis, son dédain de la bataille vile, des cris enragés de l'ignorance, érigeait une sorte d'autel au passé «_Esprit de beauté, reste encore un peu, chantait-il dans son Jardin D'Eros, ils ne sont pas tous morts, tes adorateurs de jadis. Il en vit encore un petit nombre de ceux à gui le rayonnement de ton sourire est préférable à des milliers de victoires, dussent les nobles victimes tombées à Waterloo, se redresser furieuses contre eux. Reste encore, il en survit quelques-uns_ «_Qui pour toi donneraient leur part d'humanité et te consacreraient leur existence. Moi, du moins, j'ai agi ainsi. J'ai fait de tes lèvres ma nourriture de tous les jours et dans tes temples j'ai trouvé un festin somptueux, tel que n'eût pu_ _me le donner ce siècle affamé, en dépit de ses doctrines toutes neuves où tant de scepticisme s'offre sous une forme si dogmatique_. «_Là ne coule aucun Céphise, aucun Hissus. Là ne se retrouvent point les lois du blanc Colonos. Jamais sur nos blêmes collines ne croit l'olivier, jamais un pâtre simple ne fait gravir à son taureau mugissant les hautes marches de marbre et l'on ne voit point par la ville les rieuses jeunes filles t'apporter la robe brodée de crocus_...» Peut-être cet amour de l'antiquité, ce dédain du mercantilisme moderne, on eût pu de l'autre côté de la Manche les pardonner à Oscar Wilde s'il avait accepté de suivre la foule dans quelques-unes de ses ruées contre ce qu'elle haïssait. Mais là encore l'abîme s'ouvrait entre Wilde et ses contemporains. Il a depuis exprimé ce regret que son père l'eût empêché alors de se faire catholique, seul contrepoids aux déviations qui allaient faire dérailler son âme sur les chemins de la vie. La démonstration de cette tendance à une conversion catholique n'est pas inscrite dans ses _Poèmes_ mais de leur lecture il résulte nettement que Wilde avait rapporté d'Italie le respect et le regret des âges passés de la Papauté. Il appartenait à cette petite élite protestante d'artistes et de musiciens à qui il parut, après 1870, qu'il y avait quelque chose de rompu dans l'esthétique romaine et qu'avec son Pontife-Roi Rome avait perdu un de ses plus beaux fleurons. _Pour moi_, dit Wilde, _pèlerin des mers du Nord, quelle joie de me mettre tout seul à la recherche du temple merveilleux et du trône de celui qui tient les clés redoutables_. _Alors que tout brillants de pourpre et d'or, défilent et prêtres et saints cardinaux et que porté au-dessus de toutes les têtes arrive le doux pasteur du troupeau_. _Quelle joie de voir, avant que je meure, ce seul roi qui soit oint par Dieu et d'entendre les trompettes d'argent sonner triomphalement sur son passage_. _Ou lorsqu'à l'autel du sanctuaire, il élève le signe du mystérieux sacrifice et montre aux yeux mortels un Dieu sous le voile du pain et du vin_. Aussi chez le poète, quelle désillusion lorsqu'il voit dans là cité «couronnée par Dieu, découronnée par l'homme», flotter «l'odieux drapeau rouge, bleu et vert». Ce n'est pas qu'il ait abjuré le culte de la liberté, mais il n'a jamais aimé celle-ci pour elle-même. Il n'est que «sur certains points» avec ces Christs qui meurent sur les barricades. Il n'aime guère les enfants de la Liberté «dont les yeux mornes ne voient rien si ce n'est leur misère sans noblesse, dont les esprits ne connaissent rien, n'ont souci de rien connaîtra». En somme, _Malgré cette démangeaison moderne de liberté, je préfère le gouvernement d'un seul, auquel tous obéissent, à celui de ces démocrates braillards qui trahissent notre indépendance par les baisers qu'ils donnent à l'anarchie!_ Ce qui lit vibrer son coeur, c'est que _...Le grondement de les démocraties. Les règnes de la Terreur, les grandes anarchies, reflètent pareilles à la mer mes passions les plus fougueuses et donnent à ma rage un frein. Liberté! pour cela uniquement tes cris discordants Enchantent mon âme jusqu'en ses profondeurs. Sans cela tous les rois pourraient, au moyen du knout ensanglanté et des traitreuses mitraillades, dépouiller les nations de leurs droits inviolables,_ «_Que je resterais sans m'émouvoir _...» C'était un irréductible aristocrate, de cet «heureux petit nombre» qui concentre autour de soi la joie de vivre. Et voilà pourquoi le monde, se vengeant, lui fut si cruel! Albert Savine. HÉLAS Être entraîné à la dérive de toute passion jusqu'à ce que mon âme devienne un luth aux cordes tendues dont peuvent jouer tous les vents, c'est pour cela que j'ai renoncé à mon antique sagesse, à l'austère maîtrise de moi-même. A ce qu'il me semble, ma vie est un parchemin sur lequel on aurait écrit deux fois, où en quelque jour de vacances, une main enfantine aurait griffonné de vaines chansons pour la flûte ou le virelai, sans autre effet que de profaner tout le mystère. Sûrement il fut un temps où j'aurais pu fouler les hauteurs ensoleillées, où parmi les dissonances de la vie, j'aurais pu faire vibrer une corde assez sonore pour monter jusqu'à l'oreille de Dieu! Ce temps-là est-il mort? Hélas! faut-il que pour avoir seulemeut effleuré d'une baguette légère le miel de la romance, je perde tout le patrimoine dû à une âme. LE JARDIN D'ÉROS Nous voici en plein printemps, au coeur de juin; pas encore les travailleurs hâlés ne se hâtent sur les prairies des hauteurs, où l'opulent automne, saison usurière, ne vient que trop tôt offrir aux arbres l'or qu'il a mis de côté, trésor qu'il verra disperser par la folle prodigalité de la brise. Il est bien tôt, vraiment! l'asphodèle, enfant chérie du Printemps, s'attarde pour piquer la jalousie de la rose; la campanule, elle aussi, tient déployé son pavillon d'azur. Et, pareil à un fêtard égaré, perdu, que ses frères ont laissé là, pour s'enfuir des bosquets, d'où les a chassés la grive, messagère de juin, seul, un pâle narcisse reste là, tout apeuré, tapi dans un coin d'ombre, où des violettes, presque inquiètes de leur propre beauté, se refusent à regarder face à face l'or du soleil, par effroi d'une trop forte splendeur. Ah! c'est bien là, ce me semble, --que viendraient se poser les pieds de Perséphoné, quand elle est lasse des prairies sans fleurs de Pluton,--là que danseraient les adolescents arcadiens, là qu'un homme pourrait trouver le mystère secret de l'éternelle volupté, ce secret que les Grecs ont connu. Ah! vous et moi, nous pourrions le découvrir ici, pour peu que l'Amour et le sommeil y consentent. Ce sont là les fleurs qu'Héraklèsen deuiisema sur la tombe d'Hylas, l'ancolie, avec toutes ses blanches colombes agitées d'un frisson, quand la brise les a froissées d'un baiser trop rude, la mignonne chélidoine qui, dans son jupon jaune, chante le crépuscule du soir, et le lilas en robe de grande dame,--mais laissons-les fleurir à l'écart, laissons là-bas, les spirales de la rose trémière, aux rouges dentelures, agiter sans bruit leurs clochettes, sans quoi l'abeille, son petit carillonneur, irait chercher plus loin quelque autre divertissement; l'anémone qui pleure dès l'aube, comme une jolie fillette devant son galant, et ne laisse, qu'à grand'peine les papillons ouvrir toutes grandes, auprès d'elle, leurs ailes bigarrées, laissons-la languir dans la pâle virginité, La neige hivernale lui plaira mieux que des lèvres comme les tiennes, dont la brûlure ne saurait que la flétrir. Va-t-en plutôt cueillir cette fleur amoureuse qui s'épanouit solitaire, et que le vent, entremetteur, poudre de baisers savoureux qui ne sont pas de lui. Les liserons aux fleurs en forme de trompette, et qu'aiment tant les jeunes filles; la reine des prés, à la teinte de crème, plus blanche que la gorge de Junon, odorante autant que l'Arabie entière; l'hyacinthe, que les pieds de Diane chasseresse hésiteraient à fouler, même à la poursuite du plus beau des daims tachetés, la marjolaine en bouton, dont un seul baiser suffirait à embaumer les lèvres de la déesse de Cythère, et rendre jaloux Adonis,--cela, c'est pour ton front,--et pour te faire une ceinture,--voici ce flexible rameau de clématite pourpre, dont la couleur somptueuse efface de son éclat le roi de Tyr,--et ces digitales aux corolles retombantes,--mais pour cet unique narcisse, que laissa tomber de sa robe la saison printanière, lorsqu'elle entendit avec effarement, dans les bois où elle régnait, résonner le chant ardent, orageux de l'oiseau d'été. Ah! qu'il te soit un souvenir subtil de ces jours charmants de pluie et de soleil, alors qu'avril riait a travers ses larmes, en voyant la précoce primevère quitter d'un pied furtif les racines tortueuses des chênes, et envahir la forêt, au point que malgré ses feuilles jaunies et froissées, elle se couvrait d'un or étincelant. Non, lu peux le cueillir aussi. Il n'a pas même la moitié de ton charme, ô toi l'idole de mon âme, et quand tes pieds seront las, les anchuses tisseront leurs tapis les plus brillants; pour toi, les chèvrefeuilles oublieront leur orgueil et voileront leur lacis confus, et tu marcheras sur les pensées bariolées. Et je couperai un roseau dans le ruisseau de là-bas, et je rendrai jaloux les dieux des bois; le vieux Pan se demandera quel est ce jeune intrus qui s'enhardit à chanter dans ces retraites plus creuses où jamais homme ne devrait risquer un pied le soir, par crainte de surprendre Artémis et sa troupe aux corps de marbre. Et je te coulerai pourquoi la jacinthe se revêt d'une aussi morne parure de gémissements plaintifs; pourquoi l'infortuné rossignol s'interdit de lancer son chant eh plein jour, et préfère pleurer seul, alors que dort la rapide hirondelle et que les riches font la fête; et pourquoi le laurier tremble en voyant des lueurs d'éclair à l'Orient. Et je chanterai comment la triste Proserpine fut mariée à un grave, à un sombre maître et seigneur. Des prairies infernales semées de lotus j'évoquerai Hélène aux seins d'argent, et aussi tu verras cette beauté fatale, pour qui deux puissantes armées se heurtèrent d'un choc terrible, dans l'abîme de la guerre. Puis je te chanterai ce conte grec où Cynthia s'éprend du jeune Endymion, et s'enveloppant d'un voile gris de brouillards, se bute vers les cimes du Latmos, dès que le soleil quitte son lit de l'Océan, pour s'élancer à la poursuite de ces pieds pâles et légers qui se fondent sous son étreinte. Et si ma flûte est capable de verser une douce mélodie, nous pourrons voir face à face celle qui, en des temps bien lointains, habita parmi les hommes, près de la mer Égée, et dont la triste demeure au portique ravagé, au mur dépouillé de sa frise, aux colonnes croulées, domine les ruines de cette cité charmante, ceinte de violettes. Esprit de beauté, reste encore un peu: ils ne sont pas tous morts, tes adorateurs de jadis; il en vit encore un petit nombre, de ceux pour qui le rayonnement de ton sourire est préférable à des milliers de victoires, dussent les nobles victimes tombées à Waterloo se redresser furieuses contre eux; reste encore, il en survit quelques-uns, qui pour toi donneraient leur part d'humanité, et te consacreraient leur existence. Moi, du moins, j'ai agi ainsi. J'ai fait de tes lèvres ma nourriture de tous les jours, et dans tes temples j'ai trouvé un festin somptueux, tel que n'eût pu me le donner ce siècle affamé, en dépit de ses doctrines toutes neuves, où tant de scepticisme s'offre sous une forme si dogmatique. Là, ne coule aucun Cephise, aucun Ilissus; là ne se retrouvent point les bois du blanc Colonos. Jamais sur nos blêmes collines ne croit l'olivier, jamais un pâtre simple ne fait gravir à son taureau mugissant les hautes marches de marbre; on ne voit point par la ville les rieuses jeunes filles t'apporter la robe brodée de crocus. Pourtant, reste encore. Car l'enfant qui t'aima le mieux, dont le seul nom devrait être un souvenir capable de te retenir [2], dort dans un repos silencieux, au pied des murs de Rome, et la mélodie pleure d'avoir perdu sa lyre la plus douce; nul ne saurait manier le luth d'Adonais, et le chant est mort sur ses lèvres. [Note 2: Il s'agit de John Keats (1795-1821) dont nous publierons prochainement les _Poèmes_.] Non, à la mort de Keats, il restait encore aux Muses une voix argentine pour chanter sa thrénodie, mais hélas! nous la perdîmes trop tôt, en cette nuit déchirée par la foudre, en cette mer rageuse, Panthéa vint réclamer comme son bien celui qui l'avait chantée, et fermer la bouche qui l'avait louée [3]; depuis lors, nous allons dans la solitude, nous n'avons plus que ce coeur ardent, cette étoile matinale de l'Angleterre ressuscitée, dont le clair regard, derrière notre trône croulant, et les ruines de la guerre, vit les grandes formes grecques de la jeune Démocratie surgir dans leur puissance comme Hespérus, et amener la grande République [4]. A lui du moins tu as enseigné le chant. [Note 3: Shelley.] [Note 4: Swinburne qui, à côté des _Poèmes et Ballades_, est l'auteur d'une tragédie, _Atalante à Calydon_, dont nous avons en préparation une traduction.] Et il t'a accompagné en Thessalie, et il a vu la blanche Atalante, aux pieds légers, à la virginité impassible et sauvage, chasser le sanglier armé de défenses. Son luth, aussi doux que le miel, a ouvert la caverne dans la colline creuse, et Vénus rit de savoir qu'un genou fléchira encore devant elle. Et il a baisé les lèvres de Proserpine et chanté le _requiem_ du Galiléen. Ce front meurtri, taché de sang et de vin, il l'a découronné. Les Dieux de jadis ont trouvé en lui leur dernier, leur plus ardent adorateur, et le signe nouveau s'efface et pâlit devant son vainqueur. Esprit de Beauté, reste encore avec nous. Elle n'est point encore éteinte, la torche de la poésie. L'étoile qui surgit par-dessus les hauteurs de l'Orient défend invinciblement ses armoiries argentées, contre les ténèbres qui s'épaississent, contre la fureur des ennemis. Oh! reste encore avec nous, car, au cours de la nuit longue et monotone, Morris[5], le doux et simple enfant de Chaucer, l'aimable héritier des pipeaux mélodieux de Spencer, a souvent charmé par ses tendres airs champêtres l'âme humaine en ses besoins et ses détresses, et des champs de glace, lointains et dénudés, a rapporté assez de belles fleurs pour faire ensemble un paradis terrestre. [Note 5: William Morris, poète et ouvrier d'art, auteur du poème _L'Histoire de Sigurd le Volsung_ et _La chute des Niebelungen_, 1877.] Nous les connaissons tous, Gudrun, la fiancée des hommes forts, et Aslaug, et Olfason, nous les connaissons tous, et comment combattait le géant Grettir, et comment mourut Sigurd, et quel enchantement tenait le roi captif, quand Brynhild luttait avec les puissances qui déclarent la guerre à toute passion. Ah! que de fois, pendant les heures d'été, les longues heures monotones, alors que le midi, s'amourachant d'une rose de Damas, oublie de reprendre sa marche vers l'Ouest, si bien que la lune, pâle usurpatrice, élargissant sa tache, change son mince croissant en un disque d'argent, et réprimande son char paresseux,--que de fois, dans l'herbe fraîche et drue, bien loin du jeu de cricket et des bruyants canotiers, à Bagley, où les campanules devancent un peu l'époque de l'accouplement pour les merles et s'attardent à attendre l'hirondelle, où le bourdonnement d'innombrables abeilles vibre dans la feuillée, je suis resté à m'abandonner aux contes rêveurs que tisse sa fantaisie. Et à travers leurs infortunes imaginaires, et leurs douleurs fictives, j'ai pleuré sur moi-même, puis retrouvé la bonne humeur dans une simple gaîté, en voyageant sur cette mer aux mille teintes. Je sentais en moi la force et la splendeur de la tempête, sans avoir à en subir les désastres, car le chanteur est divin. Le petit rire que fait entendre l'eau en tombant, n'est point aussi musical, et l'or liquide qui s'accumule en piles serrées dans la mignonne cité de cire n'a pas tant de douceur. Les vieux roseaux à demi desséchés qui se balançaient en Arcadie, dès que ses lèvres les touchent, exhalent une harmonie toute nouvelle. Esprit de beauté, attarde-toi encore un peu, bien que les marchands trompeurs du commerce profanent de leurs routes de fer notre île charmante, et qu'ils rompent les membres de l'Art sur des roues tournoyantes, hélas! bien que les usines bondées propagent l'ignorance, ver rongeur qui tue l'âme, oh! reste encore. Car il est au moins un homme,--il tire son nom de Dante et du séraphin Gabriel, et son double laurier brûle d'une flamme impérissable pour éclairer ton autel. Celui-là t'aime bien, qui vit le vieux Merlin se prendre au piège de Viviane, et les anges aux pieds blancs descendre les marches d'or[6]. [Note 6: Gabriel Dante Rosetti.] Il t'aime si bien que l'univers doit se couvrir de vêtements aux couleurs somptueuses, et le Chagrin prendre un diadème de pourpre, ou, sans cela, il cesserait d'être le Chagrin; et le Désespoir devrait dorer ses cornes, et la Douleur, pareille à Adon, serait belle même dans son excès. Tel est l'empire qu'exercent les Peintres, tel est l'héritage que possède notre solennel Esprit, car avec toute sa pitié, son amour, sa lassitude, il est un miroir plus fidèle de son siècle que ne le sont les Peintres dont le talent ne peut prétendre à un but plus haut que la copie des banalités, incapable qu'il est de représenter l'âme avec ses terribles problèmes. Mais ils sont en petit nombre, et tout romanesque s'est dissipé. Les hommes peuvent faire des prophéties au sujet du soleil, des leçons sur les taches, enseigner comment les atomes sans âme parcourent isolément un vide infini, comme de chaque arbre a fui la nymphe éplorée, pourquoi nulle naïade ne montre plus sa tête parmi les roseaux d'Angleterre. A mon gré, ces modernes Actéons se vantent trop tôt d'avoir surpris les secrets de la Beauté: faut-il, parce que nous avons analysé l'arc-en-ciel et dépouillé la lune de son mystère le plus ancien, le plus chaste, que moi, le dernier Endymion, je perde tout espoir, parce que des yeux impertinents ont lorgné ma maîtresse à travers un télescope? A quoi nous sert-il que ce siècle scientifique ait fait irruption par nos portes avec tout son cortège de miracles modernes? Peut-il apaiser un amant au coeur brisé? Peut-il, en toute sa durée, faire quoi que ce soit pour rendre une existence plus belle, la faire plus divine un seul jour? Mais maintenant le siècle d'argile reparaît, ramené par un cycle horrible: la Terre a engendré une nouvelle et bruyante progéniture de Titans ignorants, que leur origine impure lance encore une fois contre l'auguste hiérarchie qui siégeait sur l'Olympe. Ils ont fait appel à la Poussière, et c'est de cet arbitre infécond qu'ils doivent attendre la sentence. Qu'ils tâchent, s'ils en sont capables, de faire sortir de la lutte naturelle et du hasard sans raison la nouvelle règle de l'idéal pour l'homme! Il me semble que ce n'était point là mon héritage, car j'avais été nourri d'une façon tout opposée. Mon âme va des hauteurs suprêmes de la vie vers un but plus élevé. Vois, pendant que nous parlions, la Terre a détourné du Dieu sa face, et la barque d'Hécate a surgi avec sa charge argentée, jusqu'à ce qu'enfin le jour jaloux en éteignît toutes les torches. Je n'ai point remarqué la fuite des heures; pour les jeunes Endymions, les doigts paralysés du Temps égrènent en vain son rosaire de soleils. Regardez comme l'iris jaune penche languissamment sa gorge en arrière, pour appeler le baiser de son page perfide, la libellule, alors que celle-ci, pareille à une veine bleue sur le poignet blanc d'une jeune fille, dort sur la primevère neigeuse qui est née cette nuit et qui commence à s'enflammer du rouge ardent de la honte, et va mourir en pleine lumière. Allons-nous-en. Déjà se profilent sur le pâle bouclier du ciel décoloré les brillantes fleurs de l'amandier. Le râle des prés, tapi dans l'herbe encore respectée de la faux, répond à l'appel de sa compagne; les courlis réveillés en sursaut franchissent d'un vol irrégulier le ruisseau couvert de brouillards, et dans son lit de roseaux, l'alouette, joyeuse de voir poindre le jour, éparpille dans l'herbe les perles de la rosée, et toute tremblante d'extase, va saluer le Soleil, qui bientôt, sous sa complète armure d'or, va sortir de cette tente couleur orangée, que voici dressée là-bas vers l'Orient en feu. Vois, la frange rouge apparaît sur les hauteurs attentives. Voici le Dieu, et dans son amour pour lui, la bruyante alouette est déjà hors de vue et remplit de ses chants cette vallée de silence. Ah! il y a dans le vol de cet oiseau plus d'une chose qu'on ne saurait apprendre dans une cornue. Mais l'air fraîchit. Partons, car bientôt les bûcherons seront ici. Quelle nuit de juin nous avons vécue! LA NOUVELLE HÉLÈNE Où donc étais-tu, pendant qu'autour des murs de Troie, les fils des Dieux se battaient en cette grande emprise? Pourquoi reviens-tu fouler notre terre à nous? As-tu oublié cet adolescent passionné, et sa galère aux voiles de pourpre, et son équipage tyrien, et les yeux moqueurs de la perfide Aphrodite? Car c'est assurément toi qui, pareille à une étoile suspendue dans le silence argenté de la nuit, entraînas la chevalerie et l'énergie du monde antique au milieu des clameurs et des torrents de sang de la guerre. Ou bien régnais-tu sur la lune chargée de feu? Ton temple a-t-il été bâti dans l'amoureuse Sidon, au-dessus de la lumière et du rire de la mer? Est-ce là que, voilée par le treillis fait d'écarlate aux mailles d'or, quelque jeune fille aux membres bruns brodait une tapisserie pendant toute la durée des heures vides et lourdes du plein jour, jusqu'à ce qu'enfin sa joue s'allumât des flammes de la passion, et qu'elle se levât pour recevoir, sur ses lèvres salées par l'embrun, le baiser d'un joyeux matelot cyprien, revenu sain et sauf de Calpé et des falaises d'Héraklès? Non, tu es bien Hélène elle-même et non point une autre; c'est pour toi que mourut le jeune Sarpédon, et que l'âge viril de Memnon fut fauché prématurément. C'est pour toi qu'Hector au cimier d'or tenta de vaincre le fils de Thétis dans cette course fatale, dans la dernière année de la captivité. Oui, aujourd'hui encore l'éclat de ta renommée flamboie dans ces plaines d'asphodèles flétries, où les grands princes, si bien connus d'Ilion, entrechoquent des fantômes de boucliers, en t'appelant par ton nom. Où donc étais-tu? Dans cette terre enchantée dont Calypso la délaissée connaissait les vallons endormis, où jamais faucheur ne se lève pour saluer le jour, mais où l'herbe intacte s'emmêlait confusément, où le berger mélancolique voyait ses hauts épis rester debout jusqu'au temps où le rouge de l'été faisait place aux teintes grises de la sécheresse? Étais-tu étendue là-bas, près de quelque source léthéenne, tout entière à tes souvenirs d'autrefois, au craquement des lances qui se brisent, à l'éclair soudain d'un heaume fracassé, au cri de guerre des Grecs? Non, tu avais pour retraite cette colline creuse que tu habitais avec celle dont on a perdu tout souvenir, cette reine découronnée que les hommes appellent l'Erycine, cachée si loin que tu ne pouvais jamais voir la face de celle dont aujourd'hui, à Rome, les nations révèrent en silence les autels décrépits, de celle à qui l'amour n'apporta nulle joie, nulle volupté, de celle qui ne connut de l'amour que l'intolérable souffrance, pour qui ce fut seulement une épée qui lui fendit le coeur, et qui n'en eut que la douleur de l'enfantement. Les feuilles de lotus qui guérissent de la mort, tu les tiens à la main. Oh, sois bonne pour moi, pendant que je me sais encore à l'été de ma vie, car c'est à peine si mes lèvres tremblantes laissent passer un souffle capable de faire retentir de ton éloge la trompette d'argent, tant je suis courbé devant ton mystère, tant je suis ployé, brisé sur la terrible roue de l'amour, et je n'ai plus d'espoir, plus le coeur de chanter. Pourtant je ne me soucie point quel désastre le temps peut amener, si tu me permets de m'agenouiller dans ton temple. Hélas! tu refuses de t'arrêter ici, mais comme cet oiseau serviteur du soleil, et qui fuit devant le vent du nord, de même tu vas fuir loin de notre terre maudite et morne pour regagner la tour où jadis tu te plaisais tant, et retrouver les lèvres rouges du jeune Euphorion. Et pour moi, je ne verrai plus jamais ta face; il me faudra rester en ce jardin plein de poisons, poser sur mon front la couronne d'épines de la douleur, jusqu'à ce que ma vie sans amour se soit écoulée tout entière. O Hélène, Hélène, Hélène! Encore un peu, encore un peu de temps! Reste ici jusqu'à ce que le jour vienne, et que les ombres s'enfuient, car dans la lumière ensoleillée de ton rassurant sourire, je n'ai nulle pensée, nulle crainte au sujet du ciel ou de l'enfer, puisque je ne connais d'autre divinité que toi, que celui aux pieds duquel les planètes fatiguées se meuvent, entraînées dans des filets d'or, que l'esprit incarné de l'amour spirituel, qui a fixé son séjour de volupté dans ton corps. Ta naissance ne fut point celle des femmes ordinaires, mais ceinte de la splendeur argentée de l'écume, tu surgis des abîmes des mers azurées, et à ta venue, quelque étoile immortelle, à la chevelure de flamme, rayonna dans les cieux d'Orient, et réveilla les pâtres de l'île qui fut ta patrie. Tu ne mourras point. Pas de venimeux aspic d'Égypte pour ramper à tes pieds et infecter la pureté de l'air; ta chevelure ne sera, point salie des mornes fleurs du pavot, ces hérauts qui, vêtus d'écarlate, annoncent l'éternel sommeil. Lis d'amour, pur, inviolé, tour d'ivoire, rose rouge de feu, tu es venue ici-bas illuminer nos ténèbres. Car pour nous, qu'enserrent de près les vastes filets du destin, nous qui sommes las d'attendre que vienne le désiré des nations, nous errions au hasard dans l'obscure demeure, nous cherchions à tâtons quelque calmant endormeur pour les existences manquées, pour les misères qui s'éternisent jusqu'au jour où reparut devant nous, sur ton autel relevé, la blanche splendeur de ta beauté. CHARMIDÈS I C'était un adolescent grec, et il revenait à la maison, avec des figues pulpeuses et du vin de Sicile. Il se tenait à la proue de la galère, et laissait inconsciemment l'embrun souffler à travers ses grosses boucles brunes, et avec un dédain d'enfant pour la vague et le vent, de son siège tout dégouttant d'eau, il guettait à travers la nuit humide et orageuse. Enfin, à la lueur de l'aube, il vit une lance polie se dessiner comme un mince filet d'or sur le ciel, et il hissa la voile, il tendit les cordages criards, commanda au pilote de naviguer vivement contre la forte brise du nord, et pendant tout le jour il se tint à son poste, dirigeant du rythme de ses chants les mouvements des rameurs. Et quand du rouge apparut sur les vagues contours des collines corinthiennes, il mit à l'ancre dans une petite baie à fond de sable, posa sur sa tête une couronne d'olivier fraîchement coupé, puis il tira du réduit sa tunique de lin et ses sandales aux semelles d'airain, et une riche robe teinte du suc des poissons; il l'avait achetée à quelque marchand au teint de suie, sur le quai ensoleillé de Syracuse, et elle était ornée de broderies tyriennes. Puis, il se fraya passage parmi les marchands curieux, à travers les bois au doux feuillage argenté, et quand le jour fatigué eut achevé son tissu compliqué de nuages cramoisis, il monta la colline escarpée, et d'un pas alerte et silencieux, il se glissa vers le temple, inaperçu de la foule des prêtres affairés, et à l'abri d'une sombre cachette, il contempla ces jeunes bergers, ses turbulents camarades de jeux, qui apportaient les prémices de leurs petits troupeaux, il vit le timide berger jeter sur la flamme le sel crépitant, ou suspendre au mur du temple sa houlette sculptée, en l'honneur de celle qui éloigne de la ferme et de l'étable le loup perfide, aux dents aiguisées par la faim. Puis, les jeunes filles aux voix claires se mirent à chanter et chacun apporta à l'autel quelque pieuse offrande, une coupe en bois de hêtre, pleine d'un lait écumant, une belle étoffe où étaient ingénieusement représentés des chiens en chasse, un rayon de miel tout débordant d'or encore liquide que l'abeille avait à peine fini de travailler, ou une outre noire, pleine d'huile, préparée pour les lutteurs, la dépouille hérissée, ornée de ses défenses, d'un énorme sanglier, dérobée à Artémis, cette vierge jalouse, pour plaire à Athéné, et la peau tachetée d'un grand daim, que la flèche était allée atteindre au milieu d'un bosquet de la montagne. Et alors le héraut fit un appel, et des colonnes du portique s'avancèrent un à un les Grecs joyeux, enchantés d'avoir fait leurs modestes offrandes. Et le vieux prêtre éteignit la flamme languissante, à l'exception de la lampe unique, rubis tremblotant, qui brillait perpétuellement dans la cella. Les sons perçants des lyres s'amoindrirent sous le vent, à mesure que les campagnards s'éloignaient en dansant. Et d'un bras vigoureux, le gardien ferma les portes de bronze poli. Charmidès resta longtemps immobile, osant à peine respirer, écartant le bruit cadencé que faisaient en tombant les gouttes de vin elles pétales de roses qui se détachaient des guirlandes, pendant que la brise nocturne errait par le sanctuaire. On eût dit qu'il était évanoui dans une sorte d'extase, lorsqu'enfin la pleine lune apparut tout entière par l'ouverture du toit, Et inonda de ses flots de lumière le pavé de marbre. Alors l'aventureux adolescent s'élança de sa cachette, et ouvrant toute grande la porte de cèdre sculpté, il se vit devant une terrible image, au vêtement couleur de safran, en complète armure de bataille. Le griffon efflanqué brillait au sommet du vaste casque et la longue lance qui sème le naufrage et la ruine semblait une verge rougie au feu. La tête de Gorgone, faite de pierre et d'acier, ouvrait largement ses yeux morts, entrelaçait sur le bouclier ses horribles serpents, et restait bouche béante, les lèvres exsangues, glacées dans une impuissante fureur, pendant que, tout effarée, la chouette aux yeux éblouis, qui se trouvait aux pieds de la statue, poussait son ululement aigu. Le pêcheur solitaire qui ranimait son fanal, bien loin en mer, au large de Sunium, ou qui jetait le filet à prendre les thons, entendit le pas d'airain de chevaux qui frappait les vagues, et vit un terrible éclair déchirer les plis multiples des rideaux de la nuit, et il s'agenouilla sur la poupe étroite, et dans sa peur sacrée, il fit une prière. Et les amants coupables, au milieu même de leur étreinte, oublièrent un instant leurs furtives caresses, s'imaginant avoir entendu le cri plein de menace et de colère de Diane; et les rudes veilleurs, sur leurs sièges élevés, se hâtèrent vers leurs boucliers, ou tendirent leurs cous hérissés d'une barbe noire par-dessus l'ombre des créneaux. Car tout autour du temple roulait un cliquetis d'armes, et les douze Dieux sursautèrent d'effroi dans leur marbre. L'air retentit d'appels discordants. Enfin le vaste Poséidon brandit sa lance et les chevaux qui bondissent sur la frise se mirent à hennir, et du cortège équestre arriva un bruit sourd de pas qui se hâtent. Prêt à la mort, il resta immobile, les lèvres entr'ouvertes, tout heureux qu'à un tel prix il pût voir ce calme et vaste front, cette redoutable virginité, la merveille de cette chasteté impitoyable. Ah! certes il était heureux, car jamais, depuis le jeune prince-berger de Troie, créature humaine n'avait eu sous les yeux un spectacle aussi étonnant. Il restait immobile, prêt à mourir, mais soudain l'air devint silencieux, les chevaux cessèrent de hennir; il repoussa en arrière son épaisse chevelure; il rejeta les vêtements qui couvraient ses membres, car quel est celui qu'un tel amour ne forcerait pas à tout oser; et il lui boucha la gorge, et de ses mains sacrilèges il défit la cuirasse, et la robe de couleur safran, et mit à nu les seins polis, et enfin le péplos glissa de la taille et laissa voir le secret mystère, celui qu'à nul amant Athéné ne montrera, les grands flancs froids, le croissant des cuisses, les onduleuses collines de neige. Ceux-là qui n'ont jamais commis un pêché d'amoureux, qu'ils ne lisent point mon poème, car leur oreille n'y percevrait qu'un bruit grêle et sans harmonie, et n'y trouverait aucun charme. Mais vous, dont les joues fanées gardent encore la trace d'un sourire, vous qui avez appris ce que c'est qu'Eros, vous autres, écoutez-moi encore un peu. Il resta encore un court instant à contempler de ses yeux avides la statue polie, jusqu'à ce qu'à force de regarder de telles splendeurs, sa vision devînt confuse, et alors ses lèvres affamées de volupté se rassasièrent sur les lèvres de la statue, et il jeta ses bras autour du cou rond comme une tour, et ne se soucia plus de mettre un frein à la volonté de sa passion. Jamais, me semble-t-il, amant n'eut un rendez-vous pareil, car pendant toute la nuit, il murmura des mots aussi doux que le miel, et il vit les membres au dessin si pur que nul n'avait touchés, et sans que rien l'en empêchât, il baisa le corps pâle, aux reflets d'argent, et il promena ses mains sur les seins polis, et appuya son front brûlant sur la froide, la glaciale poitrine. Il lui semblait que des javelines numides traversaient coup coup sur son cerveau affolé, saisi de vertige. Ses nerfs frémissaient comme vibrent les cordes des violons, d'une pulsation exquise, et sa souffrance était une angoisse si douce, qu'il ne put détacher ses lèvres des siennes, qu'à l'heure où passa au-dessus de sa tête l'avertissement de l'alouette. Qui n'a jamais vu l'aube jeter un regard furtif dans une chambre assombrie, qui n'a point tiré le rideau, pour se lever, les yeux mornes et las, d'auprès d'un corps aimé, adoré, tenez pour certain que jamais il ne comprendra ce que je tente de chanter, combien dura son baiser suprême, combien il se plut à prolonger ses caresses. La lune se bordait d'un contour de cristal, signe que les gens de mer tiennent pour un présage de la colère céleste. Les étoiles pâlies s'effaçaient, et à l'horizon déjà éclairé, tremblotaient d'un léger frémissement les ailes de l'aurore prête à fuir, avant que de la cella sombre et silencieuse cet amoureux fût sorti. Il descendit la roche escarpée d'un pied hâtif; il descendit rapidement la pente, le brave jeune homme. Il atteignit la grotte de Pan, et entendit, en passant, las ronflements de l'être aux pieds de chèvre. Il franchit d'un bond un tertre de gazon, et pareil à un jeune paon, il courut vers un bois d'olivier, qui se trouvait dans une vallée ombreuse, non loin de la cité aux beaux édifices. Et il chercha un petit ruisseau bien connu de lui, car plus d'une fois, tout enfant, il y avait pourchassé le grèbe vert à aigrette, ou il y avait attiré dans les mailles d'un filet la truite argentée. Il s'étendit de tout son long parmi les roseaux surpris, tout haletant, le coeur battant d'un effroi mêlé de plaisir, et il attendit le jour, Il resta couché sur la rive verte, laissant sa main distraite plonger dans les remous de l'eau froide et sombre, et bientôt l'haleine du matin vint éventer ses joues brûlantes et rougies, ou jouer étourdiment avec les boucles qui s'emmêlaient sur son front, pendant qu'il regardait dans l'eau avec un étrange, un mystérieux sourire. Et de bonne heure le berger au manteau de laine grossière ouvrit avec le crochet de son bâton les barrières de branches entrelacées, et montant du tas d'ajoncs, une mince guirlande de fumée bleue se déroula dans les airs au-dessus des blés mûrissants. Et sur la colline, le chien jaune de la maison aboya, pendant que le lourd bétail se dispersait parmi la fougère frisée et bruissante. Et quand le faucheur au pied léger se rendit aux champs par les prairies que voilaient comme une dentelle les fils de la rosée, quand les brebis bêlèrent sous le brouillard de la lande, quand le râle des prés se réveilla et s'envola de son nid, des bûcherons aperçurent le jeune homme allongé près du ruisseau, et se demandèrent avec grande surprise comment un adolescent pouvait être aussi beau. Et ils jugèrent qu'il n'était point de la race des mortels, et l'un d'entre eux dit: «C'est le jeune Hylas, ce vagabond infidèle qui, oubliant Héraklès, aura voulu coucher avec une Naïade»; mais d'autres dirent: «Non, c'est Narcisse, épris de lui-même. Ce sont bien là ces lèvres caressantes, purpurines, que nulle femme ne peut tenter.» Et quand ils furent plus près, un troisième s'écria: «C'est le jeune Dionysos, qui aura caché au bord du ruisseau sa lance et sa peau de faon, las de chasser avec la Bassaride, et nous agirions sagement en prenant la fuite: ils ne vivent pas longtemps, ceux qui viennent épier les dieux immortels.» Ainsi donc, ils s'en allèrent, se gardant bien de tourner la tête, et ils contèrent au timide berger comment ils avaient aperçu je ne sais quel dieu de la forêt couché parmi les roseaux, et nul n'osa traverser l'étendue de la prairie, et en ce jour-là, on s'abstint d'abattre un seul olivier, ou de couper des roseaux, et la belle campagne resta déserte, excepté lorsque le serviteur du bouvier, avec son seau bien équilibré sur son dos, vint par bonds légers, et se montra sur l'autre bord; il s'arrêta pour jeter un appel, pensant avoir trouvé un nouveau camarade. Mais ne recevant point de réponse, quelque peu effrayé, le simple enfant reprit sa route. Ou bien, descendant du bosquet tranquille et silencieux, une fillette rieuse s'échappa de la ferme, ne songeant nullement aux mystérieux secrets d'amour, et quand elle aperçut le bras d'une éclatante blancheur, et toute sa virilité, alors d'un long regard d'envie où la passion jetait un défi à sa tendre virginité, elle l'épia un instant, puis s'esquiva songeuse et lasse. De bien loin il entendait le bourdonnement et le tumulte de la cité, puis de temps à autre des rires plus perçants, venus de l'endroit où les jeunes garçons aux membres bruns, dans leur innocente passion, se défiaient à la lutte ou à la course, ou bien parfois le tintement grêle d'une clochette, quand le bélier guidait les brebis vers la fontaine couverte de mousse. À travers les saules grisonnants dansait le moucheron capricieux; du haut de l'arbre, la tourterelle lançait sa monotone stridulation; le rat d'eau, à la fourrure lustrée d'huile, nageait bravement contre le courant, cherchant à découvrir le nid du canard sauvage; de branche en branche sautillait le pinson craintif, et la massive tortue rampait sur le limon. A la brise légère voltigeaient les graines soyeuses, lorsque la faux luisante prenait son élan à travers les vagues de gazon; le merle d'eau faisait jaillir des gouttes en cercle parmi les roseaux, et semait de taches d'argent le miroir qui, dans la forêt, avait à peine reflété l'image des alentours, lorsque du fond de l'eau, la tanche sombre faisait un bond pour atteindre la libellule. Quant à lui, il ne prêtait aucune attention, même quand l'écureuil s'amusait à monter, à descendre sur le tronc du bouleau, quand la linotte avait commencé à chanter pour son compagnon sa plus douce sérénade. Ah! il ne prêtait guère d'attention, car il avait vu les seins de Pallas et la nudité merveilleuse de la Reine. Mais quand le berger rappela ses chèvres vagabondes, en sifflant dans son chalumeau, par-dessus la route pierreuse, quand le lucane sonore, comme un clairon, bourdonna dans l'obscurité croissante, des bois, quand la grue attardée passa comme une ombre pour regagner sa demeure, quand de grosses gouttes de pluie tombèrent lourdement sur les feuilles des figuiers, il se leva. Il quitta la sombre forêt, longea dans les ténèbres les murs de la ferme et la clôture du verger humide ; il arriva enfin à un petit quai, fit monter à bord ses matelots, reprit sa place sur la haute poupe, et gagnant le large, il détendit la voile ruisselante. Il traversa la baie, et quand neuf soleils eurent descendu les degrés de la longue roule d'or, quand neuf lunes pâlies eurent murmuré leurs prières à leurs confesseurs, les chastes étoiles, ou conté leurs secrets les plus chers aux papillons veloutés qui se refusent à voler au grand jour, alors à travers l'écume et l'embrun orageux, arriva une grande chouette aux yeux d'un jaune de soufre. Elle s'abattit sur le vaisseau dont les charpentes craquèrent comme si la voûte avait contenu la charge de trois navires marchands. Elle battit des ailes, et jeta un cri aigu, et aussitôt les ténèbres s'épaissirent dans l'espace. L'épée d'Orion rentra dans son fourreau, et le redoutable Mars lui-même descendit en fuyant. Et la lune se cacha derrière un masque à la teinte de rouille que lui firent des nuages errants. Et du bord de l'océan monta l'aigrette rouge, le vaste beaume cornu, la lance de sept coudées, le bouclier d'airain, et vêtue de toute son armure brillante et polie, Athéné franchit à grands pas l'étendue de la mer effrayée et frissonnante. Aux yeux las du marin, sa chevelure flottante parut semblable au nuage déchiré par la tempête, et ses pieds ne furent que l'écume qui flotte sur les brisants cachés. Et voyant les vagues monter de plus en plus et imprimer au navire un roulis plus violent, le pilote cria au jeune limonier qui tenait la barre de virer du côté d'où venait le vent. Mais lui, l'adultère trop audacieux, le charmant violateur des augustes mystères, en idolâtre épris d'un ardent amour, quand il vit ces grands yeux impitoyables, il fut pris d'une joie bruyante, et jetant ce cri: «Me voici», il s'élança de la haute poupe dans le tumulte des vagues glacées. Alors tomba du haut des cieux une brillante étoile, un danseur se sépara du cercle de la Voie lactée, et sur son char retentissant, dans tout l'orgueil de la divinité vengée, faisant sonner son armure du bruit aigu de l'acier, la pâle déesse reprit le chemin d'Athènes, et quelques bulles montaient en bouillonnant, à l'endroit où était tombé l'adolescent qui s'était épris d'elle. Et le mât trembla quand la grande chouette le quitta en jetant des ululements moqueurs, avant de rejoindre la Reine irritée, et le vieux pilote commanda à l'équipage effrayé de hisser la grande voile et conta qu'il avait vu tout près de la poupe une vaste et indécise apparition. Et pareille à une hirondelle qui rase l'eau dans son vol, le solide navire s'élança à travers la tempête. Et nul ne se hasarda à parler de Charmidès; on crut qu'il s'était rendu coupable de quelque grande faute. Puis quand les marins parvinrent au détroit des Symplégades, ils tirèrent leur galère a sec, et se hâtèrent d'entrer dans la cité par la porte de la douane et d'exposer au marché leurs poteries peintes en argile brune. II Mais un des dieux Tritons, pris de pitié, rapporta sur la terre grecque le corps du jeune noyé. Les sirènes peignèrent sa chevelure alourdie par l'eau, lissèrent son front, rouvrirent ses mains crispées. Plusieurs apportèrent de doux parfums de la lointaine Arabie, et d'autres commandèrent à l'alcyon de chanter sa chanson la plus berceuse. Et quand il fut plus près de sa vieille demeure d'Athènes, surgit soudain une vague puissante, et sur le dos lustré de cette vague se forma une couche d'écume solide, aux teintes irisées d'une étrange fantaisie, et l'enfermant dans son sein de verre, elle l'emporta vent à terre, pareille à un étalon à la blanche crinière qui poursuit un but aventureux. Or, du côté où Colonos se tourne vers la mer, s'étend une longue pelouse bien nivelée; le lapin la connaît, et pour elle l'abeille montagnarde abandonne l'Hymeite. Et le Jaune n'y a point peur, car en aucune heure de la journée, on n'y entend de bruit plus terrible que les cris des jeunes bergers dans leurs jeux. Mais souvent le chasseur au pas furtif, quand il sort du labyrinthe épineux, de l'inextricable fouillis du bois environnant, aperçoit le jeune Hyacinthe lançant le disque poli. Alors il tire son capuchon sur ses yeux coupables et ne se risque point à sonner de sa corne,--ou bien dès les premières lueurs de l'aube, arrivent les Dryades, qui lancent la balle de cuir, le long du rivage semé de roseaux, et entourant quelque Pan aux oreilles de chèvre lui imposent la tâche d'être leur gardien, si elles craignent d'être ravies par l'audacieux Poséidon. Elles délient leurs ceintures, les yeux pleins de crainte et d'effarement, comme si ses bras bleus et sa barbe rouge allaient surgir de la vague. Ça et là dans le roc s'ouvre une caverne que le viorne tapisse de ses clochettes jaunes; la grève est unie, excepté où quelque vague du flux a laissé sa trace légère empreinte sur le sable, comme si elle craignait d'être trop vite oubliée du roseau vert, son compagnon de jeu, et pourtant ce lieu est si petit que l'inconstant papillon pourrait, dès avant midi, ravir à toutes les fleurs leur trésor de miel, sans parvenir à rassasier son amour trop avide, et qu'en moins d'une heure, un jeune mousse débarqué, pour peu qu'il y mît de l'ardeur, pourrait y cueillir de quoi orner d'une guirlande la proue peinte de sa galère, et laisserait la petite prairie presque entièrement dépouillée, car elle n'a point de fleurs somptueuses, excepté les rares narcisses qui se dressent çà et là, parsemant d'étoiles d'argent le gazon jamais fauché, excepté quelques asphodèles qui brandissent de mignons cimeterres. C'est là que vint le déposer le flot, heureux d'avoir subi un si doux esclavage, et il porta l'adolescent là où le sol était vierge de tout contact avec la mer, sur la marge argentée de la grève, et comme un amant qui s'attarde, il vint plus d'une fois baiser ces membres pâles que naguère brûlait une ardeur intense, avant que l'eau de la mer eût éteint cet holocauste, cette flamme qui se nourrissait d'elle-même, cette volupté passionnée, avant que la mort chenue, de son souffle glacé et flétrissant, eût fané ces lis blancs et rouges, qui, alors que le jeune homme errait par la forêt, échangeaient leurs antiennes et répons si charmants. Et quand, à l'aube, les nymphes des bois, se tenant par la main, défilèrent dans le vallon boisé, leur satyre aperçut le corps de l'éphèbe étendu sur le sable. Il redouta une traîtrise de Poséidon; il jeta un cri, et pareilles à de brillants rayons de soleil qui se jouent parmi les branches, toutes les Dryades effarouchées cherchèrent dans la feuillée une retraite sûre, à l'exception d'une blanche jeune fille, qui ne trouva rien de bien terrible à sentir ses seins pressés par la tyrannie amoureuse d'un dieu marin. Elle eût bien voulu prêter l'oreille à ces charmes subtils que tissent les amants insidieux quand ils veulent conquérir une forteresse bien close: elle s'écarta des autres furtivement, et ne crut point que ce fût une faute d'abandonner son trésor à un être aussi beau. Elle s'étendit près de lui, la gorge desséchée par la soif d'amour. Elle l'appela des noms les plus doux, joua avec sa chevelure en désordre, et de ses lèvres brûlantes ravagea la bouche du jeune homme, craignant qu'il ne s'éveillât point, et craignant ensuite qu'il ne s'éveillât trop tôt, s'éloignant, puis, comme l'amour la rendait infidèle à elle-même, elle reprit ses attaques. Et pendant tout le jour, elle resta assise à côté de lui. Elle rit de son nouveau jouet, lui prit la main, lui chanta sa chanson la plus douce, puis fronça le sourcil en voyant cet enfant si peu empressé à enlacer sa virginité. Elle ignorait que depuis trois jours ces yeux-là s'étaient rouverts devant Proserpine; elle ignorait aussi quel sacrilège ces lèvres avaient commis; aussi se dit-elle: «Il va s'éveiller, je le sais fort bien, il s'éveillera le soir, quand le soleil suspendra son rouge bouclier sur la citadelle de Corinthe: ce sommeil n'est qu'un cruel artifice pour se faire aimer davantage, et dans quelque caverne Marine, «à des profondeurs que jamais n'atteint la ligne du pêcheur, déjà quelque énorme triton souffle dans sa conque et avec les branches cristallines qui flottent dans l'Océan, il tresse une guirlande pour orner les piliers d'émeraude de notre lit nuptial; c'est là que, sons une voûte faite d'écume argentée et la tête couronnée de corail, «nous nous asseoirons tous deux sur un trône de perles, et une vague bleue nous servira de dais, et à nos pieds les serpents d'eau s'enrouleront sous leur armure d'améthyste aux mailles de diamant, et nous suivrons des yeux dans leurs mouvements, autour du mât d'une barque engloutie par la tempête, «les muges aux nageoires vermillon, aux yeux qu'on dirait taillés dans l'or, et qui ressemblent à des éclats de lumière cramoisie; l'abîme profond ouvrira les portes de verre de son palais, et nous verrons les dauphins tachetés dormir au bercement des alcyons qui murmurent du haut des rocs, là où Protée, au bizarre costume vert, fait paître son troupeau de monstres, «et les anémones tremblantes aux teintes opalines, qui agitent leurs franges pourprées quand nous posons le pied sur le sol miroitant, et des flottes entières de poissons aux taches d'écailles couleur de feu suivront les cordages flottants de l'épave fracassée, et des grains d'ambre couleur de miel orneront nos membres entrelacés.» Mais quand le seigneur de la guerre, le soleil, passa, déçu en faisant voltiger son pennon aux vives couleurs, avant de rentrer dans sa demeure d'airain, lorsque, une à une, les petites étoiles jaunes apparurent éparses dans les champs du ciel, oh alors elle craignit que ses lèvres à lui refusassent de se désaltérer de ses lèvres à elle, et cria: «Réveille-toi: déjà la pâle lune verse son argent sur les arbres, et la vague s'étend de proche en proche, grise et glacée sur cette grève de sable; les grenouilles croassantes se montrent, et du fond de la caverne l'engoulevent lance son cri aigu; les chauves-souris volètent en tous les sens, et la belette brune aux lianes creux rampe à travers l'ombre du gazon. «Non, bien que tu sois un Dieu, ne te montre point si farouche; car là-bas il est une petite canne qui redit souvent à voix basse comment un jeune charmeur la séduisit un jour sur l'herbe de la prairie et quand il se fut donné tout son cruel plaisir, déploya des ailes d'or toutes bruissantes, et s'envola vers le soleil. «Ne sois pas si timide; le laurier tremble encore des baisers du grand Apollon, et le pin, dont les soeurs groupées couronnent la colline, pourrait en dire long sur le hardi ravisseur que les hommes appellent Borée; et j'ai vu les yeux narquois d'Hermès à travers le feuillage argenté du peuplier. «Même les jalouses Naïades me disent jolie, et chaque matin un jeune galant au teint hâlé me fait la cour, en m'offrant des pommes et des boucles de cheveux; il cherche à vaincre mon dédain virginal, avec les dons qu'aiment les charmantes nymphes des bois; hier encore il m'apporta une colombe au plumage irisé, «aux petits pieds de couleur cramoisie, que le cruel enfant avait dérobée au sommet d'un sycomore, avec sa ponte de sept oeufs tachetés, pendant que le mâle amoureux s'était envolé au loin pour chercher des baies de genièvre, leur nourriture préférée; la guêpe fantasque, la plus hâtive des vendangeuses, a qui cueillent les raisins bleus, n'est pas plus tenace dans sa constance, que ce simple petit berger, à vouloir mes lèvres sans éclat, tant il est joyeux et pur. Ses yeux pleins de vie et de soleil feraient oublier à une Dryade le serment fait à Artémis, tant il est beau, et sa lèvre est faite pour le baiser. «Son front blanc d'argent, comme une lune qui surgit sur les collines obscures du rendez-vous, a la forme d'un croissant. L'ardeur du midi tyrien ne saurait évoquer du bosquet de myrte un époux plus charmant pour la Cythérée. Le premier et soyeux duvet borde ses joues rougissantes, et ses jeunes membres sont forts et bruns. «Et il est riche: des troupeaux bêlants de grasses brebis aux épaisses toisons couvrent ses prairies, et dans sa demeure, bien des pots d'argile pleins de caillé jauni invitent la mouche voleuse à s'ébattre et se noyer. La plaine couverte de trèfle incarnat, lui garde son doux trésor, et il sait jouer du chalumeau d'avoine. «Et pourtant je ne l'aime point. C'était pour toi que je gardais mon amour. Je savais que tu viendrais un jour me délivrer de cette pâle chasteté, ô toi, la plus belle fleur de la vague qui ne fleurit point, de toute la vaste mer Égée, la plus brillante des étoiles dans le ciel azuré de l'Océan, où se reflètent les planètes. «Je savais que tu viendrais, car dès que les branches desséchées bourgeonnèrent, dès que la sève du printemps gonfla ma verte et tendre écorce, ou qu'elle jaillit en myriades nombreuses de fleurs qui raillaient l'heure de minuit par leur forme lunaire, sans rien craindre de l'aurore, dès que les chants ravis du sansonnet «ont réveillé l'écureuil endormi parmi ses provisions de grains, dès que les fleurs de coucou bordèrent d'une frange l'étroite clairière, à travers mes jeunes feuilles une extase de volupté s'épandit comme un vin nouveau, et dans toutes mes veines de mousse battit le pouls agité d'un sang amoureux, et les vents violents de la passion secouèrent la virginité de ma tige svelte. «Les faons vinrent en troupe le soir et posèrent leurs narines fraîches et noires sur mes branches les plus basses, tandis que sur la plus haute, le merle faisait un petit nid de brins d'herbes pour sa compagne. Et de temps en temps un roitelet reposait sur une branche mince, à peine capable de porter un poids si charmant. «Près de moi, les bergers d'Attique donnaient des rendez-vous; sous mon ombre se couchait Amaryllis, et autour de mon tronc Daphnis poursuivait la fillette craintive jusqu'à ce qu'enfin lasse de jouer, elle sentit sa chevelure défaite s'agiter sous un souffle ardent. Alors elle se retournait, regardait et ne cherchait plus à échapper au doux piège. «Aussi viens-t-en en mon embuscade, là où l'entassement de chèvrefeuille sylvestre entrelace une voûte pour les plaisirs de l'amour, où l'ombre frissonnante des myrtes paphiens semble sanctifier les rites les plus tendres de la volupté, là-bas dans les fraîches et vertes retraites de ses asiles les plus profonds, la forêt recèle un petit lac «hanté du merle d'eau, pâturage de l'abeille sauvage, car tout autour de ses bords flottent les grands lis d'un blanc de crème, retenus comme par des ancres vertes par leurs larges feuilles. Chaque corolle est un esquif aux blanches voiles, chargé d'or, avec une libellule placée au timon. N'hésite pas à quitter cette pâle grève que vient baiser la vague. Sûrement cet endroit est destiné «à des amants comme nous; la déesse qui règne à Chypre vient souvent, le bras enlaçant la taille de son jeune amoureux, s'y égarer le soir, et j'ai vu la lune rejeter son vêtement de brouillards devant les yeux du jeune Endymion. Ne crains rien, Diane au pas de panthère ne foule jamais cette clairière inconnue. «Ou, si tu t'y refuses, retournons vers la mer salée, retournons vers la vague tumultueuse, et promenons-nous tout le jour sous la voûte de cristal dont les eaux font un portique à Neptune et contemplons les monstres empourprés de l'abîme dans leurs jeux maladroits, voyons bondir de sa retraite le rusé Xiphias. «Car si ma maîtresse me surprend couchée ici, elle ne montrera nulle hésitation, nulle tendre pitié. Elle déposera l'épieu destiné au sanglier, et de ses doigts sévère, inexorable, elle tendra l'arc de cornouiller, et rapprochant de son sein la fente empennée de la flèche, elle lâchera la corde courbée. Oui, en cet instant même, elle est à ma recherche. «J'entends ses pas qui se hâtent. Debout, soldat, déserteur de la bataille amoureuse, fais-moi boire au moins une longue gorgée du vin de la passion, désaltère mon être assoiffé de ce délicieux nectar qui enivre même les dieux. Viens, mon amour, nous avons encore le temps d'atteindre la demeure bleue.» À peine avait-elle fini, que les arbres s'agitèrent d'un frisson. Le feuillage s'entr'ouvrit et l'on sentit bientôt la présence d'une divinité, et les flots gris rampèrent à reculons. Un long et effrayant rugissement sortit d'une trompe ornée de franges. Un chien de meute aboya, et pareil à une flamme un roseau empenné traversa la clairière en sifflant, et là même où les fleurettes de son sein venaient d'éclore dans leur éclat, cet amant meurtrier, cet hôte inattendu, entra, se planta profondément, se fit un passage invisible, et creusa de sa pointe un sillon sanglant, se fraya une longue route rouge et les ailes de mort lui fendirent le coeur. Exhalant sa vie dans un sanglot, dans un cri de désespoir, la jeune Dryade tomba sur le corps de l'adolescent. Elle sanglotait sur sa virginité restée inféconde, sur les délices dont elle n'avait point joui, sur les plaisirs défunts, de toute la douleur des choses restées sans récompense, et les gouttes brillantes de sa jeunesse coulèrent en un filet de pourpre de son côté palpitant. Ah! c'était pitié que d'entendre sa plainte, c'était grande pitié de la voir mourir avant qu'elle eût fait présent de ses charmes, ou connût la joie de la passion, ce mystère redoutable, tel que l'ignorer, c'est ne point vivre, et que pourtant l'on ne saurait le connaître sans être pris dans les plus pesantes chaînes de la mort. Mais par hasard, la Reine de Cythère, qui avait passé toute la nuit aux côtés d'Adonis, dans la hutte d'un berger arcadien, revenant à Paphos, sur son char en bois doré attelé de colombes argentées, voguait à des hauteurs que n'atteint pas l'oeil des mortels, entre les montagnes et l'étoile du matin; Elle jeta les yeux vers la terre, et aperçut le couple infortuné. Elle entendit le faible cri de désespoir échappé à l'Oréade, cri dont les vibrations condensées semblèrent se jouer dans l'air, comme les sons d'une viole. En toute hâte, elle ordonna à ses deux pigeons de fermer leurs ailes tendues avec effort. Elle fondit sur la terre, atteignit le rivage et vit leur douloureux destin. Car, ainsi qu'un jardinier, détournant la tête pour saisir au vol les derniers chants de la linotte, tranche d'une faux insouciante une plate-bande de fleurs qui se trouvaient trop près, et coupant net la frêle tige de la rose, jette sur le terreau brun les charmes dispersés de la fleur, ainsi qu'un jeune berger en son inattention, tout en menant son petit troupeau par la prairie, couche sous son pas deux asphodèles qui, croissant côte à côte, ont séduit la coccinelle en leurs filets jaunes, et fait oublier au brillant papillon tout son orgueil, écrase contre terre leurs calices ruisselants d'or, sous des pieds légers qui n'étaient point faits pour des ravages aussi cruels, ou comme un écolier, quand, ennuyé de son livre, il se laisse aller sur le gazon semé de joncs et cueille dans le ruisseau deux iris, puis se lasse de leurs beautés, et s'en va, les laissant à l'ardeur meurtrière du soleil,--ainsi gisaient les deux amants. Et Vénus s'écria: «C'est l'impitoyable Artémis dont la main cruelle a commis ce méfait, ou bien c'est peut-être l'oeuvre de cette divinité puissante si soucieuse de préserver sa majesté souveraine de toute profanation sur la colline athénienne;--Hélas! faut-il que des êtres capables de tant d'amour descendent sans avoir aimé dans le séjour de la mort?» Aussi, de ses douces mains, avec tendresse, elle plaça l'adolescent et la jeune fille dans le chariot d'or. La gorge blanche, plus blanche qu'un croissant de perle, et qu'à peine rayait le lacis d'une veine bleue, n'avait pas encore cessé de palpiter, et son sein oscillait encore comme un lis que le vent agite d'un souffle incertain. Alors les deux pigeons déployèrent leurs ailes d'un blanc de lait, et le char brillant vogua par le ciel, où pointait l'aube; et l'aérienne caravane, pareille à un nuage, passa en silence au-dessus de l'Egée, jusqu'à l'heure où l'air léger fût troublé par le chant des voix languissantes qui appellent pendant toute la nuit Thammus ensanglanté. Mais quand les colombes eurent atteint leur but accoutumé, là où le large escalier de marbre aux marches circulaires plonge sa neige dans la mer, l'âme voletante de la jeune fille agita une dernière fois ses lèvres, pétales tremblants, et s'exhala dans le vide. Et Vénus vit alors que son cortège comptait une jolie fille de moins. Et elle commanda à ses serviteurs de sculpter sur un cercueil en bois de cèdre toutes les merveilles de cette histoire. C'était dans ce giron odorant que reposeraient leurs membres, là où les oliviers adoucissent la teinte bleue du ciel, sur les petites collines de Paphos, où le faune joue de la flûte en plein midi, où le rossignol chante jusqu'à l'aurore. Et ils ne faillirent point à exécuter ses ordres, et avant que l'abeille matinale eût percé l'asphodèle des coups rageurs de son aiguillon ténu, avant que le dix-cors vigilant, quittant sa reposée, eût d'un bond franchi le ruisseau, et fait partir le merle d'eau, avant que le lézard eût grimpé sur le roc échauffé par le soleil, leurs corps reposaient sous le gazon. Et lorsque parut le jour, dans ce sanctuaire d'argent où brillent éternellement les flammes des trépieds vibrants, la Reine Vénus s'agenouilla, implora Proserpine, pour qu'elle, dont la beauté avait rendu amoureux le Dieu de la mort, voulût bien demander une faveur à son pâle époux, et obtenir qu'il laissât le Désir franchir avec le terrible Charon le passage du fleuve glacial. III Dans le mélancolique Achéron, où ne luit point de lune, loin de la bonne Terre, loin du jour joyeux, là où nul printemps ne montre ses bourgeons, où nul soleil mûrissant ne fait ployer les pommiers, où mai, le mois fleuri, ne parsème point le gazon des fleurs du châtaignier, où jamais ne chantent les merles, où ne s'apparient jamais les linottes siffleuses, là, près d'une source léthéenne aux eaux troubles et sonores, était couché le jeune Charmidès. D'une main lasse, il avait cueilli les fleurs de l'asphodèle, et éparpillait sur les eaux mornes du ruisseau noir le petit trésor qu'il avait récolté, et il regardait disparaître les étoiles blanches, et tout ce qui l'entourait était comme un rêve, lorsque, jetant un regard dans le miroir des eaux, à travers le désordre de sa chevelure frisée, il lui sembla voir passer une ombre sur son image et une petite main se glissa dans la sienne. De chaudes lèvres effleurèrent timidement ses joues pâles et dans un soupir lui murmurèrent leur secret. Alors il tourna en arrière ses yeux las, et il vit. Et leurs figures se rapprochèrent de plus en plus. Leurs jeunes bouches s'attirèrent de si près qu'on eût dit une rose de flamme, unique et parfaite, et il sentit son sein palpitant, et son haleine qui s'échauffait, s'accélérait. Et il lui donna toutes les caresses qu'il avait tenues en réserve, et elle lui fit le sacrifice de toute sa virginité, et membre contre membre, en une longue et voluptueuse extase, leur passion s'accrut et se calma. Oh! pourquoi, chalumeau trop aventureux, te risquer à chanter encore l'amour; c'est assez de dire qu'Eros ait fait résonner son rire sur cette prairie sans fleur. O trop audacieuse poésie, pourquoi essayer de chanter encore la passion? Reploie tes ailes sur le téméraire Icare, et laisse ton lai dormir sur les cordes silencieuses de la lyre, jusqu'au jour où tu auras découvert l'antique source de Castalie, ou cueilli dans les eaux lesbiennes la plume d'or que laissa tomber Sapho, en se noyant. C'est assez, c'est assez de dire que l'être dont la vie avait été une ardente et coupable pulsation, une infamie splendide, pût dans le pays sans amour où règne Hadès, glaner une moisson brûlante sur ces champs de flamme, où la passion erre pieds nus, sans chaussures et pourtant sans se blesser. Ah! c'est assez qu'une seule fois leurs lèvres aient pu se rencontrer, en celle ardente palpitation où des existences entières semblent se condenser en une seule extase, et qui meurt dans l'excès de la volupté, dans la tension d'un plaisir convulsif, avant que Proserpine les désignât pour la servir autour du trône d'ébène où siège le pâle Dieu qui lui délia la ceinture dans les campagnes d'Enna. PANTHÉA Non, allons d'un feu à un autre feu, de la souffrance passionnée à une volupté plus mortelle. Je suis trop jeune pour vivre sans désir, tu es trop jeune pour perdre cette nuit d'été à faire ces vaines questions que depuis longtemps l'homme a posées au voyant et à l'oracle, sans recevoir de réponse. Car, ma tendre amie, mieux vaut sentir que savoir, et la sagesse est un héritage sans enfants. Une vague de passion, la première et ardente explosion de la jeunesse, voilà qui vaut bien les proverbes accumulés par le sage. Ne tourmente point ton âme d'une philosophie morte; n'avons-nous pas des lèvres pour le baiser, des coeurs pour aimer et des yeux pour voir? N'entends-tu pas le murmure du rossignol, pareil à de l'eau qui chante au sortir d'une urne d'argent? Si doux est ce chant qu'il fait pâlir la lune de dépit d'être suspendue à une telle hauteur dans le ciel, et de ne pouvoir entendre cette mélodie ravissante d'amour.--Vois comme elle enguirlande de brouillards ses deux cornes, la lune attardée dans sa tâche. Des lis blancs, coupes dans lesquelles rêvent les abeilles d'or, la neige que forment les pétales tombés, quand la brise éparpille les fleurs du châtaignier, ou l'éclat des corps d'éphèbes reflétés par l'eau,--tout cela ne te suffit-il pas? Désires-tu quelque chose de plus? Hélas, les Dieux ne donneront jamais rien de plus de leur éternel trésor. Car nos grands Dieux ont fini par se lasser, par s'irriter de tous nos pêchés sans fin, de notre vain effort pour expier par la souffrance, par la prière, ou par le prêtre, le gaspillage des jours de la jeunesse, et jamais, jamais ils ne prêtent la moindre attention, soit au bien, soit au mal, mais dans leur indifférence, ils font tomber la pluie sur le juste et l'injuste. Ils prennent leurs aises, nos dieux. Ils prennent leurs aises. Ils parsèment des pétales de rose leur vin parfumé. Ils dorment, dorment sous les arbres berceurs où s'entrelacent l'asphodèle et le jaune lotus. Ils regrettent les jours heureux de jadis, où ils ne savaient pas encore ce qu'on peut rêver de mal, et faire en rêvant. Et bien loin, au-dessous du pavé de bronze, ils voient comme un essaim de mouches la foule des petits hommes, l'agitation des menues existences, puis dans leur ennui, ils reviennent à leur séjour parmi les lotus, et se baisent les uns les autres sur les lèvres, et boivent à plus longs traits la liqueur préparée avec les graines du pavot, qui amène le doux sommeil aux paupières de pourpre. Là, tout le long du jour, le soleil aux vêtements d'or, reste debout, tenant en main sa torche flambante, et quand le tissu varié des heures de la journée a été achevé par les douze vierges, alors à travers le brouillard cramoisi s'avance la lune, à peine échappée des bras d'Endymion, et les Dieux immortels se pâment dans les transes de passions mortelles. Là-haut la reine Junon se promène parmi la rosée des prés, ses grands pieds blancs tachés par la poussière safranée des lis agités par le veut, pendant que le jeune Ganymède s'ébat dans le moût brûlant à l'écume ambrée; et ses boucles voltigent de tous côtés, comme au jour où l'aigle ravit sur l'Ida l'enfant tout effrayé, et l'emporta à travers le ciel ionien... Là-haut, dans le fond vert de quelque jardin bien clos, la reine Vénus, ayant à son côté le berger, près de son corps doux et chaud, comme la fleur d'églantine, qui voudrait être blanche, mais qui rougit de son orgueil, rit tout bas dans son amour, si bien que le jaloux Salmacis, épiant à travers le feuillage des myrtes, soupire dans la douleur de la volupté solitaire. Là-haut ne souffle jamais ce terrible vent du Nord qui laisse nos forêts d'Angleterre mornes et nues, jamais la neige rapide n'y tombe en blanc duvet, jamais l'éclair aux rouges dentelures ne se risque à les réveiller dans la nuit cerclée d'argent, alors que nous pleurons sur quelque douce et triste faute, sur quelque délice mort. Hélas! eux, ils connaissent la lointaine source du Léthé, ils les connaissent bien, les eaux qui se cachent parmi les violettes, où celui dont les pieds meurtris sont las d'errer, peut reprendre courage et marcher, et boire à ces profondeurs l'eau fraîche et cristalline, y puiser un baume du sommeil pour les âmes que fuit le sommeil, un engourdissement de la douleur. Mais nous comprimons nos natures; Dieu, ou le Destin est notre ennemi. Assez de ce désespoir qui accompagne partout le plaisir, assez de tous les temples que nous avons bâtis, assez d'avoir fait de justes prières jamais exaucées, car l'homme est faible, Dieu dort, et le ciel est haut. Un instant brillamment coloré, un seul grand amour, et voilà que nous mourons. Ah! nul batelier, maniant péniblement la gaffe, ne pousse sa noire chaloupe vers le rivage sans fleurs. Aucune petite monnaie de bronze ne saurait porter l'âme par-dessus le fleuve de la mort au pays sans soleil. Victimes, libations, voeux, tout est inutile; la tombe est scellée; les morts ne se relèvent point. Nous nous dissolvons dans l'air des hautes régions; nous redevenons des choses identiques à celles que nous touchons; chaque rayon cramoisi de soleil doit son éclat au sang de notre coeur: tout astre qu'émeut le printemps doit à nos jeunes vies son déploiement de flamme verte; les bêles les plus sauvages qui battent la broussaille nous sont apparentées; toute vie est une et tout est changement. Un unique battement de systole et de diastole, effet d'une seule et vaste existence, soulève le coeur géant de la Terre, et les vagues puissantes de l'être unique ondulent depuis le germe sans nerf, jusqu'à l'homme, car nous sommes une parcelle de tout. Rocher, oiseau, animal ou colline, nous ne faisons qu'un avec les êtres qui nous dévorent, avec les êtres que nous tuons. Des cellules inférieures où la vie se réveille nous passons à la plénitude de la perfection; ainsi vieillit l'Univers. Nous qui sommes aujourd'hui semblables à des dieux, nous avons été jadis une masse de pourpre frissonnante barrée de lignes d'or, insensible à la joie et à la souffrance, et ballottée dans les dédales terribles de mers furieuses sous les coups des vents. Cette ardente et vigoureuse flamme dont brûlent nos corps, elle fera peut-être resplendir d'asphodèles quelques prairies, oui, et ces seins d'argent, les tiens, deviendront perles d'eau. Les terres brunes que labourent les hommes seront rendues plus fécondes par nos amours de cette nuit. Rien n'est perdu dans la nature; toutes choses vivent en dépit de la Mort. Le premier baiser de l'adolescent, la première clochette de l'hyacinthe, la dernière passion de l'homme, la dernière lance rouge qui jaillit hors du lis, l'asphodèle qui ne veut point laisser ses fleurs s'épanouir par effroi de sa trop grande beauté et par réserve pudique, comme celle qu'éprouve la jeune fiancée sous le regard de son amoureux, ce sont là autant de choses que consacre un unique sacrement. Nous ne sommes pas seuls à avoir la passion de l'hyménée. La terre aussi l'éprouve. Les jaunes boutons d'or, que le rire secoue, connaissent à la pointe du jour un plaisir aussi réel que nous, quand dans un bois plein de fraîches fleurs, nous respirons le printemps sur notre coeur, et sentons que la vie est bonne. Aussi, quand les hommes nous enseveliront sous l'if, ta bouche pareille à une tache pourpre, deviendra une rose, et tes doux yeux seront des campanules d'un bleu foncé, obscurcies de rosée, et quand le blanc narcisse jettera étourdiment ses baisers au vent, son compagnon de jeu, un vague reste de joie agitera notre poussière, et nous redeviendrons jeune fille et jeune homme épris. Et ainsi, sans avoir de la vie la douleur cruelle qui lui vient de la conscience, en quelque fleur charmante nous sentirons le soleil, nous chanterons encore par la gorge de la linotte, et comme deux serpents revêtus d'une somptueuse cotte de mailles, nous passerons sur nos tombes, ou bien, couple de tigres, nous ramperons par la jungle torride, jusqu'à l'endroit où dorment les énormes lions aux yeux jaunes et nous leur livrerons bataille. Comme mon coeur bondit à la pensée de cette grande vie après la mort, de ce passage par la bête, l'oiseau, la fleur, quand cette coupe contenant trop d'esprit se brise pour respirer plus à l'aise, et avec les feuilles pâlies d'automne, l'âme, qui fut la première à conquérir la terre, sera la dernière et noble proie de la terre. Oh! songe à cela! nous revêtirons toutes les formes capables de vie sensuelle; le Faune aux pieds de chèvre, le Centaure ou les Elfes aux yeux pétillants de gaîté, qui laissent des anneaux pour trace de leurs danses, dans la prairie, afin de taquiner l'aurore, et ne sont pas plus près que vous et moi des mystères de la nature, car nous entendrons battre le coeur du merle, et croître les marguerites, et la perce-neige défaillante soupirer après le soleil, dans les jours sombres de l'hiver; nous saurons par qui sont lissés les fils argentés de la Vierge, à qui les fritillaires diaprées doivent leur peinture, et qui donne à l'aigle de larges ailes pour voler d'un pin frissonnant à un autre. Oui, si nous n'avions jamais aimé, qui sait si cette asphodèle que voilà aurait attiré l'abeille en son sein doré, ou si la rose eût jamais suspendu à toutes ses branches ses lampes cramoisies. À ce qu'il me semble, nulle feuille ne devrait jamais bourgeonner au printemps, sinon pour les lèvres qu'ont les amants pour le baiser, pour les lèvres avec lesquelles chantent les poètes. Le soleil doit-il donc perdre sa lumière, ou cette lèvre façonnée par l'art de Dédale est-elle moins belle, parce que nous héritons de la nature, et ne faisons qu'un avec chaque battement du pouls vital qui agite l'air? Que plutôt de nouveaux soleils parcourent le ciel, que la fleur prenne une nouvelle splendeur, et soit un charme de plus pour la prairie. Et nous deux qui nous aimons, n'allons point nous asseoir à l'écart pour critiquer la nature, mais que la mer joyeuse soit notre vêtement, et que l'étoile chevelue lance ses flèches à notre gré! Nous ferons partie du grandiose ensemble de toutes choses, et dans toute la succession des éons, nous nous mêlerons, nous nous perdrons dans l'âme cosmique, Nous serons des notes dans cette grande symphonie dont la cadence allant de cercle en cercle forme le rythme de toutes les sphères, le coeur de l'Univers entier, battant de vie, ne fera qu'un avec notre coeur. Les années qui arrivent d'un pas furtif ont maintenant perdu les terreurs qu'elles nous causaient: nous ne mourrons point: l'Univers lui-même fera notre immortalité. HUMANITAD Nous voici au coeur de l'hiver. Les arbres sont dépouillés, excepté là où les bestiaux se terrent pour résister au froid, sous le pin, car celui-ci ne revêt jamais la livrée éclatante de l'automne, à qui son frère jaloux dérobe son or. Pour lui, il garde fidèlement son costume vert; âpre est le vent, comme s'il soufflait de la caverne de Saturne. Quelques minces poignées de foin adhèrent encore aux haies vivement dessinées en noir, la où le charretier a ramené la charge odorante d'un jour d'été, depuis les prairies d'en bas jusqu'à la pente étroite. Sur la neige à demi fondue, les bêlantes brebis se tassent contre les barrières, et les chiens domestiques, tout transis, vont de t'étable close au ruisseau gelé, et reviennent l'air découragé, et regrettent le pâtre grondeur et le bruyant attelage. Et dans les hauteurs, décrivant des cercles sans but, les corbeaux croassants tournoient autour de la meule blanche de givre, ou se tiennent en rang serré sur les rameaux ruisselants, et dans le marécage, les plaques de glace se fendillent sous les pas solennels du héron décharné qui va par les roseaux, bat des ailes et ramène son cou en arrière, et pousse un cri railleur à la vue de la lune. À travers les prairies s'en va d'un pied boiteux le pauvre lièvre effaré; qu'on prendrait pour une petite tache. Et une mouette égarée, jetant sa clameur irritée, voleté comme une soudaine tombée de neige sous le ciel d'un gris morne. C'est le plein hiver, et le robuste paysan rapporte de l'étable glacée sa charge de fagots, frappe du pied sur le foyer, jette sur le feu languissant les bûches gorgées de sève, et rit de voir le jaillissement brusque de la flamme, effrayer ses enfants dans leurs jeux. Et pourtant... le printemps est dans l'air. Déjà le grêle crocus se fraye passage à travers la neige, et bientôt les campagnes blanches vont de nouveau se fleurir de primevères que viendra faucher quelque jeune gars, car dès les premiers baisers d'une chaude pluie, la mélancolie glacée de l'hiver se résout en larmes. Les bruns sansonnets s'accouplent, et le lapin, les yeux brillants, épie de son terrier obscur de quel côté sont semés les cônes de sapin. Il écrase du pied une perce-neige, et court sur le tertre moussu. Les merles traversent de leur vol noire promenade du soir, et les soleils restent plus longtemps avec nous. Ah! qu'il fait bon voir le Printemps ceint de gazon, dans toute la joie que lui donne la vue de cette riante verdure, franchir les haies en dansant, jusqu'au jour où la rose précoce (ce remords charmant de l'épineuse églantine) fait éclater son fourreau d'émeraude, et étale le petit disque frissonnant de flamme dorée, si bien connu des abeilles, car à sa suite se montrent les pâles armoises, les oeillets pourprés et les asphodèles en pleine floraison. Alors le semeur arpente le champ du haut en bas, pendant que derrière lui le gamin rieur écarte de ses cris aigus la troupe noire et pillarde des corbeaux. Alors le châtaignier déploie toute sa gloire, et sur le gazon tombe le flot parfumé des fleurs à la nuance de crème; les madrigaux langoureux, murmurés à demi-voix, s'envolent furtivement du carillon mobile de la campanule, à chaque brise matinale. Puis ce sont le blanc jasmin, qui étoile son propre ciel, et la linaire qui tire sa langue de feu. L'églantine, vêtue de velours poudreux, s'empare du sol et prend l'empire de la forêt; puis, lorsque la rose attardée a laissé choir, une à une les pièces froissées de son armure, lorsque les pensées ont fermé leurs yeux aux paupières de pourpre, les chrysanthèmes débarquent de leurs navires dorés leurs marchandises voyantes et sans parfum, et les violettes, devenues d'une hardiesse téméraire, quittent leurs modestes recoins; et des baies écarlates parsèment l'aubépine encore sans feuilles. O campagne heureuse, ô arbre trois fois heureux, bientôt voire reine, en robe brodée de marguerites, couronnée de fleurs de lys, va descendre à petits pas sur la prairie. Bientôt les pâtres paresseux vont de nouveau pousser leur troupeau le long de l'étang. Bientôt, sous la verte feuillée flottera en plein midi le bourdonnement sourd des abeilles. Bientôt la clairière sera toute brillante de miroirs de Vénus, fleur préférée des audacieux, et ces charmantes nonnes, les muguets, aux vêtements d'un blanc de neige, égrèneront leur chapelet de perles, et les oeillets incarnats, aux pétales foncés en forme de mitre, embaumeront le vent; et la clématite accrochera partout dans les haies ses étoiles jaunes. Cher fiancé de la Nature, si bienfaisant Printemps, toi qui peux multiplier la génisse à la douce haleine, donner au chevreau ses petites cornes, et apporter à la vigne ses fleurs tendres et soyeuses, où donc est ce népenthès que jadis l'homme tirait de la racine de pavot et de la mandragore aux baies luisantes? Il fut un temps où le plus commun des oiseaux savait me faire chanter à l'unisson avec lui, un temps où toutes les cordes de la jeunesse vibraient pour répondre sans retard, ou plus mélodieusement, en rimes, à toute idylle de la forêt. Est-ce moi qui change? Ou y aurait-il quelque chose de changé dans la joyeuse et charmante carrière? Non, non, tu es toujours le même: c'est moi qui cherche à troubler par des soupirs ta simple solitude, et parce que des larmes stériles mouillent ma joue d'une rosée, je voudrais te voir pleurer fraternellement avec moi? Insensé! faut-il que tout coeur blessé et inquiet s'enhardisse à corrompre un tel vin du poison amer de son désespoir? Tu es le même: c'est moi dont l'âme misérable trouve du mécontentement à s'éprendre d'elle-même et abandonne son pouvoir royal à la rude domination de qui devrait la servir en esclave. Car, assurément, la sagesse existe quelque part, bien que la mer orageuse ne la recèle point, bien que l'immense abîme réponde: «Elle n'est pas en moi.» Brûler d'une seule et claire flamme, se tenir ferme selon l'honneur naturel, ne point ployer le genou en de vains prosternements, que leur inutilité condamne: quelle alchimie pourrait me l'enseigner? Quelle herbe travaillée par Médée m'apportera la paix sans exaltation de l'être que rien ne fléchit? La corde mineure qui termine l'harmonie et qui attend vainement une réponse fraternelle, jette un sanglot sur sa mélodie restée inachevée, et meurt de la mort du cygne. Ainsi moi, l'héritier de la souffrance, Memnon silencieux aux yeux sans regard et sans paupière, j'attends la lumière et la musique de soleils qui ne se lèveront jamais. La torche éteinte, le sombre et solitaire cyprès, le peu de poussière recueillie dans une urne étroite, le doux chairi (mot grec) de la tombe attique, tout cela ne valait-il pas mieux que de revenir à mes capricieux et maladifs accès d'agitation d'autrefois, que de passer mes jours dans la muette caverne de la souffrance? Non, car peut-être ce dieu couronné de pavots est semblable au gardien qui, près du lit d'un malade, parle de sommeil, mais ne peut le donner. Sa baguette a perdu sa vertu, et pour tout dire d'un mot, la mort est une réponse trop brutale, une clef trop banale pour résoudre un seul mystère dans la philosophie d'une existence. Et l'Amour, cette noble folie, dont la puissance auguste, invincible, peut tuer l'âme de ses remèdes emmiellés? Hélas! il me faut jouer le rôle de fuyard, m'éloigner de cette ruine charmante, bien qu'une mémoire trop tenace ne puisse oublier la courbe magnifique de ce front olympien, qui, en une courte saison, fit de ma jeunesse une extase de si exquise indolence, que toutes les gronderies de la vérité plus prudente me semblaient la voix grêle de la jalousie! Oh! éloigne-loi d'ici, chasseresse plus fatale qu'Artémis, va chercher quelque autre proie, car à tes charmes trop périlleux mes lèvres ont assez bu!--Jamais, non jamais, quand même l'amour en personne tournerait sa joue dorée vers les flots troublés de ce rivage où j'ai été jeté comme une épave par le naufrage,--en cet instant même où les roues du char de la passion m'effleurent de trop près; loin d'ici! loin d'ici! je me voue à une vie plus stérile, plus austère. Plus stérile, oui! ces bras-ci ne se pencheront plus à travers le treillage des vignes pour attirer mon âme malgré sa douce résistance, par la verdure entrelacée. Une autre tête aura cette auréole à porter, car pour moi j'appartiens à Celle qui n'aime aucun homme, celle dont le sein blanc et pur porte le signe de la Gorgone. Que Vénus s'en aille prendre le menton de son page mignon, et lui emmêler sa chevelure frisée; que pourvu du filet, de l'épieu et de l'équipage de chasse, le jeune Adonis sonne de la corne à son rendez-vous, quant à moi, son enchantement câlin, aux manoeuvres subtiles, ne me charme plus, bien que je sois en état de conquérir sa plus chère citadelle. Non, quand je serais ce jeune pâtre rieur qui vit du sommet de l'Ida passer le petit nuage par-dessus Ténédos et la haute Troie, et devina la venue de la Reine, et dans son admiration, s'inclina devant elle,--non, pas même pour une nouvelle Hélène, je ne tendrais la pomme à sa main. Ainsi donc, apparais, Athéné aux bras d'argent, et si la musique ne sort plus de mes lèvres, inspire du moins ma vie. Ta gloire n'a-t-elle point été chantée en hymnes par un homme qui le donna son épée et sa lyre, ainsi que fit Eschyle au beau combat de Marathon, et qui mourut pour montrer que de l'Angleterre de Milton pourrait encore naître un fils[7]. [Note 7: Byron.] Et pourtant, je ne saurais fréquenter le Portique, et vivre sans désir, sans crainte ni souffrance, et développer en moi cette calme sagesse, qu'en un temps lointain, le grave maître athénien enseigna aux hommes, acquérir cet équilibre volontaire, concentré en soi, qui trouve en soi son réconfort, afin de voir défiler les vaines fantasmagories du monde sans baisser la tête. Hélas! ce front serein, ces lèvres éloquentes, ces yeux où se reflétait l'éternité entière, tout cela repose dans Colonos sa patrie; une éclipse a passé sur la sagesse, et Mnémosyne est sans enfants; la chouette de Minerve s'est égarée dans les ténèbres qu'elle s'est faites pour assurer la sécurité de son vol orgueilleux. Je ne me soucie guère de gravir en compagnie de la Science, bien que par une subtile et étrange incantation, elle fasse descendre la lune du ciel. La Muse du Temps déploie son tapis aux couleurs somptueuses devant des regards non moins avides, et souvent, je l'avoue, dans la grande épopée que déroule Polymnie, je me plais à lire les pages où l'on voit l'Asie envoyer en guerre ses myriades de soldats contre une petite cité, et le Mède tout cuirassé de mailles dorées, armé d'un cimeterre orné de gemmes, et d'un bouclier blanc, empanaché de pourpre, chevauchant entre les peupliers ondulants et la mer que les hommes appellent Artémisium, jusqu'à ce qu'il aperçût les Thermopyles et leur défilé ardu que fermait un mur étroit, et sur les pentes les plus proches, une petite troupe de lions prenant leurs ébats insouciants.--Et comment il fut stupéfait de voir tant de hardiesse, et dressa sa tente sur le rivage semé de roseaux, et resta deux jours immobile d'étonnement. Puis à minuit se glissa par-dessus une hauteur peu fréquentée, et descendant à travers la forêt automnale, massacra traîtreusement ces êtres si chers à Sparte, couronne du lointain Eurotas, et puis reprit sa marche, sans soupçonner le piège fatal que Dieu avait tendu pour lui dans l'étroite baie de Salamine.--Et pourtant les lignes deviennent confuses. Et la cadence de leur langage grec ne me charme plus; je me sens trop en désaccord avec cette époque si belle pour l'aimer beaucoup. Car ainsi que le disque du cadran solaire reçoit en plein midi les rayons de l'astre, sans en rien voir dans son aveugle obscurité, ainsi mes yeux poursuivent sans trêve ce qui fuit ma vision déçue. Oh! s'il se pouvait qu'un seul être grandiose, désintéressé, simple, nous apprenne ce que c'est que la sagesse? Parlez donc, cimes du solitaire Helwellyn, car ces bruits de mêlée se sont écartés de vos rochers impassibles et de vos ruisselets cristallins, où donc est cet esprit que son existence irréprochable n'empêcha pas de baiser la bouche meurtrie de son propre siècle[8]? [Note 8: William Wordsworth (1770-1850).] Parlez donc, Lauriers de Rydal, où est Celui dont vous avez ombragé le doux front, où est cette âme pure qui, en ses jours de gracieuse majesté sans couronne, a, malgré son humble carrière, atteint le but grandiose où s'unissent amour et devoir. Lui, du moins, il sut satisfaire les lois les plus hautes, et il s'assit au festin de la Sagesse. Mais nous autres, nous sommes les bâtards de l'Erudition; nous savons par coeur le sonore mot de passe de toutes les écoles grecques, et nous n'en prisons aucune. L'Épée sans défaut qui abattit l'Hydre païenne est un instrument sans vigueur, que nous avons nous-mêmes émoussé. Quel homme de nos jours escaladera les augustes, antiques sommets, et se courbera devant le Respect vénérable? Il est vrai, j'en ai connu un, mais, par Schabod! il a disparu, ce dernier et cher fils de l'Italie, qui étant homme est mort pour la cause de Dieu, et ses os reposent en paix[9]. Oh! garde-le, garde-le bien, ma Tour de Giotto, lis de marbre dans la ville des lys, ne permets pas aux caprices farouches de la tempête [Note 9: Mazzini.] de tourmenter son sommeil, interdis à l'Arno de lancer ses eaux troubles et jaunes par-dessus ses bords: jamais plus puissant vainqueur ne gravit les marches du Capitole dans les temps jadis, où Rome était vraiment Rome, car la liberté marchait a côté de lui comme une fiancée, et à leur vue le pâle Mystère fuyait en jetant un cri aigu jusqu'en sa sombre cellule, et entraînant un vieillard qui tenait des clés rouillées; fuyait en frémissant de terreur à ce tocsin éternel qui sonne le glas de l'oubli sur les dynasties défuntes, et enfin il a'abattit comme l'aigle blessé sous la rafale, lorsque le grand triumvir pénétra jusqu'au coeur sacré de Rome. Il connaissait le coeur sacro-saint et les collines de Rome; il arracha sa louve immonde de la caverne du lion, et maintenant il repose dans la mort, près de ce dôme empyréen que Brunelleschi suspendit dans les airs au-dessus du Val d'Arno. O Melpomêne, fais chanter dans ta flûte mélancolique ta plus douce plainte. Fais chanter par les clefs tragiques des mélodies telles que la joie elle-même puisse en concevoir de la jalousie, et que les Neuf oublient un instant leur modeste empire pour pleurer sur celui qui, pour ressusciter les hommes, alluma dans le plus grandiose des sanctuaires de Rome le flambeau de Marathon, et porta l'ardeur du soleil jusque sur les plaines oubliées du Soleil. Oh! garde-le bien, ma Tour de Giotto, et que chaque jour quelque jeune Florentin apporte des couronnes de cette fleur enchantée que recèlent les sombres sommets de Vallombrosa, et en couvre sa tombe où gît celui dont l'urne est pareille à un arbre puissant que ne voient point des yeux mortels, un arbre puissant qui en ses cycles errants serait poussé par la tempête jusqu'au bout infiniment lointain où Chaos et Création se confondent, où les ailes des chérubins aux chants éternels sont tissues de Néant, et ont pénétré jusqu'en un vide-sans Lune,--Et pourtant, bien qu'il soit poussière, argile, Il n'est point mort. Les Parques aux éternelles mémoires s'y opposent, et les ciseaux s'abstiennent de se refermer. Relevez vos têtes, ô poètes qui durerez toujours, et vous clairons argentins, lancez une sonnerie plus fière; car la vile chose qui fut l'objet de sa haine, reste rampante en sa sombre demeure, seule avec Dieu et des souvenirs de péché. Et même, à quoi lui sert d'avoir regagné sa caverne, à cette mère meurtrière des prostitutions vêtues de pourpre? A Munich, sur l'architrave de marbre, les jeunes Grecs meurent en souriant, mais les mers qui baignent Egine s'agitent de dépit de se voir désertes, et de ne pas refléter leur beauté, car nos vies se dépouillent de toute couleur, faute de nos idéals; si une seule étoile pareille à une torche enflammée brille au ciel, l'injuste lumière du jour la tue sans délai, et nulle trompette de guerre ne peut rendre la voix de la passion à la muette poussière, qui jadis était Manzini! La riche Niobé avait ses fils pour se consoler des douleurs qu'elle éprouvait dans sa pierre,--mais l'Italie! Quel jour de Pâques ressuscitera-t-il encore ses enfants, eux qui n'étaient pas Dieu, et néanmoins ont souffert? Quels pieds iront sans s'égarer jusqu'à leurs suaires aux multiples replis? Quels yeux clairs les verront en chair et en os. Oh! qu'il serait opportun de racler la pierre de dessus leur sépulcre, et de baiser les roses saignantes de leurs blessures, par amour d'Elle, de notre Italie! notre mère visible! La plus sainte parmi toutes les nations, et la plus triste, pour la cause chérie de laquelle le jeune Calabrais tomba en cette journée d'Aspromonte, le coeur joyeux, qu'en un siècle où Dieu s'achète et se vend, un homme se trouvât, mourant pour la Liberté! mais nous autres, qui sommes consumés, refroidis, nous voyons l'honneur souffleté et des entraves enchaîner les beaux pieds de la Pitié; la Pauvreté se glisse dans nos rues sans soleil, et d'un couteau bien affilé, d'une main furtive coupe la gorge chaude aux enfants. Et personne ne dit mot. Oh! nous sommes de misérables hommes, indignes de notre magnifique héritage. Où est-elle, la plume de l'austère Milton? où est-elle, cette puissante épée qui punit son maître d'une juste mort? Les années ont perdu leur chef de jadis, et aucune voix ne part du trépied muet pour atteindre à nos oreilles: Et cependant, ainsi qu'une mère réduite à la dégradation, met au monde au milieu d'un spasme un vil enfant, qui lui inspire de l'horreur, de même notre enthousiasme le plus sincère engendre des enfants illégitimes, l'anarchie, qui joue pour la Liberté le rôle de Judas, le vil et licencieux prodigue qui vole l'or de la liberté, sans que pourtant il lui en reste rien, l'Ignorance, le seul vrai fratricide depuis Caïn, l'Envie, aspic qui se meurtrit lui-même de ses piqûres, l'Avarice, dont la main paralysée ne s'ouvre plus qu'avec raideur; l'Avidité bondée d'argent, et dont la faim monotone épuise les hommes, au milieu du tumulte des roues. Ce sont là les semences de choses qui feront périr leur semeur. Voilà ce que chaque jour voit mûrir en Angleterre, et les pas si doux de la Beauté ne foulent plus les pierres d'aucune des rues enlaidies. Ce qu'avait épargné Cromwell lui-même, est profané par les mauvaises herbes et les vers, abandonné aux jeux tumultueux du vent et des rafales de neige, ou bien est restauré par des mains plus meurtrières encore. La pire dégradation qu'opère le Temps; il la voile de quelque grâce, mais ces modernes scandales ne savent faire qu'une nudité imperméable à la pluie. Où est-il cet Art qui invitait des Anges à venir chanter sous les hautes voûtes du choeur à Lincoln. Si bien que l'air semble emprunter à de telles harmonies de marbre une douceur que des lèvres humaines n'espèrent point tirer du vrai roseau? Ah! où est-elle cette main habile qui sut fléchir les branches fleuries de l'aubépine, pour l'arche de Southwell, et sculpta la maison de Celui qui aimait les champs avec toutes nos plus charmantes fleurs anglaises? Le même soleil se lève pour nous; les saisons naturelles tissent le même tapis de vert et de gris; les collines ont gardé parmi nous leur aspect, mais cet Esprit-là a disparu. Et peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi. Car la Tyrannie est une Reine incestueuse, elle a pour frère et comme pour compagnon de lit le Meurtre, et la Peste habite avec elle; ses pas perfides vont et viennent par des sentiers impurs et sanglants. Mieux valent un désert vide et une âme inviolée. Car une noble fraternité, l'harmonie de la vie qui se meut dans un air pur, l'agile et pure beauté des membres forts chez les hommes libres, et les femmes chastes, ces choses-là élèvent nos âmes plus haut que ne saurait le faire la maigre et aveugle Sibylle d'Agnelo, penchée sur le livre des douleurs humaines, ou que la fillette que Titien représente toute blanche sur un escalier, près de son lit, charmant, qu'elle égale en hauteur, ou que Mona Lisa souriant à travers ses cheveux. Ah! quoi qu'on pense, la vie est, après toute chose, plus vaste qu'aucun ange peint, si nous étions en état de voir le Dieu qui est au dedans de nous. La sérénité grecque de jadis, qui maîtrise la passion, ou cette ligne bien droite chez les vierges de marbre, qu'on voit, sans trouble dans le regard, sans agitation dans les membres, chevaucher autour du Temple d'Athéné, et en refléter les divines ordonnances, et cette exacte symétrie de toutes les choses qui dans l'homme se livreraient sans cela d'incessants combats,--tout au moins dans l'intervalle, qui s'étend des baisers maternels à la tombe, voilà sans doute de quoi gouverner nos vies, et nous assurer un empire assez puissant pour que la tentation s'enroue à appeler du fond de sa caverne, pour que le blême Péché marche courbé sous la honte de ses adultères, pour que la Passion, en quittant la maison de plaisir, ouvre des yeux effarés. Faire le corps et l'Esprit chose une et identique avec tout ce qui est droit, si bien que rien ne vive en vain, du matin jusqu'à midi, mais qu'en un doux unisson, outre chaque pouls de la chair et chaque palpitation du cerveau, l'âme, encore parfaite, réside sur un trône défendu par d'imprenables bastions contre toutes les vaines attaques du dehors, Et qu'elle observe, avec une sereine impartialité, la mêlée des choses, et y puise néanmoins du réconfort, en sachant que par la chaîne de la causalité sont mariées toutes les choses différentes, qu'il en résulte un tout suprême, qui a pour langage la joie ou un hymne plus saint! Ah! certes, ce serait là une manière de gouverner la vie en la plus auguste omniprésence, et par là, l'intellect doué de raison trouverait dans la passion son expression; les purs sens, qui autrement sont ignobles, communiqueraient la flamme à l'esprit, et le tout formerait une harmonie plus mystique que celle dont sont unies les étoiles planétaires et de leurs tons divers ferait une corde à l'octave, dont la cadence étant sans bornes, se répandrait à travers les orbes de toutes les sphères, et de là jusqu'à leur Maître reviendrait, renforcée par sa nouvelle puissance, douées d'un pouvoir plus efficace. --Ah! vraiment, si nous pouvions seulement atteindre à cela, nous aurions trouvé le dernier, le suprême credo. Ah! c'était chose aisée quand le monde était jeune, que de tenir sa vie à l'écart des contraintes et des souillures. Sur nos lèvres tristes a vibré un chant différent; nous nous sommes ôté notre couronne de nos propres mains, pour errer parmi les souffrances de l'exil; et dépossédés que nous sommes de ce qui nous appartient en propre, nous ne pouvons connaître d'autre aliment qu'une agitation sans trêve. En somme, la grâce, la fleur des choses s'est dissipée, et de tous les hommes nous sommes les plus misérables, nous qui devons vivre la vie l'un de l'autre et jamais celle qui nous appartient en propre, et cela par pure pitié, avec la peine de défaire ensuite; il en était autrement au temps où âme et corps semblaient se confondre en mystiques symphonies. Mais nous avons déserté ces charmants refuges, pour entreprendre d'un pied fatigué le voyage du nouveau Calvaire, où nous contemplons, comme celui qui voit sa propre face dans un miroir, l'Humanité s'égorgeant elle-même, où dans le reproche muet de ce triste regard, nous apprenons quel terrible fantôme peut faire surgir la main rougie de l'homme. O bouche meurtrie! O front couronné d'épines! O calice plein de toutes les misères communes! Toi, tu as pour l'amour de nous qui ne t'avons point aimé, tu as enduré une agonie prolongée pendant des siècles sans fin. Et nous autres nous étions vains, ignorants, et nous ne sûmes point que le coup de poignard, porté par nous à ton coeur, atteignait mortellement le nôtre. Car nous étions à la fois les semeurs et les semences, la nuit qui enveloppe, et le jour qui s'assombrit, la lance qui perce et le flanc qui saigne, les lèvres qui trahissent, et la vie qui est trahie; l'abîme a le calme, la lune a le repos, mais nous les maîtres du monde de la nature, nous» sommes encore notre redoutable ennemi. Est-ce là le terme de toute cette force primitive, qui restant identique sous les divers changements, est sortie par violence du chaos aveugle, pour monter toujours plus haut, à travers des mers affamées et des tourbillons de rochers et de flammes, jusqu'à ce que les soleils se fussent groupés dans le ciel, pour commencer leurs cycles, jusqu'à ce que chantassent les étoiles du matin et que le Verbe se fit homme? Non, non, nous ne sommes que crucifiés, et bien que de nos sourcils tombe comme une pluie, la sueur de sang, qu'on arrache les clous, et nous descendrons, je le sais! Que soient étanchées les rouges blessures, et nous retrouverons notre intégrité! Nous n'avons nul besoin de l'hysope offerte au bout d'un roseau. Ce qui est purement humain, est aussi de nature divine, est aussi Dieu. SONNET A LA LIBERTÉ Ce n'est point que j'aime les enfants, dont les yeux mornes ne voient rien si ce n'est leur misère sans noblesse, dont les esprits ne connaissent rien, n'ont souci de rien connaître, mais parce que le grondement de tes Démocraties, tes Règnes de la Terreur, les grandes Anarchies, reflètent pareils à la mer mes passions les plus fougueuses, et donnent à ma rage un frère,--Liberté! Pour cela uniquement, tes cris discordants enchantent mon âme jusqu'en ses profondeurs, sans cela tous les rois pourraient, au moyen du knout ensanglanté et des traitreuses mitraillades, dépouiller les nations de leurs droits inviolables, que je resterais sans m'émouvoir. Et pourtant... et pourtant, ces Christs, qui meurent sur les barricades, Dieu sait si je suis avec eux sur certains points. AVE, IMPERATRIX Fixée dans cette orageuse Mer du Nord, reine de ces plaines sans repos que soulève la marée, Angleterre, que diront les hommes sur loi, devant qui les mondes se partagent. La terre, fragile globe de verre, tient dans le creux de ta main, et à travers son coeur de cristal passent, comme les ombres par une région crépusculaire, les lances de la guerre au vêtement cramoisi, les longues vagues empanachées de blanc, de la bataille, et toutes ces flammes qui sèment la mort, les torches des seigneurs, de la Nuit. Les pauvres léopards, efflanqués et maigres, que connaît si bien la traitreuse Russie, on les voit ouvrant largement leurs gueules noircies et bondissant à travers la grêle des bombes hurlantes. Le vigoureux lion-marin des guerres d'Angleterre a quitté sa caverne de saphir de l'océan, pour livrer bataille à l'orage qui fait pâlir l'étoile de la chevalerie anglaise. Le clairon à la gorge de bronze résonne par les landes et les joncs du Palhan, et les pentes escarpées des neiges de l'Inde tremblent sous le pas des hommes armés. Et plus d'un chef Afghan, couché sous la fraîcheur de ses grenadiers, serre dans sa main son épée, en sentant naître en lui le farouche soupçon, dès qu'il voit sur la pente de la montagne le Marri, éclaireur au pied agile, qui vient lui apprendre qu'il a entendu dans le lointain le roulement rythmé des tambours anglais résonner aux portes de Kandahar. Car le vent du sud et le vent de l'est se rejoignent à l'endroit où, ceinte et couronnée par le fer et le feu, l'Angleterre, les pieds nus et sanglants, monte la route escarpée d'un vaste empire. O cime solitaire de l'Himalaya, gris pilier du ciel indien, où as-tu vu pour la dernière fois dans la mêlée retentissante, nos chiens ailés que mène la Victoire? Près des bosquets d'amandiers de Samarkand à Bokhara, où s'épanouissent les rouges, et vers l'Oxus au sable jaune où se rendent les graves marchands aux turbans blancs, Et de là en route vers Ispahan, le jardin doré du soleil, d'où la longue et poudreuse caravane rapporte cèdre et vermillon; Et cette redoutable cité de Caboul, posée aux pieds de la montagne escarpée, dont les vasques de marbre sont toujours pleines d'eau pour combattre l'ardeur de midi: Où l'on promène, par l'allée étroite et rectiligne du Bazar, une toute jeune Circassienne, présent qu'envoie le Czar à quelque vieux Khan barbu, Là ont volé nos ardents aigles de guerre, là ils ont battu des ailes dans l'âpre bataille, mais la colombe attristée, qui habite la solitude en Angleterre, n'a aucun plaisir. En vain la jeune fille rieuse se penche pour répondre à son amour avec ses yeux qu'éclaire l'amour, là-bas dans quelque ravin noir et plein d'embûches, gît le jeune homme étreignant son drapeau. Et bien des lunes, bien des soleils verront les enfants languissant d'attente épier le moment de grimper sur les genoux du père, et dans chaque demeure où sera entrée la désolation, De pâles épouses, qui auront perdu leur maître et seigneur, baiseront les reliques du défunt,--quelque épaulette ternie, une épée,--pauvres joujoux pour soulager une si douloureuse angoisse, Car ce n'est point dans les paisibles campagnes de l'Angleterre que ces hommes-là, nos frères, ont été déposés sur le lit de repos, où nous pourrions couvrir leurs boucliers brisés de toutes les fleurs que préfèrent les morts. Il en est de leur nombre qui gisent près des murs de Delhi, beaucoup d'autres dans la terre afghane, et beaucoup au pays où le Gange coule pendant sept mois sur des sables mobiles. Et d'autres gisent dans les mers russes, et d'autres dans les mers qui sont les portes de l'Orient, ou bien près des hauteurs de Trafalgar que balaie le vent. O tombeaux errants, ô sommeil sans repos, ô silence du jour sans soleil! ô ravin tranquille, ô profondeur orageuse, rendez votre proie! rendez votre proie! Et toi, dont les blessures ne se guérissent jamais, toi qui ne parviens jamais au terme de la course pénible, ô Angleterre de Cromwell, faut-il que tu paies d'un de tes fils chaque pouce de terre? Va! Couronne d'épines ta tête ornée d'une couronne d'or. Que ton chant de joie fasse place au chant de la souffrance. Le vent et la vague furieuse l'ont pris tes morts, et jamais ils ne te les rendront. La vague, le vent furieux, la rive étrangère possèdent la fleur de la terre anglaise,--ces lèvres que les lèvres ne baiseront plus jamais, ces mains qui jamais ne te serreront la main. Et maintenant qu'avons-nous gagné à enserrer tout le globe terrestre en des filets d'or, si l'on trouve caché dans notre coeur le souci qui ne vieillit jamais? À quoi nous sert-il que nos galères couvrent, comme une forêt de pins, toute partie de la mer? La ruine et le naufrage sont à nos côtés, en farouches gardiens de la Maison de douleur. Où sont les braves, les forts, les rapides? Où est notre chevalerie anglaise? Les herbes sauvages leur servent de linceul, et le sanglot des vagues est leur plainte funèbre. O bien-aimés qui gisez bien loin, quel mot d'affection peuvent envoyer des lèvres mortes? O poussière perdue, ô argile insensible! Est-ce pour finir, est-ce pour finir ainsi? Paix! Paix! c'est offenser les nobles morts que de tourmenter ainsi leur sommeil solennel. Bien que privée de ses enfants, et la tête couronnée d'épines, l'Angleterre doive monter la route escarpée. Et pourtant, quand ce pénible tertre sera achevé, ses veilleurs signaleront de loin la jeune République comme un soleil qui surgit des mers empourprées de la guerre. A MILTON Milton, il me semble que ton esprit s'est retiré bien loin de ces falaises blanches, de ces hautes tours crénelées; ce monde aux somptueuses et ardentes couleurs, le nôtre, semble être tombé en cendres ternes et grises, on dirait que le siècle est changé en une pantomime où nous gaspillons nos heures trop chargées de bien d'autres tâches. Car, avec toute notre pompe et notre luxe, et nos puissances, nous ne sommes guère propres qu'à piocher la banale argile, puisque cette petite île que nous occupons, cette Angleterre, ce lion marin de la mer, est à la solde d'ignorants démagogues, qui ne l'aiment point. Dieu bon, est-ce bien là ce pays qui porta dans sa main un triple empire, quand Cromwell eut prononcé le mot de Démocratie? LOUIS-NAPOLEON Aigle d'Austerlitz, où étaient tes ailes quand, exilé bien loin sur un rivage barbare, après une lutte inégale, sous les coups d'un inconnu, tomba le dernier rejeton de ta race de rois? Pauvre enfant! tu ne paraderas plus dans ton manteau rouge, tu ne chevaucheras pas en grande pompe à travers Paris, à la tête de tes légions revenues, mais d'autre part, ta mère, la France, libre et républicaine, posera sur ton front pâle et sans couronne les lauriers plus glorieux de la couronne guerrière, afin que ton âme puisse sans déshonneur aller là-bas raconter au puissant auteur de ta race que la France a baisé les lèvres de la Liberté, et les a trouvées plus douces que le miel de ses abeilles à lui, et que la Démocratie, vague géante, se brise sur les rivages où les rois reposaient sans souci. SONNET SUR LE MASSACRE DES CHRÉTIENS EN BULGARIE Christ, est-ce que tu as vraiment expiré? Ou bien tes os gisent-ils en leur sépulcre taillé dans le roc. Et ta Résurrection n'a-t-elle été que le rêve de celle dont les péchés méritent pardon par cela seul qu'elle t'aimait tant? Car ici l'air est rempli des plaintes horribles des hommes, et on massacre les prêtres qui invoquent ton nom. N'entends-tu point les lamentations douloureuses de ceux dont les enfants gisent sur la pierre? Descends, ô Fils de Dieu, une nuit incestueuse voile la terre, et à travers la nuit sans étoiles, je vois le croissant lunaire dominer ta croix. S'il est bien vrai que tu as brisé les barrières de la tombe, descends, ô Fils de l'homme, et montre ta puissance, de peur qu'à ta place ne soit couronné Mahomet. QUANTUM MUTATA Il y eut en Europe, un temps bien lointain, où nulle part aucun homme ne mourait pour la liberté sans que le Lion d'Angleterre, sortant d'un bond, de sa caverne, ne posât la main sur l'oppresseur! C'était alors que l'Angleterre était en état de se montrer Grande République, témoin les hommes du Piémont, objets préférés des soucis de Cromwell, alors que dans son palais à fresques, le Pontife, en un impuissant désespoir, tremblait devant nos inexorables ambassadeurs. Comment, dès lors, se fait-il que nous soyons déchus d'une telle grandeur, sinon parce que le luxe encombre de ses stériles produits la porte par où entreraient nobles pensées, nobles actions. Sans cela nous pourrions être encore les héritiers de Milton. LIBERTATIS SACRA FAMES Bien que j'aie été nourri dans la Démocratie, et que je préfère à tout cet état républicain, où chaque homme est comme un roi, où nul n'est distingué des autres par une couronne, malgré tout, malgré cette démangeaison moderne de Liberté, je préfère le gouvernement d'un seul, auquel tous obéissent, à celui de ces démagogues braillards qui trahissent notre indépendance par les baisers qu'ils donnent à l'anarchie. Aussi n'ai-je aucune sympathie pour ceux dont les mains sacrilèges plantent le drapeau rouge sur les barricades des rues, sans défendre une juste cause, et qui établiraient le règne de l'ignorance: Alors, arts, civilisation, politesse, honneur, tout s'évanouirait, il ne resterait que la trahison, et le poignard qui est son seul outil, et le meurtre aux pieds silencieux et sanglants. THEORETIKOS Ce puissant empire n'a que des pieds d'argile. Toute chevalerie, toute puissance ont abandonné entièrement notre petite île. Quelque ennemi a dérobé sa couronne de laurier, et parmi ses collines s'est tue cette voix qui parlait de Liberté. Oh! quitte-la, mon âme, quitte-la; lu n'es point faite pour habiter cette vile demeure de trafiquants, où chaque jour on met en vente publique la sagesse et le respect, où le peuple grossier pousse les cris enragés de l'ignorance contre ce qui est le legs des siècles. Cela trouble mon calme; aussi mon désir est-il de m'isoler dans des rêves d'art et de suprême culture, sans prendre parti ni pour Dieu, ni pour ses ennemis. REQUIESCAT Marche d'un pas léger, elle est tout près, sous la neige. Parle à voix basse: elle peut entendre croître les pâquerettes. Toute sa belle chevelure dorée a pris la teinte de la rouille; elle qui était jeune, et charmante, elle n'est que poussière. Pareille au lis, blanche comme la neige, elle savait à peine qu'elle était femme si doucement elle avait grandi. Les planches du cercueil, une lourde pierre pèsent sur sa poitrine; seul je me torture le coeur, mais elle, elle repose. Silence! Silence! elle ne saurait entendre la lyre ni le sonnet; toute ma vie est ensevelie ici. Entassons de la terre par-dessus elle. _Avignon_. SONNET COMPOSÉ EN APPROCHANT DE L'ITALIE J'atteignais les Alpes, mon âme brûlait en moi, à ton nom, Italie, Italie. Et quand je sortis du coeur de la montagne, et que je vis le pays qui avait été le désir de ma vie, je me mis à rire comme un homme qui a gagné un prix de haute valeur; et rêvant à l'histoire de ta gloire, j'épiai le jour, jusqu'au moment où, zébré de blessures enflammées, le ciel de turquoise prit peu à peu la couleur de l'or poli. Les pins flottaient comme flotte une chevelure de femme, et dans les vergers, tout le lacis des branchages s'épanouissait en flocons d'écume fleurie. Mais quand j'appris que bien loin de là, dans Rome, un second Pierre portait des chaînes funestes, je pleurai de voir si belle une telle contrée. _Turin_. SAN MINIATO Vous le voyez, j'ai gravi la pente de la montagne jusqu'à cette sainte maison de Dieu, où jadis allait et venait le peintre angélique, qui vit les cieux largement ouverts, et sur un trône au-dessus du croissant de la lune, la blanche et virginale Reine de grâce. Marie! Si je pouvais seulement voir ta face, la mort ne viendrait jamais trop tôt. O toi que Dieu couronna d'épines et de douleurs! Mère du Christ! ô Épouse mystique! Mon coeur est las de cette vie, et trop accablé de tristesse pour chanter encore. O toi, que Dieu couronna d'amour et de flamme, que couronna le Christ, le très saint; oh! écoute, avant que le soleil impitoyable n'expose à l'univers mon péché et ma honte. AVE, MARIA, GRATIA PLENA Est-ce ainsi qu'il est venu? Je m'attendais à voir une scène d'un éclat merveilleux, telle qu'on le conte au sujet d'un Dieu qui, dans une pluie d'or, fit tomber les barrières et descendit sur Danaé: ou bien à une apparition terrible, comme quand Sémélè, languissante d'amour et de désir inapaisé, supplia pour voir le corps lumineux du Dieu, et que la flamme saisit ses membres blancs et l'anéantit entièrement. C'est avec ces rêves joyeux que je visitai ce lieu sacré, et maintenant les yeux et le coeur pleins d'étonnement, je reste immobile devant ce suprême mystère d'amour, une jeune fille à genoux, la figure pâle et sans passion, un ange qui tient un lis en sa main, et au-dessus d'eux, la colombe, déployant ses ailes. _Florence_. ITALIA Italie! tu es déchue, bien que toutes hérissées de lances brillantes, tes armées marchent à grand fracas des Alpes du Nord jusqu'aux flots siciliens! Oui, déchue, bien que les nations te saluent reine, parce que l'on voit l'or faire briller ta richesse dans toutes les villes, et que sur ton lac de saphir, d'un air allier, sous le vent qui enfle leurs voiles, naviguent par milliers tes galères, sous l'unique drapeau rouge, blanc et vert. Belle et forte! Mais belle et forte en vain! Porte ton regard vers le Sud, où Rome, ville profanée, attend en vêtement de deuil un roi oint par Dieu. Lève ton regard au ciel; Dieu permettra-t-il une telle chose? Non, mais quelque Raphaël ceint de flamme va descendre, et frapper le Profanateur avec l'épée du châtiment. SONNET ÉCRIT PENDANT LA SEMAINE SAINTE A GÈNES J'errais dans la verte retraite de Scoglietto. Les oranges à tous les rameaux qui formaient la voûte, étaient suspendues comme des lampes brillantes d'or, pour faire honte au jour. Çà et là, un oiseau surpris, de ses ailes battantes et de ses pieds éparpillait comme de la neige toutes les fleurs. À mes pieds de pâles narcisses pareils à des lunes d'argent; et les vagues arrondies qui rayaient la baie de saphir, riaient au soleil, et la vie paraissait très douce. Au dehors, le jeune enfant de choeur passait chantant d'une voix claire: «Jésus, le fils de Marie, a été mis à mort. Oh! venez, et couvrez de fleurs son tombeau.» Ah! Dieu! Ah! Dieu! ces charmantes heures helléniques ont submergé tout souvenir de tes amères douleurs, de la Croix, de la Couronne, des Soldats et de la Lance. ROME QUE JE N'AI POINT VISITÉE I Le blé a passé du gris au rouge, depuis que pour la première fois mon esprit a fui les mornes cités du Nord, pour voler aux montagnes de l'Italie. Et maintenant je me retourne du côté du foyer domestique, car mon pèlerinage est tout à fait terminé, bien que, ce me semble, ce soleil, rouge comme le sang, m'indique la route qui mène à Rome la sainte. O Dame bénie, qui as sous ton empire les sept collines, ô Mère sans tache ni souillure, toi qui portes une triple couronne d'or, O Roma, Roma, je dépose à tes pieds ce vain tribut de mon chant, car, hélas! elle est rude et longue, la route qui conduit à la Voie sacrée. II Et pourtant, quelle joie ce serait pour moi que de tourner mes pas vers le Sud, après avoir suivi le Tibre jusqu'à son embouchure, de revenir m'agenouiller dans Fiésole et d'errer à travers l'épaisse forêt de pins, qui interrompt le cours de l'Arno aux reflets d'or, pour voir le brouillard empourpré et la lueur du matin sur les Apennins, en passant près de mainte maison enfouie parmi les vignes, près du verger, près du jardin d'oliviers gris, jusqu'à ce qu'enfin du haut de la route qui parcourt la morne Campagna, surgissent les sept collines qui portent le Dôme. III Pour moi, pèlerin des mers du Nord, quelle joie de me mettre tout seul à la recherche du temple merveilleux et du trône de Celui qui tient les clefs redoutables. Alors que tout brillants de pourpre et d'or, défilent et prêtres et saints cardinaux, et que porté au-dessus de toutes les têtes, arrive le doux pasteur du troupeau. Quelle joie de voir, avant que je meure, le seul roi qui soit oint par Dieu, et d'entendre les trompettes d'argent sonner triomphalement sur son passage. Ou lorsqu'à l'autel du sanctuaire, il élève le signe du mystérieux sacrifice et montre aux yeux mortels un Dieu sous le voile du pain et du vin. IV Car quels changements le temps n'amène-t-il pas? Les cycles des années qui reviennent peuvent délivrer mon coeur de ses craintes et apprendre à mes lèvres un chant qu'elles pussent chanter. Avant que dans ce champ de à-bas, l'or frémissant soit rassemblé en gerbes poudreuses, avant que les feuilles écarlates de l'automne voltigent comme des oiseaux pour tomber sur l'herbe, J'aurai peut-être parcouru la glorieuse carrière et saisi la torche encore flambante, et invoqué le nom sacré de Celui qui maintenant cache sa face. URBS SACRA ET AETERNA Rome! quelle page dans l'histoire a été la tienne, dans les temps d'autrefois où ton épée républicaine régit le monde entier, pendant une période de bien des siècles! Alors tu fus la reine couronnée de tes peuples, jusqu'au jour où parut dans tes rues le Goth barbu. Et aujourd'hui, ô cité couronnée par Dieu, découronnée par l'homme, c'est l'odieux drapeau rouge, blanc et vert que les brises font flotter sur tes murs. En quel temps étais-tu en ta gloire? Alors que tes aigles avides de pouvoir prenaient leur vol pour saluer le double soleil et que les nations tremblaient sous ton sceptre? Non, ta gloire s'est prolongée jusqu'à ce jour, où les pèlerins s'agenouillent devant, le Saint unique, le pasteur captif de l'Eglise de Dieu. SONNET COMPOSÉ APRÈS L'AUDITION DU _DIES IRAE_ _CHANTÉ DANS LA CHAPELLE SIXTINE_ Non, Seigneur, il n'en est pas ainsi. La blancheur du lis au printemps, les mélancoliques bois d'oliviers ou la colombe à la poitrine argentée m'apprennent plus clairement ta vie et ton amour, que ces flammes rouges et ces coups de tonnerre, avec leurs terreurs. Les vignes empourprées m'apportent de doux souvenirs de toi: un oiseau qui, le soir, rentre à tire d'aile vers son nid, me parle de celui qui n'a aucune place pour se reposer. Je m'imagine que c'est sur toi que chante le passereau. Viens plutôt par une soirée d'automne, quand le rouge et le brun brillent sur les feuilles et que les campagnes répètent comme un écho la chanson du passeur. Viens quand la pleine lune en sa splendeur laisse tomber son regard sur les rangées de gerbes dorées, et alors fais ta moisson; nous avons attendu longtemps. PAQUES Les trompettes d'argent résonnèrent sous le Dôme, le peuple avec un respect religieux s'agenouilla sur le sol, et je vis porté sur les épaules des hommes, pareil à quelque grande divinité, le saint Maître de Rome. Comme un prêtre, il portait une robe plus blanche que l'écume; comme un roi, il était ceint de pourpre royale. Trois couronnes d'or s'élevaient bien haut sur sa tête. Entouré de splendeur et de lumière, le Pape rentra chez lui. Mon coeur s'enfuit bien loin dans le passé, à travers le désert des années, vers un homme qui errait au bord d'une mer solitaire, et cherchait vainement un endroit pour se reposer. «Les renards ont leur tanière, et tout oiseau a son nid, et moi, moi seul, il me faut errer sans repos, les pieds meurtris, et boire avec le vin l'amertume des larmes.» E TENEBRIS Descends, ô Christ, et viens à mon aide! Tends-moi la main, car je vais me noyer dans une mer plus orageuse que ne fut pour Simon ton lac de Galilée. Le vin de la vie est répandu sur la table. Mon coeur est pareil à une contrée ravagée par ta famine et où ont péri toutes les choses utiles. Et je sais fort bien que mon âme est destinée à l'Enfer, s'il me faut cette nuit comparaître devant le trône du Dieu. «Il dort peut-être, ou bien il part à cheval pour la chasse, comme Baal, quand ses prophètes hurlaient son nom, de l'aurore à midi, sur la cime foudroyée du Carmel.» Non, soyons tranquille, avant la nuit venue, je contemplerai les pieds de bronze, la robe plus blanche que la flamme, les mains meurtries, et la face empreinte d'une lassitude tout humaine. VITA NUOVA J'étais debout près de la mer où nul ne vendange, jusqu'à ce que les vagues humides eussent couvert de leur écume ma face et mes cheveux; les longues flammes rouges du jour mourant brûlaient à l'occident; le vent avait un sifflement triste et les mouettes criardes fuyaient vers la terre: «Hélas! m'écriai-je, ma vie est pleine de douleur; et qui donc peut faire provision de fruit ou de grain doré sur ces plaines stériles qui s'agitent incessamment?» Mes filets avaient ça et la bien des larges déchirures, bien des fentes; néanmoins je les jetai pour tenter ma dernière chance, dans la mer, et j'attendis la fin. Quand! ô surprise! quelle soudaine gloire! Et je vis monter la splendeur argentée d'un corps aux membres blancs, et cette joie me fit oublier les tourments du passé. MADONNA MIA Jeune fille et lys, elle n'était point faite pour la douleur de ce monde, avec sa chevelure brune et douce que ses larmes collaient en tresses, avec ses yeux pleins de désirs, à demi voilés par les larmes encore endormies, comme des eaux très bleues qu'on voit à travers les brouillards de la pluie; des joues pâles, où nul amour n'avait laissé sa tache, sa lèvre inférieure rouge, et ramenée en dedans pour fuir l'amour, et une gorge blanche, plus blanche que la colombe argentée, et dont le marbre pâle était rayé d'une veine pourpre. Et pourtant, quoique mes lèvres ne doivent point cesser de la louer, je ne serais point assez hardi pour lui baiser même les pieds, car je me sens sous l'ombre que font les ailes du respect, ainsi que Dante, quand il était debout avec Béatrice, sous la poitrine enflammée du Lion, et qu'il voyait le septième ciel de cristal et l'escalier d'or. LA CHANSON D'ITYS La Tamise anglaise est bien plus sainte que Rome. Ces campanules, qui comme une montée soudaine de la mer, viennent envahir les bocages, avec, pour écume, la reine des prés et la blanche anémone pour tacheter les vagues bleues,--Dieu est ici plus manifeste que là où il se cache, dans l'étoile au coeur de cristal que porte un moine blême. Ces papillons aux reflets violets qui prennent pour tente ce lis à la teinte de crème, ce sont des monsignori, et là où s'agitent les roseaux, où un brochet paresseux se laisse flotter au soleil, les yeux à demi clos,--voici un vieil évêque mitre, _in partibus_. Regardez donc ces brillantes écailles toutes vert et or. Le vent, prisonnier qui s'agite sans repos dans les arbres, joue fort bien le Palestrina. On dirait que les doigts du puissant maestro sont posés sur les touches de l'orgue de Maria, et qu'ils y jouent, quand, aux premières heures d'un matin tout bleu de Pâques, le Pape, porté sur un brancard tout rouge comme le sang ou le crime, va de sa sombre demeure sur le balcon, au-dessus des portes de bronze, et, dominant la foule serrée sur la place, ou les fontaines elles-mêmes semblent dans leur extase jeter en l'air leurs lances d'argent, étend ses faibles mains vers l'Orient, vers l'Occident, envoie une vaine paix aux pays qui ne connaissent nulle paix, le repos aux nations qui ne connaissent pas le repos. Et ce rayonnement orangé qui s'attarde et semble vouloir taquiner la lune, n'est-il pas plus beau que les pompes les plus brillantes de Rome! Chose étrange! il y a un an, je me mis à genoux devant je ne sais quel cardinal en robe rouge, qui portait l'hostie à travers l'Esquilin!... et maintenant, ces vulgaires pavots parmi le blé me semblent deux fois aussi beaux. Ces champs de pois, d'un vert bleu, que voici là-bas, frissonnants de la dernière averse, émettent en cette fraîche soirée des parfums plus doux que ceux des encensoirs ornés de gemmes flamboyantes que balancent les jeunes diacres, lorsque le vieux prêtre ouvre le tabernacle voilé de rideaux, et donne à Dieu un corps fait avec le fruit banal du blé et de la vigne. Le pauvre frère Giovanni, qui braille à la messe, s'étonnerait certainement ici, car là-haut chante un petit oiseau brun, et à travers le long et frais gazon je vois cette gorge vibrante que j'entendis jadis sur les collines éclairées par les étoiles, dans l'Arcadie étoilée de fleurs, où le demi-cercle blanc de sable de la plage de Salamine rejoint la mer. Charmante est l'hirondelle qui babille sur les toits, à la pointe du jour, quand le faucheur aiguise la faux, quand gémissent les colombes, et que la laitière, quittant son petit lit solitaire, va légère, et chantonnant, vers le troupeau aux graves mugissements, qui attend, et avance par-dessus les portes de la cour, ses vastes mufles débordants d'écume. Et ils sont charmants les houblons sur les plaines du Kent, et doux est le vent qui agite le foin fraîchement coupé, et doux sont les essaims capricieux des bourdonnantes abeilles, et douce est la génisse qui souffle dans l'écurie, et les figues vertes près d'éclater, qui pendent par-dessus le mur de briques rouges. Et il est doux d'entendre le coucou railler le printemps, alors que les dernières violettes flânent encore près de la source, et il est doux d'entendre le berger Daphnis chanter la chanson de Linus dans quelque vallon ensoleillé de la chaude Arcadie où le blé est de l'or, où les moissonneurs aux membres légers et sveltes dansent près du troupeau enfermé dans le parc. Et il est doux d'entendre à côté de la jeune Lycoris dans quelque lointaine vallée de l'Illyrie, et sous une voûte de feuillage sur un tapis d'amaracus, nous pourrions, nous aussi, perdre dans l'extase un jour d'été, et nous divertir à qui sera le plus habile sur le chalumeau, pendant que bien loin au-dessous de nous, s'irrite la pourpre troublée de la mer. Mais combien ce serait plus doux si le pied chaussé de sandales d'argent de quelque Dieu longtemps caché venait jamais fouler les prairies de Nuneham; si jamais Faune portant à ses lèvres la flûte de roseau pouvait lever la tête près des vertes flaques d'eau! Ah! il serait doux, en effet, de voir le céleste berger appeler à la pâture son troupeau à la blanche toison. Aussi, chante donc pour moi, musicien harmonieux, quoique tu ne chantes, après tout, que ton propre _requiem_. Dis-moi ton récit, infortuné chroniqueur, conte-moi tes tragédies. Ne dédaigne point ces retraites nouvelles pour toi, cette campagne anglaise, car notre île du Nord peut donner de quoi faire bien des belles couronnes, que ne connaissent point les prairies grecques; plus d'une rose telle que vainement un adolescent la chercherait pendant tout un jour, dans les vallons d'Eolie, croît en masses touffues sur nos haies, comme une insouciante courtisane prodigue de sa beauté; et aussi des lis tels que jamais n'en réfléchit l'Ilissus étoilent nos ruisseaux, et des nielles bleues ponctuent le froment vert, et bien qu'elles soient pour les hirondelles un avertissement de se diriger vers le Sud, elles ne déploieraient jamais leurs pavillons d'azur parmi les vignes grecques. Et même cette petite herbe en haillons rouges, qui invite le rouge-gorge à pépier, serait une étrangère en Arcadie, et plus d'une élégie restée muette dort dans les roseaux qui frangent notre sinueuse Tamise, et qui la réveillerait, donnerait un enchantement plus doux que celui qui fit pleurer Syrinx, et par ici se cachent des orchidées brunes semées d'abeilles, assez belles pour faire un diadème au front de Cythérée, et que Cythérée ne connaît point, et là-bas tout près de ce taureau qui paît, il est une mignonne asphodèle jaune; le papillon peut l'apercevoir de loin, bien que la rosée d'un seul soir d'été suffise à remplir deux fois sa petite coupe, avant que l'étoile ait rappelé le berger paresseux à son parc, et sans être prodigue, chaque pétale est semé de taches d'or comme si l'opulente maîtresse de Jupiter, Danaé, sortie toute brûlante encore de ses bras dorés, s'était penchée pour baiser les pétales tremblants, ou comme si le jeune Mercure, qui rase de son vol le gué sombre de Dis, les avait frôlés tout récemment d'une plume de ses ailes; la tige svelte qui porte la charge de ses soleils est à peine plus épaisse que le fil de la Vierge, ou que la tapisserie argentée de la pauvre Arachné. Les hommes disent qu'elle s'épanouit sur le tombeau d'un être auquel je rendis jadis un culte, mais à moi elle semble me rappeler des souvenirs plus divins d'ombrages héliconiens hantés des Faunes et de mers bleues aimées des nymphes d'une vallée inconnue a Tempé, où Narcisse s'étend sur le bord d'une rivière transparente, ayant dans sa chevelure le désordre de la forêt, dans ses yeux le silence du bois, courtisant cette image mobile qui à peine baisée se dissout; des souvenirs de Salmacis, qui n'est ni jeune homme, ni jeune fille, et qui est pourtant l'un et l'autre, embrasé d'une double flamme, et jamais satisfait par leur excès même, car chacune des deux passions, dans son ardeur éprise, se refuse à se séparer de l'autre, et pourtant tue l'amour par ce refus;--des souvenirs d'oréades épiant à travers les feuilles des arbres silencieux sous le clair de lune, d'Ariane abandonnée sur le port de Naxos, lorsqu'elle vit bien loin sur les flots le perfide équipage, qu'elle agita son écharpe rouge, et appela le trompeur Thésée, ignorant que tout près derrière elle était Dionysos sur une panthère couleur d'ambre,--des souvenirs de ce que vit le barde aveugle de Méonie, le mur de Troie, la reine Hélène assise dans la chambre sculptée, ayant auprès d'elle un amoureux jeune homme aux lèvres rouges, arrangeant de sa main mignonne la crinière de son casque, et bien loin de là, la mêlée, les cris, les plaintes, quand Hector écartait avec son bouclier la lance et qu'Ajax lançait la pierre, Ou c'est Persée ailé, qui, de son épée bien trempée, tranche les serpents entrelacés de la sorcière, ce sont tous ces contes fixés pour l'éternité sur les petites urnes grecques, charge plus riche que ne le fut le plus opulent galion d'Espagne à son retour des Indes. Car du moins de cette charge il arrive quelque partie et je sais bien qu'ils ne sont point du tout morts, les anciens Dieux de la poésie grecque; ils ne sont qu'endormis, et dès qu'ils entendront ton appel, ils s'éveilleront, et se croiront en pleine Thessalie. Cette Tamise leur sera l'eau de Daulis, cette fraîche clairière la prairie semée d'iris jaunes où jadis riait et jouait le jeune Itys. Si ce fut toi, cher oiseau, qui as fait ton berceau dans le jasmin, si ce fut toi, qui de l'immobile feuillage de ton trône, as chanté pour le merveilleux enfant jusqu'à ce qu'il entendit le cor d'Atalante retentir faiblement parmi les collines de Cumner, et que dans ses courses vagabondes par les bois de Bagley, il rencontrât, le soir, la fontaine des poètes grecs, Ah! mignon avocat au simple costume, qui plaides pour la lune contre le jour, si c'est grâce à toi que le berger cherche sa compagne, en celle douce poursuite, alors que Proserpine oublia qu'elle n'était point en Sicile, et qu'elle s'appuya, toute émerveillée, contre cette barrière moussue de Sandfort, Prodige du bois, à l'aile légère, aux yeux brillants, si jamais tu as consolé par ta mélodie quelqu'un de ce petit clan, de cette troupe fraternelle qui aima l'étoile matinale de la Toscane, plus que le soleil accompli de Raphaël, et qui est immortelle, chante pour moi, car je l'aime bien, chante, chante encore! Que le morne univers redevienne jeune, que les éléments prennent des formes nouvelles, et que les antiques formes de la Beauté se promènent parmi les formes simples, parmi les petits champs sans barrières, comme au temps où le fils de Latone portait la houlette de saule, où les moelleuses brebis et les chèvres ébouriffées suivaient le Dieu presque enfant. Chante, chante encore! et Bacchus va paraître ici, à cheval sur son magnifique trône indien, et au-dessus des tigres geignants, il agitera son bâton couronné de lierre jaune et d'un cône résineux, pendant qu'à côté de lui l'effrontée Bassaride jettera par terre le lion par sa crinière, et attrapera le faon montagnard. Chante encore! et je porterai la peau de léopard, et je déroberai les ailes lunaires d'Astaroth, et sur son chariot glacé nous pourrons gagner le Cithéron en une heure, avant que l'écume ait débordé pardessus le pressoir, avant que le Faune ait cessé de fouler les grappes; oui, avant que la lampe clignotante du jour ait fait fuir la hulotte criarde jusqu'en son nid, et averti la chauve-souris de reployer ses éventails membraneux, quelque jeune Ménade, aux seins couverts de feuilles de vigne, maraudera aux Pans endormis leurs fruits de faine, si doucement que le petit sansonnet ne s'éveillera point dans son nid et aussitôt lançant un rire aigu, et s'élançant d'un bond, elle atteindra la verte vallée, où la rosée tombée se rassemble sous l'orme, et alors comptera son butin; puis les bruns satyres, bande joyeuse, fouleront la lysimachie le long du rivage, et là où leur maître cornu trône en grand appareil, apporteront des fraises et des prunes duvetées sur une claie d'osier. Chante encore! et bientôt, la face fatiguée par la passion, apparaîtra à travers la fraîche fouillée le jeune homme serviteur d'Apollon. Le prince tyrien chassera son sanglier hérissé, parcourra les bois de châtaigniers tout fleuris, et la vierge aux membres d'ivoire, aux yeux gris, où brille la fierté, poursuivra à cheval le daim vêtu de velours. Chante encore! et je verrai le jeune garçon mourant teindre de la pourpre de son sang la clochette de cire dont le poids fait pencher la jacinthe, et à moi Cypris éplorée viendra conter sa douleur, et je baiserai sa bouche et ses yeux ruisselants, et je la conduirai au mystérieux bosquet de myrtes où gît Adonis. Redouble d'efforts, ô Itys! Le souvenir, frère de lait du remords et de la douleur, verse goutte à goutte le poison dans mon oreille. Oh! être libre! Brûler ses vieux vaisseaux! Se lancer encore dans la mêlée des Vagues empanachées de blanc, et livrer bataille au vieux Protée pour piller les cavernes fleuries de corail! Oh! pour Médée et ses parents magiques! pour le secret du sanctuaire de Colchide! Oh! pour une feuille de cette pâle asphodèle qui entoure le front las de Proserpine, et verse le soir des rosées si merveilleuses, qu'elle rêve des campagnes d'Enna, près de la lointaine mer de Sicile, où souvent elle pourchassa l'abeille à la ceinture d'or, de lis en lis, dans la prairie unie, avant que son ténébreux maître lui eût fait goûter au fruit fatal, à ce grain de grenade, avant que les noirs coursiers l'eussent emportée au loin, jusque dans le pays vague et sans fleurs, au jour languissant et sans soleil. Oh! pour une heure de minuit, avoir pour maîtresse la Vénus de la petite ferme de Mélos! Oh! si pour une heure seulement quelque antique statue s'éveillait à la passion; et que je pusse faire oublier à l'Aurore de Florence son muet désespoir, m'accoler à ces membres puissants et faire mon oreiller de cette poitrine géante! Chante, chante encore! Je voudrais être ivre de vie, ivre de la vendange foulée sous le pressoir, de ma jeunesse; j'oublierais les luttes d'un labeur stérile, la vallée déchirée, les yeux de Gorgone de la Vérité, la veillée sans prière, et le cri qui implore la prière, les dons inféconds, les bras levés, l'air morne et insensible. Chante, chante encore! O Niobé emplumée, tu peux donner de la beauté à la douleur, et dérober à la joie ses accents les plus mélodieux, tandis que nous autres, nous n'avons que le silence mort et sans voix pour guérir nos plaies trop découvertes, et ne savons que tenir la souffrance emprisonnée en nos coeurs, que tuer le sommeil sur l'oreiller. Chante encore plus fort, pourquoi faut-il que je revoie la face lasse et pâle de ce Christ abandonné, dont jadis mes mains ont tenu les mains sanglantes, dont si souvent mes lèvres ont baisé les lèvres meurtries, et qui maintenant muet, misérable en son marbre, reste seul dans sa demeure déshonorée, et pleure, sur moi peut-être. O mémoire, dépouille ton enveloppe enguirlandée, brise ton luth aux sons rauques, ô triste Melpomène; ô souffrance, souffrance, reste close en ta cellule fermée; et ne double point de tes larmes cette limpide Castalie! Tais-toi, tais-toi, triste oiseau, tu offenses la forêt en tourmentant son calme champêtre de ton chant si ardemment passionné! Silence, silence, ou s'il est angoissant de se taire, emprunte au sansonnet des champs son air plus simple, à lui dont la joyeuse insouciance est mieux faite pour ces forêts anglaises que ton cri aigu de désespoir. Ah! tais-toi, et que le vent du Nord remporte ton lai aux collines rocheuses de la Thrace, à la baie orageuse de Daulis. Un instant encore! Les feuilles effarouchées seront agitées: peut-être Endymion aura traversé la prairie, épris d'amour pour la lune, et cette tranquille Tamise aura entendu Pan battre et faire voler l'eau, en cherchant à tâtons un roseau, pour attirer hors de sa caverne bleue quelque innocente Naïade, qui, partagée entre la joie et la peur, prête l'oreille à sa flûte. Un instant encore! La tourterelle réveillée a roucoulé; la fille argentée de la mer argentée a enchaîné, de ses mains amoureuses, son inconstant qui allait chasser, et Dryopé a écarté les branches de son chêne pour voir le rétif adolescent aux cheveux dorés se révolter sous son joug. Un instant encore! Les arbres se sont inclinés pour baiser la pâle Daphné qui sort à peine de la langueur des lauriers tremblants, et Salmacis, dans son isolement, a mis à nu sa stérile beauté devant la lune, et à travers la vallée, avec un triste et voluptueux sourire, est passé Antinoüs; le rouge lotus du Nil sort à demi fléchi des boucles noires de sa chevelure, pour voiler le charme enfoui sous ces paupières endormies; ou bien c'est, là-bas, sur cette pente couverte de gazon, l'intangible Artémis aux membres nus sous sa tunique relevée haut, qui a commandé à ses chiens de donner de la voix, qui a débusqué le daim de sa verte reposée par ses cris aigus et la piqûre de son épée. Reste calme, reste calme, ô coeur passionné, reste calme! Oh Mélancolie, ferme ton aile de corbeau, O Dryade qui sanglotes, ne quitte point le creux de ta colline pour venir apporter une réponse aussi découragée. O Marsyas ailé, cesse de te plaindre. Apollon n'aime point entendre des chants ainsi troublés par la souffrance. C'était un rêve: la clairière est déserte. Nul doux rire de l'Ionie n'agite l'air. La Tamise rampe, paresseuse et plombée, et du bois épais, redevenu désolé, désert, a fui le jeune Bacohus avec son bruyant cortège. Et pourtant du bois de Nuneham vient toujours cette vibrante mélodie, si triste, qu'on croirait entendre un coeur humain se briser dans chaque note distincte. C'est une qualité que possède parfois la musique, car elle est l'art qui tient de plus prés aux larmes et au souvenir. Pauvre Philomèle en deuil, que crains-tu donc? Ta soeur ne hante point ces campagnes, Pandion n'est pas ici. Ici jamais on ne voit un maître cruel, armé de la lame meurtrière, point de tissu formé de sanglants insignes; ce ne sont que vallées moussues, faites pour les camarades qui vont à l'aventure, de chauds vallons où se repose l'étudiant fatigué, son livre à moitié fermé, et bien des allées sinueuses, où le soir, les rustiques amants sont heureux d'échanger leurs naïfs propos. L'inoffensif lapin gambade avec ses petits sur le sentier tracé par le halage, où récemment encore, une troupe de joyeux gars, se bousculant à l'envi, encourageait de ses cris bruyants les équipes de rameurs; l'araignée avec ses fils d'argent travaille à son petit métier, et des sombres murailles à crêtes de buées rouges de la ferme isolée part une lueur clignotante. C'est là que le berger accablé de fatigue pousse son troupeau bêlant, et le renferme dans le pare formé de claies. Une clameur assourdie vient de quelque bateau d'Oxford, arrêté à la barrière de Sandford, et fait lever en sursaut la poule d'eau de son abri dans les roseaux; et les ombres obscures s'allongent sur la colline en voltigeant comme des hirondelles. Le héron passe, revenant au lac, sa demeure. Le brouillard bleu se glisse à travers les arbres frissonnants. Les étoiles silencieuses, mondes d'or, apparaissent une à une, et pareille à une fleur que chasse la brise, une lune étincelante parcourt le ciel brillant. C'est l'arbitre muet de toute ta plainte mélancolique, enchanteresse. Elle ne se soucie point de toi; pourquoi s'en soucierait-elle? Endymion, elle le sait, n'est pas loin. C'est moi, c'est moi, dont l'âme est comme le roseau, qui ne saurait jouer de lui-même aucun message, mais qui chante sur l'ordre d'autrui; c'est moi qui vais poussé par tous les vents sur le vaste Océan de la souffrance. Ah! cet oiseau brun s'est tu; un trille exquis semble être resté dans le sombre feuillage, et mourir en accents musicaux. À cela près, l'air est silencieux, silencieux au point qu'on entendrait la chauve-souris, aux courtes ailes, errer et tourner au-dessus des pins, qu'on pourrait compter une à une chaque gouttelette de rosée qui tombe du calice débordant de la campanule. Et bien loin, par la plaine qui s'étale, à travers les saules groupés, et les buissons bruns, la haute tour de Magdalen, terminée par une girouette d'or, masque la longue Grand'Rue de la petite ville! Attention! voilà que la cloche de la porte de Christ-Church annonce d'une voix retentissante le couvre-feu. IMPRESSION DU MATIN Le nocturne bleu et or de la Tamise a fait place à une symphonie en gris. Une barque chargée de foin couleur d'ocre s'est détachée du quai. Glacial dans sa froideur, le brouillard jaune est descendu suivant les ponts, si bien que les murs des maisons ont pris l'air d'ombres, et que saint Paul plane comme une bulle au-dessus de la ville. Puis soudain s'est éveillé le tapage de la ville, les rues se sont remplies de charrettes campagnardes et un oiseau s'est envolé vers les toits luisants et a chanté. Mais une femme pâle, et toute seule, dont le jour baise la chevelure décolorée, allait et venait sous la clarté crue des becs de gaz, la flamme aux lèvres et le coeur pétrifié. PROMENADES DE MAGDALEN Les petits nuages blancs luttent à la course à travers le ciel, et les champs sont parsemés de l'or de la fleur de Mars. L'asphodèle surgit sous les pieds, et le mélèze orné de franges oscille et se balance quand le sansonnet pressé passe tout près. Une délicate odeur se dissémine sur les ailes de la brise matinale, odeur de feuilles, et de gazon, et de terra fraîchement retournée. Les oiseaux chantent gaiement l'heureuse naissance du Printemps, et sautillent de branche en branche sur les arbres qui se balancent. Et partout les bois sont animés par le murmure et les bruits du printemps, et le bourgeon de rose éclate sur l'églantine grimpante, et la masse des crocus est une frissonnante lune de feu, bordée de toutes parts d'un anneau d'améthyste. Et le platane dit à demi-voix au pin quelque conte d'amour, si bien que celui-ci, sans sourire, s'agite et secoue son manteau vert, et l'obscurité, dans le creux de l'orme des montagnes, s'illumine de l'éclat irisé que jette l'arc-en-ciel brillant sur la gorge et la poitrine argentée de la colombe. Voyez, là-bas, l'alouette quitte brusquement son lit dans la prairie en brisant les fils de la Vierge et les réseaux de la rosée, et filant au cours de la rivière, pareil à une flamme bleue, le martin-pêcheur vole comme une flèche et fend l'air. ATHANASIA Dans cette grande et maigre demeure de l'Art, où ne manque aucune des grandes choses que les hommes ont sauvées du Temps, on apporta le corps flétri d'une jeune fille morte avant que l'heureuse jeunesse du monde eût atteint sa floraison. Elle avait été aperçue par des Arabes isolés, bien cachée dans le sein ténébreux d'une noire pyramide. Mais quand on eut déroulé les bandes de lin qui enveloppaient le corps de l'Égyptienne, voici qu'on trouva, dans le creux de sa main, une petite graine qu'on sema dans la terre anglaise, et qui produisit une merveilleuse neige de fleurs étoilées, et répandit de riches parfums dans notre air printanier. Cette fleur attirait par des charmes si étranges, qu'elle fit entièrement oublier l'asphodèle, et que la brune abeille, l'amante du lys, délaissa la coupe dont elle faisait son séjour ordinaire, car on n'eût point cru que c'était là quelque chose de terrestre, mais plutôt qu'elle avait été dérobée dans quelque Arcadie du ciel. En vain le triste Narcisse, languissant et pâli par la contemplation de sa propre beauté, se penchait par-dessus le ruisseau; la libellule pourpre ne trouvait plus d'attrait à lustrer ses ailes de l'or de sa poussière, plus de plaisir à baiser la fleur du jasmin, ou à faire tomber de l'eucharis les perles de rosée. Par amour d'elle, le passionné rossignol oublia les montagnes de Thrace et le roi cruel; et la pâle tourterelle ne songea plus à faire voile à travers les temps humides, au temps de la floraison. Elle cherchait à planer autour de cette fleur d'Égypte, avec son aile d'argent et sa gorge d'améthyste. Pendant que l'ardent soleil flamboyait au haut de sa tour bleue, un vent rafraîchissant vint furtivement du pays des neiges, et le chaud vent du sud arriva avec de tendres larmes de rosée, et humecta ses feuilles blanches, lorsque Hespérus surgit dans ces prairies du ciel à la teinte d'algue marine sur lesquelles s'allongent les bandes écarlates du couchant. Mais quand les oiseaux fatigués eurent cessé leurs chansons amoureuses par les champs déserts que hantent les lis, quand, large et resplendissante comme un bouclier d'argent, la lune se balança dans la hauteur du ciel de saphir, est-ce qu'un rêve étrange, un mauvais souvenir ne vint point agiter tous les pétales tremblants de ses fleurs? Oh! non, à cette fleur magnifique, un millier d'années ne semblait que la prolongation d'un beau jour d'été. Elle ne connaissait rien de la marée des craintes rongeantes, qui changent en un gris terne l'or de la chevelure chez un jeune homme. Elle ne connut jamais la terrible aspiration après la mort, ni le regret que doivent éprouver tous les mortels d'être nés. Car nous allons à la mort en jouant de la flûte, en dansant, et nous ne voudrions point repasser par la porte d'ivoire, ainsi qu'un fleuve mélancolique, las de couler, s'élance comme un amant, dans la terrible mer, et trouve qu'il y a profit à mourir si glorieusement. Nous gaspillons notre force majestueuse en luttes infécondes contre les légions du monde conduites par le bruyant souci; jamais elle ne sent la décadence, mais elle puise de la vie dans la pure lumière du soleil, et dans l'air sublime; nous vivons sous la puissance ravageuse du Temps; elle est l'enfant de toute éternité. SÉRÉNADE Le vent d'occident souffle fort à travers la sombre mer Égée, et au pied du secret escalier de marbre, ma galère tyrienne t'attend. Descends, la voile de pourpre est déployée. Le veilleur dort dans la ville. Oh! quitte ton lit brodé de fleurs de lys, ô ma Dame, descends, descends. Elle ne viendra pas, je la connais bien; elle n'a aucun souci des voeux d'un amant, et un homme n'aurait guère de bien à dire d'une créature si cruelle et si belle. Le véritable amour n'est qu'un joujou de femme; elle n'ont jamais connu la douleur d'un amant, et moi qui aimais autant qu'aimé un jeune homme, il faut que j'aime en vain, que j'aime en vain. O noble pilote, dis-moi la vérité. Est-ce là le brillant d'une chevelure dorée, ou n'est-ce que le réseau de la rosée dans ces fleurs de la passion que voici? Bon marin, viens et dis-moi maintenant: est-ce là la main de ma Dame? ou n'est-ce que le reflet de la proue, où n'est-ce encore que le sable argenté. Non, non, ce n'est point le réseau de la rosée, ce n'est point le sable bordé d'argent, c'est vraiment ma chère Dame, avec sa chevelure d'or et sa main de lys. O noble pilote, gouverne du côté de Troie Bon marin, joue de la lourde rame. C'est la Reine de vie et de joie que nous devons enlever au rivage grec. Le ciel décoloré prend une teinte vaguement bleue; une heure encore, et il fera jour. A bord! à bord! mon vaillant équipage. O ma Dame, fuyons! fuyons! O noble Pilote, tourne la proue vers Troie. Bon matelot, joue activement de la lourde rame. O toi que j'aime comme n'aime qu'un jeune homme, ô toi que j'aimerai d'un amour éternel. ENDYMION Aux pommiers pendent des fruits d'or, et en Arcadie, les oiseaux chantent à tue-tête; les brebis couchées bêlent dans le parc; la chèvre sauvage court par la forêt. Mais hier il a conté son amour, je sais qu'il me reviendra. O lune qui surgissez, ô Dame la lune, soyez une sentinelle pour mon amant. Il est impossible que vous ne le connaissiez pas très bien, car il porte des chaussures de pourpre; il est impossible que vous ne le connaissiez pas très bien, car il est armé de la houlette pastorale, et il est aussi doux qu'une colombe, et sa chevelure est brune et frisée. Maintenant la tourterelle a cessé les appels qu'elle adressait à son serviteur aux pieds rouges. Le loup gris rôde autour de l'étable. Le sénéchal chanteur du lis est endormi dans la corolle du lis. et partout les collines violettes sont ensevelies dans les ténèbres. O lune qui surgissez, ô sainte lune, arrêtez-vous sur le sommet d'Hélicé, et s'il vous est agréable d'être témoin de mon fidèle amour, ah! si vous voyez la chaussure de pourpre, la houlette et le coudrier, la chevelure brune du jeune homme, et la peau de chèvre enroulée autour de son bras, dites-lui que je l'attends ici, dans la ferme où brille la mèche de roseau. La rosée qui tombe est froide, glaciale, et nul oiseau ne chante dans l'Arcadie. Les petits Faunes ont abandonné la colline, et même l'asphodèle fatiguée a clos ses portes d'or, et pourtant mon amant ne revient point près de moi. Lune trompeuse, lune trompeuse! O lune qui pâlissez! où donc est allé mon fidèle amant? Où sont les lèvres de vermillon, la houlette de berger, les chaussures de pourpre? Pourquoi déployer cet étendard d'argent? Pourquoi prendre ce voile de brouillards mobiles? Ah! c'est toi qui possèdes le jeune Endymion, c'est toi qui possèdes ces lèvres destinées au baiser. LA BELLA DONNA DELLA MIA MENTE Mes membres sont rongés par une flamme. Mes pieds sont las de voyager, et à force d'invoquer le nom de ma Dame, mes lèvres ont maintenant désappris à chanter. O linotte, dans le buisson de roses sauvages, déploie ta mélodie sur mon amour. O alouette, chante plus haut, en l'honneur de l'amour: une dame passe tout près. Elle est trop belle pour qu'un homme, quel qu'il soit, puisse voir ou posséder celle qui charmait son coeur; plus belle qu'une Reine, qu'une courtisane, ou que l'eau où la nuit se reflète la lune. Sa chevelure est retenue par des feuilles de myrte (feuilles vertes sur sa chevelure dorée). Les herbes vertes parmi les gerbes jaunes de la moisson d'automne ne sont pas plus belles. Ses lèvres, petites, plus faites pour le baiser que pour exhaler la plainte amère de la douleur, tremblotent comme fait l'eau du ruisseau, ou comme les roses après la pluie du soir. Son cou a la blancheur du mélilot, qui rougit de plaisir au soleil; la palpitation de la gorge de la linotte n'est pas plus charmante à contempler. Ainsi qu'une grenade coupée en deux, avec ses grains blancs, telle est sa bouche écarlate; ses joues sont comme la nuance fondue qu'offre la pêche qui rougit du côté du sud. O mains entrelacées! O corps délicat et blanc, fait pour l'amour et la souffrance! O Demeure d'amour! Opale fleur désolée et battue par la pluie! CHANSON Un anneau d'or et une colombe blanche comme le lait, tels sont les présents qui te conviennent; puis une corde de chanvre pour votre amour à vous, pour le pendre à quelque arbre. Pour vous, une demeure d'ivoire (les roses sont blanches dans la tonnelle de roses), et pour moi, un petit lit pour m'étendre (blanche, oh! qu'elle est blanche la fleur de la ciguë)! Le myrte et le jasmin pour vous (oh! qu'elle est belle à voir, la rose rouge!), et pour moi, le cyprès et la rue (le plus beau de tous est le romarin). Pour toi, trois amants, aspirants à ta main (l'herbe verdit sur la tombe d'un mort), pour moi, l'espace de trois pas dans le sable (qu'on plante des lis du côté de ma tête)! IMPRESSIONS I.--LES SILHOUETTES La mer est tachée de barres grises, le vent morne et funèbre chante faux, et pareil à une feuille flétrie, le reflet de la lune est chassé à travers la baie orageuse. Dessiné par un contour net sur le sable pâle, gît le noir bateau. Un mousse, dans sa joie insouciante, grimpe à bord. On voit le rire sur sa face et la blancheur de sa main. Et là-haut s'entend le cri des courlis, là où par la prairie enténébrée des hauteurs, passent les jeunes moissonneurs aux cous hâlés, silhouettes qui se dessinent sur le ciel. II.--LA SUITE DE LA LUNE Pour les sens du dehors, c'est la paix, une paix rêveuse dans toutes les directions, un silence profond sur la terre enveloppée d'ombres, un silence profond là où cessent les ombres. À part un cri qui réveille un écho perçant, et que lance un oiseau qui se désole dans sa solitude, un râle des genêts appelant sa compagne, et la réponse part de la colline perdue dans le brouillard. Et soudain, la lune retire des cieux qui s'éclairent, sa faucille, et fuit vers sa sombre caverne, enveloppée dans un voile de gaze jaune. LA TOMBE DE KEATS Désormais à l'abri de l'injustice du monde et de sa souffrance, il repose sous le voile bleu de la Divinité. Enlevé à la vie, quand la vie et l'amour étaient dans toute leur nouveauté, ainsi gît le plus jeune des martyrs; beau comme Sébastien, et comme lui, mis à mort prématurément. Nul cyprès ne jette son ombre sur son tombeau, point d'if funéraire, mais de douces violettes, qui pleurent avec la rosée, tissent sur ses restes une chaîne qui fleurit sans cesse. O coeur si fier que brisa la misère, ô lèvres, les plus douces depuis celles de Mitylène, ô poète peintre de notre terre anglaise! Ton nom était écrit sur l'eau,--et il survivra--et des larmes comme les miennes entretiendront bien verte ta mémoire, comme le feront celles d'Isabelle pour l'arbre de son Basile. THÉOCRITE VILLANELLE O chanteur de Perséphoné, dans tes sombres et désertes prairies, te souviens-tu de la Sicile? L'abeille voltige encore à travers le lierre, là où gît solennellement inhumée Amaryllis, ô chanteur de Perséphoné! Simaetha invoque Hécate et entend à sa porte les chiens féroces; te souviens-tu de la Sicile? Silencieux près de la mer légère et rieuse, le pauvre Polyphème déplore son destin, ô chanteur de Perséphoné! Et toujours, dans son émulation enfantine, le jeune Daphnis défie son camarade: te souviens-tu de la Sicile? Le svelte Lacon garde une chèvre pour toi, et c'est toi qu'attendent les joyeux bergers; ô chanteur de Perséphoné, te souviens-tu de la Sicile? DANS LA CHAMBRE D'OR HARMONIE Ses mains d'ivoires erraient au hasard du caprice sur les touches d'ivoire, pareilles au rayon argenté qui traverse les peupliers quand ils agitent distraitement leurs pâles feuilles, ou à l'écume mobile d'une mer sans repos, quand les vagues montrent leurs dents à la brise volage. Sa chevelure d'or tombait sur la mer d'or, comme les délicats fils de la vierge, tissés sur le disque poli de la pâquerette, ou comme l'hélianthe qui se tourne vers le soleil, quand la nuit jalouse a complété l'obscurité, et que la lance du lis s'entoure d'une auréole. Et ses douces et rouges lèvres sur ces lèvres, les miennes brûlaient comme le feu de rubis serti dans la lampe oscillante d'un reliquaire cramoisi, ou comme les blessures saignantes de la grenade, ou le coeur du lotus tout inondé, tout humide du sang répandu de la vigne rose et rouge... BALLADE DE MARGUERITE NORMANDE --Je suis las de rester en forêt, alors que les chevaliers se réunissent sur la place du marché. --Non, ne va pas à la ville aux toits rouges, de peur que les fers des chevaux de guerre ne te meurtrissent. --Mais non, je n'irai point là où chevauchent les Écuyers, je me bornerai à marcher aux côtés de ma Dame. --Hélas! hélas! Tu es par trop téméraire! Le fils d'un forestier n'est point fait pour manger dans de l'or. --M'aimera-t-elle moins parce que, à chaque Saint-Martin, mon père se montre vêtu d'un justaucorps vert? --Peut-être est-elle occupée à broder une tapisserie. Le fuseau et la navette ne te conviennent point. --Ah! si elle travaille à une somptueuse tapisserie, je pourrais débrouiller les fils à la lumière du feu. --Peut-être se lance-t-elle à la chasse du daim. Comment la suivre par monts et par mers? --Ah! si elle chevauche avec la cour, je pourrais courir à son côté et souffler le hallali. --Peut-être est-elle agenouillée dans Saint-Denis (que Notre-Dame ait grand'pitié de son âme!). --Ah! si elle prie dans la chapelle solitaire, je pourrais balancer l'encensoir et sonner la cloche. --Rentrez, mon fils, vous avez la figure si pâle, et le père vous remplira une tasse d'ale. --Mais quels sont ces chevaliers en riches costumes? Est-ce un spectacle où se rassemblent les gens riches? --C'est le roi d'Angleterre, qui a passé la mer pour venir visiter notre beau pays. --Mais pourquoi le couvre-feu rend-il un son aussi, sourd, et pourquoi ces gens en deuil qui se suivent à la file? --Oh! c'est Hugues d'Amiens, le fils de ma soeur, qui gît mort, car son jour est venu. --Non, non, car je vois distinctement des lis blancs. Ce n'est point un homme vigoureux qui git sur la bière. --C'est la vieille dame Jeannette, qui gardait le bail; j'étais sûr qu'elle mourrait aux premiers jours d'automne. --Dame Jeannette n'avait point ces cheveux d'or bruni; la vieille Jeannette n'était point une jolie fille. ---Ce n'est point quelqu'un de notre sorte, quelqu'un de notre famille (que Notre-Dame la préserve de tout péché!). --Mais j'entends la douce voix de l'enfant qui chante: «Elle est morte, la Marguerite!» --Rentre, mon fils, et mets-toi au lit, et laisse les morts ensevelir leurs morts. --O mère, vous savez comme je l'aimais sincèrement. O mère, une seule tombe est-elle assez large pour deux? LE SORT DE LA FILLE DU ROI BRETONNE Sept étoiles dans l'eau calme, et sept dans le ciel, sept péchés sur la fille du roi, et ils sont profondément cachés en son âme. A ses pieds sont des roses rouges (les roses sont rouges dans sa chevelure d'or rouge). Et voyez! encore des roses rouges à l'endroit où se réunissent sa poitrine et sa ceinture. Il est beau, le chevalier qui gît, assassiné, parmi les ajoncs et les roseaux; voyez les maigres poissons pressés de se repaître des cadavres. Il est charmant le page qui est étendu ici (du drap d'or, c'est un beau butin); voyez dans l'air les noirs corbeaux. Ils sont noirs, oh! ils sont noirs comme la nuit. Que font là ces cadavres immobiles, inertes? (elle a du sang sur la main), pourquoi les lis sont-ils tachés de rouge? (il y a du sang sur le sable de la rivière). Il y a deux hommes qui viennent à cheval du sud et de l'est, et deux qui viennent du nord et de l'ouest, festin abondant pour le noir corbeau, sécurité pour la fille du roi. Il y a un homme qui l'aime loyalement (rouge, oh! qu'elle est rouge, la tache de sang); il a creusé une tombe auprès de l'yeuse sombre (une seule tombe suffira pour quatre). Pas de lune au ciel calme; pas de lune dans l'eau noire. Et sur son âme, elle a sept péchés, lui a un péché sur la sienne. AMOR INTELLECTUALIS Souvent nous avons parcouru les vallées de Castalie, et entendu les doux accents d'une musique champêtre jouée sur des flûtes antiques à de vulgaires inconnus, et souvent nous avons lancé notre barque sur cette mer où les neuf Muses ont établi leur empire, et tracé librement nos sillons à travers la vague et l'écume, sans déployer nos voiles hésitantes pour gagner une demeure plus sûre, jusqu'à ce que nous eussions entièrement chargé notre embarcation. De ces trésors, de ces dépouilles, voici ce qui reste, la passion de Sordelio[10], le contour suave du jeune Endymion[11], l'important Tamburlaine poussant devant lui ses haridelles rassasiées de bien-être[12], et mieux que cela, la septuple vision du Florentin[13], et les solennelles harmonies de Milton au front austère. [Note 10: _Sordello_, poème de Robert Browning.] [Note 11: _Endymion_, poème de Keats.] [Note 12: _Tamerlaen_, pièce de Marlowe.] [Note 13: _La divine Comédie_.] SANTA DECCA Les Dieux sont morts; nous avons cessé d'offrir à Pallas aux yeux: gris des couronnes de feuilles d'olivier! L'enfant de Demeter ne reçoit plus la dîme de nos gerbes, et vers midi les bergers chantent sans crainte, car Pan est mort; plus de turbulentes amourettes par les clairières secrètes et les tortueux asiles. Le jeune Hylas ne cherche plus les sources; le grand Pan est mort, et c'est le fils de Marie qui est roi. Et pourtant, peut-être en cette île que la mer tient en extase, quelque dieu, mâchant le fruit amer de la mémoire, reste caché parmi les asphodèles! O Amour, s'il y en avait encore un, nous ferions sagement de fuir sa colère! Non! mais, regardez, les feuilles s'agitent. Restons un instant à épier. UNE VISION Deux rois couronnés, et un autre qui se tenait à l'écart, sans que le vert laurier pesât bien lourd sur sa tête, mais avec un regard triste, comme s'il était découragé, fatigué de l'incessant gémissement de l'homme, au sujet de péchés que ne saurait effacer une bêlante victime, avec de longues et douces lèvres nourries de larmes et de baisers. Il était ceint d'un vêtement noir et rouge, et à ses pieds j'aperçus une pierre brisée d'où sortaient des lis pareils à des colombes, montant à ses genoux. Et alors, à cette vue, mon coeur s'allumant d'une flamme, je criai à Béatrice: «Quels sont-ils?» Et elle répondit, car elle connaissait bien leurs noms: «Le premier, c'est Eschyle, le second est Sophocle, et enfin (large flot de larmes), c'est Euripide. IMPRESSION DE VOYAGE La mer avait la couleur du saphir, et le ciel, dans l'air, brûlait comme une opale chauffée: nous hissâmes la voile; le vent soufflait avec force du côté des pays bleus qui s'étendent vers l'Orient. De la proue escarpée, je remarquai, avec, une attention plus vive, Zacynthos, et chaque bois d'olivier, et chaque baie, les falaises d'Ithaque, et le pic neigeux de Lycaon, et toutes les collines de l'Arcadie avec leur parure de fleurs. Le battement de la voile contre le mât, et les ondulations qui se faisaient dans l'eau sur les côtés, et les ondulations dans le rire des jeunes filles, à l'avant, pas d'autres bruits. Quand l'Occident s'embrasa et un rouge soleil se balança sur les mers, j'étais, enfin, sur le sol de la Grèce. LA TOMBE DE SHELLEY Comme des torches qui ont fini de se consumer près du lit d'un malade, les maigres cyprès se dressent autour de la pierre que le soleil a blanchie. C'est là que la petite chouette nocturne a établi son trône, que le lézard léger montre sa tôle-parée de gemmes, et la où les pavots aux formes de calices s'embrasent jusqu'au rouge, dans la chambre silencieuse de cette pyramide que voici, assurément se tapit dans les ténèbres quelque Sphinx du monde ancien, farouche gardien de ce séjour aimé des morts. Ah! sans doute il est doux de reposer dans le sein maternel de la Terre, auguste mère de l'éternel sommeil. Mais combien il est plus doux pour toi d'avoir une tombe incessamment agitée, dans la caverne bleue des profondeurs aux échos sonores, ou bien là où s'engloutissent dans les ténèbres les immenses vaisseaux heurtés contre les flancs de quelque falaise rongée par la vague. _Rome_. PRES DE L'ARNO Le nerprun sur la mer se teinte d'écarlate à la lumière de l'aurore, bien que les ombres grises de la nuit enveloppent encore Florence comme d'un linceul. La rosée scintille sur la colline et les fleurs brillent au-dessus de nous. Oui! mais les cigales ont fui et la petite chanson attique s'est tue. Seules les feuilles sont doucement agitées par la molle haleine de la brise, et dans le vallon qu'embaume l'amandier, on entend le rossignol solitaire. Le jour viendra bientôt t'imposer silence, ô rossignol, chante de bon coeur pendant qu'encore sur le bosquet ombreux se brisent les flèches de la lune. Avant que d'un pas furtif, dans un brouillard vert de mer, le matin se glisse à travers la prairie, et laisse voir aux yeux effarés de l'amour les longs doigts blancs de l'aube, gravissant en hâte le ciel d'Orient pour saisir et mettre à mort la nuit tremblante, sans avoir le moindre souci de ce qui charme mon coeur ou de ce que le rossignol pourrait en mourir. FABIEN DEI FRANCHI La chambre silencieuse, les ténèbres qui rampent d'un pas lourd, les morts qui voyagent vite, la porte qui s'ouvre, les doigts blancs du fantôme posés sur tes épaules, et ensuite le duel sans témoin dans la clairière, les épées brisées, le cri étouffé, le sang, tes grands yeux pleins de vengeance satisfaite, maintenant que tout est fini,--ces choses-là suffisent amplement,--mais tu étais fait pour une création plus auguste! Léar délirant devait, à ton commandement, errer sur la lande, pour suivi par la raillerie criarde de la folie. Pour toi, Roméo devrait tendre le piège de son amour et la terreur désespérée tirer de son fourreau le poignard de Richard; tu es un trempette que devraient faire résonner les lèvres de Shakespeare. PHEDRE Combien il doit paraître vain et monotone ce monde banal, pour celui qui, comme toi, aurait pu converser à Florence avec Mirandola, ou se promener parmi les frais oliviers de l'Académie! Tu aurais cueilli dans un verdoyant ruisseau des roseaux pour faire une flûte au son perçant, à Pan, le dieu au pied de chèvre, et tu aurais joué avec les blanches jeunes filles dans ce bosquet phéacien où la grave Odysseus s'éveilla de son rêve. Ah! sûrement jadis une urne d'argile attique contint ta poussière morte, et tu es revenu à la vie en ce monde vulgaire, si monotone et si vain, parce que tu étais las du jour sans soleil, et des plaines ennuyeuses où croît l'asphodèle sans parfum, et des lèvres sans amour que baisent les hommes dans l'Hadès. PORTIA Je ne m'étonne point que Bassanio ait été assez téméraire pour risquer tout ce qu'il possédait sur le plomb[14], et que le fier Aragon ait courbé si bas là tête, que ce coeur ardent du Maroc[15] se soit refroidi; car dans ce somptueux costume lamé d'or, et qui a plus d'or que le soleil doré, aucune des femmes contemplées par Véronése n'avait la moitié de la beauté que je contemple. [Note 14: Bassanio, dans le _Marchand de Venise_, joue son existence sur le coffre de plomb où est caché le portrait de Portia.] [Note 15: Le prince d'Aragon et le prince du Maroc sont les deux rivaux de Bassanio.] Et pourtant tu étais plus belle quand, te protégeant du bouclier de la sagesse, tu prenais la robe sévère du légiste, et que tu empêchais les lois de Venise de livrer le coeur d'Antonio à ce Juif maudit. O Portia, accepte mon coeur; il t'appartient de droit, je crois que je n'élèverai point de chicane sur mon engagement. LA REINE HENRIETTE-MARIE Sous la tente solitaire, dans l'espérance de la victoire, elle reste, les yeux troublés par les brouillards de la souffrance, pareille à un lis que l'ondée fait pencher; les cris et les bruits de la bataille, le ciel ensanglanté, le fléau de la guerre, le naufrage de la chevalerie ne sauraient faire naître en son âme fière une vulgaire crainte. Elle attend bravement son Seigneur, le Roi, et son âme brûle tout entière d'une extase de passion. O chevelure d'or, ô lèvres de pourpre, ô figure faite pour la séduction et l'amour de l'homme! Avec toi j'oublie la fatigue et l'inquiétude, et la roule sans amour où tout repos est inconnu et le pouls accéléré du Temps, et la mortelle lassitude de l'âme, ma liberté et mon passé républicain. GLUKUPICROS ERÔS Ma chérie, je ne vous blâme point, car j'étais dans mon tort; si je n'avais point été fait de la commune argile, j'aurais escaladé les hautes cimes, encore vierges, connu l'atmosphère plus vivifiante, le jour plus vaste. Du désert de ma passion dépensée en vain j'ai fait sortir un chant meilleur, plus clair, allumé une flamme plus lumineuse de liberté plus complète, livré bataille à quelque mal aux têtes d'hydre. Si mes lèvres, meurtries par des baisers qui n'en ont fait jaillir que du sang, avaient pu répondre par des chants, vous auriez marché avec Bice et les anges sur cette prairie verdoyante et diaprée. J'aurais suivi la route où Dante, en la parcourant, vit briller les soleils des sept cercles! Oui, peut-être aurais-je vu les cieux s'ouvrir comme ils s'ouvrirent pour le Florentin. Et les puissantes nations m'auraient couronné, moi qui maintenant n'ai ni une couronne, ni un nom. Et le lever d'une aurore m'aurait trouvé agenouillé sur le seuil du Temple de la gloire. J'aurais pris place dans ce cercle de marbre où le plus ancien est comme le plus jeune des bardes, où le miel tombe sans cesse de la flûte, où les cordes de la lyre sont constamment tendues. Keats a relevé ses boucles virginales au-dessus de la coupe de vin mêlée de pavots, et sa bouche immortelle a baisé mon front, et ma main a serré sa main dans l'étreinte du noble amour. Et au printemps, dans la saison où la colombe, de sa poitrine irisée, frôle les fleurs de pommier, deux jeunes amants, couchés dans le verger, auraient lu le récit de notre amour, auraient lu la légende de ma passion, comme l'amer secret de mon coeur, échangé des baisers comme nous, mais ne se seraient jamais séparés, comme nous l'ordonne désormais la destinée. Car la fleur pourpre de notre vie est dévorée par lever rongeur de la vérité, et nulle main n'est capable de réunir les pétales tombés et flétris de la rose de la jeunesse. Pourtant, je ne me repens pas de vous avoir aimée. Adolescent que j'étais, pouvais-je faire autrement, --car les dents voraces du Temps dévorent, et les années au pas silencieux pourchassant. Nous allons, emportés sans gouvernail, au gré d'une tempête, et quand est passé l'orage de la jeunesse, plus de lyre, plus de luth, plus de choeur; alors parait la mort, pilote silencieux. Et au dedans de la tombe, il n'est plus de plaisir, car l'orvet s'engraisse de corruption, et le désir, après un frisson, devient cendre, et l'arbre de la passion ne porte pas de fruit. Ah! que pouvais-je faire, sinon vous aimer? La Mère même de Dieu m'était moins chère, et moins chère la déesse de Cythère surgissant de la mer comme un lis d'argent. J'ai fait mon choix, j'ai vécu mes poèmes, et bien que ma jeunesse se soit dissipée en jours gaspillés, j'ai trouvé la couronne de myrte de l'amant préférable à la couronne de laurier du poète. TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE Hélas! Le Jardin d'Eros. La nouvelle Hélène. Charmidès. Panthéa. Humanitad. Sonnet à la liberté. Ave Imperatrix. A Milton. Louis-Napoléon. Sonnet sur le massacre des chrétiens en Bulgarie. Quantum mutata. Libertatis sacra fames. Théoretikos. Requiescat. Sonnet composé en approchant de l'Italie. San Miniato. Ave, Maria, gratia plena. Italia. Sonnet écrit pendant la Semaine Sainte à Gênes. Rome que je n'ai point visitée. Urbs sacra et aeterna. Sonnet composé après l'audition du _Dies irae_, chanté dans la Chapelle Sixtine. Pâques. E tenebris. Vita nuova. Madonna mia. La chanson d'Itys. Impression du matin. Promenades de Magdalen. Athanasia. Sérénade. Endymion. La Bella donna della mia mente. Chanson. Impressions: I.--Les silhouettes. II.--La fuite de la lune. La tombe de Keats. Théocrite, villanelle. Dans la chambre d'or, harmonie. Ballade de Marguerite, normande. Le Sort de la fille du roi, bretonne. Amor intellectualis. Santa Decca. Une vision. Impression de voyage. La tombe de Shelley. Près de I'Arno. Fabien dei Franchi. Phèdre. Portia. La reine Henriette-Marie. Glukupicros Erôs. End of the Project Gutenberg EBook of Poèmes, by Oscar Wilde *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POÈMES *** ***** This file should be named 14683-8.txt or 14683-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/4/6/8/14683/ Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.net), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.