Project Gutenberg's Le vicomte de Bragelonne, Tome IV., by Alexandre Dumas This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. Author: Alexandre Dumas Release Date: November 4, 2004 [EBook #13950] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VICOMTE DE BRAGELONNE, TOME IV. *** This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LE VICOMTE DEBRAGELONNE TOME IV (1848 -- 1850) Table des matieres Chapitre CXCVII -- Roi et noblesse Chapitre CXCVIII -- Suite d'orage Chapitre CXCIX -- Heu! miser! Chapitre CC -- Blessures sur blessures Chapitre CCI -- Ce qu'avait devine Raoul Chapitre CCII -- Trois convives etonnes de souper ensemble Chapitre CCIII -- Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille Chapitre CCIV -- Rivaux politiques Chapitre CCV -- Ou Porthos est convaincu sans avoir compris Chapitre CCVI -- La societe de M. de Baisemeaux Chapitre CCVII -- Prisonnier Chapitre CCVIII -- Comment Mouston avait engraisse sans en prevenir Porthos, et des desagrements qui en etaient resultes pour ce digne gentilhomme Chapitre CCIX -- Ce que c'etait que messire Jean Percerin Chapitre CCX -- Les echantillons Chapitre CCXI -- Ou Moliere prit peut-etre sa premiere idee du Bourgeois gentilhomme Chapitre CCXII -- La ruche, les abeilles et le miel Chapitre CCXIII -- Encore un souper a la Bastille Chapitre CCXIV -- Le general de l'ordre Chapitre CCXV -- Le tentateur Chapitre CCXVI -- Couronne et tiare Chapitre CCXVII -- Le chateau de Vaux-le-Vicomte Chapitre CCXVIII -- Le vin de Melun Chapitre CCXIX -- Nectar et ambroisie Chapitre CCXX -- A Gascon, Gascon et demi Chapitre CCXXI -- Colbert Chapitre CCXXII -- Jalousie Chapitre CCXXIII -- Lese-majeste Chapitre CCXXIV -- Une nuit a la Bastille Chapitre CCXXV -- L'ombre de M. Fouquet Chapitre CCXXVI -- Le matin Chapitre CCXXVII -- L'ami du roi Chapitre CCXXVIII -- Comment la consigne etait respectee a la Bastille Chapitre CCXXIX -- La reconnaissance du roi Chapitre CCXXX -- Le faux roi Chapitre CCXXXI -- Ou Porthos croit courir apres un duche Chapitre CCXXXII -- Les derniers adieux Chapitre CCXXXIII -- M. de Beaufort Chapitre CCXXXIV -- Preparatifs de depart Chapitre CCXXXV -- L'inventaire de Planchet Chapitre CCXXXVI -- L'inventaire de M. de Beaufort Chapitre CCXXXVII -- Le plat d'argent Chapitre CCXXXVIII -- Captif et geoliers Chapitre CCXXXIX -- Les promesses Chapitre CCXL -- Entre femmes Chapitre CCXLI -- La cene Chapitre CCXLII -- Dans le carrosse de M. Colbert Chapitre CCXLIII -- Les deux gabares Chapitre CCXLIV -- Conseils d'ami Chapitre CCXLV -- Comment le roi Louis XIV joua son petit role Chapitre CCXLVI -- Le cheval blanc et le cheval noir Chapitre CCXLVII -- Ou l'ecureuil tombe, ou la couleuvre vole Chapitre CCXLVIII -- Belle-Ile-en-Mer Chapitre CCXLIX -- Les explications d'Aramis Chapitre CCL -- Suite des idees du roi et des idees de M. d'Artagnan Chapitre CCLI -- Les aieux de Porthos Chapitre CCLII -- Le fils de Biscarrat Chapitre CCLIII -- La grotte de Locmaria Chapitre CCLIV -- La grotte Chapitre CCLV -- Un chant d'Homere Chapitre CCLVI -- La mort d'un titan Chapitre CCLVII -- L'epitaphe de Porthos Chapitre CCLVIII -- La ronde de M. de Gesvres Chapitre CCLIX -- Le roi Louis XIV Chapitre CCLX -- Les amis de M. Fouquet Chapitre CCLXI -- Le testament de Porthos Chapitre CCLXII -- La vieillesse d'Athos Chapitre CCLXIII -- Vision d'Athos Chapitre CCLXIV -- L'ange de la mort Chapitre CCLXV -- Bulletin Chapitre CCLXVI -- Le dernier chant du poeme Chapitre CCLXVII -- Epilogue Chapitre CCLXVIII -- La mort de M. d'Artagnan Chapitre CXCVII -- Roi et noblesse Louis se remit aussitot pour faire un bon visage a M. de La Fere. Il prevoyait bien que le comte n'arrivait point par hasard. Il sentait vaguement l'importance de cette visite; mais a un homme du ton d'Athos, a un esprit aussi distingue, la premiere vue ne devait rien offrir de desagreable ou de mal ordonne. Quand le jeune roi fut assure d'etre calme en apparence, il donna ordre aux huissiers d'introduire le comte. Quelques minutes apres, Athos, en habit de ceremonie, revetu des ordres que seul il avait le droit de porter a la Cour de France, Athos se presenta d'un air si grave et si solennel, que le roi put juger, du premier coup, s'il s'etait ou non trompe dans ses pressentiments. Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une main sur laquelle Athos s'inclina plein de respect. -- Monsieur le comte de La Fere, dit le roi rapidement, vous etes si rare chez moi, que c'est une tres bonne fortune de vous y voir. Athos s'inclina et repondit: -- Je voudrais avoir le bonheur d'etre toujours aupres de Votre Majeste. Cette reponse, faite sur ce ton, signifiait manifestement: "Je voudrais pouvoir etre un des conseillers du roi pour lui epargner des fautes." Le roi le sentit, et, decide devant cet homme a conserver l'avantage du calme avec l'avantage du rang: -- Je vois que vous avez quelque chose a me dire, fit-il. -- Je ne me serais pas, sans cela, permis de me presenter chez Votre Majeste. -- Dites vite, monsieur, j'ai hate de vous satisfaire. Le roi s'assit. -- Je suis persuade, repliqua Athos d'un ton legerement emu, que Votre Majeste me donnera toute satisfaction. -- Ah! dit le roi avec une certaine hauteur, c'est une plainte que vous venez formuler ici? -- Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majeste... Mais, veuillez m'excuser, Sire, je vais reprendre l'entretien a son debut. -- J'attends. -- Le roi se souvient qu'a l'epoque du depart de M. de Buckingham, j'ai eu l'honneur de l'entretenir. -- A cette epoque, a peu pres... Oui, je me le rappelle; seulement, le sujet de l'entretien... je l'ai oublie. Athos tressaillit. -- J'aurai l'honneur de le rappeler au roi, dit-il. Il s'agissait d'une demande que je venais adresser a Votre Majeste, touchant le mariage que voulait contracter M. de Bragelonne avec Mlle de La Valliere. -- Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, dit-il tout haut. -- A cette epoque, poursuivit Athos, le roi fut si bon et si genereux envers moi et M. de Bragelonne, que pas un des mots prononces par Sa Majeste ne m'est sorti de la memoire. -- Et?... fit le roi. -- Et le roi, a qui je demandais Mlle de La Valliere pour M. de Bragelonne, me refusa. -- C'est vrai, dit sechement Louis. -- En alleguant, se hata de dire Athos, que la fiancee n'avait pas d'etat dans le monde. Louis se contraignit pour ecouter patiemment. -- Que... ajouta Athos, elle avait peu de fortune. Le roi s'enfonca dans son fauteuil. -- Peu de naissance. Nouvelle impatience du roi. -- Et peu de beaute, ajouta encore impitoyablement Athos. Ce dernier trait, enfonce dans le coeur de l'amant le fit bondir hors mesure. -- Monsieur, dit-il, voila une bien bonne memoire! -- C'est toujours ce qui m'arrive quand j'ai l'honneur si grand d'un entretien avec le roi, repartit le comte sans se troubler. -- Enfin, j'ai dit tout cela, soit! -- Et j'en ai beaucoup remercie Votre Majeste, Sire, parce que ces paroles temoignaient d'un interet bien honorable pour M. de Bragelonne. -- Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant sur ces paroles, que vous aviez pour ce mariage une grande repugnance? -- C'est vrai, Sire. -- Et que vous faisiez la demande a contrecoeur? -- Oui, Votre Majeste. -- Enfin, je me rappelle aussi, car j'ai une memoire presque aussi bonne que la votre, je me rappelle, dis-je, que vous avez dit ces paroles: "Je ne crois pas a l'amour de Mlle de La Valliere pour M. de Bragelonne." Est-ce vrai? Athos sentit le coup, il ne recula pas. -- Sire, dit-il, j'en ai deja demande pardon a Votre Majeste, mais il est certaines choses dans cet entretien qui ne seront intelligibles qu'au denouement. -- Voyons le denouement, alors. -- Le voici. Votre Majeste avait dit qu'elle differait le mariage pour le bien de M. de Bragelonne. Le roi se tut. -- Aujourd'hui, M. de Bragelonne est tellement malheureux, qu'il ne peut differer plus longtemps de demander une solution a Votre Majeste. Le roi palit. Athos le regarda fixement. -- Et que... demande-t-il... M. de Bragelonne? dit le roi avec hesitation. -- Absolument ce que je venais demander au roi dans la derniere entrevue: le consentement de Votre Majeste a son mariage. Le roi se tut. -- Les questions relatives aux obstacles sont aplanies pour nous, continua Athos. Mlle de La Valliere, sans fortune, sans naissance et sans beaute, n'en est pas moins le seul beau parti du monde pour M. de Bragelonne, puisqu'il aime cette jeune fille. Le roi serra ses mains l'une contre l'autre. -- Le roi hesite? demanda le comte sans rien perdre de sa fermete ni de sa politesse. -- Je n'hesite pas... je refuse, repliqua le roi. Athos se recueillit un moment. -- J'ai eu l'honneur, dit-il d'une voix douce, de faire observer au roi que nul obstacle n'arretait les affections de M. de Bragelonne, et que sa determination semblait invariable. -- Il y a ma volonte; c'est un obstacle, je crois? -- C'est le plus serieux de tous, riposta Athos. -- Ah! -- Maintenant, qu'il nous soit permis de demander humblement a Votre Majeste la raison de ce refus. -- La raison?... Une question? s'ecria le roi. -- Une demande, Sire. Le roi, s'appuyant sur la table avec les deux poings: -- Vous avez perdu l'usage de la Cour, monsieur de La Fere, dit-il d'une voix concentree. A la Cour, on ne questionne pas le roi. -- C'est vrai, Sire; mais, si l'on ne questionne pas, on suppose. -- On suppose! que veut dire cela? -- Presque toujours la supposition du sujet implique la franchise du roi... -- Monsieur! -- Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrepidement Athos. -- Je crois que vous vous meprenez, dit le monarque entraine malgre lui a la colere. -- Sire, je suis force de chercher ailleurs ce que je croyais trouver en Votre Majeste. Au lieu d'avoir une reponse de vous, je suis force de m'en faire une a moi-meme. -- Monsieur le comte, dit-il, je vous ai donne tout le temps que j'avais de libre. -- Sire, repondit le comte, je n'ai pas eu le temps de dire au roi ce que j'etais venu lui dire, et je vois si rarement le roi, que je dois saisir l'occasion. -- Vous en etiez a des suppositions; vous allez passer aux offenses. -- Oh! Sire, offenser le roi, moi? Jamais! J'ai toute ma vie soutenu que les rois sont au-dessus des autres hommes, non seulement par le rang et la puissance mais par la noblesse du coeur et la valeur de l'esprit. Je ne me ferai jamais croire que mon roi, celui qui m'a dit une parole, cachait avec cette parole une arriere-pensee. -- Qu'est-ce a dire? quelle arriere-pensee? -- Je m'explique, dit froidement Athos. Si, en refusant la main de Mlle de La Valliere a M. de Bragelonne, Votre Majeste avait un autre but que le bonheur et la fortune du vicomte... -- Vous voyez bien, monsieur, que vous m'offensez. -- Si, en demandant un delai au vicomte, Votre Majeste avait voulu eloigner seulement le fiance de Mlle de La Valliere... -- Monsieur! Monsieur! -- C'est que je l'ai oui dire partout, Sire. Partout l'on parle de l'amour de Votre Majeste pour Mlle de La Valliere. Le roi dechira ses gants, que, par contenance, il mordillait depuis quelques minutes. -- Malheur! s'ecria-t-il, a ceux qui se melent de mes affaires! J'ai pris un parti: je briserai tous les obstacles. -- Quels obstacles? dit Athos. Le roi s'arreta court, comme un cheval emporte a qui le mors brise le palais en se retournant dans sa bouche. -- J'aime Mlle de La Valliere, dit-il soudain avec autant de noblesse que d'emportement. -- Mais, interrompit Athos, cela n'empeche pas Votre Majeste de marier M. de Bragelonne avec Mlle de La Valliere. Le sacrifice est digne d'un roi; il est merite par M. de Bragelonne, qui a deja rendu des services et qui peut passer pour un brave homme. Ainsi donc, le roi, en renoncant a son amour, fait preuve a la fois de generosite, de reconnaissance et de bonne politique. -- Mlle de La Valliere, dit sourdement le roi, n'aime pas M. de Bragelonne. -- Le roi le sait? demanda Athos avec un regard profond. -- Je le sais. -- Depuis peu, alors; sans quoi, si le roi le savait lors de ma premiere demande, Sa Majeste eut pris la peine de me le dire. -- Depuis peu. Athos garda un moment le silence. -- Je ne comprends point alors, dit-il, que le roi ait envoye M. de Bragelonne a Londres. Cet exil surprend a bon droit ceux qui aiment l'honneur du roi. -- Qui parle de l'honneur du roi, monsieur de La Fere? -- L'honneur du roi, Sire, est fait de l'honneur de toute sa noblesse. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c'est-a- dire quand il lui prend un morceau de son honneur, c'est a lui- meme, au roi, que cette part d'honneur est derobee. -- Monsieur de La Fere! -- Sire, vous avez envoye a Londres le vicomte de Bragelonne avant d'etre l'amant de Mlle de La Valliere, ou depuis que vous etes son amant? Le roi, irrite, surtout parce qu'il se sentait domine, voulut congedier Athos par un geste. -- Sire, je vous dirai tout, repliqua le comte; je ne sortirai d'ici que satisfait par Votre Majeste ou par moi-meme. Satisfait si vous m'avez prouve que vous avez raison; satisfait si je vous ai prouve que vous avez tort. Oh! vous m'ecouterez, Sire. Je suis vieux, et je tiens a tout ce qu'il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le royaume. Je suis un gentilhomme qui a verse son sang pour votre pere et pour vous, sans jamais avoir rien demande ni a vous ni a votre pere. Je n'ai fait de tort a personne en ce monde, et j'ai oblige des rois! Vous m'ecouterez! Je viens vous demander compte de l'honneur d'un de vos serviteurs que vous avez abuse par un mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que ces mots irritent Votre Majeste; mais les faits nous tuent, nous autres; je sais que vous cherchez quel chatiment vous ferez subir a ma franchise; mais je sais, moi, quel chatiment je demanderai a Dieu de vous infliger, quand je lui raconterai votre parjure et le malheur de mon fils. Le roi se promenait a grands pas, la main sur la poitrine, la tete roidie, l'oeil flamboyant. -- Monsieur, s'ecria-t-il tout a coup, si j'etais pour vous le roi, vous seriez deja puni; mais je ne suis qu'un homme, et j'ai le droit d'aimer sur la terre ceux qui m'aiment, bonheur si rare! -- Vous n'avez pas plus ce droit comme homme que comme roi; ou, si vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prevenir M. de Bragelonne au lieu de l'exiler. -- Je crois que je discute, en verite! interrompit Louis XIV avec cette majeste que lui seul savait trouver a un point si remarquable dans le regard et dans la voix. -- J'esperais que vous me repondriez, dit le comte. -- Vous saurez tantot ma reponse, monsieur. -- Vous savez ma pensee, repliqua M. de La Fere. -- Vous avez oublie que vous parliez au roi, monsieur; c'est un crime! -- Vous avez oublie que vous brisiez la vie de deux hommes; c'est un peche mortel, Sire! -- Sortez, maintenant! -- Pas avant de vous avoir dit: Fils de Louis XIII, vous commencez mal votre regne, car vous le commencez par le rapt et la deloyaute! Ma race et moi, nous sommes degages envers vous de toute cette affection et de tout ce respect que j'avais fait jurer a mon fils dans les caveaux de Saint-Denis, en presence des restes de vos nobles aieux. Vous etes devenu notre ennemi, Sire, et nous n'avons plus affaire desormais qu'a Dieu, notre seul maitre. Prenez-y garde! -- Vous menacez? -- Oh! non, dit tristement Athos, et je n'ai pas plus de bravade que de peur dans l'ame. Dieu, dont je vous parle, Sire, m'entend parler; il sait que, pour l'integrite, pour l'honneur de votre couronne, je verserais encore a present tout ce que m'ont laisse de sang vingt annees de guerre civile et etrangere. Je puis donc vous assurer que je ne menace pas le roi plus que je ne menace l'homme; mais je vous dis, a vous: Vous perdez deux serviteurs pour avoir tue la foi dans le coeur du pere et l'amour dans le coeur du fils. L'un ne croit plus a la parole royale, l'autre ne croit plus a la loyaute des hommes, ni a la purete des femmes. L'un est mort au respect et l'autre a l'obeissance. Adieu! Cela dit, Athos brisa son epee sur son genou, en deposa lentement les deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui etouffait de rage et de honte, il sortit du cabinet. Louis, abime sur sa table, passa quelques minutes a se remettre, et, se relevant soudain, il sonna violemment. -- Qu'on appelle M. d'Artagnan! dit-il aux huissiers epouvantes. Chapitre CXCVIII -- Suite d'orage Sans doute nos lecteurs se sont deja demande comment Athos s'etait si bien a point trouve chez le roi, lui dont ils n'avaient point entendu parler depuis un long temps. Notre pretention, comme romancier, etant surtout d'enchainer les evenements les uns aux autres avec une logique presque fatale, nous nous tenions pret a repondre et nous repondons a cette question. Porthos, fidele a son devoir d'arrangeur d'affaires avait, en quittant le Palais-Royal, ete rejoindre Raoul aux Minimes du bois de Vincennes, et lui avait raconte, dans ses moindres details, son entretien avec M. de Saint-Aignan; puis il avait termine en disant que le message du roi a son favori n'amenerait, probablement, qu'un retard momentane, et qu'en quittant le roi de Saint-Aignan s'empresserait de se rendre a l'appel que lui avait fait Raoul. Mais Raoul, moins credule que son vieil ami, avait conclu, du recit de Porthos, que, si de Saint-Aignan allait chez le roi, de Saint-Aignan conterait tout au roi et que, si de Saint-Aignan contait tout au roi, le roi defendrait a de Saint-Aignan de se presenter sur le terrain. Il avait donc, en consequence de cette reflexion, laisse Porthos garder la place, au cas, fort peu probable, ou de Saint-Aignan viendrait, et encore avait-il bien engage Porthos a ne pas rester sur le pre plus d'une heure ou une heure et demie. Ce a quoi Porthos s'etait formellement refuse, s'installant, bien au contraire, aux Minimes, comme pour y prendre racine, faisant promettre a Raoul de revenir de chez son pere chez lui, Raoul, afin que le laquais de Porthos sut ou le trouver si M. de Saint-Aignan venait au rendez-vous. Bragelonne avait quitte Vincennes et s'etait achemine tout droit chez Athos, qui, depuis deux jours, etait a Paris. Le comte etait deja prevenu par une lettre de d'Artagnan. Raoul arrivait donc surabondamment chez son pere, qui, apres lui avoir tendu la main et l'avoir embrasse, lui fit signe de s'asseoir. -- Je sais que vous venez a moi comme on vient a un ami, vicomte, quand on pleure et quand on souffre; dites-moi quelle cause vous amene. Le jeune homme s'inclina et commenca son recit. Plus d'une fois, dans le cours de ce recit, les larmes couperent sa voix et un sanglot etrangle dans sa gorge suspendit la narration. Cependant il acheva. Athos savait probablement deja a quoi s'en tenir, puisque nous avons dit que d'Artagnan lui avait ecrit; mais, tenant a garder jusqu'au bout ce calme et cette serenite qui faisaient le cote presque surhumain de son caractere, il repondit: -- Raoul, je ne crois rien de ce que l'on dit; je ne crois rien de ce que vous craignez, non pas que des personnes dignes de foi ne m'aient pas deja entretenu de cette aventure, mais parce que, dans mon ame et dans ma conscience, je crois impossible que le roi ait outrage un gentilhomme. Je garantis donc le roi, et vais vous rapporter la preuve de ce que je dis. Raoul, flottant comme un homme ivre entre ce qu'il avait vu de ses propres yeux et cette imperturbable foi qu'il avait dans un homme qui n'avait jamais menti, s'inclina et se contenta de repondre: -- Allez donc, monsieur le comte; j'attendrai. Et il s'assit, la tete cachee dans ses deux mains. Athos s'habilla et partit. Chez le roi, il fit ce que nous venons de raconter a nos lecteurs, qui l'ont vu entrer chez Sa Majeste et qui l'ont vu en sortir. Quand il rentra chez lui, Raoul, pale et morne n'avait pas quitte sa position desesperee. Cependant au bruit des portes qui s'ouvraient, au bruit des pas de son pere qui s'approchait de lui, le jeune homme releva la tete. Athos etait pale, decouvert, grave; il remit son manteau et son chapeau au laquais, le congedia du geste et s'assit pres de Raoul. -- Eh bien! monsieur, demanda le jeune homme en hochant tristement la tete de haut en bas, etes-vous bien convaincu, a present? -- Je le suis, Raoul; le roi aime Mlle de La Valliere. -- Ainsi, il avoue? s'ecria Raoul. -- Absolument, dit Athos. -- Et elle? -- Je ne l'ai pas vue. -- Non; mais le roi vous en a parle. Que dit-il d'elle? -- Il dit qu'elle l'aime. -- Oh! vous voyez! vous voyez, monsieur! Et le jeune homme fit un geste de desespoir. -- Raoul, reprit le comte, j'ai dit au roi, croyez-le bien, tout ce que vous eussiez pu lui dire vous-meme, et je crois le lui avoir dit en termes convenables, mais fermes. -- Et que lui avez-vous dit, monsieur? -- J'ai dit, Raoul, que tout etait fini entre lui et nous, que vous ne seriez plus rien pour son service; j'ai dit que, moi-meme, je demeurerais a l'ecart. Il ne me reste plus qu'a savoir une chose. -- Laquelle, monsieur? -- Si vous avez pris votre parti. -- Mon parti? A quel sujet? -- Touchant l'amour et... -- Achevez, monsieur. -- Et touchant la vengeance; car j'ai peur que vous ne songiez a vous venger. -- Oh! monsieur, l'amour... peut-etre un jour, plus tard, reussirai-je a l'arracher de mon coeur. J'y compte, avec l'aide de Dieu et le secours de vos sages exhortations. La vengeance, je n'y avais songe que sous l'empire d'une pensee mauvaise, car ce n'etait point du vrai coupable que je pouvais me venger; j'ai donc deja renonce a la vengeance. -- Ainsi, vous ne songez plus a chercher une querelle a M. de Saint Aignan? -- Non, monsieur. Un defi a ete fait; si M. de Saint-Aignan l'accepte, je le soutiendrai; s'il ne le releve pas, je le laisserai a terre. -- Et de La Valliere? -- Monsieur le comte n'a pas serieusement cru que je songerais a me venger d'une femme, repondit Raoul avec un sourire si triste, qu'il attira une larme aux bords des paupieres de cet homme qui s'etait tant de fois penche sur ses douleurs et sur les douleurs des autres. Il tendit sa main a Raoul, Raoul la saisit vivement. -- Ainsi, monsieur le comte, vous etes bien assure que le mal est sans remede? demanda le jeune homme. Athos secoua la tete a son tour. -- Pauvre enfant! murmura-t-il. -- Vous pensez que j'espere encore, dit Raoul, et vous me plaignez. Oh! c'est qu'il m'en coute horriblement, voyez-vous, pour mepriser, comme je le dois, celle que j'ai tant aimee. Que n'ai-je quelque tort envers elle, je serais heureux et je lui pardonnerais. Athos regarda tristement son fils. Ces quelques mots que venait de prononcer Raoul semblaient etre sortis de son propre coeur. En ce moment, le laquais annonca M. d'Artagnan. Ce nom retentit, d'une facon bien differente, aux oreilles d'Athos et de Raoul. Le mousquetaire annonce fit son entree avec un vague sourire sur les levres. Raoul s'arreta; Athos marcha vers son ami avec une expression de visage qui n'echappa point a Bragelonne. D'Artagnan repondit a Athos par un simple clignement de l'oeil; puis, s'avancant vers Raoul et lui prenant la main: -- Eh bien! dit-il s'adressant a la fois au pere et au fils, nous consolons l'enfant, a ce qu'il parait? -- Et vous, toujours bon, dit Athos, vous venez m'aider a cette tache difficile. Et, ce disant, Athos serra entre ses deux mains la main de d'Artagnan. Raoul crut remarquer que cette pression avait un sens particulier a part celui des paroles. -- Oui, repondit le mousquetaire en se grattant la moustache de la main qu'Athos lui laissait libre, oui, je viens aussi... -- Soyez le bienvenu, monsieur le chevalier, non pour la consolation que vous apportez, mais pour vous-meme. Je suis console. Et il essaya d'un sourire plus triste qu'aucune des larmes que d'Artagnan eut jamais vu repandre. -- A la bonne heure! fit d'Artagnan. -- Seulement, continua Raoul, vous etes arrive comme M. le comte allait me donner les details de son entrevue avec le roi. Vous permettez, n'est-ce pas, que M. le comte continue? Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusqu'au fond du coeur du mousquetaire. -- Son entrevue avec le roi? fit d'Artagnan d'un ton si naturel, qu'il n'y avait pas moyen de douter de son etonnement. Vous avez donc vu le roi, Athos? Athos sourit. -- Oui, dit-il, je l'ai vu. -- Ah! vraiment, vous ignoriez que le comte eut vu Sa Majeste? demanda Raoul a demi rassure. -- Ma foi, oui! tout a fait. -- Alors, me voila plus tranquille, dit Raoul. -- Tranquille, et sur quoi? demanda Athos. -- Monsieur, dit Raoul, pardonnez-moi; mais, connaissant l'amitie que vous me faites l'honneur de me porter, je craignais que vous n'eussiez un peu vivement exprime a Sa Majeste ma douleur et votre indignation, et qu'alors le roi... -- Et qu'alors le roi? repeta d'Artagnan. Voyons, achevez, Raoul. -- Excusez-moi a votre tour, monsieur d'Artagnan, dit Raoul. Un instant j'ai tremble, je l'avoue, que vous ne vinssiez pas ici comme M. d'Artagnan, mais comme capitaine de mousquetaires. -- Vous etes fou, mon pauvre Raoul, s'ecria d'Artagnan avec un eclat de rire dans lequel un exact observateur eut peut-etre desire plus de franchise. -- Tant mieux! dit Raoul. -- Oui, fou, et savez-vous ce que je vous conseille? -- Dites, monsieur; venant de vous, l'avis doit etre bon. -- Eh bien! je vous conseille, apres votre voyage, apres votre visite chez M. de Guiche, apres votre visite chez Madame, apres votre visite chez Porthos, apres votre voyage a Vincennes, je vous conseille de prendre quelque repos; couchez-vous, dormez douze heures, et, a votre reveil, fatiguez-moi un bon cheval. Et, l'attirant a lui, il l'embrassa comme il eut fait de son propre enfant. Athos en fit autant; seulement, il etait visible que le baiser etait plus tendre et la pression plus forte encore chez le pere que chez l'ami. Le jeune homme regarda de nouveau ces deux hommes, en appliquant a les penetrer toutes les forces de son intelligence. Mais son regard s'emoussa sur la physionomie riante du mousquetaire et sur la figure calme et douce du comte de La Fere. -- Et ou allez-vous, Raoul? demanda ce dernier, voyant que Bragelonne s'appretait a sortir. -- Chez moi, monsieur, repondit celui-ci de sa voix douce et triste. -- C'est donc la qu'on vous trouvera, vicomte, si l'on a quelque chose a vous dire? -- Oui, monsieur. Est-ce que vous prevoyez avoir quelque chose a me dire? -- Que sais-je! dit Athos. -- Oui, de nouvelles consolations, dit d'Artagnan en poussant tout doucement Raoul vers la porte. Raoul, voyant cette serenite dans chaque geste des deux amis, sortit de chez le comte, n'emportant avec lui que l'unique sentiment de sa douleur particuliere. -- Dieu soit loue, dit-il, je puis donc ne plus penser qu'a moi. Et, s'enveloppant de son manteau, de maniere a cacher aux passants son visage attriste, il sortit pour se rendre a son propre logement, comme il l'avait promis a Porthos. Les deux amis avaient vu le jeune homme s'eloigner avec un sentiment pareil de commiseration. Seulement, chacun d'eux l'avait exprime d'une facon differente. -- Pauvre Raoul! avait dit Athos en laissant echapper un soupir. -- Pauvre Raoul! avait dit d'Artagnan en haussant les epaules. Chapitre CXCIX -- Heu! miser! "Pauvre Raoul!" avait dit Athos. "Pauvre Raoul!" avait dit d'Artagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul devait etre un homme bien malheureux. Aussi, lorsqu'il se trouva seul en face de lui-meme, laissant derriere lui l'ami intrepide et le pere indulgent, lorsqu'il se rappela l'aveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait sa bien-aimee Louise de La Valliere, il sentit son coeur se briser, comme chacun de nous l'a senti se briser une fois a la premiere illusion detruite, au premier amour trahi. -- Oh! murmura-t-il, c'en est donc fait! Plus rien dans la vie! Rien a attendre, rien a esperer! Guiche me l'a dit, mon pere me l'a dit, M. d'Artagnan me l'a dit. Tout est donc un reve en ce monde! C'etait un reve que cet avenir poursuivi depuis dix ans! Cette union de nos coeurs, c'etait un reve! Cette vie toute d'amour et de bonheur, c'etait un reve! Pauvre fou de rever ainsi tout haut et publiquement, en face de mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis s'attristent de mes peines et que mes ennemis rient de mes douleurs!... Ainsi, mon malheur va devenir une disgrace eclatante, un scandale public. Ainsi, demain, je serai montre honteusement au doigt! Et, malgre le calme promis a son pere et a d'Artagnan, Raoul fit entendre quelques paroles de sourde menace. -- Et cependant, continua-t-il, si je m'appelais de Wardes, et que j'eusse a la fois la souplesse et la vigueur de M. d'Artagnan, je rirais avec les levres, je convaincrais les femmes que cette perfide, honoree de mon amour, ne me laisse qu'un regret, celui d'avoir ete abuse par ses semblants d'honnetete; quelques railleurs flagorneraient le roi a mes depens; je me mettrais a l'affut sur le chemin des railleurs, j'en chatierais quelques-uns. Les hommes me redouteraient et, au troisieme que j'aurais couche a mes pieds, je serais adore par les femmes. Oui, voila un parti a prendre, et le comte de La Fere lui-meme n'y repugnerait pas. N'a-t-il pas ete eprouve, lui aussi, au milieu de sa jeunesse, comme je viens de l'etre? N'a-t-il pas remplace l'amour par l'ivresse? Il me l'a dit souvent. Pourquoi, moi, ne remplacerais-je pas l'amour par le plaisir? Il avait souffert autant que je souffre, plus peut-etre! L'histoire d'un homme est donc l'histoire de tous les hommes? une epreuve plus ou moins longue plus ou moins douloureuse? La voix de l'humanite tout entiere n'est qu'un long cri. Mais qu'importe la douleur des autres a celui qui souffre? La plaie ouverte dans une autre poitrine adoucit-elle la plaie beante sur la notre? Le sang qui coule a cote de nous tarit-il notre sang? Cette angoisse universelle diminue-t-elle l'angoisse particuliere? Non, chacun souffre pour soi, chacun lutte avec sa douleur, chacun pleure ses propres larmes. Et, d'ailleurs, qu'a ete la vie pour moi jusqu'a present? Une arene froide et sterile ou j'ai combattu pour les autres toujours, pour moi jamais. Tantot pour un roi, tantot pour une femme. Le roi m'a trahi, la femme m'a dedaigne. Oh! malheureux!... Les femmes! Ne pourrais-je donc faire expier a toutes le crime de l'une d'elles? Que faut-il pour cela?... N'avoir plus de coeur, ou oublier qu'on en a un; etre fort, meme contre la faiblesse; appuyer toujours, meme lorsque l'on sent rompre. Que faut-il pour en arriver la? Etre jeune, beau, fort, vaillant, riche. Je suis ou je serai tout cela. Mais l'honneur? Qu'est-ce que l'honneur? Une theorie que chacun comprend a sa facon. Mon pere me disait: "L'honneur, c'est le respect de ce que l'on doit aux autres, et surtout de ce qu'on se doit a soi-meme." Mais de Guiche, mais Manicamp, mais de Saint- Aignan surtout me diraient: "L'honneur consiste a servir les passions et les plaisirs de son roi." Cet honneur-la est facile et productif. Avec cet honneur-la, je puis garder mon poste a la Cour, devenir gentilhomme de la Chambre, avoir un beau et bon regiment a moi. Avec cet honneur-la, je puis etre duc et pair. La tache que vient de m'imprimer cette femme, cette douleur avec laquelle elle vient de briser mon coeur, a moi, Raoul, son ami d'enfance, ne touche en rien M. de Bragelonne, bon officier, brave capitaine qui se couvrira de gloire a la premiere rencontre, et qui deviendra cent fois plus que n'est aujourd'hui Mlle de La Valliere, la maitresse du roi; car le roi n'epousera pas Mlle de La Valliere, et plus il la declarera publiquement sa maitresse, plus il epaissira le bandeau de honte qu'il lui jette au front en guise de couronne, et, a mesure qu'on la meprisera comme je la meprise, moi, je me glorifierai. Helas! nous avions marche ensemble, elle et moi, pendant le premier, pendant le plus beau tiers de notre vie, nous tenant par la main le long du sentier charmant et plein de fleurs de la jeunesse, et voila que nous arrivons a un carrefour ou elle se separe de moi, ou nous allons suivre une route differente qui ira nous ecartant toujours davantage l'un de l'autre; et, pour atteindre le bout de ce chemin, Seigneur, je suis seul, je suis desespere, je suis aneanti! O malheureux!... Raoul en etait la de ses reflexions sinistres, quand son pied se posa machinalement sur le seuil de sa maison. Il etait arrive la sans voir les rues par lesquelles il passait, sans savoir comment il etait venu; il poussa la porte, continua d'avancer et gravit l'escalier. Comme dans la plupart des maisons de cette epoque, l'escalier etait sombre et les paliers etaient obscurs. Raoul logeait au premier etage; il s'arreta pour sonner. Olivain parut, lui prit des mains l'epee et le manteau. Raoul ouvrit lui-meme la porte qui, de l'antichambre, donnait dans un petit salon assez richement meuble pour un salon de jeune homme, et tout garni de fleurs par Olivain, qui, connaissant les gouts de son maitre, s'etait empresse d'y satisfaire, sans s'inquieter s'il s'apercevrait ou ne s'apercevrait pas de cette attention. Il y avait dans le salon un portrait de La Valliere que La Valliere elle-meme avait dessine et avait donne a Raoul. Ce portrait, accroche au-dessus d'une grande chaise longue recouverte de damas de couleur sombre, fut le premier point vers lequel Raoul se dirigea, le premier objet sur lequel il fixa les yeux. Au reste, Raoul cedait a son habitude; c'etait, chaque fois qu'il rentrait chez lui, ce portrait qui, avant toute chose, attirait ses yeux. Cette fois, comme toujours, il alla donc droit au portrait, posa ses genoux sur la chaise longue, et s'arreta a le regarder tristement. Il avait les bras croises sur la poitrine, la tete doucement levee, l'oeil calme et voile, la bouche plissee par un sourire amer. Il regarda l'image adoree; puis tout ce qu'il avait dit repassa dans son esprit, tout ce qu'il avait souffert assaillit son coeur, et, apres un long silence: -- O malheureux dit-il pour la troisieme fois. A peine avait-il prononce ces deux mots, qu'un soupir et une plainte se firent entendre derriere lui. Il se retourna vivement, et, dans l'angle du salon, il apercut, debout, courbee, voilee, une femme qu'en entrant il avait cachee derriere le deplacement de la porte, et que depuis il n'avait pas vue, ne s'etant pas retourne. Il s'avanca vers cette femme, dont personne ne lui avait annonce la presence, saluant et s'informant a la fois, quand tout a coup la tete baissee se releva, le voile ecarte laissa voir le visage, et une figure blanche et triste lui apparut. Raoul se recula, comme il eut fait devant un fantome. -- Louise! s'ecria-t-il avec un accent si desespere, qu'on n'eut pas cru que la voix humaine put jeter un pareil cri sans que se brisassent toutes les fibres du coeur. -- Voulez-vous me faire la grace de vous asseoir et de m'ecouter? dit Louise, l'interrompant avec sa plus douce voix. Bragelonne la regarda un instant; puis, secouant tristement la tete, il s'assit ou plutot tomba sur une chaise. -- Parlez, dit-il. Elle jeta un regard a la derobee autour d'elle. Ce regard etait une priere et demandait bien mieux le secret qu'un instant auparavant ne l'avaient fait ses paroles. Raoul se releva, et, allant a la porte qu'il ouvrit: -- Olivain, dit-il, je n'y suis pour personne. Puis, se retournant vers La Valliere: -- C'est cela que vous desirez? dit-il. Rien ne peut rendre l'effet que fit sur Louise cette parole qui signifiait: "Vous voyez que je vous comprends encore, moi." Elle passa son mouchoir sur ses yeux pour eponger une larme rebelle; puis, s'etant recueillie un instant: -- Raoul, dit-elle, ne detournez point de moi votre regard si bon et si franc; vous n'etes pas un de ces hommes qui meprisent une femme parce qu'elle a donne son coeur, dut cet amour faire leur malheur ou les blesser dans leur orgueil. Raoul ne repondit point. -- Helas! continua La Valliere, ce n'est que trop vrai; ma cause est mauvaise, et je ne sais par quelle phrase commencer. Tenez, je ferai mieux, je crois, de vous raconter tout simplement ce qui m'arrive. Comme je dirai la verite, je trouverai toujours mon droit chemin, dans l'obscurite, dans l'hesitation, dans les obstacles que j'ai a braver, pour soulager mon coeur qui deborde et veut se repandre a vos pieds. Raoul continua de garder le silence. La Valliere le regardait d'un air qui voulait dire: "Encouragez- moi! par pitie, un mot!" Mais Raoul se tut et la jeune fille dut continuer. Chapitre CC -- Blessures sur blessures Mlle de La Valliere, car c'etait bien elle, fit un pas en avant. -- Oui, Louise, murmura-t-elle. Mais dans cet intervalle, si court qu'il fut, Raoul avait eu le temps de se remettre. -- Vous, mademoiselle? dit-il. Puis, avec un accent indefinissable: -- Vous ici? ajouta-t-il. -- Oui, Raoul, repeta la jeune fille; oui, moi, qui vous attendais. -- Pardon; lorsque je suis rentre, j'ignorais... -- Oui, et j'avais recommande a Olivain de vous laisser ignorer... Elle hesita; et, comme Raoul ne se pressait pas de lui repondre, il se fit un silence d'un instant, silence pendant lequel on eut pu entendre le bruit de ces deux coeurs qui battaient, non plus a l'unisson l'un de l'autre, mais aussi violemment l'un que l'autre. C'etait a Louise de parler. Elle fit un effort. -- J'avais a vous parler, dit-elle; il fallait absolument que je vous visse... moi-meme... seule... Je n'ai point recule devant une demarche qui doit rester secrete; car personne, excepte vous, ne la comprendrait, monsieur de Bragelonne. -- En effet, mademoiselle, balbutia Raoul, tout effare, tout haletant, et moi meme, malgre la bonne opinion que vous avez de moi, j'avoue... -- Tout a l'heure, dit-elle, M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi. Elle baissa les yeux. De son cote, Raoul detourna les siens pour ne rien voir. -- M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi, repeta- t-elle, et il m'a dit que vous saviez tout. Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette blessure apres tant d'autres blessures; mais il lui fut impossible de rencontrer les yeux de Raoul. -- Il m'a dit que vous aviez concu contre moi une legitime colere. Cette fois, Raoul regarda la jeune fille, et un sourire dedaigneux retroussa ses levres. -- Oh! continua-t-elle, je vous en supplie, ne dites pas que vous avez ressenti contre moi autre chose que de la colere. Raoul, attendez que je vous aie tout dit, attendez que je vous aie parle jusqu'a la fin. Le front de Raoul se rasserena par la force de sa volonte; le pli de sa bouche s'effaca. -- Et d'abord, dit La Valliere, d'abord, les mains jointes, le front courbe, je vous demande pardon comme au plus genereux, comme au plus noble des hommes. Si je vous ai laisse ignorer ce qui se passait en moi, jamais du moins je n'eusse consenti a vous tromper. Oh! je vous en supplie, Raoul, je vous le demande a genoux, repondez-moi, fut-ce une injure. J'aime mieux une injure de vos levres qu'un soupcon de votre coeur. -- J'admire votre sublimite, mademoiselle, dit Raoul en faisant un effort sur lui-meme pour rester calme. Laisser ignorer que l'on trompe, c'est loyal; mais tromper, il parait que ce serait mal, et vous ne le feriez point. -- Monsieur, longtemps, j'ai cru que je vous aimais avant toute chose, et, tant que j'ai cru a mon amour pour vous, je vous ai dit que je vous aimais. A Blois, je vous aimais. Le roi passa a Blois; je crus que je vous aimais encore. Je l'eusse jure sur un autel; mais un jour est venu qui m'a detrompee. -- Eh bien! ce jour-la, mademoiselle, voyant que je vous aimais toujours, moi, la loyaute devait vous ordonner de me dire que vous ne m'aimiez plus. -- Ce jour-la, Raoul, le jour ou j'ai lu jusqu'au fond de mon coeur le jour ou je me suis avoue a moi-meme que vous ne remplissiez pas toute ma pensee, le jour ou j'ai vu un autre avenir que celui d'etre votre amie, votre amante, votre epouse, ce jour-la, Raoul, helas! vous n'etiez plus pres de moi. -- Vous saviez ou j'etais, mademoiselle; il fallait ecrire. -- Raoul, je n'ai point ose. Raoul, j'ai ete lache. Que voulez- vous, Raoul! je vous connaissais si bien, je savais si bien que vous m'aimiez, que j'ai tremble a la seule idee de la douleur que j'allais vous faire; et cela est si vrai, Raoul, qu'en ce moment ou je vous parle, courbee devant vous, le coeur serre, des soupirs plein la voix, des larmes plein les yeux, aussi vrai que je n'ai d'autre defense que ma franchise, je n'ai pas non plus d'autre douleur que celle que je lis dans vos yeux. Raoul essaya de sourire. -- Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous ne me ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous m'aimiez, vous; vous etiez sur de m'aimer; vous ne vous trompiez pas vous-meme, vous ne mentiez pas a votre propre coeur, tandis que moi, moi!... Et toute pale, les bras tendus au-dessus de sa tete, elle se laissa tomber sur les genoux. -- Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous m'aimiez, et vous en aimiez un autre! -- Helas! oui, s'ecria la pauvre enfant; helas! oui, j'en aime un autre; et cet autre... mon Dieu! laissez-moi dire, car c'est ma seule excuse, Raoul; cet autre, je l'aime plus que je n'aime ma vie, plus que je n'aime Dieu. Pardonnez-moi ma faute ou punissez ma trahison, Raoul. Je suis venue ici, non pour me defendre, mais pour vous dire: Vous savez ce que c'est qu'aimer? Eh bien, j'aime! J'aime a donner ma vie, a donner mon ame a celui que j'aime! S'il cesse de m'aimer jamais, je mourrai de douleur, a moins que Dieu ne me secoure, a moins que le Seigneur ne me prenne en misericorde. Raoul, je suis ici pour subir votre volonte, quelle qu'elle soit; pour mourir si vous voulez que je meure. Tuez-moi donc, Raoul, si, dans votre coeur, vous croyez que je merite la mort. -- Prenez-y garde, mademoiselle, dit Raoul, la femme qui demande la mort est celle qui ne peut plus donner que son sang a l'amant trahi. -- Vous avez raison dit-elle. Raoul poussa un profond soupir. -- Et vous aimez sans pouvoir oublier? s'ecria Raoul. -- J'aime sans vouloir oublier, sans desir d'aimer jamais ailleurs, repondit La Valliere. -- Bien! fit Raoul. Vous m'avez dit, en effet, tout ce que vous aviez a me dire, tout ce que je pouvais desirer savoir. Et maintenant, mademoiselle, c'est moi qui vous demande pardon, c'est moi qui ai failli etre un obstacle dans votre vie, c'est moi qui ai eu tort, c'est moi qui, en me trompant, vous aidais a vous tromper. -- Oh! fit La Valliere, je ne vous demande pas tant, Raoul. -- Tout cela est ma faute, mademoiselle, continua Raoul; plus instruit que vous dans les difficultes de la vie, c'etait a moi de vous eclairer; je devais ne pas me reposer sur l'incertain, je devais faire parler votre coeur, tandis que j'ai fait a peine parler votre bouche. Je vous le repete, mademoiselle, je vous demande pardon. -- C'est impossible, c'est impossible! s'ecria-t-elle. Vous me raillez! -- Comment, impossible? -- Oui, il est impossible d'etre bon, d'etre excellent, d'etre parfait a ce point. -- Prenez garde! dit Raoul avec un sourire amer; car tout a l'heure vous allez peut-etre dire que je ne vous aimais pas. -- Oh! vous m'aimez comme un tendre frere; laissez-moi esperer cela, Raoul. -- Comme un tendre frere? Detrompez-vous, Louise. Je vous aimais comme un amant, comme un epoux, comme le plus tendre des hommes qui vous aiment. -- Raoul! Raoul! -- Comme un frere? Oh! Louise, je vous aimais a donner pour vous tout mon sang goutte a goutte, toute ma chair lambeau par lambeau, toute mon eternite heure par heure. -- Raoul, Raoul, par pitie! -- Je vous aimais tant, Louise, que mon coeur est mort, que ma foi chancelle, que mes yeux s'eteignent; je vous aimais tant, que je ne vois plus rien, ni sur la terre, ni dans le ciel. -- Raoul, Raoul, mon ami, je vous en conjure, epargnez-moi! s'ecria La Valliere. Oh! si j'avais su!... -- Il est trop tard, Louise; vous aimez, vous etes heureuse; je lis votre joie a travers vos larmes; derriere les larmes que verse votre loyaute, je sens les soupirs qu'exhale votre amour. Louise, Louise, vous avez fait de moi le dernier des hommes: retirez-vous, je vous en conjure. Adieu! adieu! -- Pardonnez-moi, je vous en supplie! -- Eh! n'ai-je pas fait plus? Ne vous ai-je pas dit que je vous aimais toujours? Elle cacha son visage entre ses mains. -- Et vous dire cela, comprenez-vous, Louise? vous le dire dans un pareil moment, vous le dire comme je vous le dis, c'est vous dire ma sentence de mort. Adieu! La Valliere voulut tendre ses mains vers lui. -- Nous ne devons plus nous voir dans ce monde, dit-il. Elle voulut s'ecrier: il lui ferma la bouche avec la main. Elle baisa cette main et s'evanouit. -- Olivain, dit Raoul, prenez cette jeune dame et la portez dans sa chaise, qui attend a la porte. Olivain la souleva. Raoul fit un mouvement pour se precipiter vers La Valliere, pour lui donner le premier et le dernier baiser; puis, s'arretant tout a coup: -- Non, dit-il, ce bien n'est pas a moi. Je ne suis pas le roi de France, pour voler! Et il rentra dans sa chambre, tandis que le laquais emportait La Valliere toujours evanouie. Chapitre CCI -- Ce qu'avait devine Raoul Raoul parti, les deux exclamations qui l'avaient suivi exhalees, Athos et d'Artagnan se retrouverent seuls, en face l'un de l'autre. Athos reprit aussitot l'air empresse qu'il avait a l'arrivee de d'Artagnan. -- Eh bien! dit-il, cher ami, que veniez-vous m'annoncer? -- Moi? demanda d'Artagnan. -- Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause? Athos sourit. -- Dame! fit d'Artagnan. -- Je vais vous mettre a votre aise, cher ami. Le roi est furieux, n'est-ce pas? -- Mais je dois vous avouer qu'il n'est pas content. -- Et vous venez?... -- De sa part, oui. -- Pour m'arreter, alors? -- Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami. -- Je m'y attendais. Allons! -- Oh! oh! que diable! fit d'Artagnan, comme vous etes presse, vous! -- Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos. -- J'ai le temps. N'etes-vous pas curieux, d'ailleurs, de savoir comment les choses se sont passees entre moi et le roi? -- S'il vous plait de me le raconter, cher ami, j'ecouterai cela avec plaisir. Et il montra a d'Artagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci s'etendit en prenant ses aises. -- J'y tiens, voyez-vous, continua d'Artagnan, attendu que la conversation est assez curieuse. -- J'ecoute. -- Eh bien! d'abord, le roi m'a fait appeler. -- Apres mon depart? -- Vous descendiez les dernieres marches de l'escalier, a ce que m'ont dit les mousquetaires. Je suis arrive. Mon ami, il n'etait pas rouge, il etait violet. J'ignorais encore ce qui s'etait passe. Seulement, a terre, sur le parquet, je voyais une epee brisee en deux morceaux. -- Capitaine d'Artagnan! s'ecria le roi en m'apercevant. -- Sire, repondis-je. -- Je quitte M. de La Fere, qui est un insolent! -- Un insolent? m'ecriai-je avec un tel accent, que le roi s'arreta court. -- Capitaine d'Artagnan, reprit le roi les dents serrees, vous allez m'ecouter et m'obeir. -- C'est mon devoir, Sire. -- J'ai voulu epargner a ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons souvenirs, l'affront de ne pas le faire arreter chez moi. -- Ah! ah! dis-je tranquillement. -- Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse... Je fis un mouvement. -- S'il vous repugne de l'arreter vous-meme, continua le roi, envoyez-moi mon capitaine des gardes. -- Sire, repliquai-je, il n'est pas besoin du capitaine des gardes puisque je suis de service. -- Je ne voudrais pas vous deplaire, dit le roi avec bonte; car vous m'avez toujours bien servi, monsieur d'Artagnan. -- Vous ne me deplaisez pas, Sire, repondis-je. Je suis de service, voila tout. -- Mais, dit le roi avec etonnement, il me semble que le comte est votre ami? -- Il serait mon pere, Sire, que je n'en serais pas moins de service. Le roi me regarda; il vit mon visage impassible et parut satisfait. -- Vous arreterez donc M. le comte de La Fere? demanda-t-il. -- Sans doute, Sire, si vous m'en donnez l'ordre. -- Eh bien! l'ordre, je vous le donne. Je m'inclinai. -- Ou est le comte, Sire? -- Vous le chercherez. -- Et je l'arreterai en quelque lieu qu'il soit, alors? -- Oui... cependant, tachez qu'il soit chez lui. S'il retournait dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route. Je saluai; et, comme je restais en place: -- Eh bien? demanda le roi. -- J'attends, Sire? -- Qu'attendez-vous? -- L'ordre signe. Le roi parut contrarie. En effet, c'etait un nouveau coup d'autorite a faire, c'etait reparer l'acte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a. Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur puis il ecrivit: "Ordre a M. le chevalier d'Artagnan, capitaine-lieutenant de mes mousquetaires, d'arreter M. le comte de La Fere partout ou on le trouvera." Puis il se tourna de mon cote. J'attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillite, car il signa vivement; puis, me remettant l'ordre: -- Allez! s'ecria-t-il. J'obeis, et me voici. Athos serra la main de son ami. -- Marchons, dit-il. -- Oh! fit d'Artagnan, vous avez bien quelques petites affaires a arranger avant de quitter comme cela votre logement? -- Moi? Pas du tout. -- Comment!... -- Mon Dieu, non. Vous le savez, d'Artagnan, j'ai toujours ete simple voyageur sur la terre, pret a aller au bout du monde a l'ordre de mon roi, pret a quitter ce monde pour l'autre a l'ordre de mon Dieu. Que faut-il a l'homme prevenu? Un portemanteau ou un cercueil. Je suis pret aujourd'hui comme toujours, cher ami. Emmenez-moi donc. -- Mais Bragelonne?... -- Je l'ai eleve dans les principes que je m'etais faits a moi- meme, et vous voyez qu'en vous apercevant il a devine a l'instant meme la cause qui vous amenait. Nous l'avons depiste un moment; mais, soyez tranquille, il s'attend assez a ma disgrace pour ne pas s'effrayer outre mesure. Marchons. -- Marchons, dit tranquillement d'Artagnan. -- Mon ami, dit le comte, comme j'ai brise mon epee chez le roi, et que j'en ai jete les morceaux a ses pieds, je crois que cela me dispense de vous la remettre. -- Vous avez raison; et, d'ailleurs, que diable voulez-vous que je fasse de votre epee? -- Marche-t-on devant vous ou derriere vous? -- On marche a mon bras, repliqua d'Artagnan. Et il prit le bras du comte de La Fere pour descendre l'escalier. Ils arriverent ainsi au palier. Grimaud, qu'ils avaient rencontre dans l'antichambre, regardait cette sortie d'un air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne pas se douter qu'il y eut quelque chose de cache la-dessous. -- Ah! c'est toi, mon bon Grimaud? dit Athos. Nous allons... -- Faire un tour dans mon carrosse, interrompit d'Artagnan avec un mouvement amical de la tete. Grimaud remercia d'Artagnan par une grimace qui avait visiblement l'intention d'etre un sourire, et il accompagna les deux amis jusqu'a la portiere. Athos monta le premier; d'Artagnan le suivit sans avoir rien dit au cocher. Ce depart, tout simple et sans autre demonstration, ne fit aucune sensation dans le voisinage. Lorsque le carrosse eut atteint les quais: -- Vous me menez a la Bastille, a ce que je vois? dit Athos. -- Moi? dit d'Artagnan. Je vous mene ou vous voulez aller, pas ailleurs. -- Comment cela? fit le comte surpris. -- Pardieu! dit d'Artagnan, vous comprenez bien, mon cher comte, que je ne me suis charge de la commission que pour que vous en fassiez a votre fantaisie. Vous ne vous attendez pas a ce que je vous fasse ecrouer comme cela brutalement, sans reflexion. Si je n'avais pas prevu cela, j'eusse laisse faire M. le capitaine des gardes. -- Ainsi?... demanda Athos. -- Ainsi, je vous le repete, nous allons ou vous voulez. -- Cher ami, dit Athos en embrassant d'Artagnan, je vous reconnais bien la. -- Dame! il me semble que c'est tout simple. Le cocher va vous mener a la barriere du Cours-la-Reine; vous y trouverez un cheval que j'ai ordonne de tenir tout pret, avec ce cheval, vous ferez trois postes tout d'une traite, et, moi, j'aurai soin de ne rentrer chez le roi, pour lui dire que vous etes parti, qu'au moment ou il sera impossible de vous joindre. Pendant ce temps, vous aurez gagne Le Havre, et, du Havre, l'Angleterre, ou vous trouverez la jolie maison que m'a donnee mon ami M. Monck, sans parler de l'hospitalite que le roi Charles ne manquera pas de vous offrir... Eh bien! que dites-vous de ce projet? -- Menez-moi a la Bastille, dit Athos en souriant. -- Mauvaise tete! dit d'Artagnan; reflechissez donc. -- Quoi? -- Que vous n'avez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vous parle d'apres moi. Une prison est mortelle aux gens de notre age. Non, non, je ne souffrirai pas que vous languissiez en prison. Rien que d'y penser, la tete m'en tourne! -- Ami, repondit Athos, Dieu m'a fait, par bonheur, aussi fort de corps que d'esprit Croyez-moi, je serai fort jusqu'a mon dernier soupir. -- Mais ce n'est pas de la force, mon cher, c'est de la folie. -- Non, d'Artagnan, c'est une raison supreme. Ne croyez pas que je discute le moins du monde avec vous cette question de savoir si vous vous perdriez en me sauvant. J'eusse fait ce que vous faites, si la fuite eut ete dans mes convenances. J'eusse donc accepte de vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous eussiez accepte de moi. Non! je vous connais trop pour effleurer seulement ce sujet. -- Ah! si vous me laissiez faire, dit d'Artagnan, comme j'enverrais le roi courir apres vous! -- Il est le roi, cher ami. -- Oh! cela m'est bien egal; et, tout roi qu'il est, je lui repondrais parfaitement: "Sire, emprisonnez, exilez, tuez tout en France et en Europe; ordonnez-moi d'arreter et de poignarder qui vous voudrez, fut-ce Monsieur, votre frere; mais ne touchez jamais a un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordioux!..." -- Cher ami, repondit Athos avec calme, je voudrais vous persuader d'une chose, c'est que je desire etre arrete, c'est que je tiens a une arrestation par dessus tout. D'Artagnan fit un mouvement d'epaules. -- Que voulez-vous! continua Athos, c'est ainsi: vous me laisseriez aller, que je reviendrais de moi-meme me constituer prisonnier. Je veux prouver a ce jeune homme que l'eclat de sa couronne etourdit, je veux lui prouver qu'il n'est le premier des hommes qu'a la condition d'en etre le plus genereux et le plus sage. Il me punit, il m'emprisonne, il me torture, soit! Il abuse, et je veux lui faire savoir ce que c'est qu'un remords, en attendant que Dieu lui apprenne ce que c'est qu'un chatiment. -- Mon ami, repondit d'Artagnan, je sais trop que, lorsque vous avez dit non, c'est non. Je n'insiste plus; vous voulez aller a la Bastille? -- Je le veux. -- Allons-y!... A la Bastille! continua d'Artagnan en s'adressant au cocher. Et, se rejetant dans le carrosse, il macha sa moustache avec un acharnement qui, pour Athos, signifiait une resolution prise ou en train de naitre. Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais pas plus vite, pas plus lentement. Athos reprit la main du mousquetaire. -- Vous n'etes point fache contre moi, d'Artagnan? dit-il. -- Moi? Eh! pardieu! non. Ce que vous faites par heroisme, vous, je l'eusse fait, moi, par entetement. -- Mais vous etes bien d'avis que Dieu me vengera, n'est-ce pas, d'Artagnan? -- Et je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu, dit le capitaine. Chapitre CCII -- Trois convives etonnes de souper ensemble Le carrosse etait arrive devant la premiere porte de la Bastille. Un factionnaire l'arreta, et d'Artagnan n'eut qu'un mot a dire pour que la consigne fut levee. Le carrosse entra donc. Tandis que l'on suivait le grand chemin couvert qui conduisait a la cour du Gouvernement, d'Artagnan dont l'oeil de lynx voyait tout, meme a travers les murs, s'ecria tout a coup: -- Eh! qu'est-ce que je vois? -- Bon! dit tranquillement Athos, qui voyez-vous, mon ami? -- Regardez donc la-bas! -- Dans la cour? -- Oui; vite, depechez-vous. -- Eh bien! un carrosse. -- Bien! -- Quelque pauvre prisonnier comme moi qu'on amene. -- Ce serait trop drole! -- Je ne vous comprends pas. -- Depechez-vous de regarder encore pour voir celui qui va sortir de ce carrosse. Justement un second factionnaire venait d'arreter d'Artagnan. Les formalites s'accomplissaient. Athos pouvait voir a cent pas l'homme que son ami lui avait signale. Cet homme descendit, en effet, de carrosse a la porte meme du Gouvernement. -- Eh bien! demanda d'Artagnan, vous le voyez? -- Oui; c'est un homme en habit gris. -- Qu'en dites-vous? -- Je ne sais trop; c'est, comme je vous le dis, un homme en habit gris qui descend de carrosse: voila tout. -- Athos, je gagerais que c'est lui. -- Qui lui? -- Aramis. -- Aramis arrete? Impossible! -- Je ne vous dis pas qu'il est arrete, puisque nous le voyons seul dans son carrosse. -- Alors, que fait-il ici? -- Oh! il connait Baisemeaux, le gouverneur, repliqua le mousquetaire d'un ton sournois. Ma foi! nous arrivons a temps! -- Pour quoi faire? -- Pour voir. -- Je regrette fort cette rencontre; Aramis, en me voyant, va prendre de l'ennui, d'abord de me voir, ensuite d'etre vu. -- Bien raisonne. -- Malheureusement, il n'y a pas de remede quand on rencontre quelqu'un dans la Bastille; voulut-on reculer pour l'eviter, c'est impossible. -- Je vous dis, Athos, que j'ai mon idee; il s'agit d'epargner a Aramis l'ennui dont vous parliez. -- Comment faire? -- Comme je vous dirai, ou, pour mieux m'expliquer, laissez-moi conter la chose a ma facon; je ne vous recommanderai pas de mentir, cela vous serait impossible. -- Eh bien! alors? -- Eh bien! je mentirai pour deux; c'est si facile avec la nature et l'habitude du Gascon! Athos sourit. Le carrosse s'arreta ou s'etait arrete celui que nous venons de signaler, sur le seuil du Gouvernement meme. -- C'est entendu? fit d'Artagnan bas a son ami. Athos consentit par un geste. Ils monterent l'escalier. Si l'on s'etonne de la facilite avec laquelle ils etaient entres dans la Bastille, on se souviendra qu'en entrant, c'est-a-dire au plus difficile, d'Artagnan avait annonce qu'il amenait un prisonnier d'Etat. A la troisieme porte, au contraire, c'est-a-dire une fois bien entre, il dit seulement au factionnaire: -- Chez M. de Baisemeaux. Et tous deux passerent. Ils furent bientot dans la salle a manger du gouverneur, ou le premier visage qui frappa les yeux de d'Artagnan fut celui d'Aramis, qui etait assis cote a cote avec Baisemeaux, et attendait l'arrivee d'un bon repas, dont l'odeur fumait par tout l'appartement. Si d'Artagnan joua la surprise, Aramis ne la joua pas; il tressaillit en voyant ses deux amis, et son emotion fut visible. Cependant Athos et d'Artagnan faisaient leurs compliments, et Baisemeaux, etonne, abasourdi de la presence de ces trois hotes, commencait mille evolutions autour d'eux. -- Ah ca! dit Aramis, par quel hasard?... -- Nous vous le demandons, riposta d'Artagnan. -- Est-ce que nous nous constituons tous prisonniers? s'ecria Aramis avec l'affectation de l'hilarite. -- Eh! eh! fit d'Artagnan, il est vrai que les murs sentent la prison en diable. Monsieur de Baisemeaux, vous savez que vous m'avez invite a diner l'autre jour? -- Moi? s'ecria Baisemeaux? -- Ah ca! mais on dirait que vous tombez des nues. Vous ne vous souvenez pas? Baisemeaux palit, rougit, regarda Aramis qui le regardait, et finit par balbutier: -- Certes... je suis ravi... mais... sur l'honneur... je ne... Ah! miserable memoire! -- Eh! mais j'ai tort, dit d'Artagnan comme un homme fache. -- Tort, de quoi? -- Tort de me souvenir, a ce qu'il parait. Baisemeaux se precipita vers lui. -- Ne vous formalisez pas, cher capitaine, dit-il; je suis la plus pauvre tete du royaume. Sortez-moi de mes pigeons et de leur colombier, je ne vaux pas un soldat de six semaines. -- Enfin, maintenant, vous vous souvenez, dit d'Artagnan avec aplomb. -- Oui, oui, repliqua le gouverneur hesitant, je me souviens. -- C'etait chez le roi; vous me disiez je ne sais quelles histoires sur vos comptes avec MM. Louvieres et Tremblay. -- Ah! oui, parfaitement! -- Et sur les bontes de M. d'Herblay pour vous. -- Ah! s'ecria Aramis en regardant au blanc des yeux le malheureux gouverneur, vous disiez que vous n'aviez pas de memoire, monsieur Baisemeaux! Celui-ci interrompit court le mousquetaire. -- Comment donc! c'est cela; vous avez raison. Il me semble que j'y suis encore. Mille millions de pardons! Mais, notez bien ceci, cher monsieur d'Artagnan, a cette heure comme aux autres, prie ou non prie, vous etes le maitre chez moi, vous et monsieur d'Herblay, votre ami, dit-il en se tournant vers Aramis, et Monsieur, ajouta-t-il en saluant Athos. -- J'ai bien pense a tout cela, repondit d'Artagnan. Voici pourquoi je venais: n'ayant rien a faire ce soir au Palais-Royal, je voulais tater de votre ordinaire, quand, sur la route, je rencontrai M. le comte. Athos salua. -- M. le comte, qui quittait Sa Majeste, me remit un ordre qui exige prompte execution. Nous etions pres d'ici; j'ai voulu poursuivre, ne fut-ce que pour vous serrer la main et vous presenter Monsieur, dont vous me parlates si avantageusement chez le roi, ce meme soir ou... -- Tres bien! tres bien! M. le comte de La Fere, n'est-ce pas? -- Justement. -- M. le comte est le bienvenu. -- Et il dinera avec vous deux, n'est-ce pas? tandis que moi, pauvre limier, je vais courir pour mon service. Heureux mortels que vous etes, vous autres! ajouta-t-il en soupirant comme Porthos l'eut pu faire. -- Ainsi, vous partez? dirent Aramis et Baisemeaux unis dans un meme sentiment de surprise joyeuse. La nuance fut saisie par d'Artagnan. -- Je vous laisse a ma place, dit-il, un noble et bon convive. Et il frappa doucement sur l'epaule d'Athos, qui, lui aussi, s'etonnait et ne pouvait s'empecher de le temoigner un peu; nuance qui fut saisie par Aramis seul, M. de Baisemeaux n'etant pas de la force des trois amis. -- Quoi! nous vous perdons? reprit le bon gouverneur. -- Je vous demande une heure ou une heure et demie. Je reviendrai pour le dessert. -- Oh! nous vous attendrons, dit Baisemeaux. -- Ce serait me desobliger. -- Vous reviendriez? dit Athos d'un air de doute. -- Assurement, dit-il en lui serrant la main confidentiellement. Et il ajouta plus bas: -- Attendez-moi, Athos; soyez gai, et surtout ne parlez pas affaires, pour l'amour de Dieu! Une nouvelle pression de main confirma le comte dans l'obligation de se tenir discret et impenetrable. Baisemeaux reconduisit d'Artagnan jusqu'a la porte. Aramis, avec force caresses, s'empara d'Athos, resolu de le faire parler; mais Athos avait toutes les vertus au supreme degre. Quand la necessite l'exigeait, il eut ete le premier orateur du monde, au besoin; il fut mort avant de dire une syllabe, dans l'occasion. Ces trois messieurs se placerent donc, dix minutes apres le depart de d'Artagnan, devant une bonne table meublee avec le luxe gastronomique le plus substantiel. Les grosses pieces, les conserves, les vins les plus varies, apparurent successivement sur cette table servie aux depens du roi, et sur la depense de laquelle M. Colbert eut trouve facilement a s'economiser deux tiers, sans faire maigrir personne a la Bastille. Baisemeaux fut le seul qui mangeat et qui but resolument. Aramis ne refusa rien et effleura tout; Athos apres le potage et les trois hors-d'oeuvre, ne toucha plus a rien. La conversation fut ce qu'elle devait etre entre trois hommes si opposes d'humeur et de projets. Aramis ne cessa de se demander par quelle singuliere rencontre Athos se trouvait chez Baisemeaux lorsque d'Artagnan n'y etait plus, et pourquoi d'Artagnan ne s'y trouvait plus quand Athos y etait reste. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit d'Aramis, qui vivait de subterfuges et d'intrigues, il regarda bien son homme et le flaira occupe de quelque projet important. Puis il se concentra, lui aussi, dans ses propres interets, en se demandant pourquoi d'Artagnan avait quitte la Bastille si etrangement vite, en laissant la un prisonnier si mal introduit et si mal ecroue. Mais ce n'est pas sur ces personnages que nous arreterons notre examen. Nous les abandonnons a eux-memes, devant les debris des chapons, des perdrix et des poissons mutiles par le couteau genereux de Baisemeaux. Celui que nous poursuivrons, c'est d'Artagnan, qui, remontant dans le carrosse qui l'avait amene, cria au cocher, a l'oreille: -- Chez le roi, et brulons le pave! Chapitre CCIII -- Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille M. de Saint-Aignan avait fait sa commission aupres de La Valliere, ainsi qu'on l'a vu dans un des precedents chapitres; mais, quelle que fut son eloquence, il ne persuada point a la jeune fille qu'elle eut un protecteur assez considerable dans le roi, et qu'elle n'avait besoin de personne au monde quand le roi etait pour elle. En effet, au premier mot que le confident prononca de la decouverte du fameux secret, Louise, eploree, jeta les hauts cris et s'abandonna tout entiere a une douleur que le roi n'eut pas trouvee obligeante, si, d'un coin de l'appartement, il eut pu en etre le temoin. De Saint-Aignan, ambassadeur, s'en formalisa comme aurait pu faire son maitre, et revint chez le roi annoncer ce qu'il avait vu et entendu. C'est la que nous le retrouvons, fort agite, en presence de Louis, plus agite encore. -- Mais, dit le roi a son courtisan, lorsque celui-ci eut acheve sa narration, qu'a-t-elle conclu? La verrai-je au moins tout a l'heure avant le souper? Viendra-t-elle, ou faudra-t-il que je passe chez elle? -- Je crois, Sire, que, si Votre Majeste desire la voir, il faudra que le roi fasse non seulement les premiers pas, mais tout le chemin. -- Rien pour moi! Ce Bragelonne lui tient donc bien au coeur? murmura Louis XIV entre ses dents. -- Oh! Sire, cela n'est pas possible, car c'est vous que Mlle de La Valliere aime, et cela de tout son coeur. Mais, vous savez, M. de Bragelonne appartient a cette race severe qui joue les heros romains. Le roi sourit faiblement. Il savait a quoi s'en tenir. Athos le quittait. -- Quant a Mlle de La Valliere, continua de Saint-Aignan, elle a ete elevee chez Madame douairiere, c'est-a-dire dans la retraite et l'austerite. Ces deux fiances-la se sont froidement fait de petits serments devant la lune et les etoiles, et, voyez-vous, Sire, aujourd'hui, pour rompre cela c'est le diable! De Saint-Aignan croyait faire rire encore le roi; mais bien au contraire, du simple sourire Louis passa au serieux complet. Il ressentait deja ce que le comte avait promis a d'Artagnan de lui donner: des remords. Il songeait qu'en effet ces deux jeunes gens s'etaient aimes et jure alliance; que l'un des deux avait tenu parole, et que l'autre etait trop probe pour ne pas gemir de s'etre parjure. Et, avec le remords, la jalousie aiguillonnait vivement le coeur du roi. Il ne prononca plus une parole, et, au lieu d'aller chez sa mere, ou chez la reine, ou chez Madame pour s'egayer un peu et faire rire les dames, ainsi qu'il le disait lui-meme, il se plongea dans le vaste fauteuil ou Louis XIII, son auguste pere, s'etait tant ennuye avec Baradas et Cinq-Mars pendant tant de jours et d'annees. De Saint-Aignan comprit que le roi n'etait pas amusable en ce moment-la. Il hasarda la derniere ressource et prononca le nom de Louise. Le roi leva la tete. -- Que fera Votre Majeste ce soir? Faut-il prevenir Mlle de La Valliere? -- Dame! il me semble qu'elle est prevenue, repondit le roi. -- Se promenera-t-on? -- On sort de se promener, repliqua le roi. -- Eh bien! Sire? -- Eh bien! revons, de Saint-Aignan, revons chacun de notre cote; quand Mlle de La Valliere aura bien regrette ce qu'elle regrette le remords faisait son oeuvre, eh bien! alors, daignera-t-elle nous donner de ses nouvelles! -- Ah! Sire, pouvez-vous ainsi meconnaitre ce coeur devoue? Le roi se leva rouge de depit; la jalousie mordait a son tour. De Saint-Aignan commencait a trouver la position difficile, quand la portiere se leva. Le roi fit un brusque mouvement; sa premiere idee fut qu'il lui arrivait un billet de La Valliere; mais, a la place d'un messager d'amour, il ne vit que son capitaine des mousquetaires debout et muet dans l'embrasure. -- Monsieur d'Artagnan! fit-il. Ah!... Eh bien? D'Artagnan regarda de Saint-Aignan. Les yeux du roi prirent la meme direction que ceux de son capitaine. Ces regards eussent ete clairs pour tout le monde; a bien plus forte raison le furent-ils pour de Saint-Aignan. Le courtisan salua et sortit. Le roi et d'Artagnan se trouverent seuls. -- Est-ce fait? demanda le roi. -- Oui, Sire, repondit le capitaine des mousquetaires d'une voix grave, c'est fait. Le roi ne trouva plus un mot a dire. Cependant l'orgueil lui commandait de n'en pas rester la. Quand un roi a pris une decision, meme injuste, il faut qu'il prouve a tous ceux qui la lui ont vu prendre, et surtout il faut qu'il se prouve a lui-meme qu'il avait raison en la prenant. Il y a un moyen pour cela, un moyen presque infaillible, c'est de chercher des torts a la victime. Louis, eleve par Mazarin et Anne d'Autriche, savait, mieux qu'aucun prince ne le sut jamais, son metier de roi. Aussi essaya- t-il de le prouver en cette occasion. Apres un moment de silence, pendant lequel il avait fait tout bas les reflexions que nous venons de faire tout haut: -- Qu'a dit le comte? reprit-il negligemment. -- Mais rien, Sire. -- Cependant, il ne s'est pas laisse arreter sans rien dire? -- Il a dit qu'il s'attendait a etre arrete, Sire. Le roi releva la tete avec fierte. -- Je presume que M. le comte de La Fere n'a pas continue son role de rebelle? dit-il. -- D'abord, Sire, qu'appelez-vous rebelle? demanda tranquillement le mousquetaire. Un rebelle aux yeux du roi, est-ce l'homme qui, non seulement se laisse coffrer a la Bastille, mais qui encore resiste a ceux qui ne veulent pas l'y conduire? -- Qui ne veulent pas l'y conduire? s'ecria le roi. Qu'entends-je la, capitaine? Etes-vous fou? -- Je ne crois pas, Sire. -- Vous parlez de gens qui ne voulaient pas arreter M. de La Fere?... -- Oui, Sire. -- Et quels sont ces gens-la? -- Ceux que Votre Majeste en avait charges, apparemment, dit le mousquetaire. -- Mais c'est vous que j'en avais charge, s'ecria le roi. -- Oui, Sire, c'est moi. -- Et vous dites que, malgre mon ordre, vous aviez l'intention de ne pas arreter l'homme qui m'avait insulte? -- C'etait absolument mon intention, oui, Sire. -- Oh! -- Je lui ai meme propose de monter sur un cheval que j'avais fait preparer pour lui a la barriere de la Conference. -- Et dans quel but aviez-vous fait preparer ce cheval? -- Mais, Sire, pour que M. le comte de La Fere put gagner Le Havre et, de la, l'Angleterre. -- Vous me trahissiez donc, alors, monsieur? s'ecria le roi etincelant de fierte sauvage. -- Parfaitement. Il n'y avait rien a repondre a des articulations faites sur ce ton. Le roi sentit une si rude resistance, qu'il s'etonna. -- Vous aviez au moins une raison, monsieur d'Artagnan, quand vous agissiez ainsi? interrogea le roi avec majeste. -- J'ai toujours une raison, Sire. -- Ce n'est pas la raison de l'amitie, au moins, la seule que vous puissiez faire valoir, la seule qui puisse vous excuser, car je vous avais mis bien a l'aise sur ce chapitre. -- Moi, Sire? -- Ne vous ai-je pas laisse le choix d'arreter ou de ne pas arreter M. le comte de La Fere? -- Oui, Sire; mais... -- Mais quoi? interrompit le roi impatient. -- Mais en me prevenant, Sire, que, si je ne l'arretais pas, votre capitaine des gardes l'arreterait, lui. -- Ne vous faisais-je pas la partie assez belle, du moment ou je ne vous forcais pas la main? -- A moi, oui, Sire; a mon ami, non. -- Non? -- Sans doute, puisque, par moi ou par le capitaine des gardes, mon ami etait toujours arrete. -- Et voila votre devouement, monsieur? un devouement qui raisonne, qui choisit? Vous n'etes pas un soldat, monsieur! -- J'attends que Votre Majeste me dise ce que je suis. -- Eh bien! vous etes un frondeur! -- Depuis qu'il n'y a plus de Fronde, alors, Sire... -- Mais, si ce que vous dites est vrai... -- Ce que je dis est toujours vrai, Sire. -- Que venez-vous faire ici? Voyons. -- Je viens ici dire au roi: Sire, M. de La Fere est a la Bastille... -- Ce n'est point votre faute, a ce qu'il parait. -- C'est vrai, Sire, mais enfin, il y est, et, puisqu'il y est, il est important que Votre Majeste le sache. -- Ah! monsieur d'Artagnan, vous bravez votre roi! -- Sire... -- Monsieur d'Artagnan, je vous previens que vous abusez de ma patience. -- Au contraire, Sire. -- Comment, au contraire? -- Je viens me faire arreter aussi. -- Vous faire arreter, vous? -- Sans doute. Mon ami va s'ennuyer la-bas, et je viens proposer a Votre Majeste de me permettre de lui faire compagnie; que Votre Majeste dise un mot, et je m'arrete moi-meme; je n'aurai pas besoin du capitaine des gardes pour cela, je vous en reponds. Le roi s'elanca vers la table et saisit une plume pour donner l'ordre d'emprisonner d'Artagnan. -- Faites attention que c'est pour toujours, monsieur, s'ecria-t- il avec l'accent de la menace. -- J'y compte bien, reprit le mousquetaire; car lorsqu'une fois vous aurez fait ce beau coup-la, vous n'oserez plus me regarder en face. Le roi jeta sa plume avec violence. -- Allez-vous-en! dit-il. -- Oh! non pas, Sire, s'il plait a Votre Majeste. -- Comment, non pas? -- Sire, je venais pour parler doucement au roi; le roi s'est emporte, c'est un malheur, mais je n'en dirai pas moins au roi ce que j'ai a lui dire. -- Votre demission, monsieur, s'ecria le roi! -- Sire, vous savez que ma demission ne me tient pas au coeur, puisque, a Blois, le jour ou Votre Majeste a refuse au roi Charles le million que lui a donne mon ami le comte de La Fere, j'ai offert ma demission au roi. -- Eh bien! alors, faites vite. -- Non, Sire; car ce n'est point de ma demission qu'il s'agit ici; Votre Majeste avait pris la plume pour m'envoyer a la Bastille, pourquoi change-t elle d'avis? -- D'Artagnan! tete gasconne! qui est le roi de vous ou de moi! Voyons. -- C'est vous, Sire, malheureusement. -- Comment, malheureusement? -- Oui, Sire; car, si c'etait moi... -- Si c'etait vous, vous approuveriez la rebellion de M. d'Artagnan, n'est-ce pas? -- Oui, certes! -- En verite? Et le roi haussa les epaules. -- Et je dirais a mon capitaine des mousquetaires, continua d'Artagnan, je lui dirais en le regardant avec des yeux humains et non avec des charbons enflammes, je lui dirais: "Monsieur d'Artagnan, j'ai oublie que je suis le roi. Je suis descendu de mon trone pour outrager un gentilhomme." -- Monsieur, s'ecria le roi, croyez-vous que c'est excuser votre ami que de surpasser son insolence? -- Oh! Sire, j'irai bien plus loin que lui, dit d'Artagnan, et ce sera votre faute. Je vous dirai, ce qu'il ne vous a pas dit, lui, l'homme de toutes les delicatesses; je vous dirai: Sire, vous avez sacrifie son fils, et il defendait son fils; vous l'avez sacrifie lui-meme; il vous parlait au nom de l'honneur, de la religion et de la vertu, vous l'avez repousse, chasse, emprisonne. Moi, je serai plus dur que lui, Sire; et je vous dirai: Sire, choisissez! Voulez-vous des amis ou des valets? des soldats ou des danseurs a reverences? des grands hommes ou des polichinelles? Voulez-vous qu'on vous serve ou voulez-vous qu'on plie! voulez-vous qu'on vous aime ou voulez-vous qu'on ait peur de vous? Si vous preferez la bassesse, l'intrigue, la couardise, oh! dites-le, Sire; nous partirons, nous autres, qui sommes les seuls restes, je dirai plus, les seuls modeles de la vaillance d'autrefois; nous qui avons servi et depasse peut-etre en courage, en merite, des hommes deja grands dans la posterite. Choisissez, Sire, et hatez-vous. Ce qui vous reste de grands seigneurs, gardez-le; vous aurez toujours assez de courtisans. Hatez-vous, et envoyez-moi a la Bastille avec mon ami; car, si vous n'avez pas su ecouter le comte de La Fere, c'est-a-dire la voix la plus douce et la plus noble de l'honneur; si vous ne savez pas entendre d'Artagnan, c'est-a-dire la plus franche et la plus rude voix de la sincerite, vous etes un mauvais roi, et demain, vous serez un pauvre roi. Or, les mauvais rois, on les abhorre; les pauvres rois, on les chasse. Voila ce que j'avais a vous dire, Sire; vous avez eu tort de me pousser jusque-la. Le roi se renversa froid et livide sur son fauteuil: il etait evident que la foudre tombee a ses pieds ne l'eut pas etonne davantage; on eut cru que le souffle lui manquait et qu'il allait expirer. Cette rude voix de la sincerite, comme l'appelait d'Artagnan, lui avait traverse le coeur, pareille a une lame. D'Artagnan avait dit tout ce qu'il avait a dire. Comprenant la colere du roi, il tira son epee, et, s'approchant respectueusement de Louis XIV, il la posa sur la table. Mais le roi, d'un geste furieux, repoussa l'epee, qui tomba a terre et roula aux pieds de d'Artagnan. Si maitre que le mousquetaire fut de lui, il palit a son tour, et fremissant d'indignation: -- Un roi, dit-il, peut disgracier un soldat; il peut l'exiler, il peut le condamner a mort; mais, fut-il cent fois roi, il n'a jamais le droit de l'insulter en deshonorant son epee. Sire, un roi de France n'a jamais repousse avec mepris l'epee d'un homme tel que moi. Cette epee souillee, songez-y, Sire, elle n'a plus desormais d'autre fourreau que mon coeur ou le votre. Je choisis le mien, Sire, remerciez-en Dieu et ma patience! Puis se precipitant sur son epee: -- Que mon sang retombe sur votre tete, Sire! s'ecria-t-il. Et, d'un geste rapide, appuyant la poignee de l'epee au parquet, il en dirigea la pointe sur sa poitrine. Le roi s'elanca d'un mouvement encore plus rapide que celui de d'Artagnan, jetant le bras droit au cou du mousquetaire, et, de la main gauche, saisissant par le milieu la lame de l'epee, qu'il remit silencieusement au fourreau. D'Artagnan, roide, pale et fremissant encore, laissa, sans l'aider, faire le roi jusqu'au bout. Alors, Louis, attendri, revenant a la table, prit la plume, ecrivit quelques lignes, les signa, et etendit la main vers d'Artagnan. -- Qu'est-ce que ce papier, Sire? demanda le capitaine. -- L'ordre donne a M. d'Artagnan d'elargir a l'instant meme M. le comte de La Fere. D'Artagnan saisit la main royale et la baisa; puis il plia l'ordre, le passa sous son buffle et sortit. Ni le roi ni le capitaine n'avaient articule une syllabe. -- O coeur humain! boussole des rois! murmura Louis reste seul, quand donc saurai-je lire dans tes replis comme dans les feuilles d'un livre? Non, je ne suis pas un mauvais roi; non, je ne suis pas un pauvre roi; mais je suis encore un enfant. Chapitre CCIV -- Rivaux politiques D'Artagnan avait promis a M. de Baisemeaux d'etre de retour au dessert, d'Artagnan tint parole. On en etait aux vins fins et aux liqueurs, dont la cave du gouverneur avait la reputation d'etre admirablement garnie, lorsque les eperons du capitaine des mousquetaires retentirent dans le corridor et que lui-meme parut sur le seuil. Athos et Aramis avaient joue serre. Aussi, aucun des deux n'avait penetre l'autre. On avait soupe, cause beaucoup de la Bastille, du dernier voyage de Fontainebleau, de la future fete que M. Fouquet devait donner a Vaux. Les generalites avaient ete prodiguees, et nul, hormis de Baisemeaux, n'avait effleure les choses particulieres. D'Artagnan tomba au milieu de la conversation, encore pale et emu de sa conversation avec le roi De Baisemeaux s'empressa d'approcher une chaise. D'Artagnan accepta un verre plein et le laissa vide. Athos et Aramis remarquerent tous deux cette emotion de d'Artagnan. Quant a de Baisemeaux, il ne vit rien que le capitaine des mousquetaires de Sa Majeste auquel il se hata de faire fete. Approcher le roi, c'etait avoir tous droits aux egards de M. de Baisemeaux. Seulement, quoique Aramis eut remarque cette emotion, il n'en pouvait deviner la cause. Athos seul croyait l'avoir penetree. Pour lui, le retour de d'Artagnan et surtout le bouleversement de l'homme impassible signifiaient: "Je viens de demander au roi quelque chose que le roi m'a refuse." Bien convaincu qu'il etait dans le vrai, Athos sourit, se leva de table et fit un signe a d'Artagnan, comme pour lui rappeler qu'ils avaient autre chose a faire que de souper ensemble. D'Artagnan comprit et repondit par un autre signe. Aramis et Baisemeaux, voyant ce dialogue muet, interrogeaient du regard. Athos crut que c'etait a lui de donner l'explication de ce qui se passait. -- La verite, mes amis, dit le comte de La Fere avec un sourire, c'est que vous, Aramis, vous venez de souper avec un criminel d'Etat, et vous, monsieur de Baisemeaux, avec votre prisonnier. Baisemeaux poussa une exclamation de surprise et presque de joie. Ce cher M. de Baisemeaux avait l'amour-propre de sa forteresse. A part le profit, plus il avait de prisonniers, plus il etait heureux; plus ces prisonniers etaient grands, plus il etait fier. Quant a Aramis, prenant une figure de circonstance: -- Oh! cher Athos, dit-il, pardonnez-moi, mais, je me doutais presque de ce qui arrive. Quelque incartade de Raoul ou de La Valliere, n'est-ce pas? -- Helas! fit Baisemeaux. -- Et, continua Aramis, vous, en grand seigneur que vous etes, oubliant qu'il n'y a plus que des courtisans, vous avez ete trouver le roi et vous lui avez dit son fait? -- Vous avez devine, mon ami. -- De sorte, dit de Baisemeaux, tremblant d'avoir soupe si familierement avec un homme tombe dans la disgrace de Sa Majeste; de sorte, monsieur le comte?... -- De sorte, mon cher gouverneur, dit Athos, que mon ami M. d'Artagnan va vous communiquer ce papier qui passe par l'ouverture de son buffle, et qui n'est autre, certainement, que mon ordre d'ecrou. De Baisemeaux tendit la main avec sa souplesse d'habitude. D'Artagnan tira, en effet, deux papiers de sa poitrine, et en presenta un au gouverneur. Baisemeaux deplia le papier et lut a demi-voix, tout en regardant Athos par-dessus le papier, en s'interrompant: -- "Ordre de detenir dans mon chateau de la Bastille..." Tres bien... "Dans mon chateau de la Bastille... M. le comte de La Fere." oh! monsieur, que c'est pour moi un douloureux honneur de vous posseder! -- Vous aurez un patient prisonnier, monsieur dit Athos de sa voix suave et calme. -- Et un prisonnier qui ne restera pas un mois chez vous, mon cher gouverneur, dit Aramis, tandis que de Baisemeaux, l'ordre a la main, transcrivait sur son registre d'ecrou la volonte royale. -- Pas meme un jour, ou plutot, pas meme une nuit, dit d'Artagnan en exhibant le second ordre du roi; car maintenant, cher monsieur de Baisemeaux, il vous faudra transcrire aussi cet ordre de mettre immediatement le comte en liberte. -- Ah! fit Aramis, c'est de la besogne que vous m'epargnez, d'Artagnan. Et il serra d'une facon significative la main du mousquetaire en meme temps que celle d'Athos. -- Eh quoi! dit ce dernier avec etonnement, le roi me donne la liberte? -- Lisez, cher ami, repartit d'Artagnan. Athos prit l'ordre et lut. -- C'est vrai, dit-il. -- En seriez-vous fache? demanda d'Artagnan. -- Oh! non, au contraire. Je ne veux pas de mal au roi, et le plus grand mal qu'on puisse souhaiter aux rois, c'est qu'ils commettent une injustice. Mais vous avez eu du mal, n'est-ce pas? oh! avouez- le mon ami. -- Moi? Pas du tout! fit en riant le mousquetaire. Le roi fait tout ce que je veux. Aramis regarda d'Artagnan et vit bien qu'il mentait. Mais Baisemeaux ne regarda rien que d'Artagnan, tant il etait saisi d'une admiration profonde pour cet homme qui faisait faire au roi tout ce qu'il voulait. -- Et le roi exile Athos? demanda Aramis. -- Non, pas precisement; le roi ne s'est pas meme explique la- dessus, reprit d'Artagnan; mais je crois que le comte n'a rien de mieux a faire, a moins qu'il ne tienne a remercier le roi... -- Non, en verite, repondit en souriant Athos. -- Eh bien! je crois que le comte n'a rien de mieux a faire, reprit d'Artagnan, que de se retirer dans son chateau. Au reste, mon cher Athos, parlez, demandez; si une residence vous est plus agreable que l'autre, je me fais fort de vous faire obtenir celle- la. -- Non, merci, dit Athos; rien ne peut m'etre plus agreable, cher ami, que de retourner dans ma solitude, sous mes grands arbres, au bord de la Loire. Si Dieu est le supreme medecin des maux de l'ame, la nature est le souverain remede. Ainsi, monsieur, continua Athos en se retournant vers Baisemeaux, me voila donc libre? -- Oui, monsieur le comte, je le crois, je l'espere, du moins, dit le gouverneur en tournant et retournant les deux papiers, a moins, toutefois, que M. d'Artagnan n'ait un troisieme ordre. -- Non, cher monsieur de Baisemeaux, non, dit le mousquetaire, il faut vous en tenir au second et nous arreter la. -- Ah! monsieur le comte, dit Baisemeaux s'adressant a Athos, vous ne savez pas ce que vous perdez! Je vous eusse mis a trente livres, comme les generaux; que dis-je! a cinquante livres, comme les princes, et vous eussiez soupe tous les soirs comme vous avez soupe ce soir. -- Permettez-moi, monsieur, dit Athos, de preferer ma mediocrite. Puis, se retournant vers d'Artagnan: -- Partons, mon ami, dit-il. -- Partons, dit d'Artagnan. -- Est-ce que j'aurai cette joie, demanda Athos, de vous posseder pour compagnon, mon ami? -- Jusqu'a la porte seulement, tres cher, repondit d'Artagnan; apres quoi, je vous dirai ce que j'ai dit au roi: "Je suis de service." -- Et vous, mon cher Aramis, dit Athos en souriant m'accompagnez- vous? La Fere est sur la route de Vannes. -- Moi, mon ami, dit le prelat, j'ai rendez-vous ce soir a Paris, et je ne saurais m'eloigner sans faire souffrir de graves interets. -- Alors, mon cher ami, dit Athos, permettez-moi que je vous embrasse, et que je parte. Mon cher monsieur Baisemeaux, grand merci de votre bonne volonte, et surtout de l'echantillon que vous m'avez donne de l'ordinaire de la Bastille. Et, apres avoir embrasse Aramis et serre la main a M. de Baisemeaux; apres avoir recu les souhaits de bon voyage de tous deux, Athos partit avec d'Artagnan. Tandis que le denouement de la scene du Palais-Royal s'accomplissait a la Bastille, disons ce qui se passait chez Athos et chez Bragelonne. Grimaud, comme nous l'avons vu, avait accompagne son maitre a Paris; comme nous l'avons dit, il avait assiste a la sortie d'Athos; il avait vu d'Artagnan mordre ses moustaches; il avait vu son maitre monter en carrosse; il avait interroge l'une et l'autre physionomie, et il les connaissait toutes deux depuis assez longtemps pour avoir compris, a travers le masque de leur impassibilite, qu'il se passait de graves evenements. Une fois Athos parti, il se mit a reflechir. Alors il se rappela l'etrange facon dont Athos lui avait dit adieu, l'embarras imperceptible pour tout autre que pour lui de ce maitre aux idees si nettes, a la volonte si droite. Il savait qu'Athos n'avait rien emporte que ce qu'il avait sur lui, et, cependant, il croyait voir qu'Athos ne partait pas pour une heure, pas meme pour un jour. Il y avait une longue absence dans la facon dont Athos, en quittant Grimaud, avait prononce le mot adieu. Tout cela lui revenait a l'esprit avec tous ses sentiments d'affection profonde pour Athos, avec cette horreur du vide et de la solitude qui toujours occupe l'imagination des gens qui aiment; tout cela, disons-nous, rendit l'honnete Grimaud fort triste et surtout fort inquiet. Sans se rendre compte de ce qu'il faisait depuis le depart de son maitre, il errait par tout l'appartement, cherchant, pour ainsi dire, les traces de son maitre, semblable, en cela, tout ce qui est bon se ressemble, au chien, qui n'a pas d'inquietude sur son maitre absent, mais qui a de l'ennui. Seulement, comme a l'instinct de l'animal Grimaud joignait la raison de l'homme, Grimaud avait a la fois de l'ennui et de l'inquietude. N'ayant trouve aucun indice qui put le guider, n'ayant rien vu ou rien decouvert qui eut fixe ses doutes, Grimaud se mit a imaginer ce qui pouvait etre arrive. Or, l'imagination est la ressource ou plutot le supplice des bons coeurs. En effet, jamais il n'arrive qu'un bon coeur se represente son ami heureux ou allegre. Jamais le pigeon qui voyage n'inspire autre chose que la terreur au pigeon reste au logis. Grimaud passa donc de l'inquietude a la terreur. Il recapitula tout ce qui s'etait passe: la lettre de d'Artagnan a Athos, lettre a la suite de laquelle Athos avait paru si chagrin; puis la visite de Raoul a Athos, visite a la suite de laquelle Athos avait demande ses ordres et son habit de ceremonie; puis cette entrevue avec le roi, entrevue a la suite de laquelle Athos etait rentre si sombre; puis cette explication entre le pere et le fils, explication a la suite de laquelle Athos avait si tristement embrasse Raoul, tandis que Raoul s'en allait si tristement chez lui; enfin l'arrivee de d'Artagnan mordant sa moustache, arrivee a la suite de laquelle M. le comte de La Fere etait monte en carrosse avec d'Artagnan. Tout cela composait un drame en cinq actes fort clair, surtout pour un analyste de la force de Grimaud. Et d'abord Grimaud eut recours aux grands moyens; il alla chercher dans le justaucorps laisse par son maitre la lettre de M. d'Artagnan. Cette lettre s'y trouvait encore, et voici ce qu'elle contenait: "Cher ami, Raoul est venu me demander des renseignements sur la conduite de Mlle de La Valliere durant le sejour de notre jeune ami a Londres. Moi, je suis un pauvre capitaine de mousquetaires dont les oreilles sont rebattues tout le jour des propos de caserne et de ruelle. Si j'avais dit a Raoul ce que je crois savoir, le pauvre garcon en fut mort; mais, moi qui suis au service du roi, je ne puis raconter les affaires du roi. Si le coeur vous en dit, marchez! La chose vous regarde plus que moi et presque autant que Raoul." Grimaud s'arracha une demi-pincee de cheveux. Il eut fait mieux si sa chevelure eut ete plus abondante. -- Voila, dit-il, le noeud de l'enigme. La jeune fille a fait des siennes. Ce qu'on dit d'elle et du roi est vrai. Notre jeune maitre est trompe. Il doit le savoir. M. le comte a ete trouver le roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoye M. d'Artagnan pour arranger l'affaire. Ah! mon Dieu, continua Grimaud, M. le comte est rentre sans son epee. Cette decouverte fit monter la sueur au front du brave homme. Il ne s'arreta pas plus longtemps a conjecturer, il enfonca son chapeau sur la tete et courut au logis de Raoul. Apres la sortie de Louise, Raoul avait dompte sa douleur, sinon son amour, et, force de regarder en avant dans cette route perilleuse ou l'entrainaient la folie et la rebellion, il avait vu du premier coup d'oeil son pere en butte a la resistance royale, puisque Athos s'etait d'abord offert a cette resistance. En ce moment de lucidite toute sympathique, le malheureux jeune homme se rappela justement les signes mysterieux d'Athos, la visite inattendue de d'Artagnan, et le resultat de tout ce conflit entre un prince et un sujet apparut a ses yeux epouvantes. D'Artagnan en service, c'est-a-dire cloue a son poste, ne venait certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en d'aussi penibles conjonctures, etait un malheur ou un danger. Raoul fremit d'avoir ete egoiste, d'avoir oublie son pere pour son amour, d'avoir, en un mot, cherche la reverie ou la jouissance du desespoir, alors qu'il s'agissait peut-etre de repousser l'attaque imminente dirigee contre Athos. Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son epee et courut d'abord a la demeure de son pere. En chemin, il se heurta contre Grimaud, qui, parti du pole oppose, s'elancait avec la meme ardeur a la recherche de la verite. Ces deux hommes s'etreignirent l'un et l'autre; ils en etaient l'un et l'autre au meme point de la parabole decrite par leur imagination. -- Grimaud! s'ecria Raoul. -- Monsieur Raoul! s'ecria Grimaud. -- M. le comte va bien? -- Tu l'as vu? -- Non; ou est-il? -- Je le cherche. -- Et M. d'Artagnan? -- Sorti avec lui. -- Quand? -- Dix minutes apres votre depart. -- Comment sont-ils sortis? -- En carrosse. -- Ou vont-ils? -- Je ne sais. -- Mon pere a pris de l'argent? -- Non. -- Une epee? -- Non. -- Grimaud! -- Monsieur Raoul! -- J'ai idee que M. d'Artagnan venait pour... -- Pour arreter M. le comte, n'est-ce pas? -- Oui, Grimaud. -- Je l'aurais jure! -- Quel chemin ont-ils pris? -- Le chemin des quais. -- La Bastille? -- Ah! mon Dieu, oui. -- Vite, courons! -- Oui, courons! -- Mais ou cela? dit soudain Raoul avec accablement. -- Passons chez M. d'Artagnan; nous saurons peut-etre quelque chose. -- Non; si l'on s'est cache de moi chez mon pere, on s'en cachera partout. Allons chez... Oh! mon Dieu! mais je suis fou aujourd'hui, mon bon Grimaud. -- Quoi donc? -- J'ai oublie M. du Vallon. -- M. Porthos? -- Qui m'attend toujours! Helas! je te le disais, je suis fou. -- Qui vous attend, ou cela? -- Aux Minimes de Vincennes! -- Ah! mon Dieu! Heureusement, c'est du cote de la Bastille! -- Allons, vite! -- Monsieur, je vais faire seller les chevaux. -- Oui, mon ami, va. Chapitre CCV -- Ou Porthos est convaincu sans avoir compris Ce digne Porthos, fidele a toutes les lois de la chevalerie antique, s'etait decide a attendre M. de Saint-Aignan jusqu'au coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir, comme Raoul avait oublie d'en prevenir son second, comme la faction commencait a etre des plus longues et des plus penibles, Porthos s'etait fait apporter par le garde d'une porte quelques bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin d'avoir au moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une bouchee. Il en etait aux dernieres extremites, c'est-a-dire aux dernieres miettes, lorsque Raoul arriva escorte de Grimaud, et tous deux poussant a toute bride. Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si presses, il ne douta plus que ce ne fussent ses hommes, et, se levant aussitot de l'herbe sur laquelle il s'etait mollement assis, il commenca par deraidir ses genoux et ses poignets, en disant: -- Ce que c'est que d'avoir de belles habitudes! Ce drole a fini par venir. Si je me fusse retire, il ne trouvait personne et prenait avantage. Puis il se campa sur une hanche avec une martiale attitude, et fit ressortir par un puissant tour de reins la cambrure de sa taille gigantesque. Mais, au lieu de Saint-Aignan, il ne vit que Raoul, lequel, avec des gestes desesperes, l'aborda en criant: -- Ah! cher ami; ah! pardon; ah! que je suis malheureux! -- Raoul! fit Porthos tout surpris. -- Vous m'en vouliez? s'ecria Raoul en venant embrasser Porthos. -- Moi? et de quoi? -- De vous avoir ainsi oublie. Mais, voyez-vous, j'ai la tete perdue. -- Ah bah! -- Si vous saviez, mon ami? -- Vous l'avez tue? -- Qui? -- De Saint-Aignan. -- Helas! il s'agit bien de Saint-Aignan. -- Qu'y a-t-il encore? -- Il y a que M. le comte de La Fere doit etre arrete a l'heure qu'il est. Porthos fit un mouvement qui eut renverse une muraille. -- Arrete!... Par qui? -- Par d'Artagnan! -- C'est impossible, dit Porthos. -- C'est cependant la verite, repliqua Raoul. Porthos se tourna du cote de Grimaud en homme qui a besoin d'une seconde affirmation. Grimaud fit un signe de tete. -- Et ou l'a-t-on mene? demanda Porthos. -- Probablement a la Bastille. -- Qui vous le fait croire? -- En chemin, nous avons questionne des gens qui ont vu passer le carrosse, et d'autres encore qui l'ont vu entrer a la Bastille. -- Oh! oh! murmura Porthos, et il fit deux pas. -- Que decidez-vous? demanda Raoul. -- Moi? Rien. Seulement, je ne veux pas qu'Athos reste a la Bastille. Raoul s'approcha du digne Porthos. -- Savez-vous que c'est par ordre du roi que l'arrestation s'est faite? Porthos regarda le jeune homme comme pour lui dire: "Qu'est-ce que cela me fait, a moi?" Ce muet langage parut si eloquent a Raoul, qu'il n'en demanda pas davantage. Il remonta a cheval. Deja Porthos, aide de Grimaud, en avait fait autant. -- Dressons notre plan, dit Raoul. -- Oui, repliqua Porthos, notre plan, c'est cela, dressons-le. Raoul poussa un grand soupir et s'arreta soudain. -- Qu'avez-vous? demanda Porthos; une faiblesse? -- Non, l'impuissance! Avons-nous la pretention, a trois, d'aller prendre la Bastille? -- Ah! si d'Artagnan etait la, repondit Porthos, je ne dis pas. Raoul fut saisi d'admiration a la vue de cette confiance heroique a force d'etre naive. C'etaient donc bien la ces hommes celebres qui, a trois ou quatre, abordaient des armees ou attaquaient des chateaux! Ces hommes qui avaient epouvante la mort, et qui survivant a tout un siecle en debris, etaient plus forts encore que les plus robustes d'entre les jeunes. -- Monsieur, dit-il a Porthos, vous venez de me faire naitre une idee: il faut absolument voir M. d'Artagnan. -- Sans doute. -- Il doit etre rentre chez lui, apres avoir conduit mon pere a la Bastille. -- Informons-nous d'abord a la Bastille, dit Grimaud, qui parlait peu, mais bien. En effet, ils se haterent d'arriver devant la forteresse. Un de ces hasards, comme Dieu les donne aux gens de grande volonte, fit que Grimaud apercut tout a coup le carrosse qui tournait la grande porte du pont-levis. C'etait au moment ou d'Artagnan, comme on l'a vu, revenait de chez le roi. En vain Raoul poussa-t-il son cheval pour joindre le carrosse et voir quelles personnes etaient dedans. Les chevaux etaient deja arretes de l'autre cote de cette grande porte, qui se referma, tandis qu'un garde francaise en faction heurta du mousquet le nez du cheval de Raoul. Celui-ci fit volte-face, trop heureux de savoir a quoi s'en tenir sur la presence de ce carrosse qui avait renferme son pere. -- Nous le tenons, dit Grimaud. -- En attendant un peu, nous sommes surs qu'il sortira, n'est-ce pas, mon ami? -- A moins que d'Artagnan aussi ne soit prisonnier repliqua Porthos; auquel cas tout est perdu. Raoul ne repondit rien. Tout etait admissible. Il donna le conseil a Grimaud de conduire les chevaux dans la petite rue Jean- Beausire, afin d'eveiller moins de soupcons, et lui-meme, avec sa vue percante, il guetta la sortie de d'Artagnan ou celle du carrosse. C'etait le bon parti. En effet, vingt minutes ne s'etaient pas ecoulees, que la porte se rouvrit et que le carrosse reparut. Un eblouissement empecha Raoul de distinguer quelles figures occupaient cette voiture. Grimaud jura qu'il avait vu deux personnes, et que son maitre etait une des deux. Porthos regardait tour a tour Raoul et Grimaud, esperant comprendre leur idee. -- Il est evident, dit Grimaud, que, si M. le comte est dans ce carrosse, c'est qu'on le met en liberte, ou qu'on le mene a une autre prison. -- Nous l'allons bien voir par le chemin qu'il prendra, dit Porthos. -- Si on le met en liberte, dit Grimaud, on le conduira chez lui. -- C'est vrai, dit Porthos. -- Le carrosse n'en prend pas le chemin, dit Raoul. Et, en effet, les chevaux venaient de disparaitre dans le faubourg Saint Antoine. -- Courons, dit Porthos; nous attaquerons le carrosse sur la route, et nous dirons a Athos de fuir. -- Rebellion! murmura Raoul. Porthos lanca a Raoul un second regard, digne pendant du premier. Raoul n'y repondit qu'en serrant les flancs de son cheval. Peu d'instants apres, les trois cavaliers avaient rattrape le carrosse et le suivaient de si pres, que l'haleine des chevaux humectait la caisse de la voiture. D'Artagnan, dont les sens veillaient toujours, entendit le trot des chevaux. C'etait au moment ou Raoul disait a Porthos de depasser le carrosse, pour voir quelle etait la personne qui accompagnait Athos. Porthos obeit, mais il ne put rien voir; les mantelets etaient baisses. La colere et l'impatience gagnaient Raoul. Il venait de remarquer ce mystere de la part des compagnons d'Athos, et il se decidait aux extremites. D'un autre cote, d'Artagnan avait parfaitement reconnu Porthos; il avait, sous le cuir des mantelets, reconnu egalement Raoul, et communique au comte le resultat de son observation. Ils voulaient voir si Raoul et Porthos pousseraient les choses au dernier degre. Cela ne manqua pas. Raoul, le pistolet au poing, fondit sur le premier cheval du carrosse en commandant au cocher d'arreter. Porthos saisit le cocher et l'enleva de dessus son siege. Grimaud tenait deja la portiere du carrosse arrete. Raoul ouvrit ses bras en criant: -- Monsieur le comte! monsieur le comte! -- Eh bien! c'est vous, Raoul? dit Athos ivre de joie. -- Pas mal! ajouta d'Artagnan avec un eclat de rire. Et tous deux embrasserent le jeune homme et Porthos, qui s'etaient empares d'eux. -- Mon brave Porthos, excellent ami! s'ecria Athos; toujours vous! -- Il a encore vingt ans! dit d'Artagnan. Bravo, Porthos! -- Dame! repondit Porthos un peu confus, nous avons cru que l'on vous arretait. -- Tandis que, reprit Athos, il ne s'agissait que d'une promenade dans le carrosse de M. d'Artagnan. -- Nous vous suivons depuis la Bastille, repliqua Raoul avec un ton de soupcon et de reproche. -- Ou nous etions alles souper avec ce bon M. de Baisemeaux. Vous rappelez-vous Baisemeaux, Porthos? -- Pardieu! tres bien. -- Et nous y avons vu Aramis. -- A la Bastille? -- A souper. -- Ah! s'ecria Porthos en respirant. -- Il nous a dit mille choses pour vous. -- Merci! -- Ou va Monsieur le comte? demanda Grimaud que son maitre avait deja recompense par un sourire. -- Nous allons a Blois, chez nous. -- Comme cela?... tout droit? -- Tout droit. -- Sans bagages? -- Oh! mon Dieu! Raoul eut ete charge de m'expedier les miens ou de me les apporter en revenant chez moi s'il y revient. -- Si rien ne l'arrete plus a Paris, dit d'Artagnan avec un regard ferme et tranchant comme l'acier douloureux comme lui, car il rouvrit les blessures du pauvre jeune homme, il fera bien de vous suivre Athos. -- Rien ne m'arrete plus a Paris, dit Raoul. -- Nous partons, alors, repliqua sur-le-champ Athos. -- Et M. d'Artagnan? -- Oh! moi, j'accompagnais Athos jusqu'a la barriere seulement, et je reviens avec Porthos. -- Tres bien, dit celui-ci. -- Venez, mon fils, ajouta le comte en passant doucement le bras autour du cou de Raoul pour l'attirer dans le carrosse, et en l'embrassant encore. Grimaud, poursuivit le comte, tu vas retourner doucement a Paris avec ton cheval et celui de M. du Vallon; car, Raoul et moi, nous montons a cheval ici, et laissons le carrosse a ces deux messieurs pour rentrer dans Paris; puis, une fois au logis, tu prendras mes hardes, mes lettres, et tu expedieras le tout chez nous. -- Mais, fit observer Raoul, qui cherchait a faire parler le comte, quand vous reviendrez a Paris, il ne vous restera ni linge ni effets; ce sera bien incommode. -- Je pense que, d'ici a bien longtemps, Raoul, je ne retournerai a Paris. Le dernier sejour que nous y fimes ne m'a pas encourage a en faire d'autres. Raoul baissa la tete et ne dit plus un mot. Athos descendit du carrosse, et monta le cheval qui avait amene Porthos et qui sembla fort heureux de l'echange. On s'etait embrasse, on s'etait serre les mains, on s'etait donne mille temoignages d'eternelle amitie. Porthos avait promis de passer un mois chez Athos a son premier loisir. D'Artagnan promit de mettre a profit son premier conge; puis, ayant embrasse Raoul pour la derniere fois: -- Mon enfant, dit-il, je t'ecrirai. Il y avait tout dans ces mots de d'Artagnan, qui n'ecrivait jamais. Raoul fut touche jusqu'aux larmes. Il s'arracha des mains du mousquetaire et partit. D'Artagnan rejoignit Porthos dans le carrosse. -- Eh bien! dit-il, cher ami, en voila une journee! -- Mais, oui, repliqua Porthos. -- Vous devez etre ereinte? -- Pas trop. Cependant je me coucherai de bonne heure, afin d'etre pret demain. -- Et pourquoi cela? -- Pardieu! pour finir ce que j'ai commence. -- Vous me faites fremir, mon ami; je vous vois tout effarouche. Que diable avez-vous commence qui ne soit pas fini? -- Ecoutez donc, Raoul ne s'est pas battu. Il faut que je me batte, moi! -- Avec qui?... avec le roi? -- Comment, avec le roi? dit Porthos stupefait. -- Mais oui, grand enfant, avec le roi! -- Je vous assure que c'est avec M. de Saint-Aignan. -- Voila ce que je voulais vous dire. En vous battant avec ce gentilhomme, c'est contre le roi que vous tirez l'epee. -- Ah! fit Porthos en ecarquillant les yeux, vous en etes sur? -- Pardieu! -- Eh bien! comment arranger cela, alors? -- Nous allons tacher de faire un bon souper, Porthos. La table du capitaine des mousquetaires est agreable. Vous y verrez le beau de Saint-Aignan, et vous boirez a sa sante. -- Moi? s'ecria Porthos avec horreur. -- Comment! dit d'Artagnan, vous refusez de boire a la sante du roi? -- Mais, corboeuf! je ne vous parle pas du roi; je vous parle de M. de Saint-Aignan. -- Mais puisque je vous repete que c'est la meme chose. -- Ah!... tres bien, alors, dit Porthos vaincu. -- Vous comprenez, n'est-ce pas? -- Non, dit Porthos; mais c'est egal. -- Oui, c'est egal, repliqua d'Artagnan; allons souper, Porthos. Chapitre CCVI -- La societe de M. de Baisemeaux On n'a pas oublie qu'en sortant de la Bastille d'Artagnan et le comte de La Fere y avaient laisse Aramis en tete a tete avec Baisemeaux. Baisemeaux ne s'apercut pas le moins du monde, une fois ses deux convives sortis, que la conversation souffrit de leur absence. Il croyait que le vin de dessert, et celui de la Bastille etait excellent, il croyait, disons-nous, que le vin de dessert etait un stimulant suffisant pour faire parler un homme de bien. Il connaissait mal Sa Grandeur, qui n'etait jamais plus impenetrable qu'au dessert. Mais Sa Grandeur connaissait a merveille M. de Baisemeaux, en comptant pour faire parler le gouverneur sur le moyen que celui-ci regardait comme efficace. La conversation, sans languir en apparence, languissait donc en realite; car Baisemeaux, non seulement parlait a peu pres seul, mais encore ne parlait que de ce singulier evenement de l'incarceration d'Athos, suivie de cet ordre si prompt de le mettre en liberte. Baisemeaux, d'ailleurs, n'avait pas ete sans remarquer que les deux ordres, ordre d'arrestation et ordre de mise en liberte, etaient tous deux de la main du roi. Or, le roi ne se donnait la peine d'ecrire de pareils ordres que dans les grandes circonstances. Tout cela etait fort interessant, et surtout tres obscur pour Baisemeaux mais, comme tout cela etait fort clair pour Aramis, celui-ci n'attachait pas a cet evenement la meme importance qu'y attachait le bon gouverneur. D'ailleurs, Aramis se derangeait rarement pour rien, et il n'avait pas encore dit a M. Baisemeaux pour quelle cause il s'etait derange. Aussi, au moment ou Baisemeaux en etait au plus fort de sa dissertation, Aramis l'interrompit tout a coup. -- Dites-moi, cher monsieur de Baisemeaux, dit-il est-ce que vous n'avez jamais a la Bastille d'autres distractions que celles auxquelles j'ai assiste pendant les deux ou trois visites que j'ai eu l'honneur de vous faire? L'apostrophe etait si inattendue, que le gouverneur, comme une girouette qui recoit tout a coup une impulsion opposee a celle du vent, en demeura tout etourdi. -- Des distractions? dit-il. Mais j'en ai continuellement, monseigneur. -- Oh! a la bonne heure! Et ces distractions? -- Sont de toute nature. -- Des visites, sans doute? -- Des visites? Non. Les visites ne sont pas communes a la Bastille. -- Comment, les visites sont rares? -- Tres rares. -- Meme de la part de votre societe? -- Qu'appelez-vous de ma societe?... Mes prisonniers? -- Oh! non. Vos prisonniers!... Je sais que c'est vous qui leur faites des visites, et non pas eux qui vous en font. J'entends par votre societe, mon cher de Baisemeaux, la societe dont vous faites partie. Baisemeaux regarda fixement Aramis; puis, comme si ce qu'il avait suppose un instant etait impossible: -- Oh! dit-il, j'ai bien peu de societe a present. S'il faut que je vous l'avoue, cher monsieur d'Herblay, en general, le sejour de la Bastille parait sauvage et fastidieux aux gens du monde. Quant aux dames, ce n'est jamais sans un certain effroi, que j'ai toutes les peines de la terre a calmer, qu'elles parviennent jusqu'a moi. En effet, comment ne trembleraient-elles pas un peu, pauvres femmes, en voyant ces tristes donjons, et en pensant qu'ils sont habites par de pauvres prisonniers qui... Et, au fur et a mesure que les yeux de Baisemeaux se fixaient sur le visage d'Aramis, la langue du bon gouverneur s'embarrassait de plus en plus, si bien qu'elle finit par se paralyser tout a fait. -- Non, vous ne comprenez pas, mon cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, vous ne comprenez pas... Je ne veux point parler de la societe en general, mais d'une societe particuliere, de la societe a laquelle vous etes affilie, enfin. Baisemeaux laissa presque tomber le verre plein de muscat qu'il allait porter a ses levres. -- Affilie? dit-il, affilie? -- Mais sans doute, affilie, repeta Aramis avec le plus grand sang-froid. N'etes-vous donc pas membre d'une societe secrete, mon cher monsieur de Baisemeaux? -- Secrete? -- Secrete ou mysterieuse. -- Oh! monsieur d'Herblay!... -- Voyons, ne vous defendez pas. -- Mais croyez bien... -- Je crois ce que je sais. -- Je vous jure!... -- Ecoutez-moi, cher monsieur de Baisemeaux, je dis oui, vous dites non; l'un de nous est necessairement dans le vrai, et l'autre inevitablement dans le faux. -- Eh bien? -- Eh bien! nous allons tout de suite nous reconnaitre. -- Voyons, dit Baisemeaux, voyons. -- Buvez donc votre verre de muscat, cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis. Que diable! vous avez l'air tout effare. -- Mais non, pas le moins du monde, non. -- Buvez, alors. Baisemeaux but, mais il avala de travers. -- Eh bien! reprit Aramis, si, disais-je, vous ne faites point partie d'une societe secrete, mysterieuse, comme vous voudrez, l'epithete n'y fait rien; si, dis-je, vous ne faites point partie d'une societe pareille a celle que je veux designer, eh bien! vous ne comprendrez pas un mot a ce que je vais dire: voila tout. -- Oh! soyez sur d'avance que je ne comprendrai rien. -- A merveille, alors. -- Essayez, voyons. -- C'est ce que je vais faire. Si, au contraire, vous etes un des membres de cette societe, vous allez tout de suite me repondre oui ou non. -- Faites la question, poursuivit Baisemeaux en tremblant. -- Car, vous en conviendrez, cher monsieur Baisemeaux, continua Aramis avec la meme impassibilite, il est evident que l'on ne peut faire partie d'une societe, il est evident qu'on ne peut jouir des avantages que la societe produit aux affilies, sans etre astreint soi-meme a quelques petites servitudes? -- En effet, balbutia Baisemeaux, cela se concevrait si... -- Eh bien! donc, reprit Aramis, il y a dans la societe dont je vous parlais, et dont, a ce qu'il parait, vous ne faites point partie... -- Permettez, dit Baisemeaux, je ne voudrais cependant pas dire absolument... -- Il y a un engagement pris par tous les gouverneurs et capitaines de forteresse affilies a l'ordre. Baisemeaux palit. -- Cet engagement, continua Aramis d'une voix ferme, le voici. Baisemeaux se leva, en proie a une indicible emotion. -- Voyons, cher monsieur d'Herblay, dit-il, voyons. Aramis dit alors ou plutot recita le paragraphe suivant, de la meme voix que s'il eut lu dans un livre: "Ledit capitaine ou gouverneur de forteresse laissera entrer quand besoin sera, et sur la demande du prisonnier, un confesseur affilie a l'ordre." Il s'arreta. Baisemeaux faisait peine a voir, tant il etait pale et tremblant. -- Est-ce bien la le texte de l'engagement? demanda tranquillement Aramis. -- Monseigneur!... fit Baisemeaux. -- Ah! bien, vous commencez a comprendre, je crois? -- Monseigneur, s'ecria Baisemeaux, ne vous jouez pas ainsi de mon pauvre esprit; je me trouve bien peu de chose aupres de vous, si vous avez le malin desir de me tirer les petits secrets de mon administration. -- Oh! non pas, detrompez-vous, cher Monsieur de Baisemeaux; ce n'est point aux petits secrets de votre administration que j'en veux, c'est a ceux de votre conscience. -- Eh bien! soit, de ma conscience, cher monsieur d'Herblay. Mais ayez un peu d'egard a ma situation, qui n'est point ordinaire. -- Elle n'est point ordinaire, mon cher monsieur, poursuivit l'inflexible Aramis, si vous etes agrege a cette societe; mais elle est toute naturelle, si, libre de tout engagement, vous n'avez a repondre qu'au roi. -- Eh bien! monsieur, eh bien! non! je n'obeis qu'au roi. A qui donc, bon Dieu! voulez-vous qu'un gentilhomme francais obeisse, si ce n'est au roi? Aramis ne bougea point; mais, avec sa voix si suave: -- Il est bien doux, dit-il, pour un gentilhomme francais, pour un prelat de France, d'entendre s'exprimer ainsi loyalement un homme de votre merite, cher monsieur de Baisemeaux, et, vous ayant entendu, de ne plus croire que vous. -- Avez-vous doute, monsieur? -- Moi? oh! non. -- Ainsi, vous ne doutez plus? -- Je ne doute plus qu'un homme tel que vous, monsieur, dit serieusement Aramis, ne serve fidelement les maitres qu'il s'est donnes volontairement. -- Les maitres? s'ecria Baisemeaux. -- J'ai dit les maitres. -- Monsieur d'Herblay, vous badinez encore, n'est-ce pas? -- Oui, je concois, c'est une situation plus difficile d'avoir plusieurs maitres que d'en avoir un seul; mais cet embarras vient de vous, cher monsieur de Baisemeaux, et je n'en suis pas la cause. -- Non, certainement, repondit le pauvre gouverneur plus embarrasse que jamais. Mais que faites-vous? Vous vous levez? -- Assurement. -- Vous partez? -- Je pars, oui. -- Mais que vous etes donc etrange avec moi, monseigneur! -- Moi, etrange? ou voyez-vous cela? -- Voyons, avez-vous jure de me mettre a la torture? -- Non, j'en serais au desespoir. -- Restez, alors. -- Je ne puis. -- Et, pourquoi? -- Parce que je n'ai plus rien a faire ici, et qu'au contraire, j'ai des devoirs ailleurs. -- Des devoirs, si tard? -- Oui. Comprenez donc, cher monsieur de Baisemeaux; on m'a dit, d'ou je viens: "Ledit gouverneur ou capitaine laissera penetrer quand besoin sera, sur la demande du prisonnier, un confesseur affilie a l'ordre." Je suis venu; vous ne savez pas ce que je veux dire, je m'en retourne dire aux gens qu'ils se sont trompes et qu'ils aient a m'envoyer ailleurs. -- Comment! vous etes?... s'ecria Baisemeaux regardant Aramis presque avec effroi. -- Le confesseur affilie a l'ordre, dit Aramis sans changer de voix. Mais, si douces que fussent ces paroles, elles firent sur le pauvre gouverneur l'effet d'un coup de tonnerre. Baisemeaux devint livide, et il lui sembla que les beaux yeux d'Aramis etaient deux lames de feu, plongeant jusqu'au fond de son coeur. -- Le confesseur! murmura-t-il; vous, monseigneur, le confesseur de l'ordre? -- Oui, moi; mais nous n'avons rien a demeler ensemble, puisque vous n'etes point affilie. -- Monseigneur... -- Et je comprends que, n'etant pas affilie, vous vous refusiez a suivre les commandements. -- Monseigneur, je vous en supplie, reprit Baisemeaux, daignez m'entendre. -- Pourquoi? -- Monseigneur, je ne dis pas que je ne fasse point partie de l'ordre... -- Ah! ah! -- Je ne dis pas que je me refuse a obeir. -- Ce qui vient de se passer ressemble cependant bien a de la resistance, monsieur de Baisemeaux. -- Oh! non, monseigneur, non; seulement, j'ai voulu m'assurer... -- Vous assurer de quoi? dit Aramis avec un air de supreme dedain. -- De rien, monseigneur. Baisemeaux baissa la voix et s'inclina devant le prelat. -- Je suis en tout temps, en tout lieu, a la disposition de mes maitres, dit-il; mais... -- Fort bien! Je vous aime mieux ainsi, monsieur. Aramis reprit sa chaise et tendit son verre a Baisemeaux, qui ne put jamais le remplir, tant la main lui tremblait. -- Vous disiez: _mais_, reprit Aramis. -- Mais, reprit le pauvre homme, n'etant pas prevenu, j'etais loin de m'attendre... -- Est-ce que l'Evangile ne dit pas: "Veillez, car le moment n'est connu que de Dieu." Est-ce que les prescriptions de l'ordre ne disent pas: "Veillez, car ce que je veux, vous devez toujours le vouloir." Et sous quel pretexte n'attendiez-vous pas le confesseur, monsieur de Baisemeaux? -- Parce qu'il n'y a en ce moment aucun prisonnier malade a la Bastille, monseigneur. Aramis haussa les epaules. -- Qu'en savez-vous? dit-il. -- Mais il me semble... -- Monsieur de Baisemeaux, dit Aramis en se renversant dans son fauteuil, voici votre valet qui veut vous parler. En ce moment, en effet, le valet de Baisemeaux parut au seuil de la porte. -- Qu'y a-t-il? demanda vivement Baisemeaux. -- Monsieur le gouverneur, dit le valet, c'est le rapport du medecin de la maison qu'on vous apporte. Aramis regarda M. de Baisemeaux de son oeil clair et assure. -- Eh bien! faites entrer le messager, dit-il. Le messager entra, salua, et remit le rapport. Baisemeaux jeta les yeux dessus, et, relevant la tete: -- Le deuxieme Bertaudiere est malade! dit-il avec surprise. -- Que disiez-vous donc, cher monsieur de Baisemeaux, que tout le monde se portait bien dans votre hotel? dit negligemment Aramis. Et il but une gorgee de muscat, sans cesser de regarder Baisemeaux. Alors, le gouverneur, ayant fait de la tete un signe au messager, et celui-ci etant sorti: -- Je crois, dit-il, en tremblant toujours, qu'il y a dans le paragraphe: "Sur la demande du prisonnier"? -- Oui, il y a cela, repondit Aramis; mais voyez donc ce que l'on vous veut, cher monsieur de Baisemeaux. En effet, un sergent passait sa tete par l'entrebaillement de la porte. -- Qu'est-ce encore? s'ecria Baisemeaux. Ne peut-on me laisser dix minutes de tranquillite? -- Monsieur le gouverneur, dit le sergent, le malade de la deuxieme Bertaudiere a charge son geolier de vous demander un confesseur. Baisemeaux faillit tomber a la renverse. Aramis dedaigna de le rassurer, comme il avait dedaigne de l'epouvanter. -- Que faut-il repondre? demanda Baisemeaux. -- Mais, ce que vous voudrez, repondit Aramis en se pincant les levres; cela vous regarde; je ne suis pas gouverneur de la Bastille, moi. -- Dites, s'ecria vivement Baisemeaux, dites au prisonnier qu'il va avoir ce qu'il demande. Le sergent sortit. -- Oh! monseigneur, monseigneur! murmura Baisemeaux, comment me serais-je doute?... comment aurais-je prevu? -- Qui vous disait de vous douter? qui vous priait de prevoir? repondit dedaigneusement Aramis. L'ordre se doute, l'ordre sait, l'ordre prevoit: n'est-ce pas suffisant? -- Qu'ordonnez-vous? ajouta Baisemeaux. -- Moi? Rien. Je ne suis qu'un pauvre pretre, un simple confesseur. M'ordonnez-vous d'aller voir le malade? -- Oh! monseigneur, je ne vous l'ordonne pas, je vous en prie. -- C'est bien. Alors, conduisez-moi. Chapitre CCVII -- Prisonnier Depuis cette etrange transformation d'Aramis en confesseur de l'ordre, Baisemeaux n'etait plus le meme homme. Jusque-la, Aramis avait ete pour le digne gouverneur un prelat auquel il devait le respect, un ami auquel il devait la reconnaissance; mais, a partir de la revelation qui venait de bouleverser toutes ses idees, il etait inferieur et Aramis etait un chef. Il alluma lui-meme un falot, appela un porte-clefs, et, se retournant vers Aramis: -- Aux ordres de Monseigneur, dit-il. Aramis se contenta de faire un signe de tete qui voulait dire: "C'est bien!" et un signe de la main qui voulait dire: "Marchez devant!" Baisemeaux se mit en route. Aramis le suivit. Il faisait une belle nuit etoilee; les pas des trois hommes retentissaient sur la dalle des terrasses, et le cliquetis des clefs pendues a la ceinture du guichetier montait jusqu'aux etages des tours, comme pour rappeler aux prisonniers que la liberte etait hors de leur atteinte. On eut dit que le changement qui s'etait opere dans Baisemeaux s'etait etendu jusqu'au porte-clefs. Ce porte-clefs, le meme qui, a la premiere visite d'Aramis, s'etait montre si curieux et si questionneur, etait devenu non seulement muet, mais meme impassible. Il baissait la tete et semblait craindre d'ouvrir les oreilles. On arriva ainsi au pied de la Bertaudiere, dont les deux etages furent gravis silencieusement et avec une certaine lenteur; car Baisemeaux, tout en obeissant, etait loin de mettre un grand empressement a obeir. Enfin, on arriva a la porte; le guichetier n'eut pas besoin de chercher la clef, il l'avait preparee. La porte s'ouvrit. Baisemeaux se disposait a entrer chez le prisonnier; mais, l'arretant sur le seuil: -- Il n'est pas ecrit, dit Aramis, que le gouverneur entendra la confession du prisonnier. Baisemeaux s'inclina et laissa passer Aramis, qui prit le falot des mains du guichetier et entra; puis d'un geste, il fit signe que l'on refermat la porte derriere lui. Pendant un instant, il se tint debout, l'oreille tendue, ecoutant si Baisemeaux et le porte-clefs s'eloignaient; puis, lorsqu'il se fut assure, par la decroissance du bruit, qu'ils avaient quitte la tour, il posa le falot sur la table et regarda autour de lui. Sur un lit de serge verte, en tout pareil aux autres lits de la Bastille, excepte qu'il etait plus neuf, sous des rideaux amples et fermes a demi, reposait le jeune homme pres duquel, une fois deja, nous avons introduit Aramis. Suivant l'usage de la prison, le captif etait sans lumiere. A l'heure du couvre-feu, il avait du eteindre sa bougie. On voit combien le prisonnier etait favorise, puisqu'il avait ce rare privilege de garder de la lumiere jusqu'au moment du couvre-feu. Pres de ce lit, un grand fauteuil de cuir, a pieds tordus, supportait des habits d'une fraicheur remarquable. Une petite table, sans plumes, sans livres, sans papiers, sans encre, etait abandonnee tristement pres de la fenetre. Plusieurs assiettes, encore pleines attestaient que le prisonnier avait a peine touche a son dernier repas. Aramis vit, sur le lit, le jeune homme etendu, le visage a demi cache sous ses deux bras. L'arrivee du visiteur ne le fit point changer de posture; il attendait ou dormait. Aramis alluma la bougie a l'aide du falot, repoussa doucement le fauteuil et s'approcha du lit avec un melange visible d'interet et de respect. Le jeune homme souleva la tete. -- Que me veut-on? demanda-t-il. -- N'avez-vous pas desire un confesseur? -- Oui. -- Parce que vous etes malade? -- Oui. -- Bien malade? Le jeune homme attacha sur Aramis des yeux penetrants, et dit: -- Je vous remercie. Puis, apres un silence: -- Je vous ai deja vu, continua-t-il. Aramis s'inclina. Sans doute, l'examen que le prisonnier venait de faire, cette revelation d'un caractere froid, ruse et dominateur, empreint sur la physionomie de l'eveque de Vannes, etait peu rassurant dans la situation du jeune homme; car il ajouta: -- Je vais mieux. -- Alors? demanda Aramis. -- Alors, allant mieux, je n'ai plus le meme besoin d'un confesseur, ce me semble. -- Pas meme du cilice que vous annoncait le billet que vous avez trouve dans votre pain? Le jeune homme tressaillit; mais, avant qu'il eut repondu ou nie: -- Pas meme, continua Aramis, de cet ecclesiastique de la bouche duquel vous avez une importante revelation a attendre? -- S'il en est ainsi, dit le jeune homme en retombant sur son oreiller, c'est different; j'ecoute. Aramis alors le regarda plus attentivement et fut surpris de cet air de majeste simple et aisee qu'on n'acquiert jamais, si Dieu ne l'a mis dans le sang ou dans le coeur. -- Asseyez-vous, monsieur, dit le prisonnier. Aramis obeit en s'inclinant. -- Comment vous trouvez-vous a la Bastille? demanda l'eveque. -- Tres bien. -- Vous ne souffrez pas? -- Non. -- Vous ne regrettez rien? -- Rien. -- Pas meme la liberte? -- Qu'appelez-vous la liberte, monsieur, demanda le prisonnier avec l'accent d'un homme qui se prepare a une lutte. -- J'appelle la liberte, les fleurs, l'air, le jour, les etoiles, le bonheur de courir ou vous portent vos jambes nerveuses de vingt ans. Le jeune homme sourit; il eut ete difficile de dire si c'etait de resignation ou de dedain. -- Regardez, dit-il, j'ai la, dans ce vase du Japon, deux roses, deux belles roses, cueillies hier au soir en boutons dans le jardin du gouverneur; elles sont ecloses ce matin et ont ouvert sous mes yeux leur calice vermeil; avec chaque pli de leurs feuilles, elles ouvraient le tresor de leur parfum; ma chambre en est tout embaumee. Ces deux roses, voyez-les: elles sont belles parmi les roses; et les roses sont les plus belles des fleurs. Pourquoi donc voulez-vous que je desire d'autres fleurs, puisque j'ai les plus belles de toutes? Aramis regarda le jeune homme avec surprise. -- Si les fleurs sont la liberte, reprit melancoliquement le captif, j'ai donc la liberte, puisque j'ai les fleurs. -- Oh! mais l'air! s'ecria Aramis; l'air si necessaire a la vie? -- Eh bien! monsieur, approchez-vous de la fenetre continua le prisonnier; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de tiedes vapeurs ou de douces brises. L'air qui vient de la caresse mon visage, quand, monte sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passe autour du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide. Le front d'Aramis se rembrunissait a mesure que parlait le jeune homme. -- Le jour? continua-t-il. J'ai mieux que le jour, j'ai le soleil, un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la fenetre, il trace dans ma chambre un grand carre long qui part de la fenetre meme et va mordre la tenture de mon lit jusqu'aux franges. Ce carre lumineux grandit de dix heures a midi, et decroit de une heure a trois, lentement, comme si, ayant eu hate de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon disparait, j'ai joui quatre heures de sa presence. Est-ce que ca ne suffit pas? on m'a dit qu'il y avait des malheureux qui creusaient des carrieres, des ouvriers qui travaillaient aux mines, et qui ne le voyaient jamais. Aramis s'essuya le front. -- Quant aux etoiles, qui sont douces a voir, continua le jeune homme, elles se ressemblent toutes, sauf l'eclat et la grandeur. Moi, je suis favorise; car, si vous n'eussiez allume cette bougie, vous eussiez pu voir la belle etoile que je voyais de mon lit avant votre arrivee, et dont le rayonnement caressait mes yeux. Aramis baissa la tete: il se sentait submerge, sous le flot amer de cette sinistre philosophie qui est la religion de la captivite. -- Voila donc pour les fleurs, pour l'air, pour le jour et pour les etoiles, dit le jeune homme avec la meme tranquillite. Reste la promenade. Est-ce que, toute la journee, je ne me promene pas dans le jardin du gouverneur s'il fait beau, ici s'il pleut, au frais s'il fait chaud, au chaud s'il fait froid, grace a ma cheminee pendant l'hiver? Ah! croyez-moi, monsieur, ajouta le prisonnier avec une expression qui n'etait pas exempte d'une certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut esperer, tout ce que peut desirer un homme. -- Les hommes, soit! dit Aramis en relevant la tete; mais il me semble que vous oubliez Dieu. -- J'ai, en effet, oublie Dieu, repondit le prisonnier sans s'emouvoir; mais, pourquoi me dites-vous cela? A quoi bon parler de Dieu aux prisonniers? Aramis regarda en face ce singulier jeune homme qui avait la resignation d'un martyr avec le sourire d'un athee. -- Est-ce que Dieu n'est pas dans toutes choses? murmura-t-il d'un ton de reproche. -- Dites au bout de toute chose, repondit le prisonnier fermement. -- Soit! dit Aramis; mais revenons au point d'ou nous sommes partis. -- Je ne demande pas mieux, fit le jeune homme. -- Je suis votre confesseur. -- Oui. -- Eh bien! comme mon penitent, vous me devez la verite. -- Je ne demande pas mieux que de vous la dire. -- Tout prisonnier a commis le crime qui l'a fait mettre en prison. Quel crime avez-vous commis, vous? -- Vous m'avez deja demande cela, la premiere fois que vous m'avez vu, dit le prisonnier. -- Et vous avez elude ma reponse, cette fois, comme aujourd'hui. -- Et pourquoi, aujourd'hui, pensez-vous que je vous repondrai? -- Parce que, aujourd'hui, je suis votre confesseur. -- Alors, si vous voulez que je vous dise quel crime j'ai commis, expliquez-moi ce que c'est qu'un crime. Or, comme je ne sais rien en moi qui me fasse des reproches, je dis que je ne suis pas criminel. -- On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre, non seulement pour avoir commis des crimes, mais parce que l'on sait que des crimes ont ete commis. Le prisonnier pretait une attention extreme. -- Oui, dit-il apres un moment de silence, je comprends; oui, vous avez raison, monsieur; il se pourrait bien que, de cette facon, je fusse criminel aux yeux des grands. -- Ah! vous savez donc quelque chose? dit Aramis, qui crut avoir entrevu, non pas le defaut, mais la jointure de la cuirasse. -- Non, je ne sais rien, repondit le jeune homme; mais je pense quelquefois, et je me dis, a ces moments la... -- Que vous dites-vous? -- Que, si je voulais penser plus, ou je deviendrais fou, ou je devinerais bien des choses. -- Eh bien! alors? demanda Aramis avec impatience. -- Alors, je m'arrete. -- Vous vous arretez? -- Oui, ma tete est lourde, mes idees deviennent tristes, je sens l'ennui qui me prend; je desire... -- Quoi? -- Je n'en sais rien, car je ne veux pas me laisser prendre au desir de choses que je n'ai pas, moi qui suis si content de ce que j'ai. -- Vous craignez la mort? dit Aramis avec une legere inquietude. -- Oui, dit le jeune homme en souriant. Aramis sentit le froid de ce sourire et fremit. -- Oh! puisque vous avez peur de la mort, vous en savez plus que vous n'en dites, s'ecria-t-il. -- Mais vous, repondit le prisonnier, vous qui me faites dire de vous demander, vous qui, lorsque je vous ai demande, entrez ici en me promettant tout un monde de revelations, d'ou vient que c'est vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle? Puisque nous portons chacun un masque, ou gardons-le tous deux, ou deposons-le ensemble. Aramis sentit a la fois la force et la justesse de ce raisonnement. -- Je n'ai point affaire a un homme ordinaire, pensa-t-il. Voyons, avez-vous de l'ambition? dit-il tout haut sans avoir prepare le prisonnier a la transition. -- Qu'est-ce que cela, de l'ambition? demanda le jeune homme. -- C'est, repondit Aramis, un sentiment qui pousse l'homme a desirer plus qu'il n'a. -- J'ai dit que j'etais content, monsieur, mais il est possible que je me trompe. J'ignore ce que c'est que l'ambition, mais il est possible que j'en aie. Voyons ouvrez-moi l'esprit, je ne demande pas mieux. -- Un ambitieux, dit Aramis, est celui qui convoite par-dela son etat. -- Je ne convoite rien par-dela mon etat, dit le jeune homme avec une assurance qui, encore une fois fit tressaillir l'eveque de Vannes. Il se tut. Mais, a voir les yeux ardents, le front plisse, l'attitude reflechie du captif, on sentait bien qu'il attendait autre chose que du silence. Ce silence, Aramis le rompit. -- Vous m'avez menti, la premiere fois que je vous ai vu, dit-il. -- Menti? s'ecria le jeune homme en se dressant sur son lit, avec un tel accent dans la voix, avec un tel eclair dans les yeux, qu'Aramis recula malgre lui. -- Je veux dire, reprit Aramis en s'inclinant, que vous m'avez cache ce que vous savez de votre enfance. -- Les secrets d'un homme sont a lui, monsieur, dit le prisonnier, et non au premier venu. -- C'est vrai, dit Aramis en s'inclinant plus bas que la premiere fois, c'est vrai, pardonnez, mais aujourd'hui, suis-je encore pour vous le premier venu; Je vous en supplie, repondez, _monseigneur!_ Ce titre causa un leger trouble au prisonnier; cependant il ne parut point etonne qu'on le lui donnat. -- Je ne vous connais pas, monsieur, dit-il. -- Oh! si j'osais, je prendrais votre main, et je la baiserais. Le jeune homme fit un mouvement comme pour donner la main a Aramis, mais l'eclair qui avait jailli de ses yeux s'eteignit au bord de sa paupiere, et sa main se retira froide et defiante. -- Baiser la main d'un prisonnier! dit-il en secouant la tete, a quoi bon? -- Pourquoi m'avez-vous dit, demanda Aramis, que vous vous trouviez bien ici? pourquoi m'avez vous dit que vous n'aspiriez a rien? pourquoi enfin en me parlant ainsi, m'empechez-vous d'etre franc a mon tour? Le meme eclair reparut pour la troisieme fois aux yeux du jeune homme, mais, comme les deux autres fois, il expira sans rien amener. -- Vous vous defiez de moi? dit Aramis. -- A quel propos, monsieur? -- Oh! par une raison bien simple: c'est que, si vous savez ce que vous devez savoir, vous devez vous defier de tout le monde. -- Alors, ne vous etonnez pas que je me delie, puisque vous me soupconnez de savoir ce que je ne sais pas. Aramis etait frappe d'admiration pour cette energique resistance. -- Oh! vous me desesperez, monseigneur! s'ecriat-il en frappant du poing sur le fauteuil. -- Et moi, je ne vous comprends pas monsieur. -- Eh bien! tachez de me comprendre. Le prisonnier regarda fixement Aramis. -- Il me semble parfois, continua celui-ci, que j'ai devant les yeux l'homme que je cherche... et puis... -- Et puis... cet homme disparait, n'est-ce pas? dit le prisonnier en souriant. Tant mieux! -- Decidement, reprit-il, je n'ai rien a dire a un homme qui se defie de moi au point que vous le faites. -- Et moi, ajouta le prisonnier du meme ton, rien a dire a l'homme qui ne veut pas comprendre qu'un prisonnier doit se defier de tout. -- Meme de ses anciens amis? dit Aramis. Oh! c'est trop de prudence, monseigneur! -- De mes anciens amis? vous etes un de mes anciens amis, vous? -- Voyons, dit Aramis, ne vous souvient-il donc plus d'avoir vu autrefois, dans le village ou s'ecoula votre premiere enfance?... -- Savez-vous le nom de ce village? demanda le prisonnier. -- Noisy-le-Sec, monseigneur, repondit fermement Aramis. -- Continuez, dit le jeune homme sans que son visage avouat ou niat. -- Tenez, monseigneur, dit Aramis, si vous voulez absolument continuer ce jeu, restons-en la. Je viens pour vous dire beaucoup de choses, c'est vrai; mais il faut me laisser voir que ces choses, vous avez, de votre cote, le desir de les connaitre. Avant de parler, avant de declarer les choses si importantes que je recele en moi, convenez-en, j'eusse eu besoin d'un peu d'aide sinon de franchise, d'un peu de sympathie sinon de confiance. Eh bien! vous vous tenez renferme dans une pretendue ignorance qui me paralyse... Oh! non pas pour ce que vous croyez; car, si fort ignorant que vous soyez, ou si fort indifferent que vous feigniez d'etre, vous n'en etes pas moins ce que vous etes, monseigneur, et rien, rien! entendez-vous bien, ne fera que vous ne le soyez pas. -- Je vous promets, repondit le prisonnier, de vous ecouter sans impatience. Seulement, il me semble que j'ai le droit de vous repeter cette question que je vous ai deja faite: Qui etes-vous? -- Vous souvient-il, il y a quinze ou dix-huit ans, d'avoir vu a Noisy-le-Sec un cavalier qui venait avec une dame, vetue ordinairement de soie noire, avec des rubans couleur de feu dans les cheveux? -- Oui, dit le jeune homme: une fois j'ai demande le nom de ce cavalier, et l'on m'a dit qu'il s'appelait l'abbe d'Herblay. Je me suis etonne que cet abbe eut l'air si guerrier, et l'on m'a repondu qu'il n'y avait rien d'etonnant a cela, attendu que c'etait un mousquetaire du roi Louis XIII. -- Eh bien! dit Aramis, ce mousquetaire autrefois, cet abbe alors, eveque de Vannes depuis, votre confesseur aujourd'hui, c'est moi. -- Je le sais. Je vous avais reconnu. -- Eh bien! monseigneur, si vous savez cela, il faut que j'y ajoute une chose que vous ne savez pas: c'est que si la presence ici de ce mousquetaire, de cet abbe, de cet eveque, de ce confesseur etait connue du roi, ce soir, demain, celui qui a tout risque pour venir a vous verrait reluire la hache du bourreau au fond d'un cachot plus sombre et plus perdu que ne l'est le votre. En ecoutant ces mots fermement accentues, le jeune homme s'etait souleve sur son lit, et avait plonge des regards de plus en plus avides dans les regards d'Aramis. Le resultat de cet examen fut que le prisonnier parut prendre quelque confiance. -- Oui, murmura-t-il, oui, je me souviens parfaitement. La femme dont vous parlez vint une fois avec vous, et deux autres fois avec la femme... Il s'arreta. -- Avec la femme qui venait vous voir tous les mois, n'est-ce pas, monseigneur? -- Oui. -- Savez-vous quelle etait cette dame? Un eclair parut pres de jaillir de l'oeil du prisonnier. -- Je sais que c'etait une dame de la Cour, dit-il. -- Vous vous la rappelez bien, cette dame? -- Oh! mes souvenirs ne peuvent etre bien confus sous ce rapport, dit le jeune prisonnier; j'ai vu une fois cette dame avec un homme de quarante-cinq ans, a peu pres, j'ai vu une fois cette dame avec vous et avec la dame a la robe noire et aux rubans couleur de feu; je l'ai revue deux fois depuis avec la meme personne. Ces quatre personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnette, mon geolier et le gouverneur, sont les seules personnes a qui j'aie jamais parle, et, en verite, presque les seules personnes que j'aie jamais vues. -- Mais vous etiez donc en prison? -- Si je suis en prison ici, relativement j'etais libre la-bas, quoique ma liberte fut bien restreinte; une maison d'ou je ne sortais pas, un grand jardin entoure de murs que je ne pouvais franchir: c'etait ma demeure; vous la connaissez, puisque vous y etes venu. Au reste, habitue a vivre dans les limites de ces murs et de cette maison, je n'ai jamais desire en sortir. Donc, vous comprenez, monsieur, n'ayant rien vu de ce monde je ne puis rien desirer, et, si vous me racontez quelque chose, vous serez force de tout m'expliquer. -- Ainsi ferai-je, monseigneur, dit Aramis en s'inclinant; car c'est mon devoir. -- Eh bien! commencez donc par me dire ce qu'etait mon gouverneur. -- Un bon gentilhomme, monseigneur, un honnete gentilhomme surtout, un precepteur a la fois pour votre corps et pour votre ame. Avez-vous jamais eu a vous en plaindre? -- Oh! non, monsieur, bien au contraire; mais ce gentilhomme m'a dit souvent que mon pere et ma mere etaient morts; ce gentilhomme mentait-il ou disait-il la verite? -- Il etait force de suivre les ordres qui lui etaient donnes. -- Alors il mentait donc? -- Sur un point. Votre pere est mort. -- Et ma mere? -- Elle est morte pour vous. -- Mais, pour les autres, elle vit, n'est-ce pas? -- Oui. -- Et moi, le jeune homme regarda Aramis, moi, je suis condamne a vivre dans l'obscurite d'une prison? -- Helas! je le crois. -- Et cela, continua le jeune homme, parce que ma presence dans le monde revelerait un grand secret? -- Un grand secret, oui. -- Pour faire enfermer a la Bastille un enfant tel que je l'etais, il faut que mon ennemi soit bien puissant. -- Il l'est. -- Plus puissant que ma mere, alors? -- Pourquoi cela? -- Parce que ma mere m'eut defendu. Aramis hesita. -- Plus puissant que votre mere, oui, monseigneur. -- Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient ete enleves et pour qu'on m'ait separe d'eux ainsi, j'etais donc ou ils etaient donc un bien grand danger pour mon ennemi? -- Oui, un danger dont votre ennemi s'est delivre en faisant disparaitre le gentilhomme et la nourrice, repondit tranquillement Aramis. -- Disparaitre? demanda le prisonnier. Mais de quelle facon ont- ils disparu? -- De la facon la plus sure, repondit Aramis: ils sont morts. Le jeune homme palit legerement et passa une main tremblante sur son visage. -- Par le poison? demanda-t-il. -- Par le poison. Le prisonnier reflechit un instant. -- Pour que ces deux innocentes creatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient ete assassinees le meme jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la necessite; car ce digne gentilhomme et cette pauvre femme n'avaient jamais fait de mal a personne. -- La necessite est dure dans votre maison, monseigneur. Aussi est-ce une necessite qui me fait, a mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice ont ete assassines. -- Oh! vous ne m'apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en froncant le sourcil. -- Comment cela? -- Je m'en doutais. -- Pourquoi? -- Je vais vous le dire. En ce moment, le jeune homme, s'appuyant sur ses deux coudes, s'approcha du visage d'Aramis avec une telle expression de dignite, d'abnegation, de defi meme, que l'eveque sentit l'electricite de l'enthousiasme monter en etincelles devorantes de son coeur fletri a son crane dur comme l'acier. -- Parlez, monseigneur. Je vous ai deja dit que j'expose ma vie en vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la recevoir comme rancon de la votre. -- Eh bien! reprit le jeune homme, voici pourquoi je soupconnais que l'on avait tue ma nourrice et mon gouverneur. -- Que vous appeliez votre pere. -- Oui, que j'appelais mon pere, mais dont je savais bien que je n'etais pas le fils. -- Qui vous avait fait supposer?... -- De meme que vous etes, vous, trop respectueux pour un ami, lui etait trop respectueux pour un pere. -- Moi, dit Aramis, je n'ai pas le dessein de me deguiser. Le jeune homme fit un signe de tete et continua: -- Sans doute, je n'etais pas destine a demeurer eternellement enferme, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire, maintenant surtout, c'est le soin qu'on prenait de faire de moi un cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui etait pres de moi m'avait appris tout ce qu'il savait lui-meme: les mathematiques, un peu de geometrie, d'astronomie, l'escrime, le manege. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle basse, et montais a cheval dans le jardin. Eh bien! un matin, c'etait pendant l'ete, car il faisait une grande chaleur, je m'etais endormi dans cette salle basse. Rien, jusque-la, ne m'avait, excepte le respect de mon gouverneur, instruit ou donne des soupcons. Je vivais comme les oiseaux, comme les plantes, d'air et de soleil; je venais d'avoir quinze ans. -- Alors, il y a huit ans de cela? -- Oui, a peu pres; j'ai perdu la mesure du temps. -- Pardon, mais que vous disait votre gouverneur pour vous encourager au travail? -- Il me disait qu'un homme doit chercher a se faire sur la terre une fortune que Dieu lui a refusee en naissant; il ajoutait que, pauvre, orphelin, obscur, je ne pouvais compter que sur moi, et que nul ne s'interessait ou ne s'interesserait jamais a ma personne. J'etais donc dans cette salle basse, et, fatigue par ma lecon d'escrime, je m'etais endormi. Mon gouverneur etait dans sa chambre, au premier etage, juste au-dessus de moi. Soudain j'entendis comme un petit cri pousse par mon gouverneur. Puis il appela: "Perronnette! Perronnette!" C'etait ma nourrice qu'il appelait. -- Oui, je sais, dit Aramis; continuez, monseigneur, continuez. -- Sans doute elle etait au jardin, car mon gouverneur descendit l'escalier avec precipitation. Je me levai, inquiet de le voir inquiet lui-meme. Il ouvrit la porte qui, du vestibule, menait au jardin, en criant toujours: "Perronnette! Perronnette!" Les fenetres de la salle basse donnaient sur la cour; les volets de ces fenetres etaient fermes; mais, par une fente du volet, je vis mon gouverneur s'approcher d'un large puits situe presque au- dessous des fenetres de son cabinet de travail. Il se pencha sur la margelle, regarda dans le puits, et poussa un nouveau cri en faisant de grands gestes effares. D'ou j'etais, je pouvais non seulement voir, mais encore entendre. Je vis donc, j'entendis donc. -- Continuez, monseigneur, je vous en prie, dit Aramis. "-- Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla au-devant d'elle, la prit par le bras et l'entraina vivement vers la margelle; apres quoi, se penchant avec elle dans le puits, il lui dit: -- Regardez, regardez, quel malheur! -- Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette; qu'y a-t- il? -- Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous cette lettre? Et il etendait la main vers le fond du puits. -- Quelle lettre? demanda la nourrice. -- Cette lettre que vous voyez la-bas, c'est la derniere lettre de la reine. A ce mot je tressaillis. Mon gouverneur, celui qui passait pour mon pere, celui qui me recommandait sans cesse la modestie et l'humilite, en correspondance avec la reine! -- La derniere lettre de la reine? s'ecria dame Perronnette sans paraitre etonnee autrement que de voir cette lettre au fond du puits. Et comment est elle la? -- Un hasard, dame Perronnette, un hasard etrange! Je rentrais chez moi; en rentrant, j'ouvre la porte; la fenetre de son cote etait ouverte; un courant d'air s'etablit; je vois un papier qui s'envole, je reconnais que ce papier, c'est la lettre de la reine; je cours a la fenetre en poussant un cri; le papier flotte un instant en l'air et tombe dans le puits. -- Eh bien! dit dame Perronnette, si la lettre est tombee dans le puits, c'est comme si elle etait brulee, et, puisque la reine brule elle-meme toutes ses lettres, chaque fois qu'elle vient..." Chaque fois qu'elle vient! Ainsi cette femme qui venait tous les mois, c'etait la reine? interrompit le prisonnier. -- Oui, fit de la tete Aramis. "-- Sans doute, sans doute, continua le vieux gentilhomme, mais cette lettre contenait des instructions. Comment ferai-je pour les suivre? -- Ecrivez vite a la reine, racontez-lui la chose comme elle s'est passee, et la reine vous ecrira une seconde lettre en place de celle-ci. -- Oh! la reine ne voudra pas croire a cet accident, dit le bonhomme en branlant la tete; elle pensera que j'ai voulu garder cette lettre, au lieu de la lui rendre comme les autres, afin de m'en faire une arme. Elle est si defiante, et M. de Mazarin si... Ce demon d'Italien est capable de nous faire empoisonner au premier soupcon!" Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tete. "-- Vous savez, dame Perronnette, tous les deux sont si ombrageux a l'endroit de Philippe!" Philippe, c'est le nom qu'on me donnait, interrompit le prisonnier. "-- Eh bien! alors, il n'y a pas a hesiter, dit dame Perronnette, il faut faire descendre quelqu'un dans le puits. -- Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en remontant. -- Prenons, dans le village, quelqu'un qui ne sache pas lire; ainsi vous serez tranquille. -- Soit; mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il pas l'importance d'un papier pour lequel on risque la vie d'un homme? Cependant vous venez de me donner une idee, dame Perronnette; oui, quelqu'un descendra dans le puits, et ce quelqu'un sera moi. Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit a s'eplorer et a s'ecrier de telle facon, elle supplia si fort en pleurant le vieux gentilhomme, qu'il lui promit de se mettre en quete d'une echelle assez grande pour qu'on put descendre dans le puits, tandis qu'elle irait jusqu'a la ferme chercher un garcon resolu, a qui l'on ferait accroire qu'il etait tombe un bijou dans le puits, que ce bijou etait enveloppe dans du papier, et, comme le papier, remarqua mon gouverneur, se developpe a l'eau, il ne sera pas surprenant qu'on ne retrouve que la lettre tout ouverte. -- Elle aura peut-etre deja eu le temps de s'effacer dit dame Perronnette. -- Peu importe, pourvu que nous ayons la lettre. En remettant la lettre a la reine, elle verra bien que nous ne l'avons pas trahie, et, par consequent, n'excitant pas la defiance de M. de Mazarin, nous n'aurons rien a craindre de lui." Cette resolution prise, ils se separerent. Je repoussai le volet, et, voyant que mon gouverneur s'appretait a rentrer, je me jetai sur mes coussins avec un bourdonnement dans la tete, cause par tout ce que je venais d'entendre. Mon gouverneur entrebailla la porte quelques secondes apres que je m'etais rejete sur mes coussins, et, me croyant assoupi, la referma doucement. A peine fut-elle refermee, que le me relevai et pretant l'oreille, j'entendis le bruit des pas qui s'eloignaient. Alors je revins a mon volet, et je vis sortir mon gouverneur et dame Perronnette. J'etais seul a la maison. Ils n'eurent pas plutot referme la porte, que, sans prendre la peine de traverser le vestibule, je sautai par la fenetre et courus au puits. Alors, comme s'etait penche mon gouverneur, je me penchai a mon tour. Je ne sais quoi de blanchatre et de lumineux tremblotait dans les cercles frissonnants de l'eau verdatre Ce disque brillant me fascinait et m'attirait. Mes yeux etaient fixes, ma respiration haletante. Le puits m'aspirait avec sa large bouche et son haleine glacee: il me semblait lire au fond de l'eau des caracteres de feu traces sur le papier qu'avait touche la reine. Alors, sans savoir ce que je faisais, et anime par un de ces mouvements instinctifs qui vous poussent sur les pentes fatales, je roulai une extremite de la corde au pied de la potence du puits, je laissai pendre le seau jusque dans l'eau, a trois pieds de profondeur a peu pres, tout cela en me donnant bien du mal pour ne pas deranger le precieux papier, qui commencait a changer sa couleur blanchatre contre une teinte verdatre, preuve qu'il s'enfoncait, puis, un morceau de toile mouillee entre les mains, je me laissai glisser dans l'abime. Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque d'eau sombre, quand je vis le ciel diminuer au-dessus de ma tete, le froid s'empara de moi, le vertige me saisit et fit dresser mes cheveux; mais ma volonte domina tout, terreur et malaise. J'atteignis l'eau, et je m'y plongeai d'un seul coup, me retenant d'une main, tandis que j'allongeais l'autre, et que je saisissais le precieux papier, qui se dechira en deux entre mes doigts. Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et, m'aidant des pieds aux parois du puits, me suspendant des mains, vigoureux, agile, et presse surtout, je regagnai la margelle, que j'inondai en la touchant de l'eau qui ruisselait de toute la partie inferieure de mon corps. Une fois hors du puits avec ma proie, je me mis a courir au soleil, et j'atteignis le fond du jardin, ou se trouvait une espece de petit bois. C'est la que je voulais me refugier. Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche qui retentissait lorsque s'ouvrait la grand-porte sonna. C'etait mon gouverneur qui rentrait. Il etait temps! Je calculai qu'il me restait dix minutes avant qu'il m'atteignit, si, devinant ou j'etais, il venait droit a moi; vingt minutes, s'il prenait la peine de me chercher. C'etait assez pour lire cette precieuse lettre, dont je me hatai de rapprocher les deux fragments. Les caracteres commencaient a s'effacer. Cependant, malgre tout, je parvins a dechiffrer la lettre. -- Et qu'y avez-vous lu, monseigneur? demanda Aramis vivement interesse. -- Assez de choses pour croire, monsieur, que le valet etait un gentilhomme, et que Perronnette, sans etre une grande dame, etait cependant plus qu'une servante; enfin que j'avais moi-meme quelque naissance, puisque la reine Anne d'Autriche et le premier ministre Mazarin me recommandaient si soigneusement. Le jeune homme s'arreta tout emu. -- Et qu'arriva-t-il? demanda Aramis. -- Il arriva, monsieur, repondit le jeune homme, que l'ouvrier appele par mon gouverneur ne trouva rien dans le puits, apres l'avoir fouille en tous sens; il arriva que mon gouverneur s'apercut que la margelle etait toute ruisselante; il arriva que je ne m'etais pas si bien seche au soleil que dame Perronnette ne reconnut que mes habits etaient tout humides; il arriva enfin que je fus pris d'une grosse fievre causee par la fraicheur de l'eau et l'emotion de ma decouverte, et que cette fievre fut suivie d'un delire pendant lequel je racontai tout; de sorte que, guide par mes propres aveux, mon gouverneur trouva sous mon chevet les deux fragments de la lettre ecrite par la reine. -- Ah! fit Aramis, je comprends a cette heure. -- A partir de la, tout est conjecture. Sans doute, le pauvre gentilhomme et la pauvre femme, n'osant garder le secret de ce qui venait de se passer, ecrivirent tout a la reine et lui renvoyerent la lettre dechiree. -- Apres quoi, dit Aramis, vous futes arrete et conduit a la Bastille? -- Vous le voyez. -- Puis vos serviteurs disparurent? -- Helas! -- Ne nous occupons pas des morts, reprit Aramis, et voyons ce que l'on peut faire avec le vivant. Vous m'avez dit que vous etiez resigne? -- Et je vous le repete. -- Sans souci de la liberte? -- Je vous l'ai dit. -- Sans ambition, sans regret, sans pensee? Le jeune homme ne repondit rien. -- Eh bien! demanda Aramis, vous vous taisez? -- Je crois que j'ai assez parle, repondit le prisonnier, et que c'est votre tour. Je suis fatigue. -- Je vais vous obeir, dit Aramis. Aramis se recueillit, et une teinte de solennite profonde se repandit sur toute sa physionomie. On sentait qu'il en etait arrive a la partie importante du role qu'il etait venu jouer dans la prison. -- Une premiere question, fit Aramis. -- Laquelle? Parlez. -- Dans la maison que vous habitiez, il n'y avait ni glace ni miroir, n'est-ce pas? -- Qu'est-ce que ces deux mots, et que signifient-ils? demanda le jeune homme. Je ne les connais meme pas. -- On entend par miroir ou glace un meuble qui reflechit les objets, qui permet, par exemple, que l'on voie les traits de son propre visage dans un verre prepare, comme vous voyez les miens a l'oeil nu. -- Non, il n'y avait dans la maison ni glace ni miroir, repondit le jeune homme. Aramis regarda autour de lui. -- Il n'y en a pas non plus ici, dit-il; les memes precautions ont ete prises ici que la-bas. -- Dans quel but? -- Vous le saurez tout a l'heure. Maintenant, pardonnez-moi; vous m'avez dit que l'on vous avait appris les mathematiques, l'astronomie, l'escrime, le manege; vous ne m'avez point parle d'histoire. -- Quelquefois, mon gouverneur m'a raconte les hauts faits du roi saint Louis, de Francois Ier et du roi Henri IV. -- Voila tout? -- Voila a peu pres tout. -- Eh bien! je le vois, c'est encore un calcul: comme on vous avait enleve les miroirs qui reflechissent le present, on vous a laisse ignorer l'histoire qui reflechit le passe. Depuis votre emprisonnement, les livres vous ont ete interdits, de sorte que bien des faits vous sont inconnus, a l'aide desquels vous pourriez reconstruire l'edifice ecroule de vos souvenirs ou de vos interets. -- C'est vrai, dit le jeune homme. -- Ecoutez, je vais donc, en quelques mots, vous dire ce qui s'est passe en France depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, c'est-a- dire depuis la date probable de votre naissance, c'est-a-dire, enfin, depuis le moment qui vous interesse. -- Dites. Et le jeune homme reprit son attitude serieuse et recueillie. -- Savez-vous quel fut le fils du roi Henri IV? -- Je sais du moins quel fut son successeur. -- Comment savez-vous cela? -- Par une piece de monnaie, a la date de 1610, qui representait le roi Henri IV; par une piece de monnaie a la date de 1612, qui representait le roi Louis XIII. Je presumai, puisqu'il n'y avait que deux ans entre les deux pieces, que Louis XIII devait etre le successeur de Henri IV. -- Alors, dit Aramis, vous savez que le dernier roi regnant etait Louis XIII? -- Je le sais, dit le jeune homme en rougissant legerement. -- Eh bien! ce fut un prince plein de bonnes idees, plein de grands projets, projets toujours ajournes par le malheur des temps et par les luttes qu'eut a soutenir contre la seigneurie de France son ministre Richelieu. Lui, personnellement je parle du roi Louis XIII, etait faible de caractere. Il mourut jeune encore et tristement. -- Je sais cela. -- Il avait ete longtemps preoccupe du soin de sa posterite. C'est un soin douloureux pour les princes, qui ont besoin de laisser sur la terre plus qu'un souvenir, pour que leur pensee se poursuive, pour que leur oeuvre continue. -- Le roi Louis XIII est-il mort sans enfants? demanda en souriant le prisonnier. -- Non, mais il fut prive longtemps du bonheur d'en avoir; non, mais longtemps il crut qu'il mourrait tout entier. Et cette pensee l'avait reduit a un profond desespoir, quand tout a coup sa femme, Anne d'Autriche... Le prisonnier tressaillit. -- Saviez-vous, continua Aramis, que la femme de Louis XIII s'appelat Anne d'Autriche? -- Continuez, dit le jeune homme sans repondre. -- Quand tout a coup, reprit Aramis, la reine Anne d'Autriche annonca qu'elle etait enceinte. La joie fut grande a cette nouvelle, et tous les voeux tendirent a une heureuse delivrance. Enfin, le 5 septembre 1638, elle accoucha d'un fils. Ici Aramis regarda son interlocuteur, et crut s'apercevoir qu'il palissait. -- Vous allez entendre, dit Aramis, un recit que peu de gens sont en etat de faire a l'heure qu'il est; car ce recit est un secret que l'on croit mort avec les morts, ou enseveli dans l'abime de la confession. -- Et vous allez me dire ce secret? fit le jeune homme. -- Oh! dit Aramis avec un accent auquel il n'y avait pas a se meprendre, ce secret, je ne crois pas l'aventurer en le confiant a un prisonnier qui n'a aucun desir de sortir de la Bastille. -- J'ecoute, monsieur. -- La reine donna donc le jour a un fils. Mais quand toute la Cour eut pousse des cris de joie a cette nouvelle, quand le roi eut montre le nouveau-ne a son peuple, et a sa noblesse, quand il se fut gaiement mis a table pour feter cette heureuse naissance, alors la reine, restee seule dans sa chambre, fut prise, pour la seconde fois, des douleurs de l'enfantement, et donna le jour a un second fils. -- Oh! dit le prisonnier trahissant une instruction plus grande que celle qu'il avouait, je croyais que Monsieur n'etait ne qu'en... Aramis leva le doigt. -- Attendez que je continue, dit-il. Le prisonnier poussa un soupir impatient, et attendit. -- Oui, dit Aramis, la reine eut un second fils, un second fils que dame Perronnette, la sage-femme, recut dans ses bras. -- Dame Perronnette! murmura le jeune homme. -- On courut aussitot a la salle ou le roi dinait; on le prevint tout bas de ce qui arrivait; il se leva de table et accourut. Mais, cette fois, ce n'etait plus la gaiete qu'exprimait son visage, c'etait un sentiment qui ressemblait a de la terreur. Deux fils jumeaux changeaient en amertume la joie que lui avait causee la naissance d'un seul, attendu que ce que je vais vous dire, vous l'ignorez certainement, attendu qu'en France c'est l'aine des fils qui regne apres le pere. -- Je sais cela. -- Et que les medecins et les jurisconsultes pretendent qu'il y a lieu de douter si le fils qui sort le premier du sein de sa mere est l'aine de par la loi de Dieu et de la nature. Le prisonnier poussa un cri etouffe, et devint plus blanc que le drap sous lequel il se cachait. -- Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi, qui s'etait vu avec tant de joie continuer dans un heritier, dut etre au desespoir en songeant que maintenant il en avait deux, et que, peut-etre, celui qui venait de naitre et qui etait inconnu, contesterait le droit d'ainesse a l'autre qui etait ne deux heures auparavant, et qui, deux heures auparavant, avait ete reconnu. Ainsi, ce second fils, s'armant des interets ou des caprices d'un parti, pouvait, un jour, semer dans le royaume la discorde et la guerre, detruisant, par cela meme, la dynastie qu'il eut du consolider. -- Oh! je comprends, je comprends!... murmura le jeune homme. -- Eh bien! continua Aramis, voila ce qu'on rapporte, voila ce qu'on assure, voila pourquoi un des deux fils d'Anne d'Autriche, indignement separe de son frere, indignement sequestre, reduit a l'obscurite la plus profonde, voila pourquoi ce second fils a disparu, et si bien disparu, que nul en France ne sait aujourd'hui qu'il existe, excepte sa mere. -- Oui, sa mere, qui l'a abandonne! s'ecria le prisonnier avec l'expression du desespoir. -- Excepte, continua Aramis, cette dame a la robe noire et aux rubans de feu, et enfin excepte... -- Excepte vous, n'est-ce pas? Vous qui venez me conter tout cela, vous qui venez eveiller en mon ame la curiosite, la haine, l'ambition, et, qui sait? peut-etre, la soif de la vengeance; excepte vous, monsieur, qui, si vous etes l'homme que j'attends, l'homme que me promet le billet, l'homme enfin que Dieu doit m'envoyer, devez avoir sur vous... -- Quoi? demanda Aramis. -- Un portrait du roi Louis XIV, qui regne en ce moment sur le trone de France. -- Voici le portrait, repliqua l'eveque en donnant au prisonnier un email des plus exquis, sur lequel Louis XIV apparaissait fier, beau, et vivant pour ainsi dire. Le prisonnier saisit avidement le portrait, et fixa ses yeux sur lui comme s'il eut voulu le devorer. -- Et maintenant, monseigneur, dit Aramis voici un miroir. Aramis laissa le temps au prisonnier de renouer ses idees. -- Si haut! si haut! murmura le jeune homme en devorant du regard le portrait de Louis XIV et son image a lui-meme reflechie dans le miroir. -- Qu'en pensez-vous? dit alors Aramis. -- Je pense que je suis perdu, repondit le captif, que le roi ne me pardonnera jamais. -- Et moi, je me demande, ajouta l'eveque en attachant sur le prisonnier un regard brillant de signification, je me demande lequel des deux est le roi, de celui que represente ce portrait, ou de celui que reflete cette glace. -- Le roi, monsieur, est celui qui est sur le trone, repliqua tristement le jeune homme, c'est celui qui n'est pas en prison, et qui, au contraire, y fait mettre les autres. La royaute, c'est la puissance, et vous voyez bien que je suis impuissant. -- Monseigneur, repondit Aramis avec un respect qu'il n'avait pas encore temoigne, le roi, prenez-y bien garde, sera, si vous le voulez, celui qui, sortant de prison, saura se tenir sur le trone ou des amis le placeront. -- Monsieur, ne me tentez point, fit le prisonnier avec amertume. -- Monseigneur, ne faiblissez pas, persista Aramis avec vigueur. J'ai apporte toutes les preuves de votre naissance: consultez-les, prouvez-vous a vous-meme que vous etes un fils de roi, et, apres, agissons. -- Non, non, c'est impossible. -- A moins, reprit ironiquement l'eveque, qu'il ne soit dans la destinee de votre race que les freres exclus du trone soient tous des princes sans valeur et sans honneur, comme M. Gaston d'Orleans, votre oncle, qui, dix fois, conspira contre le roi Louis XIII, son frere. -- Mon oncle Gaston d'Orleans conspira contre son frere? s'ecria le prince epouvante; il conspira pour le detroner? -- Mais oui, monseigneur, pas pour autre chose. -- Que me dites-vous la, monsieur? -- La verite. -- Et il eut des amis... devoues? -- Comme moi pour vous. -- Eh bien! que fit-il? il echoua? -- Il echoua, mais toujours par sa faute, et, pour racheter, non pas sa vie, car la vie du frere du roi est sacree, inviolable, mais pour racheter sa liberte, votre oncle sacrifia la vie de tous ses amis les uns apres les autres. Aussi est-il aujourd'hui la honte de l'histoire et l'execration de cent nobles familles de ce royaume. -- Je comprends, monsieur, fit le prince, et c'est par faiblesse ou par trahison que mon oncle tua ses amis? -- Par faiblesse: ce qui est toujours une trahison chez les princes. -- Ne peut-on pas echouer aussi par ignorance, par incapacite? Croyez-vous bien qu'il soit possible a un pauvre captif tel que moi, eleve non seulement loin de la Cour, mais encore loin du monde, croyez-vous qu'il lui soit possible d'aider ceux de ses amis qui tenteraient de le servir? Et comme Aramis allait repondre, le jeune homme s'ecria tout a coup avec une violence qui decelait la force du sang: -- Nous parlons ici d'amis, mais par quel hasard aurais-je des amis, moi que personne ne connait, et qui n'ai pour m'en faire ni liberte, ni argent, ni puissance? -- Il me semble que j'ai eu l'honneur de m'offrir a Votre Altesse Royale. -- Oh! ne m'appelez pas ainsi, monsieur; c'est une derision ou une barbarie. Ne me faites pas songer a autre chose qu'aux murs de la prison qui m'enferme, laissez-moi aimer encore, ou, du moins, subir mon esclavage et mon obscurite. -- Monseigneur! monseigneur! si vous me repetez encore ces paroles decouragees! Si, apres avoir eu la preuve de votre naissance, vous demeurez pauvre d'esprit, de souffle et de volonte, j'accepterai votre voeu, je disparaitrai, je renoncerai a servir ce maitre, a qui, si ardemment, je venais devouer ma vie et mon aide. -- Monsieur, s'ecria le prince, avant de me dire tout ce que vous dites, n'eut-il pas mieux valu reflechir que vous m'avez a jamais brise le coeur? -- Ainsi ai-je voulu faire, monseigneur. -- Monsieur, pour me parler de grandeur, de puissance, de royaute meme, est-ce que vous devriez choisir une prison? Vous voulez me faire croire a la splendeur, et nous nous cachons dans la nuit? Vous me vantez la gloire, et nous etouffons nos paroles sous les rideaux de ce grabat? Vous me faites entrevoir une toute-puissance et j'entends les pas du geolier dans ce corridor, ce pas qui vous fait trembler plus que moi? Pour me rendre un peu moins incredule, tirez-moi donc de la Bastille, donnez de l'air a mes poumons, des eperons a mon pied, une epee a mon bras, et nous commencerons a nous entendre. -- C'est bien mon intention de vous donner tout cela, et plus que cela, monseigneur. Seulement, le voulez-vous? -- Ecoutez encore, monsieur, interrompit le prince. Je sais qu'il y a des gardes a chaque galerie, des verrous a chaque porte, des canons et des soldats a chaque barriere. Avec quoi vaincrez-vous les gardes, enclouerez vous les canons? Avec quoi briserez-vous les verrous et les barrieres? -- Monseigneur, comment vous est venu ce billet que vous avez lu et qui annoncait ma venue? -- On corrompt un geolier pour un billet. -- Si l'on corrompt un geolier, on peut en corrompre dix. -- Eh bien! j'admets que ce soit possible de tirer un pauvre captif de la Bastille, possible de le bien cacher pour que les gens du roi ne le rattrapent point, possible encore de nourrir convenablement ce malheureux dans un asile inconnu. -- Monseigneur! fit en souriant Aramis. -- J'admets que celui qui ferait cela pour moi serait deja plus qu'un homme, mais puisque vous dites que je suis un prince, un frere de roi, comment me rendrez-vous le rang et la force que ma mere et mon frere m'ont enleves? Mais, puisque je dois passer une vie de combats et de haines, comment me ferez-vous vainqueur dans ces combats et invulnerable a mes ennemis? Ah! monsieur, songez-y! jetez-moi demain dans quelque noire caverne, au fond d'une montagne! faites-moi cette joie d'entendre en liberte les bruits du fleuve et de la plaine, de voir en liberte le soleil d'azur ou le ciel orageux, c'en est assez! Ne me promettez pas davantage, car, en verite, vous ne pouvez me donner davantage, et ce serait un crime de me tromper, puisque vous vous dites mon ami. Aramis continua d'ecouter en silence. -- Monseigneur, reprit-il apres avoir un moment reflechi, j'admire ce sens si droit et si ferme qui dicte vos paroles; je suis heureux d'avoir devine mon roi. -- Encore! encore!... Ah! par pitie, s'ecria le prince en comprimant de ses mains glacees son front couvert d'une sueur brulante, n'abusez pas de moi: je n'ai pas besoin d'etre un roi, monsieur, pour etre le plus heureux des hommes. -- Et moi, monseigneur, j'ai besoin que vous soyez un roi pour le bonheur de l'humanite. -- Ah! fit le prince avec une nouvelle defiance inspiree par ce mot, ah! qu'a donc l'humanite a reprocher a mon frere? -- J'oubliais de dire, monseigneur, que, si vous daignez vous laisser guider par moi, et si vous consentez a devenir le plus puissant prince de la terre, vous aurez servi les interets de tous les amis que je voue au succes de notre cause, et ces amis sont nombreux. -- Nombreux? -- Encore moins que puissants, monseigneur. -- Expliquez-vous. -- Impossible! Je m'expliquerai, je le jure devant Dieu qui m'entend, le propre jour ou je vous verrai assis sur le trone de France. -- Mais mon frere? -- Vous ordonnerez de son sort. Est-ce que vous le plaignez? -- Lui qui me laisse mourir dans un cachot? Non, je ne le plains pas! -- A la bonne heure! -- Il pouvait venir lui-meme en cette prison, me prendre la main et me dire: "Mon frere, Dieu nous a crees pour nous aimer, non pour nous combattre. Je viens a vous. Un prejuge sauvage vous condamnait a perir obscurement loin de tous les hommes, prive de toutes les joies. Je veux vous faire asseoir pres de moi; je veux vous attacher au cote l'epee de notre pere. Profiterez-vous de ce rapprochement pour m'etouffer ou me contraindre? Userez-vous de cette epee pour verser mon sang?..." -- "Oh! non, lui eusse-je repondu: je vous regarde comme mon sauveur, et vous respecterai comme mon maitre. Vous me donnez bien plus que ne m'avait donne Dieu. Par vous, j'ai la liberte; par vous, j'ai le droit d'aimer et d'etre aime en ce monde." -- Et vous eussiez tenu parole, monseigneur? -- Oh! sur ma vie! -- Tandis que maintenant?... -- Tandis que, maintenant, je sens que j'ai des coupables a punir... -- De quelle facon, monseigneur? -- Que dites-vous de cette ressemblance que Dieu m'avait donnee avec mon frere? -- Je dis qu'il y avait dans cette ressemblance un enseignement providentiel que le roi n'eut pas du negliger, je dis que votre mere a commis un crime en faisant differents par le bonheur et par la fortune ceux que la nature avait crees si semblables dans son sein, et je conclus, moi, que le chatiment ne doit etre autre chose que l'equilibre a retablir. -- Ce qui signifie?... -- Que, si je vous rends votre place sur le trone de votre frere, votre frere prendra la votre dans votre prison. -- Helas! on souffre bien en prison! surtout quand on a bu si largement a la coupe de la vie! -- Votre Altesse Royale sera toujours libre de faire ce qu'elle voudra: elle pardonnera, si bon lui semble, apres avoir puni. -- Bien. Et maintenant, savez-vous une chose, monsieur? -- Dites, mon prince. -- C'est que je n'ecouterai plus rien de vous que hors de la Bastille. -- J'allais dire a Votre Altesse Royale que je n'aurai plus l'honneur de la voir qu'une fois. -- Quand cela? -- Le jour ou mon prince sortira de ces murailles noires. -- Dieu vous entende! Comment me previendrez-vous? -- En venant ici vous chercher. -- Vous-meme? -- Mon prince, ne quittez cette chambre qu'avec moi, ou, si l'on vous contraint en mon absence, rappelez-vous que ce ne sera pas de ma part. -- Ainsi, pas un mot a qui que ce soit, si ce n'est a vous? -- Si ce n'est a moi. Aramis s'inclina profondement. Le prince lui tendit la main. -- Monsieur, dit-il avec un accent qui jaillissait du coeur, j'ai un dernier mot a vous dire. Si vous vous etes adresse a moi pour me perdre, si vous n'avez ete qu'un instrument aux mains de mes ennemis, si de notre conference, dans laquelle vous avez sonde mon coeur il resulte pour moi quelque chose de pire que la captivite, c'est-a-dire la mort, eh bien! soyez beni, car vous aurez termine mes peines et fait succeder le calme aux fievreuses tortures dont je suis devore depuis huit ans. -- Monseigneur, attendez pour me juger, dit Aramis. -- J'ai dit que je vous benissais et que je vous pardonnais. Si, au contraire, vous etes venu pour me rendre la place que Dieu m'avait destinee au soleil de la fortune et de la gloire, si, grace a vous, je puis vivre dans la memoire des hommes, et faire honneur a ma race par quelques faits illustres ou quelques services rendus a mes peuples, si, du dernier rang ou je languis, je m'eleve au faite des honneurs, soutenu par votre main genereuse, eh bien! a vous que je benis et que je remercie, a vous la moitie de ma puissance et de ma gloire! Vous serez encore trop peu paye; votre part sera toujours incomplete, car jamais je ne reussirai a partager avec vous tout ce bonheur que vous m'aurez donne. -- Monseigneur, dit Aramis emu de la paleur et de l'elan du jeune homme, votre noblesse de coeur me penetre de joie et d'admiration. Ce n'est pas a vous de me remercier, ce sera surtout aux peuples que vous rendrez heureux, a vos descendants que vous rendrez illustres. Oui, je vous aurai donne plus que la vie, je vous donnerai l'immortalite. Le jeune homme tendit la main a Aramis: celui-ci la baisa en s'agenouillant. -- Oh! s'ecria le prince avec une modestie charmante. -- C'est le premier hommage rendu a notre roi futur, dit Aramis. Quand je vous reverrai, je dirai: "Bonjour, Sire!" -- Jusque-la, s'ecria le jeune homme en appuyant ses doigts blancs et amaigris sur son coeur, jusque-la plus de reves, plus de chocs a ma vie; elle se briserait! oh! monsieur, que ma prison est petite et que cette fenetre est basse, que ces portes sont etroites! Comment tant d'orgueil, tant de splendeur, tant de felicite a-t-il pu passer par la et tenir ici? -- Votre Altesse Royale me rend fier, dit Aramis, puisqu'elle pretend que c'est moi qui ai apporte tout cela. Il heurta aussitot la porte. Le geolier vint ouvrir avec Baisemeaux, qui, devore d'inquietude et de crainte, commencait a ecouter malgre lui a la porte de la chambre. Heureusement ni l'un ni l'autre des deux interlocuteurs n'avait oublie d'etouffer sa voix, meme dans les plus hardis elans de la passion. -- Quelle confession! dit le gouverneur en essayant de rire; croirait-on jamais qu'un reclus, un homme presque mort, ait commis des peches si nombreux et si longs? Aramis se tut. Il avait hate de sortir de la Bastille, ou le secret qui l'accablait doublait le poids des murailles. Quand ils furent arrives chez Baisemeaux: -- Causons affaires, mon cher gouverneur, dit Aramis. -- Helas! repliqua Baisemeaux. -- Vous avez a me demander mon acquit pour cent cinquante mille livres? dit l'eveque. -- Et a verser le premier tiers de la somme, ajouta en soupirant le pauvre gouverneur, qui fit trois pas vers son armoire de fer. -- Voici votre quittance, dit Aramis. -- Et voici l'argent, reprit avec un triple soupir M. de Baisemeaux. -- L'ordre m'a dit seulement de donner une quittance de cinquante mille livres, dit Aramis: il ne m'a pas dit de recevoir d'argent. Adieu, monsieur le gouverneur. Et il partit, laissant Baisemeaux plus que suffoque par la surprise et la joie, en presence de ce present royal fait si grandement par le confesseur extraordinaire de la Bastille. Chapitre CCVIII -- Comment Mouston avait engraisse sans en prevenir Porthos, et des desagrements qui en etaient resultes pour ce digne gentilhomme Depuis le depart d'Athos pour Blois, Porthos et d'Artagnan s'etaient rarement trouves ensemble. L'un avait fait un service fatigant pres du roi, l'autre avait fait beaucoup d'emplettes de meubles, qu'il comptait emporter dans ses terres, et a l'aide desquels il esperait fonder, dans ses diverses residences, un peu de ce luxe de cour dont il avait entrevu l'eblouissante clarte dans la compagnie de Sa Majeste. D'Artagnan, toujours fidele, un matin que son service lui laissait quelque liberte, songea a Porthos, et, inquiet de n'avoir pas entendu parler de lui depuis plus de quinze jours, s'achemina vers son hotel, ou il le saisit au sortir du lit. Le digne baron paraissait pensif: plus que pensif, melancolique. Il etait assis sur son lit, demi-nu, les jambes pendantes, contemplant une foule d'habits qui jonchaient le parquet de leurs franges, de leurs galons, de leurs broderies et de leurs cliquetis d'inharmonieuses couleurs. Porthos, triste et songeur comme le lievre de La Fontaine, ne vit pas entrer d'Artagnan, que lui cachait d'ailleurs en ce moment M. Mouston, dont la corpulence personnelle, fort suffisante en tout cas pour cacher un homme a un autre homme, etait momentanement doublee par le deploiement d'un habit ecarlate que l'intendant exhibait a son maitre en le tenant par les manches, afin qu'il fut plus manifeste de tous les cotes. D'Artagnan s'arreta sur le seuil et examina Porthos songeant. Puis, comme la vue de ces innombrables habits jonchant le parquet tirait de profonds soupirs de la poitrine du digne gentilhomme, d'Artagnan pensa qu'il etait temps de l'arracher a cette douloureuse contemplation, et toussa pour s'annoncer. -- Ah! fit Porthos, dont le visage s'illumina de joie ah! ah! voici d'Artagnan! Je vais enfin avoir une idee! Mouston, a ces mots, se doutant de ce qui se passait derriere lui, s'effaca en souriant tendrement a l'ami de son maitre, qui se trouva ainsi debarrasse de l'obstacle materiel qui l'empechait de parvenir jusqu'a d'Artagnan. Porthos fit craquer ses genoux robustes en se redressant, et, en deux enjambees, traversant la chambre, se trouva en face de d'Artagnan, qu'il pressa sur son coeur avec une affection qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque jour qui s'ecoulait. -- Ah! repeta-t-il, vous etes toujours le bienvenu, cher ami, mais aujourd'hui, vous etes mieux venu que jamais. -- Voyons, voyons, on est triste chez vous? fit d'Artagnan. Porthos repondit par un regard qui exprimait l'abattement. -- Eh bien! contez-moi cela, Porthos, mon ami, a moins que ce ne soit un secret. -- D'abord, mon ami, dit Porthos, vous savez que je n'ai pas de secrets pour vous. Voici donc ce qui m'attriste. -- Attendez, Porthos, laissez-moi d'abord me depetrer de toute cette litiere de drap, de satin et de velours. -- Oh! marchez, marchez, dit piteusement Porthos: tout cela n'est que rebut. -- Peste! du rebut, Porthos, du drap a vingt livres l'aune! du satin magnifique, du velours royal! -- Vous trouvez donc ces habits?... -- Splendides, Porthos, splendides! Je gage que vous seul en France en avez autant, et, en supposant que vous n'en fassiez plus faire un seul, et que vous viviez cent ans, ce qui ne m'etonnerait pas, vous porteriez encore des habits neufs le jour de votre mort, sans avoir besoin de voir le nez d'un seul tailleur, d'aujourd'hui a ce jour-la. Porthos secoua la tete. -- Voyons, mon ami, dit d'Artagnan, cette melancolie qui n'est pas dans votre caractere m'effraie. Mon cher Porthos, sortons-en donc: le plus tot sera le mieux. -- Oui, mon ami, sortons-en, dit Porthos, si toutefois cela est possible. -- Est-ce que vous avez recu de mauvaises nouvelles de Bracieux, mon ami? -- Non, on a coupe les bois, et ils ont donne un tiers de produit au-dela de leur estimation. -- Est-ce qu'il y a une fuite dans les etangs de Pierrefonds? -- Non, mon ami, on les a peches, et du superflu de la vente, il y a eu de quoi empoissonner tous les etangs des environs. -- Est-ce que le Vallon se serait eboule par suite d'un tremblement de terre? -- Non, mon ami, au contraire, le tonnerre est tombe a cent pas du chateau, et a fait jaillir une source a un endroit qui manquait completement d'eau. -- Eh bien! alors, qu'y a-t-il? -- Il y a que j'ai recu une invitation pour la fete de Vaux, fit Porthos d'un air lugubre. -- Eh bien! plaignez-vous un peu! le roi a cause dans les menages de la Cour plus de cent brouilles mortelles en refusant des invitations. Ah! vraiment, cher ami, vous etes du voyage de Vaux? Tiens, tiens, tiens! -- Mon Dieu, oui! -- Vous allez avoir un coup d'oeil magnifique, mon ami. -- Helas! je m'en doute bien. -- Tout ce qu'il y a de grand en France va etre reuni. -- Ah! fit Porthos en s'arrachant de desespoir une pincee de cheveux. -- Eh! la, bon Dieu! fit d'Artagnan, etes-vous malade, mon ami? -- Je me porte comme le Pont-Neuf, ventre Mahon! Ce n'est pas cela. -- Mais qu'est-ce donc, alors? -- C'est que je n'ai pas d'habits. D'Artagnan demeura petrifie. -- Pas d'habits, Porthos! pas d'habits! s'ecria-t-il quand j'en vois la plus de cinquante sur le plancher! -- Cinquante, oui, et pas un qui m'aille! -- Comment, pas un qui vous aille? Mais on ne vous prend donc pas mesure quand on vous habille? -- Si fait, repondit Mouston, mais malheureusement j'ai engraisse. -- Comment! vous avez engraisse? -- De sorte que je suis devenu plus gros, mais beaucoup plus gros que M. le baron. Croiriez-vous cela, monsieur? -- Parbleu! il me semble que cela se voit! -- Entends-tu, imbecile! dit Porthos, cela se voit. -- Mais enfin, mon cher Porthos, reprit d'Artagnan avec une legere impatience, je ne comprends pas pourquoi vos habits ne vous vont point parce que Mouston a engraisse. -- Je vais vous expliquer cela, mon ami, dit Porthos. Vous vous rappelez m'avoir raconte l'histoire d'un general romain, Antoine, qui avait toujours sept sangliers a la broche, et cuits a des points differents, afin de pouvoir demander son diner a quelque heure du jour qu'il lui plut de le faire. Eh bien! je resolus, comme, d'un moment a l'autre, je pouvais etre appele a la Cour et y rester une semaine, je resolus d'avoir toujours sept habits prets pour cette occasion. -- Puissamment raisonne, Porthos. Seulement, il faut avoir votre fortune pour se passer ces fantaisies-la. Sans compter le temps que l'on perd a donner des mesures. Les modes changent si souvent. -- Voila justement, dit Porthos, ou je me flattais d'avoir trouve quelque chose de fort ingenieux. -- Voyons, dites-moi cela. Pardieu! je ne doute pas de votre genie. -- Vous vous rappelez que Mouston a ete maigre? -- Oui, du temps qu'il s'appelait Mousqueton. -- Mais vous rappelez-vous aussi l'epoque ou il a commence d'engraisser? -- Non, pas precisement. Je vous demande pardon, mon cher Mouston. -- Oh! Monsieur n'est pas fautif, dit Mouston d'un air aimable, Monsieur etait a Paris, et nous etions, nous, a Pierrefonds. -- Enfin, mon cher Porthos, il y a un moment ou Mouston s'est mis a engraisser. Voila ce que vous voulez dire, n'est-ce pas? -- Oui, mon ami, et je m'en rejouis fort a cette epoque. -- Peste! je le crois bien, fit d'Artagnan. -- Vous comprenez, continua Porthos, ce que cela m'epargnait de peine? -- Non, mon cher ami, je ne comprends pas encore; mais, a force de m'expliquer... -- M'y voici, mon ami. D'abord, comme vous l'avez dit, c'est une perte de temps que de donner sa mesure, ne fut-ce qu'une fois tous les quinze jours. Et puis on peut etre en voyage, et, quand on veut avoir toujours sept habits en train... Enfin, mon ami, j'ai horreur de donner ma mesure a quelqu'un. On est gentilhomme ou on ne l'est pas, que diable! Se faire toiser par un drole qui vous analyse au pied, pouce et ligne, c'est humiliant. Ces gens-la vous trouvent trop creux ici, trop saillant la; ils connaissent votre fort et votre faible. Tenez, quand on sort des mains d'un mesureur, on ressemble a ces places fortes dont un espion est venu relever les angles et les epaisseurs. -- En verite, mon cher Porthos, vous avez des idees qui n'appartiennent qu'a vous. -- Ah! vous comprenez, quand on est ingenieur. -- Et qu'on a fortifie Belle-Ile, c'est juste, mon ami. -- J'eus donc une idee, et, sans doute, elle eut ete bonne sans la negligence de M. Mouston. D'Artagnan jeta un regard sur Mouston, qui repondit a ce regard par un leger mouvement de corps qui voulait dire: "Vous allez voir s'il y a de ma faute dans tout cela." -- Je m'applaudis donc, reprit Porthos, de voir engraisser Mouston, et j'aidai meme, de tout mon pouvoir, a lui faire de l'embonpoint, a l'aide d'une nourriture substantielle, esperant toujours qu'il parviendrait a m'egaler en circonference, et qu'alors il pourrait se faire mesurer a ma place. -- Ah! corboeuf! s'ecria d'Artagnan, je comprends... Cela vous epargnait le temps et l'humiliation. -- Parbleu! jugez donc de ma joie quand, apres un an et demi de nourriture bien combinee, car je prenais la peine de le nourrir moi-meme, ce drole-la... -- Oh! et j'y ai bien aide, monsieur, dit modestement Mouston. -- Ca, c'est vrai. Jugez donc de ma joie, lorsque je m'apercus qu'un matin Mouston etait force de s'effacer comme je m'effacais moi-meme, pour passer par la petite porte secrete que ces diables d'architectes ont faite dans la chambre de feu Mme du Vallon, au chateau de Pierrefonds. Et, a propos de cette porte, mon ami, je vous demanderai, a vous qui savez tout, comment ces belitres d'architectes, qui doivent avoir, par etat, le compas dans l'oeil, imaginent de faire des portes par lesquelles ne peuvent passer que des gens maigres. -- Ces portes-la, repondit d'Artagnan, sont destinees aux galants; or, un galant est generalement de taille mince et svelte. -- Mme du Vallon n'avait pas de galants, interrompit Porthos avec majeste. -- Parfaitement juste, mon ami, repondit d'Artagnan: mais les architectes ont songe au cas ou, peut-etre, vous vous remarieriez. -- Ah! c'est possible, dit Porthos. Et, maintenant que l'explication des portes trop etroites m'est donnee, revenons a l'engraissement de Mouston. Mais remarquez que les deux choses se touchent, mon ami. Je me suis toujours apercu que les idees s'appareillaient. Ainsi, admirez ce phenomene, d'Artagnan; je vous parlais de Mouston, qui etait gras, et nous en sommes venus a Mme du Vallon... -- Qui etait maigre. -- Hum! n'est-ce pas prodigieux, cela? -- Mon cher, un savant de mes amis, M. Costar, a fait la meme observation que vous, et il appelle cela d'un nom grec que je ne me rappelle pas. -- Ah! mon observation n'est donc pas nouvelle? s'ecria Porthos stupefait. Je croyais l'avoir inventee. -- Mon ami, c'etait un fait connu avant Aristote, c'est-a-dire voila deux mille ans, a peu pres. -- Eh bien! il n'en est pas moins juste, dit Porthos, enchante de s'etre rencontre avec les sages de l'Antiquite. -- A merveille! Mais si nous revenions a Mouston. Nous l'avons laisse engraissant a vue d'oeil, ce me semble. -- Oui, monsieur, dit Mouston. -- M'y voici, fit Porthos. Mouston engraissa donc si bien, qu'il combla toutes mes esperances, en atteignant ma mesure, ce dont je pus me convaincre un jour, en voyant sur le corps de ce coquin-la une de mes vestes dont il s'etait fait un habit: une veste qui valait cent pistoles, rien que par la broderie! -- C'etait pour l'essayer, monsieur, dit Mouston. -- A partir de ce moment, reprit Porthos, je decidai donc que Mouston entrerait en communication avec mes tailleurs d'habits, et prendrait mesure en mon lieu et place. -- Puissamment imagine, Porthos; mais Mouston a un pied et demi moins que vous. -- Justement. On prenait la mesure jusqu'a terre, et l'extremite de l'habit me venait juste au-dessus du genou. -- Quelle chance vous avez, Porthos! ces choses-la n'arrivent qu'a vous! -- Ah! oui, faites-moi votre compliment, il y a de quoi! Ce fut justement a cette epoque, c'est-a-dire voila deux ans et demi a peu pres, que je partis pour Belle-Ile, en recommandant a Mouston, pour avoir toujours, et en cas de besoin, un echantillon de toutes les modes, de se faire faire un habit tous les mois. -- Et Mouston aurait-il neglige d'obeir a votre recommandation? Ah! ah! ce serait mal, Mouston! -- Au contraire, monsieur, au contraire! -- Non, il n'a pas oublie de se faire faire des habits, mais il a oublie de me prevenir qu'il engraissait. -- Dame! ce n'est pas ma faute, monsieur, votre tailleur ne me l'a pas dit. -- De sorte, continua Porthos, que le drole, depuis deux ans, a gagne dix-huit pouces de circonference, et que mes douze derniers habits sont tous trop larges progressivement, d'un pied a un pied et demi. -- Mais les autres, ceux qui se rapprochent du temps ou votre taille etait la meme? -- Ils ne sont plus de mode, mon cher ami, et, si je les mettais, j'aurais l'air d'arriver de Siam et d'etre hors de cour depuis deux ans. -- Je comprends votre embarras. Vous avez combien d'habits neufs? trente-six? et vous n'en avez pas un! Eh bien! il faut en faire faire un trente-septieme; les trente-six autres seront pour Mouston. -- Ah! monsieur! dit Mouston d'un air satisfait, le fait est que Monsieur a toujours ete bien bon pour moi. -- Parbleu! croyez-vous que cette idee ne me soit pas venue ou que la depense m'ait arrete? Mais il n'y a plus que deux jours d'ici a la fete de Vaux; j'ai recu l'invitation hier, j'ai fait venir Mouston en poste avec ma garde-robe; je me suis apercu du malheur qui m'arrivait ce matin seulement, et, d'ici a apres-demain, il n'y a pas un tailleur un peu a la mode qui se charge de me confectionner un habit. -- C'est-a-dire un habit couvert d'or, n'est-ce pas? -- J'en veux partout! -- Nous arrangerons cela. Vous ne partez que dans trois jours. Les invitations sont pour mercredi et nous sommes le dimanche matin. -- C'est vrai; mais Aramis m'a bien recommande d'etre a Vaux vingt quatre heures d'avance. -- Comment, Aramis? -- Oui, c'est Aramis qui m'a apporte l'invitation. -- Ah! fort bien, je comprends. Vous etes invite du cote de M. Fouquet. -- Non pas! Du cote du roi, cher ami. Il y a sur le billet, en toutes lettres: "M. le baron du Vallon est prevenu que le roi a daigne le mettre sur la liste de ses invitations..." -- Tres bien, mais c'est avec M. Fouquet que vous partez. -- Et quand je pense, s'ecria Porthos en defoncant le parquet d'un coup de pied, quand je pense que je n'aurai pas d'habits! J'en creve de colere! Je voudrais bien etrangler quelqu'un ou dechirer quelque chose! -- N'etranglez personne et ne dechirez rien, Porthos, j'arrangerai tout cela: mettez un de vos trente-six habits et venez avec moi chez un tailleur. -- Bah! mon coureur les a tous vus depuis ce matin. -- Meme M. Percerin? -- Qu'est-ce que M. Percerin? -- C'est le tailleur du roi, parbleu! -- Ah! oui, oui, dit Porthos, qui voulait avoir l'air de connaitre le tailleur du roi et qui entendait prononcer ce nom pour la premiere fois; chez M. Percerin, le tailleur du roi, parbleu! J'ai pense qu'il serait trop occupe. -- Sans doute, il le sera trop; mais, soyez tranquille, Porthos; il fera pour moi ce qu'il ne ferait pas pour un autre. Seulement, il faudra que vous vous laissiez mesurer, mon ami. -- Ah! fit Porthos, avec un soupir, c'est facheux; mais, enfin, que voulez vous! -- Dame! vous ferez comme les autres, mon cher ami; vous ferez comme le roi. -- Comment! on mesure aussi le roi? Et il le souffre? -- Le roi est coquet, mon cher, et vous aussi, vous l'etes, quoi que vous en disiez. Porthos sourit d'un air vainqueur. -- Allons donc chez le tailleur du roi! dit-il, et puisqu'il mesure le roi, ma foi! je puis bien, il me semble, me laisser mesurer par lui. Chapitre CCIX -- Ce que c'etait que messire Jean Percerin Le tailleur du roi, messire Jean Percerin, occupait une maison assez grande dans la rue Saint-Honore, pres de la rue de l'Arbre- Sec. C'etait un homme qui avait le gout des belles etoffes, des belles broderies, des beaux velours, etant de pere en fils tailleur du roi. Cette succession remontait a Charles IX, auquel, comme on sait, remontaient souvent des fantaisies de _bravoure_ assez difficiles a satisfaire. Le Percerin de ce temps-la etait un huguenot comme Ambroise Pare, et avait ete epargne par la royne de Navarre, la belle Margot, comme on ecrivait et comme on disait alors, et cela attendu qu'il etait le seul qui eut jamais pu lui reussir ces merveilleux habits de cheval qu'elle aimait a porter, parce qu'ils etaient propres a dissimuler certains defauts anatomiques que la royne de Navarre cachait fort soigneusement. Percerin, sauve, avait fait, par reconnaissance, de beaux justes noirs, fort economiques pour la reine Catherine, laquelle finit par savoir bon gre de sa conservation au huguenot, a qui longtemps elle avait fait la mine. Mais Percerin etait un homme prudent: il avait entendu dire que rien n'etait plus dangereux pour un huguenot que les sourires de la reine Catherine; et, ayant remarque qu'elle lui souriait plus souvent que de coutume, il se hata de se faire catholique avec toute sa famille, et, devenu irreprochable par cette conversion, il parvint a la haute position de tailleur maitre de la couronne de France. Sous Henri III, roi coquet s'il en fut, cette position acquit la hauteur d'un des plus sublimes pics des Cordilleres. Percerin avait ete un homme habile toute sa vie, et, pour garder cette reputation au-dela de la tombe, il se garda bien de manquer sa mort; il trepassa donc fort adroitement et juste a l'heure ou son imagination commencait a baisser. Il laissait un fils et une fille, l'un et l'autre dignes du nom qu'ils etaient appeles a porter: le fils, coupeur intrepide et exact comme une equerre; la fille, brodeuse et dessinateur d'ornements. Les noces de Henri IV et de Marie de Medicis, les deuils si beaux de ladite reine, firent, avec quelques mots echappes a M. de Bassompierre, le roi des elegants de l'epoque, la fortune de cette seconde generation des Percerin. M. Concino Concini et sa femme Galigai, qui brillerent ensuite a la Cour de France, voulurent italianiser les habits et firent venir des tailleurs de Florence; mais Percerin, pique au jeu dans son patriotisme et dans son amour-propre, reduisit a neant ces etrangers par ses dessins de brocatelle en application et ses plumetis inimitables; si bien que Concino renonca le premier a ses compatriotes, et tint le tailleur francais en telle estime, qu'il ne voulut plus etre habille que par lui; de sorte qu'il portait un pourpoint de lui, le jour ou Vitry lui cassa la tete, d'un coup de pistolet, au petit pont du Louvre. C'est ce pourpoint, sortant des ateliers de maitre Percerin, que les Parisiens eurent le plaisir de dechiqueter en tant de morceaux, avec la chair humaine qu'il contenait. Malgre la faveur dont Percerin avait joui pres de Concino Concini, le roi Louis XIII eut la generosite de ne pas garder rancune a son tailleur, et de le retenir a son service. Au moment ou Louis le Juste donnait ce grand exemple d'equite, Percerin avait eleve deux fils, dont l'un fit son coup d'essai dans les noces d'Anne d'Autriche, inventa pour le cardinal de Richelieu ce bel habit espagnol avec lequel il dansa une sarabande, fit les costumes de la tragedie de _Mirame_, et cousit au manteau de Buckingham ces fameuses perles qui etaient destinees a etre repandues sur les parquets du Louvre. On devient aisement illustre quand on a habille M. de Buckingham, M. de Cinq-Mars, Mlle Ninon, M. de Beaufort et Marion Delorme. Aussi Percerin III avait-il atteint l'apogee de sa gloire lorsque son pere mourut. Ce meme Percerin III, vieux, glorieux et riche, habillait encore Louis XIV, et, n'ayant plus de fils, ce qui etait un grand chagrin pour lui, attendu qu'avec lui sa dynastie s'eteignait, et, n'ayant plus de fils, disons-nous, avait forme plusieurs eleves de belle esperance. Il avait un carrosse, une terre, des laquais, les plus grands de tout Paris, et, par autorisation speciale de Louis XIV, une meute. Il habillait MM. de Lyonne et Letellier avec une sorte de protection; mais, homme politique, nourri aux secrets d'Etat, il n'etait jamais parvenu a reussir un habit a M. Colbert. Cela ne s'explique pas, cela se devine. Les grands esprits, en tout genre, vivent de perceptions invisibles, insaisissables; ils agissent sans savoir eux-memes pourquoi. Le grand Percerin, car, contre l'habitude des dynasties, c'etait surtout le dernier des Percerin qui avait merite le surnom de Grand, le grand Percerin, avons-nous dit, taillait d'inspiration une jupe pour la reine ou une trousse pour le roi; il inventait un manteau pour Monsieur, un coin de bas pour Madame; mais, malgre son genie supreme, il ne pouvait retenir la mesure de M. Colbert. -- Cet homme-la, disait-il souvent, est hors de mon talent, et je ne saurais le voir dans le dessin de mes aiguilles. Il va sans dire que Percerin etait le tailleur de M. Fouquet, et que M. le surintendant le prisait fort. M. Percerin avait pres de quatre-vingts ans, et cependant il etait vert encore, et si sec en meme temps, disaient les courtisans, qu'il en etait cassant. Sa renommee et sa fortune etaient assez grandes pour que M. le prince, ce roi des petits-maitres, lui donnat le bras en causant costumes avec lui, et que les moins ardents a payer parmi les gens de cour n'osassent jamais laisser chez lui des comptes trop arrieres; car maitre Percerin faisait une fois des habits a credit, mais jamais une seconde s'il n'etait pas paye de la premiere. On concoit qu'un pareil tailleur, au lieu de courir apres les pratiques, fut difficile a en recevoir de nouvelles. Aussi Percerin refusait d'habiller les bourgeois ou les anoblis trop recents. Le bruit courait meme que M. de Mazarin, contre la fourniture desinteressee d'un grand habit complet de cardinal en ceremonie, lui avait glisse, un beau jour, des lettres de noblesse dans sa poche. Percerin avait de l'esprit et de la malice. On le disait fort egrillard. A quatre-vingts ans, il prenait encore d'une main ferme la mesure des corsages de femme. C'est dans la maison de cet artiste grand seigneur que d'Artagnan conduisit le desole Porthos. Celui-ci, tout en marchant, disait a son ami: -- Prenez garde, mon cher d'Artagnan, prenez garde de commettre la dignite d'un homme comme moi avec l'arrogance de ce Percerin, qui doit etre fort incivil; car je vous previens, cher ami, que s'il me manquait, je le chatierais. -- Presente par moi, repondit d'Artagnan, vous n'avez rien a craindre, cher ami, fussiez-vous... ce que vous n'etes pas. -- Ah! c'est que... -- Quoi donc? Auriez-vous quelque chose contre Percerin? Voyons, Porthos. -- Je crois que, dans le temps... -- Eh bien! quoi, dans le temps? -- J'aurais envoye Mousqueton chez un drole de ce nom-la. -- Eh bien! apres? -- Et que ce drole aurait refuse de m'habiller. -- Oh! un malentendu, sans doute, qu'il est urgent de redresser; Mouston aura confondu. -- Peut-etre. -- Il aura pris un nom pour un autre. -- C'est possible. Ce coquin de Mouston n'a jamais eu la memoire des noms. -- Je me charge de tout cela. -- Fort bien. -- Faites arreter le carrosse, Porthos; c'est ici. -- C'est ici? -- Oui. -- Comment, ici? Nous sommes aux Halles, et vous m'avez dit que la maison etait au coin de la rue de l'Arbre-Sec. -- C'est vrai; mais regardez. -- Eh bien! je regarde, et je vois... -- Quoi? -- Que nous sommes aux Halles, pardieu! -- Vous ne voulez pas, sans doute, que nos chevaux montent sur le carrosse qui nous precede? -- Non. -- Ni que le carrosse qui nous precede monte sur celui qui est devant. -- Encore moins. -- Ni que le deuxieme carrosse passe sur le ventre aux trente ou quarante autres qui sont arrives avant nous? -- Ah! par ma foi! vous avez raison. -- Ah! -- Que de gens, mon cher, que de gens! -- Hein? -- Et que font-ils la, tous ces gens? -- C'est bien simple: ils attendent leur tour. -- Bah! les comediens de l'hotel de Bourgogne seraient-ils demenages? -- Non, leur tour pour entrer chez M. Percerin. -- Mais nous allons donc attendre aussi, nous. -- Nous, nous serons plus ingenieux et moins fiers qu'eux. -- Qu'allons-nous faire, donc? -- Nous allons descendre, passer parmi les pages et les laquais, et nous entrerons chez le tailleur, c'est moi qui vous en reponds, surtout si vous marchez le premier. -- Allons, fit Porthos. Et tous deux, etant descendus, s'acheminerent a pied vers la maison. Ce qui causait cet encombrement, c'est que la porte de M. Percerin etait fermee, et qu'un laquais, debout a cette porte, expliquait aux illustres pratiques de l'illustre tailleur que, pour le moment, M. Percerin ne recevait personne. On se repetait au- dehors, toujours d'apres ce qu'avait dit confidentiellement le grand laquais a un grand seigneur pour lequel il avait des bontes, on se repetait que M. Percerin s'occupait de cinq habits pour le roi, et que, vu l'urgence de la situation il meditait dans son cabinet les ornements, la couleur et la coupe de ces cinq habits. Plusieurs, satisfaits de cette raison, s'en retournaient heureux de la dire aux autres, mais plusieurs aussi, plus tenaces, insistaient pour que la porte leur fut ouverte, et, parmi ces derniers, trois cordons bleus designes pour un ballet qui manquerait infailliblement si les trois cordons bleus n'avaient pas des habits tailles de la main meme du grand Percerin. D'Artagnan, poussant devant lui Porthos, qui effondra les groupes, parvint jusqu'aux comptoirs, derriere lesquels les garcons tailleurs s'escrimaient a repondre de leur mieux. Nous oublions de dire qu'a la porte on avait voulu consigner Porthos comme les autres, mais d'Artagnan s'etait montre, avait prononce ces seules paroles: -- Ordre du roi! Et il avait ete introduit avec son ami. Ces pauvres diables avaient fort a faire et faisaient de leur mieux pour repondre aux exigences des clients en l'absence du patron, s'interrompant de piquer un point pour tourner une phrase, et quand l'orgueil blesse ou l'attente decue les gourmandait trop vivement, celui qui etait attaque faisait un plongeon et disparaissait sous le comptoir. La procession des seigneurs mecontents faisait un tableau plein de details curieux. Notre capitaine des mousquetaires, homme au regard rapide et sur, l'embrassa d'un seul coup d'oeil. Mais, apres avoir parcouru les groupes, ce regard s'arreta sur un homme place en face de lui. Cet homme, assis sur un escabeau, depassait de la tete a peine le comptoir qui l'abritait. C'etait un homme de quarante ans a peu pres, a la physionomie melancolique, au visage pale, aux yeux doux et lumineux. Il regardait d'Artagnan et les autres, une main sous son menton, en amateur curieux et calme. Seulement, en apercevant et en reconnaissant, sans doute, notre capitaine, il rabattit son chapeau sur ses yeux. Ce fut peut-etre ce geste qui attira le regard de d'Artagnan. S'il en etait ainsi, il en etait resulte que l'homme au chapeau rabattu avait atteint un but tout different de celui qu'il s'etait propose. Au reste, le costume de cet homme etait assez simple, et ses cheveux etaient assez uniment coiffes pour que des clients peu observateurs le prissent pour un simple garcon tailleur accroupi derriere le chene, et piquant, avec exactitude, le drap et le velours. Toutefois, cet homme avait trop souvent la tete en l'air pour travailler fructueusement avec ses doigts. D'Artagnan n'en fut pas dupe, lui, et il vit bien que, si cet homme travaillait, ce n'etait pas, assurement, sur les etoffes. -- He! dit-il en s'adressant a cet homme, vous voila donc devenu garcon tailleur, monsieur Moliere? -- Chut! monsieur d'Artagnan, repondit doucement l'homme, chut! au nom du Ciel! vous m'allez faire reconnaitre. -- Eh bien! ou est le mal? -- Le fait est qu'il n'y a pas de mal, mais... -- Mais vous voulez dire qu'il n'y a pas de bien non plus, n'est- ce pas? -- Helas! non, car j'etais, je vous l'affirme, occupe a regarder de bien bonnes figures. -- Faites, faites, monsieur Moliere. Je comprends l'interet que la chose a pour vous, et... je ne vous troublerai point dans vos etudes. -- Merci! -- Mais a une condition: c'est que vous me direz ou est reellement M. Percerin. -- Oh! cela, volontiers: dans son cabinet. Seulement... -- Seulement, on ne peut pas y entrer? -- Inabordable! -- Pour tout le monde? -- Pour tout le monde. Il m'a fait entrer ici, afin que je fusse a l'aise pour y faire mes observations et puis il s'en est alle. -- Eh bien! mon cher monsieur Moliere, vous l'allez prevenir que je suis la, n'est-ce pas? -- Moi? s'ecria Moliere du ton d'un brave chien a qui l'on retire l'os qu'il a legitimement gagne; moi, me deranger? Ah! monsieur d'Artagnan, comme vous me traitez mal! -- Si vous n'allez pas prevenir tout de suite M. Percerin que je suis la, mon cher monsieur Moliere dit d'Artagnan a voix basse, je vous previens d'une chose, c'est que je ne vous ferai pas voir l'ami que j'amene avec moi. Moliere designa Porthos d'un geste imperceptible. -- Celui-ci n'est-ce pas? dit-il. -- Oui. Moliere attacha sur Porthos un de ces regards qui fouillent les cerveaux et les coeurs. L'examen lui parut sans doute gros de promesses, car il se leva aussitot et passa dans la chambre voisine. Chapitre CCX -- Les echantillons Pendant ce temps, la foule s'ecoulait lentement, laissant a chaque angle de comptoir un murmure ou une menace, comme aux bancs de sable de l'ocean, les flots laissent un peu d'ecume ou d'algues broyees, lorsqu'ils se retirent en descendant les marees. Au bout de dix minutes, Moliere reparut, faisant sous la tapisserie un signe a d'Artagnan. Celui-ci se precipita, entrainant Porthos, et, a travers des corridors assez compliques, il le conduisit dans le cabinet de Percerin. Le vieillard, les manches retroussees, fouillait une piece de brocart a grandes fleurs d'or, pour y faire naitre de beaux reflets. En apercevant d'Artagnan, il laissa son etoffe et vint a lui, non pas radieux, non pas courtois, mais, en somme, assez civil. -- Monsieur le capitaine des gardes, dit-il, vous m'excuserez, n'est-ce pas, mais j'ai affaire. -- Eh! oui, pour les habits du roi? Je sais cela, mon cher monsieur Percerin. Vous en faites trois, m'a-t-on dit? -- Cinq, mon cher monsieur, cinq! -- Trois ou cinq, cela ne m'inquiete pas, maitre Percerin, et je sais que vous les ferez les plus beaux du monde. -- On le sait, oui. Une fois faits, ils seront les plus beaux du monde, je ne dis pas non, mais pour qu'ils soient les plus beaux du monde, il faut d'abord qu'ils soient, et pour cela, monsieur le capitaine, j'ai besoin de temps. -- Ah bah! deux jours encore, c'est bien plus qu'il ne vous en faut, monsieur Percerin, dit d'Artagnan avec le plus grand flegme. Percerin leva la tete en homme peu habitue a etre contrarie, meme dans ses caprices, mais d'Artagnan ne fit point attention a l'air que l'illustre tailleur de brocart commencait a prendre. -- Mon cher monsieur Percerin, continua-t-il, je vous amene une pratique. -- Ah! ah! fit Percerin d'un air rechigne. -- M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, continua d'Artagnan. Percerin essaya un salut qui ne trouva rien de bien sympathique chez le terrible Porthos, lequel, depuis son entree dans le cabinet, regardait le tailleur de travers. -- Un de mes bons amis, acheva d'Artagnan. -- Je servirai Monsieur, dit Percerin, mais, plus tard. -- Plus tard? Et quand cela? -- Mais, quand j'aurai le temps. -- Vous avez deja dit cela a mon valet, interrompit Porthos mecontent. -- C'est possible, dit Percerin, je suis presque toujours presse. -- Mon ami, dit sentencieusement Porthos, on a toujours le temps qu'on veut. Percerin devint cramoisi, ce qui, chez les vieillards blanchis par l'age, est un facheux diagnostic. -- Monsieur, dit-il, est, ma foi! bien libre de se servir ailleurs. -- Allons, allons, Percerin, glissa d'Artagnan, vous n'etes pas aimable aujourd'hui. Eh bien! je vais vous dire un mot qui va vous faire tomber a nos genoux. Monsieur est non seulement un ami a moi, mais encore un ami a M. Fouquet. -- Ah! ah! fit le tailleur, c'est autre chose. Puis, se retournant vers Porthos: -- Monsieur le baron est a M. le surintendant? demanda-t-il. -- Je suis a moi, eclata Porthos, juste au moment ou la tapisserie se soulevait pour donner passage a un nouvel interlocuteur. Moliere observait. D'Artagnan riait. Porthos maugreait. -- Mon cher Percerin, dit d'Artagnan, vous ferez un habit a M. le baron, c'est moi qui vous le demande. -- Pour vous, je ne dis pas, monsieur le capitaine. -- Mais ce n'est pas le tout: vous lui ferez cet habit tout de suite. -- Impossible avant huit jours. -- Alors, c'est comme si vous refusiez de le lui faire, parce que l'habit est destine a paraitre aux fetes de Vaux. -- Je repete que c'est impossible, reprit l'obstine vieillard. -- Non pas, cher monsieur Percerin, surtout si c'est moi qui vous en prie, dit une douce voix a la porte, voix metallique qui fit dresser l'oreille a d'Artagnan. C'etait la voix d'Aramis. -- Monsieur d'Herblay! s'ecria le tailleur. -- Aramis! murmura d'Artagnan. -- Ah! notre eveque! fit Porthos. -- Bonjour, d'Artagnan! bonjour, Porthos! bonjour, chers amis! dit Aramis. Allons, allons, cher monsieur Percerin, faites l'habit de Monsieur, et je vous reponds qu'en le faisant vous ferez une chose agreable a M. Fouquet. Et il accompagna ces paroles d'un signe qui voulait dire: "Consentez et congediez." Il parait qu'Aramis avait sur maitre Percerin une influence superieure a celle de d'Artagnan lui-meme, car le tailleur s'inclina en signe d'assentiment, et, se retournant vers Porthos: -- Allez vous faire prendre mesure de l'autre cote, dit-il rudement. Porthos rougit d'une facon formidable. D'Artagnan vit venir l'orage, et, interpellant Moliere: -- Mon cher monsieur, lui dit-il a demi-voix, l'homme que vous voyez se croit deshonore quand on toise la chair et les os que Dieu lui a departis; etudiez-moi ce type, maitre Aristophane, et profitez. Moliere n'avait pas besoin d'etre encourage; il couvait des yeux le baron Porthos. -- Monsieur, lui dit-il, s'il vous plait de venir avec moi, je vous ferai prendre mesure d'un habit, sans que le mesureur vous touche. -- Oh! fit Porthos, comment dites-vous cela, mon ami? -- Je dis qu'on n'appliquera ni l'aune ni le pied sur vos coutures. C'est un procede nouveau, que nous avons imagine, pour prendre la mesure des gens de qualite dont la susceptibilite repugne a se laisser toucher par des manants. Nous avons des gens susceptibles qui ne peuvent souffrir d'etre mesures, ceremonie qui, a mon avis, blesse la majeste naturelle de l'homme, et si, par hasard, monsieur, vous etiez de ces gens-la... -- Corboeuf! je crois bien que j'en suis. -- Eh bien! cela tombe a merveille, monsieur le baron, et vous aurez l'etrenne de notre invention. -- Mais comment diable s'y prend-on? dit Porthos ravi. -- Monsieur, dit Moliere en s'inclinant, si vous voulez bien me suivre, vous le verrez. Aramis regardait cette scene de tous ses yeux. Peut-etre croyait- il reconnaitre, a l'animation de d'Artagnan, que celui-ci partirait avec Porthos, pour ne pas perdre la fin d'une scene si bien commencee. Mais, si perspicace que fut Aramis, il se trompait. Porthos et Moliere partirent seuls. D'Artagnan demeura avec Percerin. Pourquoi? Par curiosite, voila tout; probablement, dans l'intention de jouir quelques instants de plus de la presence de son bon ami Aramis. Moliere et Porthos disparus, d'Artagnan se rapprocha de l'eveque de Vannes; ce qui parut contrarier celui-ci tout particulierement. -- Un habit aussi pour vous, n'est-ce pas, cher ami? Aramis sourit. -- Non, dit-il. -- Vous allez a Vaux, cependant? -- J'y vais, mais sans habit neuf. Vous oubliez, cher d'Artagnan, qu'un pauvre eveque de Vannes n'est pas assez riche pour se faire faire des habits a toutes les fetes. -- Bah! dit le mousquetaire en riant, et les poemes, n'en faisons- nous plus? -- Oh! d'Artagnan, fit Aramis, il y a longtemps que je ne pense plus a toutes ces futilites. -- Bien! repeta d'Artagnan mal convaincu. Quant a Percerin, il s'etait replonge dans sa contemplation de brocarts. -- Ne remarquez-vous pas, dit Aramis en souriant, que nous genons beaucoup ce brave homme mon cher d'Artagnan? -- Ah! ah! murmura a demi-voix le mousquetaire, c'est-a-dire que je te gene, cher ami. Puis tout haut: -- Eh bien, partons; moi, je n'ai plus affaire ici, et, si vous etes aussi libre que moi, cher Aramis... -- Non; moi, je voulais... -- Ah! vous aviez quelque chose a dire en particulier a Percerin? Que ne me preveniez-vous de cela tout de suite! -- De particulier, repeta Aramis, oui, certes, mais pas pour vous, d'Artagnan. Jamais, je vous prie de le croire, je n'aurai rien d'assez particulier pour qu'un ami tel que vous ne puisse l'entendre. -- Oh! non, non, je me retire, insista d'Artagnan, mais en donnant a sa voix un accent sensible de curiosite; car la gene d'Aramis, si bien dissimulee qu'elle fut, ne lui avait point echappe, et il savait que, dans cette ame impenetrable, tout, meme les choses les plus futiles en apparence, marchaient d'ordinaire vers un but, but inconnu mais que, d'apres la connaissance qu'il avait du caractere de son ami, le mousquetaire comprenait devoir etre important. Aramis, de son cote, vit que d'Artagnan n'etait pas sans soupcon, et il insista: -- Restez, de grace, dit-il, voici ce que c'est. Puis, se retournant vers le tailleur: -- Mon cher Percerin... dit-il. Je suis meme tres heureux que vous soyez la, d'Artagnan. -- Ah! vraiment? fit pour la troisieme fois le Gascon encore moins dupe cette fois que les autres. Percerin ne bougeait pas. Aramis le reveilla violemment en lui tirant des mains l'etoffe, objet de sa meditation. -- Mon cher Percerin, lui dit-il, j'ai ici pres M. Le Brun, un des peintres de M. Fouquet. -- Ah! tres bien, pensa d'Artagnan; mais pourquoi Le Brun? Aramis regardait d'Artagnan, qui avait l'air de regarder des gravures de Marc-Antoine. -- Et vous voulez lui faire faire un habit pareil a ceux des epicuriens? repondit Percerin. Et, tout en disant cela d'une facon distraite, le digne tailleur cherchait a rattraper sa piece de brocart. -- Un habit d'epicurien? demanda d'Artagnan d'un ton questionneur. -- Enfin, dit Aramis avec son plus charmant sourire, il est ecrit que ce cher d'Artagnan saura tous nos secrets ce soir; oui, mon ami, oui. Vous avez bien entendu parler des epicuriens de M. Fouquet, n'est-ce pas? -- Sans doute. N'est-ce pas une espece de societe de poetes dont sont La Fontaine, Loret Pelisson, Moliere, que sais-je? et qui tient son academie a Saint-Mande? -- C'est cela justement. Eh bien, nous donnons un uniforme a nos poetes, et nous les enregimentons au service du roi. -- Oh! tres bien, je devine: une surprise que M. Fouquet fait au roi. Oh! soyez tranquille, si c'est la le secret de M. Le Brun, je ne le dirai pas. -- Toujours charmant, mon ami. Non, M. Le Brun n'a rien a faire de ce cote; le secret qui le concerne est bien plus important que l'autre encore! -- Alors, s'il est si important que cela, j'aime mieux ne pas le savoir, dit d'Artagnan en dessinant une fausse sortie. -- Entrez, monsieur Le Brun, entrez, dit Aramis en ouvrant de la main droite une porte laterale, et en retenant de la gauche d'Artagnan. -- Ma foi! je ne comprends plus, dit Percerin. Aramis prit un temps, comme on dit en matiere de theatre. -- Mon cher monsieur Percerin, dit-il, vous faites cinq habits pour le roi, n'est-ce pas? Un en brocart, un en drap de chasse, un en velours, un en satin, et un en etoffe de Florence? -- Oui. Mais comment savez-vous tout cela, Monseigneur? demanda Percerin stupefait. -- C'est tout simple, mon cher monsieur; il y aura chasse, festin, concert, promenade et reception; ces cinq etoffes sont d'etiquette. -- Vous savez tout, Monseigneur! -- Et bien d'autres choses encore, allez, murmura d'Artagnan. -- Mais, s'ecria le tailleur avec triomphe, ce que vous ne savez pas, Monseigneur, tout prince de l'Eglise que vous etes, ce que personne ne saura, ce que le roi seul, mademoiselle de La Valliere et moi savons, c'est la couleur des etoffes et le genre des ornements, c'est la coupe, c'est l'ensemble, c'est la tournure de tout cela! -- Eh bien, dit Aramis, voila justement ce que je viens vous demander de me faire connaitre, mon cher monsieur Percerin. -- Ah bas! s'ecria le tailleur epouvante, quoique Aramis eut prononce les paroles que nous rapportons de sa voix la plus douce et la plus mielleuse. La pretention parut, en y reflechissant, si exageree, si ridicule, si enorme a M. Percerin, qu'il rit d'abord tout bas, puis tout haut, et qu'il finit par eclater. D'Artagnan l'imita, non qu'il trouvat la chose aussi profondement risible, mais pour ne pas laisser refroidir Aramis. Celui-ci les laissa faire tous deux; puis, lorsqu'ils furent calmes: -- Au premier abord, dit-il, j'ai l'air de hasarder une absurdite, n'est-ce pas? Mais d'Artagnan, qui est la sagesse incarnee, va vous dire que je ne saurais faire autrement que de vous demander cela. -- Voyons, fit le mousquetaire attentif, et sentant avec son flair merveilleux qu'on n'avait fait qu'escarmoucher jusque-la et que le moment de la bataille approchait. -- Voyons, dit Percerin avec incredulite. -- Pourquoi, continua Aramis, M. Fouquet donne-t-il une fete au roi? N'est-ce pas pour lui plaire? -- Assurement, fit Percerin. D'Artagnan approuva d'un signe de tete. -- Par quelque galanterie? Par quelque bonne imagination? Par une suite de surprises pareilles a celle dont nous parlions tout a l'heure a propos de l'enregimentation de nos epicuriens? -- A merveille! -- Eh bien, voici la surprise, mon bon ami. M. Le Brun, que voici, est un homme qui dessine tres exactement. -- Oui, dit Percerin, j'ai vu des tableaux de monsieur, et j'ai remarque que les habits etaient fort soignes. Voila pourquoi j'ai accepte tout de suite de lui faire un vetement, soit conforme a ceux de MM. les epicuriens, soit particulier. -- Cher monsieur, nous acceptons votre parole; plus tard, nous y aurons recours, mais pour le moment, M. Le Brun a besoin, non des habits que vous ferez pour lui, mais de ceux que vous faites pour le roi. Percerin executa un bond en arriere que d'Artagnan, l'homme calme et l'appreciateur par excellence, ne trouva pas trop exagere, tant la proposition que venait de risquer Aramis renfermait de faces etranges et horripilantes. -- Les habits du roi! Donner a qui que ce soit au monde les habits du roi?... Oh! pour le coup, monsieur l'eveque, Votre Grandeur est folle! s'ecria le pauvre tailleur pousse a bout. -- Aidez-moi donc, d'Artagnan, dit Aramis de plus en plus souriant et calme, aidez-moi donc a persuader monsieur; car vous comprenez, vous, n'est-ce pas? -- Eh! eh! pas trop, je l'avoue. -- Comment! mon ami, vous ne comprenez pas que M. Fouquet veut faire au roi la surprise de trouver son portrait en arrivant a Vaux? que le portrait, dont la ressemblance sera frappante, devra etre vetu juste comme sera vetu le roi le jour ou le portrait paraitra? -- Ah! oui, oui, s'ecria le mousquetaire presque persuade, tant la raison etait plausible; oui, mon cher Aramis, vous avez raison; oui, l'idee est heureuse. Gageons qu'elle est de vous, Aramis? -- Je ne sais, repondit negligemment l'eveque; de moi ou de M. Fouquet... Puis, interrogeant la figure de Percerin apres avoir remarque l'indecision de d'Artagnan: -- Eh bien, monsieur Percerin, demanda-t-il, qu'en dites-vous? Voyons. -- Je dis que... -- Que vous etes libre de refuser, sans doute, je le sais bien, et je ne compte nullement vous forcer, mon cher monsieur; je dirai plus, je comprends meme toute la delicatesse que vous mettez a n'aller pas au-devant de l'idee de M. Fouquet: vous redoutez de paraitre aduler le roi. Noblesse de coeur, monsieur Percerin! noblesse de coeur! Le tailleur balbutia. -- Ce serait, en effet, une bien belle flatterie a faire au jeune prince, continua Aramis. "Mais, m'a dit M. le surintendant, si Percerin refuse, dites-lui que cela ne lui fait aucun tort dans mon esprit, et que je l'estime toujours. Seulement..." -- Seulement?... repeta Percerin avec inquietude. -- "Seulement, continua Aramis, je serai force de dire au roi mon cher monsieur Percerin, vous comprenez, c'est M. Fouquet qui parle; seulement, je serai force de dire au roi: "Sire, j'avais l'intention d'offrir a Votre Majeste son image; mais, dans un sentiment de delicatesse, exageree peut-etre, quoique respectable, M. Percerin s'y est oppose." -- Oppose! s'ecria le tailleur epouvante de la responsabilite qui allait peser sur lui; moi, m'opposer a ce que desire, a ce que veut M. Fouquet quand il s'agit de faire plaisir au roi? oh! le vilain mot que vous avez dit la, monsieur l'eveque! M'opposer! Oh! ce n'est pas moi qui l'ai prononce Dieu merci! J'en prends a temoin M. le capitaine des mousquetaires. N'est ce pas, monsieur d'Artagnan, que je ne m'oppose a rien? D'Artagnan fit un signe d'abnegation indiquant qu'il desirait demeurer neutre; il sentait qu'il y avait la-dessous une intrigue, comedie ou tragedie; il se donnait au diable de ne pas la deviner, mais en attendant, il desirait s'abstenir. Mais deja Percerin, poursuivi de l'idee qu'on pouvait dire au roi qu'il s'etait oppose a ce qu'on lui fit une surprise, avait approche un siege a Le Brun et s'occupait de tirer d'une armoire quatre habits resplendissants, le cinquieme etant encore aux mains des ouvriers, et placait successivement lesdits chefs-d'oeuvre sur autant de mannequins de Bergame, qui, venus en France du temps de Concini avaient ete donnes a Percerin II par le marechal d'Ancre, apres la deconfiture des tailleurs italiens ruines dans leur concurrence. Le peintre se mit a dessiner, puis a peindre les habits. Mais Aramis, qui suivait des yeux toutes les phases de son travail et qui le veillait de pres l'arreta tout a coup. -- Je crois que vous n'etes pas dans le ton, mon cher monsieur Le Brun, lui dit-il; vos couleurs vous tromperont, et sur la toile se perdra cette parfaite ressemblance qui nous est absolument necessaire; il faudrait plus de temps pour observer attentivement les nuances. -- C'est vrai, dit Percerin; mais le temps nous fait faute, et a cela, vous en conviendrez, monsieur l'eveque, je ne puis rien. -- Alors la chose manquera, dit Aramis tranquillement, et cela faute de verite dans les couleurs. Cependant Le Brun copiait etoffes et ornements avec la plus grande fidelite, ce que regardait Aramis avec une impatience mal dissimulee. -- Voyons, voyons, quel diable d'imbroglio joue-t-on ici? continua de se demander le mousquetaire. -- Decidement, cela n'ira point, dit Aramis; monsieur Le Brun, fermez vos boites et roulez vos toiles. -- Mais c'est qu'aussi, monsieur, s'ecria le peintre depite, le jour est detestable ici. -- Une idee, monsieur Le Brun, une idee! Si on avait un echantillon des etoffes, par exemple, et qu'avec le temps et dans un meilleur jour... -- Oh! alors, s'ecria Le Brun, je repondrais de tout. -- Bon! dit d'Artagnan, ce doit etre la le noeud de l'action; on a besoin d'un echantillon de chaque etoffe. Mordious! Le donnera-t- il, ce Percerin? Percerin, battu dans ses derniers retranchements, dupe, d'ailleurs, de la feinte bonhomie d'Aramis, coupa cinq echantillons qu'il remit a l'eveque de Vannes. -- J'aime mieux cela. N'est-ce pas, dit Aramis a d'Artagnan, c'est votre avis, hein? -- Mon avis, mon cher Aramis, dit d'Artagnan c'est que vous etes toujours le meme. -- Et, par consequent, toujours votre ami, dit l'eveque avec un son de voix charmant. -- Oui, oui, dit tout haut d'Artagnan. Puis tout bas: Si je suis ta dupe, double jesuite, je ne veux pas etre ton complice, au moins, et, pour ne pas etre ton complice, il est temps que je sorte d'ici. Adieu, Aramis, ajouta-t-il tout haut; adieu, je vais rejoindre Porthos. -- Alors attendez-moi, fit Aramis en empochant les echantillons, car j'ai fini, et je ne serai pas fache de dire un dernier mot a notre ami. Le Brun plia bagage, Percerin rentra ses habits dans l'armoire, Aramis pressa sa poche de la main pour s'assurer que les echantillons y etaient bien renfermes, et tous sortirent du cabinet. Chapitre CCXI -- Ou Moliere prit peut-etre sa premiere idee du Bourgeois gentilhomme D'Artagnan retrouva Porthos dans la salle voisine; non plus Porthos irrite, non plus Porthos desappointe, mais Porthos epanoui, radieux, charmant, et causant avec Moliere, qui le regardait avec une sorte d'idolatrie et comme un homme qui, non seulement n'a jamais rien vu de mieux, mais qui encore n'a jamais rien vu de pareil. Aramis alla droit a Porthos, lui presenta sa main fine et blanche, qui alla s'engloutir dans la main gigantesque de son vieil ami, operation qu'Aramis ne risquait jamais sans une espece d'inquietude. Mais, la pression amicale s'etant accomplie sans trop de souffrance, l'eveque de Vannes se retourna du cote de Moliere. -- Eh bien, monsieur, lui dit-il, viendrez-vous avec moi a Saint- Mande? -- J'irai partout ou vous voudrez, Monseigneur, repondit Moliere. -- A Saint-Mande! s'ecria Porthos, surpris de voir ainsi le fier eveque de Vannes en familiarite avec un garcon tailleur. Quoi! Aramis, vous emmenez monsieur a Saint-Mande? -- Oui, dit Aramis en souriant, le temps presse. -- Et puis mon cher Porthos, continua d'Artagnan, M. Moliere n'est pas tout a fait ce qu'il parait etre. -- Comment? demanda Porthos. -- Oui, monsieur est un des premiers commis de maitre Percerin, il est attendu a Saint-Mande pour essayer aux epicuriens les habits de fete qui ont ete commandes par M. Fouquet. -- C'est justement cela, dit Moliere. Oui, monsieur. -- Venez donc, mon cher monsieur Moliere, dit Aramis, si toutefois vous avez fini avec M. du Vallon. -- Nous avons fini, repliqua Porthos. -- Et vous etes satisfait? demanda d'Artagnan. -- Completement satisfait, repondit Porthos. Moliere prit conge de Porthos avec force saluts et serra la main que lui tendit furtivement le capitaine des mousquetaires. -- Monsieur, acheva Porthos en minaudant, monsieur, soyez exact, surtout. -- Vous aurez votre habit des demain, monsieur le baron, repondit Moliere. Et il partit avec Aramis. Alors d'Artagnan, prenant le bras de Porthos: -- Que vous a donc fait ce tailleur, mon cher Porthos, demanda-t- il, pour que vous soyez si content de lui? -- Ce qu'il m'a fait, mon ami! Ce qu'il m'a fait! s'ecria Porthos avec enthousiasme. -- Oui, je vous demande ce qu'il vous a fait. -- Mon ami, il a su faire ce qu'aucun tailleur n'avait jamais fait: il m'a pris mesure sans me toucher. -- Ah bah! Contez-moi cela, mon ami. -- D'abord, mon ami, on a ete chercher je ne sais ou une suite de mannequins de toutes les tailles esperant qu'il s'en trouverait un de la mienne, mais le plus grand, qui etait celui du tambour-major des Suisses, etait de deux pouces trop court et d'un demi-pied trop maigre. -- Ah! vraiment? -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire mon cher d'Artagnan. Mais c'est un grand homme ou tout au moins un grand tailleur que ce M. Moliere; il n'a pas ete le moins du monde embarrasse pour cela. -- Et qu'a-t-il fait? -- Oh! une chose bien simple. C'est inoui, par ma foi! Comment! on est assez grossier pour n'avoir pas trouve tout de suite ce moyen? Que de peines et d'humiliations on m'eut epargnees! -- Sans compter les habits, mon cher Porthos. -- Oui, trente habits. -- Eh bien, mon cher Porthos, voyons, dites-moi la methode de M. Moliere. -- Moliere? vous l'appelez ainsi, n'est-ce pas? Je tiens a me rappeler son nom. -- Oui, ou Poquelin, si vous l'aimez mieux. -- Non, j'aime mieux Moliere. Quand je voudrai me rappeler son nom, je penserai a voliere, et, comme j'en ai une a Pierrefonds... -- A merveille, mon ami. Et sa methode, a ce M. Moliere? -- La voici. Au lieu de me demembrer comme font tous ces belitres, de me faire courber les reins, de me faire plier les articulations, toutes pratiques deshonorantes et basses... D'Artagnan fit un signe approbatif de la tete. -- "Monsieur, m'a-t-il dit, un galant homme doit se mesurer lui- meme. Faites-moi le plaisir de vous approcher de ce miroir." Alors je me suis approche du miroir. Je dois avouer que je ne comprenais pas parfaitement ce que ce brave M. Voliere voulait de moi. -- Moliere. -- Ah! oui, Moliere, Moliere. Et, comme la peur d'etre mesure me tenait toujours: "Prenez garde, lui ai-je dit, a ce que vous m'allez faire; je suis fort chatouilleux, je vous en previens." Mais lui, de sa voix douce car c'est un garcon courtois, mon ami, il faut en convenir, mais lui, de sa voix douce: "Monsieur, dit- il, pour que l'habit aille bien, il faut qu'il soit fait a votre image. Votre image est exactement reflechie par le miroir. Nous allons prendre mesure sur votre image." -- En effet, dit d'Artagnan, vous vous voyiez au miroir; mais comment a-t on trouve un miroir ou vous pussiez vous voir tout entier? -- Mon cher, c'est le propre miroir ou le roi se regarde. -- Oui; mais le roi a un pied et demi de moins que vous. -- Eh bien, je ne sais pas comment cela se fait c'etait sans doute une maniere de flatter le roi, mais le miroir etait trop grand pour moi. Il est vrai que sa hauteur etait faite de trois glaces de Venise superposees et sa largeur des memes glaces juxtaposees. -- Oh! mon ami, les admirables mots que vous possedez la! Ou diable en avez-vous fait collection? -- A Belle-Ile. Aramis les expliquait a l'architecte. -- Ah! tres bien! Revenons a la glace, cher ami. -- Alors, ce brave M. Voliere... -- Moliere. -- Oui, Moliere, c'est juste. Vous allez voir, mon cher ami, que voila maintenant que je vais trop me souvenir de son nom. Ce brave M. Moliere se mit donc a tracer avec un peu de blanc d'Espagne des lignes sur le miroir, le tout en suivant le dessin de mes bras et de mes epaules, et cela tout en professant cette maxime que je trouvai admirable: "Il faut qu'un habit ne gene pas celui qui le porte." -- En effet, dit d'Artagnan, voila une belle maxime, qui n'est pas toujours mise en pratique. -- C'est pour cela que je la trouvai d'autant plus etonnante, surtout lorsqu'il la developpa. -- Ah! Il developpa cette maxime? -- Parbleu! -- Voyons le developpement. "-- Attendu, continua-t-il, que l'on peut, dans une circonstance difficile, ou dans une situation genante, avoir son habit sur l'epaule, et desirer ne pas oter son habit..." -- C'est vrai, dit d'Artagnan. "-- Ainsi", continua M. Voliere... -- Moliere! -- Moliere, oui. "Ainsi continua M. Moliere, vous avez besoin de tirer l'epee, monsieur, et vous avez votre habit sur le dos. Comment faites-vous? "-- Je l'ote, repondis-je. "-- Eh bien, non, repondit-il a son tour. "-- Comment! non? "-- Je dis qu'il faut que l'habit soit si bien fait, qu'il ne vous gene aucunement, meme pour tirer l'epee. "-- Ah! ah! "-- Mettez-vous en garde", poursuivit-il. J'y tombai avec un si merveilleux aplomb, que deux carreaux de la fenetre en sauterent. "Ce n'est rien, ce n'est rien, dit-il, restez comme cela." Je levai le bras gauche en l'air, l'avant-bras plie gracieusement, la manchette rabattue et le poignet circonflexe, tandis que le bras droit a demi etendu garantissait la ceinture avec le coude, et la poitrine avec le poignet. -- Oui, dit d'Artagnan, la vraie garde, la garde academique. -- Vous avez dit le mot, cher ami. Pendant ce temps, Voliere... -- Moliere! -- Tenez, decidement, mon cher ami, j'aime mieux l'appeler... Comment avez-vous dit son autre nom? -- Poquelin. -- J'aime mieux l'appeler Poquelin. -- Et comment vous souviendrez-vous mieux de ce nom que de l'autre? -- Vous comprenez... Il s'appelle Poquelin, n'est-ce pas? -- Oui. -- Je me rappellerai madame Coquenard. -- Bon. -- Je changerai _Coque_ en _Poque_, _nard_ en _lin_, et au lieu de Coquenard, j'aurai Poquelin. -- C'est merveilleux! s'ecria d'Artagnan abasourdi... Allez, mon ami, je vous ecoute avec admiration. -- Ce Coquelin esquissa donc mon bras sur le miroir. -- Poquelin. Pardon. -- Comment ai-je donc dit? -- Vous avez dit Coquelin. -- Ah! c'est juste. Ce Poquelin esquissa donc mon bras sur le miroir; mais il y mit le temps; il me regardait beaucoup; le fait est que j'etais tres beau. "Cela vous fatigue? demanda-t-il. -- Un peu, repondis-je en pliant sur les jarrets; cependant le peux tenir encore une heure. -- Non, non, je ne le souffrirai pas! Nous avons ici des garcons complaisants qui se feront un devoir de vous soutenir les bras, comme autrefois on soutenait ceux des prophetes quand ils invoquaient le Seigneur. -- Tres bien! repondis-je. -- Cela ne vous humiliera pas? -- Mon ami, lui dis-je, il y a, je le crois, une grande difference entre etre soutenu et etre mesure." -- La distinction est pleine de sens, interrompit d'Artagnan. -- Alors, continua Porthos, il fit un signe; deux garcons s'approcherent; l'un me soutint le bras gauche, tandis que l'autre, avec infiniment d'adresse, me soutenait le bras droit. "-- Un troisieme garcon! dit-il. "Un troisieme garcon s'approcha. "-- Soutenez les reins de monsieur, dit-il. "Le garcon me soutint les reins." -- De sorte que vous posiez? demanda d'Artagnan. -- Absolument, et Poquenard me dessinait sur la glace. -- Poquelin, mon ami. -- Poquelin, vous avez raison. Tenez, decidement, j'aime encore mieux l'appeler Voliere. -- Oui, et que ce soit fini, n'est-ce pas? -- Pendant ce temps-la, Voliere me dessinait sur la glace. -- C'etait galant. -- J'aime fort cette methode: elle est respectueuse et met chacun a sa place. -- Et cela se termina?... -- Sans que personne m'eut touche, mon ami. -- Excepte les trois garcons qui vous soutenaient? -- Sans doute; mais je vous ai deja expose, je crois, la difference qu'il y a entre soutenir et mesurer. -- C'est vrai, repondit d'Artagnan, qui se dit ensuite a lui-meme: Ma foi! ou je me trompe fort, ou j'ai valu la une bonne aubaine a ce coquin de Moliere, et nous en verrons bien certainement la scene tiree au naturel dans quelque comedie. Porthos souriait. -- Quelle chose vous fait rire? lui demanda d'Artagnan. -- Faut-il vous l'avouer? Eh bien, je ris de ce que j'ai tant de bonheur. -- Oh! cela, c'est vrai; je ne connais pas d'homme plus heureux que vous. Mais quel est le nouveau bonheur qui vous arrive? -- Eh bien, mon cher, felicitez-moi. -- Je ne demande pas mieux. -- Il parait que je suis le premier a qui l'on ait pris mesure de cette facon-la. -- Vous en etes sur? -- A peu pres. Certains signes d'intelligence echanges entre Voliere et les autres garcons me l'ont bien indique. -- Eh bien, mon cher ami, cela ne me surprend pas de la part de Moliere. -- Voliere, mon ami! -- Oh! non, non, par exemple! je veux bien vous laisser dire Voliere a vous; mais je continuerai, moi, a dire Moliere. Eh bien, cela, disais-je donc, ne m'etonne point de la part de Moliere qui est un garcon ingenieux, et a qui vous avez inspire cette belle idee. -- Elle lui servira plus tard, j'en suis sur. -- Comment donc, si elle lui servira! Je le crois bien, qu'elle lui servira, et meme beaucoup! Car, voyez-vous, mon ami, Moliere est, de tous nos tailleurs connus, celui qui habille le mieux nos barons, nos comtes et nos marquis... a leur mesure. Sur ce mot, dont nous ne discuterons ni l'a-propos ni la profondeur, d'Artagnan et Porthos sortirent de chez maitre Percerin et rejoignirent leur carrosse. Nous les y laisserons, s'il plait au lecteur, pour revenir aupres de Moliere et d'Aramis a Saint-Mande. Chapitre CCXII -- La ruche, les abeilles et le miel L'eveque de Vannes, fort marri d'avoir rencontre d'Artagnan chez maitre Percerin, revint d'assez mauvaise humeur a Saint-Mande. Moliere, au contraire, tout enchante d'avoir trouve un si bon croquis a faire, et de savoir ou retrouver l'original, quand du croquis il voudrait faire un tableau, Moliere y rentra de la plus joyeuse humeur. Tout le premier etage, du cote gauche, etait occupe par les epicuriens les plus celebres dans Paris et les plus familiers dans la maison, employes chacun dans son compartiment, comme des abeilles dans leurs alveoles, a produire un miel destine au gateau royal que M. Fouquet comptait servir a Sa Majeste Louis XIV pendant la fete de Vaux. Pelisson, la tete dans sa main, creusait les fondations du prologue des _Facheux_, comedie en trois actes, que devait faire representer Poquelin de Moliere, comme disait d'Artagnan, et Coquelin de Voliere, comme disait Porthos. Loret, dans toute la naivete de son etat de gazetier, les gazetiers de tout temps ont ete naifs, Loret composait le recit des fetes de Vaux avant que ces fetes eussent eu lieu. La Fontaine vaguait au milieu des uns et des autres, ombre egaree, distraite, genante, insupportable, qui bourdonnait et susurrait a l'epaule de chacun mille inepties poetiques. Il gena tant de fois Pelisson, que celui-ci, relevant la tete avec humeur. -- Au moins, La Fontaine, dit-il, cueillez-moi une rime, puisque vous dites que vous vous promenez dans les jardins du Parnasse. -- Quelle rime voulez-vous? demanda le fablier, comme l'appelait madame de Sevigne. -- Je veux une rime a _lumiere_. -- _Orniere_, repondit La Fontaine. -- Eh! mon cher ami, impossible de parler d'ornieres quand on vante les delices de Vaux dit Loret. -- D'ailleurs, cela ne rime pas, repondit Pelisson. -- Comment! cela ne rime pas? s'ecria La Fontaine surpris. -- Oui, vous avez une detestable habitude mon cher; habitude qui vous empechera toujours d'etre un poete de premier ordre. Vous rimez lachement! -- Oh! oh! vous trouvez, Pelisson? -- Eh! oui, mon cher, je trouve. Rappelez-vous qu'une rime n'est jamais bonne tant qu'il s'en peut trouver une meilleure. -- Alors, je n'ecrirai plus jamais qu'en prose, dit La Fontaine, qui avait pris au serieux le reproche de Pelisson. Ah! je m'en etais souvent doute, que je n'etais qu'un maraud de poete! oui, c'est la verite pure. -- Ne dites pas cela, mon cher; vous devenez trop exclusif, et vous avez du bon dans vos fables. -- Et pour commencer, continua La Fontaine poursuivant son idee, je vais bruler une centaine de vers que je venais de faire. -- Ou sont-ils, vos vers? -- Dans ma tete. -- Eh bien, s'ils sont dans votre tete, vous ne pouvez pas les bruler? -- C'est vrai, dit La Fontaine. Si je ne les brule pas, cependant... -- Eh bien, qu'arrivera-t-il si vous ne les brulez pas? -- Il arrivera qu'ils me resteront dans l'esprit, et que je ne les oublierai jamais. -- Diable! fit Loret, voila qui est dangereux; on en devient fou! -- Diable, diable, diable! comment faire? repeta La Fontaine. -- J'ai trouve un moyen, moi, dit Moliere, qui venait d'entrer sur les derniers mots. -- Lequel? -- Ecrivez-les d'abord, et brulez-les ensuite. -- Comme c'est simple! Eh bien, je n'eusse jamais invente cela. Qu'il a d'esprit, ce diable de Moliere! dit La Fontaine. Puis, se frappant le front: -- Ah! tu ne seras jamais qu'un ane, Jean de La Fontaine, ajouta- t-il. -- Que dites-vous la, mon ami? interrompit Moliere en s'approchant du poete, dont il avait entendu l'aparte. -- Je dis que je ne serai jamais qu'un ane, mon cher confrere, repondit La Fontaine avec un gros soupir et les yeux tout bouffis de tristesse. Oui, mon ami, continua-t-il avec une tristesse croissante, il parait que je rime lachement. -- C'est un tort. -- Vous voyez bien! Je suis un faquin! -- Qui a dit cela? -- Parbleu! c'est Pelisson. N'est-ce pas, Pelisson? Pelisson, replonge dans sa composition, se garda bien de repondre. -- Mais, si Pelisson a dit que vous etiez un faquin s'ecria Moliere, Pelisson vous a gravement offense. -- Vous croyez?... -- Ah! mon cher, je vous conseille, puisque vous etes gentilhomme, de ne pas laisser impunie une pareille injure. -- Heu! fit La Fontaine. -- Vous etes-vous jamais battu? -- Une fois, mon ami, avec un lieutenant de chevau-legers. -- Que vous avait-il fait? -- Il parait qu'il avait seduit ma femme. -- Ah! ah! dit Moliere palissant legerement. Mais comme, a l'aveu formule par La Fontaine, les autres s'etaient retournes, Moliere garda sur ses levres le sourire railleur qui avait failli s'en effacer, et, continuant de faire parler La Fontaine: -- Et qu'est-il resulte de ce duel? -- Il est resulte que, sur le terrain, mon adversaire me desarma, puis me fit des excuses, me promettant de ne plus remettre les pieds a la maison. -- Et vous vous tintes pour satisfait? demanda Moliere. -- Non pas, au contraire! Je ramassai mon epee: "Pardon, monsieur, lui dis-je, je ne me suis pas battu avec vous parce que vous etiez l'amant de ma femme, mais parce qu'on m'a dit que je devais me battre. Or, comme je n'ai jamais ete heureux que depuis ce temps- la, faites-moi le plaisir de continuer d'aller a la maison, comme par le passe, ou, morbleu! recommencons." De sorte, continua La Fontaine, qu'il fut force de rester l'amant de ma femme, et que je continue d'etre le plus heureux mari de la terre. Tous eclaterent de rire. Moliere seul passa sa main sur ses yeux. Pourquoi? Peut-etre pour essuyer une larme, peut-etre pour etouffer un soupir. Helas! on le sait, Moliere etait moraliste mais Moliere n'etait pas philosophe. -- C'est egal, dit-il revenant au point de depart de la discussion, Pelisson vous a offense. -- Ah! c'est vrai, je l'avais deja oublie, moi. -- Et je vais l'appeler de votre part. -- Cela se peut faire, si vous le jugez indispensable. -- Je le juge indispensable, et j'y vais. -- Attendez, fit La Fontaine. Je veux avoir votre avis. -- Sur quoi?... Sur cette offense? -- Non, dites-moi si, reellement, _lumiere_ ne rime pas avec _orniere_. -- Moi, je les ferais rimer. -- Parbleu! je le savais bien. -- Et j'ai fait cent mille vers pareils dans ma vie. -- Cent mille? s'ecria La Fontaine. Quatre fois _la Pucelle_ que medite M. Chapelain! Est-ce aussi sur ce sujet que vous avez fait cent mille vers, cher ami? -- Mais, ecoutez donc, eternel distrait! dit Moliere. -- Il est certain, continua La Fontaine, que _legume_ par exemple rime avec_ posthume_. -- Au pluriel surtout. -- Oui, surtout au pluriel; attendu qu'alors, il rime, non plus par trois lettres, mais par quatre; c'est comme _orniere_ avec _lumiere_. Mettez _ornieres_ et _lumieres_ au pluriel mon cher Pelisson, dit La Fontaine en allant frapper sur l'epaule de son confrere, dont il avait completement oublie l'injure, et cela rimera. -- Hein! fit Pelisson. -- Dame! Moliere le dit, et Moliere s'y connait, il avoue lui-meme avoir fait cent mille vers. -- Allons, dit Moliere en riant, le voila parti! -- C'est comme _rivage_, qui rime admirablement avec _herbage_, j'en mettrais ma tete au feu. -- Mais... fit Moliere. -- Je vous dis cela, continua La Fontaine, parce que vous faites un divertissement pour Sceaux, n'est-ce pas? -- Oui, _les Facheux_. -- Ah! _les Facheux_, c'est cela; oui, je me souviens. Eh bien, j'avais imagine qu'un prologue ferait tres bien a votre divertissement. -- Sans doute, cela irait a merveille. -- Ah! vous etes de mon avis? -- J'en suis si bien, que je vous avais prie de le faire, ce prologue. -- Vous m'avez prie de le faire, moi? -- Oui, vous; et meme, sur votre refus, je vous ai prie de le demander a Pelisson, qui le fait en ce moment. -- Ah! c'est donc cela que fait Pelisson? Ma foi! mon cher Moliere, vous pourriez bien avoir raison quelquefois. -- Quand cela? -- Quand vous dites que je suis distrait. C'est un vilain defaut; je m'en corrigerai, et je vais vous faire votre prologue. -- Mais puisque c'est Pelisson qui le fait! -- C'est juste! Ah! double brute que je suis! Loret a eu bien raison de dire que j'etais un faquin! -- Ce n'est pas Loret qui l'a dit, mon ami. -- Eh bien, celui qui l'a dit, peu m'importe lequel! Ainsi, votre divertissement s'appelle _les Facheux_. Eh bien, est-ce que vous ne feriez pas rimer _heureux_ avec _facheux_? -- A la rigueur, oui. -- Et meme avec _capricieux_? -- Oh! non, cette fois, non! -- Ce serait hasarde, n'est-ce pas? Mais, enfin, pourquoi serait- ce hasarde? -- Parce que la desinence est trop differente. -- Je supposais, moi, dit La Fontaine en quittant Moliere pour aller trouver Loret, je supposais... -- Que supposiez-vous? dit Loret au milieu d'une phrase. Voyons, dites vite. -- C'est vous qui faites le prologue des _Facheux_, n'est-ce pas? -- Eh! non, mordieu! c'est Pelisson! -- Ah! c'est Pelisson! s'ecria La Fontaine, qui alla trouver Pelisson. Je supposais, continua-t-il, que la nymphe de Vaux... -- Ah! jolie! s'ecria Loret. La nymphe de Vaux! Merci, La Fontaine; vous venez de me donner les deux derniers vers de ma gazette. _Et l'on vit la nymphe de Vaux_ _Donner le prix a leurs travaux_. -- A la bonne heure! voila qui est rime, dit Pelisson: si vous rimiez comme cela, La Fontaine, a la bonne heure! -- Mais il parait que je rime comme cela, puisque Loret dit que c'est moi qui lui ai donne les deux vers qu'il vient de dire. -- Eh bien, si vous rimez comme cela, voyons dites, de quelle facon commenceriez-vous mon prologue? -- Je dirais, par exemple: _O nymphe... qui..._ Apres _qui_, je mettrais un verbe a la deuxieme personne du pluriel du present de l'indicatif, et je continuerais ainsi: _cette grotte profonde_. -- Mais le verbe, le verbe? demanda Pelisson. -- _Pour venir admirer le plus grand roi du monde_, continua La Fontaine. -- Mais le verbe, le verbe? insista obstinement Pelisson. Cette seconde personne du pluriel du present de l'indicatif? -- Eh bien: _quittez_. _O nymphe qui quittez cette grotte profonde_ _Pour venir admirer le plus grand roi du monde_. -- Vous mettriez: _qui quittez_, vous? -- Pourquoi pas? -- _Qui... qui!_ -- Ah! mon cher, fit La Fontaine, vous etes horriblement pedant! -- Sans compter, dit Moliere, que, dans le second vers, _venir admirer_ est faible, mon cher La Fontaine. -- Alors, vous voyez bien que je suis un pleutre, un faquin, comme vous disiez. -- Je n'ai jamais dit cela. -- Comme disait Loret, alors. -- Ce n'est pas Loret non plus; c'est Pelisson. -- Eh bien, Pelisson avait cent fois raison. Mais ce qui me fache surtout, mon cher Moliere, c'est que je crois que nous n'aurons pas nos habits d'epicuriens. -- Vous comptiez sur le votre pour la fete? -- Oui, pour la fete, et puis pour apres la fete. Ma femme de menage m'a prevenu que le mien etait un peu mur. -- Diable! votre femme de menage a raison: il est plus que mur! -- Ah! voyez-vous, reprit La Fontaine, c'est que je l'ai oublie a terre dans mon cabinet, et ma chatte... -- Eh bien, votre chatte? -- Ma chatte a fait ses chats dessus, ce qui l'a un peu fane. Moliere eclata de rire. Pelisson et Loret suivirent son exemple. En ce moment, l'eveque de Vannes parut, tenant sous son bras un rouleau de plans et de parchemins. Comme si l'ange de la mort eut glace toutes les imaginations folles et rieuses, comme si cette figure pale eut effarouche les graces auxquelles sacrifiait Xenocrate, le silence s'etablit aussitot dans l'atelier, et chacun reprit son sang-froid et sa plume. Aramis distribua des billets d'invitation aux assistants, et leur adressa des remerciements de la part de M. Fouquet. Le surintendant, disait-il retenu dans son cabinet par le travail, ne pouvait les venir voir, mais les priait de lui envoyer un peu de leur travail du jour pour lui faire oublier la fatigue de son travail de la nuit. A ces mots, on vit tous les fronts s'abaisser. La Fontaine lui- meme se mit a une table et fit courir sur le velin une plume rapide; Pelisson remit au net son prologue; Moliere donna cinquante vers nouvellement crayonnes que lui avait inspires sa visite chez Percerin; Loret, son article sur les fetes merveilleuses qu'il prophetisait, et Aramis charge de butin comme le roi des abeilles, ce gros bourdon noir aux ornements de pourpre et d'or rentra dans son appartement, silencieux et affaire. Mais, avant de rentrer: -- Songez, dit-il, chers messieurs, que nous partons tous demain au soir. -- En ce cas, il faut que je previenne chez moi, dit Moliere. -- Ah! oui, pauvre Moliere! fit Loret en souriant _il aime_ chez lui. -- _Il aime_, oui, repliqua Moliere avec son doux et triste sourire; _il aime_, ce qui ne veut pas dire _on l'aime_. -- Moi, dit La Fontaine, on m'aime a Chateau-Thierry, j'en suis bien sur. En ce moment, Aramis rentra apres une disparition d'un instant. -- Quelqu'un vient-il avec moi? demanda-t-il. Je passe par Paris, apres avoir entretenu M. Fouquet un quart d'heure. J'offre mon carrosse. -- Bon, a moi! dit Moliere. J'accepte; je suis presse. -- Moi, je dinerai ici, dit Loret. M. de Gourville m'a promis des ecrevisses. _Il m'a promis des ecrevisses..._ Cherche la rime, La Fontaine." Aramis sortit en riant comme il savait rire. Moliere le suivit. Ils etaient au bas de l'escalier lorsque La Fontaine entrebailla la porte et cria: _Moyennant que tu l'ecrivisses, _ _Il t'a promis des ecrevisses_. Les eclats de rire des epicuriens redoublerent et parvinrent jusqu'aux oreilles de Fouquet, au moment ou Aramis ouvrait la porte de son cabinet. Quant a Moliere, il s'etait charge de commander les chevaux, tandis qu'Aramis allait echanger avec le surintendant les quelques mots qu'il avait a lui dire. -- Oh! comme ils rient la-haut! dit Fouquet avec un soupir. -- Vous ne riez pas, vous, Monseigneur? -- Je ne ris plus, monsieur d'Herblay. -- La fete approche. -- L'argent s'eloigne. -- Ne vous ai-je pas dit que c'etait mon affaire? -- Vous m'avez promis des millions. -- Vous les aurez le lendemain de l'entree du roi a Vaux. Fouquet regarda profondement Aramis, et passa sa main glacee sur son front humide. Aramis comprit que le surintendant doutait de lui, ou sentait son impuissance a avoir de l'argent. Comment Fouquet pouvait-il supposer qu'un pauvre eveque, ex-abbe, ex- mousquetaire, en trouverait? -- Pourquoi douter? dit Aramis.: Fouquet sourit et secoua la tete. -- Homme de peu de foi! ajouta l'eveque. -- Mon cher monsieur d'Herblay, repondit Fouquet, si je tombe... -- Eh bien, si vous tombez... -- Je tomberai du moins de si haut, que je me briserai en tombant. Puis, secouant la tete comme pour echapper a lui-meme: -- D'ou venez-vous, dit-il, cher ami? -- De Paris. -- De Paris? Ah! -- Oui, de chez Percerin. -- Et qu'avez-vous ete faire vous-meme chez Percerin; car je ne suppose pas que vous attachiez une si grande importance aux habits de nos poetes? -- Non; j'ai ete commander une surprise. -- Une surprise? -- Oui, que vous ferez au roi. -- Coutera-t-elle cher? -- Oh! cent pistoles, que vous donnerez a Le Brun. -- Une peinture? Ah! tant mieux! Et que doit representer cette peinture? -- Je vous conterai cela; puis, du meme coup, quoi que vous en disiez, j'ai visite les habits de nos poetes. -- Bah! et ils seront elegants, riches? -- Superbes! Il n'y aura pas beaucoup de grands seigneurs qui en auront de pareils. On verra la difference qu'il y a entre les courtisans de la richesse et ceux de l'amitie. -- Toujours spirituel et genereux, cher prelat! -- A votre ecole. Fouquet lui serra la main. -- Et ou allez-vous? dit-il. -- Je vais a Paris, quand vous m'aurez donne une lettre. -- Une lettre pour qui? -- Une lettre pour M. de Lyonne. -- Et que lui voulez-vous, a Lyonne? -- Je veux lui faire signer une lettre de cachet. -- Une lettre de cachet! Vous voulez faire mettre quelqu'un a la Bastille? -- Non, au contraire, j'en veux faire sortir quelqu'un. -- Ah! Et qui cela? -- Un pauvre diable, un jeune homme, un enfant, qui est embastille, voila tantot dix ans, pour deux vers latins qu'il a faits contre les jesuites. -- Pour deux vers latins! Et, pour deux vers latins, il est en prison depuis dix ans, le malheureux? -- Oui. -- Et il n'a pas commis d'autre crime? -- A part ces deux vers, il est innocent comme vous et moi. -- Votre parole? -- Sur l'honneur! -- Et il se nomme?... -- Seldon. -- Ah! c'est trop fort, par exemple! Et vous saviez cela, et vous ne me l'avez pas dit? -- Ce n'est qu'hier que sa mere s'est adressee a moi, Monseigneur. -- Et cette femme est pauvre? -- Dans la misere la plus profonde. -- Mon Dieu! dit Fouquet, vous permettez parfois de telles injustices, que je comprends qu'il y ait des malheureux qui doutent de vous! Tenez, monsieur d'Herblay. Et Fouquet, prenant une plume, ecrivit rapidement quelques lignes a son collegue Lyonne. Aramis prit la lettre et s'appreta a sortir. -- Attendez, dit Fouquet. Il ouvrit son tiroir et lui remit dix billets de caisse qui s'y trouvaient. Chaque billet etait de mille livres. -- Tenez, dit-il, faites sortir le fils, et remettez ceci a la mere; mais surtout ne lui dites pas... -- Quoi, Monseigneur? -- Qu'elle est de dix mille livres plus riche que moi; elle dirait que je suis un triste surintendant. Allez, et j'espere que Dieu benira ceux qui pensent a ses pauvres. -- C'est ce que j'espere aussi, repliqua Aramis en baisant la main de Fouquet. Et il sortit rapidement, emportant la lettre pour Lyonne, les bons de caisse pour la mere de Seldon et emmenant Moliere, qui commencait a s'impatienter. Chapitre CCXIII -- Encore un souper a la Bastille Sept heures du soir sonnaient au grand cadran de la Bastille, a ce fameux cadran qui, pareil a tous les accessoires de la prison d'Etat, dont l'usage est une torture, rappelait aux prisonniers la destination de chacune des heures de leur supplice. Le cadran de la Bastille, orne de figures comme la plupart des horloges de ce temps, representait saint Pierre aux Liens. C'etait l'heure du souper des pauvres captifs. Les portes, grondant sur leurs enormes gonds, ouvraient passage aux plateaux et aux paniers charges de mets, dont la delicatesse, comme M. Baisemeaux nous l'a appris lui-meme, s'appropriait a la condition du detenu. Nous savons la-dessus les theories de M. Baisemeaux, souverain dispensateur des delices gastronomiques, cuisinier en chef de la forteresse royale, dont les paniers pleins montaient les raides escaliers, portant quelque consolation aux prisonniers, dans le fond des bouteilles honnetement remplies. Cette meme heure etait celle du souper de M. le gouverneur. Il avait un convive ce jour-la, et la broche tournait plus lourde que d'habitude. Les perdreaux rotis, flanques de cailles et flanquant un levraut pique; les poules dans le bouillon, le jambon frit et arrose de vin blanc, les cardons de Guipuzcoa et la bisque d'ecrevisses; voila, outre les soupes et les hors d'oeuvre, quel etait le menu de M. le gouverneur. Baisemeaux, attable, se frottait les mains en regardant M. l'eveque de Vannes, qui, botte comme un cavalier, habille de gris, l'epee au flanc, ne cessait de parler de sa faim et temoignait la plus vive impatience. M. Baisemeaux de Montlezun n'etait pas accoutume aux familiarites de Sa Grandeur Monseigneur de Vannes, et, ce soir-la, Aramis, devenu guilleret, faisait confidences sur confidences. Le prelat etait redevenu tant soit peu mousquetaire. L'eveque frisait la gaillardise. Quant a M. Baisemeaux, avec cette facilite des gens vulgaires, il se livrait tout entier sur ce quart d'abandon de son convive. -- Monsieur, dit-il, car, en verite, ce soir, je n'ose vous appeler Monseigneur... -- Non pas, dit Aramis, appelez-moi monsieur, j'ai des bottes. -- Eh bien, monsieur, savez-vous qui vous me rappelez ce soir? -- Non, ma foi! dit Aramis en se versant a boire, mais j'espere que je vous rappelle un bon convive. -- Vous m'en rappelez deux. Monsieur Francois, mon ami, fermez cette fenetre: le vent pourrait incommoder Sa Grandeur. -- Et qu'il sorte! ajouta Aramis. Le souper est completement servi, nous le mangerons bien sans laquais. J'aime fort, quand je suis en petit comite, quand je suis avec un ami... Baisemeaux s'inclina respectueusement. -- J'aime fort, continua Aramis, a me servir moi-meme. -- Francois, sortez! cria Baisemeaux. Je disais donc que Votre Grandeur me rappelle deux personnes: l'une bien illustre, c'est feu M. le cardinal, le grand cardinal, celui de La Rochelle, celui qui avait des bottes comme vous. Est-ce vrai? -- Oui, ma foi! dit Aramis. Et l'autre? -- L'autre, c'est un certain mousquetaire, tres joli, tres brave, tres hardi, tres heureux, qui, d'abbe, se fit mousquetaire, et, de mousquetaire, abbe. Aramis daigna sourire. -- D'abbe, continua Baisemeaux enhardi par le sourire de Sa Grandeur, d'abbe, eveque, et, d'eveque... -- Ah! arretons-nous, par grace! fit Aramis. -- Je vous dis, monsieur, que vous me faites l'effet d'un cardinal. -- Cessons, mon cher monsieur Baisemeaux. Vous l'avez dit, j'ai les bottes d'un cavalier, mais je ne veux pas, meme ce soir, me brouiller, malgre cela, avec l'Eglise. -- Vous avez des intentions mauvaises, cependant, Monseigneur. -- Oh! je l'avoue, mauvaises comme tout ce qui est mondain. -- Vous courez la ville, les ruelles, en masque? -- Comme vous dites, en masque. -- Et vous jouez toujours de l'epee? -- Je crois que oui, mais seulement quand on m'y force. Faites-moi donc le plaisir d'appeler Francois. -- Vous avez du vin la. -- Ce n'est pas pour du vin, c'est parce qu'il fait chaud ici et que la fenetre est close. -- Je ferme les fenetres en soupant pour ne pas entendre les rondes ou les arrivees des courriers. -- Ah! oui... On les entend quand la fenetre est ouverte? -- Trop bien, et cela derange. Vous comprenez. -- Cependant on etouffe. Francois! Francois entra. -- Ouvrez, je vous prie, maitre Francois, dit Aramis. Vous permettez, cher monsieur Baisemeaux? -- Monseigneur est ici chez lui, repondit le gouverneur. La fenetre fut ouverte. -- Savez-vous, dit M. Baisemeaux, que vous allez vous trouver bien esseule, maintenant que M. de La Fere a regagne ses penates de Blois? C'est un bien ancien ami, n'est-ce pas? -- Vous le savez comme moi, Baisemeaux, puisque vous avez ete aux mousquetaires avec nous. -- Bah! avec mes amis, je ne compte ni les bouteilles ni les annees. -- Et vous avez raison. Mais je fais plus qu'aimer M. de La Fere, cher monsieur Baisemeaux, je le venere. -- Eh bien, moi, c'est singulier, dit le gouverneur, je lui prefere M. d'Artagnan. Voila un homme qui boit bien et longtemps! Ces gens-la laissent voir leur pensee, au moins. -- Baisemeaux, enivrez-moi ce soir, faisons la debauche comme autrefois; et, si j'ai une peine au fond du coeur, je vous promets que vous la verrez comme vous verriez un diamant au fond de votre verre. -- Bravo! dit Baisemeaux. Et il se versa un grand coup de vin, et l'avala en fremissant de joie d'etre pour quelque chose dans un peche capital d'archeveque. Tandis qu'il buvait il ne voyait pas avec quelle attention Aramis observait les bruits de la grande cour. Un courrier entra vers huit heures, a la cinquieme bouteille apportee par Francois sur la table, et, quoique ce courrier fit grand bruit, Baisemeaux n'entendit rien. -- Le diable l'emporte! fit Aramis. -- Quoi donc? Qui donc? demanda Baisemeaux. J'espere que ce n'est pas le vin que vous buvez, ni celui qui vous le fait boire? -- Non; c'est un cheval qui fait, a lui seul autant de bruit dans la cour que pourrait en faire un escadron tout entier. -- Bon! Quelque courrier, repliqua le gouverneur en redoublant force rasades. Oui, le diable l'emporte! et si vite, que nous n'en entendions plus parler! Hourra! hourra! -- Vous m'oubliez, Baisemeaux! Mon verre est vide, dit Aramis en montrant un cristal eblouissant. -- D'honneur, vous m'enchantez... Francois, du vin! Francois entra. -- Du vin, maraud, et du meilleur! -- Oui, monsieur; mais... c'est un courrier. -- Au diable! ai-je dit. -- Monsieur, cependant... -- Qu'il laisse au greffe; nous verrons demain. Demain, il sera temps; demain, il fera jour, dit Baisemeaux en chantonnant ces deux dernieres phrases. -- Ah! monsieur, grommela le soldat Francois, bien malgre lui, monsieur... -- Prenez garde, dit Aramis, prenez garde. -- A quoi, cher monsieur d'Herblay? dit Baisemeaux a moitie ivre. -- La lettre par courrier, qui arrive aux gouverneurs de citadelle c'est quelquefois un ordre. -- Presque toujours. -- Les ordres ne viennent-ils pas des ministres? -- Oui sans doute; mais... -- Et ces ministres ne font-ils pas que contresigner le seing du roi? -- Vous avez peut-etre raison. Cependant, c'est bien ennuyeux quand on est en face d'une bonne table en tete a tete avec un ami! Ah! pardon, monsieur, j'oublie que c'est moi qui vous donne a souper, et que je parle a un futur cardinal. -- Laissons tout cela, cher Baisemeaux, et revenons a votre soldat, a Francois. -- Eh bien, qu'a-t-il fait, Francois? -- Il a murmure. -- Il a eu tort. -- Cependant, il a murmure, vous comprenez; c'est qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. Ce pourrait bien n'etre pas Francois qui aurait tort de murmurer, mais vous qui auriez tort de ne pas l'entendre. -- Tort? Moi, avoir tort devant Francois? Cela me parait dur. -- Un tort d'irregularite. Pardon! mais j'ai cru devoir vous faire une observation que je juge importante. -- Oh! vous avez raison, peut-etre, begaya Baisemeaux. Ordre du roi c'est sacre! Mais les ordres qui viennent quand on soupe, je le repete, que le diable... -- Si vous eussiez fait cela au grand cardinal, hein! mon cher Baisemeaux, et que cet ordre eut eu quelque importance... -- Je le fais pour ne pas deranger un eveque; ne suis-je pas excusable, morbleu? -- N'oubliez pas, Baisemeaux, que j'ai porte la casaque, et j'ai l'habitude de voir partout des consignes. -- Vous voulez donc?... -- Je veux que vous fassiez votre devoir, mon ami. Oui, je vous en prie, au moins devant ce soldat. -- C'est mathematique, fit Baisemeaux. Francois attendait toujours. -- Qu'on me monte cet ordre du roi, dit Baisemeaux en se redressant. Et il ajouta tout bas: Savez-vous ce que c'est? Je vais vous le dire quelque chose d'interessant comme ceci: "Prenez garde au feu dans les environs de la poudriere"; ou bien: "Veillez sur un tel, qui est un adroit fuyard." Ah! si vous saviez, Monseigneur, combien de fois j'ai ete reveille en sursaut au plus doux, au plus profond de mon sommeil, par des ordonnances arrivant au galop pour me dire, ou plutot pour m'apporter un pli contenant ces mots: "Monsieur Baisemeaux, qu'y a-t-il de nouveau?" On voit bien que ceux qui perdent leur temps a ecrire de pareils ordres n'ont jamais couche a la Bastille. Ils connaitraient mieux l'epaisseur de mes murailles, la vigilance de mes officiers, la multiplicite de mes rondes. Enfin, que voulez-vous, Monseigneur! leur metier est d'ecrire pour me tourmenter lorsque je suis tranquille; pour me troubler quand je suis heureux ajouta Baisemeaux en s'inclinant devant Aramis. Laissons-les donc faire leur metier. -- Et faites le votre, ajouta en souriant l'eveque, dont le regard, soutenu, commandait malgre cette caresse. Francois rentra. Baisemeaux prit de ses mains l'ordre envoye du ministere. Il le decacheta lentement et le lut de meme. Aramis feignit de boire pour observer son hote au travers du cristal. Puis, Baisemeaux ayant lu: -- Que disais-je tout a l'heure? fit-il. -- Quoi donc? demanda l'eveque. -- Un ordre d'elargissement. Je vous demande un peu, la belle nouvelle pour nous deranger! -- Belle nouvelle pour celui qu'elle concerne, vous en conviendrez, au moins, mon cher gouverneur. -- Et a huit heures du soir! -- C'est de la charite. -- De la charite, je le veux bien; mais elle est pour ce drole-la qui s'ennuie, et non pas pour moi qui m'amuse! dit Baisemeaux exaspere. -- Est-ce une perte que vous faites, et le prisonnier qui vous est enleve etait il aux grands controles? -- Ah bien, oui! Un pleutre, un rat, a cinq francs! -- Faites voir, demanda M. d'Herblay. Est-ce indiscret? -- Non pas; lisez. -- Il y a _presse_ sur la feuille. Vous avez vu, n'est-ce pas. -- C'est admirable! _Presse!_... un homme qui est ici depuis dix ans! On est presse de le mettre dehors, aujourd'hui, ce soir meme, a huit heures! Et Baisemeaux, haussant les epaules avec un air de superbe dedain, jeta l'ordre sur la table et se remit a manger. -- Ils ont de ces mouvements-la, dit-il la bouche pleine, ils prennent un homme un beau jour, ils le nourrissent pendant dix ans et vous ecrivent: _Veillez bien sur le drole!_ ou bien: _Tenez-le rigoureusement!_ Et puis, quand on s'est accoutume a regarder le detenu comme un homme dangereux tout a coup, sans cause, sans precedent, ils vous ecrivent: _Mettez en liberte_. Et ils ajoutent a leur missive: _Presse!_ Vous avouerez, Monseigneur que c'est a faire lever les epaules. -- Que voulez-vous! on crie comme cela, dit Aramis, et on execute l'ordre. -- Bon! bon! l'on execute!... Oh! patience!... Il ne faudrait pas vous figurer que je suis un esclave. -- Mon Dieu, tres cher monsieur Baisemeaux, qui vous dit cela? on connait votre independance. -- Dieu merci! -- Mais on connait aussi votre bon coeur. -- Ah! parlons-en! -- Et votre obeissance a vos superieurs. Quand on a ete soldat, voyez-vous, Baisemeaux, c'est pour la vie. -- Aussi, obeirai-je strictement, et demain matin, au point du jour, le detenu designe sera elargi. -- Demain? -- Au jour. -- Pourquoi pas ce soir, puisque la lettre de cachet porte sur la suscription et a l'interieur: _Presse_? -- Parce que ce soir nous soupons et que nous sommes presses, nous aussi. -- Cher Baisemeaux, tout botte que je suis, je me sens pretre, et la charite m'est un devoir plus imperieux que la faim et la soif. Ce malheureux a souffert assez longtemps, puisque vous venez de me dire que, depuis dix ans, il est votre pensionnaire. Abregez-lui la souffrance. Une bonne minute l'attend, donnez-la-lui bien vite. Dieu vous la rendra dans son paradis en annees de felicite. -- Vous le voulez? -- Je vous en prie. -- Comme cela, tout au travers du repas. -- Je vous en supplie; cette action vaudra dix _Benedicite_. -- Qu'il soit fait comme vous le desirez. Seulement, nous mangerons froid. -- Oh! qu'a cela ne tienne! Baisemeaux se pencha en arriere pour sonner Francois, et, par un mouvement tout naturel, il se retourna vers la porte. L'ordre etait reste sur la table. Aramis profita du moment ou Baisemeaux ne regardait pas pour echanger ce papier contre un autre, plie de la meme facon, et qu'il tira de sa poche. -- Francois, dit le gouverneur, que l'on fasse monter ici M. le major avec les guichetiers de la Bertaudiere. Francois sortit en s'inclinant, et les deux convives se retrouverent seuls. Chapitre CCXIV -- Le general de l'ordre Il se fit, entre les deux convives, un instant de silence pendant lequel Aramis ne perdit pas de vue le gouverneur. Celui-ci ne semblait qu'a moitie resolu a se deranger ainsi au milieu de son souper, et il etait evident qu'il cherchait une raison quelconque, bonne ou mauvaise, pour retarder au moins jusqu'apres le dessert. Cette raison, il parut tout a coup l'avoir trouvee. -- Eh! mais, s'ecria-t-il, c'est impossible! -- Comment, impossible? dit Aramis. Voyons un peu, cher ami, ce qui est impossible. -- Il est impossible de mettre le prisonnier en liberte a une pareille heure. Ou ira-t-il, lui qui ne connait pas Paris? -- Il ira ou il pourra. -- Vous voyez bien, autant vaudrait delivrer un aveugle. -- J'ai un carrosse, je le conduirai la ou il voudra que je le mene. -- Vous avez reponse a tout... Francois, qu'on dise a M. le major d'aller ouvrir la prison de M. Seldon, N deg. 3, Bertaudiere. -- Seldon? fit Aramis tres simplement. Vous avez dit Seldon, je crois? -- J'ai dit Seldon. C'est le nom de celui qu'on elargit. -- Oh! vous voulez dire Marchiali, dit Aramis. -- Marchiali? Ah bien! oui! Non, non, Seldon. -- Je pense que vous faites erreur, monsieur Baisemeaux. -- J'ai lu l'ordre. -- Moi aussi. -- Et j'ai vu _Seldon_ en lettres grosses comme cela. Et M. de Baisemeaux montrait son doigt. -- Moi, j'ai lu _Marchiali_ en caracteres gros comme ceci. Et Aramis montrait les deux doigts. -- Au fait, eclaircissons le cas, dit Baisemeaux, sur de lui. Le papier est la, et il suffira de le lire. -- Je lis: Marchiali, reprit Aramis en deployant le papier. Tenez! Baisemeaux regarda et ses bras flechirent. -- Oui, oui, dit-il atterre, oui, _Marchiali_. Il y a bien ecrit Marchiali! c'est bien vrai! -- Ah! -- Comment! l'homme dont nous parlons tant? L'homme que chaque jour l'on me recommande tant? -- Il y a _Marchiali, _repeta encore l'inflexible Aramis. -- Il faut l'avouer, monseigneur, mais je n'y comprends absolument rien. -- On en croit ses yeux, cependant. -- Ma foi, dire qu'il y a bien _Marchiali_! -- Et d'une bonne ecriture, encore. -- C'est phenomenal! Je vois encore cet ordre et le nom de Seldon, Irlandais. Je le vois. Ah! et meme, je me le rappelle, sous ce nom, il y avait un pate d'encre. -- Non, il n'y a pas d'encre, non, il n'y a pas de pate. -- Oh! par exemple, si fait! A telle enseigne que j'ai frotte la poudre qu'il y avait sur le pate. -- Enfin, quoi qu'il en soit, cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, et quoi que vous ayez vu, l'ordre est signe de delivrer Marchiali, avec ou sans pate. -- L'ordre est signe de delivrer Marchiali, repeta machinalement Baisemeaux, qui essayait de reprendre possession de ses esprits. -- Et vous allez delivrer ce prisonnier. Si le coeur vous dit de delivrer aussi Seldon, je vous declare que je ne m'y opposerai pas le moins du monde. Aramis ponctua cette phrase par un sourire dont l'ironie acheva de degriser Baisemeaux et lui donna du courage. -- Monseigneur, dit-il, ce Marchiali est bien le meme prisonnier, que, l'autre jour, un pretre, confesseur de _notre ordre_, est venu visiter si imperieusement et si secretement. -- Je ne sais pas cela, monsieur, repliqua l'eveque. -- Il n'y a pas cependant si longtemps, cher monsieur d'Herblay. -- C'est vrai, mais chez nous, monsieur, il est bon que l'homme d'aujourd'hui ne sache plus ce qu'a fait l'homme d'hier. -- En tout cas, fit Baisemeaux, la visite du confesseur jesuite aura porte bonheur a cet homme. Aramis ne repliqua pas et se remit a manger et a boire. Baisemeaux, lui, ne touchant plus a rien de ce qui etait sur la table, reprit encore une fois l'ordre et l'examina en tous sens. Cette inquisition, dans des circonstances ordinaires, eut fait monter le pourpre aux oreilles du mal patient Aramis; mais l'eveque de Vannes ne se courroucait point pour si peu, surtout quand il s'etait dit tout bas qu'il serait dangereux de se courroucer. -- Allez-vous delivrer Marchiali? dit-il. Oh! que voila du xeres fondu et parfume, mon cher gouverneur! -- Monseigneur, repondit Baisemeaux, je delivrerai le prisonnier Marchiali quand j'aurai rappele le courrier qui apportait l'ordre, et surtout lorsqu'en l'interrogeant je me serai assure... -- Les ordres sont cachetes, et le contenu est ignore du courrier. De quoi vous assurerez-vous donc, je vous prie? -- Soit, monseigneur; mais j'enverrai au ministere, et, la, M. de Lyonne retirera l'ordre ou l'approuvera. -- A quoi bon tout cela? fit Aramis froidement. -- A quoi bon? -- Oui, je demande a quoi cela sert. -- Cela sert a ne jamais se tromper, monseigneur, a ne jamais manquer au respect que tout subalterne doit a ses superieurs, a ne jamais enfreindre les devoirs du service qu'on a consenti a prendre. -- Fort bien, vous venez de parler si eloquemment, que je vous ai admire. C'est vrai, un subalterne doit respect a ses superieurs, il est coupable quand il se trompe, et il serait puni s'il enfreignait les devoirs ou les lois de son service. Baisemeaux regarda l'eveque avec etonnement. -- Il en resulte, poursuivit Aramis, que vous allez consulter pour vous mettre en repos avec votre conscience? -- Oui, monseigneur. -- Et que, si un superieur vous ordonne, vous obeirez? -- Vous n'en doutez pas, monseigneur. -- Vous connaissez bien la signature du roi, monsieur de Baisemeaux? -- Oui, monseigneur. -- N'est-elle pas sur cet ordre de mise en liberte? -- C'est vrai, mais elle peut... -- Etre fausse, n'est-ce pas? -- Cela s'est vu, monseigneur. -- Vous avez raison. Et celle de M. de Lyonne? -- Je la vois bien sur l'ordre; mais, de meme qu'on peut contrefaire le seing du roi, l'on peut, a plus forte raison, contrefaire celui de M. de Lyonne. -- Vous marchez dans la logique a pas de geant, monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, et votre argumentation est invincible. Mais vous vous fondez, pour croire ces signatures fausses, particulierement sur quelles causes? -- Sur celle-ci: l'absence des signataires. Rien ne controle la signature de Sa Majeste, et M. de Lyonne n'est pas la pour me dire qu'il a signe. -- Eh bien! monsieur de Baisemeaux, fit Aramis en attachant sur le gouverneur son regard d'aigle, j'adopte si franchement vos doutes et votre facon de les eclaircir, que je vais prendre une plume si vous me la donnez. Baisemeaux donna une plume. -- Une feuille blanche quelconque, ajouta Aramis. Baisemeaux donna le papier. -- Et que je vais ecrire, moi aussi, moi present, moi incontestable, n'est-ce pas? un ordre auquel, j'en suis certain, vous donnerez creance, si incredule que vous soyez. Baisemeaux palit devant cette glaciale assurance. Il lui sembla que cette voix d'Aramis, si souriant et si gai naguere, etait devenue funebre et sinistre, que la cire des flambeaux se changeait en cierges de chapelle sepulcrale, et que le vin des verres se transformait en calice de sang. Aramis prit la plume et ecrivit. Baisemeaux, terrifie, lisait derriere son epaule: "A.M.D.G." ecrivit l'eveque, et il souscrivit une croix au-dessous de ces quatre lettres, qui signifient _ad majorem Dei gloriam_. Puis il continua: "Il nous plait que l'ordre apporte a M. de Baisemeaux de Montlezun, gouverneur pour le roi du chateau de la Bastille, soit repute par lui bon et valable, et mis sur-le-champ a execution. _Signe_: d'Herblay, _general de l'ordre par la grace de Dieu."_ Baisemeaux fut frappe si profondement, que ses traits demeurerent contractes, ses levres beantes, ses yeux fixes. Il ne remua pas, il n'articula pas un son. On n'entendait dans la vaste salle que le bourdonnement d'une petite mouche qui voletait autour des flambeaux. Aramis, sans meme daigner regarder l'homme qu'il reduisait a un si miserable etat, tira de sa poche un petit etui qui renfermait de la cire noire; il cacheta sa lettre, y apposa un sceau suspendu a sa poitrine derriere son pourpoint, et, quand l'operation fut terminee, il presenta, silencieusement toujours, la missive a M. de Baisemeaux. Celui-ci, dont les mains tremblaient a faire pitie, promena un regard terne et fou sur le cachet. Une derniere lueur d'emotion se manifesta sur ses traits, et il tomba comme foudroye sur une chaise. -- Allons, allons, dit Aramis apres un long silence pendant lequel le gouverneur de la Bastille avait repris peu a peu ses sens, ne me faites pas croire, cher Baisemeaux, que la presence du general de l'ordre est terrible comme celle de Dieu, et qu'on meurt de l'avoir vu. Du courage! levez vous, donnez-moi votre main, et obeissez. Baisemeaux, rassure, sinon satisfait, obeit, baisa la main d'Aramis et se leva. -- Tout de suite? murmura-t-il. -- Oh! pas d'exageration, mon hote; reprenez votre place, et faisons honneur a ce beau dessert. -- Monseigneur, je ne me releverai pas d'un tel coup; moi qui ai ri, plaisante avec vous! moi qui ai ose vous traiter sur un pied d'egalite! -- Tais-toi, mon vieux camarade, repliqua l'eveque, qui sentit combien la corde etait tendue et combien il eut ete dangereux de la rompre, tais-toi. Vivons chacun de notre vie: a toi, ma protection et mon amitie; a moi, ton obeissance. Ces deux tributs exactement payes, restons en joie. Baisemeaux reflechit; il apercut d'un coup d'oeil les consequences de cette extorsion d'un prisonnier a l'aide d'un faux ordre, et, mettant en parallele la garantie que lui offrait l'ordre officiel du general, il ne la sentit pas de poids. Aramis le devina. -- Mon cher Baisemeaux, dit-il, vous etes un niais. Perdez donc l'habitude de reflechir, quand je me donne la peine de penser pour vous. Et sur un nouveau geste qu'il fit, Baisemeaux s'inclina encore. -- Comment vais-je m'y prendre? dit-il. -- Comment faites-vous pour delivrer un prisonnier? -- J'ai le reglement. -- Eh bien! suivez le reglement, mon cher. -- Je vais avec mon major a la chambre du prisonnier, et je l'emmene quand c'est un personnage d'importance. -- Mais ce Marchiali n'est pas un personnage d'importance? dit negligemment Aramis. -- Je ne sais, repliqua le gouverneur. Comme il eut dit: "C'est a vous de me l'apprendre." -- Alors, si vous ne le savez pas, c'est que j'ai raison: agissez donc envers ce Marchiali comme vous agissez envers les petits. -- Bien. Le reglement l'indique. -- Ah! -- Le reglement porte que le guichetier ou l'un des bas officiers amenera le prisonnier au gouverneur, dans le greffe. -- Eh bien! mais c'est fort sage, cela. Et ensuite? -- Ensuite, on rend a ce prisonnier les objets de valeur qu'il portait sur lui lors de son incarceration, les habits, les papiers, si l'ordre du ministre n'en a dispose autrement. -- Que dit l'ordre du ministre a propos de ce Marchiali? -- Rien; car le malheureux est arrive ici sans joyaux, sans papiers, presque sans habits. -- Voyez comme tout cela est simple! En verite, Baisemeaux, vous vous faites des monstres de toute chose. Restez donc ici, et faites amener le prisonnier au Gouvernement. Baisemeaux obeit. Il appela son lieutenant, et lui donna une consigne, que celui-ci transmit, sans s'emouvoir, a qui de droit. Une demi-heure apres, on entendit une porte se refermer dans la cour: c'etait la porte du donjon qui venait de rendre sa proie a l'air libre. Aramis souffla toutes les bougies qui eclairaient la chambre. Il n'en laissa bruler qu'une, derriere la porte. Cette lueur tremblotante ne permettait pas aux regards de se fixer sur les objets. Elle en decuplait les aspects et les nuances par son incertitude et sa mobilite. Les pas se rapprocherent. -- Allez au-devant de vos hommes, dit Aramis a Baisemeaux. Le gouverneur obeit. Le sergent et les guichetiers disparurent. Baisemeaux rentra, suivi d'un prisonnier. Aramis s'etait place dans l'ombre; il voyait sans etre vu. Baisemeaux, d'une voix emue, fit connaitre a ce jeune homme l'ordre qui le rendait libre. Le prisonnier ecouta sans faire un geste ni prononcer un mot. -- Vous jurerez, c'est le reglement qui le veut, ajouta le gouverneur, de ne jamais rien reveler de ce que vous avez vu ou entendu dans la Bastille? Le prisonnier apercut un christ; il etendit la main et jura des levres. -- A present, monsieur, vous etes libre; ou comptez-vous aller? Le prisonnier tourna la tete, comme pour chercher derriere lui une protection sur laquelle il avait du compter. C'est alors qu'Aramis sortit de l'ombre. -- Me voici, dit-il, pour rendre a Monsieur le service qu'il lui plaira de me demander. Le prisonnier rougit legerement, et, sans hesitation vint passer son bras sous celui d'Aramis. -- Dieu vous ait en sa sainte garde! dit-il d'une voix qui, par sa fermete, fit tressaillir le gouverneur, autant que la formule l'avait etonne. Aramis, en serrant les mains de Baisemeaux, lui dit: -- Mon ordre vous gene-t-il? craignez-vous qu'on ne le trouve chez vous, si l'on venait a y fouiller? -- Je desire le garder, monseigneur, dit Baisemeaux. Si on le trouvait chez moi, ce serait un signe certain que je serais perdu, et, en ce cas, vous seriez pour moi un puissant et dernier auxiliaire. -- Etant votre complice, voulez-vous dire? repondit Aramis en haussant les epaules. Adieu, Baisemeaux! dit-il. Les chevaux attendaient, ebranlant le carrosse dans leur impatience. Baisemeaux conduisit l'eveque jusqu'au bas du perron. Aramis fit monter son compagnon avant lui dans le carrosse, y monta ensuite, et, sans donner d'autre ordre au cocher: -- Allez! dit-il. La voiture roula bruyamment sur le pave des cours. Un officier, portant un flambeau, devancait les chevaux, et donnait a chaque corps de garde l'ordre de laisser passer. Pendant le temps que l'on mit a ouvrir toutes les barrieres, Aramis ne respira point, et l'on eut pu entendre son coeur battre contre les parois de sa poitrine. Le prisonnier, plonge dans un angle du carrosse, ne donnait pas non plus signe d'existence. Enfin, un soubresaut, plus fort que les autres, annonca que le dernier ruisseau etait franchi. Derriere le carrosse se referma la derniere porte, celle de la rue Saint-Antoine. Plus de murs a droite ni a gauche; le ciel partout, la liberte partout, la vie partout. Les chevaux, tenus en bride par une main vigoureuse, allerent doucement jusqu'au milieu du faubourg. La, ils prirent le trot. Peu a peu, soit qu'il s'echauffassent, soit qu'on les poussat, ils gagnerent en rapidite, et, une fois a Bercy, le carrosse semblait voler, tant l'ardeur des coursiers etait grande. Ces chevaux coururent ainsi jusqu'a Villeneuve-Saint-Georges, ou le relais etait prepare. Alors, quatre chevaux, au lieu de deux, entrainerent la voiture dans la direction de Melun, et s'arreterent un moment au milieu de la foret de Senart. L'ordre sans doute, avait ete donne d'avance au postillon, car Aramis n'eut pas meme besoin de faire un signe. -- Qu'y a-t-il? demanda le prisonnier, comme s'il sortait d'un long reve. -- Il y a, monseigneur, dit Aramis, qu'avant d'aller plus loin, nous avons besoin de causer, Votre Altesse Royale et moi. -- J'attendrai l'occasion, monsieur, repondit le jeune prince. -- Elle ne saurait etre meilleure, monseigneur; nous voici au milieu du bois, nul ne peut nous entendre. -- Et le postillon? -- Le postillon de ce relais est sourd et muet, monseigneur. -- Je suis a vous, monsieur d'Herblay. -- Vous plait-il de rester dans cette voiture? -- Oui, nous sommes bien assis, et j'aime cette voiture; c'est celle qui m'a rendu a la liberte. -- Attendez, monseigneur... Encore une precaution a prendre. -- Laquelle? -- Nous sommes ici sur le grand chemin: il peut passer des cavaliers ou des carrosses voyageant comme nous, et qui, a nous voir arretes, nous croiraient dans un embarras. Evitons des offres de services qui nous generaient. -- Ordonnez au postillon de cacher le carrosse dans une allee laterale. -- C'est precisement ce que je voulais faire, monseigneur. Aramis fit un signe au muet, qu'il toucha. Celui-ci mit pied a terre, prit les deux premiers chevaux par la bride, et les entraina dans les bruyeres veloutees, sur l'herbe moussue d'une allee sinueuse, au fond de laquelle, par cette nuit sans lune, les nuages formatent un rideau plus noir que des taches d'encre. Cela fait, l'homme se coucha sur un talus, pres de ses chevaux, qui arrachaient de droite et de gauche les jeunes pousses de la glandee. -- Je vous ecoute, dit le jeune prince a Aramis; mais que faites- vous la? -- Je desarme des pistolets dont nous n'avons plus besoin, monseigneur. Chapitre CCXV -- Le tentateur -- Mon prince, dit Aramis en se tournant, dans le carrosse, du cote de son compagnon, si faible creature que je sois, si mediocre d'esprit, si inferieur dans l'ordre des etres pensants, jamais il ne m'est arrive de m'entretenir avec un homme, sans penetrer sa pensee au travers de ce masque vivant jete sur notre intelligence, afin d'en retenir la manifestation. Mais ce soir, dans l'ombre ou nous sommes, dans la reserve ou je vous vois je ne pourrai rien lire sur vos traits, et quelque chose me dit que j'aurai de la peine a vous arracher une parole sincere. Je vous supplie donc, non pas par amour pour moi, car les sujets ne doivent peser rien dans la balance que tiennent les princes, mais pour l'amour de vous, de retenir chacune de mes syllabes, chacune de mes inflexions, qui, dans les graves circonstances ou nous sommes engages, auront chacune leur sens et leur valeur, aussi importantes que jamais il s'en prononca dans le monde. -- J'ecoute, repeta le jeune prince avec decision, sans rien ambitionner, sans rien craindre de ce que vous m'allez dire. Et il s'enfonca plus profondement encore dans les coussins epais du carrosse, essayant de derober a son compagnon, non seulement la vue, mais la supposition meme de sa personne. L'ombre etait noire, et elle descendait, large et opaque, du sommet des arbres entrelaces. Ce carrosse ferme d'une vaste toiture, n'eut pas recu la moindre parcelle de lumiere, lors meme qu'un atome lumineux se fut glisse entre les colonnes de brume qui s'epanouissaient dans l'allee du bois. -- Monseigneur, reprit Aramis, vous connaissez l'histoire du gouvernement qui dirige aujourd'hui la France. Le roi est sorti d'une enfance captive comme l'a ete la votre, obscure comme l'a ete la votre, etroite comme l'a ete la votre. Seulement, au lieu d'avoir, comme vous, l'esclavage de la prison, l'obscurite de la solitude, l'etroitesse de la vie cachee, il a du souffrir toutes ses miseres, toutes ses humiliations, toutes ses genes, au grand jour, au soleil impitoyable de la royaute; place noyee de lumiere, ou toute tache parait une fange sordide, ou toute gloire parait une tache. Le roi a souffert, il a de la rancune, il se vengera. Ce sera un mauvais roi. Je ne dis pas qu'il versera le sang comme Louis XI ou Charles IX, car il n'a pas a venger d'injures mortelles, mais il devorera l'argent et la subsistance de ses sujets, parce qu'il a subi des injures d'interet et d'argent. Je mets donc tout d'abord a l'abri ma conscience quand je considere en face les merites et les defauts de ce prince, et, si je le condamne, ma conscience m'absout. Aramis fit une pause. Ce n'etait pas pour ecouter si le silence du bois etait toujours le meme, c'etait pour reprendre sa pensee du fond de son esprit, c'etait pour laisser a cette pensee le temps de s'incruster profondement dans l'esprit de son interlocuteur. -- Dieu fait bien tout ce qu'il fait, continua l'eveque de Vannes, et de cela je suis tellement persuade, que je me suis applaudi des longtemps d'avoir ete choisi par lui comme depositaire du secret que je vous ai aide a decouvrir. Il fallait au Dieu de justice et de prevoyance un instrument aigu, perseverant, convaincu, pour accomplir une grande oeuvre. Cet instrument, c'est moi. J'ai l'acuite, j'ai la perseverance, j'ai la conviction; je gouverne un peuple mysterieux qui a pris pour devise la devise de Dieu: _Patiens quia aeternus!_ Le prince fit un mouvement. -- Je devine, monseigneur, dit Aramis, que vous levez la tete, et que ce peuple a qui je commande vous etonne. Vous ne saviez pas traiter avec un roi. Oh! monseigneur, roi d'un peuple bien humble, roi d'un peuple bien desherite: humble, parce qu'il n'a de force qu'en rampant; desherite, parce que jamais, presque jamais en ce monde, mon peuple ne recolte les moissons qu'il seme et ne mange le fruit qu'il cultive. Il travaille pour une abstraction, il agglomere toutes les molecules de sa puissance pour en former un homme, et a cet homme, avec le produit de ses gouttes de sueur, il compose un nuage dont le genie de cet homme doit a son tour faire une aureole, doree aux rayons de toutes les couronnes de la chretiente. Voila l'homme que vous avez a vos cotes, monseigneur. C'est vous dire qu'il vous a tire de l'abime dans un grand dessein, et qu'il veut, dans ce dessein magnifique, vous elever au-dessus des puissances de la terre, au-dessus de lui-meme. Le prince toucha legerement le bras d'Aramis. -- Vous me parlez, dit-il, de cet ordre religieux dont vous etes le chef. Il resulte, pour moi, de vos paroles, que, le jour ou vous voudrez precipiter celui que vous aurez eleve, la chose se fera, et que vous tiendrez sous votre main votre creature de la veille. -- Detrompez-vous, monseigneur, repliqua l'eveque, je ne prendrais pas la peine de jouer ce jeu terrible avec Votre Altesse Royale, si je n'avais un double interet a gagner la partie. Le jour ou vous serez eleve, vous serez eleve a jamais, vous renverserez en montant le marchepied, vous l'enverrez rouler si loin, que jamais sa vue ne vous rappellera meme son droit a votre reconnaissance. -- Oh! monsieur. -- Votre mouvement, monseigneur, vient d'un excellent naturel. Merci! Croyez bien que j'aspire a plus que de la reconnaissance; je suis assure que, parvenu au faite, vous me jugerez plus digne encore d'etre votre ami, et alors, a nous deux, monseigneur, nous ferons de si grandes choses, qu'il en sera longtemps parle dans les siecles. -- Dites-moi bien, monsieur, dites-le-moi sans voiles, ce que je suis aujourd'hui et ce que vous pretendez que je sois demain. -- Vous etes le fils du roi Louis XIII, vous etes le frere du roi Louis XIV, vous etes l'heritier naturel et legitime du trone de France. En vous gardant pres de lui, comme on a garde Monsieur, votre frere cadet, le roi se reservait le droit d'etre souverain legitime. Les medecins seuls et Dieu pouvaient lui disputer la legitimite. Les medecins aiment toujours mieux le roi qui est que le roi qui n'est pas. Dieu se mettrait dans son tort en nuisant a un prince honnete homme. Mais Dieu a voulu qu'on vous persecutat, et cette persecution vous sacre aujourd'hui roi de France. Vous aviez donc le droit de regner, puisqu'on vous le conteste; vous aviez donc le droit d'etre declare, puisqu'on vous sequestre; vous etes donc de sang divin, puisqu'on n'a pas ose verser votre sang comme celui de vos serviteurs. Maintenant, voyez ce qu'il a fait pour vous, ce Dieu que vous avez tant de fois accuse d'avoir tout fait contre vous. Il vous a donne les traits, la taille, l'age et la voix de votre frere, et toutes les causes de votre persecution vont devenir les causes de votre resurrection triomphale. Demain, apres-demain, au premier moment, fantome royal, ombre vivante de Louis XIV, vous vous assierez sur son trone, d'ou la volonte de Dieu, confiee a l'execution d'un bras d'homme, l'aura precipite sans retour. -- Je comprends, dit le prince, on ne versera pas le sang de mon frere. -- Vous serez seul arbitre de sa destinee. -- Ce secret dont on a abuse envers moi... -- Vous en userez avec lui. Que faisait-il pour le cacher? Il vous cachait. Vivante image de lui-meme, vous trahiriez le complot de Mazarin et d'Anne d'Autriche. Vous, mon prince, vous aurez le meme interet a cacher celui qui vous ressemblera prisonnier, comme vous lui ressemblerez roi. -- Je reviens sur ce que je vous disais. Qui le gardera? -- Qui vous gardait. -- Vous connaissez ce secret, vous en avez fait usage pour moi. Qui le connait encore? -- La reine mere et Mme de Chevreuse. -- Que feront-elles? -- Rien, si vous le voulez. -- Comment cela? -- Comment vous reconnaitront-elles, si vous agissez de facon qu'on ne vous reconnaisse pas? -- C'est vrai. Il y a des difficultes plus graves. -- Dites, prince. -- Mon frere est marie; je ne puis prendre la femme de mon frere. -- Je ferai qu'une repudiation soit consentie par l'Espagne; c'est l'interet de votre nouvelle politique, c'est la morale humaine. Tout ce qu'il y a de vraiment noble et de vraiment utile en ce monde y trouvera son compte. -- Le roi, sequestre, parlera. -- A qui voulez-vous qu'il parle? Aux murs? -- Vous appelez murs les hommes en qui vous aurez confiance. -- Au besoin, oui, Votre Altesse Royale. D'ailleurs... -- D'ailleurs?... -- Je voulais dire que les desseins de Dieu ne s'arretent pas en si beau chemin. Tout plan de cette portee est complete par les resultats, comme un calcul geometrique. Le roi, sequestre, ne sera pas pour vous l'embarras que vous avez ete pour le roi regnant. Dieu a fait cette ame orgueilleuse et impatiente de nature. Il l'a, de plus, amollie, desarmee, par l'usage des honneurs et l'habitude du souverain pouvoir. Dieu, qui voulait que la fin du calcul geometrique dont j'avais l'honneur de vous parler fut votre avenement au trone et la destruction de ce qui vous est nuisible, a decide que le vaincu finira bientot ses souffrances avec les votres. Il a donc prepare cette ame et ce corps pour la brievete de l'agonie. Mis en prison simple particulier, sequestre avec vos doutes, prive de tout, avec l'habitude d'une vie solide vous avez resiste. Mais votre frere, captif, oublie, restreint, ne supportera point son injure, et Dieu reprendra son ame au temps voulu, c'est-a-dire bientot. A ce moment de la sombre analyse d'Aramis, un oiseau de nuit poussa du fond des futaies ce hululement plaintif et prolonge qui fait tressaillir toute creature. -- J'exilerais le roi dechu, dit Philippe en fremissant; ce serait plus humain. -- Le bon plaisir du roi decidera la question, repondit Aramis. Maintenant, ai-je bien pose le probleme? ai-je bien amene la solution selon les desirs ou les previsions de Votre Altesse Royale? -- Oui, monsieur, oui; vous n'avez rien oublie, si ce n'est cependant deux choses. -- La premiere? -- Parlons-en tout de suite avec la meme franchise que nous venons de mettre a notre conversation, parlons des motifs qui peuvent amener la dissolution des esperances que nous avons concues, parlons des dangers que nous courons. -- Ils seraient immenses, infinis, effrayants, insurmontables, si, comme je vous l'ai dit, tout ne concourait a les rendre absolument nuls. Il n'y a pas de dangers pour vous ni pour moi, si la constance et l'intrepidite de Votre Altesse Royale egalent la perfection de cette ressemblance que la nature vous a donnee avec le roi. Je vous le repete, il n'y a pas de dangers, il n'y a que des obstacles. Ce mot-la, que je trouve dans toutes les langues, je l'ai toujours mal compris; si j'etais roi, je le ferais effacer comme absurde et inutile. -- Si fait, monsieur, il y a un obstacle tres serieux, un danger insurmontable que vous oubliez. -- Ah! fit Aramis. -- Il y a la conscience qui crie, il y a le remords qui dechire. -- Oui, c'est vrai, dit l'eveque; il y a la faiblesse de coeur vous me le rappelez. Oh! vous avez raison, c'est un immense obstacle, c'est vrai. Le cheval qui a peur du fosse saute au milieu et se tue! L'homme qui croise le fer en tremblant laisse a la lame ennemie des jours par lesquels la mort passe! C'est vrai! c'est vrai! -- Avez-vous un frere? dit le jeune homme a Aramis. -- Je suis seul au monde, repliqua celui-ci d'une voix seche et nerveuse comme la detente d'un pistolet. -- Mais vous aimez quelqu'un sur la terre? ajouta Philippe. -- Personne! Si fait, je vous aime. Le jeune homme se plongea dans un silence si profond, que le bruit de son propre souffle devint un tumulte pour Aramis. -- Monseigneur, reprit-il, je n'ai pas dit tout ce que j'avais a dire a Votre Altesse Royale: je n'ai pas offert a mon prince tout ce que je possede pour lui de salutaires conseils et d'utiles ressources. Il ne s'agit pas de faire briller un eclair aux yeux de ce qui aime l'ombre; il ne s'agit pas de faire gronder les magnificences du canon aux oreilles de l'homme doux qui aime le repos et les champs. Monseigneur, j'ai votre bonheur tout pret dans ma pensee; je vais le laisser tomber de mes levres, ramassez- le precieusement pour vous, qui avez tant aime le ciel, les pres verdoyants et l'air pur. Je connais un pays de delices, un paradis ignore, un coin du monde ou, seul, libre, inconnu, dans les bois, dans les fleurs, dans les eaux vives, vous oublierez tout ce que la folie humaine, tentatrice de Dieu, vient de vous debiter de miseres tout a l'heure. Oh! ecoutez-moi, mon prince, je ne raille pas. J'ai une ame, voyez-vous, je devine l'abime de la votre. Je ne vous prendrai pas incomplet pour vous jeter dans le creuset de ma volonte, de mon caprice ou de mon ambition. Tout ou rien. Vous etes froisse, malade, presque eteint par le surcroit de souffle qu'il vous a fallu donner depuis une heure de liberte. C'est un signe certain pour moi que vous ne voudrez pas continuer a respirer largement, longuement. Tenons-nous donc a une vie plus humble, plus appropriee a nos forces. Dieu m'est temoin, j'en atteste sa toute-puissance, que je veux faire sortir votre bonheur de cette epreuve ou je vous ai engage. -- Parlez! Parlez! dit le prince avec une vivacite qui fit reflechir Aramis. -- Je connais, reprit le prelat, dans le Bas-Poitou, un canton dont nul en France ne soupconne l'existence. Vingt lieues de pays, c'est immense, n'est-ce pas? Vingt lieues, monseigneur, et toutes couvertes et eau, d'herbages et de joncs, le tout mele d'iles chargees de bois. Ces grands marais, vetus de roseaux comme d'une epaisse mante, dorment silencieux et profonds sous le sourire du soleil. Quelques familles de pecheurs les mesurent paresseusement avec leurs grands radeaux de peuplier et d'aulne, dont le plancher est fait d'un lit de roseaux, dont la toiture est tressee en joncs solides. Ces barques, ces maisons flottantes, vont a l'aventure sous le souffle du vent. Quand elles touchent une rive, c'est par hasard, et si moelleusement, que le pecheur qui dort n'est pas reveille par la secousse. S'il a voulu aborder, c'est qu'il a vu les longues bandes de rales ou de vanneaux, de canards ou de pluviers, de sarcelles ou de becassines, dont il fait sa proie avec le piege ou avec le plomb du mousquet. Les aloses argentees, les anguilles monstrueuses, les brochets nerveux, les perches roses et grises, tombent par masse dans ses filets. Il n'y a qu'a choisir les pieces les plus grasses, et laisser echapper le reste. Jamais un homme des villes, jamais un soldat, jamais personne n'a penetre dans ce pays. Le soleil y est doux. Certains massifs de terre retiennent la vigne et nourrissent d'un suc genereux ses belles grappes noires et blanches. Une fois la semaine, une barque va chercher, au four commun, pain tiede et jaune dont l'odeur attire et caresse de loin. Vous vivrez la comme un homme des temps anciens. Seigneur puissant de vos chiens barbets, de vos lignes, de vos fusils et de votre belle maison de roseaux, vous y vivrez dans l'opulence de la chasse dans la plenitude de la securite; vous passerez ainsi des annees au bout desquelles, meconnaissable, transforme, vous aurez force Dieu a vous refaire une destinee. Il y a mille pistoles dans ce sac, monseigneur; c'est plus qu'il n'en faut pour acheter tout le marais dont je vous ai parle; c'est plus qu'il n'en faut pour y vivre autant d'annees que vous avez de jours a vivre; c'est plus qu'il n'en faut pour etre le plus riche, le plus libre et le plus heureux de la contree. Acceptez comme je vous offre, sincerement, joyeusement. Tout de suite du carrosse que voici, nous allons distraire deux chevaux. Le muet, mon serviteur, vous conduira, marchant la nuit, dormant le jour, jusqu'au pays dont je vous parle, et au moins j'aurai la satisfaction de me dire que j'ai rendu a mon prince le service qu'il a choisi. J'aurai fait un homme heureux. Dieu m'en saura plus de gre que d'avoir fait un homme puissant. C'est bien autrement difficile! Eh bien! que repondez-vous, monseigneur? Voici l'argent. Oh! n'hesitez pas. Au Poitou, vous ne risquez rien, sinon de gagner les fievres. Encore les sorciers du pays pourront-ils vous guerir pour vos pistoles. A jouer l'autre partie, celle que vous savez, vous risquez d'etre assassine sur un trone ou etrangle dans une prison. Sur mon ame! je le dis, a present que j'ai pese les deux, sur ma vie! j'hesiterais. -- Monsieur, repliqua le jeune prince, avant que je me resolve, laissez-moi descendre de ce carrosse, marcher sur la terre, et consulter cette voix que Dieu fait parler dans la nature libre. Dix minutes, et je repondrai. -- Faites, monseigneur, dit Aramis en s'inclinant avec respect, tant avait ete solennelle et auguste la voix qui venait de s'exprimer ainsi. Chapitre CCXVI -- Couronne et tiare Aramis etait descendu avant le jeune homme et lui tenait la portiere ouverte. Il le vit poser le pied sur la mousse avec un fremissement de tout le corps, et faire autour de la voiture quelques pas embarrasses, chancelants presque. On eut dit que le pauvre prisonnier etait mal habitue a marcher sur la terre des hommes. On etait au 15 aout, vers onze heures du soir: de gros nuages, qui presageaient la tempete, avaient envahi le ciel, et sous leurs plis derobaient toute lumiere et toute perspective. A peine les extremites des allees se detachaient-elles des taillis par une penombre d'un gris opaque qui devenait, apres un certain temps d'examen, sensible au milieu de cette obscurite complete. Mais les parfums qui montent de l'herbe, ceux plus penetrants et plus frais qu'exhale l'essence des chenes, l'atmosphere tiede et onctueuse qui l'enveloppait tout entier pour la premiere fois depuis tant d'annees, cette ineffable jouissance de liberte en pleine campagne, parlaient un langage si seduisant pour le prince, que, quelle que fut cette retenue, nous dirons presque cette dissimulation dont nous avons essaye de donner une idee, il se laissa surprendre a son emotion et poussa un soupir de joie. Puis peu a peu, il leva sa tete alourdie, et respira les differentes couches d'air, a mesure qu'elles s'offraient chargees d'aromes a son visage epanoui. Croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour l'empecher d'eclater a l'invasion de cette felicite nouvelle, il aspira delicieusement cet air inconnu qui court la nuit sous le dome des hautes forets. Ce ciel qu'il contemplait, ces eaux qu'il entendait bruire, ces creatures qu'il voyait s'agiter, n'etait-ce pas la realite? Aramis n'etait-il pas un fou de croire qu'il y eut autre chose a rever dans ce monde? Ces tableaux enivrants de la vie de campagne, exempte de soucis, de craintes et de genes, cet ocean de jours heureux qui miroite incessamment devant toute imagination jeune, voila la veritable amorce a laquelle pourra se prendre un malheureux captif, use par la pierre du cachot, etiole dans l'air si rare de la Bastille. C'etait celle, on s'en souvient, que lui avait presentee Aramis en lui offrant et les mille pistoles que renfermait la voiture et cet Eden enchante que cachaient aux yeux du monde les deserts du Bas- Poitou. Telles etaient les reflexions d'Aramis pendant qu'il suivait, avec une anxiete impossible a decrire, la marche silencieuse des joies de Philippe, qu'il voyait s'enfoncer graduellement dans les profondeurs de sa meditation. En effet, le jeune prince, absorbe, ne touchait plus que des pieds a la terre, et son ame, envolee aux pieds de Dieu, le suppliait d'accorder un rayon de lumiere a cette hesitation d'ou devait sortir sa mort ou sa vie. Ce moment fut terrible pour l'eveque de Vannes. Il ne s'etait pas encore trouve en presence d'un aussi grand malheur. Cette ame d'acier, habituee a se jouer dans la vie parmi des obstacles sans consistance, ne se trouvant jamais inferieure ni vaincue, allait- elle echouer dans un si vaste plan, pour n'avoir pas prevu l'influence qu'exercaient sur un corps humain quelques feuilles d'arbres arrosees de quelques litres d'air? Aramis, fixe a la meme place par l'angoisse de son doute, contempla donc cette agonie douloureuse de Philippe, qui soutenait la lutte contre les deux anges mysterieux. Ce supplice dura les dix minutes qu'avait demandees le jeune homme. Pendant cette eternite Philippe ne cessa de regarder le ciel avec un oeil suppliant, triste et humide. Aramis ne cessa de regarder Philippe avec un oeil avide, enflamme, devorant. Tout a coup, la tete du jeune homme s'inclina. Sa pensee redescendit sur la terre. On vit son regard s'endurcir, son front se plisser, sa bouche s'armer d'un courage farouche; puis ce regard devint fixe encore une fois; mais, cette fois, il refletait la flamme des mondaines splendeurs; cette fois, il ressemblait au regard de Satan sur la montagne, lorsqu'il passait en revue les royaumes et les puissances de la terre pour en faire des seductions a Jesus. L'oeil d'Aramis redevint aussi doux qu'il avait ete sombre. Alors, Philippe lui saisissant la main d'un mouvement rapide et nerveux: -- Allons, dit-il, allons ou l'on trouve la couronne de France! -- C'est votre decision, mon prince? repartit Aramis. -- C'est ma decision. -- Irrevocable? Philippe ne daigna pas meme repondre. Il regarda resolument l'eveque, comme pour lui demander s'il etait possible qu'un homme revint jamais sur un parti pris. -- Ces regards-la sont des traits de feu qui peignent les caracteres, dit Aramis en s'inclinant sur la main de Philippe. Vous serez grand, monseigneur, je vous en reponds. -- Reprenons, s'il vous plait, la conversation ou nous l'avons laissee. Je vous avais dit, je crois, que je voulais m'entendre avec vous sur deux points: les dangers ou les obstacles. Ce point est decide. L'autre, ce sont les conditions que vous me poseriez. A votre tour de parler, monsieur d'Herblay. -- Les conditions, mon prince? -- Sans doute. Vous ne m'arreterez pas en chemin pour une bagatelle semblable, et vous ne me ferez pas l'injure de supposer que je vous crois sans interet dans cette affaire. Ainsi donc, sans detour et sans crainte, ouvrez-moi le fond de votre pensee. -- M'y voici, monseigneur. Une fois roi... -- Quand sera-ce? -- Ce sera demain au soir. Je veux dire dans la nuit. -- Expliquez-moi comment. -- Quand j'aurai fait une question a Votre Altesse Royale. -- Faites. -- J'avais envoye a Votre Altesse un homme a moi, charge de lui remettre un cahier de notes ecrites finement, redigees avec surete, notes qui permettent a Votre Altesse de connaitre a fond toutes les personnes qui composent et composeront sa cour. -- J'ai lu toutes ces notes. -- Attentivement? -- Je les sais par coeur. -- Et comprises? Pardon, je puis demander cela au pauvre abandonne de la Bastille. Il va sans dire que dans huit jours, je n'aurai plus rien a demander a un esprit comme le votre, jouissant de sa liberte dans sa toute-puissance. -- Interrogez-moi, alors: je veux etre l'ecolier a qui le savant maitre fait repeter la lecon convenue. -- Sur votre famille, d'abord, monseigneur. -- Ma mere, Anne d'Autriche? tous ses chagrins sa triste maladie? oh! je la connais! je la connais! -- Votre second frere? dit Aramis en s'inclinant. -- Vous avez joint a ces notes des portraits si merveilleusement traces, dessines et peints, que j'ai, par ces peintures, reconnu les gens dont vos notes me designaient le caractere, les moeurs et l'histoire. Monsieur mon frere est un beau brun, le visage pale; il n'aime pas sa femme Henriette, que moi, moi Louis XIV, j'ai un peu aimee, que j'aime encore coquettement, bien qu'elle m'ait tant fait pleurer le jour ou elle voulait chasser Mlle de La Valliere. -- Vous prendrez garde aux yeux de celle-ci, dit Aramis. Elle aime sincerement le roi actuel. On trompe difficilement les yeux d'une femme qui aime. -- Elle est blonde, elle a des yeux bleus dont la tendresse me revelera son identite. Elle boite un peu, elle ecrit chaque jour une lettre a laquelle je fais repondre par M. de Saint-Aignan. -- Celui-la, vous le connaissez? -- Comme si je le voyais, et je sais les derniers vers qu'il m'a faits, comme ceux que j'ai composes en reponse aux siens. -- Tres bien. Vos ministres, les connaissez-vous? -- Colbert, une figure laide et sombre, mais intelligente, cheveux couvrant le front, grosse tete, lourde, pleine: ennemi mortel de M. Fouquet. -- Quant a celui-la, ne nous en inquietons pas. -- Non, parce que, necessairement, vous me demanderez de l'exiler, n'est ce pas? Aramis, penetre d'admiration, se contenta de dire: -- Vous serez tres grand, monseigneur. -- Vous voyez, ajouta le prince, que je sais ma lecon a merveille, et, Dieu aidant, vous ensuite, je ne me tromperai guere. -- Vous avez encore une paire d'yeux bien genants, monseigneur. -- Oui, le capitaine des mousquetaires, M. d'Artagnan, votre ami. -- Mon ami je dois le dire. -- Celui qui a escorte La Valliere a Chaillot, celui qui a livre Monck dans un coffre au roi Charles II, celui qui a si bien servi ma mere, celui a qui la couronne de France doit tant qu'elle lui doit tout. Est-ce que vous me demanderez aussi de l'exiler, celui- la? -- Jamais, Sire. D'Artagnan est un homme a qui, dans un moment donne, je me charge de tout dire; mais defiez-vous, car, s'il nous depiste avant cette revelation, vous ou moi, nous serons pris ou tues. C'est un homme de main. -- J'aviserai. Parlez-moi de M. Fouquet. Qu'en voulez-vous faire? -- Un moment encore, je vous en prie, monseigneur. Pardon, si je parais manquer de respect en vous questionnant toujours. -- C'est votre devoir de le faire, et c'est encore votre droit. -- Avant de passer a M. Fouquet, j'aurais un scrupule d'oublier un autre ami a moi. -- M. du Vallon, l'Hercule de la France. Quant a celui-la, sa fortune est assuree. -- Non, ce n'est pas de lui que je voulais parler. -- Du comte de La Fere, alors? -- Et de son fils, notre fils a tous quatre. -- Ce garcon qui se meurt d'amour pour La Valliere, a qui mon frere l'a prise deloyalement! Soyez tranquille, je saurai la lui faire recouvrer. Dites-moi une chose, monsieur d'Herblay: oublie- t-on les injures quand on aime? pardonne-t-on a la femme qui a trahi? Est-ce un des usages de l'esprit francais? est-ce une des lois du coeur humain? -- Un homme qui aime profondement, comme aime Raoul de Bragelonne, finit par oublier le crime de sa maitresse; mais je ne sais si Raoul oubliera. -- J'y pourvoirai. Est-ce tout ce que vous vouliez me dire sur votre ami? -- C'est tout. -- A M. Fouquet, maintenant. Que comptez-vous que j'en ferai? -- Le surintendant, comme par le passe, je vous en prie. -- Soit! mais il est aujourd'hui premier ministre. -- Pas tout a fait. -- Il faudra bien un premier ministre a un roi ignorant et embarrasse comme je le serai. -- Il faudra un ami a Votre Majeste? -- Je n'en ai qu'un, c'est vous. -- Vous en aurez d'autres plus tard: jamais d'aussi devoue, jamais d'aussi zele pour votre gloire. -- Vous serez mon premier ministre. -- Pas tout de suite, monseigneur. Cela donnerait trop d'ombrage et d'etonnement. -- M. de Richelieu, premier ministre de ma grand-mere Marie de Medicis, n'etait qu'eveque de Lucon, comme vous etes eveque de Vannes. -- Je vois que Votre Altesse Royale a bien profite de mes notes. Cette miraculeuse perspicacite me comble de joie. -- Je sais bien que M. de Richelieu, par la protection de la reine, est devenu bientot cardinal. -- Il vaudra mieux, dit Aramis en s'inclinant, que je ne sois premier ministre qu'apres que Votre Altesse Royale m'aura fait nommer cardinal. -- Vous le serez avant deux mois, monsieur d'Herblay. Mais voila bien peu de chose. Vous ne m'offenseriez pas en me demandant davantage, et vous m'affligeriez en vous en tenant la. -- Aussi ai-je quelque chose a esperer de plus, monseigneur. -- Dites, dites! -- M. Fouquet ne gardera pas toujours les affaires, il vieillira vite. Il aime le plaisir, compatible aujourd'hui avec son travail, grace au reste de jeunesse dont il jouit; mais cette jeunesse tient au premier chagrin ou a la premiere maladie qu'il rencontrera. Nous lui epargnerons le chagrin, parce qu'il est galant homme et noble coeur. Nous ne pourrons lui sauver la maladie. Ainsi, c'est juge. Quand vous aurez paye toutes les dettes de M. Fouquet, remis les finances en etat, M. Fouquet pourra demeurer roi dans sa cour de poetes et de peintres; nous l'aurons fait riche. Alors, devenu premier ministre de Votre Altesse Royale, je pourrai songer a mes interets et aux votres. Le jeune homme regarda son interlocuteur. -- M. de Richelieu, dont nous parlions, dit Aramis, a eu le tort tres grand de s'attacher a gouverner seulement la France. Il a laisse deux rois, le roi Louis XIII et lui, troner sur le meme trone, tandis qu'il pouvait les installer plus commodement sur deux trones differents. -- Sur deux trones? dit le jeune homme en revant. -- En effet, poursuivit Aramis tranquillement: un cardinal premier ministre de France, aide de la faveur et de l'appui du roi Tres Chretien; un cardinal a qui le roi son maitre pretre ses tresors, son armee, son conseil, cet homme-la ferait un double emploi facheux en appliquant ses ressources a la seule France. Vous, d'ailleurs, ajouta Aramis en plongeant jusqu'au fond des yeux de Philippe, vous ne serez pas un roi comme votre pere, delicat, lent et fatigue de tout; vous serez un roi de tete et d'epee; vous n'aurez pas assez de vos Etats: je vous y generais. Or, jamais notre amitie ne doit etre, je ne dis pas alteree, mais meme effleuree par une pensee secrete. Je vous aurai donne le trone de France, vous me donnerez le trone de saint Pierre. Quand votre main loyale, ferme et armee aura pour main jumelle la main d'un pape tel que je le serai, ni Charles-Quint, qui a possede les deux tiers du monde, ni Charlemagne, qui le posseda entier, ne viendront a la hauteur de votre ceinture. Je n'ai pas d'alliance, moi, je n'ai pas de prejuges, je ne vous jette pas dans la persecution des heretiques, je ne vous jetterai pas dans les guerres de famille; je dirai: "A nous deux l'univers; a moi pour les ames, a vous pour les corps." Et, comme je mourrai le premier, vous aurez mon heritage. Que dites-vous de mon plan, monseigneur? -- Je dis que vous me rendez heureux et fier, rien que de vous avoir compris, monsieur d'Herblay, vous serez cardinal; cardinal, vous serez mon premier ministre. Et puis vous m'indiquerez ce qu'il faut faire pour qu'on vous elise pape; je le ferai. Demandez-moi des garanties. -- C'est inutile. Je n'agirai jamais qu'en vous faisant gagner quelque chose; je ne monterai jamais sans vous avoir hisse sur l'echelon superieur; je me tiendrai toujours assez loin de vous pour echapper a votre jalousie, assez pres pour maintenir votre profit et surveiller votre amitie. Tous les contrats en ce monde se rompent, parce que l'interet qu'ils renferment tend a pencher d'un seul cote. Jamais entre nous il n'en sera de meme; je n'ai pas besoin de garanties. -- Ainsi... mon frere... disparaitra?... -- Simplement. Nous l'enleverons de son lit par le moyen d'un plancher qui cede a la pression du doigt. Endormi sous la couronne, il se reveillera dans la captivite. Seul, vous commanderez a partir de ce moment, et vous n'aurez pas d'interet plus cher que celui de me conserver pres de vous. -- C'est vrai! Voici ma main, monsieur d'Herblay. -- Permettez-moi de m'agenouiller devant vous, Sire, bien respectueusement. Nous nous embrasserons le jour ou tous deux nous aurons au front, vous la couronne, moi la tiare. -- Embrassez-moi aujourd'hui meme, et soyez plus que grand, plus qu'habile, plus que sublime genie: soyez bon pour moi, soyez mon pere! Aramis faillit s'attendrir en l'ecoutant parler. Il crut sentir dans son coeur un mouvement jusqu'alors inconnu; mais cette impression s'effaca bien vite. "Son pere! pensa-t-il. Oui, Saint-Pere!" Et ils reprirent place dans le carrosse, qui courut rapidement sur la route de Vaux-le-Vicomte. Chapitre CCXVII -- Le chateau de Vaux-le-Vicomte Le chateau de Vaux-le-Vicomte, situe a une lieue de Melun, avait ete bati par Fouquet en 1656. Il n'y avait alors que peu d'argent en France. Mazarin avait tout pris, et Fouquet depensait le reste. Seulement, comme certains hommes ont les defauts feconds et les vices utiles, Fouquet, en semant les millions dans ce palais, avait trouve le moyen de recolter trois hommes illustres: Le Vau, architecte de l'edifice, Le Notre, dessinateur des jardins, et Le Brun, decorateur des appartements. Si le chateau de Vaux avait un defaut qu'on put lui reprocher, c'etait son caractere grandiose et sa gracieuse magnificence, il est encore proverbial aujourd'hui de nombrer les arpents de sa toiture, dont la reparation est de nos jours la ruine des fortunes retrecies comme toute l'epoque. Vaux-le-Vicomte, quand on a franchi sa large grille, soutenue par des cariatides, developpe son principal corps de logis dans la vaste cour d'honneur, ceinte de fosses profonds que borde un magnifique balustre de pierre. Rien de plus noble que l'avant- corps du milieu, hisse sur son perron comme un roi sur son trone, ayant autour de lui quatre pavillons qui forment les angles, et dont les immenses colonnes ioniques s'elevent majestueusement a toute la hauteur de l'edifice. Les frises ornees d'arabesques, les frontons couronnant les pilastres donnent partout la richesse et la grace. Les domes, surmontant le tout, donnent l'ampleur et la majeste. Cette maison, batie par un sujet, ressemble bien plus a une maison royale que ces maisons royales dont Wolsey se croyait force de faire present a son maitre de peur de le rendre jaloux. Mais, si la magnificence et le gout eclatent dans un endroit special de ce palais, si quelque chose peut etre prefere a la splendide ordonnance des interieurs, au luxe des dorures, a la profusion des peintures et des statues, c'est le parc, ce sont les jardins de Vaux. Les jets d'eau, merveilleux en 1653, sont encore des merveilles aujourd'hui, les cascades faisaient l'admiration de tous les rois et de tous les princes, et quant a la fameuse grotte, theme de tant de vers fameux, sejour de cette illustre nymphe de Vaux que Pelisson fit parler avec La Fontaine, on nous dispensera d'en decrire toutes les beautes, car nous ne voudrions pas reveiller pour nous ces critiques que meditait alors Boileau: _Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales._ _........................_ _Et je me sauve a peine au travers du jardin._ Nous ferons comme Despreaux, nous entrerons dans ce parc age de huit ans seulement, et dont les cimes, deja superbes, s'epanouissaient rougissantes aux premiers rayons du soleil. Le Notre avait hate le plaisir de Mecene; toutes les pepinieres avaient donne des arbres doubles par la culture et les actifs engrais. Tout arbre du voisinage qui offrait un bel espoir avait ete enleve avec ses racines, et plante tout vif dans le parc. Fouquet pouvait bien acheter des arbres pour orner son parc, puisqu'il avait achete trois villages et leurs contenances pour l'agrandir. M. de Scudery dit de ce palais que, pour l'arroser, M. Fouquet avait divise une riviere en mille fontaines et reuni mille fontaines en torrents. Ce M. de Scudery en dit bien d'autres dans sa _Clelie_ sur ce palais de Valterre, dont il decrit minutieusement les agrements. Nous serons plus sages de renvoyer les lecteurs curieux a Vaux que de les renvoyer a la _Clelie_. Cependant il y a autant de lieues de Paris a Vaux que de volumes a la _Clelie_. Cette splendide maison etait prete pour recevoir _le plus grand roi du monde_. Les amis de M. Fouquet avaient voiture la, les uns leurs acteurs et leurs decors, les autres leurs equipages de statuaires et de peintres, les autres encore leur plumes finement taillees. Il s'agissait de risquer beaucoup d'impromptus. Les cascades, peu dociles, quoique nymphes, regorgeaient d'une eau plus brillante que le cristal; elles epanchaient sur les tritons et les nereides de bronze des flots ecumeux s'irisant aux feux du soleil. Une armee de serviteurs courait par escouades dans les cours et dans les vastes corridors, tandis que Fouquet, arrive le matin seulement, se promenait calme et clairvoyant, pour donner les derniers ordres, apres que ses intendants avaient passe leur revue. On etait, comme nous l'avons dit, au 15 aout. Le soleil tombait d'aplomb sur les epaules des dieux de marbre et de bronze; il chauffait l'eau des conques et murissait dans les vergers ces magnifiques peches que le roi devait regretter cinquante ans plus tard, alors qu'a Marly, manquant de belles especes dans ses jardins qui avaient coute a la France le double de ce qu'avait coute Vaux, le grand roi disait a quelqu'un: -- Vous etes trop jeune, vous, pour avoir mange des peches de M. Fouquet. O souvenir! o trompettes de la renommee! o gloire de ce monde! Celui-la qui se connaissait si bien en merite; celui-la qui avait recueilli l'heritage de Nicolas Fouquet; celui-la qui lui avait pris Le Notre et Le Brun; celui-la qui l'avait envoye pour toute sa vie dans une prison d'Etat, celui-la se rappelait seulement les peches de cet ennemi vaincu, etouffe, oublie! Fouquet avait eu beau jeter trente millions dans ses bassins, dans les creusets de ses statuaires, dans les ecritures de ses poetes, dans les portefeuilles de ses peintres; il avait cru en vain faire penser a lui. Une peche eclose vermeille et charnue entre les losanges d'un treillage, sous les langues verdoyantes de ses feuilles aigues, ce peu de matiere vegetale qu'un loir croquait sans y penser, suffisait au grand roi pour ressusciter en son souvenir l'ombre lamentable du dernier surintendant de France! Bien sur qu'Aramis avait distribue les grandes masses, qu'il avait pris soin de faire garder les portes et preparer les logements, Fouquet ne s'occupait plus que de l'ensemble. Ici, Gourville lui montrait les dispositions du feu d'artifice; la, Moliere le conduisait au theatre; et enfin, apres avoir visite la chapelle, les salons, les galeries, Fouquet redescendait epuise, quand il vit Aramis dans l'escalier. Le prelat lui faisait signe. Le surintendant vint joindre son ami, qui l'arreta devant un grand tableau termine a peine. S'escrimant sur cette toile, le peintre Le Brun, couvert de sueur, tache de couleurs, pale de fatigue et d'inspiration, jetait les derniers coups de sa brosse rapide. C'etait ce portrait du roi qu'on attendait, avec l'habit de ceremonie, que Percerin avait daigne faire voir d'avance a l'eveque de Vannes. Fouquet se placa devant ce tableau, qui vivait, pour ainsi dire, dans sa chair fraiche et dans sa moite chaleur. Il regarda la figure, calcula le travail, admira, et, ne trouvant pas de recompense qui fut digne de ce travail d'Hercule, il passa ses bras au cou du peintre et l'embrassa. M. le surintendant venait de gater un habit de mille pistoles, mais il avait repose Le Brun. Ce fut un beau moment pour l'artiste, ce fut un douloureux moment pour M. Percerin, qui, lui aussi, marchait derriere Fouquet, et admirait dans la peinture de Le Brun l'habit qu'il avait fait pour Sa Majeste, objet d'art, disait-il, qui n'avait son pareil que dans la garde-robe de M. le surintendant. Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut donne du sommet de la maison. Par-dela Melun, dans la plaine deja nue, les sentinelles de Vaux avaient apercu le cortege du roi et des reines: Sa Majeste entrait dans Melun avec sa longue file de carrosses et de cavaliers. -- Dans une heure, dit Aramis a Fouquet. -- Dans une heure! repliqua celui-ci en soupirant. -- Et ce peuple qui se demande a quoi servent les fetes royales! continua l'eveque de Vannes en riant de son faux rire. -- Helas! moi, qui ne suis pas peuple, je me le demande aussi. -- Je vous repondrai dans vingt-quatre heures, monseigneur. Prenez votre bon visage, car c'est jour de joie. -- Eh bien! croyez-moi, si vous voulez, d'Herblay, dit le surintendant avec expansion, en designant du doigt le cortege de Louis a l'horizon, il ne m'aime guere, je ne l'aime pas beaucoup, mais je ne sais comment il se fait que, depuis qu'il approche de ma maison... -- Eh bien! quoi? -- Eh bien! depuis qu'il se rapproche, il m'est plus sacre, il m'est le roi, il m'est presque cher. -- Cher? oui, fit Aramis en jouant sur le mot, comme, plus tard, l'abbe Terray avec Louis XV. -- Ne riez pas, d'Herblay, je sens que, s'il le voulait bien, j'aimerais ce jeune homme. -- Ce n'est pas a moi qu'il faut dire cela, reprit Aramis, c'est a M. Colbert. -- A M. Colbert! s'ecria Fouquet. Pourquoi? -- Parce qu'il vous fera avoir une pension sur la cassette du roi, quand il sera surintendant. Ce trait lance, Aramis salua. -- Ou allez-vous donc? reprit Fouquet, devenu sombre. -- Chez moi, pour changer d'habits, monseigneur. -- Ou vous etes-vous loge, d'Herblay? -- Dans la chambre bleue du deuxieme etage. -- Celle qui donne au-dessus de la chambre du roi? -- Precisement. -- Quelle sujetion vous avez prise la! Se condamner a ne pas remuer! -- Toute la nuit, monseigneur, je dors ou je lis dans mon lit. -- Et vos gens? -- Oh! je n'ai qu'une personne avec moi. -- Si peu! -- Mon lecteur me suffit. Adieu, monseigneur, ne vous fatiguez pas trop. Conservez-vous frais pour l'arrivee du roi. -- On vous verra? on verra votre ami du Vallon? -- Je l'ai loge pres de moi. Il s'habille. Et Fouquet, saluant de la tete et du sourire, passa comme un general en chef qui visite des avant-postes, quand on lui a signale l'ennemi. Chapitre CCXVIII -- Le vin de Melun Le roi etait entre effectivement dans Melun avec l'intention de traverser seulement la ville. Le jeune monarque avait soif de plaisirs. Durant tout le voyage, il n'avait apercu que deux fois La Valliere, et, devinant qu'il ne pourrait lui parler que la nuit, dans les jardins, apres la ceremonie, il avait hate de prendre ses logements a Vaux. Mais il comptait sans son capitaine des mousquetaires et aussi sans M. Colbert. Semblable a Calypso, qui ne pouvait se consoler du depart d'Ulysse, notre Gascon ne pouvait se consoler de n'avoir pas devine pourquoi Aramis faisait demander a Percerin l'exhibition des habits neufs du roi. "Toujours est-il, se disait cet esprit flexible dans sa logique, que l'eveque de Vannes, mon ami, fait cela pour quelque chose." Et de se creuser la cervelle bien inutilement. D'Artagnan, si fort assoupli a toutes les intrigues de cour; d'Artagnan, qui connaissait la situation de Fouquet mieux que Fouquet lui-meme, avait concu les plus etranges soupcons a l'enonce de cette fete qui eut ruine un homme riche, et qui devenait une oeuvre impossible, insensee, pour un homme ruine. Et puis, la presence d'Aramis, revenu de Belle-Ile et nomme grand ordonnateur par M. Fouquet, son immixtion perseverante dans toutes les affaires du surintendant, les visites de M. de Vannes chez Baisemeaux, tout ce louche avait profondement tourmente d'Artagnan depuis quelques semaines. "Avec des hommes de la trempe d'Aramis, disait-il, on n'est le plus fort que l'epee a la main. Tant qu'Aramis a fait l'homme de guerre, il y a eu espoir de le surmonter; depuis qu'il a double sa cuirasse d'une etole, nous sommes perdus. Mais que veut Aramis?" Et d'Artagnan revait. "Que m'importe! apres tout, s'il ne veut renverser que M. Colbert?... Que peut-il vouloir autre chose?" D'Artagnan se grattait le front, cette fertile terre d'ou le soc de ses ongles avait tant fouille de belles et bonnes idees. Il eut celle de s'aboucher avec M. Colbert, mais son amitie, son serment d'autrefois, le liaient trop a Aramis. Il recula. D'ailleurs, il haissait ce financier. Il voulut s'ouvrir au roi. Mais le roi ne comprendrait rien a ses soupcons, qui n'avaient pas meme la realite de l'ombre. Il resolut de s'adresser directement a Aramis, la premiere fois qu'il le verrait. "Je le prendrai entre deux chandelles, directement, brusquement, se dit le mousquetaire. Je lui mettrai la main sur le coeur, et il me dira... Que me dira-t-il? oui, il me dira quelque chose, car, mordioux! il y a quelque chose la-dessous!" Plus tranquille, d'Artagnan fit ses apprets de voyage, et donna ses soins a ce que la maison militaire du roi, fort peu considerable encore, fut bien commandee et bien ordonnee dans ses mediocres proportions. Il resulta, de ces tatonnements du capitaine, que le roi se mit a la tete des mousquetaires, de ses Suisses et d'un piquet de gardes-francaises, lorsqu'il arriva devant Melun. On eut dit d'une petite armee. M. Colbert regardait ces hommes d'epee avec beaucoup de joie. Il en voulait encore un tiers en sus. -- Pourquoi? disait le roi. -- Pour faire plus d'honneur a M. Fouquet, repliquait Colbert. "Pour le ruiner plus vite", pensait d'Artagnan. L'armee parut devant Melun, dont les notables apporterent au roi les clefs, et l'inviterent a entrer a l'Hotel de Ville pour prendre le vin d'honneur. Le roi, qui s'attendait a passer outre et a gagner Vaux tout de suite, devint rouge de depit. -- Quel est le sot qui m'a valu ce retard? grommela-t-il entre ses dents, pendant que le maitre echevin faisait son discours. -- Ce n'est pas moi, repliqua d'Artagnan; mais je crois bien que c'est M. Colbert. Colbert entendit son nom. -- Que plait-il a M. d'Artagnan? demanda-t-il. -- Il me plait savoir si vous etes celui qui a fait entrer le roi dans le vin de Brie? -- Oui, monsieur. -- Alors, c'est a vous que le roi a donne un nom. -- Lequel, monsieur? -- Je ne sais trop... Attendez... imbecile... non, non... sot, sot, stupide, voila ce que Sa Majeste a dit de celui qui lui a valu le vin de Melun. D'Artagnan, apres cette bordee, caressa tranquillement son cheval. La grosse tete de M. Colbert enfla comme un boisseau. D'Artagnan, le voyant si laid par la colere, ne s'arreta pas en chemin. L'orateur allait toujours; le roi rougissait a vue d'oeil. -- Mordioux! dit flegmatiquement le mousquetaire, le roi va prendre un coup de sang. Ou diable avez-vous eu cette idee-la, monsieur Colbert? Vous n'avez pas de chance. -- Monsieur, dit le financier en se redressant, elle m'a ete inspiree par mon zele pour le service du roi. -- Bah! -- Monsieur, Melun est une ville, une bonne ville qui paie bien, et qu'il est inutile de mecontenter. -- Voyez-vous cela! Moi qui ne suis pas un financier, j'avais seulement vu une idee dans votre idee. -- Laquelle, monsieur? -- Celle de faire faire un peu de bile a M. Fouquet, qui s'evertue, la-bas, sur ses donjons, a nous attendre. Le coup etait juste et rude. Colbert en fut desarconne. Il se retira l'oreille basse. Heureusement, le discours etait fini. Le roi but, puis tout le monde reprit la marche a travers la ville. Le roi rongeait ses levres, car la nuit venait et tout espoir de promenade avec La Valliere s'evanouissait. Pour faire entrer la maison du roi dans Vaux, il fallait au moins quatre heures, grace a toutes les consignes. Aussi le roi, qui bouillait d'impatience, pressa-t-il les reines, afin d'arriver avant la nuit, mais au moment de se remettre en marche, les difficultes surgirent. -- Est-ce que le roi ne va pas coucher a Melun? dit M. Colbert, bas, a d'Artagnan. M. Colbert etait bien mal inspire, ce jour-la, de s'adresser ainsi au chef des mousquetaires. Celui-ci avait devine que le roi ne tenait pas en place. D'Artagnan ne voulait le laisser entrer a Vaux que bien accompagne: il desirait donc que Sa Majeste n'entrat qu'avec toute l'escorte. D'un autre cote, il sentait que les retards irriteraient cet impatient caractere. Comment concilier ces deux difficultes? D'Artagnan prit Colbert au mot et le lanca sur le roi. -- Sire, dit-il, M. Colbert demande si Votre Majeste ne couchera pas a Melun? -- Coucher a Melun! Et pour quoi faire? s'ecria Louis XIV Coucher a Melun! Qui diable a pu songer a cela, quand M. Fouquet nous attend ce soir? -- C'etait, reprit vivement Colbert, la crainte de retarder Votre Majeste, qui, d'apres l'etiquette, ne peut entrer autre part que chez elle, avant que les logements aient ete marques par son fourrier, et la garnison distribuee. D'Artagnan ecoutait de ses oreilles en se mordant la moustache. Les reines entendaient aussi. Elles etaient fatiguees; elles eussent voulu dormir, et surtout empecher le roi de se promener, le soir, avec M. de Saint-Aignan et les dames; car, si l'etiquette renfermait chez elles les princesses, les dames, leur service fait, avaient toute faculte de se promener. On voit que tous ces interets, s'amoncelant en vapeurs, devaient produire des nuages, et les nuages une tempete. Le roi n'avait pas de moustache a mordre: il machait avidement le manche de son fouet. Comment sortir de la? D'Artagnan faisait les doux yeux et Colbert le gros dos. Sur qui mordre? -- On consultera la-dessus la reine, dit Louis XIV en saluant les dames. Et cette bonne grace qu'il eut penetra le coeur de Marie-Therese, qui etait bonne et genereuse, et qui, remise a son libre arbitre, repliqua respectueusement: -- Je ferai la volonte du roi, toujours avec plaisir. -- Combien faut-il de temps pour aller a Vaux? demanda Anne d'Autriche en trainant sur chaque syllabe, et en appuyant la main sur son sein endolori. -- Une heure pour les carrosses de Leurs Majestes, dit d'Artagnan, par des chemins assez beaux. Le roi le regarda. -- Un quart d'heure pour le roi, se hata-t-il d'ajouter. -- On arriverait au jour, dit Louis XIV. -- Mais les logements de la maison militaire, objecta doucement Colbert, feront perdre au roi toute la hate du voyage, si prompt qu'il soit. "Double brute! pensa d'Artagnan, si j'avais interet a demolir ton credit, je le ferais en dix minutes." -- A la place du roi, ajouta-t-il tout haut, en me rendant chez M. Fouquet, qui est un galant homme, je laisserais ma maison, j'irais en ami; j'entrerais seul avec mon capitaine des gardes; j'en serais plus grand et plus sacre. La joie brilla dans les yeux du roi. -- Voila un bon conseil, dit-il, mesdames; allons chez un ami, en ami. Marchez doucement, messieurs des equipages; et nous, messieurs, en avant! Il entraina derriere lui tous les cavaliers. Colbert cacha sa grosse tete renfrognee derriere le cou de son cheval. -- J'en serai quitte, dit d'Artagnan tout en galopant, pour causer, des ce soir, avec Aramis. Et puis M. Fouquet est un galant homme, mordioux! je l'ai dit, il faut le croire. Voila comment, vers sept heures du soir, sans trompettes et sans gardes avancees, sans eclaireurs ni mousquetaires, le roi se presenta devant la grille de Vaux, ou Fouquet, prevenu, attendait, depuis une demi-heure, tete nue, au milieu de sa maison et de ses amis. Chapitre CCXIX -- Nectar et ambroisie M. Fouquet tint l'etrier au roi, qui, ayant mis pied a terre, se releva gracieusement, et, plus gracieusement encore, lui tendit une main que Fouquet, malgre un leger effort du roi, porta respectueusement a ses levres. Le roi voulait attendre, dans la premiere enceinte l'arrivee des carrosses. Il n'attendit pas longtemps. Les chemins avaient ete battus par ordre du surintendant. On n'eut pas trouve, depuis Melun jusqu'a Vaux, un caillou gros comme un oeuf. Aussi les carrosses, roulant comme sur un tapis, amenerent-ils, sans cahots ni fatigues, toutes les dames a huit heures. Elles furent recues par Mme la surintendante, et au moment ou elles apparaissaient, une lumiere vive, comme celle du jour, jaillit de tous les arbres, de tous les vases de tous les marbres. Cet enchantement dura jusqu'a ce que Leurs Majestes se fussent perdues dans l'interieur du palais. Toutes ces merveilles, que le chroniqueur a entassees ou plutot conservees dans son recit, au risque de rivaliser avec le romancier, ces splendeurs de la nuit vaincue, de la nature corrigee, de tous les plaisirs, de tous les luxes combines pour la satisfaction des sens et de l'esprit, Fouquet les offrit reellement a son roi, dans cette retraite enchantee, dont nul souverain, en Europe ne pouvait se flatter de posseder l'equivalent. Nous ne parlerons ni du grand festin qui reunit Leurs Majestes, ni des concerts, ni des feeriques metamorphoses; nous nous contenterons de peindre le visage du roi, qui, de gai, ouvert, de bienheureux qu'il etait d'abord, devint bientot sombre, contraint, irrite. Il se rappelait sa maison a lui, et ce pauvre luxe qui n'etait que l'ustensile de la royaute sans etre la propriete de l'homme-roi. Les grands vases du Louvre, les vieux meubles et la vaisselle de Henri II, de Francois Ier, de Louis XI, n'etaient que des monuments historiques. Ce n'etaient que des objets d'art, une defroque du metier royal. Chez Fouquet, la valeur etait dans le travail comme dans la matiere. Fouquet mangeait dans un or que des artistes a lui avaient fondu et cisele pour lui. Fouquet buvait des vins dont le roi de France ne savait pas le nom: il les buvait dans des gobelets plus precieux chacun que toute la cave royale. Que dire des salles, des tentures, des tableaux, des serviteurs, des officiers de toute sorte? Que dire du service ou, l'ordre remplacant l'etiquette, le bien-etre remplacant les consignes, le plaisir et la satisfaction du convive devenaient la supreme loi de tout ce qui obeissait a l'hote? Cet essaim de gens affaires sans bruit, cette multitude de convives moins nombreux que les serviteurs, ces myriades de mets, de vases d'or et d'argent, ces flots de lumiere, ces amas de fleurs inconnues, dont les serres s'etaient depouillees comme d'une surcharge, puisqu'elles etaient encore redondantes de beaute, ce tout harmonieux, qui n'etait que le prelude de la fete promise, ravit tous les assistants, qui temoignerent leur admiration a plusieurs reprises, non par la voix ou par le geste, mais par le silence et l'attention, ces deux langages du courtisan qui ne connait plus le frein du maitre. Quant au roi, ses yeux se gonflerent: il n'osa plus regarder la reine. Anne d'Autriche, toujours superieure en orgueil a toute creature, ecrasa son hote par le mepris qu'elle temoigna pour tout ce qu'on lui servait. La jeune reine, bonne et curieuse de la vie, loua Fouquet, mangea de grand appetit, et demanda le nom de plusieurs fruits qui paraissaient sur la table. Fouquet repondit qu'il ignorait les noms. Ces fruits sortaient de ses reserves: il les avait souvent cultives lui-meme, etant un savant en fait d'agronomie exotique. Le roi sentit la delicatesse. Il n'en fut que plus humilie. Il trouvait la reine un peu peuple, et Anne d'Autriche un peu Junon. Tout son soin, a lui, etait de se garder froid sur la limite de l'extreme dedain ou de la simple admiration. Mais Fouquet avait prevu tout cela: c'etait un de ces hommes qui prevoient tout. Le roi avait expressement declare que, tant qu'il serait chez M. Fouquet, il desirait ne pas soumettre ses repas a l'etiquette, et, par consequent, diner avec tout le monde; mais, par les soins du surintendant, le diner du roi se trouvait servi a part, si l'on peut s'exprimer ainsi, au milieu de la table generale. Ce diner, merveilleux par sa composition, comprenait tout ce que le roi aimait, tout ce qu'il choisissait d'habitude. Louis n'avait pas d'excuses, lui, le premier appetit de son royaume, pour dire qu'il n'avait pas faim. M. Fouquet fit bien mieux: il s'etait mis a table pour obeir a l'ordre du roi, mais des que les potages furent servis, il se leva de table et se mit lui-meme a servir le roi, pendant que Mme la surintendante se tenait derriere le fauteuil de la reine mere. Le dedain de Junon et les bouderies de Jupiter ne tinrent pas contre cet exces de bonne grace. La reine mere mangea un biscuit dans du vin de San Lucar, et le roi mangea de tout en disant a M. Fouquet: -- Il est impossible, monsieur le surintendant, de faire meilleure chere. Sur quoi, toute la Cour se mit a devorer d'un tel enthousiasme, que l'on eut dit des nuees de sauterelles d'Egypte s'abattant sur les seigles verts. Cela n'empecha pas que, apres la faim assouvie, le roi ne redevint triste: triste en proportion de la belle humeur qu'il avait cru devoir manifester, triste surtout de la bonne mine que ses courtisans avaient faite a Fouquet. D'Artagnan, qui mangeait beaucoup et qui buvait sec, sans qu'il y parut, ne perdit pas un coup de dent, mais fit un grand nombre d'observations qui lui profiterent. Le souper fini, le roi ne voulut pas perdre la promenade. Le parc etait illumine. La lune, d'ailleurs, comme si elle se fut mise aux ordres du seigneur de Vaux, argenta les massifs et les lacs de ses diamants et de son phosphore. La fraicheur etait douce. Les allees etaient ombreuses et sablees si moelleusement, que les pieds s'y plaisaient. Il y eut fete complete; car le roi, trouvant La Valliere au detour d'un bois, lui put serrer la main et dire: "Je vous aime", sans que nul l'entendit, excepte M. d'Artagnan, qui suivait, et M. Fouquet, qui precedait. Cette nuit d'enchantements s'avanca. Le roi demanda sa chambre. Aussitot tout fut en mouvement. Les reines passerent chez elles au son des theorbes et des flutes. Le roi trouva, en montant, ses mousquetaires, que M. Fouquet avait fait venir de Melun et invites a souper. D'Artagnan perdit toute defiance. Il etait las, il avait bien soupe, et voulait, une fois dans sa vie, jouir d'une fete chez un veritable roi. -- M. Fouquet, disait-il, est mon homme. On conduisit, en grande ceremonie, le roi dans la chambre de Morphee, dont nous devons une mention legere a nos lecteurs. C'etait la plus belle et la plus vaste du palais. Le Brun avait peint, dans la coupole, les songes heureux et les songes tristes que Morphee suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le sommeil enfante de gracieux, ce qu'il verse de miel et de parfums, de fleurs et de nectar, de voluptes ou de repos dans les sens, le peintre en avait enrichi les fresques. C'etait une composition aussi suave dans une partie, que sinistre et terrible dans l'autre. Les coupes qui versent les poisons, le fer qui brille sur la tete du dormeur, les sorciers et les fantomes aux masques hideux, les demi-tenebres, plus effrayantes que la flamme ou la nuit profonde, voila ce qu'il avait donne pour pendants a ses gracieux tableaux. Le roi, entre dans cette chambre magnifique, fut saisi d'un frisson. Fouquet en demanda la cause. -- J'ai sommeil, repliqua Louis assez pale. -- Votre Majeste veut-elle son service sur-le-champ? -- Non, j'ai a causer avec quelques personnes, dit le roi. Qu'on previenne M. Colbert. Fouquet s'inclina et sortit. Chapitre CCXX -- A Gascon, Gascon et demi D'Artagnan n'avait pas perdu de temps; ce n'etait pas dans ses habitudes. Apres s'etre informe d'Aramis, il avait couru jusqu'a ce qu'il l'eut rencontre. Or, Aramis, une fois le roi entre dans Vaux, s'etait retire dans sa chambre, meditant sans doute encore quelque galanterie pour les plaisirs de Sa Majeste. D'Artagnan se fit annoncer et trouva au second etage, dans une belle chambre qu'on appelait la chambre bleue, a cause de ses tentures, il trouva, disons-nous l'eveque de Vannes en compagnie de Porthos et de plusieurs epicuriens modernes. Aramis vint embrasser son ami, lui offrit le meilleur siege, et comme on vit generalement que le mousquetaire se reservait sans doute afin d'entretenir secretement Aramis, les epicuriens prirent conge. Porthos ne bougea pas. Il est vrai qu'ayant dine beaucoup, il dormait dans son fauteuil. L'entretien ne fut pas gene par ce tiers. Porthos avait le ronflement harmonieux, et l'on pouvait parler sur cette espece de basse comme sur une melopee antique. D'Artagnan sentit que c'etait a lui d'ouvrir la conversation. L'engagement qu'il etait venu chercher etait rude; aussi aborda-t- il nettement le sujet. -- Eh bien! nous voici donc a Vaux? dit-il. -- Mais oui, d'Artagnan. Aimez-vous ce sejour? -- Beaucoup, et j'aime aussi M. Fouquet. -- N'est-ce pas qu'il est charmant? -- On ne saurait plus. -- On dit que le roi a commence par lui battre froid, et que Sa Majeste s'est radoucie? -- Vous n'avez donc pas vu, que vous dites: "On dit"? -- Non; je m'occupais, avec ces messieurs qui viennent de sortir, de la representation et du carrousel de demain. -- Ah ca! vous etes ordonnateur des fetes, ici, vous? -- Je suis, comme vous savez, ami des plaisirs de l'imagination: j'ai toujours ete poete par quelque endroit, moi. -- Je me rappelle vos vers. Ils etaient charmants. -- Moi, je les ai oublies, mais je me rejouis d'apprendre ceux des autres, quand les autres s'appellent Moliere, Pelisson, La Fontaine, etc. -- Savez-vous l'idee qui m'est venue ce soir en soupant, Aramis? -- Non. Dites-la-moi; sans quoi, je ne la devinerais pas; vous en avez tant! -- Eh bien! l'idee m'est venue que le vrai roi de France n'est pas Louis XIV. -- Hein! fit Aramis en ramenant involontairement ses yeux sur les yeux du mousquetaire. -- Non, c'est M. Fouquet. Aramis respira et sourit. -- Vous voila comme les autres: jaloux! dit-il. Parions que c'est M. Colbert qui vous a fait cette phrase-la? D'Artagnan, pour amadouer Aramis, lui conta les mesaventures de Colbert a propos du vin de Melun. -- Vilaine race que ce Colbert! fit Aramis. -- Ma foi, oui! -- Quand on pense, ajouta l'eveque, que ce drole-la sera votre ministre dans quatre mois. -- Bah! -- Et que vous le servirez comme Richelieu, comme Mazarin. -- Comme vous servez Fouquet, dit d'Artagnan. -- Avec cette difference, cher ami, que M. Fouquet n'est pas M. Colbert. -- C'est vrai. Et d'Artagnan feignit de devenir triste. -- Mais, ajouta-t-il un moment apres, pourquoi donc me disiez-vous que M. Colbert sera ministre dans quatre mois? -- Parce que M. Fouquet ne le sera plus, repliqua Aramis. -- Il sera ruine, n'est-ce pas? dit d'Artagnan. -- A plat. -- Pourquoi donner des fetes, alors? fit le mousquetaire d'un ton de bienveillance si naturel, que l'eveque en fut un moment la dupe. Comment ne l'en avez-vous pas dissuade, vous? Cette derniere partie de la phrase etait un exces. Aramis revint a la defiance. -- Il s'agit, dit-il, de se menager le roi. -- En se ruinant? -- En se ruinant pour lui, oui. -- Singulier calcul! -- La necessite. -- Je ne la vois pas, cher Aramis. -- Si fait, vous remarquez bien l'antagonisme naissant de M. de Colbert. -- Et que M. Colbert pousse le roi a se defaire du surintendant. -- Cela saute aux yeux. -- Et qu'il y a cabale contre M. Fouquet. -- On le sait de reste. -- Quelle apparence que le roi se mette de la partie contre un homme qui aura tout depense pour lui plaire? -- C'est vrai, fit lentement Aramis, peu convaincu, et curieux d'aborder une autre face du sujet de conversation. -- Il y a folies et folies, reprit d'Artagnan. Je n'aime pas toutes celles que vous faites. -- Lesquelles? -- Le souper, le bal, le concert, la comedie, les carrousels, les cascades, les feux de joie et d'artifice, les illuminations et les presents, tres bien, je vous accorde cela; mais ces depenses de circonstance ne suffisaient-elles point? Fallait-il... -- Quoi? -- Fallait-il habiller de neuf toute une maison, par exemple? -- Oh! c'est vrai! J'ai dit cela a M. Fouquet; il m'a repondu que, s'il etait assez riche, il offrirait au roi un chateau neuf des girouettes aux caves, neuf avec tout ce qui tient dedans, et que, le roi parti, il brulerait tout cela pour que rien ne servit a d'autres. -- C'est de l'espagnol pur! -- Je le lui ai dit. Il a ajoute ceci: "Sera mon ennemi, quiconque me conseillera d'epargner." -- C'est de la demence, vous dis-je, ainsi que ce portrait. -- Quel portrait? dit Aramis. -- Celui du roi, cette surprise... -- Cette surprise? -- Oui, pour laquelle vous avez pris des echantillons chez Percerin. D'Artagnan s'arreta. Il avait lance la fleche. Il ne s'agissait plus que d'en mesurer la portee. -- C'est une gracieusete, repondit Aramis. D'Artagnan vint droit a son ami, lui prit les deux mains, et, le regardant dans les yeux: -- Aramis, dit-il, m'aimez-vous encore un peu? -- Si je vous aime! -- Bon! Un service, alors. Pourquoi avez-vous pris des echantillons de l'habit du roi chez Percerin? -- Venez avec moi le demander a ce pauvre Le Brun, qui a travaille la dessus deux jours et deux nuits. -- Aramis, cela est la verite pour tout le monde, mais pour moi... -- En verite, d'Artagnan, vous me surprenez! -- Soyez bon pour moi. Dites-moi la verite: vous ne voudriez pas qu'il m'arrivat du desagrement, n'est-ce pas? -- Cher ami, vous devenez incomprehensible. Quel diable de soupcon avez vous donc? -- Croyez-vous a mes instincts? Vous y croyiez autrefois. Eh bien! un instinct me dit que vous avez un projet cache. -- Moi, un projet? -- Je n'en suis pas sur. -- Pardieu! -- Je n'en suis pas sur, mais j'en jurerais. -- Eh bien! d'Artagnan, vous me causez une vive peine. En effet, si j'ai un projet que je doive vous taire, je vous le tairai, n'est-ce pas? Si j'en ai un que je doive vous reveler, je vous l'aurais deja dit. -- Non, Aramis, non, il est des projets qui ne se revelent qu'au moment favorable. -- Alors, mon bon ami, reprit l'eveque en riant, c'est que le moment favorable n'est pas encore arrive. D'Artagnan secoua la tete avec melancolie. -- Amitie! amitie! dit-il, vain nom! Voila un homme qui, si je le lui demandais, se ferait hacher en morceaux pour moi. -- C'est vrai, dit noblement Aramis. -- Et cet homme, qui me donnerait tout le sang de ses veines, ne m'ouvrira pas un petit coin de son coeur. Amitie, je le repete, tu n'es qu'une ombre et qu'un leurre, comme tout ce qui brille dans le monde! -- Ne parlez pas ainsi de notre amitie, repondit l'eveque d'un ton ferme et convaincu. Elle n'est pas du genre de celles dont vous parlez. -- Regardez-nous, Aramis. Nous voici trois sur quatre. Vous me trompez, je vous suspecte, et Porthos dort. Beau trio d'amis, n'est-ce pas? beau reste! -- Je ne puis vous dire qu'une chose, d'Artagnan, et je vous l'affirme sur l'evangile. Je vous aime comme autrefois. Si jamais je me defie de vous, c'est a cause des autres, non a cause de vous ni de moi. Toute chose que je ferai et en quoi je reussirai, vous y trouverez votre part. Promettez-moi la meme faveur, dites! -- Si je ne m'abuse, Aramis, voila des paroles qui sont, au moment ou vous les prononcez, pleines de generosite. -- C'est possible. -- Vous conspirez contre M. Colbert. Si ce n'est que cela, mordioux! dites le-moi donc, j'ai l'outil, j'arracherai la dent. Aramis ne put effacer un sourire de dedain, qui glissa sur sa noble figure. -- Et, quand je conspirerais contre M. Colbert, ou serait le mal? -- C'est trop peu pour vous, et ce n'est pas pour renverser Colbert que vous avez ete demander des echantillons a Percerin. Oh! Aramis, nous ne sommes pas ennemis, nous sommes freres. Dites- moi ce que vous voulez entreprendre, et, foi de d'Artagnan, si je ne puis pas vous aider, je jure de rester neutre. -- Je n'entreprends rien, dit Aramis. -- Aramis, une voix me parle, elle m'eclaire; cette voix ne m'a jamais trompe. Vous en voulez au roi! -- Au roi? s'ecria l'eveque en affectant le mecontentement. -- Votre physionomie ne me convaincra pas. Au roi, je le repete. -- Vous m'aiderez? dit Aramis, toujours avec l'ironie de son rire. -- Aramis, je ferai plus que de vous aider, je ferai plus que de rester neutre, je vous sauverai. -- Vous etes fou, d'Artagnan. -- Je suis le plus sage de nous deux. -- Vous, me soupconner de vouloir assassiner le roi! -- Qui est-ce qui parle de cela? dit le mousquetaire. -- Alors, entendons-nous, je ne vois pas ce que l'on peut faire a un roi legitime comme le notre, si on ne l'assassine pas. D'Artagnan ne repliqua rien. -- Vous avez, d'ailleurs, vos gardes et vos mousquetaires ici, fit l'eveque. -- C'est vrai. -- Vous n'etes pas chez M. Fouquet, vous etes chez vous. -- C'est vrai. -- Vous avez, a l'heure qu'il est, M. Colbert qui conseille au roi contre M. Fouquet tout ce que vous voudriez peut-etre conseiller si je n'etais pas de la partie. -- Aramis! Aramis! par grace, un mot d'ami! -- Le mot des amis, c'est la verite. Si je pense a toucher du doigt au fils d'Anne d'Autriche, le vrai roi de ce pays de France, si je n'ai pas la ferme intention de me prosterner devant son trone, si, dans mes idees, le jour de demain, ici, a Vaux, ne doit pas etre le plus glorieux des jours de mon roi, que la foudre m'ecrase! j'y consens. Aramis avait prononce ces paroles le visage tourne vers l'alcove de sa chambre, ou d'Artagnan, adosse d'ailleurs a cette alcove, ne pouvait soupconner qu'il se cachat quelqu'un. L'onction de ces paroles, leur lenteur etudiee, la solennite du serment, donnerent au mousquetaire la satisfaction la plus complete. Il prit les deux mains d'Aramis et les serra cordialement. Aramis avait supporte les reproches sans palir, il rougit en ecoutant les eloges. D'Artagnan trompe lui faisait honneur. D'Artagnan confiant lui faisait honte. -- Est-ce que vous partez? lui dit-il en l'embrassant pour cacher sa rougeur. -- Oui, mon service m'appelle. J'ai le mot de la nuit a prendre. -- Ou coucherez-vous? -- Dans l'antichambre du roi, a ce qu'il parait. Mais Porthos? -- Emmenez-le-moi donc; car il ronfle comme un canon. -- Ah!... il n'habite pas avec vous? dit d'Artagnan. -- Pas le moins du monde. Il a son appartement je ne sais ou. -- Tres bien! dit le mousquetaire, a qui cette separation des deux associes otait ses derniers soupcons. Et il toucha rudement l'epaule de Porthos. Celui-ci repondit en rugissant. -- Venez! dit d'Artagnan. -- Tiens! d'Artagnan, ce cher ami! par quel hasard? Ah! c'est vrai, je suis de la fete de Vaux. -- Avec votre bel habit. -- C'est gentil de la part de M. Coquelin de Voliere, n'est-ce pas? -- Chut! fit Aramis, vous marchez a defoncer les parquets. -- C'est vrai, dit le mousquetaire. Cette chambre est au-dessus du dome. -- Et je ne l'ai pas prise pour salle d'armes, ajouta l'eveque. La chambre du roi a pour plafond les douceurs du sommeil. N'oubliez pas que mon parquet est la doublure de ce plafond-la. Bonsoir, mes amis, dans dix minutes je dormirai. Et Aramis les conduisit en riant doucement. Puis, lorsqu'ils furent dehors, fermant rapidement les verrous et calfeutrant les fenetres, il appela: -- Monseigneur! monseigneur! Philippe sortit de l'alcove en poussant une porte a coulisse placee derriere le lit. -- Voila bien des soupcons chez M. d'Artagnan, dit-il. -- Ah! vous avez reconnu d'Artagnan, n'est-ce pas? -- Avant que vous l'eussiez nomme. -- C'est votre capitaine des mousquetaires. -- Il m'est bien devoue, repliqua Philippe en appuyant sur le pronom personnel. -- Fidele comme un chien, mordant quelquefois. Si d'Artagnan ne vous reconnait pas avant que l'autre ait disparu, comptez sur d'Artagnan a toute eternite; car alors, s'il n'a rien vu, il gardera sa fidelite. S'il a vu trop tard, il est Gascon et n'avouera jamais qu'il s'est trompe. -- Je le pensais. Que faisons-nous maintenant? -- Vous allez vous mettre a l'observatoire et regarder, au coucher du roi, comment vous vous couchez en petite ceremonie. -- Tres bien. Ou me mettrai-je? -- Asseyez-vous sur ce pliant. Je vais faire glisser le parquet. Vous regarderez par cette ouverture qui repond aux fausses fenetres pratiquees dans le dome de la chambre du roi. Voyez-vous? -- Je vois le roi. Et Philippe tressaillit comme a l'aspect d'un ennemi. -- Que fait-il? -- Il veut faire asseoir aupres de lui un homme. -- M. Fouquet. -- Non, non pas; attendez... -- Les notes, mon prince, les portraits! -- L'homme que le roi veut faire s'asseoir ainsi devant lui, c'est M. Colbert. -- Colbert devant le roi? s'ecria Aramis. Impossible! -- Regardez. Aramis plongea ses regards dans la rainure du parquet. -- Oui, dit-il, Colbert lui-meme. Oh! monseigneur, qu'allons-nous entendre, et que va-t-il resulter de cette intimite? -- Rien de bon pour M. Fouquet, sans nul doute. Le prince ne se trompait pas. Nous avons vu que Louis XIV avait fait mander Colbert, et que Colbert etait arrive. La conversation s'etait engagee entre eux par une des plus hautes faveurs que le roi eut jamais faites. Il est vrai que le roi etait seul avec son sujet. -- Colbert, asseyez-vous. L'intendant, comble de joie, lui qui craignait d'etre renvoye, refusa cet insigne honneur. -- Accepte-t-il? dit Aramis. -- Non, il reste debout. -- Ecoutons, mon prince. Et le futur roi, le futur pape ecouterent avidement ces simples mortels qu'ils tenaient sous leurs pieds, prets a les ecraser s'ils l'eussent voulu. -- Colbert, dit le roi, vous m'avez fort contrarie aujourd'hui. -- Sire... je le savais. -- Tres bien! J'aime cette reponse. Oui, vous le saviez. Il y a du courage a l'avoir fait. -- Je risquais de mecontenter Votre Majeste, mais je risquais aussi de lui cacher son interet veritable. -- Quoi donc? Vous craigniez quelque chose pour moi? -- Ne fut-ce qu'une indigestion, Sire, dit Colbert, car on ne donne a son roi des festins pareils que pour l'etouffer sous le poids de la bonne chere. Et, cette grosse plaisanterie lancee, Colbert en attendit agreablement l'effet. Louis XIV, l'homme le plus vain et le plus delicat de son royaume, pardonna encore cette facetie a Colbert. -- De vrai, dit-il, M. Fouquet m'a donne un trop beau repas. Dites-moi, Colbert, ou prend-il tout l'argent necessaire pour subvenir a ces frais enormes? Le savez-vous? -- Oui, je le sais, Sire. -- Vous me l'allez un peu etablir. -- Facilement, a un denier pres. -- Je sais que vous comptez juste. -- C'est la premiere qualite qu'on puisse exiger d'un intendant des finances. -- Tous ne l'ont pas. -- Je rends grace a Votre Majeste d'un eloge si flatteur dans sa bouche. -- Donc, M. Fouquet est riche, tres riche, et cela monsieur, tout le monde le sait. -- Tout le monde, les vivants comme les morts. -- Que veut dire cela, monsieur Colbert? -- Les vivants voient la richesse de M. Fouquet. Ils admirent un resultat, et ils y applaudissent; mais les morts, plus savants que nous, savent les causes, et ils accusent. -- Eh bien! M. Fouquet doit sa richesse a quelles causes? -- Le metier d'intendant favorise souvent ceux qui l'exercent. -- Vous avez a me parler plus confidentiellement; ne craignez rien, nous sommes bien seuls. -- Je ne crains jamais rien, sous l'egide de ma conscience et sous la protection de mon roi, Sire. Et Colbert s'inclina. -- Donc, les morts, s'ils parlaient?... -- Ils parlent quelquefois, Sire. Lisez. -- Ah! murmura Aramis a l'oreille du prince, qui, a ses cotes, ecoutait sans perdre une syllabe, puisque vous etes place ici, monseigneur, pour apprendre votre metier de roi, ecoutez une infamie toute royale. Vous allez assister a une de ces scenes comme Dieu seul ou plutot comme le diable les concoit et les execute. Ecoutez bien, vous profiterez. Le prince redoubla d'attention et vit Louis XIV prendre des mains de Colbert une lettre que celui-ci tendait. -- L'ecriture du feu cardinal! dit le roi. -- Votre Majeste a bonne memoire, repliqua Colbert en s'inclinant, et c'est une merveilleuse aptitude pour un roi destine au travail, que de reconnaitre ainsi les ecritures a premiere vue. Le roi lut une lettre de Mazarin, qui, deja connue du lecteur, depuis la brouille entre Mme de Chevreuse et Aramis, n'apprendrait rien de nouveau si nous la rapportions ici. -- Je ne comprends pas bien, dit le roi interesse vivement. -- Votre Majeste n'a pas encore l'habitude des commis d'intendance. -- Je vois qu'il s'agit d'argent donne a M. Fouquet. -- Treize millions. Une jolie somme! -- Mais oui... Eh bien! ces treize millions manquent dans le total des comptes? Voila ce que je ne comprends pas tres bien, vous dis- je. Pourquoi et comment ce deficit serait-il possible? -- Possible, je ne dis pas; reel, je le dis. -- Vous dites que treize millions manquent dans les comptes? -- Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le registre. -- Et cette lettre de M. de Mazarin indique l'emploi de cette somme et le nom du depositaire? -- Comme Votre Majeste peut s'en convaincre. -- Oui, en effet, il resulte de la que M. Fouquet n'aurait pas encore rendu les treize millions. -- Cela resulte des comptes, oui, Sire. -- Eh bien! alors?... -- Eh bien! alors, Sire, puisque M. Fouquet n'a pas rendu les treize millions, c'est qu'il les a encaisses, et, avec treize millions, on fait quatre fois plus, et une fraction, de depense et de munificence que Votre Majeste n'a pu en faire a Fontainebleau, ou nous ne depensames que trois millions en totalite, s'il vous en souvient. C'etait, pour un maladroit, une bien adroite noirceur que ce souvenir invoque de la fete dans laquelle le roi avait, grace a un mot de Fouquet, apercu pour la premiere fois sont inferiorite. Colbert recevait a Vaux ce que Fouquet lui avait fait a Fontainebleau, et, en bon homme de finances, il le rendait avec tous les interets. Ayant ainsi dispose le roi, Colbert n'avait plus grand-chose a faire. Il le sentit; le roi etait devenu sombre. Colbert attendit la premiere parole du roi avec autant d'impatience que Philippe et Aramis du haut de leur observatoire. -- Savez-vous ce qui resulte de tout cela, monsieur Colbert? dit le roi apres une reflexion. -- Non, Sire, je ne le sais pas. -- C'est que le fait de l'appropriation des treize millions, s'il etait avere... -- Mais il l'est. -- Je veux dire s'il etait declare, monsieur Colbert. -- Je pense qu'il le serait des demain, si Votre Majeste... -- N'etait pas chez M. Fouquet, repondit assez dignement le roi. -- Le roi est chez lui partout, Sire, et surtout dans les maisons que son argent a payees. -- Il me semble, dit Philippe bas a Aramis, que l'architecte qui a bati ce dome aurait du, prevoyant quel usage on en ferait, le mobiliser pour qu'on put le faire choir sur la tete des coquins d'un caractere aussi noir que ce M. Colbert. -- J'y pensais bien, dit Aramis, mais M. Colbert est si pres du roi en ce moment! -- C'est vrai, cela ouvrirait une succession. -- Dont monsieur votre frere puine recolterait tout le fruit, monseigneur. Tenez, restons en repos et continuons a ecouter. -- Nous n'ecouterons pas longtemps, dit le jeune prince. -- Pourquoi cela, monseigneur? -- Parce que, si j'etais le roi, je ne repondrais plus rien. -- Et que feriez-vous? -- J'attendrais a demain matin pour reflechir. Louis XIV leva enfin les yeux, et, retrouvant Colbert attentif a sa premiere parole: -- Monsieur Colbert, dit-il, en changeant brusquement la conversation, je vois qu'il se fait tard, je me coucherai. -- Ah! fit Colbert, j'aurai... -- A demain. Demain matin, j'aurai pris une determination. -- Fort bien, Sire, repartit Colbert outre, quoiqu'il se contint en presence du roi. Le roi fit un geste, et l'intendant se dirigea vers la porte a reculons. -- Mon service! cria le roi. Le service du roi entra dans l'appartement. Philippe allait quitter son poste d'observation. -- Un moment, lui dit Aramis avec sa douceur habituelle; ce qui vient de se passer n'est qu'un detail, et nous n'en prendrons plus demain aucun souci, mais le service de nuit, l'etiquette du petit coucher, ah! monseigneur, voila qui est important! Apprenez, apprenez comment vous vous mettez au lit, Sire. Regardez, regardez! Chapitre CCXXI -- Colbert L'histoire nous dira ou plutot l'histoire nous a dit les evenements du lendemain, les fetes splendides donnees par le surintendant a son roi. Deux grands ecrivains ont constate la grande dispute qu'il y eut entre _la Cascade et la Gerbe d'Eau, _la lutte engagee entre _la Fontaine de la Couronne et les Animaux, _pour savoir a qui plairait davantage. Il y eut donc le lendemain divertissement et joie; il y eut promenade, repas, comedie; comedie dans laquelle, a sa grande surprise, Porthos reconnut M. Coquelin de Voliere, jouant dans la _farce_ des _Facheux_. C'est ainsi qu'appelait ce divertissement M. de Bracieux de Pierrefonds. La Fontaine n'en jugeait pas de meme, sans doute, lui qui ecrivait a son ami M. Maucrou: _C'est un ouvrage de Moliere._ _Cet ecrivain, par sa maniere, _ _Charme a present toute la Cour._ _De la facon que son nom court, _ _Il doit etre par-dela Rome._ _J'en suis ravi, car c'est un homme._ On voit que La Fontaine avait profite de l'avis de Pelisson et avait soigne la rime. Au reste, Porthos etait de l'avis de La Fontaine, et il eut dit comme lui: "Pardieu! ce Moliere est mon homme! mais seulement pour les habits." A l'endroit du theatre, nous l'avons dit, pour M. de Bracieux de Pierrefonds, Moliere n'etait qu'un _farceur_. Mais preoccupe par la scene de la veille, mais cuvant le poison verse par Colbert, le roi, pendant toute cette journee si brillante, si accidentee, si imprevue, ou toutes les merveilles des _Mille et Une Nuits_ semblaient naitre sous ses pas, le roi se montra froid, reserve, taciturne. Rien ne put le derider; on sentait qu'un profond ressentiment venant de loin, accru peu a peu comme la source qui devient riviere, grace aux mille filets d'eau qui l'alimentent, tremblait au plus profond de son ame. Vers midi seulement, il commenca a reprendre un peu de serenite. Sans doute, sa resolution etait arretee. Aramis, qui le suivait pas a pas, dans sa pensee comme dans sa marche, Aramis conclut que l'evenement qu'il attendait ne se ferait pas attendre. Cette fois, Colbert semblait marcher de concert avec l'eveque de Vannes, et, eut-il recu pour chaque aiguille dont il piquait le coeur du roi un mot d'ordre d'Aramis, qu'il n'eut pas fait mieux. Toute cette journee, le roi, qui avait sans doute besoin d'ecarter une pensee sombre, le roi parut rechercher aussi activement la societe de La Valliere qu'il mit d'empressement a fuir celle de M. Colbert ou celle de M. Fouquet. Le soir vint. Le roi avait desire ne se promener qu'apres le jeu. Entre le souper et la promenade, on joua donc. Le roi gagna mille pistoles, et, les ayant gagnees, les mit dans sa poche, et se leva en disant: -- Allons, messieurs, au parc. Il y trouva les dames. Le roi avait gagne mille pistoles et les avait empochees, avons-nous dit. Mais M. Fouquet avait su en perdre dix mille; de sorte que, parmi les courtisans, il y avait encore cent quatre-vingt-dix mille livres de benefice, circonstance qui faisait des visages des courtisans et des officiers de la maison du roi les visages les plus joyeux de la terre. Il n'en etait pas de meme du visage du roi, sur lequel, malgre ce gain auquel il n'etait pas insensible, demeurait toujours un lambeau de nuage. Au coin d'une allee, Colbert l'attendait. Sans doute, l'intendant se trouvait la en vertu d'un rendez-vous donne, car Louis XIV, qui l'avait evite, lui fit un signe et s'enfonca avec lui dans le parc. Mais La Valliere aussi avait vu ce front sombre et ce regard flamboyant du roi, elle l'avait vu, et comme rien de ce qui couvait dans cette ame n'etait impenetrable a son amour, elle avait compris que cette colere comprimee menacait quelqu'un. Elle se tenait sur le chemin de vengeance comme l'ange de la misericorde. Toute triste, toute confuse, a demi folle d'avoir ete si longtemps separee de son amant, inquiete de cette emotion interieure qu'elle avait devinee, elle se montra d'abord au roi avec un aspect embarrasse que, dans sa mauvaise disposition d'esprit, le roi interpreta defavorablement. Alors, comme ils etaient seuls ou a peu pres seuls, attendu que Colbert, en apercevant la jeune fille, s'etait respectueusement arrete et se tenait a dix pas de distance, le roi s'approcha de La Valliere et lui prit la main. -- Mademoiselle, lui dit-il, puis-je, sans indiscretion, vous demander ce que vous avez? Votre poitrine parait gonflee, vos yeux sont humides. -- Oh! Sire, si ma poitrine est gonflee, si mes yeux sont humides, si je suis triste enfin, c'est de la tristesse de Votre Majeste. -- Ma tristesse? oh! vous voyez mal, mademoiselle. Non, ce n'est point de la tristesse que j'eprouve. -- Et qu'eprouvez-vous, Sire? -- De l'humiliation. -- De l'humiliation? oh! que dites-vous la? -- Je dis, mademoiselle, que, la ou je suis, nul autre ne devrait etre le maitre. Eh bien! regardez, si je ne m'eclipse pas, moi, le roi de France, devant le roi de ce domaine. Oh! continua-t-il en serrant les dents et le poing, oh!... Et quand je pense que ce roi... -- Apres? dit La Valliere effrayee. -- Que ce roi est un serviteur infidele qui se fait orgueilleux avec mon bien vole! Aussi je vais lui changer, a cet impudent ministre, sa fete en deuil dont la nymphe de Vaux, comme disent ses poetes gardera longtemps le souvenir. -- Oh! Votre Majeste... -- Eh bien! mademoiselle, allez-vous prendre le parti de M. Fouquet? fit Louis XIV avec impatience. -- Non, Sire, je vous demanderai seulement si vous etes bien renseigne. Votre Majeste, plus d'une fois, a appris a connaitre la valeur des accusations de cour. Louis XIV fit signe a Colbert de s'approcher. -- Parlez, monsieur Colbert, dit le jeune prince; car, en verite, je crois que voila Mlle de La Valliere qui a besoin de votre parole pour croire a la parole du roi. Dites a Mademoiselle ce qu'a fait M. Fouquet. Et vous, mademoiselle, oh! ce ne sera pas long, ayez la bonte d'ecouter, je vous prie. Pourquoi Louis XIV insistait-il ainsi? Chose toute simple: son coeur n'etait pas tranquille, son esprit n'etait pas bien convaincu; il devinait quelque menee sombre, obscure, tortueuse, sous cette histoire des treize millions, et il eut voulu que le coeur pur de La Valliere, revolte a l'idee d'un vol, approuvat, d'un seul mot, cette resolution qu'il avait prise, et que neanmoins, il hesitait a mettre a execution. -- Parlez, monsieur, dit La Valliere a Colbert qui s'etait avance; parlez, puisque le roi veut que je vous ecoute. Voyons, dites, quel est le crime de M. Fouquet? -- Oh! pas bien grave, mademoiselle, dit le noir personnage; un simple abus de confiance... -- Dites, dites, Colbert, et quand vous aurez dit, laissez-nous et allez avertir M. d'Artagnan que j'ai des ordres a lui donner. -- M. d'Artagnan! s'ecria La Valliere, et pourquoi faire avertir M. d'Artagnan, Sire? Je vous supplie de me le dire. -- Pardieu! pour arreter ce titan orgueilleux qui, fidele a sa devise, menace d'escalader mon ciel. -- Arreter M. Fouquet, dites-vous? -- Ah! cela vous etonne? -- Chez lui? -- Pourquoi pas? S'il est coupable, il est coupable chez lui comme ailleurs. -- M. Fouquet, qui se ruine en ce moment pour faire honneur a son roi? -- Je crois, en verite, que vous defendez ce traitre, mademoiselle. Colbert se mit a rire tout bas. Le roi se retourna au sifflement de ce rire. -- Sire, dit La Valliere, ce n'est pas M. Fouquet que je defends, c'est vous meme. -- Moi-meme!... Vous me defendez? -- Sire, vous vous deshonorez en donnant un pareil ordre. -- Me deshonorer? murmura le roi blemissant de colere. En verite, mademoiselle, vous mettez a ce que vous dites une etrange passion. -- Je mets de la passion, non pas a ce que je dis, Sire, mais a servir Votre Majeste, repondit la noble jeune fille. J'y mettrais, s'il le fallait, ma vie, et cela avec la meme passion, Sire. Colbert voulut grommeler. Alors La Valliere, ce doux agneau, se redressa contre lui et, d'un oeil enflamme, lui imposa silence. -- Monsieur, dit-elle, quand le roi agit bien, si le roi fait tort a moi ou aux miens, je me tais; mais, le roi me servit-il, moi ou ceux que j'aime, si le roi agit mal, je le lui dis. -- Mais, il me semble, mademoiselle, hasarda Colbert, que, moi aussi, j'aime le roi. -- Oui, monsieur, nous l'aimons tous deux, chacun a sa maniere, repliqua La Valliere avec un tel accent, que le coeur du jeune roi en fut penetre. Seulement je l'aime, moi, si fortement, que tout le monde le sait, si purement, que le roi lui-meme ne doute pas de mon amour. Il est mon roi et mon maitre, je suis son humble servante, mais quiconque touche a son honneur touche a ma vie. Or, je repete que ceux-la deshonorent le roi qui lui conseillent de faire arreter M. Fouquet chez lui. Colbert baissa la tete, car il se sentait abandonne par le roi. Cependant, tout en baissant la tete, il murmura: -- Mademoiselle, je n'aurais qu'un mot a dire. -- Ne le dites pas, ce mot, monsieur, car ce mot, je ne l'ecouterais point. Que me diriez-vous d'ailleurs? Que M. Fouquet a commis des crimes? Je le sais, parce que le roi l'a dit, et du moment que le roi a dit: "Je crois", je n'ai pas besoin qu'une autre bouche dise: "J'affirme." Mais M. Fouquet, fut-il le dernier des hommes, je le dis hautement, M. Fouquet est sacre au roi, parce que le roi est son hote. Sa maison fut-elle un repaire, Vaux fut-il une caverne de faux-monnayeurs ou de bandits, sa maison est sainte, son chateau est inviolable, puisqu'il y loge sa femme, et c'est un lieu d'asile que des bourreaux ne violeraient pas! La Valliere se tut. Malgre lui, le roi l'admirait; il fut vaincu par la chaleur de cette voix, par la noblesse de cette cause. Colbert, lui, ployait, ecrase par l'inegalite de cette lutte. Enfin, le roi respira, secoua la tete et tendit la main a La Valliere. -- Mademoiselle, dit-il avec douceur, pourquoi parlez-vous contre moi? Savez-vous ce que fera ce miserable si je le laisse respirer? -- Eh! mon Dieu, n'est-ce pas une proie qui vous appartiendra toujours? -- Et s'il echappe, s'il fuit? s'ecria Colbert. -- Eh bien! monsieur, ce sera la gloire eternelle du roi d'avoir laisse fuir M. Fouquet, et plus il aura ete coupable, plus la gloire du roi sera grande, comparee a cette misere, a cette honte. Louis baisa la main de La Valliere, tout en se laissant glisser a ses genoux. "Je suis perdu", pensa Colbert. Puis tout a coup sa figure s'eclaira: "Oh! non, non, pas encore!" se dit-il. Et, tandis que le roi, protege par l'epaisseur d'un enorme tilleul, etreignait La Valliere avec toute l'ardeur d'un ineffable amour, Colbert fouilla tranquillement dans son garde-notes, d'ou il tira un papier plie en forme de lettre, papier un peu jaune peut-etre, mais qui devait etre bien precieux, puisque l'intendant sourit en le regardant. Puis il reporta son regard haineux sur le groupe charmant que dessinaient dans l'ombre la jeune fille et le roi, groupe que venait eclairer la lueur des flambeaux qui s'approchaient. Louis vit la lueur de ces flambeaux se refleter sur la robe blanche de La Valliere. -- Pars, Louise, lui dit-il, car voila que l'on vient. -- Mademoiselle, mademoiselle, on vient, ajouta Colbert pour hater le depart de la jeune fille. Louise disparut rapidement entre les arbres. Puis, comme le roi, qui s'etait mis aux genoux de la jeune fille, se relevait: -- Ah! Mlle de la Valliere a laisse tomber quelque chose, dit Colbert. -- Quoi donc? demanda le roi. -- Un papier, une lettre, quelque chose de blanc, voyez, la, Sire. Le roi se baissa vite, et ramassa la lettre en la froissant. En ce moment, les flambeaux arriverent, inondant de jour cette scene obscure. Chapitre CCXXII -- Jalousie Cette vraie lumiere, cet empressement de tous, cette nouvelle ovation faite au roi par Fouquet, vinrent suspendre l'effet d'une resolution que La Valliere avait deja bien ebranlee dans le coeur de Louis XIV. Il regarda Fouquet avec une sorte de reconnaissance pour lui, de ce qu'il avait fourni a La Valliere l'occasion de se montrer si genereuse, si fort puissante sur son coeur. C'etait le moment des dernieres merveilles. A peine Fouquet eut-il emmene le roi vers le chateau, qu'une masse de feu, s'echappant avec un grondement majestueux du dome de Vaux, eblouissante aurore, vint eclairer jusqu'aux moindres details des parterres. Le feu d'artifice commencait. Colbert, a vingt pas du roi, que les maitres de Vaux entouraient et fetaient, cherchait par l'obstination de sa pensee funeste a ramener l'attention de Louis sur des idees que la magnificence du spectacle eloignait deja trop. Tout a coup, au moment de la tendre a Fouquet, le roi sentit dans sa main ce papier que, selon toute apparence, La Valliere, en fuyant, avait laisse tomber a ses pieds. L'aimant le plus fort de la pensee d'amour entrainait le jeune prince vers le souvenir de sa maitresse. Aux lueurs de ce feu, toujours croissant en beaute, et qui faisait pousser des cris d'admiration dans les villages d'alentour, le roi lut le billet, qu'il supposait etre une lettre d'amour destinee a lui par La Valliere. A mesure qu'il lisait, la paleur montait a son visage, et cette sourde colere, illuminee par ces feux de mille couleurs, faisait un spectacle terrible dont tout le monde eut fremi, si chacun avait pu lire dans ce coeur ravage par les plus sinistres passions. Pour lui, plus de treve dans la jalousie et la rage. A partir du moment ou il eut decouvert la sombre verite, tout disparut, pitie douceur, religion de l'hospitalite. Peu s'en fallut que, dans la douleur aigue qui tordait son coeur, encore trop faible pour dissimuler la souffrance, peu s'en fallut qu'il ne poussat un cri d'alarme et qu'il n'appelat ses gardes autour de lui. Cette lettre, jetee sur les pas du roi par Colbert on l'a deja devine, c'etait celle qui avait disparu avec le grison Tobie a Fontainebleau, apres la tentative faite par Fouquet sur le coeur de La Valliere. Fouquet voyait la paleur et ne devinait point le mal; Colbert voyait la colere et se rejouissait a l'approche de l'orage. La voix de Fouquet tira le jeune prince de sa farouche reverie. -- Qu'avez-vous, Sire? demanda gracieusement le surintendant. Louis fit un effort sur lui-meme, un violent effort. -- Rien, dit-il. -- J'ai peur que Votre Majeste ne souffre. -- Je souffre, en effet, je vous l'ai deja dit, monsieur, mais ce n'est rien. Et le roi, sans attendre la fin du feu d'artifice, se dirigea vers le chateau. Fouquet accompagna le roi. Tout le monde suivit derriere eux. Les dernieres fusees brulerent tristement pour elles seules. Le surintendant essaya de questionner encore Louis XIV, mais n'obtint aucune reponse. Il supposa qu'il y avait eu querelle entre Louis et La Valliere dans le parc; que brouille en etait resultee; que le roi, peu boudeur de sa nature, mais tout devoue a sa rage d'amour, prenait le monde en haine depuis que sa maitresse le boudait. Cette idee suffit a le rassurer; il eut meme un sourire amical et consolant pour le jeune roi, quand celui-ci lui souhaita le bonsoir. Ce n'etait pas tout pour le roi. Il fallait subir le service. Ce service du soir se devait faire en grande etiquette. Le lendemain etait le jour du depart. Il fallait bien que les hotes remerciassent leur hote et lui donnassent une politesse pour ses douze millions. La seule chose que Louis trouva d'aimable pour Fouquet en le congediant, ce furent ces paroles: -- Monsieur Fouquet, vous saurez de mes nouvelles; faites, je vous prie, venir ici M. d'Artagnan. Et le sang de Louis XIII, qui avait tant dissimule, bouillait alors dans ses veines, et il etait tout pret a faire egorger Fouquet, comme son predecesseur avait fait assassiner le marechal d'Ancre. Aussi deguisa-t-il l'affreuse resolution sous un de ces sourires royaux qui sont les eclairs des coups d'Etat. Fouquet prit la main du roi et la baisa. Louis frissonna de tout son corps, mais laissa toucher sa main aux levres de M. Fouquet. Cinq minutes apres, d'Artagnan, auquel on avait transmis l'ordre royal, entrait dans la chambre de Louis XIV. Aramis et Philippe etaient dans la leur, toujours attentifs, toujours ecoutant. Le roi ne laissa pas au capitaine de ses mousquetaires le temps d'arriver jusqu'a son fauteuil. Il courut a lui. -- Ayez soin, s'ecria-t-il, que nul n'entre ici. -- Bien, Sire, repliqua le soldat, dont le coup d'oeil avait, depuis longtemps, analyse les ravages de cette physionomie. Et il donna l'ordre a la porte, puis revenant vers le roi: -- Il y a du nouveau chez Votre Majeste? dit-il. -- Combien avez-vous d'hommes ici? demanda le roi sans repondre autrement a la question qui lui etait faite. -- Pour quoi faire, Sire? -- Combien avez-vous d'hommes? repeta le roi en frappant du pied. -- J'ai les mousquetaires. -- Apres? -- J'ai vingt gardes et treize Suisses. -- Combien faut-il de gens pour... -- Pour?... dit le mousquetaire avec ses grands yeux calmes. -- Pour arreter M. Fouquet. D'Artagnan fit un pas en arriere. -- Arreter M. Fouquet! dit-il avec eclat. -- Allez-vous dire aussi que c'est impossible? s'ecria le roi avec une rage froide et haineuse. -- Je ne dis jamais qu'une chose soit impossible repliqua d'Artagnan blesse au vif. -- Eh bien! faites! D'Artagnan tourna sur ses talons sans mesure et se dirigea vers la porte. L'espace a parcourir etait court: il le franchit en six pas. La, s'arretant: -- Pardon, Sire, dit-il. -- Quoi? dit le roi. -- Pour faire cette arrestation, je voudrais un ordre ecrit. -- A quel propos? et depuis quand la parole du roi ne vous suffit- elle pas? -- Parce qu'une parole de roi, issue d'un sentiment de colere, peut changer quand le sentiment change. -- Pas de phrases, monsieur! vous avez une autre pensee. -- Oh! j'ai toujours des pensees, moi, et des pensees que les autres n'ont malheureusement pas, repliqua impertinemment d'Artagnan. Le roi, dans la fougue de son emportement, plia devant cet homme, comme le cheval plie les jarrets sous la main robuste du dompteur. -- Votre pensee? s'ecria-t-il. -- La voici, Sire, repondit d'Artagnan. Vous faites arreter un homme lorsque vous etes encore chez lui: c'est de la colere. Quand vous ne serez plus en colere, vous vous repentirez. Alors, je veux pouvoir vous montrer votre signature. Si cela ne repare rien, au moins cela nous montrera-t-il que le roi a tort de se mettre en colere. -- A tort de se mettre en colere! hurla le roi avec frenesie. Est- ce que le roi mon pere, est-ce que mon aieul ne s'y mettaient pas, corps du Christ? -- Le roi votre pere, le roi votre aieul ne se mettaient jamais en colere que chez eux. -- Le roi est maitre partout comme chez lui. -- C'est une phrase de flatteur, et qui doit venir de M. Colbert, mais ce n'est pas une verite. Le roi est chez lui dans toute maison, quand il en a chasse le proprietaire. Louis se mordit les levres. -- Comment! dit d'Artagnan, voila un homme qui se ruine pour vous plaire, et vous voulez le faire arreter? Mordioux! Sire, si je m'appelais Fouquet et que l'on me fit cela, j'avalerais d'un coup dix fusees d'artifice, et j'y mettrais le feu pour me faire sauter, moi et tout le reste. C'est egal, vous le voulez, j'y vais. -- Allez! fit le roi. Mais avez-vous assez de monde? -- Croyez-vous, Sire, que je vais emmener un anspessade avec moi? Arreter M. Fouquet, mais c'est si facile, qu'un enfant le ferait. M. Fouquet a arreter, c'est un verre d'absinthe a boire. On fait la grimace, et c'est tout. -- S'il se defend?... -- Lui? Allons donc! se defendre, quand une rigueur comme celle-la le fait roi et martyr! Tenez, s'il lui reste un million, ce dont je doute, je gage qu'il le donnerait pour avoir cette fin-la. Allons, Sire, j'y vais. -- Attendez! dit le roi. -- Ah! qu'y a-t-il? -- Ne rendez pas son arrestation publique. -- C'est plus difficile, cela. -- Pourquoi? -- Parce que rien n'est plus simple que d'aller, au milieu des mille personnes enthousiastes qui l'entourent, dire a M. Fouquet: "Au nom du roi, monsieur, je vous arrete!" Mais aller a lui, le tourner, le retourner, le coller dans quelque coin de l'echiquier, de facon qu'il ne s'en echappe pas; le voler a tous ses convives, et vous le garder prisonnier, sans qu'un de ses _helas!_ ait ete entendu, voila une difficulte reelle, veritable, supreme, et je la donne en cent aux plus habiles. -- Dites encore: "C'est impossible!" et vous aurez plus vite fait. Ah! mon Dieu, mon Dieu! ne serais-je entoure que de gens qui m'empechent de faire ce que je veux! -- Moi, je ne vous empeche de rien faire. Est-ce dit? -- Gardez-moi M. Fouquet jusqu'a ce que, demain, j'aie pris une resolution. -- Ce sera fait, Sire. -- Et revenez a mon lever pour prendre mes nouveaux ordres. -- Je reviendrai. -- Maintenant, qu'on me laisse seul. -- Vous n'avez pas meme besoin de M. Colbert? dit le mousquetaire envoyant sa derniere fleche au moment du depart. Le roi tressaillit. Tout entier a la vengeance, il avait oublie le corps du delit. -- Non, personne, dit-il, personne ici! Laissez-moi! D'Artagnan partit. Le roi ferma sa porte lui-meme, et commenca une furieuse course dans sa chambre, comme le taureau blesse qui traine apres lui ses banderilles et les fers des hamecons. Enfin, il se mit a se soulager par des cris. -- Ah! le miserable! non seulement il me vole mes finances, mais, avec cet or, il me corrompt secretaires, amis, generaux, artistes, il me prend jusqu'a ma maitresse! Ah! voila pourquoi cette perfide l'a si bravement defendu!... C'etait de la reconnaissance!... Qui sait?... peut-etre meme de l'amour. Il s'abima un instant dans ces reflexions douloureuses. "Un satyre! pensa-t-il avec cette haine profonde que la grande jeunesse porte aux hommes murs qui songent encore a l'amour; un faune qui court la galanterie et qui n'a jamais trouve de rebelles! un homme a femmelettes, qui donne des fleurettes d'or et de diamant, et qui a des peintres pour faire le portrait de ses maitresses en costume de deesses!" Le roi fremit de desespoir. -- Il me souille tout! continua-t-il. Il me ruine tout! Il me tuera! Cet homme est trop pour moi! Il est mon mortel ennemi! Cet homme tombera! Je le hais!... je le hais!... je le hais!... Et, en disant ces mots, il frappait a coups redoubles sur les bras du fauteuil dans lequel il s'asseyait et duquel il se levait comme un epileptique. -- Demain! demain!... Oh! le beau jour! murmura-t-il, quand le soleil se levera, n'ayant que moi pour rival, cet homme tombera si bas, qu'en voyant les ruines que ma colere aura faites, on avouera enfin que je suis plus grand que lui! Le roi, incapable de se maitriser plus longtemps, renversa d'un coup de poing une table placee pres de son lit, et, dans la douleur qu'il ressentit, pleurant presque, suffoquant, il alla se precipiter sur ses draps, tout habille qu'il etait, pour les mordre et pour y trouver le repos du corps. Le lit gemit sous ce poids, et, a part quelques soupirs echappes de la poitrine haletante du roi, on n'entendit plus rien dans la chambre de Morphee. Chapitre CCXXIII -- Lese-majeste Cette fureur exaltee, qui s'etait emparee du roi a la vue et a la lecture de la lettre de Fouquet a La Valliere, se fondit peu a peu en une fatigue douloureuse. La jeunesse, pleine de sante et de vie, ayant besoin de reparer a l'instant meme ce qu'elle perd, la jeunesse ne connait point ces insomnies sans fin qui realisent pour le malheureux la fable du foie toujours renaissant de Promethee. La ou l'homme mur dans sa force, ou le vieillard dans son epuisement, trouvent une continuelle alimentation de la douleur, le jeune homme, surpris par la revelation subite du mal, s'enerve en cris, en luttes directes, et se fait terrasser plus vite par l'inflexible ennemi qu'il combat. Une fois terrasse, il ne souffre plus. Louis fut dompte en un quart d'heure; puis il cessa de crisper ses poings et de bruler avec ses regards les invincibles objets de sa haine; il cessa d'accuser par de violentes paroles M. Fouquet et La Valliere; il tomba de la fureur dans le desespoir, et du desespoir dans la prostration. Apres qu'il se fut roidi et tordu pendant quelques instants sur le lit, ses bras inertes retomberent a ces cotes. Sa tete languit sur l'oreiller de dentelle, ses membres epuises frissonnerent, agites de legeres contractions musculaires, sa poitrine ne laissa plus filtrer que de rares soupirs. Le dieu Morphee, qui regnait en souverain dans cette chambre a laquelle il avait donne son nom, et vers lequel Louis tournait ses yeux appesantis par la colere et rougis par les larmes, le dieu Morphee versait sur lui les pavots dont ses mains etaient pleines, de sorte que le roi ferma doucement ses yeux et s'endormit. Alors il lui sembla, comme il arrive dans le premier sommeil, si doux et si leger, qui eleve le corps au-dessus de la couche, l'ame au-dessus de la terre, il lui sembla que le dieu Morphee, peint sur le plafond, le regardait avec des yeux tout humains; que quelque chose brillait et s'agitait dans le dome; que les essaims de songes sinistres, un instant deplaces, laissaient a decouvert un visage d'homme, la main appuyee sur sa bouche, et dans l'attitude d'une meditation contemplative. Et, chose etrange, cet homme ressemblait tellement au roi, que Louis croyait voir son propre visage reflechi dans un miroir. Seulement, ce visage etait attriste par un sentiment de profonde pitie. Puis il lui sembla, peu a peu, que le dome fuyait, echappant a sa vue, et que les figures et les attributs peints par Le Brun s'obscurcissaient dans un eloignement progressif. Un mouvement doux, egal, cadence, comme celui d'un vaisseau qui plonge sous la vague, avait succede a l'immobilite du lit. Le roi faisait un reve sans doute, et, dans ce reve, la couronne d'or qui attachait les rideaux s'eloignait comme le dome auquel elle restait suspendue, de sorte que le genie aile, qui, des deux mains, soutenait cette couronne, semblait appeler vainement le roi, qui disparaissait loin d'elle. Le lit s'enfoncait toujours. Louis, les yeux ouverts, se laissait decevoir par cette cruelle hallucination. Enfin, la lumiere de la chambre royale allant s'obscurcissant, quelque chose de froid, de sombre, d'inexplicable envahit l'air. Plus de peintures, plus d'or, plus de rideaux de velours, mais des murs d'un gris terne, dont l'ombre s'epaississait de plus en plus. Et cependant le lit descendait toujours, et, apres une minute, qui parut un siecle au roi, il atteignit une couche d'air noire et glacee. La, il s'arreta. Le roi ne voyait plus la lumiere de sa chambre que comme, du fond d'un puits, on voit la lumiere du jour. "Je fais un affreux reve! pensa-t-il. Il est temps de me reveiller. Allons, reveillons-nous!" Tout le monde a eprouve ce que nous disons la. Il n'est personne qui, au milieu d'un cauchemar etouffant, ne se soit dit, a l'aide de cette lampe qui veille au fond du cerveau quand toute lumiere humaine est eteinte il n'est personne qui ne se soit dit: "Ce n'est rien, je reve!" C'etait ce que venait de se dire Louis XIV; mais a ce mot: "Reveillons-nous!" il s'apercut que non seulement il etait eveille, mais encore qu'il avait les yeux ouverts. Alors il les jeta autour de lui. A sa droite et a sa gauche se tenaient deux hommes armes, enveloppes chacun dans un vaste manteau et le visage couvert d'un masque. L'un de ces hommes tenait a la main une petite lampe dont la lueur rouge eclairait le plus triste tableau qu'un roi put envisager. Louis se dit que son reve continuait, et que, pour le faire cesser, il suffisait de remuer les bras ou de faire entendre sa voix. Il sauta a bas du lit, et se trouva sur un sol humide. Alors, s'adressant a celui des deux hommes qui tenait la lampe: -- Qu'est cela, monsieur, dit-il, et d'ou vient cette plaisanterie? -- Ce n'est point une plaisanterie, repondit d'une voix sourde celui des deux hommes masques qui tenait la lanterne. -- Etes-vous a M. Fouquet? demanda le roi un peu interdit. -- Peu importe a qui nous appartenons! dit le fantome. Nous sommes vos maitres, voila tout. Le roi, plus impatient qu'intimide, se tourna vers le second masque. -- Si c'est une comedie, fit-il, vous direz a M. Fouquet que je la trouve inconvenante, et j'ordonne qu'elle cesse. Ce second masque, auquel s'adressait le roi, etait un homme de tres haute taille et d'une vaste circonference. Il se tenait droit et immobile comme un bloc de marbre. -- Eh bien! ajouta le roi en frappant du pied, vous ne me repondez pas? -- Nous ne vous repondons pas, mon petit monsieur, fit le geant d'une voix de stentor, parce qu'il n'y a rien a vous repondre, sinon que vous etes le premier _facheux, _et que M. Coquelin de Voliere vous a oublie dans le nombre des siens. -- Mais, enfin, que me veut-on? s'ecria Louis en se croisant les bras avec colere. -- Vous le saurez plus tard, repondit le porte-lampe. -- En attendant, ou suis-je? -- Regardez! Louis regarda effectivement; mais, a la lueur de la lampe que soulevait l'homme masque, il n'apercut que des murs humides, sur lesquels brillait ca et la le sillage argente des limaces. -- Oh! oh! un cachot? fit le roi. -- Non, un souterrain. -- Qui mene?... -- Veuillez nous suivre. -- Je ne bougerai pas d'ici, s'ecria le roi. -- Si vous faites le mutin, mon jeune ami, repondit le plus robuste des deux hommes, je vous enleverai, je vous roulerai dans un manteau, et, si vous y etouffez, ma foi! ce sera tant pis pour vous. Et, en disant ces mots, celui qui les disait tira, de dessous ce manteau dont il menacait le roi, une main que Milon de Crotone eut bien voulu posseder le jour ou lui vint cette malheureuse idee de fendre son dernier chene. Le roi eut horreur d'une violence, car il comprenait que ces deux hommes, au pouvoir desquels il se trouvait, ne s'etaient point avances jusque-la pour reculer, et, par consequent, pousseraient la chose jusqu'au bout. Il secoua la tete. -- Il parait que je suis tombe aux mains de deux assassins, dit- il. Marchons! Aucun des deux hommes ne repondit a cette parole. Celui qui tenait la lampe marcha le premier; le roi le suivit; le second masque vint ensuite. On traversa ainsi une galerie longue et sinueuse, diapree d'autant d'escaliers qu'on en trouve dans les mysterieux et sombres palais d'Anne Radcliff. Tous ces detours, pendant lesquels le roi entendit plusieurs fois des bruits d'eau sur sa tete, aboutirent enfin a un long corridor ferme par une porte de fer. L'homme a la lampe ouvrit cette porte avec des clefs qu'il portait a sa ceinture, ou, pendant toute la route, le roi les avait entendues resonner. Quand cette porte s'ouvrit et donna passage a l'air, Louis reconnut ces senteurs embaumees qui s'exhalent des arbres apres les journees chaudes de l'ete. Un instant, il s'arreta hesitant, mais le robuste gardien qui le suivait le poussa hors du souterrain. -- Encore une fois, dit le roi en se retournant vers celui qui venait de se livrer a cet acte audacieux de toucher son souverain, que voulez-vous faire du roi de France? -- Tachez d'oublier ce mot-la, repondit l'homme a la lampe, d'un ton qui n'admettait pas plus de replique que les fameux arrets de Minos. -- Vous devriez etre roue pour le mot que vous venez de prononcer, ajouta le geant en eteignant la lumiere que lui passait son compagnon, mais le roi est trop humain. Louis, a cette menace, fit un mouvement si brusque, que l'on put croire qu'il voulait fuir, mais la main du geant s'appuya sur son epaule et le fixa a sa place. -- Mais, enfin, ou allons-nous? dit le roi. -- Venez, repondit le premier des deux hommes avec une sorte de respect, et en conduisant son prisonnier vers un carrosse qui semblait attendre. Ce carrosse etait entierement cache dans les feuillages. Deux chevaux, ayant des entraves aux jambes, etaient attaches, par un licol, aux branches basses d'un grand chene. -- Montez, dit le meme homme en ouvrant la portiere du carrosse et en abaissant le marchepied. Le roi obeit, s'assit au fond de la voiture, dont la portiere matelassee et a serrure se ferma a l'instant meme sur lui et sur son conducteur. Quant au geant, il coupa les entraves et les liens des chevaux, les attela lui-meme et monta sur le siege, qui n'etait pas occupe. Aussitot le carrosse partit au grand trot, gagna la route de Paris, et dans la foret de Senart, trouva un relais attache a des arbres comme les premiers chevaux. L'homme du siege changea d'attelage et continua rapidement sa route vers Paris, ou il entra vers trois heures du matin. Le carrosse suivit le faubourg Saint-Antoine, et, apres avoir crie a la sentinelle: "Ordre du roi!" le cocher guida les chevaux dans l'enceinte circulaire de la Bastille, aboutissant a la cour du Gouvernement. La, les chevaux s'arreterent fumants aux degres du perron. Un sergent de garde accourut. -- Qu'on eveille M. le gouverneur, dit le cocher d'une voix de tonnerre. A part cette voix, qu'on eut pu entendre de l'entree du faubourg Saint-Antoine, tout demeura calme dans le carrosse comme dans le chateau. Dix minutes apres M. de Baisemeaux parut en robe de chambre sur le seuil de sa porte. -- Qu'est-ce encore, demanda-t-il, et que m'amenez-vous la? L'homme a la lanterne ouvrit la portiere du carrosse et dit deux mots au cocher. Aussitot celui-ci descendit de son siege, prit un mousqueton qu'il y tenait sous ses pieds, et appuya le canon de l'arme sur la poitrine du prisonnier. -- Et faites feu, s'il parle! ajouta tout haut l'homme qui descendait de la voiture. -- Bien! repliqua l'autre sans plus d'observation. Cette recommandation faite, le conducteur du roi monta les degres, au haut desquels l'attendait le gouverneur. -- Monsieur d'Herblay! s'ecria celui-ci. -- Chut! dit Aramis. Entrons chez vous. -- Oh! mon Dieu! Et quoi donc vous amene a cette heure? -- Une erreur, mon cher monsieur de Baisemeaux, repondit tranquillement Aramis. Il parait que, l'autre jour, vous aviez raison. -- A quel propos? demanda le gouverneur. -- Mais a propos de cet ordre d'elargissement, cher ami. -- Expliquez-moi cela, monsieur... non, monseigneur dit le gouverneur, suffoque a la fois et par la surprise et par la terreur. -- C'est bien simple: vous vous souvenez, cher monsieur de Baisemeaux, qu'on vous a envoye un ordre de mise en liberte? -- Oui, pour Marchiali. -- Eh bien! n'est-ce pas, nous avons tous cru que c'etait pour Marchiali? -- Sans doute. Cependant, rappelez-vous que, moi, je doutais; que, moi, je ne voulais pas; que c'est vous qui m'avez contraint. -- Oh! quel mot employez-vous la, cher Baisemeaux!... engage, voila tout. -- Engage, oui, engage a vous le remettre, et que vous l'avez emmene dans votre carrosse. -- Eh bien! mon cher monsieur de Baisemeaux, c'etait une erreur. On l'a reconnue au ministere, de sorte que je vous rapporte un ordre du roi pour mettre en liberte... Seldon, ce pauvre diable d'Ecossais, vous savez? -- Seldon? Vous etes sur, cette fois?... -- Dame! lisez vous-meme, ajouta Aramis en lui remettant l'ordre. -- Mais, dit Baisemeaux, cet ordre, c'est celui qui m'a deja passe par les mains. -- Vraiment? -- C'est celui que je vous attestais avoir vu l'autre soir. Parbleu! je le reconnais au pate d'encre. -- Je ne sais si c'est celui-la; mais toujours est-il que je vous l'apporte. -- Mais, alors, l'autre? -- Qui l'autre? -- Marchiali? -- Je vous le ramene. -- Mais cela ne me suffit pas. Il faut, pour le reprendre, un nouvel ordre. -- Ne dites donc pas de ces choses-la, mon cher Baisemeaux; vous parlez comme un enfant! ou est l'ordre que vous avez recu, touchant Marchiali? Baisemeaux courut a son coffre et l'en tira. Aramis le saisit, le dechira froidement en quatre morceaux, approcha les morceaux de la lampe et les brula. -- Mais que faites-vous? s'ecria Baisemeaux au comble de l'effroi. -- Considerez un peu la situation, mon cher gouverneur, dit Aramis avec son imperturbable tranquillite, et vous allez voir comme elle est simple. Vous n'avez plus d'ordre qui justifie la sortie de Marchiali. -- Eh! mon Dieu, non! je suis un homme perdu! -- Mais pas du tout, puisque je vous ramene Marchiali. Du moment que je vous le ramene, c'est comme s'il n'etait pas sorti. -- Ah! fit le gouverneur abasourdi. -- Sans doute. Vous l'allez renfermer sur l'heure. -- Je le crois bien! -- Et vous me donnerez ce Seldon que l'ordre nouveau libere. De cette facon votre comptabilite est en regle. Comprenez-vous? -- Je... je... -- Vous comprenez, dit Aramis. Tres bien! Baisemeaux joignit les mains. -- Mais enfin, pourquoi, apres m'avoir pris Marchiali, me le ramenez-vous? s'ecria le malheureux gouverneur dans un paroxysme de douleur et d'attendrissement. -- Pour un ami comme vous, dit Aramis, pour un serviteur comme vous, pas de secrets. Et Aramis approcha sa bouche de l'oreille de Baisemeaux. -- Vous savez, continua Aramis a voix basse, quelle ressemblance il y avait entre ce malheureux et... -- Et le roi, oui. -- Eh bien! le premier usage qu'a fait Marchiali de sa liberte a ete pour soutenir, devinez quoi? -- Comment voulez-vous que je devine? -- Pour soutenir qu'il etait le roi de France. -- Oh! le malheureux! s'ecria Baisemeaux. -- C'a ete pour se revetir d'habits pareils a ceux du roi et se poser en usurpateur. -- Bonte du Ciel! -- Voila pourquoi je vous le ramene, cher ami. Il est fou, et dit sa folie a tout le monde. -- Que faire alors? -- C'est bien simple: ne le laissez communiquer avec personne. Vous comprenez que, lorsque sa folie est venue aux oreilles du roi, qui avait eu pitie de son malheur, et qui se voyait recompense de sa bonte par une noire ingratitude, le roi a ete furieux. De sorte que, maintenant, retenez bien ceci, cher monsieur de Baisemeaux, car ceci vous regarde, de sorte que, maintenant, il y a peine de mort contre ceux qui le laisseraient communiquer avec d'autres que moi, ou le roi lui-meme. Vous entendez, Baisemeaux, peine de mort! -- Si j'entends, morbleu! -- Et maintenant, descendez, et reconduisez ce pauvre diable a son cachot, a moins que vous ne preferiez le faire monter ici. -- A quoi bon? -- Oui, mieux vaut l'ecrouer tout de suite, n'est-ce pas? -- Pardieu! -- Eh bien! alors, allons. Baisemeaux fit battre le tambour et sonner la cloche qui avertissait chacun de rentrer, afin d'eviter la rencontre d'un prisonnier mysterieux. Puis, lorsque les passages furent libres, il alla prendre au carrosse le prisonnier, que Porthos, fidele a la consigne, maintenait toujours le mousqueton sur la gorge. -- Ah! vous voila, malheureux! s'ecria Baisemeaux en apercevant le roi. C'est bon! c'est bon! Et aussitot, faisant descendre le roi de voiture, il le conduisit, toujours accompagne de Porthos, qui n'avait pas quitte son masque, et d'Aramis, qui avait remis le sien, dans la deuxieme Bertaudiere, et lui ouvrit la porte de la chambre ou, pendant six ans, avait gemi Philippe. Le roi entra dans le cachot sans prononcer une parole. Il etait pale et hagard. Baisemeaux referma la porte sur lui, donna lui-meme deux tours de clef a la serrure, et, revenant a Aramis: -- C'est, ma foi, vrai! lui dit-il tout bas, qu'il ressemble au roi; cependant, moins que vous ne le dites. -- De sorte, fit Aramis, que vous ne vous seriez pas laisse prendre a la substitution, vous? -- Ah! par exemple! -- Vous etes un homme precieux, mon cher Baisemeaux, dit Aramis. Maintenant, mettez en liberte Seldon. -- C'est juste, j'oubliais... Je vais donner l'ordre. -- Bah! demain, vous avez le temps. -- Demain? Non, non, a l'instant meme. Dieu me garde d'attendre une seconde! -- Alors, allez a vos affaires; moi, je vais aux miennes. Mais c'est compris, n'est-ce pas. -- Qu'est-ce qui est compris? -- Que personne n'entrera chez le prisonnier qu'avec un ordre du roi, ordre que j'apporterai moi-meme? -- C'est dit. Adieu! monseigneur. Aramis revint vers son compagnon. -- Allons, allons, ami Porthos, a Vaux! et bien vite! -- On est leger quand on a fidelement servi son roi, et, en le servant, sauve son pays, dit Porthos. Les chevaux n'auront rien a trainer. Partons. Et le carrosse, delivre d'un prisonnier qui, en effet, pouvait paraitre bien lourd a Aramis, franchit le pont-levis de la Bastille, qui se releva derriere lui. Chapitre CCXXIV -- Une nuit a la Bastille La souffrance dans cette vie est en proportion des forces de l'homme. Nous ne pretendons pas dire que Dieu mesure toujours aux forces de la creature l'angoisse qu'il lui fait endurer: cela ne serait pas exact, puisque Dieu permet la mort, qui est parfois le seul refuge des ames trop vivement pressees dans le corps. La souffrance est en proportion des forces, c'est-a-dire que le faible souffre plus, a mal egal, que le fort. Maintenant, de quels elements se compose la force humaine? N'est-ce pas surtout de l'exercice, de l'habitude, de l'experience? Voila ce que nous ne prendrons meme pas la peine de demontrer; c'est un axiome au moral comme au physique. Quand le jeune roi, hebete, rompu, se vit conduire a une chambre de la Bastille, il se figura d'abord que la mort est comme un sommeil, qu'elle a ses reves, que le lit s'etait enfonce dans le plancher de Vaux, que la mort s'en etait ensuivie, et que, poursuivant son reve, Louis XIV, defunt, revait une de ces horreurs, impossibles a la vie, qu'on appelle le detronement, l'incarceration et l'insulte d'un roi naguere tout-puissant. Assister, fantome palpable, a sa passion douloureuse; nager dans un mystere incomprehensible entre la ressemblance et la realite; tout voir, tout entendre, sans brouiller un de ces details de l'agonie, n'etait-ce pas, se disait le roi, un supplice d'autant plus epouvantable qu'il pouvait etre eternel? -- Est-ce la ce qu'on appelle l'eternite, l'enfer? murmura Louis XIV au moment ou la porte se ferma sur lui, poussee par Baisemeaux lui-meme. Il ne regarda pas meme autour de lui, et, dans cette chambre, adosse a un mur quelconque, il se laissa emporter par la terrible supposition de sa mort, en fermant les yeux pour eviter de voir quelque chose de pire encore. -- Comment suis-je mort? se dit-il a moitie insense. N'aura-t-on pas fait descendre ce lit par artifice? Mais non, pas de souvenir d'aucune contusion, d'aucun choc... Ne m'aurait-on pas plutot empoisonne dans le repas, ou avec des fumees de cire, comme Jeanne d'Albret, ma bisaieule? Tout a coup, le froid de cette chambre tomba comme un manteau sur les epaules de Louis. -- J'ai vu, dit-il, mon pere expose mort sur son lit dans son habit royal. Cette figure pale, si calme et si affaissee; ces mains si adroites devenues insensibles; ces jambes raidies; tout cela n'annoncait pas un sommeil peuple de songes. Et pourtant que de songes Dieu ne devait-il pas envoyer a ce mort!... a ce mort que tant d'autres avaient precede, precipites par lui dans la mort eternelle!... Non, ce roi etait encore le roi. Il tronait encore sur ce lit funebre, comme sur le fauteuil de velours. Il n'avait rien abdique de sa majeste. Dieu, qui ne l'avait point puni, ne peut me punir, moi qui n'ai rien fait. Un bruit etrange attira l'attention du jeune homme. Il regarda et vit sur la cheminee, au-dessus d'un enorme christ grossierement peint a fresque, un rat de taille monstrueuse, occupe a grignoter un reste de pain dur, tout en fixant sur le nouvel hote du logis un regard intelligent et curieux. Le roi eut peur; il sentit le degout; il recula vers la porte en poussant un grand cri. Et, comme s'il eut fallu ce cri, echappe de sa poitrine, pour qu'il se reconnut lui-meme, Louis se comprit vivant, raisonnable et nanti de sa conscience naturelle. -- Prisonnier! s'ecria-t-il, moi, moi, prisonnier! Il chercha des yeux une sonnette pour appeler. -- Il n'y a pas de sonnettes a la Bastille, dit-il, et c'est a la Bastille que je suis enferme. Maintenant, comment ai-je ete fait prisonnier? C'est une conspiration de M. Fouquet necessairement. J'ai ete attire a Vaux dans un piege. M. Fouquet ne peut etre seul dans cette affaire. Son agent... cette voix... c'etait M. d'Herblay, je l'ai reconnu. Colbert avait raison. Mais que me veut Fouquet? Regnera-t-il a ma place? Impossible! Qui sait?... pensa le roi devenu sombre. Mon frere le duc d'Orleans fait peut- etre contre moi ce qu'a voulu faire, toute sa vie, mon oncle contre mon pere. Mais la reine? mais ma mere? mais La Valliere? oh! La Valliere! elle serait livree a Madame. Chere enfant! oui, c'est cela, on l'aura renfermee comme je le suis moi-meme. Nous sommes eternellement separes! Et, a cette seule idee de separation, l'amant eclata en soupirs, en sanglots et en cris. -- Il y a un gouverneur ici, reprit le roi avec fureur. Je lui parlerai. Appelons. Il appela. Aucune voix ne repondit a la sienne. Il prit la chaise et s'en servit pour frapper dans la massive porte de chene. Le bois sonna sur le bois, et fit parler plusieurs echos lugubres dans les profondeurs de l'escalier; mais, de creature qui repondit, pas une. C'etait pour le roi une nouvelle preuve du peu d'estime qu'on faisait de lui a la Bastille. Alors, apres la premiere colere, ayant remarque une fenetre grillee par ou passait une lumiere doree qui devait etre l'aube lumineuse, Louis se mit a crier, doucement d'abord, puis avec force. Il ne lui fut rien repondu. Vingt autres tentatives, faites successivement, n'obtinrent pas plus de succes. Le sang commencait a se revolter et montait a la tete du prince. Cette nature, habituee au commandement, fremissait devant une desobeissance. Peu a peu la colere grandit. Le prisonnier brisa sa chaise trop lourde pour ses mains, et s'en servit comme d'un belier pour frapper dans la porte. Il frappa si fort et tant de fois, que la sueur commenca a couler de son front. Le bruit devint immense et continu. Quelques cris etouffes y repondaient ca et la. Ce bruit produisit sur le roi un effet etrange. Il s'arreta pour l'ecouter. C'etaient les voix des prisonniers, autrefois ses victimes, aujourd'hui ses compagnons. Ces voix montaient comme des vapeurs a travers d'epais plafonds, des murs opaques. Elles accusaient encore l'auteur de ce bruit, comme, sans doute, les soupirs et les larmes accusaient tout bas l'auteur de leur captivite. Apres avoir ote la liberte a tant de gens le roi venait chez eux leur oter le sommeil. Cette idee faillit le rendre fou. Elle doubla ses forces ou plutot sa volonte, alteree d'obtenir un renseignement ou une conclusion. Le baton de la chaise recommenca son office. Au bout d'une heure, Louis entendit quelque chose dans le corridor, derriere sa porte, et un violent coup, repondu dans cette porte meme, fit cesser les siens. -- Ah ca! etes-vous fou? dit une rude et grossiere voix. Que vous prend-il ce matin? "Ce matin?" pensa le roi surpris. Puis, poliment: -- Monsieur, dit-il, etes-vous le gouverneur de la Bastille? -- Mon brave, vous avez la cervelle detraquee repliqua la voix, mais ce n'est pas une raison pour faire tant de vacarme. Taisez- vous, mordieu! -- Est-ce vous le gouverneur? demanda encore le roi. Une porte se referma. Le guichetier venait de partir sans daigner meme repondre un mot. Quand le roi eut la certitude de ce depart, sa fureur ne connut plus de bornes. Agile comme un tigre, il bondit de la table sur la fenetre, dont il secoua les grilles. Il enfonca une vitre dont les eclats tomberent avec mille cliquetis harmonieux dans les cours. Il appela, en s'enrouant: "Le gouverneur! le gouverneur!" Cet acces dura une heure, qui fut une periode de fievre chaude. Les cheveux en desordre et colles sur son front, ses habits dechires, blanchis, son linge en lambeaux, le roi ne s'arreta qu'a bout de toutes ses forces, et, seulement alors, il comprit l'epaisseur impitoyable de ces murailles, l'impenetrabilite de ce ciment, invincible a toute autre tentative que celle du temps, ayant pour outil le desespoir. Il appuya son front sur la porte, et laissa son coeur se calmer peu a peu: un battement de plus l'eut fait eclater. -- Il viendra, dit-il, un moment ou l'on m'apportera la nourriture que l'on donne a tous les prisonniers. Je verrai alors quelqu'un, je parlerai, on me repondra. Et le roi chercha dans sa memoire a quelle heure avait lieu le premier repas des prisonniers dans la Bastille. Il ignorait meme ce detail. Ce fut un coup de poignard sourd et cruel, que ce remords d'avoir vecu vingt-cinq ans, roi et heureux, sans penser a tout ce que souffre un malheureux qu'on prive injustement de sa liberte. Le roi en rougit de honte. Il sentait que Dieu, en permettant cette humiliation terrible, ne faisait que rendre a un homme la torture infligee par cet homme a tant d'autres. Rien ne pouvait etre plus efficace pour ramener a la religion cette ame atterree par le sentiment des douleurs. Mais Louis n'osa pas meme s'agenouiller pour prier Dieu, pour lui demander la fin de cette epreuve. -- Dieu fait bien, dit-il, Dieu a raison. Ce serait lache a moi de demander a Dieu ce que j'ai refuse souvent a mes semblables. Il en etait la de ses reflexions, c'est-a-dire de son agonie, quand le meme bruit se fit entendre derriere sa porte, suivi cette fois du grincement des clefs et du bruit des verrous jouant dans les gaches. Le roi fit un bond en avant pour se rapprocher de celui qui allait entrer, mais soudain, songeant que c'etait un mouvement indigne d'un roi, il s'arreta, prit une pose noble et calme, ce qui lui etait facile et il attendit, le dos tourne a la fenetre, pour dissimuler un peu de son agitation aux regards du nouvel arrivant. C'etait seulement un porte-clefs charge d'un panier plein de vivres. Le roi considerait cet homme avec inquietude: il attendit qu'il parlat. -- Ah! dit celui-ci, vous avez casse votre chaise, je le disais bien. Mais il faut que vous soyez devenu enrage! -- Monsieur, fit le roi, prenez garde a tout ce que vous allez dire: il y va pour vous d'un interet fort grave. Le guichetier posa son panier sur la table, et, regardant son interlocuteur: -- Hein? dit-il avec surprise. -- Faites-moi monter le gouverneur, ajouta noblement le roi. -- Voyons, mon enfant, dit le guichetier, vous avez toujours ete bien sage; mais la folie rend mechant, et nous voulons bien vous prevenir: vous avez casse votre chaise et fait du bruit; c'est un delit qui se punit du cachot. Promettez-moi de ne pas recommencer, et je n'en parlerai pas au gouverneur. -- Je veux voir le gouverneur, repliqua le roi sans sourciller. -- Il vous fera mettre dans le cachot, prenez-y garde. -- Je veux! entendez-vous? -- Ah! voila votre oeil qui devient hagard. Bon! je vous retire votre couteau. Et le guichetier fit ce qu'il disait, ferma la porte et partit, laissant le roi plus etonne, plus malheureux, plus seul que jamais. En vain recommenca-t-il le jeu du baton de chaise, en vain fit-il voler par la fenetre les plats et les assiettes: rien ne lui repondit plus. Deux heures apres, ce n'etait plus un roi, un gentilhomme, un homme, un cerveau: c'etait un fou s'arrachant les ongles aux portes, essayant de depaver la chambre, et poussant des cris si effrayants, que la vieille Bastille semblait trembler jusque dans ses racines d'avoir ose se revolter contre son maitre. Quant au gouverneur, il ne s'etait pas meme derange. Le porte- clefs et les sentinelles avaient fait leur rapport, mais a quoi bon? Les fous n'etaient-ils pas chose vulgaire dans la forteresse, et les murs n'etaient-ils pas plus forts que les fous? M. de Baisemeaux, penetre de tout ce que lui avait dit Aramis, et parfaitement en regle avec son ordre du roi, ne demandait qu'une chose, c'etait que le fou Marchiali fut assez fou pour se pendre un peu a son baldaquin ou a l'un de ses barreaux. En effet, ce prisonnier-la ne rapportait guere, et il devenait plus genant que de raison. Ces complications de Seldon et de Marchiali, ces complications de delivrance et de reincarceration, ces complications de ressemblance, se fussent trouvees avoir un denouement fort commode. Baisemeaux croyait meme avoir remarque que cela ne deplairait pas trop a M. d'Herblay. -- Et puis, reellement, disait Baisemeaux a son major, un prisonnier ordinaire est deja bien assez malheureux d'etre prisonnier; il souffre bien assez pour qu'on puisse charitablement lui souhaiter la mort. A plus forte raison, quand ce prisonnier est devenu fou, et qu'il peut mordre et faire du bruit dans la Bastille; alors, ma foi! ce n'est plus un voeu charitable a faire que de lui souhaiter la mort; ce serait une bonne oeuvre a accomplir que de le supprimer tout doucement. Et le bon gouverneur fit la-dessus son deuxieme dejeuner. Chapitre CCXXV -- L'ombre de M. Fouquet D'Artagnan, tout lourd encore de l'entretien qu'il venait d'avoir avec le roi, se demandait s'il etait bien dans son bon sens; si la scene se passait bien a Vaux; si lui, d'Artagnan, etait bien le capitaine des mousquetaires, et M. Fouquet le proprietaire du chateau dans lequel Louis XIV venait de recevoir l'hospitalite. Ces reflexions n'etaient pas celles d'un homme ivre. On avait cependant bien banquete a Vaux. Les vins de M. le surintendant avaient cependant figure avec honneur a la fete. Mais le Gascon etait homme de sang-froid: il savait, en touchant son epee d'acier, prendre au moral le froid de cet acier pour les grandes occasions. -- Allons, dit-il en quittant l'appartement royal, me voila jete tout historiquement dans les destinees du roi et dans celles du ministre; il sera ecrit que M. d'Artagnan, cadet de Gascogne, a mis la main sur le collet de M. Nicolas Fouquet, surintendant des finances de France. Mes descendants, si j'en ai, se feront une renommee avec cette arrestation, comme les messieurs de Luynes s'en sont fait une avec les defroques de ce pauvre marechal d'Ancre. Il s'agit d'executer proprement les volontes du roi. Tout homme saura bien dire a M. Fouquet: "Votre epee, monsieur!". Mais tout le monde ne saura pas garder M. Fouquet sans faire crier personne. Comment donc operer, pour que M. le surintendant passe de l'extreme faveur a la derniere disgrace, pour qu'il voie se changer Vaux en un cachot, pour que, apres avoir goutte l'encens d'Assuerus, il touche a la potence d'Aman, c'est-a-dire d'Enguerrand de Marigny? Ici, le front de d'Artagnan, s'assombrit a faire pitie. Le mousquetaire avait des scrupules. Livrer ainsi a la mort car certainement Louis XIV haissait M. Fouquet, livrer, disons-nous, a la mort celui qu'on venait de breveter galant homme, c'etait un veritable cas de conscience. -- Il me semble, se dit d'Artagnan, que, si je ne suis pas un croquant, je ferai savoir a M. Fouquet l'idee du roi a son egard. Mais, si je trahis le secret de mon maitre, je suis un perfide et un traitre, crime tout a fait prevu par les lois militaires, a telles enseignes que j'ai vu vingt fois, dans les guerres, brancher des malheureux qui avaient fait en petit ce que mon scrupule me conseille de faire en grand. Non, je pense qu'un homme d'esprit doit sortir de ce pas avec beaucoup plus d'adresse. Et maintenant, admettons-nous que j'aie de l'esprit? C'est contestable, en ayant fait depuis quarante ans une telle consommation que, s'il m'en reste pour une pistole, ce sera bien du bonheur. D'Artagnan se prit la tete dans les mains, s'arracha, bon gre mal gre, quelques poils de moustache et ajouta: -- Pour quelle cause M. Fouquet serait-il disgracie? Pour trois causes: la premiere, parce qu'il n'est pas aime de M. Colbert; la seconde, parce qu'il a voulu aimer Mlle de La Valliere; la troisieme, parce que le roi aime M. Colbert et Mlle de La Valliere. C'est un homme perdu! Mais lui mettrai-je le pied sur la tete, moi, un homme, quand il succombe sous des intrigues de femmes et de commis? Fi donc! S'il est dangereux, je l'abattrai; s'il n'est que persecute, je verrai! J'en suis venu a ce point que ni roi ni homme ne prevaudra sur mon opinion. Athos serait ici qu'il ferait comme moi. Ainsi donc, au lieu d'aller trouver brutalement M. Fouquet, de l'apprehender au corps et de le calfeutrer, je vais tacher de me conduire en homme de bonnes facons. On en parlera, d'accord; mais on en parlera bien. Et d'Artagnan, rehaussant par un geste particulier son baudrier sur son epaule, s'en alla droit chez M. Fouquet, lequel, apres les adieux faits aux dames, se preparait a dormir tranquillement sur ses triomphes de la journee. L'air etait encore parfume ou infecte, comme on voudra, de l'odeur du feu d'artifice. Les bougies jetaient leurs mourantes clartes, les fleurs tombaient detachees des guirlandes, les grappes de danseurs et de courtisans s'egrenaient dans les salons. Au centre de ses amis, qui le complimentaient et recevaient ses compliments, le surintendant fermait a demi ses yeux fatigues. Il aspirait au repos, il tombait sur la litiere de lauriers amasses depuis tant de jours. On eut dit qu'il courbait sa tete sous le poids de dettes nouvelles contractees pour faire honneur a cette fete. M. Fouquet venait de se retirer dans sa chambre, souriant et plus qu'a moitie mort. Il n'ecoutait plus, il ne voyait plus; son lit l'attirait, le fascinait. Le dieu Morphee, dominateur du dome, peint par Le Brun, avait etendu sa puissance aux chambres voisines, et lance ses plus efficaces pavots chez le maitre de la maison. M. Fouquet, presque seul, etait deja dans les mains de son valet de chambre, lorsque M. d'Artagnan apparut sur le seuil de son appartement. D'Artagnan n'avait jamais pu reussir a se vulgariser a la Cour: en vain le voyait-on partout et toujours il faisait son effet toujours et partout. C'est le privilege de certaines natures, qui ressemblent en cela aux eclairs ou au tonnerre. Chacun les connait, mais leur apparition etonne, et, quand on les sent, la derniere impression est toujours celle qu'on croit avoir ete la plus forte. -- Tiens! M. d'Artagnan? dit M. Fouquet, dont la manche droite etait deja separee du corps. -- Pour vous servir, repliqua le mousquetaire. -- Entrez donc, cher monsieur d'Artagnan. -- Merci! -- Venez-vous me faire quelque critique sur la fete? Vous etes un esprit ingenieux. -- Oh! non. -- Est-ce qu'on gene votre service? -- Pas du tout. -- Vous etes mal loge peut-etre? -- A merveille. -- Eh bien! je vous remercie d'etre aussi aimable, et c'est moi qui me declare votre oblige pour tout ce que vous me dites de flatteur. Ces paroles signifiaient sans conteste: "Mon cher d'Artagnan, allez vous coucher, puisque vous avez un lit, et laissez-moi en faire autant." D'Artagnan ne parut pas avoir compris. -- Vous vous couchez deja? dit-il au surintendant. -- Oui. Avez-vous quelque chose a me communiquer? -- Rien, monsieur, rien. Vous couchez donc ici? -- Comme vous voyez. -- Monsieur, vous avez donne une bien belle fete au roi. -- Vous trouvez? -- Oh! superbe. -- Le roi est content? -- Enchante. -- Vous aurait-il prie de m'en faire part? -- Il ne choisirait pas un si peu digne messager, monseigneur. -- Vous vous faites tort, monsieur d'Artagnan. -- C'est votre lit, ceci? -- Oui. Pourquoi cette question? n'etes-vous pas satisfait du votre? -- Faut-il vous parler avec franchise? -- Assurement. -- Eh bien! non. Fouquet tressaillit. -- Monsieur d'Artagnan, dit-il, prenez ma chambre. -- Vous en priver, monseigneur? Jamais! -- Que faire, alors? -- Me permettre de la partager avec vous. M. Fouquet regarda fixement le mousquetaire. -- Ah! ah! dit-il, vous sortez de chez le roi? -- Mais oui, monseigneur. -- Et le roi voudrait vous voir coucher dans ma chambre? -- Monseigneur... -- Tres bien, monsieur d'Artagnan, tres bien. Vous etes ici le maitre. Allez, monsieur. -- Je vous assure, monseigneur, que je ne veux point abuser... M. Fouquet, s'adressant a son valet de chambre: -- Laissez-nous, dit-il. Le valet sortit. -- Vous avez a me parler, monsieur? dit-il a d'Artagnan. -- Moi? -- Un homme de votre esprit ne vient pas causer avec un homme du mien, a l'heure qu'il est, sans de graves motifs? -- Ne m'interrogez pas. -- Au contraire, que voulez-vous de moi? -- Rien que votre societe. -- Allons au jardin, fit le surintendant tout a coup, dans le parc? -- Non, repondit vivement le mousquetaire, non. -- Pourquoi? -- La fraicheur... -- Voyons, avouez donc que vous m'arretez, dit le surintendant au capitaine. -- Jamais! fit celui-ci. -- Vous me veillez, alors? -- Par honneur, oui, monseigneur. -- Par honneur?... C'est autre chose! Ah! l'on m'arrete chez moi? -- Ne dites pas cela! -- Je le crierai, au contraire! -- Si vous le criez, je serai force de vous engager au silence. -- Bien! de la violence chez moi? Ah! c'est tres bien! -- Nous ne nous comprenons pas du tout. Tenez, il y a la un echiquier: jouons, s'il vous plait, monseigneur. -- Monsieur d'Artagnan, je suis donc en disgrace? -- Pas du tout, mais... -- Mais defense m'est faite de me soustraire a vos regards? -- Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites, monseigneur, et si vous voulez que je me retire, annoncez-le-moi. -- Cher monsieur d'Artagnan, vos facons me rendront fou. Je tombais de sommeil, vous m'avez reveille. -- Je ne me le pardonnerai jamais, et si vous voulez me reconcilier avec moi-meme... -- Eh bien? -- Eh bien! dormez la, devant moi, j'en serai ravi. -- Surveillance?... -- Je m'en vais alors. -- Je ne vous comprends plus. -- Bonsoir, monseigneur. Et d'Artagnan feignit de se retirer. Alors M. Fouquet courut apres lui. -- Je ne me coucherai pas, dit-il. Serieusement, et puisque vous refusez de me traiter en homme, et que vous jouez au fin avec moi, je vais vous forcer comme on fait du sanglier. -- Bah! s'ecria d'Artagnan affectant de sourire. -- Je commande mes chevaux et je pars pour Paris, dit M. Fouquet plongeant jusqu'au coeur du capitaine des mousquetaires. -- Ah! s'il en est ainsi, monseigneur, c'est different. -- Vous m'arretez? -- Non, mais je pars avec vous. -- En voila assez, monsieur d'Artagnan, reprit Fouquet d'un ton froid. Ce n'est pas pour rien que vous avez cette reputation d'homme d'esprit et d'homme de ressources; mais, avec moi, tout cela est superflu. Droit au but: un service. Pourquoi m'arretez- vous? qu'ai-je fait? -- Oh! je ne sais rien de ce que vous avez fait; mais je ne vous arrete pas... ce soir... -- Ce soir! s'ecria Fouquet en palissant. Mais demain? -- Oh! nous ne sommes pas a demain, monseigneur. Qui peut repondre jamais du lendemain? -- Vite! vite! capitaine, laissez-moi parler a M. d'Herblay. -- Helas! voila qui devient impossible, monseigneur. J'ai ordre de veiller a ce que vous ne causiez avec personne. -- Avec M. d'Herblay, capitaine, avec votre ami! -- Monseigneur, est-ce que, par hasard, M. d'Herblay, mon ami, ne serait pas le seul avec qui je dusse vous empecher de communiquer? Fouquet rougit, et, prenant l'air de la resignation: -- Monsieur, dit-il, vous avez raison, je recois une lecon que je n'eusse pas du provoquer. L'homme tombe n'a droit a rien, pas meme de la part de ceux dont il a fait la fortune, a plus forte raison de ceux a qui il n'a pas eu le bonheur de rendre jamais service. -- Monseigneur! -- C'est vrai, monsieur d'Artagnan, vous vous etes toujours mis avec moi dans une bonne situation, dans la situation qui convient a l'homme destine a m'arreter. Vous ne m'avez jamais rien demande, vous! -- Monseigneur, repondit le Gascon touche de cette douleur eloquente et noble, voulez-vous, je vous prie, m'engager votre parole d'honnete homme que vous ne sortirez pas de cette chambre? -- A quoi bon, cher monsieur d'Artagnan, puisque vous m'y gardez? Craignez-vous que je ne lutte contre la plus vaillante epee du royaume? -- Ce n'est pas cela, monseigneur, c'est que je vais vous aller chercher M. d'Herblay, et, par consequent, vous laisser seul. Fouquet poussa un cri de joie et de surprise. -- Chercher M. d'Herblay! me laisser seul! s'ecria-t-il en joignant les mains. -- Ou loge M. d'Herblay? dans la chambre bleue? -- Oui, mon ami, oui. -- Votre ami! merci du mot, monseigneur. Vous me donnez aujourd'hui, si vous ne m'avez pas donne autrefois. -- Ah! vous me sauvez! -- Il y a bien pour dix minutes de chemin d'ici a la chambre bleue pour aller et revenir? reprit d'Artagnan. -- A peu pres. -- Et pour reveiller Aramis, qui dort bien quand il dort, pour le prevenir, je mets cinq minutes: total, un quart d'heure d'absence. Maintenant, monseigneur, donnez-moi votre parole que vous ne chercherez en aucune facon a fuir, et qu'en rentrant ici je vous y retrouverai? -- Je vous la donne, monsieur, repondit Fouquet en serrant la main du mousquetaire avec une affectueuse reconnaissance. D'Artagnan disparut. Fouquet le regarda s'eloigner, attendit avec une impatience visible que la porte se fut refermee derriere lui, et, la porte refermee, se precipita sur ses clefs, ouvrit quelques tiroirs a secret caches dans des meubles, chercha vainement quelques papiers, demeures sans doute a Saint-Mande et qu'il parut regretter de ne point y trouver; puis, saisissant avec empressement des lettres, des contrats, des ecritures, il en fit un monceau qu'il brula hativement sur la plaque de marbre de l'atre, ne prenant pas la peine de tirer de l'interieur les pots de fleurs qui l'encombraient. Puis, cette operation achevee, comme un homme qui vient d'echapper a un immense danger, et que la force abandonne des que ce danger n'est plus a craindre, il se laissa tomber aneanti dans un fauteuil. D'Artagnan rentra et trouva Fouquet dans la meme position. Le digne mousquetaire n'avait pas fait un doute que Fouquet, ayant donne sa parole ne songerait pas meme a y manquer; mais il avait pense qu'il utiliserait son absence en se debarrassant de tous les papiers de toutes les notes, de tous les contrats qui pourraient rendre plus dangereuse la position deja assez grave dans laquelle il se trouvait. Aussi, levant la tete comme un chien qui prend le vent, il flaira cette odeur de fumee qu'il comptait bien decouvrir dans l'atmosphere, et, l'y ayant trouvee, il fit un mouvement de tete en signe de satisfaction. A l'entree de d'Artagnan, Fouquet avait, de son cote, leve la tete, et aucun des mouvements de d'Artagnan ne lui avait echappe. Puis les regards des deux hommes se rencontrerent; tous deux virent qu'ils s'etaient compris sans avoir echange une parole. -- Eh bien! demanda, le premier, Fouquet, et M. d'Herblay? -- Ma foi! monseigneur, repondit d'Artagnan, il faut que M. d'Herblay aime les promenades nocturnes et fasse, au clair de la lune, dans le parc de Vaux, des vers avec quelques-uns de vos poetes, mais il n'etait pas chez lui. -- Comment! pas chez lui? s'ecria Fouquet, a qui echappait sa derniere esperance, car, sans qu'il se rendit compte de quelle facon l'eveque de Vannes pouvait le secourir, il comprenait qu'en realite il ne pouvait attendre de secours que de lui. -- Ou bien, s'il est chez lui, continua d'Artagnan, il a eu des raisons pour ne pas repondre. -- Mais vous n'avez donc pas appele de facon qu'il entendit, monsieur? -- Vous ne supposez pas, monseigneur, que, deja en dehors de mes ordres, qui me defendaient de vous quitter un seul instant, vous ne supposez pas que j'aie ete assez fou pour reveiller toute la maison et me faire voir dans le corridor de l'eveque de Vannes, afin de bien faire constater par M. Colbert que je vous donnais le temps de bruler vos papiers? -- Mes papiers? -- Sans doute; c'est du moins ce que j'eusse fait a votre place. Quand on m'ouvre une porte, j'en profite. -- Eh bien! oui, merci, j'en ai profite. -- Et vous avez bien fait, morbleu! Chacun a ses petits secrets qui ne regardent pas les autres. Mais revenons a Aramis, monseigneur. -- Eh bien! je vous dis, vous aurez appele trop bas, et il n'aura pas entendu. -- Si bas qu'on appelle Aramis, monseigneur, Aramis entend toujours quand il a interet a entendre. Je repete donc ma phrase: Aramis n'etait pas chez lui, monseigneur, ou Aramis a eu, pour ne pas reconnaitre ma voix, des motifs que j'ignore et que vous ignorez peut-etre vous-meme, tout votre homme-lige qu'est Sa Grandeur Mgr l'eveque de Vannes. Fouquet poussa un soupir, se leva, fit trois ou quatre pas dans la chambre, et finit par aller s'asseoir, avec une expression de profond abattement, sur son magnifique lit de velours, tout garni de splendides dentelles. D'Artagnan regarda Fouquet avec un sentiment de profonde pitie. -- J'ai vu arreter bien des gens dans ma vie, dit le mousquetaire avec melancolie, j'ai vu arreter M. de Cinq-Mars, j'ai vu arreter M. de Chalais. J'etais bien jeune. J'ai vu arreter M. de Conde avec les princes, j'ai vu arreter M. de Retz, j'ai vu arreter M. Broussel. Tenez, monseigneur, c'est facheux a dire, mais celui de tous ces gens-la a qui vous ressemblez le plus en ce moment, c'est le bonhomme Broussel. Peu s'en faut que vous ne mettiez, comme lui, votre serviette dans votre portefeuille, et que vous ne vous essuyiez la bouche avec vos papiers. Mordioux! monsieur Fouquet, un homme comme vous n'a pas de ces abattements-la. Si vos amis vous voyaient!... -- Monsieur d'Artagnan, reprit le surintendant avec un sourire plein de tristesse, vous ne comprenez point: c'est justement parce que mes amis ne me voient pas, que je suis tel que vous me voyez, vous. Je ne vis pas tout seul, moi! je ne suis rien tout seul. Remarquez bien que j'ai employe mon existence a me faire des amis dont j'esperais me faire des soutiens. Dans la prosperite, toutes ces voix heureuses, et heureuses par moi, me faisaient un concert de louanges et d'actions de graces. Dans la moindre defaveur, ces voix plus humbles accompagnaient harmonieusement les murmures de mon ame. L'isolement, je ne l'ai jamais connu. La pauvrete, fantome que parfois j'ai entrevu avec ses haillons au bout de ma route! la pauvrete, c'est le spectre avec lequel plusieurs de mes amis se jouent depuis tant d'annees, qu'ils poetisent, qu'ils caressent, qu'ils me font aimer! La pauvrete! mais je l'accepte, je la reconnais, je l'accueille comme une soeur desheritee; car la pauvrete, ce n'est pas la solitude, ce n'est pas l'exil, ce n'est pas la prison! Est-ce que je serais jamais pauvre, moi, avec des amis comme Pelisson, comme La Fontaine, comme Moliere? avec une maitresse, comme... Oh! mais la solitude, a moi, homme de bruit, a moi, homme de plaisirs, a moi qui ne suis que parce que les autres sont!... Oh! Si vous saviez comme je suis seul en ce moment! et comme vous me paraissez etre, vous qui me separez de tout ce que j'aimais, l'image de la solitude, du neant et de la mort! -- Mais je vous ai deja dit, monsieur Fouquet, repondit d'Artagnan touche jusqu'au fond de l'ame, je vous ai deja dit que vous exageriez les choses. Le roi vous aime. -- Non, dit Fouquet en secouant la tete, non! -- M. Colbert vous hait. -- M. Colbert? que m'importe! -- Il vous ruinera. -- Oh! quant a cela, je l'en defie: je suis ruine. A cet etrange aveu du surintendant, d'Artagnan promena un regard expressif autour de lui. Quoiqu'il n'ouvrit pas la bouche, Fouquet le comprit si bien, qu'il ajouta: -- Que faire de ces magnificences, quand on n'est plus magnifique? Savez-vous a quoi nous servent la plupart de nos possessions, a nous autres riches? C'est a nous degouter, par leur splendeur meme, de tout ce qui n'egale pas cette splendeur. Vaux! me direz- vous, les merveilles de Vaux, n'est-ce pas? Eh bien! quoi? Que faire de cette merveille? Avec quoi, si je suis ruine, verserai-je l'eau dans les urnes de mes naiades, le feu dans les entrailles de mes salamandres, l'air dans la poitrine de mes tritons? Pour etre assez riche, monsieur d'Artagnan, il faut etre trop riche. D'Artagnan hocha la tete. -- Oh! je sais bien ce que vous pensez, repliqua vivement Fouquet. Si vous aviez Vaux, vous le vendriez, vous, et vous acheteriez une terre en province. Cette terre aurait des bois, des vergers et des champs; cette terre nourrirait son maitre. De quarante millions, vous feriez bien... -- Dix millions, interrompit d'Artagnan. -- Pas un million, mon cher capitaine. Nul, en France, n'est assez riche pour acheter Vaux deux millions et l'entretenir comme il est, nul ne le pourrait, nul ne le saurait. -- Dame! fit d'Artagnan, en tout cas, un million... -- Eh bien? -- Ce n'est pas la misere. -- C'est bien pres, mon cher monsieur. -- Comment? -- Oh! vous ne comprenez pas. Non, je ne veux pas vendre ma maison de Vaux. Je vous la donne, si vous voulez. Et Fouquet accompagna ces mots d'un inexprimable mouvement d'epaules. -- Donnez-la au roi, vous ferez un meilleur marche. -- Le roi n'a pas besoin que je la lui donne, dit Fouquet; il me la prendra parfaitement bien, si elle lui fait plaisir: voila pourquoi j'aime mieux qu'elle perisse. Tenez, monsieur d'Artagnan, si le roi n'etait pas sous mon toit, je prendrais cette bougie, j'irais sous le dome mettre le feu a deux caisses de fusees et d'artifices que l'on avait reservees, et je reduirais mon palais en cendres. -- Bah! fit negligemment le mousquetaire. En tout cas, vous ne bruleriez pas les jardins. C'est ce qu'il y a de mieux chez vous. -- Et puis, reprit sourdement Fouquet, qu'ai-je dit la, mon Dieu! Bruler Vaux! detruire mon palais! Mais Vaux n'est pas a moi, mais ces richesses, mais ces merveilles, elles appartiennent, comme jouissance, a celui qui les a payees, c'est vrai, mais comme duree, elles sont a ceux-la qui les ont creees. Vaux est a Le Brun; Vaux est a Le Notre; Vaux est a Pelisson, a Levau, a La Fontaine, Vaux est a Moliere, qui y a fait jouer _Les Facheux, _Vaux est a la posterite, enfin. Vous voyez bien, monsieur d'Artagnan, que je n'ai plus ma maison a moi. -- A la bonne heure, dit d'Artagnan, voila une idee que j'aime, et je reconnais la M. Fouquet. Cette idee m'eloigne du bonhomme Broussel, et je n'y reconnais plus les pleurnicheries du vieux frondeur. Si vous etes ruine, monseigneur, prenez bien la chose; vous aussi, mordioux! vous appartenez a la posterite et vous n'avez pas le droit de vous amoindrir. Tenez, regardez-moi, moi qui ai l'air d'exercer une superiorite sur vous parce que je vous arrete; le sort, qui distribue leurs roles aux comediens de ce monde, m'en a donne un moins beau, moins agreable a jouer que n'etait le votre. Je suis de ceux, voyez-vous, qui pensent que les roles des rois ou des puissants valent mieux que les roles de mendiants ou de laquais. Mieux vaut, meme en scene, sur un autre theatre que le theatre du monde, mieux vaut porter le bel habit et macher le beau langage que de frotter la planche avec une savate ou se faire caresser l'echine avec des batons rembourres d'etoupe. En un mot, vous avez abuse de l'or, vous avez commande, vous avez joui. Moi, j'ai traine ma longe; moi, j'ai obei; moi, j'ai pati. Eh bien! si peu que je vaille aupres de vous, monseigneur, je vous le declare: le souvenir de ce que j'ai fait me tient lieu d'un aiguillon qui m'empeche de courber trop tot ma vieille tete. Je serai jusqu'au bout bon cheval d'escadron, et je tomberai tout roide, tout d'une piece, tout vivant, apres avoir bien choisi ma place. Faites comme moi, monsieur Fouquet; vous ne vous en trouverez pas plus mal. Cela n'arrive qu'une fois aux hommes comme vous. Le tout est de bien faire quand cela arrive. Il y a un proverbe latin dont j'ai oublie les mots, mais dont je me rappelle le sens, car plus d'une fois, je l'ai medite: il dit: "La fin couronne l'oeuvre." Fouquet se leva, vint passer son bras autour du cou de d'Artagnan, qu'il etreignit sur sa poitrine, tandis que, de l'autre main, il lui serrait la main. -- Voila un beau sermon, dit-il apres une pause. -- Sermon de mousquetaire, monseigneur. -- Vous m'aimez, vous, qui me dites tout cela. -- Peut-etre. Fouquet redevint pensif. Puis, apres un instant: -- Mais M. d'Herblay, demanda-t-il, ou peut-il etre? -- Ah! voila! -- Je n'ose vous prier de le faire chercher. -- Vous m'en prieriez, que je ne le ferais plus, monsieur Fouquet. C'est imprudent. On le saurait, et Aramis, qui n'est pas en cause dans tout cela, pourrait etre compromis et englobe dans votre disgrace. -- J'attendrai le jour, dit Fouquet. -- Oui, c'est ce qu'il y a de mieux. -- Que ferons-nous, au jour? -- Je n'en sais rien, monseigneur. -- Faites-moi une grace, monsieur d'Artagnan. -- Tres volontiers. -- Vous me gardez, je reste; vous etes dans la pleine execution de vos consignes, n'est-ce pas? -- Mais oui. -- Eh bien! restez mon ombre, soit! J'aime mieux cette ombre-la qu'une autre. D'Artagnan s'inclina. -- Mais oubliez que vous etes M. d'Artagnan, capitaine des mousquetaires; oubliez que je suis M. Fouquet, surintendant des finances, et causons de mes affaires. -- Peste! c'est epineux, cela. -- Vraiment? -- Oui; mais, pour vous, monsieur Fouquet, je ferais l'impossible. -- Merci. Que vous a dit le roi? -- Rien. -- Ah! voila comme vous causez? -- Dame! -- Que pensez-vous de ma situation? -- Rien. -- Cependant, a moins de mauvaise volonte... -- Votre situation est difficile. -- En quoi? -- En ce que vous etes chez vous. -- Si difficile qu'elle soit, je la comprends bien. -- Pardieu! est-ce que vous vous imaginez qu'avec un autre que vous j'eusse fait tant de franchise? -- Comment, tant de franchise? Vous avez ete franc avec moi, vous! vous qui refusez de me dire la moindre chose? -- Tant de facons. Alors. -- A la bonne heure! -- Tenez, monseigneur, ecoutez comment je m'y fusse pris avec un autre que vous: j'arrivais a votre porte, les gens partis, ou, s'ils n'etaient pas partis, je les attendais a leur sortie et je les attrapais un a un, comme des lapins au debouter; je les coffrais sans bruit, je m'etendais sur le tapis de votre corridor, et, une main sur vous, sans que vous vous en doutassiez, je vous gardais pour le dejeuner du maitre. De cette facon pas d'esclandre, pas de defense, pas de bruit, mais aussi, pas d'avertissement pour M. Fouquet, pas de reserve, pas de ces concessions delicates qu'entre gens courtois on se fait au moment decisif. Etes-vous content de ce plan-la? -- Il me fait fremir. -- N'est-ce pas? c'eut ete triste d'apparaitre demain, sans preparation, et de vous demander votre epee. -- Oh! monsieur, j'en fusse mort de honte et de colere! -- Votre reconnaissance s'exprime trop eloquemment; je n'ai point fait assez, croyez-moi. -- A coup sur, monsieur, vous ne me ferez jamais avouer cela. -- Eh bien! maintenant, monseigneur, si vous etes content de moi, si vous etes remis de la secousse, que j'ai adoucie autant que j'ai pu, laissons le temps battre des ailes, vous etes harasse, vous avez des reflexions a faire, je vous en conjure: dormez ou faites semblant de dormir, sur votre lit ou dans votre lit. Moi, je dors sur ce fauteuil, et quand je dors, mon sommeil est dur au point que le canon ne me reveillerait pas. Fouquet sourit. -- J'excepte cependant, continua le mousquetaire, le cas ou l'on ouvrirait une porte, soit secrete, soit visible, soit de sortie, soit d'entree. Oh! pour cela, mon oreille est vulnerable au dernier point. Un craquement me fait tressaillir. C'est une affaire d'antipathie naturelle. Allez donc, venez donc, promenez- vous par la chambre, ecrivez, effacez, dechirez, brulez, mais ne touchez pas la clef de la serrure; mais ne touchez pas au bouton de la porte, car vous me reveilleriez en sursaut, et cela m'agacerait horriblement les nerfs. -- Decidement, monsieur d'Artagnan, dit Fouquet vous etes l'homme le plus spirituel et le plus courtois que je connaisse, et vous ne me laisserez qu'un regret, c'est d'avoir fait si tard votre connaissance. D'Artagnan poussa un soupir qui voulait dire. "Helas! peut-etre l'avez vous faite trop tot!" Puis il s'enfonca dans son fauteuil, tandis que Fouquet, a demi couche sur son lit et appuye sur le coude, revait a son aventure. Et tous deux, laissant les bougies bruler, attendirent ainsi le premier reveil du jour, et quand Fouquet soupirait trop haut, d'Artagnan ronflait plus fort. Nulle visite, meme celle d'Aramis, ne troubla leur quietude, nul bruit ne se fit entendre dans la vaste maison. Au-dehors, les rondes d'honneur et les patrouilles de mousquetaires faisaient crier le sable sous leurs pas: c'etait une tranquillite de plus pour les dormeurs. Qu'on y joigne le bruit du vent et des fontaines, qui font leur fonction eternelle, sans s'inquieter des petits bruits et des petites choses dont se composent la vie et la mort de l'homme. Chapitre CCXXVI -- Le matin Aupres de ce destin lugubre du roi enferme a la Bastille et rongeant de desespoir les verrous et les barreaux, la rhetorique des chroniqueurs anciens ne manquerait pas de placer l'antithese de Philippe dormant sous le dais royal. Ce n'est pas que la rhetorique soit toujours mauvaise et seme toujours a faux les fleurs dont elle veut emailler l'histoire; mais nous nous excuserons de polir ici soigneusement l'antithese et de dessiner avec interet l'autre tableau destine a servir de pendant au premier. Le jeune prince descendit de chez Aramis comme le roi etait descendu de la chambre de Morphee. Le dome s'abaissa lentement sous la pression de M. d'Herblay, et Philippe se trouva devant le lit royal, qui etait remonte apres avoir depose son prisonnier dans les profondeurs des souterrains. Seul en presence de ce luxe, seul devant toute sa puissance, seul devant le role qu'il allait etre force de jouer, Philippe sentit pour la premiere fois son ame s'ouvrir a ces mille emotions qui sont les battements vitaux d'un coeur de roi. Mais la paleur le prit quand il considera ce lit vide et encore froisse par le corps de son frere. Ce muet complice etait revenu apres avoir servi a la consommation de l'oeuvre. Il revenait avec la trace du crime, il parlait au coupable le langage franc et brutal que le complice ne craint jamais d'employer avec son complice. Il disait la verite. Philippe, en se baissant pour mieux voir, apercut le mouchoir encore humide de la sueur froide qui avait ruissele du front de Louis XIV. Cette sueur epouvanta Philippe comme le sang d'Abel epouvanta Cain. -- Me voila face a face avec mon destin, dit Philippe, l'oeil en feu, le visage livide. Sera-t-il plus effrayant que ma captivite ne fut douloureuse? Force de suivre a chaque instant les usurpations de la pensee, songerai-je toujours a ecouter les scrupules de mon coeur?... Eh bien! oui! le roi a repose sur ce lit; oui, c'est bien sa tete qui a creuse ce pli dans l'oreiller, c'est bien l'amertume de ses larmes qui a amolli ce mouchoir et j'hesite a me coucher sur ce lit, a serrer de ma main ce mouchoir brode des armes et du chiffre du roi!... Allons, imitons M. d'Herblay, qui veut que l'action soit toujours d'un degre au- dessus de la pensee; imitons M. d'Herblay, qui songe toujours a lui et qui s'appelle honnete homme quand il n'a mecontente ou trahi que ses ennemis. Ce lit, je l'aurais occupe si Louis XIV ne m'en eut frustre par le crime de notre mere. Ce mouchoir brode aux armes de France, c'est a moi qu'il appartiendrait de m'en servir, si, comme le fait observer M. d'Herblay, j'avais ete laisse a ma place dans le berceau royal. Philippe, fils de France, remonte sur ton lit! Philippe, seul roi de France, reprends ton blason! Philippe, seul heritier presomptif de Louis XIII, ton pere, sois sans pitie pour l'usurpateur, qui n'a pas meme en ce moment le remords de tout ce que tu as souffert! Cela dit, Philippe, malgre sa repugnance instinctive du corps, malgre les frissons et la terreur que domptait la volonte, se coucha sur le lit royal, et contraignit ses muscles a presser la couche encore tiede de Louis XIV, tandis qu'il appuyait sur son front le mouchoir humide de sueur. Lorsque sa tete se renversa en arriere et creusa l'oreiller moelleux, Philippe apercut au-dessus de son front la couronne de France, tenue, comme nous l'avons dit, par l'ange aux ailes d'or. Maintenant, qu'on se represente ce royal intrus, l'oeil sombre et le corps fremissant. Il ressemble au tigre egare par une nuit d'orage, qui est venu par les roseaux, par la ravine inconnue, se coucher dans la caverne du lion absent. L'odeur feline l'a attire, cette tiede vapeur de l'habitation ordinaire. Il a trouve un lit d'herbes seches, d'ossements rompus et pateux comme une moelle; il arrive, promene dans l'ombre son regard qui flamboie et qui voit; il secoue ses membres ruisselants, son pelage souille de vase, et s'accroupit lourdement, son large museau sur ses pattes enormes, pret au sommeil, mais aussi pret au combat. De temps en temps, l'eclair qui brille et miroite dans les crevasses de l'antre, le bruit des branches qui s'entrechoquent, des pierres qui crient en tombant, la vague apprehension du danger, le tirent de cette lethargie causee par la fatigue. On peut etre ambitieux de coucher dans le lit du lion, mais on ne doit pas esperer d'y dormir tranquille. Philippe preta l'oreille a tous les bruits, il laissa osciller son coeur au souffle de toutes les epouvantes; mais, confiant dans sa force, doublee par l'exageration de sa resolution supreme, il attendit sans faiblesse qu'une circonstance decisive lui permit de se juger lui-meme. Il espera qu'un grand danger luirait pour lui, comme ces phosphores de la tempete qui montrent aux navigateurs la hauteur des vagues contre lesquelles ils luttent. Mais rien ne vint. Le silence, ce mortel ennemi des coeurs inquiets, ce mortel ennemi des ambitieux, enveloppa toute la nuit, dans son epaisse vapeur, le futur roi de France, abrite sous sa couronne volee. Vers le matin, une ombre bien plutot qu'un corps se glissa dans la chambre royale; Philippe l'attendait et ne s'en etonna pas. -- Eh bien! monsieur d'Herblay? dit-il. -- Eh bien! Sire, tout est fini. -- Comment? -- Tout ce que nous attendions. -- Resistance? -- Acharnee: pleurs, cris. -- Puis? -- Puis la stupeur. -- Mais enfin? -- Enfin, victoire complete et silence absolu. -- Le gouverneur de la Bastille se doute-t-il?... -- De rien. -- Cette ressemblance? -- Est la cause du succes. -- Mais le prisonnier ne peut manquer de s'expliquer, songez-y. J'ai bien pu le faire, moi qui avais a combattre un pouvoir bien autrement solide que n'est le mien. -- J'ai deja pourvu a tout. Dans quelques jours plus tot peut- etre, s'il est besoin, nous tirerons le captif de sa prison, et nous le depayserons par un exil si lointain... -- On revient de l'exil, monsieur d'Herblay. -- Si loin, ai-je dit, que les forces materielles de l'homme et la duree de sa vie ne suffiraient pas au retour. Encore une fois, le regard du jeune roi et celui d'Aramis se croiserent avec une froide intelligence. -- Et M. du Vallon? demanda Philippe pour detourner la conversation. -- Il vous sera presente aujourd'hui, et, confidentiellement, vous felicitera du danger que cet usurpateur vous a fait courir. -- Qu'en fera-t-on? -- De M. du Vallon? -- Un duc a brevet, n'est-ce pas? -- Oui, un duc a brevet, reprit en souriant singulierement Aramis. -- Pourquoi riez-vous, monsieur d'Herblay? -- Je ris de l'idee prevoyante de Votre Majeste. -- Prevoyante? Qu'entendez-vous par la? -- Votre Majeste craint sans doute que ce pauvre Porthos ne devienne un temoin genant, et elle veut s'en defaire. -- En le creant duc? -- Assurement. Vous le tuez; il en mourra de joie, et le secret mourra avec lui. -- Ah! mon Dieu! -- Moi, dit flegmatiquement Aramis, j'y perdrai un bien bon ami. En ce moment, et au milieu de ces futiles entretiens sous lesquels les deux conspirateurs cachaient la joie et l'orgueil du succes, Aramis entendit quelque chose qui lui fit dresser l'oreille. -- Qu'y a-t-il? dit Philippe. -- Le jour, Sire. -- Eh bien? -- Eh bien! avant de vous coucher, hier, sur ce lit, vous avez probablement decide de faire quelque chose ce matin, au jour? -- J'ai dit a mon capitaine des mousquetaires, repondit le jeune homme vivement, que je l'attendrais. -- Si vous lui avez dit cela, il viendra assurement, car c'est un homme exact. -- J'entends un pas dans le vestibule. -- C'est lui. -- Allons, commencons l'attaque, fit le jeune roi avec resolution. -- Prenez garde! s'ecria Aramis. Commencer l'attaque, et par d'Artagnan, ce serait folie. D'Artagnan ne sait rien, d'Artagnan n'a rien vu, d'Artagnan est a cent lieues de soupconner notre mystere; mais qu'il penetre ici ce matin le premier, et il flairera que quelque chose s'y est passe dont il doit se preoccuper. Voyez-vous, Sire, avant de laisser penetrer d'Artagnan ici, nous devons donner beaucoup d'air a la chambre, ou y introduire tant de gens, que le limier le plus fin de ce royaume ait ete depiste par vingt traces differentes. -- Mais comment le congedier, puisque je lui ai donne rendez-vous? fit observer le prince, impatient de se mesurer avec un si redoutable adversaire. -- Je m'en charge, repliqua l'eveque, et, pour commencer, je vais frapper un coup qui etourdira notre homme. -- Lui aussi frappe un coup, ajouta vivement le prince. En effet, un coup retentit a l'exterieur. Aramis ne s'etait pas trompe: c'etait bien d'Artagnan qui s'annoncait de la sorte. Nous l'avons vu passer la nuit a philosopher avec M. Fouquet; mais le mousquetaire etait bien las, meme de feindre le sommeil; et aussitot que l'aube vint illuminer de sa bleuatre aureole les somptueuses corniches de la chambre du surintendant, d'Artagnan se leva de son fauteuil, rangea son epee, repassa son habit avec sa manche et brossa son feutre comme un soldat aux gardes pret a passer l'inspection de son anspessade. -- Vous sortez? demanda M. Fouquet. -- Oui, monseigneur; et vous? -- Moi, je reste. -- Sur parole? -- Sur parole. -- Bien. Je ne sors, d'ailleurs, que pour aller chercher cette reponse, vous savez? -- Cette sentence, vous voulez dire. -- Tenez, j'ai un peu du vieux Romain, moi. Ce matin, en me levant, j'ai remarque que mon epee ne s'est prise dans aucune aiguillette, et que le baudrier a bien coule. C'est un signe infaillible. -- De prosperite? -- Oui, figurez-vous le bien. Chaque fois que ce diable de buffle s'accrochait a mon dos, c'etait une punition de M. de Treville, ou un refus d'argent de M. de Mazarin. Chaque fois que l'epee s'accrochait dans le baudrier meme, c'etait une mauvaise commission, comme il m'en a plu toute ma vie. Chaque fois que l'epee elle-meme dansait au fourreau, c'etait un duel heureux. Chaque fois qu'elle se logeait dans mes mollets, c'etait une blessure legere. Chaque fois qu'elle sortait tout a fait du fourreau, j'etais fixe, j'en etais quitte pour rester sur le champ de bataille, avec deux ou trois mois de chirurgien et de compresses. -- Ah! mais je ne vous savais pas si bien renseigne par votre epee, dit Fouquet avec un pale sourire qui etait la lutte contre ses propres faiblesses. Avez-vous une _tisona_ ou une _tranchante?_ Votre lame est-elle fee ou charmee? -- Mon epee, voyez-vous, c'est un membre qui fait partie de mon corps. J'ai oui dire que certains hommes sont avertis par leur jambe ou par un battement de leur tempe. Moi, je suis averti par mon epee. Eh bien! elle ne m'a rien dit ce matin. Ah! si fait!... la voila qui vient de tomber toute seule dans le dernier recoin du baudrier. Savez-vous ce que cela me presage? -- Non. -- Eh bien! cela me presage une arrestation pour aujourd'hui. -- Ah! mais, fit le surintendant plus etonne que fache de cette franchise, si rien de triste ne vous est predit par votre epee, il n'est donc pas triste pour vous de m'arreter? -- Vous arreter! vous? -- Sans doute... le presage... -- Ne vous regarde pas, puisque vous etes tout arrete depuis hier. Ce n'est donc pas vous que j'arreterai. Voila pourquoi je me rejouis, voila pourquoi je dis que ma journee sera heureuse. Et, sur ces paroles, prononcees avec une bonne grace tout affectueuse, le capitaine prit conge de M. Fouquet pour se rendre chez le roi. Il allait franchir le seuil de la chambre, lorsque M. Fouquet lui dit: -- Une derniere marque de votre bienveillance. -- Soit, monseigneur. -- M. d'Herblay; laissez-moi voir M. d'Herblay. -- Je vais faire en sorte de vous le ramener. D'Artagnan ne croyait pas si bien dire. Il etait ecrit que la journee se passerait pour lui a realiser les predictions que le matin lui aurait faites. Il vint heurter, ainsi que nous l'avons dit, a la porte du roi. Cette porte s'ouvrit. Le capitaine put croire que le roi venait ouvrir lui-meme. Cette supposition n'etait pas inadmissible apres l'etat d'agitation ou le mousquetaire avait laisse Louis XIV la veille. Mais, au lieu de la figure royale, qu'il s'appretait a saluer respectueusement, il apercut la figure longue et impassible d'Aramis. Peu s'en fallut qu'il ne poussat un cri, tant sa surprise fut violente. -- Aramis! dit-il. -- Bonjour, cher d'Artagnan, repondit froidement le prelat. -- Ici? balbutia le mousquetaire. -- Sa Majeste vous prie, dit l'eveque, d'annoncer qu'elle repose, apres avoir ete bien fatiguee toute la nuit. -- Ah! fit d'Artagnan, qui ne pouvait comprendre comment l'eveque de Vannes, si mince favori la veille, se trouvait devenu, en six heures, le plus haut champignon de fortune qui eut encore pousse dans la ruelle d'un lit royal. En effet, pour transmettre au seuil de la chambre du monarque les volontes du roi, pour servir d'intermediaire a Louis XIV, pour commander en son nom a deux pas de lui, il fallait etre plus que n'avait jamais ete Richelieu avec Louis XIII. L'oeil expressif de d'Artagnan, sa bouche dilatee, sa moustache herissee, dirent tout cela dans le plus eclatant des langages au superbe favori, qui ne s'en emut point. -- De plus, continua l'eveque, vous voudrez bien, monsieur le capitaine des mousquetaires, ne laisser admettre que les grandes entrees ce matin. Sa Majeste veut dormir encore. -- Mais, objecta d'Artagnan pret a se revolter et surtout a laisser eclater les soupcons que lui inspirait le silence du roi; mais, monsieur l'eveque, Sa Majeste m'a donne rendez-vous ce matin. -- Remettons, remettons, dit du fond de l'alcove la voix du roi, voix qui fit courir un frisson dans les veines du mousquetaire. Il s'inclina, ebahi, stupide, abruti par le sourire dont Aramis l'ecrasa, une fois ces paroles prononcees. -- Et puis, continua l'eveque, pour repondre a ce que vous veniez demander au roi, mon cher d'Artagnan, voici un ordre dont vous prendrez connaissance sur-le-champ. Cet ordre concerne M. Fouquet. D'Artagnan prit l'ordre qu'on lui tendait. -- Mise en liberte? murmura-t-il. Ah! Et il poussa un second _ah!_ plus intelligent que le premier. C'est que cet ordre lui expliquait la presence d'Aramis chez le roi; c'est qu'Aramis, pour avoir obtenu la grace de M. Fouquet, devait etre bien avant dans la faveur royale; c'est que cette faveur expliquait a son tour l'incroyable aplomb avec lequel M. d'Herblay donnait les ordres au nom de Sa Majeste. Il suffisait a d'Artagnan d'avoir compris quelque chose pour tout comprendre. Il salua et fit deux pas pour partir. -- Je vous accompagne, dit l'eveque. -- Ou cela? -- Chez M. Fouquet; je veux jouir de son contentement. -- Ah! Aramis, que vous m'avez intrigue tout a l'heure, dit encore d'Artagnan. -- Mais, a present, vous comprenez? -- Pardieu! si je comprends, dit-il tout haut. Puis, tout bas: -- Eh bien! non! siffla-t-il entre ses dents; non, je ne comprends pas. C'est egal, il y a ordre. Et il ajouta: -- Passez devant, monseigneur. D'Artagnan conduisit Aramis chez Fouquet. Chapitre CCXXVII -- L'ami du roi Fouquet attendait avec anxiete; il avait deja congedie plusieurs de ses serviteurs et de ses amis qui, devancant l'heure de ses receptions accoutumees, etaient venus a sa porte. A chacun d'eux, taisant le danger suspendu sur sa tete, il demandait seulement ou l'on pouvait trouver Aramis. Quand il vit revenir d'Artagnan, quand il apercut derriere lui l'eveque de Vannes, sa joie fut au comble; elle egala toute son inquietude. Voir Aramis, c'etait pour le surintendant une compensation au malheur d'etre arrete. Le prelat etait silencieux et grave; d'Artagnan etait bouleverse par toute cette accumulation d'evenements incroyables. -- Eh bien! capitaine, vous m'amenez M. d'Herblay? -- Et quelque chose de mieux encore, monseigneur. -- Quoi donc? -- La liberte. -- Je suis libre? -- Vous l'etes. Ordre du roi. Fouquet reprit toute sa serenite pour bien interroger Aramis avec son regard. -- Oh! oui, vous pouvez remercier M. l'eveque de Vannes, poursuivit d'Artagnan, car c'est bien a lui que vous devez le changement du roi. -- Oh! dit M. Fouquet, plus humilie du service que reconnaissant du succes. -- Mais vous, continua d'Artagnan en s'adressant a Aramis, vous qui protegez M. Fouquet, est-ce que vous ne ferez pas quelque chose pour moi? -- Tout ce qu'il vous plaira, mon ami, repliqua l'eveque de sa voix calme. -- Une seule chose alors, et je me declare satisfait. Comment etes-vous devenu le favori du roi, vous qui ne lui avez parle que deux fois en votre vie? -- A un ami comme vous, repartit Aramis finement, on ne cache rien. -- Ah! bon. Dites. -- Eh bien! vous croyez que je n'ai vu le roi que deux fois, tandis que je l'ai vu plus de cent fois. Seulement, nous nous cachions, voila tout. Et, sans chercher a eteindre la nouvelle rougeur que cette revelation fit monter au front de d'Artagnan, Aramis se tourna vers M. Fouquet, aussi surpris que le mousquetaire. -- Monseigneur, reprit-il, le roi me charge de vous dire qu'il est plus que jamais votre ami, et que votre fete si belle, si genereusement offerte, lui a touche le coeur. La-dessus, il salua M. Fouquet si reverencieusement, que celui-ci, incapable de rien comprendre a une diplomatie de cette force, demeura sans voix, sans idee et sans mouvement. D'Artagnan crut comprendre, lui, que ces deux hommes avaient quelque chose a se dire, et il allait obeir a cet instinct de politesse qui precipite, en pareil cas, vers la porte celui dont la presence est une gene pour les autres; mais sa curiosite ardente, fouettee par tant de mysteres, lui conseilla de rester. Alors, Aramis, se tournant vers lui avec douceur: -- Mon ami, dit-il, vous vous rappellerez bien, n'est-ce pas, l'ordre du roi touchant les defenses pour son petit lever? Ces mots etaient assez clairs. Le mousquetaire les comprit; il salua donc M. Fouquet, puis Aramis avec une teinte de respect ironique, et disparut. Alors M. Fouquet, dont toute l'impatience avait eu peine a attendre ce moment, s'elanca vers la porte pour la fermer, et, revenant a l'eveque: -- Mon cher d'Herblay, dit-il, je crois qu'il est temps pour vous de m'expliquer ce qui se passe. En verite, je n'y comprends plus rien. -- Nous allons vous expliquer tout cela, dit Aramis en s'asseyant et en faisant asseoir M. Fouquet. Par ou faut-il commencer? -- Par ceci, d'abord. Avant tout autre interet, pourquoi le roi me fait-il mettre en liberte? -- Vous eussiez du plutot me demander pourquoi il vous faisait arreter. -- Depuis mon arrestation, j'ai eu le temps d'y songer, et je crois qu'il s'agit bien un peu de jalousie. Ma fete a contrarie M. Colbert, et M. Colbert a trouve quelque plan contre moi, le plan de Belle-Ile, par exemple? -- Non, il ne s'agissait pas encore de Belle-Ile. -- De quoi, alors? -- Vous souvenez-vous de ces quittances de treize millions que M. de Mazarin vous a fait voler? -- Oh! oui. Eh bien? -- Eh bien! vous voila deja declare voleur. -- Mon Dieu! -- Ce n'est pas tout. Vous souvient-il de cette lettre ecrite par vous a La Valliere? -- Helas! c'est vrai. -- Vous voila declare traitre et suborneur. -- Alors, pourquoi m'avoir pardonne? -- Nous n'en sommes pas encore la de notre argumentation. Je desire vous voir bien fixe sur le fait. Remarquez bien ceci: le roi vous sait coupable de detournements de fonds. Oh! pardieu! je n'ignore pas que vous n'avez rien detourne du tout; mais enfin, le roi n'a pas vu les quittances, et il ne peut faire autrement que de vous croire criminel. -- Pardon, je ne vois... -- Vous allez voir. Le roi, de plus, ayant lu votre billet amoureux et vos offres faites a La Valliere, ne peut conserver aucun doute sur vos intentions a l'egard de cette belle, n'est-ce pas? -- Assurement. Mais concluez. -- J'y viens. Le roi est donc pour vous un ennemi capital, implacable, eternel. -- D'accord. Mais suis-je donc si puissant, qu'il n'ait ose me perdre, malgre cette haine, avec tous les moyens que ma faiblesse ou mon malheur lui donne comme prise sur moi? -- Il est bien constate, reprit froidement Aramis, que le roi est irrevocablement brouille avec vous. -- Mais qu'il m'absout. -- Le croyez-vous? fit l'eveque avec un regard scrutateur. -- Sans croire a la sincerite du coeur, je crois a la verite du fait. Aramis haussa legerement les epaules. -- Pourquoi alors Louis XIV vous aurait-il charge de me dire ce que vous m'avez rapporte? demanda Fouquet. -- Le roi ne m'a charge de rien pour vous. -- De rien!... fit le surintendant stupefait. Eh bien! alors, cet ordre?... -- Ah! oui, il y a un ordre, c'est juste. Et ces mots furent prononces par Aramis avec un accent si etrange, que Fouquet ne put s'empecher de tressaillir. -- Tenez, dit-il, vous me cachez quelque chose, je le vois. Aramis caressa son menton avec ses doigts si blancs. -- Le roi m'exile? -- Ne faites pas comme dans ce jeu ou les enfants devinent la presence d'un objet cache a la facon dont une sonnette tinte quand ils s'approchent ou s'eloignent. -- Parlez, alors! -- Devinez. -- Vous me faites peur. -- Bah!... C'est que vous n'avez pas devine, alors. -- Que vous a dit le roi? Au nom de notre amitie, ne me le dissimulez pas. -- Le roi ne m'a rien dit. -- Vous me ferez mourir d'impatience, d'Herblay. Suis-je toujours surintendant? -- Tant que vous voudrez. -- Mais quel singulier empire avez-vous pris tout a coup sur l'esprit de Sa Majeste? -- Ah! voila! -- Vous le faites agir a votre gre. -- Je le crois. -- C'est invraisemblable. -- On le dira. -- D'Herblay, par notre alliance, par notre amitie, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, parlez-moi, je vous en supplie. A quoi devez-vous d'avoir ainsi penetre chez Louis XIV? Il ne vous aimait pas, je le sais. -- Le roi m'aimera maintenant, dit Aramis en appuyant sur ce dernier mot. -- Vous avez eu quelque chose de particulier avec lui? -- Oui. -- Un secret, peut-etre? -- Oui, un secret. -- Un secret de nature a changer les interets de Sa Majeste? -- Vous etes un homme reellement superieur, monseigneur. Vous avez bien devine. J'ai, en effet, decouvert un secret de nature a changer les interets du roi de France. -- Ah! dit Fouquet, avec la reserve d'un galant homme qui ne veut pas questionner. -- Et vous allez en juger, poursuivit Aramis; vous allez me dire si je me trompe sur l'importance de ce secret. -- J'ecoute, puisque vous etes assez bon pour vous ouvrir a moi. Seulement, mon ami, remarquez que je n'ai rien sollicite d'indiscret. Aramis se recueillit un moment. -- Ne parlez pas, s'ecria Fouquet. Il est temps encore. -- Vous souvient-il, dit l'eveque, les yeux baisses, de la naissance de Louis XIV? -- Comme d'aujourd'hui. -- Avez-vous oui dire quelque chose de particulier sur cette naissance? -- Rien, sinon que le roi n'etait pas veritablement le fils de Louis XIII. -- Cela n'importe en rien a notre interet ni a celui du royaume. Est le fils de son pere, dit la loi francaise, celui qui a un pere avoue par la loi. -- C'est vrai; mais c'est grave, quand il s'agit de la qualite de races. -- Question secondaire. Donc, vous n'avez rien su de particulier? -- Rien. -- Voila ou commence mon secret. -- Ah! -- La reine, au lieu d'accoucher d'un fils, accoucha de deux enfants. Fouquet leva la tete. -- Et le second est mort? dit-il. -- Vous allez voir. Ces deux jumeaux devaient etre l'orgueil de leur mere et l'espoir de la France; mais la faiblesse du roi, sa superstition, lui firent craindre des conflits entre deux enfants egaux en droits; il supprima l'un des deux jumeaux. -- Supprima, dites-vous? -- Attendez... Ces deux enfants grandirent: l'un, sur le trone, vous etes son ministre; l'autre, dans l'ombre et l'isolement. -- Et celui-la? -- Est mon ami. -- Mon Dieu! que me dites-vous la, monsieur d'Herblay. Et que fait ce pauvre prince? -- Demandez-moi d'abord ce qu'il a fait. -- Oui, oui. -- Il a ete eleve dans une campagne, puis sequestre dans une forteresse que l'on nomme la Bastille. -- Est-ce possible! s'ecria le surintendant les mains jointes. -- L'un etait le plus fortune des mortels, l'autre le plus malheureux des miserables. -- Et sa mere ignore-t-elle? -- Anne d'Autriche sait tout. -- Et le roi? -- Ah! le roi ne sait rien. -- Tant mieux! dit Fouquet. Cette exclamation parut impressionner vivement Aramis. Il regarda d'un air soucieux son interlocuteur. -- Pardon, je vous ai interrompu, dit Fouquet. -- Je disais donc, reprit Aramis, que ce pauvre prince etait le plus malheureux des hommes, quand Dieu, qui songe a toutes ses creatures, entreprit de venir a son secours. -- Oh! comment cela? -- Vous allez voir. Le roi regnant... Je dis le roi regnant, vous devinez bien pourquoi. -- Non... Pourquoi? -- Parce que tous deux, beneficiant legitimement de leur naissance, eussent du etre rois. Est-ce votre avis? -- C'est mon avis. -- Positif? -- Positif. Les jumeaux sont un en deux corps. -- J'aime qu'un legiste de votre force et de votre autorite me donne cette consultation. Il est donc etabli pour nous que tous deux avaient les memes droits, n'est-ce pas? -- C'est etabli... Mais, mon Dieu! quelle aventure! -- Vous n'etes pas au bout. Patience! -- Oh! j'en aurai. -- Dieu voulut susciter a l'opprime un vengeur, un soutien, si vous le preferez. Il arriva que le roi regnant, l'usurpateur... Vous etes bien de mon avis, n'est-ce pas? c'est de l'usurpation que la jouissance tranquille, egoiste d'un heritage dont on n'a, au plus, en droit, que la moitie. -- Usurpation est le mot. -- Je poursuis donc. Dieu voulut que l'usurpateur eut pour premier ministre un homme de talent et de grand coeur, un grand esprit, outre cela. -- C'est bien, c'est bien, s'ecria Fouquet. Je comprends: vous avez compte sur moi pour vous aider a reparer le tort fait au pauvre frere de Louis XIV? Vous avez bien pense: je vous aiderai. Merci, d'Herblay, merci! -- Ce n'est pas cela du tout. Vous ne me laissez pas finir, dit Aramis, impassible. -- Je me tais. -- M. Fouquet, disais-je, etant ministre du roi regnant, fut pris en aversion par le roi et fort menace dans sa fortune, dans sa liberte, dans sa vie peut-etre, par l'intrigue et la haine, trop facilement ecoutees du roi. Mais Dieu permit, toujours pour le salut du prince sacrifie, que M. Fouquet eut a son tour un ami devoue qui savait le secret d'Etat, et se sentait la force de mettre ce secret au jour apres avoir eu la force de porter ce secret vingt ans dans son coeur. -- N'allez pas plus loin, dit Fouquet bouillant d'idees genereuses; je vous comprends et je devine tout. Vous avez ete trouver le roi quand la nouvelle de mon arrestation vous est parvenue; vous l'avez supplie, il a refuse de vous entendre, lui aussi; alors vous avez fait la menace du secret, la menace de la revelation, et Louis XIV, epouvante, a du accorder a la terreur de votre indiscretion ce qu'il refusait a votre intercession genereuse. Je comprends, je comprends! vous tenez le roi; je comprends! -- Vous ne comprenez pas du tout, repondit Aramis, et voila encore une fois que vous m'interrompez, mon ami. Et puis, permettez-moi de vous le dire, vous negligez trop la logique et vous n'usez pas assez de la memoire. -- Comment? -- Vous savez sur quoi j'ai appuye au debut de notre conversation? -- Oui, la haine de Sa Majeste pour moi, haine invincible! mais quelle haine resisterait a une menace de pareille revelation? -- Une pareille revelation? Eh! voila ou vous manquez de logique. Quoi! vous admettez que, si j'eusse fait au roi une pareille revelation, je puisse vivre encore a l'heure qu'il est? -- Il n'y a pas dix minutes que vous etiez chez le roi. -- Soit! il n'aurait pas eu le temps de me faire tuer; mais il aurait eu le temps de me faire baillonner et jeter dans une oubliette. Allons, de la fermete dans le raisonnement, mordieu! Et, par ce mot tout mousquetaire, oubli d'un homme qui ne s'oubliait jamais, Fouquet dut comprendre a quel degre d'exaltation venait d'arriver le calme, l'impenetrable eveque de Vannes. Il en fremit. -- Et puis, reprit ce dernier apres s'etre dompte, serais-je l'homme que je suis? serais-je un ami veritable si je vous exposais, vous que le roi hait deja, a un sentiment plus redoutable encore du jeune roi? L'avoir vole, ce n'est rien; avoir courtise sa maitresse, c'est peu; mais tenir dans vos mains sa couronne et son honneur, allons donc! il vous arracherait plutot le coeur de ses propres mains! -- Vous ne lui avez rien laisse voir du secret? -- J'eusse mieux aime avaler tous les poisons que Mithridate a bus en vingt ans pour essayer a ne pas mourir. -- Qu'avez-vous fait, alors? -- Ah! nous y voici, monseigneur. Je crois que je vais exciter en vous quelque interet. Vous m'ecoutez toujours, n'est-ce pas? -- Si j'ecoute! Dites. Aramis fit un tour dans la chambre, s'assura de la solitude, du silence, et revint se placer pres du fauteuil dans lequel Fouquet attendait ses revelations avec une anxiete profonde. -- J'avais oublie de vous dire, reprit Aramis en s'adressant a Fouquet, qui l'ecoutait avec une attention extreme, j'avais oublie une particularite remarquable touchant ces jumeaux: c'est que Dieu les a faits tellement semblables l'un a l'autre, que lui seul, s'il les citait a son tribunal, les saurait distinguer l'un de l'autre. Leur mere ne le pourrait pas. -- Est-il possible! s'ecria Fouquet. -- Meme noblesse dans les traits, meme demarche, meme taille, meme voix. -- Mais la pensee? mais l'intelligence? mais la science de la vie? -- Oh! en cela, inegalite, monseigneur. Oui, car le prisonnier de la Bastille est d'une superiorite incontestable sur son frere, et si, de la prison, cette pauvre victime passait sur le trone, la France n'aurait pas, depuis son origine peut-etre, rencontre un maitre plus puissant par le genie et la noblesse de caractere. Fouquet laissa un moment tomber dans ses mains son front apposant par ce secret immense. Aramis s'approchait de lui: -- Il y a encore inegalite, dit-il en poursuivant son oeuvre tentatrice, inegalite pour vous, monseigneur, entre les deux jumeaux, fils de Louis XIII: c'est que le dernier venu ne connait pas M. Colbert. Fouquet se releva aussitot avec des traits pales et alteres. Le coup avait porte, non pas en plein coeur, mais en plein esprit. -- Je vous comprends, dit-il a Aramis: vous me proposez une conspiration. -- A peu pres. -- Une de ces tentatives qui, ainsi que vous le disiez au debut de cet entretien, changent le sort des empires. -- Et des surintendants; oui, monseigneur. -- En un mot, vous me proposez d'operer une substitution du fils de Louis XIII qui est prisonnier aujourd'hui au fils de Louis XIII qui dort dans la chambre de Morphee en ce moment? Aramis sourit avec l'eclat sinistre de sa sinistre pensee. -- Soit! dit-il. -- Mais, reprit Fouquet apres un silence penible, vous n'avez pas reflechi que cette oeuvre politique est de nature a bouleverser tout le royaume, et que, pour arracher cet arbre aux racines infinies qu'on appelle un roi, pour le remplacer par un autre, la terre ne sera jamais raffermie a ce point que le nouveau roi soit assure contre le vent qui restera de l'ancien orage et contre les oscillations de sa propre masse. Aramis continua de sourire. -- Songez donc, continua M. Fouquet en s'echauffant avec cette force de talent qui creuse un projet et le murit en quelques secondes, et avec cette largeur de vue qui en prevoit toutes les consequences et en embrasse tous les resultats, songez donc qu'il nous faut assembler la noblesse, le clerge, le tiers etat, deposer le prince regnant, troubler par un affreux scandale la tombe de Louis XIII, perdre la vie et l'honneur d'une femme, Anne d'Autriche, la vie et la paix d'une autre femme, Marie-Therese, et que, tout cela fini, Si nous le finissons... -- Je ne vous comprends pas, dit froidement Aramis. Il n'y a pas un mot utile dans tout ce que vous venez de dire la. -- Comment! fit le surintendant surpris; vous ne discutez pas la pratique, un homme comme vous? Vous vous bornez aux joies enfantines d'une illusion politique, et vous negligez les chances de l'execution, c'est-a-dire la realite; est-ce possible? -- Mon ami, dit Aramis en appuyant sur le mot avec une sorte de familiarite dedaigneuse, comment fait Dieu pour substituer un roi a un autre? -- Dieu! s'ecria Fouquet, Dieu donne un ordre a son agent, qui saisit le condamne, l'emporte et fait asseoir le triomphateur sur le trone devenu vide. Mais vous oubliez que cet agent s'appelle la mort. Oh! mon Dieu! monsieur d'Herblay, est-ce que vous auriez l'idee... -- Il ne s'agit pas de cela, monseigneur. En verite, vous allez au-dela du but. Qui donc vous parle d'envoyer la mort au roi Louis XIV? qui donc vous parle de suivre l'exemple de Dieu dans la stricte pratique de ses oeuvres? Non. Je voulais vous dire que Dieu fait les choses sans bouleversement, sans scandale, sans efforts, et que les hommes inspires par Dieu reussissent comme lui dans ce qu'ils entreprennent, dans ce qu'ils tentent, dans ce qu'ils font. -- Que voulez-vous dire? -- Je voulais vous dire, mon ami, reprit Aramis avec la meme intonation qu'il avait donnee a ce mot ami, quand il l'avait prononce pour la premiere fois, je voulais vous dire que, s'il y a eu bouleversement, scandale et meme effort dans la substitution du prisonnier au roi, je vous defie de me le prouver. -- Plait-il? s'ecria Fouquet, plus blanc que le mouchoir dont il essuyait ses tempes. Vous dites?... -- Allez dans la chambre du roi, continua tranquillement Aramis, et, vous qui savez le mystere, je vous defie de vous apercevoir que le prisonnier de la Bastille est couche dans le lit de son frere. -- Mais le roi? balbutia Fouquet, saisi d'horreur a cette nouvelle. -- Quel roi? dit Aramis de son plus doux accent, celui qui vous hait ou celui qui vous aime? -- Le roi... d'hier?... -- Le roi d'hier? Rassurez-vous; il a ete prendre, a la Bastille, la place que sa victime occupait depuis trop longtemps. -- Juste Ciel! Et qui l'y a conduit? -- Moi. -- Vous? -- Oui, et de la facon la plus simple. Je l'ai enleve cette nuit, et, pendant qu'il redescendait dans l'ombre, l'autre remontait a la lumiere. Je ne crois pas que cela ait fait du bruit. Un eclair sans tonnerre, cela ne reveille jamais personne. Fouquet poussa un cri sourd, comme s'il eut ete atteint d'un coup invisible, et prenant sa tete dans ses deux mains crispees: -- Vous avez fait cela? murmura-t-il. -- Assez adroitement. Qu'en pensez-vous? -- Vous avez detrone le roi? vous l'avez emprisonne? -- C'est fait. -- Et l'action s'est accomplie ici, a Vaux? -- Ici, a Vaux, dans la chambre de Morphee. Ne semblait-elle pas avoir ete batie dans la prevoyance d'un pareil acte? -- Et cela s'est passe? -- Cette nuit. -- Cette nuit? -- Entre minuit et une heure. Fouquet fit un mouvement comme pour se jeter sur Aramis; il se retint. -- A Vaux! chez moi!... dit-il d'une voix etranglee. -- Mais je crois que oui. C'est surtout votre maison, depuis que M. Colbert ne peut plus vous la faire voler. -- C'est donc chez moi que s'est execute ce crime. -- Ce crime! fit Aramis stupefait. -- Ce crime abominable! poursuivit Fouquet en s'exaltant de plus en plus, ce crime plus execrable qu'un assassinat! ce crime qui deshonore a jamais mon nom et me voue a l'horreur de la posterite. -- Ca, vous etes en delire, monsieur, repondit Aramis d'une voix mal assuree, vous parlez trop haut: prenez garde! -- Je crierai si haut, que l'univers m'entendra. -- Monsieur Fouquet, prenez garde! Fouquet se retourna vers le prelat, qu'il regarda en face. -- Oui, dit-il, vous m'avez deshonore en commettant cette trahison, ce forfait, sur mon hote, sur celui qui reposait paisiblement sous mon toit! oh! malheur a moi! -- Malheur sur celui qui meditait, sous votre toit, la ruine de votre fortune, de votre vie! oubliez-vous cela? -- C'etait mon hote, c'etait mon roi! Aramis se leva, les yeux injectes de sang, la bouche convulsive. -- Ai-je affaire a un insense? dit-il. -- Vous avez affaire a un honnete homme. -- Fou! -- A un homme qui vous empechera de consommer votre crime. -- Fou! -- A un homme qui aime mieux mourir, qui aime mieux vous tuer que de laisser consommer son deshonneur. Et Fouquet, se precipitant sur son epee, replacee par d'Artagnan au chevet du lit, agita resolument dans ses mains l'etincelant carrelet d'acier. Aramis fronca le sourcil, glissa une main dans sa poitrine, comme, s'il y cherchait une arme. Ce mouvement n'echappa point a Fouquet. Aussi, noble et superbe en sa magnanimite, jeta-t-il loin de lui son epee, qui alla rouler dans la ruelle du lit, et, s'approchant d'Aramis, de facon a lui toucher l'epaule de sa main desarmee: -- Monsieur, dit-il, il me serait doux de mourir ici pour ne pas survivre a mon opprobre, et, si vous avez encore quelque amitie pour moi, je vous en supplie, donnez-moi la mort. Aramis resta silencieux et immobile. -- Vous ne repondez rien? Aramis releva doucement la tete, et l'on vit l'eclair de l'espoir se rallumer encore une fois dans ses yeux. -- Reflechissez, dit-il, monseigneur, a tout ce qui nous attend. Cette justice etant faite, le roi vit encore, et son emprisonnement vous sauve la vie. -- Oui, repliqua Fouquet, vous avez pu agir dans mon interet, mais je n'accepte pas votre service. Toutefois, je ne veux point vous perdre. Vous allez sortir de cette maison. Aramis etouffa l'eclair qui jaillissait de son coeur brise. -- Je suis hospitalier pour tous, continua Fouquet avec une inexprimable majeste; vous ne serez pas plus sacrifie, vous, que ne le sera celui dont vous aviez consomme la perte. -- Vous le serez, vous, dit Aramis d'une voix sourde et prophetique; vous le serez, vous le serez! -- J'accepte l'augure, monsieur d'Herblay; mais rien ne m'arretera. Vous allez quitter Vaux, vous allez quitter la France; je vous donne quatre heures pour vous mettre hors de la portee du roi. -- Quatre heures? fit Aramis railleur et incredule. -- Foi de Fouquet! nul ne vous suivra avant ce delai. Vous aurez donc quatre heures d'avance sur tous ceux que le roi voudrait expedier apres vous. -- Quatre heures! repeta Aramis en rugissant. -- C'est plus qu'il n'en faut pour vous embarquer et gagner Belle- Ile, que je vous donne pour refuge. -- Ah! murmura Aramis. -- Belle-Ile, c'est a moi pour vous, comme Vaux est a moi pour le roi. Allez, d'Herblay, allez! tant que je vivrai, il ne tombera pas un cheveu de votre tete. -- Merci! dit Aramis avec une sombre ironie. -- Partez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous courions, vous, au salut de votre vie, moi, au salut de mon honneur. Aramis retira de son sein la main qu'il y avait cachee. Elle etait rouge de son sang; elle avait laboure sa poitrine avec ses ongles, comme pour punir la chair d'avoir enfante tant de projets plus vains, plus fous, plus perissables que la vie de l'homme. Fouquet eut horreur, eut pitie: il ouvrit les bras a Aramis. -- Je n'avais pas d'armes, murmura celui-ci, farouche et terrible comme l'ombre de Didon. Puis, sans toucher la main de Fouquet, il detourna sa vue et fit deux pas en arriere. Son dernier mot fut une imprecation; son dernier geste fut l'anatheme que dessina cette main rougie, en tachant Fouquet au visage de quelques gouttelettes de son sang. Et tous deux s'elancerent hors de la chambre par l'escalier secret, qui aboutissait aux cours interieures. Fouquet commanda ses meilleurs chevaux, et Aramis s'arreta au bas de l'escalier qui conduisait a la chambre de Porthos. Il reflechit longtemps, pendant que le carrosse de Fouquet quittait au grand galop le pave de la cour principale. -- Partir seul?... se dit Aramis. Prevenir le prince?... Oh! fureur!... Prevenir le prince, et alors quoi faire?... Partir avec lui?... Trainer partout ce temoignage accusateur?... La guerre?... La guerre civile, implacable?... Sans ressource, helas!... Impossible!... Que fera-t-il sans moi?... Oh! sans moi, il s'ecroulera comme moi... Qui sait?... Que la destinee s'accomplisse!... Il etait condamne, qu'il demeure condamne!... Dieu!... Demon!... Sombre et railleuse puissance qu'on appelle le genie de l'homme, tu n'es qu'un souffle plus incertain, plus inutile que le vent dans la montagne; tu t'appelles hasard, tu n'es rien; tu embrasses tout de ton haleine, tu souleves les quartiers de roc, la montagne elle-meme, et tout a coup tu te brises devant la croix de bois mort, derriere laquelle vit une autre puissance invisible... que tu niais peut-etre, et qui se venge de toi, et qui t'ecrase sans te faire meme l'honneur de dire son nom!... Perdu!... Je suis perdu!... Que faire?... Aller a Belle-Ile?... Oui. Et Porthos qui va rester ici, et parler, et tout conter a tous! Porthos, qui souffrira peut-etre!... Je ne veux pas que Porthos souffre. C'est un de mes membres: sa douleur est mienne. Porthos partira avec moi, Porthos suivra ma destinee. Il le faut. Et Aramis, tout a la crainte de rencontrer quelqu'un a qui cette precipitation put paraitre suspecte, Aramis gravit l'escalier sans etre apercu de personne. Porthos, revenu a peine de Paris, dormait deja du sommeil du juste. Son corps enorme oubliait la fatigue, comme son esprit oubliait la pensee. Aramis entra leger comme une ombre, et posa sa main nerveuse sur l'epaule du geant. -- Allons cria-t-il, allons, Porthos, allons! Porthos obeit, se leva, ouvrit les yeux avant d'avoir ouvert son intelligence. -- Nous partons, fit Aramis. -- Ah! fit Porthos. -- Nous partons a cheval, plus rapides que nous n'avons jamais couru. -- Ah! repeta Porthos. -- Habillez-vous, ami. Et il aida le geant a s'habiller, et lui mit dans les poches son or et ses diamants. Tandis qu'il se livrait a cette operation, un leger bruit attira sa pensee. D'Artagnan regardait a l'embrasure de la porte. Aramis tressaillit. -- Que diable faites-vous la, si agite? dit le mousquetaire. -- Chut! souffla Porthos. -- Nous partons en mission, ajouta l'eveque. -- Vous etes bien heureux! dit le mousquetaire. -- Peuh! fit Porthos, je me sens fatigue; j'eusse aime mieux dormir; mais le service du roi!... -- Est-ce que vous avez vu M. Fouquet? dit Aramis a d'Artagnan. -- Oui, en carrosse, a l'instant. -- Et que vous a-t-il dit? -- Il m'a dit adieu. -- Voila tout? -- Que vouliez-vous qu'il me dit autre chose? Est-ce que je ne compte pas pour rien depuis que vous etes tous en faveur? -- Ecoutez, dit Aramis en embrassant le mousquetaire, votre bon temps est revenu; vous n'aurez plus a etre jaloux de personne. -- Ah bah! -- Je vous predis pour ce jour un evenement qui doublera votre position. -- En verite! -- Vous savez que je sais les nouvelles? -- Oh! oui! -- Allons, Porthos, vous etes pret? Partons! -- Partons! -- Et embrassons d'Artagnan. -- Pardieu! -- Les chevaux? -- Il n'en manque pas ici. Voulez-vous le mien? -- Non, Porthos a son ecurie. Adieu! adieu! Les deux fugitifs monterent a cheval sous les yeux du capitaine des mousquetaires, qui tint l'etrier a Porthos et accompagna ses amis du regard, jusqu'a ce qu'il les eut vus disparaitre. "En toute autre occasion, pensa le Gascon, je dirais que ces gens- la se sauvent; mais, aujourd'hui, la politique est si changee, que cela s'appelle aller en mission. Je le veux bien. Allons a nos affaires." Et il rentra philosophiquement a son logis. Chapitre CCXXVIII -- Comment la consigne etait respectee a la Bastille Fouquet brulait le pave. Chemin faisant, il s'agitait d'horreur a l'idee de ce qu'il venait d'apprendre. Qu'etait donc, pensait-il, la jeunesse de ces hommes prodigieux, qui, dans l'age deja faible, savent encore composer des plans pareils et les executer sans sourciller? Parfois, il se demandait si tout ce qu'Aramis lui avait conte n'etait point un reve, si la fable n'etait pas le piege lui-meme, et si, en arrivant a la Bastille, lui, Fouquet, il n'allait pas trouver un ordre d'arrestation qui l'enverrait rejoindre le roi detrone. Dans cette idee, il donna quelques ordres cachetes sur sa route, tandis qu'on attelait les chevaux. Ces ordres s'adressaient a M. d'Artagnan et a tous les chefs de corps dont la fidelite ne pouvait etre suspecte. "De cette facon, se dit Fouquet, prisonnier ou non, j'aurai rendu le service que je dois a la cause de l'honneur. Les ordres n'arriveront qu'apres moi si je reviens libre, et, par consequent, on ne les aura pas decachetes. Je les reprendrai. Si je tarde, c'est qu'il me sera arrive malheur. Alors j'aurai du secours pour moi et pour le roi." C'est ainsi prepare qu'il arriva devant la Bastille. Le surintendant avait fait cinq lieues et demie a l'heure. Tout ce qui n'etait jamais arrive a Aramis arriva dans la Bastille a M. Fouquet. M. Fouquet eut beau se nommer, il eut beau se faire reconnaitre, il ne put jamais etre introduit. A force de solliciter, de menacer, d'ordonner, il decida un factionnaire a prevenir un bas officier qui prevint le major. Quant au gouverneur, on n'eut pas meme ose le deranger pour cela. Fouquet, dans son carrosse, a la porte de la forteresse, rongeait son frein et attendait le retour de ce bas officier, qui reparut enfin d'un air assez maussade. -- Eh bien! dit Fouquet impatiemment, qu'a dit le major? -- Eh bien! _monsieur_ repliqua le soldat, M. le major m'a ri au nez. Il m'a dit que M. Fouquet est a Vaux, et que, fut-il a Paris, M. Fouquet ne se leverait pas a l'heure qu'il est. -- Mordieu! vous etes un troupeau de droles! s'ecria le ministre en s'elancant hors du carrosse. Et, avant que le bas officier eut le temps de fermer la porte, Fouquet s'introduisit par la fente, et courut en avant, malgre les cris du soldat qui appelait a l'aide. Fouquet gagnait du terrain, peu soucieux des cris de cet homme, lequel, ayant enfin joint Fouquet, repeta a la sentinelle de la seconde porte: -- A vous, a vous, sentinelle! Le factionnaire croisa la pique sur le ministre; mais celui-ci, robuste et agile, emporte d'ailleurs par la colere, arracha la pique des mains du soldat et lui en caressa rudement les epaules. Le bas officier, qui s'approchait trop, eut sa part de la distribution: tous deux pousserent des cris furieux, au bruit desquels sortit tout le premier corps de garde de l'avancee. Parmi ces gens, il y en eut un qui reconnut le surintendant et s'ecria: -- Monseigneur!... Ah! monseigneur!... Arretez, vous autres! Et il arreta effectivement les gardes qui se preparaient a venger leurs compagnons. Fouquet commanda qu'on lui ouvrit la grille; mais on lui objecta la consigne. Il ordonna qu'on prevint le gouverneur; mais celui-ci etait deja instruit de tout le bruit de la porte; a la tete d'un piquet de vingt hommes, il accourait, suivi de son major, dans la persuasion qu'une attaque avait lieu contre la Bastille. Baisemeaux reconnut aussi Fouquet, et laissa tomber son epee qu'il tenait deja toute brandie. -- Ah! monseigneur, balbutia-t-il, que d'excuses!... -- Monsieur, fit le surintendant rouge de chaleur et tout suant, je vous fais mon compliment: votre service se fait a merveille. Baisemeaux palit, croyant que ces paroles n'etaient qu'une ironie, presage de quelque furieuse colere. Mais Fouquet avait repris haleine, appelant du geste la sentinelle et le bas officier, qui se frottaient les epaules. -- Il y a vingt pistoles pour le factionnaire, dit-il, cinquante pour l'officier. Mon compliment, messieurs! j'en parlerai au roi. A nous deux, monsieur de Baisemeaux. Et, sur un murmure de satisfaction generale, il suivit le gouverneur au Gouvernement. Baisemeaux tremblait deja de honte et d'inquietude. La visite matinale d'Aramis lui semblait avoir, des a present, des consequences dont un fonctionnaire pouvait, a bon droit, s'epouvanter. Ce fut bien autre chose encore quand Fouquet, d'une voix breve et avec un regard imperieux: -- Monsieur, dit-il, vous avez vu M. d'Herblay ce matin? -- Oui, monseigneur. -- Eh bien! monsieur, vous n'avez pas horreur du crime dont vous vous etes rendu complice? "Allons, bien!" pensa Baisemeaux. Puis il ajouta tout haut: -- Mais quel crime, monseigneur? -- Il y a la de quoi vous faire ecarteler, monsieur, songez-y! Mais ce n'est pas le moment de s'irriter. Conduisez-moi sur-le- champ aupres du prisonnier. -- Aupres de quel prisonnier? fit Baisemeaux fremissant. -- Vous faites l'ignorant, soit! C'est ce que vous pouvez faire de mieux. En effet, si vous avouiez une pareille complicite, ce serait fait de vous. Je veux donc bien paraitre ajouter foi a votre ignorance. -- Je vous prie, monseigneur... -- C'est bien. Conduisez-moi aupres du prisonnier. -- Aupres de Marchiali? -- Qu'est-ce que c'est que Marchiali? -- C'est le detenu amene ce matin par M. d'Herblay. -- On l'appelle Marchiali? fit le surintendant, trouble dans ses convictions par la naive assurance de Baisemeaux. -- Oui, monseigneur, c'est sous ce nom qu'on l'a inscrit ici. Fouquet regarda jusqu'au fond du coeur de Baisemeaux. Il lut, avec cette habitude des hommes que donne l'usage du pouvoir, une sincerite absolue. D'ailleurs, en observant une minute cette physionomie, comment croire qu'Aramis eut pris un pareil confident? -- C'est, dit-il au gouverneur, le prisonnier que M. d'Herblay avait emmene avant-hier? -- Oui, monseigneur. -- Et qu'il a ramene ce matin? ajouta vivement Fouquet, qui comprit aussitot le mecanisme du plan d'Aramis. -- C'est cela; oui, monseigneur. -- Et il s'appelle Marchiali? -- Marchiali. Si Monseigneur vient ici pour me l'enlever tant mieux; car j'allais ecrire encore a son sujet. -- Que fait-il donc? -- Depuis ce matin, il me mecontente extremement; il a des acces de rage a faire croire que la Bastille s'ecroulera par son fait. -- Je vais vous en debarrasser, en effet, dit Fouquet. -- Ah! tant mieux. -- Conduisez-moi a sa prison. -- Monseigneur me donnera bien l'ordre... -- Quel ordre? -- Un ordre du roi. -- Attendez que je vous en signe un. -- Cela ne suffirait pas, monseigneur; il me faut l'ordre du roi. -- Vous qui etes si scrupuleux, dit-il pour faire sortir les prisonniers, montrez-moi donc l'ordre avec lequel on avait delivre celui-ci. Baisemeaux montra l'ordre de delivrer Seldon. -- Eh bien! fit Fouquet, Seldon, ce n'est pas Marchiali. -- Mais Marchiali n'est pas libere, monseigneur; il est ici. -- Puisque vous dites que M. d'Herblay l'a emmene et ramene. -- Je n'ai pas dit cela. -- Vous l'avez si bien dit, qu'il me semble encore l'entendre. -- La langue m'a fourche. -- Monsieur de Baisemeaux, prenez garde! -- Je n'ai rien a craindre, monseigneur, je suis en regle. -- Osez-vous le dire? -- Je le dirais devant un apotre. M. d'Herblay m'a apporte un ordre de liberer Seldon, et Seldon est libere. -- Je vous dis que Marchiali est sorti de la Bastille. -- Il faut me prouver cela, monseigneur. -- Laissez-le-moi voir? -- Monseigneur, qui gouverne en ce royaume, sait trop bien que nul n'entre aupres des prisonniers sans un ordre expres du roi. -- M. d'Herblay est bien entre lui. -- C'est ce qu'il faudrait prouver, monseigneur. -- Monsieur de Baisemeaux, encore une fois, faites attention a vos paroles. -- Les actes sont la. -- M. d'Herblay est renverse. -- Renverse, M. d'Herblay? Impossible! -- Vous voyez qu'il vous a influence. -- Ce qui m'influence, monseigneur, c'est le service du roi; je fais mon devoir; donnez-moi un ordre de lui, et vous entrerez. -- Tenez, monsieur le gouverneur, je vous engage ma parole que, si vous me laissez penetrer pres du prisonnier, je vous donne un ordre du roi a l'instant. -- Donnez-le tout de suite, monseigneur. -- Et que, si vous me refusez, je vous fais arreter sur-le-champ avec tous vos officiers. -- Avant de commettre cette violence, monseigneur, vous reflechirez, dit Baisemeaux fort pale, que nous n'obeirons qu'a un ordre du roi, et qu'il sera aussitot fait a vous d'en avoir un pour voir M. Marchiali, que d'en obtenir un pour me faire tant de mal, a moi innocent. -- C'est vrai! s'ecria Fouquet furieux, c'est vrai! Eh bien! monsieur de Baisemeaux, ajouta-t-il d'une voix sonore, en attirant a lui le malheureux, savez-vous pourquoi je veux avec tant d'ardeur parler a ce prisonnier? -- Non, monseigneur, et daignez observer combien vous me causez de frayeur; j'en tremble, je vais tomber en defaillance. -- Vous tomberez encore mieux en defaillance tout a l'heure, monsieur Baisemeaux, quand je reviendrai ici avec dix-mille hommes et trente pieces de canon. -- Mon Dieu! voila Monseigneur qui devient fou! -- Quand j'ameuterai contre vous et vos maudites tours tout le peuple de Paris, et que je forcerai vos portes et que je vous ferai pendre aux creneaux de la tour du coin! -- Monseigneur, monseigneur, par grace! -- Je vous donne dix minutes pour vous resoudre, ajouta Fouquet d'une voix calme; je m'assieds ici, dans ce fauteuil, et vous attends. Si dans dix minutes vous persistez, je sors, et croyez- moi fou tant qu'il vous plaira; mais vous verrez! Baisemeaux frappa du pied comme un homme au desespoir, mais ne repliqua rien. Ce que voyant, Fouquet saisit une plume, de l'encre, et ecrivit: "Ordre a M. le prevot des marchands de rassembler la garde bourgeoise et de marcher sur la Bastille, pour le service du roi." Baisemeaux haussa les epaules; Fouquet ecrivit: "Ordre a M. le duc de Bouillon et a M. le prince de Conde de prendre le commandement des suisses et des gardes, et de marcher sur la Bastille, pour le service de Sa Majeste..." Baisemeaux reflechit. Fouquet ecrivit: "Ordre a tout soldat, bourgeois ou gentilhomme, de saisir et d'apprehender au corps, partout ou ils se trouveront, le chevalier d'Herblay, eveque de Vannes, et ses complices qui sont: 1 deg. M. de Baisemeaux, gouverneur de la Bastille, suspect des crimes de trahison, rebellion et lese-majeste..." -- Arretez, monseigneur, s'ecria Baisemeaux; je n'y comprends absolument rien; mais tant de maux, fussent-ils dechaines par la folie meme, peuvent arriver d'ici a deux heures, que le roi, qui me jugera, verra si j'ai eu tort de faire flechir la consigne devant tant de catastrophes imminentes. Allons au donjon, monseigneur; vous verrez Marchiali. Fouquet s'elanca hors de la chambre, et Baisemeaux le suivit, en essuyant la sueur froide qui ruisselait de son front. -- Quelle affreuse matinee! disait-il; quelle disgrace! -- Marchez vite! repondait Fouquet. Baisemeaux fit signe au porte-clefs de les preceder. Il avait peur de son compagnon. Celui-ci s'en apercut. -- Treve d'enfantillages! dit-il rudement. Laissez la cet homme; prenez les clefs vous-meme et me montrez le chemin. Il ne faut pas que personne, comprenez-vous, puisse entendre ce qui va se passer ici. -- Ah! fit Baisemeaux indecis. -- Encore! s'ecria Fouquet. Ah! dites tout de suite non et je vais sortir de la Bastille pour porter moi-meme mes depeches. Baisemeaux baissa la tete, prit les clefs et gravit, seul avec le ministre, l'escalier de la tour. A mesure qu'ils s'avancaient dans cette tourbillonnante spirale, certains murmures etouffes devenaient des cris distincts et d'affreuses imprecations. -- Qu'est-ce que cela? demanda Fouquet. -- C'est votre Marchiali, fit le gouverneur; voila comment hurlent les fous! Il accompagna cette reponse d'un coup d'oeil plus rempli d'allusions blessantes que de politesse pour Fouquet. Celui-ci frissonna. Il venait, dans un cri plus terrible que les autres, de reconnaitre la voix du roi. Il s'arreta au palier, prit le trousseau des mains de Baisemeaux. Celui-ci crut que le nouveau fou allait lui rompre le crane avec l'une de ces clefs. -- Ah! cria-t-il, M. d'Herblay ne m'avait point parle de cela. -- Ces clefs donc! dit Fouquet en les lui arrachant. Ou est celle de la porte que je veux ouvrir? -- Celle-ci. Un cri effrayant, suivi d'un coup terrible dans la porte, vint faire echo dans l'escalier. -- Retirez-vous! dit Fouquet a Baisemeaux d'une voix menacante. -- Je ne demande pas mieux, murmura celui-ci. Voila deux enrages qui vont se trouver face a face. L'un mangera l'autre, j'en suis assure. -- Partez, repeta Fouquet. Si vous mettez le pied dans cet escalier avant que je vous appelle, souvenez-vous que vous prendrez la place du plus miserable des prisonniers de la Bastille. -- J'en mourrai, c'est sur! grommela Baisemeaux en se retirant d'un pas chancelant. Les cris du prisonnier retentissaient, de plus en plus formidables. Fouquet s'assura que Baisemeaux arrivait au bas des degres. Il mit la clef dans la premiere serrure. Ce fut alors qu'il entendit clairement la voix etranglee au roi qui criait avec rage: -- Au secours! je suis le roi! au secours! La clef de la seconde porte n'etait pas la meme que celle de la premiere. Fouquet fut oblige de chercher dans le trousseau. Cependant, le roi ivre, fou, forcene, criait a tue-tete: -- C'est M. Fouquet qui m'a fait conduire ici! Au secours contre M. Fouquet! je suis le roi! au secours pour le roi contre M. Fouquet! Ces vociferations dechiraient le coeur du ministre. Elles etaient suivies de coups effrayants, frappes dans la porte avec cette chaise dont le roi se servait comme d'un belier. Fouquet reussit a trouver la clef. Le roi etait a bout de ses forces: il n'articulait plus, il rugissait. -- Mort a Fouquet! hurlait-il, mort au scelerat Fouquet! La porte s'ouvrit. Chapitre CCXXIX -- La reconnaissance du roi Les deux hommes qui allaient se precipiter l'un vers l'autre s'arreterent soudain en s'apercevant, et pousserent alors un cri d'horreur. -- Venez-vous pour m'assassiner, monsieur? dit le roi en reconnaissant Fouquet. -- Le roi dans cet etat! murmura le ministre. Rien de plus effrayant, en effet, que l'aspect du jeune prince au moment ou le surprit Fouquet. Ses habits etaient en lambeaux; sa chemise, ouverte et dechiree, buvait a la fois la sueur et le sang qui s'echappaient de sa poitrine et de ses bras dechires. Hagard, pale, ecumant, les cheveux herisses, Louis XIV offrait l'image la plus vraie du desespoir, de la faim et de la peur reunis en une seule statue. Fouquet fut si touche, si trouble, qu'il courut au roi les bras ouverts et les larmes aux yeux. Louis leva sur Fouquet le troncon de bois dont il avait fait un si furieux usage. -- Eh bien! dit Fouquet d'une voix tremblante, ne reconnaissez- vous pas le plus fidele de vos amis? -- Un ami, vous? repeta Louis avec un grincement de dents ou sonnaient la haine et la soif d'une prompte vengeance. -- Un serviteur respectueux, ajouta Fouquet en se precipitant a genoux. Le roi laissa tomber son arme. Fouquet, s'approchant, lui baisa les genoux, et le prit tendrement entre ses bras. -- Mon roi, mon enfant, dit-il, avez-vous du souffrir! Louis, rappele a lui-meme par le changement de la situation, se regarda, et, honteux de son desordre, honteux de sa folie, honteux de la protection qu'il recevait, il recula. Fouquet ne comprit point ce mouvement. Il ne sentit pas que l'orgueil du roi ne lui pardonnerait jamais d'avoir ete temoin de tant de faiblesse. -- Venez, Sire, vous etes libre, dit-il. -- Libre? repeta le roi. Oh! vous me rendez libre apres avoir ose porter la main sur moi? -- Vous ne le croyez pas! s'ecria Fouquet indigne; vous ne croyez pas que je sois coupable en cette circonstance! Et, rapidement, chaleureusement meme, il lui raconta toute l'intrigue dont on connait les details. Tant que dura le recit, Louis supporta les plus horribles angoisses, et, le recit termine, la grandeur du peril qu'il avait couru le frappa bien plus encore que l'importance du secret relatif a son frere jumeau. -- Monsieur, dit-il soudain a Fouquet, cette double naissance est un mensonge; il est impossible que vous en ayez ete la dupe. -- Sire! -- Il est impossible, vous dis-je, que l'on soupconne l'honneur, la vertu de ma mere. Et mon premier ministre n'a pas deja fait justice des criminels? -- Reflechissez bien, Sire, avant de vous emporter, repondit Fouquet. La naissance de votre frere... -- Je n'ai qu'un frere: c'est Monsieur. Vous le connaissez comme moi. Il y a complot, vous dis-je, a commencer par le gouverneur de la Bastille. -- Prenez garde, Sire; cet homme a ete trompe, comme tout le monde, par la ressemblance du prince. -- La ressemblance? Allons donc! -- Il faut cependant que ce Marchiali soit bien semblable a Votre Majeste, pour que tous les yeux s'y laissent prendre, insista Fouquet. -- Folie! -- Ne dites pas cela, Sire; les gens qui s'appretent a affronter le regard de vos ministres, de votre mere, de vos officiers, de votre famille, ces gens-la doivent etre bien surs de la ressemblance. -- En effet, murmura le roi; ces gens-la, ou sont-ils? -- Mais a Vaux. -- A Vaux! Vous souffrez qu'ils y restent? -- Le plus presse, ce me semble, etait de delivrer Votre Majeste. J'ai accompli ce devoir. Maintenant, faisons ce qu'ordonnera le roi. J'attends. Louis reflechit un moment. -- Rassemblons des troupes a Paris, dit-il. -- Les ordres sont donnes a cet effet, repliqua Fouquet. -- Vous avez donne des ordres? s'ecria le roi. -- Pour cela, oui, Sire. Votre Majeste sera a la tete de dix mille hommes dans une heure. Pour toute reponse, le roi prit la main de Fouquet avec une telle effusion, qu'il etait aise de voir combien il avait jusqu'a cette parole, conserve de defiance contre son ministre, malgre l'intervention de ce dernier. -- Et avec ces troupes, poursuivit le roi, nous irons assieger, dans votre maison, les rebelles, qui doivent deja s'y etre etablis ou retranches. -- Cela m'etonnerait, repliqua Fouquet. -- Pourquoi? -- Parce que leur chef, l'ame de l'entreprise, ayant ete demasque par moi, tout le plan me semble avorte. -- Vous avez demasque ce faux prince, lui? -- Non, je ne l'ai pas vu. -- Qui donc, alors? -- Le chef de l'entreprise, ce n'est point ce malheureux. Celui-la n'est qu'un instrument destine pour toute sa vie au malheur, je le vois bien. -- Absolument! -- C'est M. l'abbe d'Herblay, l'eveque de Vannes. -- Votre ami? -- Il etait mon ami, Sire, repliqua noblement Fouquet. -- Voila qui est malheureux pour vous, dit le roi d'un ton moins genereux. -- De pareilles amities n'avaient rien de deshonorant, tant que j'ignorais le crime, Sire. -- Il fallait le prevoir. -- Si je suis coupable, je me remets aux mains de Votre Majeste. -- Ah! monsieur Fouquet, ce n'est point la ce que je veux dire, repartit le roi, fache d'avoir ainsi montre l'aigreur de sa pensee. Eh bien! je vous le declare, malgre le masque dont ce miserable se couvrait la face, j'ai eu comme un vague soupcon que ce pouvait etre lui. Mais, avec ce chef de l'entreprise, il y avait un homme de main. Celui qui me menacait de sa force herculeenne, quel est-il? -- Ce doit etre son ami, le baron du Vallon, l'ancien mousquetaire. -- L'ami de d'Artagnan? l'ami du comte de La Fere? Ah! s'ecria le roi sur ce dernier nom, ne negligeons pas cette relation entre les conspirateurs et M. de Bragelonne. -- Sire, Sire, n'allez pas trop loin. M. de la Fere est le plus honnete homme de France. Contentez-vous de ce que je vous livre. -- De ce que vous me livrez? Bien! car vous me livrez les coupables, n'est-ce pas? -- Comment Votre Majeste l'entend-elle? demanda Fouquet. -- J'entends, repliqua le roi, que nous allons arriver a Vaux avec des forces, que nous ferons main basse sur ce nid de viperes, et qu'il n'echappera rien; rien, n'est-ce pas? -- Votre Majeste fera tuer ces hommes? s'ecria Fouquet. -- Jusqu'au dernier! -- Oh! Sire! -- Entendons-nous bien, monsieur Fouquet, dit le roi avec hauteur. Je ne vis plus dans un temps ou l'assassinat soit la seule, la derniere raison des rois. Non, Dieu merci! J'ai des parlements, moi, qui jugent en mon nom, et j'ai des echafauds ou l'on execute mes volontes supremes! Fouquet palit. -- Je prendrai la liberte, dit-il de faire observer a Votre Majeste que tout proces sur ces matieres est un scandale mortel pour la dignite du trone. Il ne faut pas que le nom auguste d'Anne d'Autriche passe par les levres du peuple, entrouvertes pour un sourire. -- Il faut que justice soit faite, monsieur. -- Bien, Sire; mais le sang royal ne peut couler sur l'echafaud! -- Le sang royal! vous croyez cela? s'ecria le roi avec fureur en frappant du pied sur le carreau. Cette double naissance est une invention. La, surtout, dans cette invention, je vois le crime de M. d'Herblay. C'est ce crime que je veux punir, bien plus que leur violence, leur insulte. -- Et punir de mort? -- De mort, oui, monsieur. -- Sire, dit avec fermete le surintendant, dont le front, longtemps baisse, se releva superbe, Votre Majeste fera trancher la tete, si elle le veut, a Philippe de France, son frere; cela la regarde, et elle consultera la-dessus Anne d'Autriche, sa mere. Ce qu'elle ordonnera sera bien ordonne. Je ne m'en veux donc plus meler, pas meme pour l'honneur de votre couronne; mais j'ai une grace a vous demander: je vous la demande. -- Parlez, dit le roi fort trouble par les dernieres paroles du ministre. Que vous faut-il? -- La grace de M. d'Herblay et celle de M. du Vallon. -- Mes assassins? -- Deux rebelles, Sire, voila tout. -- Oh! je comprends que vous me demandiez grace pour vos amis. -- Mes amis! fit Fouquet blesse profondement. -- Vos amis, oui; mais la surete de mon Etat exige une exemplaire punition des coupables. -- Je ne ferai pas observer a Votre Majeste que je viens de lui rendre la liberte, de lui sauver la vie. -- Monsieur! -- Je ne lui ferai pas observer que, si M. d'Herblay eut voulu faire son role d'assassin, il pouvait simplement assassiner Votre Majeste, ce matin, dans la foret de Senart et que tout etait fini. Le roi tressaillit. -- Un coup de pistolet dans la tete, poursuivit Fouquet, et le visage de Louis XIV, devenu meconnaissable, etait a jamais l'absolution de M. d'Herblay. Le roi palit d'epouvante a l'aspect du peril evite. -- M. d'Herblay, continua Fouquet, s'il eut ete un assassin, n'avait pas besoin de me conter son plan pour reussir. Debarrasse du vrai roi, il rendait le faux roi impossible a deviner. L'usurpateur eut-il ete reconnu par Anne d'Autriche, c'etait toujours un fils pour elle. L'usurpateur, pour la conscience de M. d'Herblay, c'etait toujours un roi du sang de Louis XIII. De plus, le conspirateur avait la surete, le secret, l'impunite. Un coup de pistolet lui donnait tout cela. Grace, pour lui, au nom de votre salut, Sire! Le roi, au lieu d'etre touche par cette peinture si vraie de generosite d'Aramis, se sentait cruellement humilie. Son indomptable orgueil ne pouvait s'accoutumer a l'idee qu'un homme avait tenu, suspendu au bout de son doigt, le fil d'une vie royale. Chacune des paroles que Fouquet croyait efficaces pour obtenir la grace de ses amis portait une nouvelle goutte de venin dans le coeur deja ulcere de Louis XIV. Rien ne put donc le flechir, et, s'adressant impetueusement a Fouquet: -- Je ne sais vraiment pas, monsieur, dit-il, pourquoi vous me demandez grace pour ces gens-la! A quoi bon demander ce qu'on peut avoir sans le solliciter? -- Je ne vous comprends pas, Sire. -- C'est aise, pourtant. Ou suis-je ici? -- A la Bastille, Sire. -- Oui, dans un cachot. Je passe pour un fou, n'est-ce pas? -- C'est vrai, Sire. -- Et nul ne connait ici que Marchiali? -- Assurement. -- Eh bien! ne changez rien a la situation. Laissez le fou pourrir dans un cachot de la Bastille, et MM. d'Herblay et du Vallon n'ont pas besoin de ma grace. Leur nouveau roi les absoudra. -- Votre Majeste me fait injure, Sire, et elle a tort, repliqua sechement Fouquet. Je ne suis pas assez enfant, M. d'Herblay n'est pas assez inepte, pour avoir oublie de faire toutes ces reflexions, et, si j'eusse voulu faire un nouveau roi, comme vous dites, je n'avais aucun besoin de venir forcer les portes de la Bastille pour vous en tirer. Cela tombe sous le sens. Votre Majeste a l'esprit trouble par la colere. Autrement, elle n'offenserait pas sans raison, celui de ses serviteurs qui lui a rendu le plus important service. Louis s'apercut qu'il avait ete trop loin, que les portes de la Bastille etaient encore fermees sur lui, tandis que s'ouvraient peu a peu les ecluses derriere lesquelles ce genereux Fouquet contenait sa colere. -- Je n'ai pas dit cela pour vous humilier. A Dieu ne plaise! monsieur! repliqua-t-il. Seulement, vous vous adressez a moi pour obtenir une grace, et je vous reponds selon ma conscience; or, suivant ma conscience, les coupables dont nous parlons ne sont pas dignes de grace ni de pardon. Fouquet ne repliqua rien. -- Ce que je fais la, ajouta le roi, est genereux comme ce que vous avez fait; car je suis en votre pouvoir. Je dirai meme que c'est plus genereux, attendu que vous me placez en face de conditions d'ou peuvent dependre ma liberte, ma vie, et que refuser, c'est en faire le sacrifice. -- J'ai tort, en effet, repondit Fouquet. Oui, j'avais l'air d'extorquer une grace; je me repens, je demande pardon a Votre Majeste. -- Et vous etes pardonne, mon cher monsieur Fouquet, fit le roi avec un sourire qui acheva de ramener la serenite sur son visage, que tant d'evenements avaient altere depuis la veille. -- J'ai ma grace, reprit obstinement le ministre; mais MM. d'Herblay et du Vallon? -- N'obtiendront jamais la leur, tant que je vivrai, repliqua le roi inflexible. Rendez-moi le service de ne m'en plus parler. -- Votre Majeste sera obeie. -- Et vous ne m'en conserverez pas rancune? -- Oh! non, Sire; car j'avais prevu le cas. -- Vous aviez prevu que je refuserais la grace de ces messieurs? -- Assurement, et toutes mes mesures etaient prises en consequence. -- Qu'entendez-vous dire? s'ecria le roi surpris. -- M. d'Herblay venait, pour ainsi dire, se livrer en mes mains. M. d'Herblay me laissait le bonheur de sauver mon roi et mon pays. Je ne pouvais condamner M. d'Herblay a la mort. Je ne pouvais non plus l'exposer au courroux tres legitime de Votre Majeste. C'eut ete la meme chose que de le tuer moi-meme. -- Eh bien! qu'avez-vous fait? -- Sire, j'ai donne a M. d'Herblay mes meilleurs chevaux, et ils ont quatre heures d'avance sur tous ceux que Votre Majeste pourra envoyer apres lui. -- Soit! murmura le roi; mais le monde est assez grand pour que mes coureurs gagnent sur vos chevaux les quatre heures de gain que vous avez donnees a M. d'Herblay. -- En lui donnant ces quatre heures, Sire, je savais lui donner la vie. Il aura la vie. -- Comment cela? -- Apres avoir bien couru, toujours en avant de quatre heures sur vos mousquetaires, il arrivera dans mon chateau de Belle-Ile, ou je lui ai donne asile. -- Soit! mais vous oubliez que vous m'avez donne Belle-Ile. -- Pas pour faire arreter mes amis. -- Vous me le reprenez, alors? -- Pour cela oui, Sire. -- Mes mousquetaires le reprendront, et tout sera dit. -- Ni vos mousquetaires ni meme votre armee, Sire dit froidement Fouquet. Belle-Ile est imprenable. Le roi devint livide, un eclair jaillit de ses yeux. Fouquet se sentit perdu; mais il n'etait pas de ceux qui reculent devant la voix de l'honneur. Il soutint le regard envenime du roi. Celui-ci devora sa rage, et, apres un silence: -- Allons-nous a Vaux? dit-il. -- Je suis aux ordres de Votre Majeste, repliqua Fouquet en s'inclinant profondement; mais je crois que Votre Majeste ne peut se dispenser de changer d'habits avant de paraitre devant sa cour. -- Nous passerons par le Louvre, dit le roi. Allons. Et ils sortirent devant Baisemeaux effare, qui, une fois encore, regarda sortir Marchiali, et s'arracha le peu de cheveux qui lui restaient. Il est vrai que Fouquet lui donna decharge du prisonnier et que le roi ecrivit au-dessous: _Vu et approuve: Louis_; folie que Baisemeaux, incapable d'assembler deux idees, accueillit par un heroique coup de poing qu'il se bourra dans les machoires. Chapitre CCXXX -- Le faux roi Cependant, a Vaux, la royaute usurpatrice continuait bravement son role. Philippe donna ordre qu'on introduisit pour son petit lever les grandes entrees, deja pretes a paraitre devant le roi. Il se decida a donner cet ordre, malgre l'absence de M. d'Herblay, qui ne revenait pas, et nos lecteurs savent pour quelle raison. Mais le prince, ne croyant pas que cette absence put se prolonger, voulait, comme tous les esprits temeraires, essayer sa valeur et sa fortune, loin de toute protection, de tout conseil. Une autre raison l'y poussait. Anne d'Autriche allait paraitre; la mere coupable allait se trouver en presence de son fils sacrifie. Philippe ne voulait pas, s'il avait une faiblesse, en rendre temoin l'homme envers lequel il etait desormais tenu de deployer tant de force. Philippe ouvrit les deux battants de la porte, et plusieurs personnes entrerent silencieusement. Philippe ne bougea point tant que ses valets de chambre l'habillerent. Il avait vu, la veille, les habitudes de son frere. Il fit le roi, de maniere a n'eveiller aucun soupcon. Ce fut donc tout habille, avec l'habit de chasse, qu'il recut les visiteurs. Sa memoire et les notes d'Aramis lui annoncerent tout d'abord Anne d'Autriche, a laquelle Monsieur donnait la main, puis Madame avec M. de Saint-Aignan. Il sourit en voyant ces visages, et frissonna en reconnaissant sa mere. Cette figure noble et imposante, ravagee par la douleur, vint plaider dans son coeur la cause de cette fameuse reine qui avait immole un enfant a la raison d'Etat. Il trouva que sa mere etait belle. Il savait que Louis XIV l'aimait, il se promit de l'aimer aussi, et de ne pas etre pour sa vieillesse un chatiment cruel. Il regarda son frere avec un attendrissement facile a comprendre. Celui-ci n'avait rien usurpe, rien gate dans sa vie. Rameau ecarte, il laissait monter la tige, sans souci de l'elevation et de la majeste de sa vie. Philippe se promit d'etre bon frere, pour ce prince auquel suffisait l'or, qui donne les plaisirs. Il salua d'un air affectueux Saint-Aignan, qui s'epuisait en sourires et reverences, et tendit la main en tremblant a Henriette, sa belle-soeur, dont la beaute le frappa. Mais il vit dans les yeux de cette princesse un reste de froideur qui lui plut pour la facilite de leurs relations futures. "Combien me sera-t-il plus aise, pensait-il, d'etre le frere de cette femme que son galant, si elle me temoigne une froideur que mon frere ne pouvait avoir pour elle, et qui m'est imposee comme un devoir." La seule visite qu'il redoutat en ce moment etait celle de la reine; son coeur, son esprit venaient d'etre ebranles par une epreuve si violente, que, malgre leur trempe solide, ils ne supporteraient peut-etre pas un nouveau choc. Heureusement, la reine ne vint pas. Alors commenca, de la part d'Anne d'Autriche, une dissertation politique sur l'accueil que M. Fouquet avait fait a la maison de France. Elle entremela ses hostilites de compliments a l'adresse du roi, de questions sur sa sante, de petites flatteries maternelles, et de ruses diplomatiques. -- Eh bien! mon fils, dit-elle, etes-vous revenu sur le compte de M. Fouquet. -- Saint-Aignan, dit Philippe, veuillez aller savoir des nouvelles de la reine. A ces mots, les premiers que Philippe eut prononces tout haut, la legere difference qu'il y avait entre sa voix et celle de Louis XIV fut sensible aux oreilles maternelles; Anne d'Autriche regarda fixement son fils. De Saint-Aignan sortit. Philippe continua. -- Madame, je n'aime pas qu'on me dise du mal de M. Fouquet, vous le savez, et vous m'en avez dit du bien vous-meme. -- C'est vrai; aussi ne fais-je que vous questionner sur l'etat de vos sentiments a son egard. -- Sire, dit Henriette, j'ai, moi, toujours aime M. Fouquet. C'est un homme de bon gout, un brave homme. -- Un surintendant qui ne lesine jamais, ajouta Monsieur, et qui paie en or toutes les cedules que j'ai sur lui. -- On compte trop ici chacun pour soi, dit la vieille reine. Personne ne compte pour l'Etat: M. Fouquet, c'est un fait, M. Fouquet ruine l'Etat. -- Allons, ma mere, repartit Philippe d'un ton plus bas, est-ce que, vous aussi, vous vous faites le bouclier de M. Colbert? -- Comment cela? fit la vieille reine surprise. -- C'est que, en verite, reprit Philippe, je vous entends parler la comme parlerait votre vieille amie, Mme de Chevreuse. A ce nom, Anne d'Autriche palit et pinca ses levres. Philippe avait irrite la lionne. -- Que venez-vous me parler de Mme de Chevreuse, fit-elle, et quelle humeur avez-vous aujourd'hui contre moi? Philippe continua: -- Est-ce que Mme de Chevreuse n'a pas toujours une ligue a faire contre quelqu'un? est-ce que Mme de Chevreuse n'a pas ete vous rendre une visite, ma mere? -- Monsieur, vous me parlez ici d'une telle sorte, repartit la vieille reine, que je crois entendre le roi votre pere. -- Mon pere n'aimait pas Mme de Chevreuse, et il avait raison, dit le prince. Moi, je ne l'aime pas non plus, et, si elle s'avise de venir, comme elle y venait autrefois, semer les divisions et les haines sous pretexte de mendier de l'argent, eh bien!... -- Eh bien? dit fierement Anne d'Autriche provoquant elle-meme l'orage. -- Eh bien! repartit avec resolution le jeune homme, je chasserai du royaume Mme de Chevreuse, et avec elle tous les artisans de secrets et de mysteres. Il n'avait pas calcule la portee de ce mot terrible, ou peut-etre avait-il voulu en juger l'effet, comme ceux qui, souffrant d'une douleur chronique et cherchant a rompre la monotonie de cette souffrance appuient sur leur plaie pour se procurer une douleur aigue. Anne d'Autriche faillit s'evanouir; ses yeux ouverts, mais atones, cesserent de voir pendant un moment; elle tendit les bras a son autre fils, qui aussitot l'embrassa sans crainte d'irriter le roi. -- Sire, murmura-t-elle, vous traitez cruellement votre mere. -- Mais en quoi, madame? repliqua-t-il. Je ne parle que de Mme de Chevreuse, et ma mere prefere-t-elle Mme de Chevreuse a la surete de mon Etat et a la securite de ma personne? Eh bien! je vous dis que Mme de Chevreuse est venue en France pour emprunter de l'argent, qu'elle s'est adressee a M. Fouquet pour lui vendre certain secret. -- Certain secret? s'ecria Anne d'Autriche. -- Concernant de pretendus vols que M. le surintendant aurait commis; ce qui est faux, ajouta Philippe. M. Fouquet l'a fait chasser avec indignation, preferant l'estime du roi a toute complicite avec des intrigants. Alors, Mme de Chevreuse a vendu le secret a M. Colbert, et, comme elle est insatiable, et qu'il ne lui suffit pas d'avoir extorque cent mille ecus a ce commis, elle a cherche plus haut si elle ne trouverait pas des sources plus profondes... Est ce vrai, madame? -- Vous savez tout, Sire, dit la reine, plus inquiete qu'irritee. -- Or, poursuivit Philippe, j'ai bien le droit d'en vouloir a cette furie qui vient tramer a ma Cour le deshonneur des uns et la ruine des autres. Si Dieu a souffert que certains crimes fussent commis, et s'il les a caches dans l'ombre de sa clemence, je n'admets pas que Mme de Chevreuse ait le pouvoir de contrecarrer les desseins de Dieu. Cette derniere partie du discours de Philippe avait tellement agite la reine mere, que son fils en eut pitie. Il lui prit et lui baisa tendrement la main; elle ne sentit pas que, dans ce baiser donne malgre les revoltes et les rancunes du coeur, il y avait tout un pardon de huit annees d'horribles souffrances. Philippe laissa un instant de silence engloutir les emotions qui venaient de se produire; puis avec une sorte de gaiete: -- Nous ne partirons pas encore aujourd'hui, dit-il; j'ai un plan. Et il se tourna vers la porte, ou il esperait voir Aramis, dont l'absence commencait a lui peser. La reine mere voulut prendre conge. -- Demeurez, ma mere, dit-il; je veux vous faire faire la paix avec M. Fouquet. -- Mais je n'en veux pas a M. Fouquet; je craignais seulement ses prodigalites. -- Nous y mettrons ordre, et ne prendrons du surintendant que les bonnes qualites. -- Que cherche donc Votre Majeste? dit Henriette voyant le roi regarder encore vers la porte, et desirant lui decocher un trait au coeur; car elle supposait qu'il attendait La Valliere ou une lettre d'elle. -- Ma soeur, dit le jeune homme, qui venait de la deviner, grace a cette merveilleuse perspicacite dont la fortune lui allait desormais permettre l'exercice, ma soeur, j'attends un homme extremement distingue, un conseiller des plus habiles que je veux vous presenter a tous, en le recommandant a vos bonnes graces. Ah! entrez donc, d'Artagnan. D'Artagnan parut. -- Que veut Sa Majeste? -- Dites donc, ou est M. l'eveque de Vannes, votre ami? -- Mais, Sire... -- Je l'attends et ne le vois pas venir. Qu'on me le cherche. D'Artagnan demeura un instant stupefait, mais bientot, reflechissant qu'Aramis avait quitte Vaux secretement avec une mission du roi, il en conclut que le roi voulait garder le secret. -- Sire, repliqua-t-il, est-ce que Votre Majeste veut absolument qu'on lui amene M. d'Herblay? -- Absolument n'est pas le mot, repliqua Philippe; je n'en ai pas un tel besoin; mais si on me le trouvait... "J'ai devine", se dit d'Artagnan. -- Ce M. d'Herblay, dit Anne d'Autriche, c'est l'eveque de Vannes? -- Oui, madame. -- Un ami de M. Fouquet? -- Oui, madame, un ancien mousquetaire. Anne d'Autriche rougit. -- Un de ces quatre braves qui, jadis, firent tant de merveilles. La vieille reine se repentit d'avoir voulu mordre; elle rompit l'entretien pour y conserver le reste de ses dents. -- Quel que soit votre choix, Sire, dit-elle, je le tiens pour excellent. Tous s'inclinerent. -- Vous verrez, continua Philippe, la profondeur de M. de Richelieu, moins l'avarice de M. de Mazarin. -- Un premier ministre, Sire? demanda Monsieur effraye... -- Je vous conterai cela, mon frere; mais c'est etrange que M. d'Herblay ne soit pas ici! Il appela. -- Qu'on previenne M. Fouquet, dit-il, j'ai a lui parler... Oh! devant vous, devant vous; ne vous retirez point. M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes de la reine, qui gardait le lit seulement par precaution, et pour avoir la force de suivre toutes les volontes du roi. Tandis que l'on cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau roi continuait paisiblement ses epreuves, et tout le monde, famille, officiers, valets, reconnaissait le roi a son geste, a sa voix, a ses habitudes. De son cote, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et le dessin fideles fournis par son complice Aramis, se conduisait de facon a ne pas meme soulever un soupcon dans l'esprit de ceux qui l'entouraient. Rien desormais ne pouvait inquieter l'usurpateur. Avec quelle etrange facilite la Providence ne venait-elle pas de renverser la plus haute fortune du monde, pour y substituer la plus humble! Philippe admirait cette bonte de Dieu a son egard, et la secondait avec toutes les ressources de son admirable nature. Mais il sentait parfois comme une ombre se glisser sur les rayons de sa nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas. La conversation avait langui dans la famille royale; Philippe, preoccupe, oubliait de congedier son frere et Madame Henriette. Ceux-ci s'etonnaient et perdaient peu a peu patience. Anne d'Autriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en espagnol. Philippe ignorait completement cette langue; il palit devant cet obstacle inattendu. Mais, comme si l'esprit de l'imperturbable Aramis l'eut couvert de son infaillibilite, au lieu de se deconcerter, Philippe se leva. -- Eh bien! quoi? Repondez, dit Anne d'Autriche. -- Quel est tout ce bruit? demanda Philippe en se tournant vers la porte de l'escalier derobe. Et l'on entendait une voix qui criait: -- Par ici, par ici! Encore quelques degres, Sire! -- La voix de M. Fouquet? dit d'Artagnan place pres de la reine mere. -- M. d'Herblay ne saurait etre loin, ajouta Philippe. Mais il vit ce qu'il etait bien loin de s'attendre a voir si pres de lui. Tous les yeux s'etaient tournes vers la porte par laquelle allait entrer M. Fouquet; mais ce ne fut pas lui qui entra. Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre, cri douloureux pousse par le roi et les assistants. Il n'est pas donne aux hommes, meme a ceux dont la destinee renferme le plus d'elements etranges et d'accidents merveilleux, de contempler un spectacle pareil a celui qu'offrait la chambre royale en ce moment. Les volets, a demi clos, ne laissaient penetrer qu'une lumiere incertaine tamisee par de grands rideaux de velours doubles d'une epaisse soie. Dans cette penombre moelleuse s'etaient peu a peu dilates les yeux, et chacun des assistants voyait les autres plutot avec la confiance qu'avec la vue. Toutefois, on en arrive, dans ces circonstances, a ne laisser echapper aucun des details environnants et le nouvel objet qui se presente apparait lumineux comme s'il etait eclaire par le soleil. C'est ce qui arriva pour Louis XIV, lorsqu'il se montra pale et le sourcil fronce sous la portiere de l'escalier secret. Fouquet laissa voir, derriere, son visage empreint de severite et de tristesse. La reine mere, qui apercut Louis XIV, et qui tenait la main de Philippe, poussa le cri dont nous avons parle, comme elle eut fait en voyant un fantome. Monsieur eut un mouvement d'eblouissement et tourna la tete, de celui des deux rois qu'il apercevait en face, vers celui aux cotes duquel il se trouvait. Madame fit un pas en avant, croyant voir se refleter, dans une glace, son beau-frere. Et, de fait, l'illusion etait possible. Les deux princes, defaits l'un et l'autre, car nous renoncons a peindre l'epouvantable saisissement de Philippe, et tremblants tous deux, crispant l'un et l'autre une main convulsive, se mesuraient du regard et plongeaient leurs yeux comme des poignards dans l'ame l'un de l'autre. Muets, haletants, courbes, ils paraissaient prets a fondre sur un ennemi. Cette ressemblance inouie du visage, du geste, de la taille, tout, jusqu'a une ressemblance de costume decidee par le hasard, car Louis XIV etait alle prendre au Louvre un habit de velours violet, cette parfaite analogie des deux princes acheva de bouleverser le coeur d'Anne d'Autriche. Elle ne devinait pourtant pas encore la verite. Il y a de ces malheurs que nul ne veut accepter dans la vie. On aime mieux croire au surnaturel, a l'impossible. Louis n'avait pas compte sur ces obstacles. Il s'attendait, en entrant seulement, a etre reconnu. Soleil vivant, il ne souffrait pas le soupcon d'une parite avec qui que ce fut. Il n'admettait pas que tout flambeau ne devint tenebres a l'instant ou il faisait luire son rayon vainqueur. Aussi, a l'aspect de Philippe, fut-il plus terrifie peut-etre qu'aucun autre autour de lui, et son silence son immobilite, furent ce temps de recueillement et de calme qui precede les violentes explosions de la colere. Mais Fouquet, qui pourrait peindre son saisissement et sa stupeur, en presence de ce portrait vivant de son maitre? Fouquet pensa qu'Aramis avait raison, que ce nouveau venu etait un roi aussi pur dans sa race que l'autre, et que, pour avoir repudie toute participation a ce coup d'Etat si habilement fait par le general des jesuites, il fallait etre un fol enthousiaste indigne a jamais de tremper ses mains dans une oeuvre politique. Et puis c'etait le sang de Louis XIII que Fouquet sacrifiait au sang de Louis XIII; c'etait a une ambition egoiste qu'il sacrifiait une noble ambition; c'etait au droit de garder qu'il sacrifiait le droit d'avoir. Toute l'etendue de sa faute lui fut revelee par le seul aspect du pretendant. Tout ce qui se passa dans l'esprit de Fouquet fut perdu pour les assistants. Il eut cinq minutes pour concentrer ses meditations sur ce point du cas de conscience; cinq minutes, c'est-a-dire cinq siecles, pendant lesquels les deux rois et leur famille trouverent a peine le temps de respirer d'une si terrible secousse. D'Artagnan, adosse au mur, en face de Fouquet, le poing sur son front, l'oeil fixe, se demandait la raison d'un si merveilleux prodige. Il n'eut pu dire sur-le-champ pourquoi il doutait; mais il savait, assurement, qu'il avait eu raison de douter, et que, dans cette rencontre des deux Louis XIV, gisait toute la difficulte qui, pendant ces derniers jours, avait rendu la conduite d'Aramis si suspecte au mousquetaire. Toutefois, ces idees etaient enveloppees de voiles epais. Les acteurs de cette scene semblaient nager dans les vapeurs d'un lourd reveil. Soudain Louis XIV, plus impatient et plus habitue a commander, courut a un des volets, qu'il ouvrit en dechirant les rideaux. Un flot de vive lumiere entra dans la chambre et fit reculer Philippe jusqu'a l'alcove. Ce mouvement, Louis le saisit avec ardeur, et, s'adressant a la reine: -- Ma mere, dit-il, ne reconnaissez-vous pas votre fils, puisque chacun ici a meconnu son roi? Anne d'Autriche tressaillit et leva les bras au ciel sans pouvoir articuler un mot. -- Ma mere, dit Philippe avec une voix calme, ne reconnaissez-vous pas votre fils? Et, cette fois, Louis recula a son tour. Quant a Anne d'Autriche, elle perdit l'equilibre, frappee a la tete et au coeur par le remords. Nul ne l'aidant, car tous etaient petrifies, elle tomba sur son fauteuil en poussant un faible soupir. Louis ne put supporter ce spectacle et cet affront. Il bondit vers d'Artagnan, que le vertige commencait a gagner, et qui chancelait en frolant la porte, son point d'appui. -- A moi, dit-il, mousquetaire! Regardez-nous au visage, et voyez lequel, de lui ou de moi, est plus pale. Ce cri reveilla d'Artagnan et vint remuer en son coeur la fibre de l'obeissance. Il secoua son front, et, sans hesiter desormais, il marcha vers Philippe, sur l'epaule duquel il appuya la main en disant: Monsieur, vous etes mon prisonnier! Philippe ne leva pas les yeux au ciel, ne bougea pas de la place ou il se tenait comme cramponne au parquet, l'oeil profondement attache sur le roi son frere. Il lui reprochait, dans un sublime silence, tous ses malheurs passes, toutes ses tortures de l'avenir. Contre ce langage de l'ame, le roi ne se sentit plus de force; il baissa les yeux, entraina precipitamment son frere et sa belle-soeur, oubliant sa mere etendue sans mouvement a trois pas du fils qu'elle laissait une seconde fois condamner a la mort. Philippe s'approcha d'Anne d'Autriche, et lui dit d'une voix douce et noblement emue: -- Si je n'etais pas votre fils, je vous maudirais, ma mere, pour m'avoir rendu si malheureux. D'Artagnan sentit un frisson passer dans la moelle de ses os. Il salua respectueusement le jeune prince, et lui dit a demi courbe: -- Excusez-moi, monseigneur, je ne suis qu'un soldat, et mes serments sont a celui qui sort de cette chambre. -- Merci, monsieur d'Artagnan. Mais qu'est devenu M. d'Herblay? -- M. d'Herblay est en surete, monseigneur, dit une voix derriere eux, et nul, moi vivant ou libre, ne fera tomber un cheveu de sa tete. -- Monsieur Fouquet! dit le prince en souriant tristement. -- Pardonnez-moi, monseigneur, dit Fouquet en s'agenouillant; mais celui qui vient de sortir d'ici etait mon hote. -- Voila, murmura Philippe avec un soupir, de braves amis et de bons coeurs. Ils me font regretter ce monde. Marchez, monsieur d'Artagnan, je vous suis. Au moment ou le capitaine des mousquetaires allait sortir, Colbert apparut, remit a d'Artagnan un ordre du roi et se retira. D'Artagnan le lut et froissa le papier avec rage. -- Qu'y a-t-il? demanda le prince. -- Lisez, monseigneur, repartit le mousquetaire. Philippe lut ces mots traces a la hate de la main de Louis XIV: "M. d'Artagnan conduira le prisonnier aux iles Sainte-Marguerite. Il lui couvrira le visage d'une visiere de fer, que le prisonnier ne pourra lever sous peine de vie." -- C'est juste, dit Philippe avec resignation. Je suis pret. -- Aramis avait raison, dit Fouquet, bas, au mousquetaire; celui- ci est roi bien autant que l'autre. -- Plus! repliqua d'Artagnan. Il ne lui manque que moi et vous. Chapitre CCXXXI -- Ou Porthos croit courir apres un duche Aramis et Porthos, ayant profite du temps accorde par Fouquet, faisaient, par leur rapidite, honneur a la cavalerie francaise. Porthos ne comprenait pas bien pour quel genre de mission on le forcait a deployer une velocite pareille: mais comme il voyait Aramis piquant avec rage, lui, Porthos, piquait avec fureur. Ils eurent ainsi bientot mis douze lieues entre eux et Vaux; puis il fallut changer de chevaux et organiser une sorte de service de poste. C'est pendant un relais que Porthos se hasarda discretement a interroger Aramis. -- Chut! repliqua celui-ci; sachez seulement que notre fortune depend de notre rapidite. Comme si Porthos eut ete le mousquetaire sans sou ni maille de 1626, il poussa en avant. Ce mot magique de fortune signifie toujours quelque chose a l'oreille humaine. Il veut dire assez, pour ceux qui n'ont rien; il veut dire trop, pour ceux qui ont assez. -- On me fera duc, dit Porthos tout haut. Il se parlait a lui-meme. -- Cela est possible, repliqua en souriant a sa facon Aramis, depasse par le cheval de Porthos. Cependant la tete d'Aramis etait en feu; l'activite du corps n'avait pas encore reussi a surmonter celle de l'esprit. Tout ce qu'il y a de coleres rugissantes, de douleurs aux dents aigues, de menaces mortelles, se tordait, et mordait, et grondait dans la pensee du prelat vaincu. Sa physionomie offrait les traces bien visibles de ce rude combat. Libre, sur le grand chemin, de s'abandonner au moins aux impressions du moment, Aramis ne se privait pas de blasphemer a chaque ecart du cheval, a chaque inegalite de la route. Pale, parfois inonde de sueurs bouillantes, tantot sec et glace, il battait les chevaux et leur ensanglantait les flancs. Porthos en gemissait, lui dont le defaut dominant n'etait pas la sensibilite. Ainsi coururent-ils pendant huit grandes heures, et ils arriverent a Orleans. Il etait quatre heures de l'apres-midi. Aramis, en interrogeant ses souvenirs, pensa que rien ne demontrait la poursuite possible. Il eut ete sans exemple qu'une troupe capable de prendre Porthos et lui fut fournie de relais suffisants pour faire quarante lieues en huit heures. Ainsi, en admettant la poursuite, ce qui n'etait pas manifeste, les fuyards avaient cinq bonnes heures d'avance sur les poursuivants. Aramis pensa que se reposer n'etait pas imprudence, mais que continuer etait un coup de partie. En effet, vingt lieues de plus fournies avec cette rapidite, vingt lieues devorees, et nul, pas meme d'Artagnan, ne pourrait rattraper les ennemis du roi. Aramis fit donc a Porthos le chagrin de remonter a cheval. On courut jusqu'a sept heures du soir; on n'avait plus qu'une poste pour arriver a Blois. Mais, la, un contretemps diabolique vint alarmer Aramis. Les chevaux manquaient a la poste. Le prelat se demanda par quelle machination infernale ses ennemis etaient arrives a lui oter le moyen d'aller plus loin, lui qui ne reconnaissait pas le hasard pour un dieu, lui qui trouvait a tout resultat sa cause; il aimait mieux croire que le refus du maitre de poste, a une pareille heure, dans un pareil pays, etait la suite d'un ordre emane de haut; ordre donne en vue d'arreter court le faiseur de majeste dans sa fuite. Mais, au moment ou il allait s'emporter pour avoir, soit une explication, soit un cheval, une idee lui vint. Il se rappela que le comte de La Fere logeait dans les environs. -- Je ne voyage pas, dit-il, et je ne fais pas poste entiere. Donnez-moi deux chevaux pour aller rendre visite a un seigneur de mes amis qui habite pres d'ici. -- Quel seigneur? demanda le maitre de poste. -- M. le comte de La Fere. -- Oh! repondit cet homme en se decouvrant avec respect, un digne seigneur. Mais, quel que soit mon desir de lui etre agreable, je ne puis vous donner deux chevaux; tous ceux de ma poste sont retenus par M. le duc de Beaufort. -- Ah! fit Aramis desappointe. -- Seulement, continua le maitre de poste, s'il vous plait de monter dans un petit chariot que j'ai, j'y ferai mettre un vieux cheval aveugle qui n'a plus que des jambes, et qui vous conduira chez M. le comte de La Fere. -- Cela vaut un louis, dit Aramis. -- Non, monsieur, cela ne vaut jamais qu'un ecu; c'est le prix que me paie M. Grimaud, l'intendant du comte, toutes les fois qu'il se sert de mon chariot, et je ne voudrais pas que M. le comte eut a me reprocher d'avoir fait payer trop cher un de ses amis. -- Ce sera comme il vous plaira, dit Aramis, et surtout comme il plaira au comte de La Fere, que je me garderai bien de desobliger. Vous aurez votre ecu; seulement, j'ai bien le droit de vous donner un louis pour votre idee. -- Sans doute, repliqua le maitre tout joyeux. Et il attela lui-meme son vieux cheval a la carriole criarde. Pendant ce temps-la, Porthos etait curieux a voir. Il se figurait avoir decouvert le secret; il ne se sentait pas d'aise: d'abord, parce que la visite chez Athos lui etait particulierement agreable; ensuite, parce qu'il etait dans l'esperance de trouver a la fois un bon lit et un bon souper. Le maitre, ayant fini d'atteler, proposa un de ses valets pour conduire les etrangers a La Fere. Porthos s'assit dans le fond avec Aramis et lui dit a l'oreille: -- Je comprends. -- Ah! ah! repondit Aramis; et que comprenez-vous, cher ami? -- Nous allons, de la part du roi, faire quelque grande proposition a Athos. -- Peuh! fit Aramis. -- Ne me dites rien, ajouta le bon Porthos en essayant de contrepeser assez solidement pour eviter les cahots; ne me dites rien, je devinerai. -- Eh bien! c'est cela, mon ami, devinez, devinez. On arriva vers neuf heures du soir chez Athos, par un clair de lune magnifique. Cette admirable clarte rejouissait Porthos au-dela de toute expression; mais Aramis s'en montra incommode a un degre presque egal. Il en temoigna quelque chose a Porthos, qui lui repondit: -- Bien! je devine encore. La mission est secrete. Ce furent ses derniers mots en voiture. Le conducteur les interrompit par ceux-ci: -- Messieurs, vous etes arrives. Porthos et son compagnon descendirent devant la porte du petit chateau. C'est la que nous allons retrouver Athos et Bragelonne, disparus tous deux depuis la decouverte de l'infidelite de La Valliere. S'il est un mot plein de verite, c'est celui-ci: les grandes douleurs renferment en elles-memes le germe de leur consolation. En effet, cette douloureuse blessure faite a Raoul avait rapproche de lui son pere, et Dieu sait si elles etaient douces, les consolations qui coulaient de la bouche eloquente et du coeur genereux d'Athos. La blessure ne s'etait point cicatrisee; mais Athos, a force de converser avec son fils, a force de meler un peu de sa vie a lui dans celle du jeune homme, avait fini par lui faire comprendre que cette douleur de la premiere infidelite est necessaire a toute existence humaine, et que nul n'a aime sans la connaitre. Raoul ecoutait souvent, il n'entendait pas. Rien ne remplace, dans le coeur vivement epris, le souvenir et la pensee de l'objet aime. Raoul repondait alors a son pere: -- Monsieur, tout ce que vous me dites est vrai; je crois que nul n'a autant souffert que vous par le coeur; mais vous etes un homme trop grand par l'intelligence, trop eprouve par les malheurs, pour ne pas permettre la faiblesse au soldat qui souffre pour la premiere fois. Je paie un tribut que je ne paierai pas deux fois; permettez-moi de me plonger si avant dans ma douleur, que je m'y oublie moi-meme, que j'y noie jusqu'a ma raison. -- Raoul! Raoul! -- Ecoutez, monsieur; jamais je ne m'accoutumerai a cette idee que Louise, la plus chaste et la plus naive des femmes, a pu tromper aussi lachement un homme aussi honnete et aussi aimant que je le suis; jamais je ne pourrai me decider a voir ce masque doux et bon se changer en une figure hypocrite et lascive. Louise perdue! Louise infame! Ah! monsieur, c'est bien plus cruel pour moi que Raoul abandonne, que Raoul malheureux! Athos employait alors le remede heroique. Il defendait Louise contre Raoul, et justifiait sa perfidie par son amour. -- Une femme qui eut cede au roi parce qu'il est le roi, disait- il, meriterait le nom d'infame; mais Louise aime Louis. Jeunes tous deux, ils ont oublie, lui son rang, elle ses serments. L'amour absout tout, Raoul. Les deux jeunes gens s'aiment avec franchise. Et, quand il avait donne ce coup de poignard, Athos voyait en soupirant Raoul bondir sous la cruelle blessure, et s'enfuir au plus epais du bois ou se refugier dans sa chambre d'ou, une heure apres, il sortait pale, tremblant, mais dompte. Alors, revenant a Athos avec un sourire, il lui baisait la main, comme le chien qui vient d'etre battu caresse un bon maitre pour racheter sa faute. Raoul, lui, n'ecoutait que sa faiblesse, et il n'avouait que sa douleur. Ainsi se passerent les jours qui suivirent cette scene dans laquelle Athos avait si violemment agite l'orgueil indomptable du roi. Jamais, en causant avec son fils, il ne fit allusion a cette scene; jamais il ne lui donna les details de cette vigoureuse sortie qui eut peut-etre console le jeune homme en lui montrant son rival abaisse. Athos ne voulait point que l'amant offense oubliat le respect du au roi. Et quand Bragelonne, ardent, furieux, sombre, parlait avec mepris des paroles royales, de la foi equivoque que certains fous puisent dans la promesse tombee du trone; quand, passant deux siecles avec la rapidite d'un oiseau qui traverse un detroit pour aller d'un monde a l'autre, Raoul en venait a predire le temps ou les rois sembleraient plus petits que les hommes, Athos lui disait de sa voix sereine et persuasive: -- Vous avez raison, Raoul; tout ce que vous dites arrivera: les rois perdront leur prestige, comme perdent leurs clartes les etoiles qui ont fait leur temps. Mais, lorsque ce moment viendra, Raoul, nous serons morts; et rappelez-vous bien ce que je vous dis: en ce monde, il faut pour tous, hommes, femmes et rois, vivre au present; nous ne devons vivre selon l'avenir que pour Dieu. Voila de quoi s'entretenaient, comme toujours, Athos et Raoul, en arpentant la longue allee de tilleuls dans le parc, lorsque retentit soudain la clochette qui servait a annoncer au comte soit l'heure du repas, soit une visite. Machinalement et sans y attacher d'importance, il rebroussa chemin avec son fils, et tous les deux se trouverent, au bout de l'allee, en presence de Porthos et d'Aramis. Chapitre CCXXXII -- Les derniers adieux Raoul poussa un cri de joie et serra tendrement Porthos dans ses bras. Aramis et Athos s'embrasserent en vieillards. Cet embrassement meme etait une question pour Aramis, qui, aussitot: -- Ami, dit-il, nous ne sommes pas pour longtemps avec vous. -- Ah! fit le comte. -- Le temps, interrompit Porthos de vous conter mon bonheur. -- Ah! fit Raoul. Athos regarda silencieusement Aramis, dont deja l'air sombre lui avait paru bien peu en harmonie avec les bonnes nouvelles dont parlait Porthos. -- Quel est le bonheur qui vous arrive? Voyons, demanda Raoul en souriant. -- Le roi me fait duc, dit avec mystere le bon Porthos, se penchant a l'oreille du jeune homme; duc a brevet! Mais les apartes de Porthos avaient toujours assez de vigueur pour etre entendus de tout le monde; ses murmures etaient au diapason d'un rugissement ordinaire. Athos entendit et poussa une exclamation qui fit tressaillir Aramis. Celui-ci prit le bras d'Athos, et, apres avoir demande a Porthos la permission de causer quelques moments a l'ecart: -- Mon cher Athos, dit-il au comte, vous me voyez navre de douleur. -- De douleur? s'ecria le comte. Ah! cher ami! -- Voici, en deux mots: j'ai fait, contre le roi, une conspiration; cette conspiration a manque, et, a l'heure qu'il est, on me cherche sans doute. -- On vous cherche!... une conspiration!... Eh! mon ami, que me dites vous la? -- Une triste verite. Je suis tout bonnement perdu. -- Mais Porthos... ce titre de duc... qu'est-ce que tout cela? -- Voila le sujet de ma plus vive peine; voila le plus profond de ma blessure. J'ai, croyant a un succes infaillible, entraine Porthos dans ma conjuration. Il y a donne, comme vous savez qu'il donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, et, aujourd'hui, le voila si bien compromis avec moi, qu'il est perdu comme moi. -- Mon Dieu! Et Athos se retourna vers Porthos, qui leur sourit agreablement. -- Il faut vous faire tout comprendre. Ecoutez-moi, continua Aramis. Et il raconta l'histoire que nous connaissons. Athos sentit plusieurs fois, durant le recit, son front se mouiller de sueur. -- C'est une grande idee, dit-il; mais c'etait une grande faute. -- Dont je suis puni, Athos. -- Aussi ne vous dirai-je pas ma pensee entiere. -- Dites. -- C'est un crime. -- Capital, je le sais. Lese-majeste! -- Porthos! pauvre Porthos! -- Que voulez-vous que je fasse? Le succes, je vous l'ai dit, etait certain. -- M. Fouquet est un honnete homme. -- Et moi, je suis un sot, de l'avoir si mal juge, fit Aramis. Oh! la sagesse des hommes! oh! meule immense qui broie un monde, et qui, un jour, est arretee par le grain de sable qui tombe, on ne sait comment, dans ses rouages! -- Dites par un diamant, Aramis. Enfin, le mal est fait. Que comptez-vous devenir? -- J'emmene Porthos. Jamais le roi ne voudra croire que le digne homme ait agi naivement; jamais il ne voudra croire que Porthos ait cru servir le roi en agissant comme il a fait. Sa tete paierait ma faute. Je ne le veux pas. -- Vous l'emmenez, ou? -- A Belle-Ile, d'abord. C'est un refuge imprenable. Puis j'ai la mer et un navire pour passer, soit en Angleterre, ou j'ai beaucoup de relations... -- Vous? en Angleterre? -- Oui. Ou bien en Espagne, ou j'en ai davantage encore...: -- En exilant Porthos, vous le ruinez, car le roi confisquera ses biens. -- Tout est prevu. Je saurai, une fois en Espagne, me reconcilier avec Louis XIV et faire rentrer Porthos en grace. -- Vous avez du credit, a ce que je vois, Aramis! dit Athos d'un air discret. -- Beaucoup, et au service de mes amis, ami Athos. Ces mots furent accompagnes d'une sincere pression de main. -- Merci, repliqua le comte. -- Et, puisque nous en sommes la, dit Aramis, vous aussi vous etes un mecontent; vous aussi, Raoul aussi, vous avez des griefs contre le roi. Imitez notre exemple. Passez a Belle-Ile. Puis nous verrons... Je vous garantis sur l'honneur que, dans un mois, la guerre aura eclate entre la France et l'Espagne, au sujet de ce fils de Louis XIII, qui est un infant aussi, et que la France detient inhumainement. Or, comme Louis XIV ne voudra pas d'une guerre faite pour ce motif, je vous garantis une transaction dont le resultat donnera la grandesse a Porthos et a moi, et un duche en France a vous, qui etes deja grand d'Espagne. Voulez-vous? -- Non; moi, j'aime mieux avoir quelque chose a reprocher au roi; c'est un orgueil naturel a ma race que de pretendre a la superiorite sur les races royales. Faisant ce que vous me proposez, je deviendrais l'oblige du roi; j'y gagnerais certainement sur cette terre, j'y perdrais dans ma conscience. Merci. -- Alors, donnez-moi deux choses, Athos: votre absolution... -- Oh! je vous la donne, si vous avez reellement voulu venger le faible et l'opprime contre l'oppresseur. -- Cela me suffit, repondit Aramis avec une rougeur qui s'effaca dans la nuit. Et maintenant donnez-moi vos deux meilleurs chevaux pour gagner la seconde poste, attendu que l'on m'en a refuse sous pretexte d'un voyage que M. de Beaufort fait dans ces parages. -- Vous aurez mes deux meilleurs chevaux, Aramis, et je vous recommande Porthos. -- Oh! soyez sans crainte. Un mot encore: trouvez-vous que je manoeuvre pour lui comme il convient? -- Le mal etant fait, oui; car le roi ne lui pardonnerait pas, et puis vous avez toujours, quoi qu'il en dise, un appui dans M. Fouquet, lequel ne vous abandonnera pas, etant, lui aussi, fort compromis, malgre son trait heroique. -- Vous avez raison. Voila pourquoi, au lieu de gagner tout de suite la mer, ce qui declarerait ma peur et m'avouerait coupable, voila pourquoi je reste sur le sol francais. Mais Belle-Ile sera pour moi le sol que je voudrai: anglais, espagnol ou romain; le tout consiste pour moi dans le pavillon que j'arborerai. -- Comment cela? -- C'est moi qui ai fortifie Belle-Ile, et nul ne prendra Belle- Ile, moi la defendant. Et puis, comme vous l'avez dit tout a l'heure, M. Fouquet est la. On n'attaquera pas Belle-Ile sans la signature de M. Fouquet. -- C'est juste. Neanmoins, soyez prudent. Le roi est ruse et il est fort. Aramis sourit. -- Je vous recommande Porthos, repeta le comte avec une sorte de froide insistance. -- Ce que je deviendrai, comte, repliqua Aramis avec le meme ton, notre frere Porthos le deviendra. Athos s'inclina en serrant la main d'Aramis, et alla embrasser Porthos avec effusion. -- J'etais ne heureux n'est-ce pas? murmura celui-ci, transporte, en s'enveloppant de son manteau. -- Venez, tres cher, dit Aramis. Raoul etait alle devant pour donner des ordres et faire seller les deux chevaux. Deja le groupe s'etait divise. Athos voyait ses deux amis sur le point de partir; quelque chose comme un brouillard passa devant ses yeux et pesa sur son coeur. "C'est etrange! pensa-t-il. D'ou vient cette envie que j'ai d'embrasser Porthos encore une fois?" Justement Porthos s'etait retourne, et il venait a son vieil ami les bras ouverts. Cette derniere etreinte fut tendre comme dans la jeunesse, comme dans les temps ou le coeur etait chaud, la vie heureuse. Et puis Porthos monta sur son cheval. Aramis revint aussi pour entourer de ses bras le cou d'Athos. Ce dernier les vit sur le grand chemin s'allonger dans l'ombre avec leurs manteaux blancs. Pareils a deux fantomes, ils grandissaient en s'eloignant de terre, et ce n'est pas dans la brume, dans la pente du sol qu'ils se perdirent: a bout de perspective, tous deux semblerent avoir donne du pied un elan qui les faisait disparaitre evapores dans les nuages. Alors Athos, le coeur serre, retourna vers la maison en disant a Bragelonne: -- Raoul, je ne sais quoi vient de me dire que j'avais vu ces deux hommes pour la derniere fois. -- Il ne m'etonne pas, monsieur, que vous ayez cette pensee, repondit le jeune homme, car je l'ai en ce moment meme, et moi aussi, je pense que je ne verrai plus jamais MM. du Vallon et d'Herblay. -- Oh! vous, reprit le comte, vous me parlez en homme attriste par une autre cause, vous voyez tout en noir; mais vous etes jeune; et s'il vous arrive de ne plus voir ces vieux amis, c'est qu'ils ne seront plus du monde ou vous avez bien des annees a passer. Mais, moi... Raoul secoua doucement la tete, et s'appuya sur l'epaule du comte, sans que ni l'un ni l'autre trouvat un mot de plus en son coeur, plein a deborder. Tout a coup, un bruit de chevaux et de voix, a l'extremite de la route de Blois, attira leur attention de ce cote. Des porte-flambeaux a cheval secouaient joyeusement leurs torches sur les arbres de la route, et se retournaient de temps en temps pour ne pas distancer les cavaliers qui les suivaient. Ces flammes, ce bruit, cette poussiere d'une douzaine de chevaux richement caparaconnes, firent un contraste etrange au milieu de la nuit avec la disparition sourde et funebre des deux ombres de Porthos et d'Aramis. Athos rentra chez lui. Mais il n'avait pas gagne son parterre, que la grille d'entree parut s'enflammer; tous ces flambeaux s'arreterent et embraserent la route. Un cri retentit: -- M. le duc de Beaufort! Et Athos s'elanca vers la porte de sa maison. Deja le duc etait descendu de cheval et cherchait des yeux autour de lui. -- Me voici, monseigneur, fit Athos. -- Eh! bonsoir, cher comte, repliqua le prince avec cette franche cordialite qui lui gagnait tous les coeurs. Est-il trop tard pour un ami? -- Ah! mon prince, entrez, dit le comte. Et, M. de Beaufort s'appuyant sur le bras d'Athos ils entrerent dans la maison, suivis de Raoul, qui marchait respectueusement et modestement parmi les officiers du prince, au nombre desquels il comptait plusieurs amis. Chapitre CCXXXIII -- M. de Beaufort Le prince se retourna au moment ou Raoul, pour le laisser seul avec Athos, fermait la porte et s'appretait a passer avec les officiers dans une salle voisine. -- C'est la ce jeune garcon que j'ai tant entendu vanter par M. le prince? demanda M. de Beaufort. -- C'est lui, oui, monseigneur. -- C'est un soldat! Il n'est pas de trop, gardez-le, comte. -- Restez, Raoul, puisque Monseigneur le permet, dit Athos. -- Le voila grand et beau, sur ma foi! continua le duc. Me le donnerez vous, monsieur, si je vous le demande? -- Comment l'entendez-vous, monseigneur, dit Athos. -- Oui, je viens ici pour vous faire mes adieux. -- Vos adieux, monseigneur? -- Oui, en verite. N'avez-vous aucune idee de ce que je vais devenir? -- Mais ce que vous avez toujours ete, monseigneur, un vaillant prince et un excellent gentilhomme. -- Je vais devenir un prince d'Afrique, un gentilhomme bedouin. Le roi m'envoie pour faire des conquetes chez les Arabes. -- Que dites-vous la, monseigneur? -- C'est etrange, n'est-ce pas? Moi, le Parisien par essence, moi qui ai regne sur les faubourgs et qu'on appelait le roi des Halles, je passe de la place Maubert aux minarets de Djidgelli; je me fais de frondeur aventurier! -- Oh! monseigneur, si vous ne me disiez pas cela... -- Ce ne serait pas croyable, n'est-il pas vrai? Croyez moi cependant, et disons-nous adieu. Voila ce que c'est que de rentrer en faveur. -- En faveur? -- Oui. Vous souriez? Ah! Cher comte, savez-vous pourquoi j'aurais accepte? le savez-vous bien? -- Parce que Votre Altesse aime la gloire avant tout. -- Oh! non, ce n'est pas glorieux, voyez-vous, d'aller tirer le mousquet contre ces sauvages. La gloire, je ne la prends pas par la, moi, et il est plus probable que j'y trouverai autre chose... Mais j'ai voulu et je veux, entendez-vous bien, mon cher comte? que ma vie ait cette derniere facette apres tous les bizarres miroitements que je me suis vu faire depuis cinquante ans. Car enfin, vous l'avouerez, c'est assez etrange d'etre ne fils de roi, d'avoir fait la guerre a des rois, d'avoir compte parmi les puissances dans le siege, d'avoir bien tenu son rang, de sentir son Henri IV, d'etre grand amiral de France, et d'aller se faire tuer a Djidgelli, parmi tous ces Turcs, Sarrasins et Mauresques. -- Monseigneur, vous insistez etrangement sur ce sujet, dit Athos trouble. Comment supposez-vous qu'une si brillante destinee ira se perdre sous ce miserable eteignoir? -- Est-ce que vous croyez, homme juste et simple, que, si je vais en Afrique pour ce ridicule motif, je ne chercherai pas a en sortir sans ridicule? Est-ce que je ne ferai pas parler de moi? Est-ce que, pour faire parler de moi aujourd'hui quand il y a M. le prince, M. de Turenne et plusieurs autres, mes contemporains, moi, l'amiral de France, le fils de Henri IV, le roi de Paris, j'ai autre chose a faire que de me faire tuer? Cordieu! on en parlera, vous dis-je; je serais tue envers et contre tous. Si ce n'est pas la, ce sera ailleurs. -- Allons, monseigneur, repondit Athos, voila de l'exageration, et vous n'en avez jamais montre qu'en bravoure. -- Peste! cher ami, c'est bravoure que s'en aller au scorbut, aux dysenteries, aux sauterelles, aux fleches empoisonnees, comme mon aieul saint Louis. Savez-vous qu'ils ont encore des fleches empoisonnees, ces droles-la? Et puis, vous me connaissez, j'y pense depuis longtemps et, vous le savez, quand je veux une chose, je la veux bien. -- Vous avez voulu sortir de Vincennes, monseigneur. -- Oh! vous m'y avez aide, mon maitre; et, a propos, je me tourne et retourne sans apercevoir mon vieil ami, M. Vaugrimaud. Comment va-t-il? -- M. Vaugrimaud est toujours le tres respectueux serviteur de Votre Altesse, dit en souriant Athos. -- J'ai la cent pistoles pour lui que j'apporte comme legs. Mon testament est fait, comte. -- Ah! monseigneur! monseigneur! -- Et vous comprenez que, si l'on voyait Grimaud sur mon testament... Le duc se mit a rire; puis, s'adressant a Raoul qui, depuis le commencement de cette conversation, etait tombe dans une reverie profonde: -- Jeune homme, dit-il, je sais ici un certain vin de Vouvray, je crois... Raoul sortit precipitamment pour faire servir le duc. Pendant ce temps, M. de Beaufort prenait la main d'Athos. -- Qu'en voulez-vous faire? demanda-t-il. -- Rien, quant a present, monseigneur. -- Ah! oui, je sais; depuis la passion du roi pour... La Valliere. -- Oui, monseigneur. -- C'est donc vrai, tout cela?... Je l'ai connue, moi, je crois, cette petite La Valliere. Elle n'est pas belle, il me semble... -- Non, monseigneur, dit Athos. -- Savez-vous qui elle me rappelle? -- Elle rappelle quelqu'un a Votre Altesse? -- Elle me rappelle une jeune fille assez agreable, dont la mere habitait les Halles. -- Ah! ah! fit Athos en souriant. -- Le bon temps! ajouta M. de Beaufort. Oui La Valliere me rappelle cette fille. -- Qui eut un fils, n'est-ce pas? -- Je crois que oui, repondit le duc avec une naivete insouciante, avec un oubli complaisant, dont rien ne saurait traduire le ton et la valeur vocale. Or, voila le pauvre Raoul, qui est bien votre fils, hein?... -- C'est mon fils, oui, monseigneur. -- Voila que ce pauvre garcon est deboute par le roi, et l'on boude? -- Mieux que cela, monseigneur, on s'abstient. -- Vous allez laisser croupir ce garcon-la? C'est un tort. Voyons, donnez le-moi. -- Je veux le garder, monseigneur. Je n'ai plus que lui au monde, et, tant qu'il voudra rester... -- Bien, bien, repondit le duc. Cependant, je vous l'eusse bientot raccommode. Je vous assure qu'il est d'une pate dont on fait les marechaux de France, et j'en ai vu sortir plus d'un d'une etoffe semblable. -- C'est possible, monseigneur, mais c'est le roi qui fait les marechaux de France, et jamais Raoul n'acceptera rien du roi. Raoul brisa cet entretien par son retour. Il precedait Grimaud, dont les mains, encore sures, portaient le plateau charge d'un verre et d'une bouteille du vin favori de M. le duc. En voyant son vieux protege, le duc poussa une exclamation de plaisir. -- Grimaud! Bonsoir, Grimaud, dit-il; comment va? Le serviteur s'inclina profondement, aussi heureux que son noble interlocuteur. -- Deux amis! dit le duc en secouant d'une facon vigoureuse l'epaule de l'honnete Grimaud. Autre salut plus profond et encore plus joyeux de Grimaud. -- Que vois-je la, comte? Un seul verre! -- Je ne bois avec Votre Altesse que si Votre Altesse m'invite, dit Athos avec une noble humilite. -- Cordieu! vous avez raison de n'avoir fait apporter qu'un verre, nous y boirons tous deux comme deux freres d'armes. A vous, d'abord, comte. -- Faites-moi la grace tout entiere, dit Athos en repoussant doucement le verre. -- Vous etes un charmant ami, repliqua le duc de Beaufort, qui but et passa le gobelet d'or a son compagnon. Mais ce n'est pas tout, continua-t-il: j'ai encore soif et je veux faire honneur a ce beau garcon qui est la debout. Je porte bonheur, vicomte, dit-il a Raoul; souhaitez quelque chose en buvant dans mon verre, et la peste m'etouffe, si ce que vous souhaitez n'arrive pas. Il tendit le gobelet a Raoul, qui y mouilla precipitamment ses levres, et dit avec la meme promptitude: -- J'ai souhaite quelque chose, monseigneur. Ses yeux brillaient d'un feu sombre, le sang avait monte a ses joues; il effraya Athos, rien que par son sourire. -- Et qu'avez-vous souhaite? reprit le duc en se laissant aller dans le fauteuil, tandis que d'une main il remettait la bouteille et une bourse a Grimaud. -- Monseigneur, voulez-vous me promettre de m'accorder ce que j'ai souhaite? -- Pardieu! puisque c'est dit. -- J'ai souhaite, monsieur le duc, d'aller avec vous a Djidgelli. Athos palit et ne put reussir a cacher son trouble. Le duc regarda son ami, comme pour l'aider a parer ce coup imprevu. -- C'est difficile, mon cher vicomte, bien difficile, ajouta-t-il un peu bas. -- Pardon, monseigneur, j'ai ete indiscret, reprit Raoul d'une voix ferme; mais, comme vous m'aviez vous-meme invite a souhaiter... -- A souhaiter de me quitter, dit Athos. -- Oh! monsieur... le pouvez-vous croire? -- Eh bien! mordieu! s'ecria le duc, il a raison le petit vicomte; que fera-t il ici? Il pourrira de chagrin. Raoul rougit; le prince, emporte, continua: -- La guerre, c'est une destruction; on y gagne tout, on n'y perd qu'une chose, la vie; alors, tant pis! -- C'est-a-dire la memoire, fit vivement Raoul, c'est-a-dire tant mieux! Il se repentit d'avoir parle si vite, en voyant Athos se lever et ouvrir la fenetre. Ce geste cachait sans doute une emotion. Raoul se precipita vers le comte. Mais Athos avait deja devore son regret, car il reparut aux lumieres avec une physionomie sereine et impassible. -- Eh bien! fit le duc, voyons! part-il ou ne part-il pas? S'il part, comte, il sera mon aide de camp, mon fils. -- Monseigneur! s'ecria Raoul en ployant le genou. -- Monseigneur, s'ecria le comte en prenant la main du duc, Raoul fera ce qu'il voudra. -- Oh! non, monsieur, ce que vous voudrez, interrompit le jeune homme. -- Par la corbleu! fit le prince a son tour, ce n'est le comte ni le vicomte qui fera sa volonte, ce sera moi. Je l'emmene. La marine, c'est un avenir superbe, mon ami. Raoul sourit encore si tristement, que, cette fois; Athos en eut le coeur navre, et lui repondit par un regard severe. Raoul comprenait tout; il reprit son calme et s'observa si bien, que plus un mot ne lui echappa. Le duc se leva, voyant l'heure avancee, et dit tres vite: -- Je suis presse, moi; mais, si l'on me dit que j'ai perdu mon temps a causer avec un ami, je repondrai que j'ai fait une bonne recrue. -- Pardon, monsieur le duc, interrompit Raoul, ne dites pas cela au roi, car ce n'est pas le roi que je servirai. -- Eh! mon ami, qui donc serviras-tu? Ce n'est plus le temps ou tu eusses pu dire: "Je suis a M. de Beaufort." Non, aujourd'hui, nous sommes tous au roi, grands et petits. C'est pourquoi, si tu sers sur mes vaisseaux, pas d'equivoque mon cher vicomte, c'est bien le roi que tu serviras. Athos attendait, avec une sorte de joie impatiente, la reponse qu'allait faire, a cette embarrassante question, Raoul, l'intraitable ennemi du roi, son rival. Le pere esperait que l'obstacle renverserait le desir. Il remerciait presque M. de Beaufort, dont la legerete ou la genereuse reflexion venait de remettre en doute le depart d'un fils, sa seule joie. Mais Raoul, toujours ferme et tranquille: -- Monsieur le duc, repliqua-t-il, cette objection que vous me faites, je l'ai deja resolue dans mon esprit. Je servirai sur vos vaisseaux, puisque vous me faites la grace de m'emmener; mais j'y servirai un maitre plus puissant que le roi, j'y servirai Dieu. -- Dieu! comment cela? firent a la fois Athos et le prince. -- Mon intention est de faire profession et de devenir chevalier de Malte, ajouta Bragelonne, qui laissa tomber une a une ces paroles, plus glacees que les gouttes descendues des arbres noirs apres les tempetes de l'hiver. Sous ce dernier coup, Athos chancela et le prince fut ebranle lui- meme. Grimaud poussa un sourd gemissement et laissa tomber la bouteille, qui se brisa sur le tapis sans que nul y fit attention. M. de Beaufort regarda en face le jeune homme, et lut sur ses traits, bien qu'il eut les yeux baisses, le feu d'une resolution devant laquelle tout devait ceder. Quant a Athos, il connaissait cette ame tendre et inflexible; il ne comptait pas la faire devier du fatal chemin qu'elle venait de se choisir. Il serra la main que lui tendait le duc. -- Comte, je pars dans deux jours pour Toulon, fit M. de Beaufort. Me viendrez-vous retrouver a Paris pour que je sache votre resolution? -- J'aurai l'honneur d'aller vous y remercier de toutes vos bontes, mon prince, repliqua le comte. -- Et amenez-moi toujours le vicomte, qu'il me suive ou ne me suive pas, ajouta le duc; il a ma parole, et je ne lui demande que la votre. Ayant ainsi jete un peu de baume sur la blessure de ce coeur paternel, le duc tira l'oreille au vieux Grimaud qui clignait des yeux plus qu'il n'est naturel, et il rejoignit son escorte dans le parterre. Les chevaux, reposes et frais par cette belle nuit mirent l'espace entre le chateau et leur maitre. Athos et Bragelonne se retrouverent seuls face a face. Onze heures sonnaient. Le pere et le fils garderent l'un vis-a-vis de l'autre un silence que tout observateur intelligent eut devine plein de cris et de sanglots. Mais ces deux hommes etaient trempes de telle sorte, que toute emotion s'enfoncait, perdue a jamais, quand ils avaient resolu de la comprimer dans leur coeur. Ils passerent donc silencieux et presque haletants l'heure qui precede minuit. L'horloge, en sonnant, leur indiqua seule combien de minutes avait dure ce voyage douloureux fait par leurs ames, dans l'immensite des souvenirs du passe et des craintes de l'avenir. Athos se leva le premier en disant: -- Il est tard... A demain, Raoul! Raoul se leva a son tour et vint embrasser son pere. Celui-ci le retint sur sa poitrine, et lui dit d'une voix alteree: -- Dans deux jours, vous m'aurez donc quitte, quitte a jamais, Raoul? -- Monsieur, repliqua le jeune homme, j'avais fait un projet, celui de me percer le coeur avec mon epee, mais vous m'eussiez trouve lache; j'ai renonce a ce projet, et puis il fallait nous quitter. -- Vous me quittez en partant, Raoul. -- Ecoutez-moi encore, monsieur, je vous en supplie. Si je ne pars pas, je mourrai ici de douleur et d'amour. Je sais combien j'ai encore de temps a vivre ici. Renvoyez-moi vite, monsieur, ou vous me verrez lachement expirer sous vos yeux, dans votre maison; c'est plus fort que ma volonte, c'est plus fort que mes forces; vous voyez bien que, depuis un mois, j'ai vecu trente ans, et que je suis au bout de ma vie. -- Alors, dit Athos froidement, vous partez avec l'intention d'aller vous faire tuer en Afrique? oh! dites-le... ne mentez pas. Raoul palit et se tut pendant deux secondes, qui furent pour son pere deux heures d'agonie, puis tout a coup: -- Monsieur, dit-il, j'ai promis de me donner a Dieu. En echange de ce sacrifice que je fais de ma jeunesse et de ma liberte, je ne lui demanderai qu'une chose: c'est de me conserver pour vous, parce que vous etes le seul lien qui m'attache encore a ce monde. Dieu seul peut me donner la force pour ne pas oublier que je vous dois tout, et que rien ne me doit etre avant vous. Athos embrassa tendrement son fils et lui dit: -- Vous venez de me repondre une parole d'honnete homme; dans deux jours, nous serons chez M. de Beaufort, a Paris: et c'est vous qui ferez alors ce qu'il vous conviendra de faire. Vous etes libre, Raoul. Adieu! Et il gagna lentement sa chambre a coucher. Raoul descendit dans le jardin, ou il passa la nuit dans l'allee des tilleuls. Chapitre CCXXXIV -- Preparatifs de depart Athos ne perdit plus le temps a combattre cette immuable resolution. Il mit tous ses soins a faire preparer, pendant les deux jours que le duc lui avait accordes, tout l'equipage de Raoul. Ce travail regardait le bon Grimaud, lequel s'y appliqua sur-le-champ, avec le coeur et l'intelligence qu'on lui connait. Athos donna ordre a ce digne serviteur de prendre la route de Paris quand les equipages seraient prets, et, pour ne pas s'exposer a faire attendre le duc ou, tout au moins, a mettre Raoul en retard si le duc s'apercevait de son absence, il prit, des le lendemain de la visite de M. de Beaufort, le chemin de Paris avec son fils. Ce fut pour le pauvre jeune homme une emotion bien facile a comprendre que celle d'un retour a Paris, au milieu de tous les gens qui l'avaient connu et qui l'avaient aime. Chaque visage rappelait, a celui qui avait tant souffert une souffrance, a celui qui avait tant aime, une circonstance de son amour. Raoul, en se rapprochant de Paris, se sentait mourir. Une fois a Paris, il n'exista reellement plus. Lorsqu'il arriva chez M. de Guiche, on lui expliqua que M. de Guiche etait chez Monsieur. Raoul prit le chemin du Luxembourg, et, une fois arrive, sans s'etre doute qu'il allait dans un endroit ou La Valliere avait vecu, il entendit tant de musique et respira tant de parfums, il entendit tant de rires joyeux et vit tant d'ombres dansantes, que, sans une charitable femme qui l'apercut morne et pale sous une portiere, il fut demeure la quelques moments, puis serait parti sans jamais revenir. Mais comme nous l'avons dit, aux premieres antichambres il avait arrete ses pas uniquement pour ne point se meler a toutes ces existences heureuses qu'il sentait s'agiter dans les salles voisines. Et, comme un valet de Monsieur, le reconnaissant, lui avait demande s'il comptait voir Monsieur ou Madame, Raoul lui avait a peine repondu et etait tombe sur un banc pres de la portiere de velours, regardant une horloge qui venait de s'arreter depuis une heure. Le valet avait passe; un autre etait arrive alors plus instruit encore, et avait interroge Raoul pour savoir s'il voulait qu'on prevint M. de Guiche. Ce nom n'avait pas eveille l'attention du pauvre Raoul. Le valet, insistant, s'etait mis a raconter que de Guiche venait d'inventer un jeu de loterie nouveau, et qu'il l'apprenait a ces dames. Raoul, ouvrant de grands yeux comme le distrait de Theophraste, n'avait plus repondu; mais sa tristesse en avait augmente de deux nuances. La tete renversee, les jambes molles, la bouche entrouverte pour laisser passer les soupirs, Raoul restait ainsi oublie dans cette antichambre, quand tout a coup une robe passa en frolant les portes d'un salon lateral qui debouchait sur cette galerie. Une femme jeune, jolie et rieuse, gourmandant un officier de service, arrivait par la et s'exprimait avec vivacite. L'officier repondait par des phrases calmes mais fermes; c'etait plutot un debat d'amants qu'une contestation de gens de cour, qui finit par un baiser sur les doigts de la dame. Soudain, en apercevant Raoul, la dame se tut, et, repoussant l'officier: -- Sauvez-vous, Malicorne, dit-elle; je ne croyais pas qu'il y eut quelqu'un ici. Je vous maudis si l'on nous a entendus ou vus! Malicorne s'enfuit en effet; la jeune dame s'avanca derriere Raoul, et, allongeant sa moue enjouee: -- Monsieur est galant homme, dit-elle, et, sans doute... Elle s'interrompit pour proferer un cri. -- Raoul! dit-elle en rougissant. -- Mademoiselle de Montalais! fit Raoul plus pale que la mort. Il se leva en trebuchant et voulut prendre sa course sur la mosaique glissante; mais elle comprit cette douleur sauvage et cruelle, elle sentit que, dans la fuite de Raoul, il y avait une accusation ou, tout au moins, un soupcon sur elle. Femme toujours vigilante, elle ne crut pas devoir laisser passer l'occasion d'une justification; mais Raoul, arrete par elle au milieu de cette galerie, ne semblait pas vouloir se rendre sans combat. Il le prit sur un ton tellement froid et embarrasse que, si l'un ou l'autre eut ete surpris ainsi, toute la Cour n'eut plus eu de doutes sur la demarche de Mlle de Montalais. -- Ah! monsieur, dit-elle avec dedain, c'est peu digne d'un gentilhomme, ce que vous faites. Mon coeur m'entraine a vous parler; vous me compromettez par un accueil presque incivil; vous avez tort, monsieur, et vous confondez vos amis avec vos ennemis. Adieu! Raoul s'etait jure de ne jamais parler de Louise, de ne jamais regarder ceux qui auraient pu voir Louise; il passait dans un autre monde pour n'y jamais rencontrer rien que Louise eut vu, rien qu'elle eut touche. Mais apres le premier choc de son orgueil, apres avoir entrevu Montalais, cette compagne de Louise, Montalais, qui lui rappelait la petite tourelle de Blois et les joies de sa jeunesse, toute sa raison s'evanouit. -- Pardonnez-moi, mademoiselle; il n'entre pas, il ne peut pas entrer dans ma pensee d'etre incivil. -- Vous voulez me parler? dit-elle avec le sourire d'autrefois. Eh bien! venez autre part; car ici, nous pourrions etre surpris. -- Ou? fit-il. Elle regarda l'horloge avec indecision; puis, s'etant consultee: -- Chez moi, continua-t-elle; nous avons une heure a nous. Et prenant sa course, plus legere qu'une fee, elle monta dans sa chambre, et Raoul la suivit. La, fermant la porte, et remettant aux mains de sa cameriste la mante qu'elle avait tenue jusque-la sous son bras: -- Vous cherchez M. de Guiche? dit-elle a Raoul. -- Oui, mademoiselle. -- Je vais le prier de monter ici, tout a l'heure, quand je vous aurai parle. -- Faites, mademoiselle. -- M'en voulez-vous? Raoul la regarda un moment; puis, baissant les yeux: -- Oui, dit-il. -- Vous croyez que j'ai trempe dans ce complot de votre rupture? -- Rupture! dit-il avec amertume. Oh! mademoiselle il n'y a pas rupture la ou jamais il n'y eut amour. -- Erreur, repliqua Montalais; Louise vous aimait. Raoul tressaillit. -- Pas d'amour, je le sais; mais elle vous aimait, et vous eussiez du l'epouser avant de partir pour Londres. Raoul poussa un eclat de rire sinistre, qui donna le frisson a Montalais. -- Vous me dites cela bien a votre aise, mademoiselle!... Epouse- t-on celle que l'on veut? Vous oubliez donc que le roi gardait deja pour lui sa maitresse, dont nous parlons. -- Ecoutez, reprit la jeune femme en serrant les mains froides de Raoul dans les siennes, vous avez eu tous les torts; un homme de votre age ne doit pas laisser seule une femme du sien. -- Il n'y a plus de foi au monde, alors, dit Raoul. -- Non, vicomte, repliqua tranquillement Montalais. Cependant je dois vous dire que si, au lieu d'aimer froidement et philosophiquement Louise, vous l'eussiez eveillee a l'amour... -- Assez, je vous prie, mademoiselle, dit Raoul. Je sens que vous etes toutes et tous d'un autre siecle que moi. Vous savez rire et vous raillez agreablement. Moi, j'aimais Mlle de... Raoul ne put prononcer son nom. -- Je l'aimais; eh bien! je croyais en elle; aujourd'hui, j'en suis quitte pour ne plus l'aimer. -- Oh! vicomte! dit Montalais en lui montrant un miroir. -- Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle; je suis bien change, n'est-ce pas? Eh bien! savez-vous pour quelle raison? C'est que mon visage a moi est le miroir de mon coeur: le dedans a change comme le dehors. -- Vous etes console? dit aigrement Montalais. -- Non, je ne me consolerai jamais. -- On ne vous comprendra point, monsieur de Bragelonne. -- Je m'en soucie peu. Je me comprends trop bien, moi. -- Vous n'avez meme pas essaye de parler a Louise? -- Moi! s'ecria le jeune homme avec des yeux etincelants, moi! En verite, pourquoi ne me conseillez-vous pas de l'epouser? Peut-etre le roi y consentirait-il aujourd'hui! Et il se leva plein de colere. -- Je vois, dit Montalais, que vous n'etes pas gueri, et que Louise a un ennemi de plus. -- Un ennemi de plus? -- Oui, les favorites sont mal cheries a la cour de France. -- Oh! tant qu'il lui reste son amant pour la defendre, n'est-ce pas assez? Elle l'a choisi de qualite telle, que les ennemis ne prevaudront pas contre lui. Mais, s'arretant tout a coup: -- Et puis elle vous a pour amie, mademoiselle, ajouta-t-il avec une nuance d'ironie qui ne glissa point hors de la cuirasse. -- Moi? oh! non: je ne suis plus de celles que daigne regarder Mlle de La Valliere; mais... Ce _mais, _si gros de menaces et d'orages, ce mais qui fit battre le coeur de Raoul, tant il presageait de douleurs a celle que jadis il aimait tant, ce terrible _mais, _significatif chez une femme comme Montalais, fut interrompu par un bruit assez fort que les deux interlocuteurs entendirent dans l'alcove, derriere la boiserie. Montalais dressa l'oreille et Raoul se levait deja, quand une femme entra, toute tranquille, par cette porte secrete, qu'elle referma derriere elle. -- Madame! s'ecria Raoul en reconnaissant la belle-soeur du roi. -- Oh! malheureuse! murmura Montalais en se jetant, mais trop tard, devant la princesse. Je me suis trompee d'une heure. Elle eut cependant le temps de prevenir Madame, qui marchait sur Raoul. -- M. de Bragelonne, madame. Et, sur ces mots, la princesse recula en poussant un cri a son tour. -- Votre Altesse Royale, dit Montalais avec volubilite est donc assez bonne pour penser a cette loterie, et... La princesse commencait a perdre contenance. Raoul pressa a la hate sa sortie sans deviner tout encore, et il sentait cependant qu'il genait. Madame preparait un mot de transition pour se remettre, lorsqu'une armoire s'ouvrit en face de l'alcove et que M. de Guiche sortit tout radieux aussi de cette armoire. Le plus pale des quatre, il faut le dire, ce fut encore Raoul. Cependant, la princesse faillit s'evanouir et s'appuya sur le pied du lit. Nul n'osa la soutenir. Cette scene occupa quelques minutes dans un terrible silence. Raoul le rompit; il alla au comte, dont l'emotion inexprimable faisait trembler les genoux, et, lui prenant la main: -- Cher comte, dit-il, dites bien a Madame que je suis trop malheureux pour ne pas meriter mon pardon; dites-lui bien aussi que j'ai aime dans ma vie, et que l'horreur de la trahison qu'on m'a faite me rend inexorable pour toute autre trahison qui se commettrait autour de moi. Voila pourquoi, mademoiselle dit-il en souriant a Montalais, je ne divulguerai jamais le secret des visites de mon ami chez vous. Obtenez de Madame, Madame qui est si clemente et si genereuse, obtenez qu'elle vous les pardonne aussi, elle qui vous a surprise tout a l'heure. Vous etes libres l'un et l'autre, aimez vous, soyez heureux! La princesse eut un mouvement de desespoir qui ne se peut traduire; il lui repugnait, malgre l'exquise delicatesse dont venait de faire preuve Raoul, de se sentir a la merci d'une indiscretion. Il lui repugnait egalement d'accepter l'echappatoire offerte par cette delicate supercherie. Vive, nerveuse, elle se debattait contre la double morsure de ces deux chagrins. Raoul la comprit et vint encore une fois a son aide. Flechissant le genou devant elle: -- Madame, lui dit-il tout bas, dans deux jours, je serai loin de Paris, et, dans quinze jours, je serai loin de la France, et jamais plus on ne me reverra. -- Vous partez? pensa-t-elle joyeuse. -- Avec M. de Beaufort. -- En Afrique! s'ecria de Guiche a son tour. Vous, Raoul? oh! mon ami, en Afrique ou l'on meurt! Et, oubliant tout, oubliant que son oubli meme compromettait plus eloquemment la princesse que sa presence: Ingrat, dit-il, vous ne m'avez pas meme consulte! Et il l'embrassa. Pendant ce temps, Montalais avait fait disparaitre Madame, elle etait disparue elle-meme. Raoul passa une main sur son front et dit en souriant: -- J'ai reve! Puis, vivement a de Guiche, qui l'absorbait peu a peu: -- Ami, dit-il, je ne me cache pas de vous, qui etes l'elu de mon coeur: je vais mourir la-bas, votre secret ne passera pas l'annee. -- Oh! Raoul! un homme! -- Savez-vous ma pensee, de Guiche? La voici: c'est que je vivrai plus, etant couche sous la terre, que je ne vis depuis un mois. On est chretien, mon ami, et, si une pareille souffrance continuait, je ne repondrais plus de mon ame. De Guiche voulut faire ses objections. -- Plus un mot sur moi, dit Raoul, un conseil a vous cher ami; c'est d'une bien autre importance, ce que je vais vous dire. -- Comment cela? -- Sans doute, vous risquez bien plus que moi, vous, puisqu'on vous aime. -- Oh!... -- Ce m'est une joie si douce que de pouvoir vous parler ainsi! Eh bien! de Guiche, defiez-vous de Montalais. -- C'est une bonne amie. -- Elle etait amie de... celle que vous savez... elle l'a perdue par l'orgueil. -- Vous vous trompez. -- Et aujourd'hui qu'elle l'a perdue, elle veut lui ravir la seule chose qui rende cette femme excusable a mes yeux. -- Laquelle? -- Son amour. -- Que voulez-vous dire? -- Je veux dire qu'il y a un complot forme contre celle qui est la maitresse du roi, complot forme dans la maison meme de Madame. -- Le pouvez-vous croire? -- J'en suis certain. -- Par Montalais? -- Prenez-la comme la moins dangereuse des ennemies que je redoute pour... l'autre! -- Expliquez-vous bien, mon ami, et, si je puis vous comprendre... -- En deux mots: Madame a ete jalouse du roi. -- Je le sais... -- Oh! ne craignez rien, on vous aime, on vous aime, de Guiche; sentez-vous tout le prix de ces deux mots? Ils signifient que vous pouvez lever le front, que vous pouvez dormir tranquille, que vous pouvez remercier Dieu a chaque minute de votre vie! on vous aime, cela signifie que vous pouvez tout entendre, meme le conseil d'un ami qui veut vous menager votre bonheur. On vous aime, de Guiche, on vous aime! Vous ne passerez point ces nuits atroces, ces nuits sans fin que traversent, l'oeil aride et le coeur devore, d'autres gens destines a mourir. Vous vivrez longtemps, si vous faites comme l'avare qui, brin a brin, miette a miette, caresse et entasse diamants et or. On vous aime! permettez-moi de vous dire ce qu'il faut faire pour qu'on vous aime toujours. De Guiche regarda quelque temps ce malheureux jeune homme a moitie fou de desespoir, et il lui passa dans l'ame comme un remords de son bonheur. Raoul se remettait de son exaltation fievreuse pour prendre la voix et la physionomie d'un homme impassible. -- On fera souffrir, dit-il, celle dont je voudrais encore pouvoir dire le nom. Jurez-moi, non seulement que vous n'y aiderez en rien, mais encore que vous la defendrez quand il se pourra, comme je l'eusse fait moi-meme. -- Je le jure! repliqua de Guiche. -- Et, dit Raoul, un jour que vous lui aurez rendu quelque grand service, un jour qu'elle vous remerciera, promettez-moi de lui dire ces paroles: "Je vous ai fait ce bien, madame, sur la recommandation de M. de Bragelonne, a qui vous avez fait tant de mal." -- Je le jure! murmura de Guiche attendri. -- Voila tout. Adieu! Je pars demain ou apres pour Toulon. Si vous avez quelques heures, donnez-les-moi. -- Tout! tout! s'ecria le jeune homme. -- Merci! -- Et qu'allez-vous faire de ce pas? -- Je m'en vais retrouver M. le comte chez Planchet, ou nous esperons trouver M. d'Artagnan. -- M. d'Artagnan? -- Je veux l'embrasser avant mon depart. C'est un brave homme qui m'aimait. Adieu, cher ami; on vous attend sans doute, vous me retrouverez, quand il vous plaira, au logis du comte. Adieu! Les deux jeunes gens s'embrasserent. Ceux qui les eussent vus ainsi l'un et l'autre n'eussent pas manque de dire en montrant Raoul: "C'est celui-la qui est l'homme heureux." Chapitre CCXXXV -- L'inventaire de Planchet Athos, pendant la visite faite au Luxembourg par Raoul, etait alle, en effet, chez Planchet pour avoir des nouvelles de d'Artagnan. Le gentilhomme, en arrivant rue des Lombards, trouva la boutique de l'epicier fort encombree; mais ce n'etait pas l'encombrement d'une vente heureuse ou celui d'un arrivage de marchandises. Planchet ne tronait pas comme d'habitude sur les sacs et les barils. Non. Un garcon, la plume a l'oreille, un autre, le carnet a la main, inscrivaient force chiffres, tandis qu'un troisieme comptait et pesait. Il s'agissait d'un inventaire. Athos, qui n'etait pas commercant, se sentit un peu embarrasse par les obstacles materiels et la majeste de ceux qui instrumentaient ainsi. Il voyait renvoyer plusieurs pratiques et se demandait si lui, qui ne venait rien acheter, ne serait pas a plus forte raison importun. Aussi demanda-t-il fort poliment aux garcons comment on pourrait parler a M. Planchet. La reponse, assez negligente, fut que M. Planchet achevait ses malles. Ces mots firent dresser l'oreille a Athos. -- Comment, ses malles? dit-il; M. Planchet part-il? -- Oui, monsieur, sur l'heure. -- Alors, messieurs, veuillez le faire prevenir que M. le comte de La Fere desire lui parler un moment. Au nom du comte de La Fere, un des garcons, accoutume sans doute a n'entendre prononcer ce nom qu'avec respect, se detacha pour aller prevenir Planchet. Ce fut le moment ou Raoul, libre enfin, apres sa cruelle scene avec Montalais, arrivait chez l'epicier. Planchet, sur le rapport de son garcon, quitta sa besogne et accourut. -- Ah! monsieur le comte, dit-il, que de joie! et quelle etoile vous amene? -- Mon cher Planchet, dit Athos en serrant les mains de son fils, dont il remarquait a la derobee l'air attriste, nous venons savoir de vous... Mais dans quel embarras je vous trouve! vous etes blanc comme un meunier, ou vous etes-vous fourre? -- Ah! diable! prenez garde, monsieur, et ne m'approchez pas que je ne me sois bien secoue. -- Pourquoi donc? farine ou poudre ne font que blanchir? -- Non pas, non pas! ce que vous voyez la, sur mes bras, c'est de l'arsenic. -- De l'arsenic? -- Oui. Je fais mes provisions pour les rats. -- Oh! dans un etablissement comme celui-ci, les rats jouent un grand role. -- Ce n'est pas de cet etablissement que je m'occupe, monsieur le comte: les rats m'y ont plus mange qu'ils ne me mangeront. -- Que voulez-vous dire? -- Mais, vous avez pu le voir, monsieur le comte, on fait mon inventaire. -- Vous quittez le commerce? -- Eh! mon Dieu, oui; je cede mon fonds a un de mes garcons. -- Bah! vous etes donc assez riche? -- Monsieur, j'ai pris la ville en degout; je ne sais si c'est parce que je vieillis, et que, comme le disait un jour M. d'Artagnan, quand on vieillit, on pense plus souvent aux choses de la jeunesse; mais, depuis quelque temps, je me sens entraine vers la campagne et le jardinage: j'etais paysan, moi, autrefois. Et Planchet ponctua cet aveu d'un petit rire un peu pretentieux pour un homme qui eut fait profession d'humilite. Athos approuva du geste. -- Vous achetez des terres? dit-il ensuite. -- J'ai achete, monsieur. -- Ah! tant mieux. -- Une petite maison a Fontainebleau et quelque vingt arpents aux alentours. -- Tres bien, Planchet, mon compliment. -- Mais, monsieur, nous sommes bien mal ici; voila que ma maudite poussiere vous fait tousser. Corbleu! je ne me soucie pas d'empoisonner le plus digne gentilhomme de ce royaume. Athos ne sourit pas a cette plaisanterie, que lui decochait Planchet pour s'essayer aux faceties mondaines. -- Oui, dit-il, causons a l'ecart; chez vous, par exemple. Vous avez un chez-vous, n'est-ce pas? -- Certainement, monsieur le comte. -- La-haut, peut-etre? Et Athos, voyant Planchet embarrasse, voulut le degager en passant devant. -- C'est que... dit Planchet en hesitant. Athos se meprit au sens de cette hesitation, et, l'attribuant a une crainte qu'aurait l'epicier d'offrir une hospitalite mediocre: -- N'importe, n'importe! dit-il en passant toujours, le logement d'un marchand, dans ce quartier, a le droit de ne pas etre un palais. Allons toujours. Raoul le preceda lestement et entra. Deux cris se firent entendre simultanement; on pourrait dire trois. L'un de ces cris domina les autres: il etait pousse par une femme. L'autre sortit de la bouche de Raoul. C'etait une exclamation de surprise. Il ne l'eut pas plutot poussee qu'il ferma vivement la porte. Le troisieme etait de l'effroi. Planchet l'avait profere. -- Pardon, ajouta-t-il, c'est que Madame s'habille. Raoul avait vu sans doute que Planchet disait vrai, car il fit un pas pour redescendre. -- Madame?... dit Athos. Ah! pardon, mon cher, j'ignorais que vous eussiez la-haut... -- C'est Truechen, ajouta Planchet un peu rouge. -- C'est ce qu'il vous plaira, mon bon Planchet; pardon de notre indiscretion. -- Non, non; montez a present, messieurs. -- Nous n'en ferons rien, dit Athos. -- Oh! Madame etant prevenue, elle aura eu le temps... -- Non, Planchet. Adieu! -- Eh! messieurs, vous ne voudriez pas me desobliger ainsi en demeurant sur l'escalier, ou en sortant de chez moi sans vous etre assis? -- Si nous eussions su que vous aviez une dame la-haut, repondit Athos avec son sang-froid habituel, nous eussions demande a la saluer. Planchet fut si decontenance par cette exquise impertinence, qu'il forca le passage et ouvrit lui-meme la porte pour faire entrer le comte et son fils. Truechen etait tout a fait vetue: costume de marchande riche et coquette; oeil d'Allemande aux prises avec des yeux francais. Elle ceda la place apres deux reverences, et descendit a la boutique. Mais ce ne fut pas sans avoir ecoute aux portes pour savoir ce que diraient d'elle a Planchet les gentilshommes ses visiteurs. Athos s'en doutait bien, et ne mit pas la conversation sur ce chapitre. Planchet, lui, grillait de donner des explications devant lesquelles fuyait Athos. Aussi, comme certaines tenacites sont plus fortes que toutes les autres, Athos fut-il force d'entendre Planchet raconter ses idylles de felicite, traduites en un langage plus chaste que celui de Longus. Ainsi Planchet raconta-t-il que Truechen avait charme son age mur et porte bonheur a ses affaires, comme Ruth a Booz. -- Il ne vous manque plus que des heritiers de votre prosperite, dit Athos. -- Si j'en avais un, celui-la aurait trois cent mille livres, repliqua Planchet. -- Il faut l'avoir, dit flegmatiquement Athos, ne fut-ce que pour ne pas laisser perdre votre petite fortune. Ce mot: petite fortune, mit Planchet a son rang, comme autrefois la voix du sergent quand Planchet n'etait que piqueur dans le regiment de Piemont, ou l'avait place Rochefort. Athos comprit que l'epicier epouserait Truechen, et que, bon gre mal gre, il ferait souche. Cela lui apparut d'autant plus evidemment, qu'il apprit que le garcon auquel Planchet vendait son fonds etait un cousin de Truechen. Athos se souvint que ce garcon etait rouge de teint comme une giroflee, crepu de cheveux et carre d'epaules. Il savait tout ce qu'on peut, tout ce qu'on doit savoir sur le sort d'un epicier. Les belles robes de Truechen ne payaient pas seules l'ennui qu'elle eprouverait a s'occuper de nature champetre et de jardinage en compagnie d'un mari grisonnant. Athos comprit donc, comme nous l'avons dit, et, sans transition: -- Que fait M. d'Artagnan? dit-il. On ne l'a pas trouve au Louvre. -- Ah! monsieur le comte, M. d'Artagnan a disparu. -- Disparu? fit Athos avec surprise. -- Oh! monsieur, nous savons ce que cela veut dire. -- Mais, moi, je ne le sais pas. -- Quand M. d'Artagnan disparait, c'est toujours pour quelque mission ou quelque affaire. -- Il vous en aurait parle? -- Jamais. -- Vous avez su autrefois cependant son depart pour l'Angleterre? -- A cause de la speculation, fit etourdiment Planchet. -- La speculation? -- Je veux dire... interrompit Planchet gene. -- Bien, bien, vos affaires, non plus que celles de notre ami, ne sont en jeu; l'interet qu'il nous inspire m'a pousse seul a vous questionner. Puisque le capitaine des mousquetaires n'est pas ici, puisque l'on ne peut obtenir de vous aucun renseignement sur l'endroit ou on pourrait rencontrer M. d'Artagnan, nous allons prendre conge de vous. Au revoir, Planchet! au revoir! Partons, Raoul. -- Monsieur le comte, je voudrais pouvoir vous dire... -- Nullement, nullement; ce n'est pas moi qui reproche a un serviteur la discretion. Ce mot: _serviteur_, frappa rudement le demi-millionnaire Planchet; mais le respect et la bonhomie naturels l'emporterent sur l'orgueil. -- Il n'y a rien d'indiscret a vous dire, monsieur le comte, que M. d'Artagnan est venu ici l'autre jour. -- Ah! ah! -- Et qu'il y est reste plusieurs heures a consulter une carte geographique. -- Vous avez raison, mon ami, n'en dites pas davantage. -- Et cette carte, la voici comme preuve, ajouta Planchet, qui alla la chercher sur la muraille voisine, ou elle etait suspendue par une tresse formant triangle avec la traverse a laquelle etait cloue le plan consulte par le capitaine lors de sa visite a Planchet. Il apporta, en effet, au comte de La Fere, une carte de France, sur laquelle, l'oeil exerce de celui-ci decouvrit un itineraire pointe avec de petites epingles; la ou l'epingle manquait, le trou faisait foi et jalon. Athos, en suivant du regard les epingles et les trous vit que d'Artagnan avait du prendre la direction du Midi et marcher jusqu'a la Mediterranee, du cote de Toulon. C'etait aupres de Cannes que s'arretaient les marques et les endroits ponctues. Le comte de La Fere se creusa pendant quelques instants la cervelle pour deviner ce que le mousquetaire allait faire a Cannes, et quel motif il pouvait avoir pour aller observer les rives du Var. Les reflexions d'Athos ne lui suggererent rien. Sa perspicacite accoutumee resta en defaut. Raoul ne devina pas plus que son pere. -- N'importe! dit le jeune homme au comte, qui, silencieusement et du doigt, lui avait fait comprendre la marche de d'Artagnan, on peut avouer qu'il y a une providence toujours occupee de rapprocher notre destinee de celle de M. d'Artagnan. Le voila du cote de Cannes, et vous, monsieur, vous me conduisez au moins jusqu'a Toulon. Soyez sur que nous le retrouverons bien plus aisement sur notre route que sur cette carte. Puis, prenant conge de Planchet, qui gourmandait ses garcons, meme le cousin de Truechen, son successeur, les gentilshommes se mirent en chemin pour aller rendre visite a M. le duc de Beaufort. A la sortie de la boutique de l'epicier, ils virent un coche, depositaire futur des charmes de Mlle Truechen et des sacs d'ecus de M. Planchet. -- Chacun s'achemine au bonheur par la route qu'il choisit, dit tristement Raoul. -- Route de Fontainebleau! cria Planchet a son cocher. Chapitre CCXXXVI -- L'inventaire de M. de Beaufort Avoir cause de d'Artagnan avec Planchet, avoir vu Planchet quitter Paris pour s'ensevelir dans la retraite, c'etait pour Athos et son fils comme un dernier adieu a tout ce bruit de la capitale, a leur vie d'autrefois. Que laissaient-ils, en effet, derriere eux, ces gens, dont l'un avait epuise tout le siecle dernier avec la gloire, et l'autre tout l'age nouveau avec le malheur? Evidemment ni l'un ni l'autre de ces deux hommes n'avaient rien a demander a leurs contemporains. Il ne restait plus qu'a rendre une visite a M. de Beaufort et a regler les conditions de depart. Le duc etait loge magnifiquement a Paris. Il avait le train superbe des grandes fortunes que certains vieillards se rappelaient avoir vues fleurir du temps des liberalites de Henri III. Alors, reellement, certains grands seigneurs etaient plus riches que le roi. Ils le savaient, en usaient, et ne se privaient pas du plaisir d'humilier un peu Sa Majeste Royale. C'etait cette aristocratie egoiste que Richelieu avait contrainte a contribuer de son sang, de sa bourse et de ses reverences a ce qu'on appela des lors le service du roi. Depuis Louis XI, le terrible faucheur des grands, jusqu'a Richelieu, combien de familles avaient releve la tete! Combien, depuis Richelieu jusqu'a Louis XIV l'avaient courbee, qui ne la releverent plus! Mais M. de Beaufort etait ne prince et d'un sang qui ne se repand point sur les echafauds, si ce n'est par sentence des peuples. Ce prince avait donc conserve une grande habitude de vivre. Comment payait-il ses chevaux, ses gens et sa table? Nul ne le savait, lui moins que les autres. Seulement, il y avait alors le privilege pour les fils de roi, que nul ne refusait de devenir leur creancier, soit par respect, soit par devouement, soit par la persuasion que l'on serait paye un jour. Athos et Raoul trouverent donc la maison du prince encombree a la facon de celle de Planchet. Le duc aussi faisait son inventaire, c'est-a-dire qu'il distribuait a ses amis, tous ses creanciers, chaque valeur un peu considerable de sa maison. Devant deux millions a peu pres, ce qui etait enorme alors, M. de Beaufort avait calcule qu'il ne pourrait partir pour l'Afrique sans une belle somme, et, pour trouver cette somme, il distribuait aux creanciers passes vaisselle, armes, joyaux et meubles, ce qui etait plus magnifique que de vendre, et lui rapportait le double. En effet, comment un homme auquel on doit dix mille livres refuse- t-il d'emporter un present de six mille, rehausse du merite d'avoir appartenu au descendant de Henri IV, et comment, apres avoir emporte ce present, refuserait-il dix mille autres livres a ce genereux seigneur? C'est donc ce qui etait arrive. Le prince n'avait plus de maison, ce qui devient inutile a un amiral dont l'appartement est son navire. Il n'avait plus d'armes superflues, depuis qu'il se placait au milieu de ses canons; plus de joyaux que la mer eut pu devorer; mais il avait trois ou quatre cent mille ecus dans ses coffres. Et partout, dans la maison, il y avait un mouvement joyeux de gens qui croyaient piller Monseigneur. Le prince possedait au supreme degre l'art de rendre heureux les creanciers les plus a plaindre. Tout homme presse, toute bourse vide rencontraient chez lui patience et intelligence de sa position. Aux uns il disait: -- Je voudrais bien avoir ce que vous avez; je vous le donnerais. Et aux autres: -- Je n'ai que cette aiguiere d'argent, elle vaut toujours bien cinq cents livres; prenez-la. Ce qui fait, tant la bonne mine est un paiement courant, que le prince trouvait sans cesse a renouveler ses creanciers. Cette fois, il n'y mettait plus de ceremonie, et l'on eut dit un pillage; il donnait tout. La fable orientale de ce pauvre Arabe qui enleve du pillage d'un palais une marmite au fond de laquelle il a cache un sac d'or, et que tout le monde laisse passer librement et sans le jalouser, cette fable etait devenue chez le prince une verite. Bon nombre de fournisseurs se payaient sur les offices du duc. Ainsi l'etat de bouche, qui pillait les vestiaires et les selleries, trouvait peu de prix dans ces riens que prisaient bien fort les selliers ou les tailleurs. Jaloux de rapporter chez leurs femmes des confitures donnees par Monseigneur, on les voyait bondir joyeux sous le poids des terrines et des bouteilles glorieusement estampillees aux armes du prince. M. de Beaufort finit par donner ses chevaux et le foin des greniers. Il fit plus de trente heureux avec ses batteries de cuisine, et trois cents avec sa cave. De plus, tous ces gens s'en allaient avec la conviction que M. de Beaufort n'agissait de la sorte qu'en prevision d'une nouvelle fortune cachee sous les tentes arabes. On se repetait, tout en devastant son hotel, qu'il etait envoye a Djidgelli par le roi pour reconstituer sa richesse perdue; que les tresors d'Afrique seraient partages par moitie entre l'amiral et le roi de France; que ces tresors consistaient en des mines de diamants ou d'autres pierres fabuleuses; les mines d'argent ou d'or de l'Atlas n'obtenaient pas meme l'honneur d'une mention. Outre les mines a exploiter, ce qui n'arriverait qu'apres la campagne, il y aurait le butin fait par l'armee. M. de Beaufort mettrait la main sur tout ce que les riches ecumeurs de mer avaient vole a la chretiente depuis la bataille de Lepante. Le nombre des millions ne se comptait plus. Or, pourquoi aurait-il menage les pauvres ustensiles de sa vie passee, celui qui allait etre en quete des plus rares tresors? Et, reciproquement, comment aurait-on menage le bien de celui qui se menageait si peu lui-meme? Voila quelle etait la situation. Athos, avec son regard investigateur, s'en rendit compte du premier coup d'oeil. Il trouva l'amiral de France un peu etourdi, car il sortait de table, d'une table de cinquante couverts, ou l'on avait bu longtemps a la prosperite de l'expedition; ou, au dessert, on avait abandonne les restes aux valets et les plats vides aux curieux. Le prince s'etait enivre de sa ruine et de sa popularite tout ensemble. Il avait bu son ancien vin a la sante de son vin futur. Quand il vit Athos avec Raoul. -- Voila, s'ecria-t-il, mon aide de camp que l'on m'amene. Venez par ici, comte; venez par ici, Vicomte. Athos cherchait un passage dans la jonchee de linge et de vaisselle. -- Ah! oui, enjambez, dit le duc. Et il offrit un verre plein a Athos. Celui-ci accepta; Raoul mouilla ses levres a peine. -- Voici votre commission, dit le prince a Raoul. Je l'avais preparee, comptant sur vous. Vous allez courir devant moi jusqu'a Antibes. -- Oui, monseigneur. -- Voici l'ordre. Et M. de Beaufort donna l'ordre a Bragelonne. -- Connaissez-vous la mer? dit-il. -- Oui, monseigneur, j'ai voyage avec M. le prince. -- Bien. Tous ces chalands, toutes ces alleges m'attendront pour me faire escorte et charrier mes provisions. Il faut que l'armee puisse s'embarquer dans quinze jours au plus tard. -- Ce sera fait, monseigneur. -- Le present ordre vous donne le droit de visite et de recherche dans toutes les iles qui longent la cote; vous y ferez les enrolements et les enlevements que vous voudrez pour moi. -- Oui, monsieur le duc. -- Et, comme vous etes un homme actif, comme vous travaillerez beaucoup, vous depenserez beaucoup d'argent. -- J'espere que non, monseigneur. -- J'espere que si. Mon intendant a prepare des bons de mille livres payables sur les villes du Midi. On vous en donnera cent. Allez, cher vicomte. Athos interrompit le prince: -- Gardez votre argent, monseigneur; la guerre se fait chez les Arabes avec de l'or autant qu'avec du plomb. -- Je veux essayer du contraire, repartit le duc, et puis vous savez mes idees sur mon expedition: beaucoup de bruit, beaucoup de feu, et je disparaitrai, s'il le faut dans la fumee. Ayant ainsi parle, M. de Beaufort voulut se remettre a rire; mais il etait mal tombe avec Athos et Raoul. Il s'en apercut aussitot. -- Ah! dit-il avec l'egoisme courtois de son rang et de son age, vous etes des gens qu'il ne faut pas voir apres le diner, froids, roides et secs, quand je suis tout feu, tout souplesse et tout vin. Non, le diable m'emporte! je vous verrai toujours a jeun, vicomte; et vous, comte, si vous continuez, je ne vous verrai plus. Il disait cela en serrant la main d'Athos, qui lui repondit en souriant: -- Monseigneur, ne faites pas cet eclat, parce que vous avez beaucoup d'argent. Je vous predis que, avant un mois, vous serez sec, roide et froid, en presence de votre coffre, et qu'alors, ayant Raoul a vos cotes, vous serez surpris de le voir gai, bouillant et genereux, parce qu'il aura des ecus neufs a vous offrir. -- Dieu vous entende! s'ecria le duc enchante. Je vous garde, comte. -- Non, je pars avec Raoul; la mission dont vous le chargez est penible, difficile. Seul, il aurait trop de peine a la remplir. Vous ne faites pas attention, monseigneur, que vous venez de lui donner un commandement de premier ordre. -- Bah! -- Et dans la marine! -- C'est vrai. Mais ne fait-on pas tout ce qu'on veut, quand on lui ressemble? -- Monseigneur, vous ne trouverez nulle part autant de zele et d'intelligence, autant de reelle bravoure que chez Raoul; mais, s'il vous manquait votre embarquement, vous n'auriez que ce que vous meritez. -- Le voila qui me gronde! -- Monseigneur, pour approvisionner une flotte, pour rallier une flottille, pour enroler votre service maritime, il faudrait un an a un amiral. Raoul est un capitaine de cavalerie, et vous lui donnez quinze jours. -- Je vous dis qu'il s'en tirera. -- Je le crois bien; mais je l'y aiderai. -- J'ai bien compte sur vous, et je compte bien meme qu'une fois a Toulon, vous ne le laisserez pas partir seul. -- Oh! fit Athos en secouant la tete. -- Patience! patience! -- Monseigneur, laissez-nous prendre conge. -- Allez donc, et que ma fortune vous aide! -- Adieu, monseigneur, et que votre fortune vous aide aussi! -- Voila une expedition bien commencee, dit Athos a son fils. Pas de vivres, pas de reserves, pas de flottille de charge; que fera- t-on ainsi? -- Bon! murmura Raoul, si tous y vont faire ce que j'y ferai, les vivres ne manqueront pas. -- Monsieur, repliqua severement Athos, ne soyez pas injuste et fou dans votre egoisme ou dans votre douleur, comme il vous plaira. Des que vous partez pour cette guerre avec l'intention d'y mourir, vous n'avez besoin de personne, et ce n'etait pas la peine de vous faire recommander a M. de Beaufort. Des que vous approchez du prince commandant, des que vous acceptez la responsabilite d'une charge dans l'armee, il ne s'agit plus de vous, il s'agit de tous ces pauvres soldats qui, comme vous, ont un coeur et un corps, qui pleureront la patrie et souffriront toutes les necessites de la condition humaine. Sachez, Raoul, que l'officier est un ministre aussi utile qu'un pretre, et qu'il doit avoir plus de charite qu'un pretre. -- Monsieur, je le savais et je l'ai pratique, je l'eusse fait encore... mais... -- Vous oubliez aussi que vous etes d'un pays fier de sa gloire militaire; allez mourir si vous voulez, mais ne mourez pas sans honneur et sans profit pour la France. Allons, Raoul, ne vous attristez pas de mes paroles; je vous aime et voudrais que vous fussiez parfait. -- J'aime vos reproches, monsieur, dit doucement le jeune homme; ils me guerissent, ils me prouvent que quelqu'un m'aime encore. -- Et maintenant, partons, Raoul; le temps est si beau, le ciel est si pur, ce ciel que nous trouverons toujours au-dessus de nos tetes, que vous reverrez plus pur encore a Djidgelli, et qui vous parlera de moi la-bas comme ici il me parle de Dieu. Les deux gentilshommes, apres s'etre accordes sur ce point, s'entretinrent des folles facons du duc, convinrent que la France serait servie d'une maniere incomplete dans l'esprit et la pratique de l'expedition, et, ayant resume cette politique par le mot vanite, ils se mirent en marche pour obeir a leur volonte plus encore qu'au destin. Le sacrifice etait accompli. Chapitre CCXXXVII -- Le plat d'argent Le voyage fut doux. Athos et son fils traverserent toute la France en faisant une quinzaine de lieues par jour, quelquefois davantage, selon que le chagrin de Raoul redoublait d'intensite. Ils mirent quinze jours pour arriver a Toulon, et perdirent tout a fait les traces de d'Artagnan a Antibes. Il faut croire que le capitaine des mousquetaires avait voulu garder l'incognito dans ces parages; car Athos recueillit de ses informations l'assurance qu'on avait vu le cavalier qu'il depeignit changer ses chevaux contre une voiture bien fermee a partir d'Avignon. Raoul se desesperait de ne point rencontrer d'Artagnan, il manquait a ce coeur tendre l'adieu et la consolation de ce coeur d'acier. Athos savait par experience que d'Artagnan devenait impenetrable lorsqu'il s'occupait d'une affaire serieuse, soit pour son compte, soit pour le service du roi. Il craignit meme d'offenser son ami ou de lui nuire en prenant trop d'informations. Cependant, quand Raoul commenca son travail de classement pour la flottille, et qu'il rassembla les chalands et alleges pour les envoyer a Toulon, l'un des pecheurs apprit au comte que son bateau etait en radoub depuis un voyage qu'il avait fait pour le compte d'un gentilhomme tres presse de s'embarquer. Athos, croyant que cet homme mentait pour rester libre et gagner plus d'argent a pecher quand tous ses compagnons seraient partis, insista pour avoir des details. Le pecheur lui apprit que, environ six jours en deca, un homme etait venu louer son bateau pendant la nuit pour rendre une visite a l'ile Saint-Honorat. Le prix fut convenu; mais le gentilhomme etait arrive avec une grande caisse de voiture qu'il avait voulu embarquer malgre les difficultes de toute nature que presentait cette operation. Le pecheur avait voulu se dedire. Il avait menace, et sa menace n'avait abouti qu'a lui procurer un grand nombre de coups de canne rudement appliques par ce gentilhomme, qui frappait fort et longtemps. Tout maugreant, le pecheur avait eu recours au syndic de ses confreres d'Antibes, lesquels entre eux font la justice et se protegent; mais le gentilhomme avait exhibe certain papier a la vue duquel le syndic, saluant jusqu'a terre avait enjoint au pecheur d'obeir, en le gourmandant d'avoir ete recalcitrant. Alors on etait parti avec le chargement. -- Mais tout cela ne nous dit pas, reprit Athos, comment vous avez echoue. -- Le voici. J'allais sur Saint-Honorat, ainsi que me l'avait dit le gentilhomme; mais il changea d'avis et pretendit que je ne pourrais passer au sud de l'abbaye. -- Pourquoi pas? -- Parce que, monsieur, il y a, en face de la tour carree des Benedictins, vers la pointe du sud, le banc des _Moines_. -- Un ecueil? fit Athos. -- A fleur d'eau et sous l'eau, passage dangereux, mais que j'ai franchi mille fois; le gentilhomme demanda que je le deposasse a Sainte Marguerite. -- Eh bien? -- Eh bien! monsieur, s'ecria le pecheur avec son accent provencal, on est marin ou on ne l'est pas, on connait sa passe ou l'on n'est qu'une pluie d'eau douce. Je m'obstinais a vouloir passer. Le gentilhomme me prit au cou et m'annonca tranquillement qu'il allait m'etrangler. Mon second s'arma d'une hache, et moi aussi. Nous avions a venger l'affront de la nuit. Mais le gentilhomme mit l'epee a la main, avec des mouvements si vifs, que nous ne pumes approcher ni l'un ni l'autre. J'allais lui lancer ma hache a la tete, et j'etais dans mon droit, n'est-ce pas monsieur? car un marin sur son bord est maitre, comme un bourgeois dans sa chambre; j'allais donc, pour me defendre couper en deux le gentilhomme, lorsque tout a coup, vous me croirez si vous voulez, monsieur, ce coffre de carrosse s'ouvrit je ne sais comment, et il en sortit une maniere de fantome, coiffe d'un casque noir, avec un masque noir, quelque chose d'effrayant a voir qui nous menace du poing. -- C'etait? dit Athos. -- C'etait le diable, monsieur! car le gentilhomme, joyeux, s'ecria en le voyant: "Ah! merci, monseigneur." -- C'est etrange! murmura le comte en regardant Raoul. -- Que fites-vous? demanda celui-ci au pecheur. -- Vous comprenez bien, monsieur, que deux pauvres hommes comme nous etaient deja trop peu contre deux gentilshommes; mais contre le diable! ah bien! oui! Nous ne nous consultames pas, mon compagnon et moi, mais nous ne fimes qu'un saut a la mer: nous etions a sept ou huit cents pieds de la cote. -- Et alors? -- Et alors, monsieur, comme il faisait un petit vent sud-ouest, la barque fila toujours et alla se jeter dans les sables de Sainte-Marguerite. -- Oh!... mais les deux voyageurs? -- Bah! n'ayez donc pas d'inquietudes. Voila bien la preuve que l'un etait le diable et protegeait l'autre; car, lorsque nous regagnames le bateau a la nage, au lieu de trouver ces deux creatures brisees par le choc, nous ne trouvames plus rien, pas meme le carrosse. -- Etrange! etrange! repeta le comte. Mais, depuis, mon ami, qu'avez-vous fait? -- Ma plainte au gouverneur de Sainte-Marguerite, qui m'a mis le doigt sous le nez en m'annoncant que, si je cherchais a lui conter des sornettes pareilles, il me les paierait en coups d'etrivieres. -- Le gouverneur? -- Oui, monsieur; et cependant mon bateau etait brise, bien brise, puisque la proue est restee sur la pointe de Sainte-Marguerite, et que le charpentier me demande cent vingt livres pour la reparation. -- C'est bon, repliqua Raoul, vous serez exempte de service. Allez. -- Nous irons a Sainte-Marguerite, voulez-vous? dit ensuite Athos a Bragelonne. -- Oui, monsieur; car il y a la quelque chose a eclaircir et cet homme ne me fait pas l'effet d'avoir dit la verite. -- Ni a moi non plus, Raoul. Cette histoire du gentilhomme masque et du carrosse disparu me fait l'effet d'une maniere de cacher la violence que ce rustre aurait peut-etre commise en pleine mer sur son passager, pour le punir de l'insistance qu'il avait mise a s'embarquer. -- J'en ai concu le soupcon, et le carrosse aurait contenu des valeurs bien plutot qu'un homme. -- Nous verrons cela, Raoul. Tres certainement, ce gentilhomme ressemble a d'Artagnan; je reconnais ses facons. Helas! nous ne sommes plus les jeunes invincibles d'autrefois. Qui sait si la hache ou la barre de ce mauvais caboteur n'a pas reussi a faire ce que les plus fines epees de l'Europe, les balles et les boulets n'ont pas fait depuis quarante ans. Le jour meme, ils partirent pour Sainte-Marguerite, a bord d'un chasse maree venu de Toulon sur ordre. L'impression qu'ils ressentirent en abordant fut un bien-etre singulier. L'ile etait pleine de fleurs et de fruits, elle servait de jardin au gouverneur dans sa partie cultivee. Les orangers, les grenadiers, les figuiers courbaient sous le poids de leurs fruits d'or et d'azur. Tout autour de ce jardin, dans sa partie inculte, les perdrix rouges couraient par bandes dans les ronces et dans les touffes de genevriers, et, a chaque pas que faisaient Raoul et le comte, un lapin effraye quittait les marjolaines et les bruyeres pour rentrer dans son terrier. En effet, cette bienheureuse ile etait inhabitee. Plate, n'offrant qu'une anse pour l'arrivee des embarcations, et sous la protection du gouverneur, qui partageait avec eux, les contrebandiers s'en servaient comme d'un entrepot provisoire, a la charge de ne point tuer le gibier ni devaster le jardin. Moyennant ce compromis, le gouverneur se contentait d'une garnison de huit hommes pour garder sa forteresse, dans laquelle moisissaient douze canons. Ce gouverneur etait donc un heureux metayer, recoltant vins, figues, huiles et oranges, faisant confire ses citrons et ses cedrats au soleil de ses casemates. La forteresse, ceinte d'un fosse profond, son seul gardien, levait comme trois tetes ses trois tourelles, liees l'une a l'autre par des terrasses de mousse. Athos et Raoul longerent pendant quelque temps les clotures du jardin sans trouver quelqu'un qui les introduisit chez le gouverneur. Ils finirent par entrer dans le jardin. C'etait le moment le plus chaud de la journee. Alors tout se cache sous l'herbe et sous la pierre. Le ciel etend ses voiles de feu comme pour etouffer tous les bruits, pour envelopper toutes les existences. Les perdrix sous les genets, la mouche sous la feuille, s'endorment comme le flot sous le ciel. Athos apercut seulement sur la terrasse, entre la deuxieme et la troisieme cour, un soldat qui portait comme un panier de provisions sur sa tete. Cet homme revint presque aussitot sans son panier, et disparut dans l'ombre de la guerite. Athos comprit que cet homme portait a diner a quelqu'un et que, apres avoir fait son service, il revenait diner lui-meme. Tout a coup il s'entendit appeler, et, levant la tete, apercut dans l'encadrement des barreaux d'une fenetre quelque chose de blanc, comme une main qui s'agitait, quelque chose d'eblouissant, comme une arme frappee des rayons du soleil. Et, avant qu'il se fut rendu compte de ce qu'il venait de voir, une trainee lumineuse, accompagnee d'un sifflement dans l'air, appela son attention du donjon sur la terre. Un second bruit mat se fit entendre dans le fosse, et Raoul courut ramasser un plat d'argent qui venait de rouler jusque dans les sables desseches. La main qui avait lance ce plat fit un signe aux deux gentilshommes, puis elle disparut. Alors Raoul et Athos, s'approchant l'un de l'autre, se mirent a considerer attentivement le plat souille de poussiere, et ils decouvrirent, sur le fond, des caracteres traces avec la pointe d'un couteau: "Je suis, disait l'inscription, le frere du roi de France, prisonnier aujourd'hui, fou demain. Gentilshommes francais et chretiens, priez Dieu pour l'ame et la raison du fils de vos maitres!" Le plat tomba des mains d'Athos, pendant que Raoul cherchait a penetrer le sens mysterieux de ces mots lugubres. Au meme instant, un cri se fit entendre du haut du donjon. Raoul, prompt comme l'eclair, courba la tete et forca son pere a se courber aussi. Un canon de mousquet venait de reluire a la crete du mur. Une fumee blanche jaillit comme un panache a l'orifice du mousquet, et une balle vint s'aplatir sur une pierre, a six pouces des deux gentilshommes. Un autre mousquet parut encore et s'abaissa. -- Cordieu! s'ecria Athos, assassine-t-on les gens, ici? Descendez, laches que vous etes! -- Oui, descendez! dit Raoul furieux en montrant le poing au chateau. L'un des deux assaillants, celui qui allait tirer le coup de mousquet, repondit a ces cris par une exclamation de surprise, et, comme son compagnon voulait continuer l'attaque et ressaisissait le mousquet tout arme, celui qui venait de s'ecrier releva l'arme, et le coup partit en l'air. Athos et Raoul, voyant qu'on disparaissait de la plate-forme penserent qu'on allait venir a eux, et ils attendirent de pied ferme. Cinq minutes ne s'etaient pas ecoulees, qu'un coup de baguette sur le tambour appela les huit soldats de la garnison, lesquels se montrerent sur l'autre bord du fosse avec leurs mousquets. A la tete de ces hommes se tenait un officier que le vicomte de Bragelonne reconnut pour celui qui avait tire le premier coup de mousquet. Cet homme ordonna aux soldats d'appreter les armes. -- Nous allons etre fusilles! s'ecria Raoul. L'epee a la main, du moins, et sautons le fosse! Nous tuerons bien chacun un de ces coquins quand leurs mousquets seront vides. Et deja Raoul, joignant le mouvement au conseil s'elancait, suivi d'Athos, lorsqu'une voix bien connue retentit derriere eux. -- Athos! Raoul! criait cette voix. -- D'Artagnan! repondirent les deux gentilshommes. -- Armes bas, mordioux! s'ecria le capitaine aux soldats. J'etais bien sur de ce que je disais, moi! Les soldats releverent leurs mousquets. -- Que nous arrive-t-il donc? demanda Athos. Quoi! on nous fusille sans nous avertir? -- C'est moi qui allais vous fusiller, repliqua d'Artagnan; et, si le gouverneur vous a manques, je ne vous eusse pas manques, moi, chers amis. Quel bonheur que j'aie pris l'habitude de viser longtemps, au lieu de tirer d'instinct en visant! J'ai cru vous reconnaitre. Ah! mes chers amis, quel bonheur! Et d'Artagnan s'essuyait le front, car il avait couru vite, et l'emotion chez lui n'etait pas feinte. -- Comment! fit le comte, ce monsieur qui a tire sur nous est le gouverneur de la forteresse? -- En personne. -- Et pourquoi tirait-il sur nous? que lui avons-nous fait? -- Pardieu! vous avez recu ce que le prisonnier vous a jete. -- C'est vrai! -- Ce plat... le prisonnier a ecrit quelque chose dessus, n'est-ce pas? -- Oui. -- Je m'en etais doute. Ah! mon Dieu! Et, d'Artagnan, avec toutes les marques d'une inquietude mortelle, s'empara du plat pour en lire l'inscription. Quand il eut lu, la paleur couvrit son visage. -- Oh! mon Dieu! repeta-t-il. Silence! Voici le gouverneur qui vient. -- Et que nous fera-t-il? Est-ce notre faute?... -- C'est donc vrai? dit Athos a demi-voix, c'est donc vrai? -- Silence! vous dis-je, silence! Si l'on croit que vous savez lire, si l'on suppose que vous avez compris, je vous aime bien, chers amis, je me ferais tuer pour vous... mais... -- Mais... dirent Athos et Raoul. -- Mais je ne vous sauverais pas d'une eternelle prison, si je vous sauvais de la mort. Silence, donc! silence encore! Le gouverneur arrivait, ayant franchi le fosse sur une passerelle de planche. -- Eh bien! dit-il a d'Artagnan, qui vous arrete? -- Vous etes des Espagnols, vous ne comprenez pas un mot de francais, dit vivement le capitaine, bas, a ses amis. Eh bien! reprit-il en s'adressant au gouverneur, j'avais raison, ces messieurs sont deux capitaines espagnols que j'ai connus a Ypres, l'an passe... Ils ne savent pas un mot de francais. -- Ah! fit le gouverneur avec attention. Et il chercha a lire l'inscription du plat. D'Artagnan le lui ota des mains, en effacant les caracteres a coups de pointe d'epee. -- Comment! s'ecria le gouverneur, que faites-vous? Je ne puis donc pas lire? -- C'est le secret de l'Etat, repliqua nettement d'Artagnan, et, puisque vous savez, d'apres l'ordre du roi, qu'il y a peine de mort contre quiconque le penetrera, je vais, si vous le voulez, vous laisser lire et vous faire fusiller aussitot apres. Pendant cette apostrophe, moitie serieuse moitie ironique, Athos et Raoul gardaient un silence plein de sang-froid. -- Mais il est impossible, dit le gouverneur, que ces messieurs ne comprennent pas au moins quelques mots. -- Laissez donc! quand bien meme ils comprendraient ce qu'on parle, ils ne liraient pas ce que l'on ecrit. Ils ne le liraient meme pas en espagnol. Un noble espagnol, souvenez-vous-en, ne doit jamais savoir lire. Il fallut que le gouverneur se contentat de ces explications, mais il etait tenace. -- Invitez ces messieurs a venir au fort, dit-il. -- Je le veux bien, et j'allais vous le proposer, repliqua d'Artagnan. Le fait est que le capitaine avait une tout autre idee, et qu'il eut voulu voir ses amis a cent lieues. Mais force lui fut de tenir bon. Il adressa en espagnol aux deux gentilshommes une invitation que ceux-ci accepterent. On se dirigea vers l'entree du fort, et, l'incident etant vide, les huit soldats retournerent a leurs doux loisirs, un moment troubles par cette aventure inouie. Chapitre CCXXXVIII -- Captif et geoliers Une fois entres dans le fort, et tandis que le gouverneur faisait quelques preparatifs pour recevoir ses hotes: -- Voyons, dit Athos, un mot d'explication pendant que nous sommes seuls. -- Le voici simplement, repondit le mousquetaire. J'ai conduit a l'ile un prisonnier que le roi defend qu'on voie; vous etes arrives, il vous a jete quelque chose par son guichet de fenetre; j'etais a diner chez le gouverneur, j'ai vu jeter cet objet, j'ai vu Raoul le ramasser. Il ne me faut pas beaucoup de temps pour comprendre, j'ai compris, et je vous ai crus d'intelligence avec mon prisonnier. Alors... -- Alors vous avez commande qu'on nous fusillat. -- Ma foi! je l'avoue; mais, si j'ai le premier saute sur un mousquet, heureusement j'ai ete le dernier a vous mettre en joue. -- Si vous m'eussiez tue, d'Artagnan, il m'arrivait ce bonheur de mourir pour la maison royale de France; et c'est un signe d'honneur de mourir par votre main, a vous, son plus noble et son plus loyal defenseur. -- Bon! Athos, que me contez-vous la de la maison royale? balbutia d'Artagnan. Comment! vous, comte, un homme sage et bien avise, vous croyez a ces folies ecrites par un insense? -- Avec d'autant plus de raison, mon cher chevalier, que vous avez ordre de tuer ceux qui y croiraient, continua Raoul. -- Parce que, repliqua le capitaine de mousquetaires, parce que toute calomnie, si elle est bien absurde, a la chance presque certaine de devenir populaire. -- Non, d'Artagnan, reprit tout bas Athos, parce que le roi ne veut pas que le secret de sa famille transpire dans le peuple et couvre d'infamie les bourreaux du fils de Louis XIII. -- Allons, allons, ne dites pas de ces enfantillages-la, Athos, ou je vous renie pour un homme sense. D'ailleurs, expliquez-moi comment Louis XIII aurait un fils aux iles Sainte-Marguerite? -- Un fils que vous auriez conduit ici, masque, dans le bateau d'un pecheur, fit Athos, pourquoi pas? D'Artagnan s'arreta. -- Ah! ah! dit-il, d'ou savez-vous qu'un bateau pecheur?... -- Vous a amene a Sainte-Marguerite avec le carrosse qui renfermait le prisonnier; avec le prisonnier que vous appelez monseigneur? oh! je le sais, reprit le comte. D'Artagnan mordit ses moustaches. -- Fut-il vrai, dit-il, que j'aie amene ici dans un bateau et avec un carrosse un prisonnier masque, rien ne prouve que ce prisonnier soit un prince... un prince de la maison de France. -- Oh! demandez cela a Aramis, repondit froidement Athos. -- A Aramis? s'ecria le mousquetaire interdit. Vous avez vu Aramis? -- Apres sa deconvenue a Vaux, oui; j'ai vu Aramis fugitif, poursuivi, perdu, et Aramis m'en a dit assez pour que je croie aux plaintes que cet infortune a gravees sur le plat d'argent. D'Artagnan laissa pencher sa tete avec accablement. -- Voila, dit-il, comme Dieu se joue de ce que les hommes appellent leur sagesse! Beau secret que celui dont douze ou quinze personnes tiennent en ce moment les lambeaux!... Athos, maudit soit le hasard qui vous a mis en face de moi dans cette affaire! car maintenant... -- Eh bien! dit Athos avec sa douceur severe, votre secret est-il perdu parce que je le sais? n'en ai-je pas porte d'aussi lourds en ma vie? Ayez donc de la memoire, mon cher. -- Vous n'en avez jamais porte d'aussi perilleux, repartit d'Artagnan avec tristesse. J'ai comme une idee sinistre que tous ceux qui auront touche a ce secret mourront, et mourront mal. -- Que la volonte de Dieu soit faite, d'Artagnan! Mais voici votre gouverneur. D'Artagnan et ses amis reprirent aussitot leurs roles. Ce gouverneur, soupconneux et dur, etait pour d'Artagnan d'une politesse allant jusqu'a l'obsequiosite. Il se contenta de faire bonne chere aux voyageurs et de les bien regarder. Athos et Raoul remarquerent qu'il cherchait souvent a les embarrasser par de soudaines attaques, ou a les saisir au depourvu d'attention; mais ni l'un ni l'autre ne se deconcerta. Ce qu'avait dit d'Artagnan put paraitre vraisemblable, si le gouverneur ne le crut pas vrai. On sortit de table pour aller se reposer. -- Comment s'appelle cet homme? Il a mauvaise mine, dit Athos en espagnol a d'Artagnan. -- De Saint-Mars, repliqua le capitaine. -- Ce sera donc le geolier du jeune prince? -- Eh! le sais-je? Me voici peut-etre a Sainte-Marguerite a perpetuite. -- Allons donc! vous? -- Mon ami, je suis dans la situation d'un homme qui trouve un tresor au milieu d'un desert. Il voudrait l'enlever, il ne peut; il voudrait le laisser, il n'ose. Le roi ne me fera pas revenir, craignant qu'un autre ne surveille moins bien que moi; il regrette de ne m'avoir plus, sentant bien que nul ne le servira de pres comme moi. Au reste, il arrivera ce qu'il plaira a Dieu. -- Mais, fit observer Raoul, par cela meme que vous n'avez rien de certain, c'est que votre etat ici est provisoire, et vous retournerez a Paris. -- Demandez donc a ces messieurs, interrompit Saint-Mars, ce qu'ils venaient faire a Sainte-Marguerite. -- Ils venaient, sachant qu'il y avait un couvent de benedictins a Saint Honorat, curieux a voir, et dans Sainte-Marguerite une belle chasse. -- A leur disposition, repliqua Saint-Mars, comme a la votre. D'Artagnan remercia. -- Quand partent-ils? ajouta le gouverneur. -- Demain, repondit d'Artagnan. M. de Saint-Mars alla faire sa ronde et laissa d'Artagnan seul avec les pretendus Espagnols. -- Oh! s'ecria le mousquetaire, voila une vie et une societe qui me conviennent peu. Je commande a cet homme, et il me gene, mordioux!... Tenez, voulez-vous que nous fassions un coup de mousquet sur les lapins? La promenade sera belle et peu fatigante. L'ile n'a qu'une lieue et demie de longueur, sur une demi-lieue de large; un vrai parc. Amusons-nous. -- Allons ou vous voudrez, d'Artagnan, non pour nous divertir, mais pour causer librement. D'Artagnan fit un signe a un soldat qui comprit et apporta des fusils de chasse aux gentilshommes, et rentra au fort. -- Et maintenant, fit le mousquetaire, repondez un peu a la question que faisait ce noir Saint-Mars: Qu'etes-vous venus faire aux iles Lerins? -- Vous dire adieu. -- Me dire adieu? Comment cela? Raoul part? -- Oui. -- Avec M. de Beaufort, je parie? -- Avec M. de Beaufort. Oh! vous devinez toujours cher ami. -- L'habitude... Pendant que les deux amis commencaient leur entretien, Raoul, la tete lourde, le coeur charge, s'etait assis sur des roches moussues, son mousquet sur les genoux, et, regardant la mer, regardant le ciel, ecoutant la voix de son ame, il laissait peu a peu s'eloigner de lui les chasseurs. D'Artagnan remarqua son absence. -- Il est toujours frappe, n'est-ce pas? dit-il a Athos. -- A mort! -- Oh! vous exagerez, je pense. Raoul est bien trempe. Sur tous les coeurs si nobles, il y a une seconde enveloppe qui fait cuirasse. La premiere saigne, la seconde resiste. -- Non, repondit Athos, Raoul en mourra. -- Mordioux! fit d'Artagnan sombre. Et il n'ajouta pas un mot a cette exclamation. Puis, un moment apres: -- Pourquoi le laissez-vous partir? -- Parce qu'il le veut. -- Et pourquoi n'allez-vous pas avec lui? -- Parce que je ne veux pas le voir mourir. D'Artagnan regarda son ami en face. -- Vous savez une chose, continua le comte en s'appuyant au bras du capitaine, vous savez que, dans ma vie, j'ai eu peur de bien peu de choses. Eh bien! j'ai une peur incessante, rongeuse, insurmontable; j'ai peur d'arriver au jour ou je tiendrai le cadavre de cet enfant dans mes bras. -- Oh! repondit d'Artagnan, oh! -- Il mourra, je le sais, j'en ai la conviction; je ne veux pas le voir mourir. -- Comment! Athos, vous venez vous poser en presence de l'homme le plus brave que vous dites avoir connu, de votre d'Artagnan, de cet homme sans egal, comme vous l'appeliez autrefois, et vous venez lui dire, en croisant les bras, que vous avez peur de voir votre fils mort, vous qui avez vu tout ce que l'on peut voir en ce monde? Eh bien! pourquoi avez-vous peur de cela, Athos? L'homme, sur cette terre, doit s'attendre a tout, affronter tout. -- Ecoutez, mon ami: apres m'etre use sur cette terre dont vous parlez, je n'ai plus garde que deux religions: celle de la vie, mes amities, mon devoir de pere; celle de l'eternite, l'amour et le respect de Dieu. Maintenant, j'ai en moi la revelation que, si Dieu souffrait qu'en ma presence mon ami ou mon fils rendit le dernier soupir... oh! non, je ne veux meme pas vous dire cela, d'Artagnan. -- Dites! dites! -- Je suis fort contre tout, hormis contre la mort de ceux que j'aime. A cela seulement il n'y a pas de remede. Qui meurt gagne, qui voit mourir perd. Non. Tenez: savoir que je ne rencontrerai plus jamais, jamais, sur la terre, celui que j'y voyais avec joie; savoir que nulle part ne sera plus d'Artagnan, ne sera plus Raoul, oh!... je suis vieux, voyez-vous, je n'ai plus de courage; je prie Dieu de m'epargner dans ma faiblesse; mais, s'il me frappait en face, et de cette facon, je le maudirais. Un gentilhomme chretien ne doit pas maudire son Dieu, d'Artagnan; c'est bien assez d'avoir maudit un roi! -- Hum!... fit d'Artagnan, un peu bouleverse par cette violente tempete de douleurs. -- D'Artagnan, mon ami, vous qui aimez Raoul, voyez-le, ajouta-t- il en montrant son fils; voyez cette tristesse qui ne le quitte jamais. Connaissez-vous rien de plus affreux que d'assister, minute par minute, a l'agonie incessante de ce pauvre coeur? -- Laissez-moi lui parler, Athos. Qui sait? -- Essayez; mais, j'en ai la conviction, vous ne reussirez pas. -- Je ne lui donnerai pas de consolation, je le servirai. -- Vous? -- Sans doute. Est-ce la premiere fois qu'une femme serait revenue sur une infidelite? Je vais a lui, vous dis-je. Athos secoua la tete et continua la promenade seul. D'Artagnan, coupant a travers les broussailles, revint a Raoul et lui tendit la main. -- Eh bien! dit d'Artagnan a Raoul, vous avez donc a me parler? -- J'ai a vous demander un service, repliqua Bragelonne. -- Demandez. -- Vous retournerez quelque jour en France? -- Je l'espere. -- Faut-il que j'ecrive a Mlle de La Valliere? -- Non, il ne le faut pas. -- J'ai tant de choses a lui dire! -- Venez les lui dire, alors. -- Jamais! -- Eh bien! quelle vertu attribuez-vous a une lettre que votre parole n'ait point? -- Vous avez raison. -- Elle aime le roi, dit brutalement d'Artagnan; c'est une honnete fille. Raoul tressaillit. -- Et vous, vous qu'elle abandonne, elle vous aime plus que le roi peut-etre, mais d'une autre facon. -- D'Artagnan, croyez-vous bien qu'elle aime le roi? -- Elle l'aime a l'idolatrie. C'est un coeur inaccessible a tout autre sentiment. Vous continueriez a vivre aupres d'elle, que vous seriez son meilleur ami. -- Ah! fit Raoul avec un elan passionne vers cette esperance douloureuse. -- Voulez-vous? -- Ce serait lache. -- Voila un mot absurde et qui me conduirait au mepris de votre esprit. Raoul, il n'est jamais lache, entendez-vous, de faire ce qui est impose par la violence majeure. Si votre coeur vous dit: "Va la, ou meurs"; allez-y donc, Raoul. A-t-elle ete lache ou brave, elle qui vous aimait, en vous preferant le roi, que son coeur lui commandait imperieusement de vous preferer? Non, elle a ete la plus brave de toutes les femmes. Faites donc comme elle, obeissez a vous-meme. Savez-vous une chose dont je suis sur, Raoul? -- Laquelle? -- C'est qu'en la voyant de pres avec les yeux d'un homme jaloux... -- Eh bien? -- Eh bien! vous cesserez de l'aimer. -- Vous me decidez, mon cher d'Artagnan. -- A partir pour la revoir? -- Non, a partir pour ne la revoir jamais. Je veux l'aimer toujours. -- Franchement, reprit le mousquetaire, voila une conclusion a laquelle j'etais loin de m'attendre. -- Tenez, mon ami, vous irez la revoir, vous lui donnerez cette lettre, qui, si vous la jugez a propos, lui expliquera comme a vous ce qui se passe dans mon coeur. Lisez-la, je l'ai preparee cette nuit. Quelque chose me disait que je vous verrais aujourd'hui. Il tendit cette lettre a d'Artagnan, qui la lut: "Mademoiselle, vous n'avez pas tort a mes yeux en ne m'aimant pas. Vous n'etes coupable que d'un tort, celui de m'avoir laisse croire que vous m'aimiez. Cette erreur me coutera la vie. Je vous la pardonne, mais je ne me la pardonne pas. On dit que les amants heureux sont sourds aux plaintes des amants dedaignes. Il n'en sera point ainsi de vous, qui ne m'aimiez pas, sinon avec anxiete. Je suis sur que, si j'eusse insiste pres de vous pour changer cette amitie en amour, vous eussiez cede par crainte de me faire mourir ou d'amoindrir l'estime que j'avais pour vous. Il m'est bien doux de mourir en vous sachant libre et satisfaite. "Aussi, combien vous m'aimerez quand vous ne craindrez plus mon regard ou mon reproche! Vous m'aimerez, parce que, si charmant que vous paraisse un nouvel amour, Dieu ne m'a fait en rien l'inferieur de celui que vous avez choisi, et que mon devouement, mon sacrifice, ma fin douloureuse m'assurent a vos yeux une superiorite certaine sur lui. J'ai laisse echapper, dans la credulite naive de mon coeur, le tresor que je tenais. Beaucoup de gens me disent que vous m'aviez aime assez pour en venir a m'aimer beaucoup. Cette idee m'enleve toute amertume et me conduit a ne regarder comme ennemi que moi seul. "Vous accepterez ce dernier adieu, et vous me benirez de m'etre refugie dans l'asile inviolable ou s'eteint toute haine, ou dure tout amour. "Adieu, mademoiselle. S'il fallait acheter de tout mon sang votre bonheur, je donnerais tout mon sang. J'en fais bien le sacrifice a ma misere! "Raoul, vicomte de Bragelonne." -- La lettre est bien, dit le capitaine. Je n'ai qu'une chose a lui reprocher. -- Dites-moi laquelle, s'ecria Raoul. -- C'est qu'elle dit toute chose, hormis la chose qui s'exhale comme un poison mortel de vos yeux, de votre coeur; hormis l'amour insense qui vous brule encore. Raoul palit et se tut. -- Pourquoi n'avez-vous pas ecrit seulement ces mots: "Mademoiselle, "Au lieu de vous maudire, je vous aime et je meurs." -- C'est vrai, dit Raoul avec une joie sinistre. Et, dechirant sa lettre, qu'il venait de reprendre, il ecrivit ces mots sur une feuille de ses tablettes: "Pour avoir le bonheur de vous dire encore que je vous aime, je commets la lachete de vous ecrire, et, pour me punir de cette lachete, je meurs." Et il signa. -- Vous lui remettrez ces tablettes, n'est-ce pas, capitaine? dit- il a d'Artagnan. -- Quand cela? repliqua celui-ci. -- Le jour, dit Bragelonne en montrant la derniere phrase, le jour ou vous ecrirez la date sous ces mots. Et il s'echappa soudain et courut joindre Athos, qui revenait a pas lents. Comme ils rentraient, la mer grossit, et, avec cette vehemence rapide des grains qui troublent la Mediterranee, la mauvaise humeur de l'element devint une tempete. Quelque chose d'informe et de tourmente apparut a leurs regards sur le bord de la cote. -- Qu'est-ce cela? dit Athos. Une barque brisee? -- Ce n'est point une barque, dit d'Artagnan. -- Pardonnez-moi, fit Raoul, c'est une barque qui gagne rapidement le port. -- Il y a, en effet, une barque dans l'anse, une barque qui fait bien de s'abriter ici; mais ce que montre Athos dans le sable... echoue... -- Oui, oui, je vois. -- C'est le carrosse que je jetai a la mer en abordant avec le prisonnier. -- Eh bien! dit Athos, si vous m'en croyez, d'Artagnan, vous brulerez le carrosse, afin qu'il n'en reste point de vestige; sans quoi, les pecheurs d'Antibes, qui ont cru avoir affaire au diable, chercheront a prouver que votre prisonnier n'etait qu'un homme. -- Je loue votre conseil, Athos, et je vais cette nuit le faire executer, ou plutot l'executer moi-meme. Mais rentrons, car la pluie va tomber et les eclairs sont effrayants. Comme ils passaient sur le rempart dans une galerie dont d'Artagnan avait la clef, ils virent M. de Saint-Mars se diriger vers la chambre habitee par le prisonnier. Ils se cacherent dans l'angle de l'escalier sur un signe de d'Artagnan. -- Qu'y-a-t-il? dit Athos. -- Vous allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la chapelle. Et l'on vit, a la lueur des rouges eclairs, dans la brume violette qu'estompait le vent sur le fond du ciel, on vit passer gravement, a six pas derriere le gouverneur, un homme vetu de noir et masque par une visiere d'acier bruni, soudee a un casque de meme nature, et qui lui enveloppait toute la tete. Le feu du ciel jetait de fauves reflets sur cette surface polie, et ces reflets, voltigeant capricieusement, semblaient etre les regards courrouces que lancait ce malheureux a defaut d'imprecations. Au milieu de la galerie, le prisonnier s'arreta un moment a contempler l'horizon infini, a respirer les parfums sulfureux de la tempete a boire avidement la pluie chaude, et il poussa un soupir semblable a un rugissement. -- Venez, monsieur, dit de Saint-Mars brusquement au prisonnier, car il s'inquietait deja de le voir regarder longtemps au-dela des murailles. Monsieur, venez donc! -- Dites: "Monseigneur", cria de son coin Athos a Saint-Mars d'une voix tellement solennelle et terrible, que le gouverneur en frissonna des pieds a la tete. Athos voulait toujours le respect pour la majeste tombee. Le prisonnier se retourna. -- Qui a parle? demanda de Saint-Mars. -- Moi, repliqua d'Artagnan, qui se montra aussitot. Vous savez bien que c'est l'ordre. -- Ne m'appelez ni monsieur ni monseigneur, dit a son tour le prisonnier avec une voix qui remua Raoul jusqu'au fond des entrailles; appelez-moi_ Maudit!_ Et il passa. La porte de fer cria derriere lui. -- Voila un homme malheureux! murmura sourdement le mousquetaire, en montrant la chambre habitee par le prince. Chapitre CCXXXIX -- Les promesses A peine d'Artagnan rentrait-il dans son appartement avec ses amis, qu'un des soldats du fort vint le prevenir que le gouverneur le cherchait. La barque que Raoul avait apercue a la mer, et qui semblait si pressee de gagner le port, venait a Sainte-Marguerite avec une depeche importante pour le capitaine des mousquetaires. En ouvrant le pli, d'Artagnan reconnut l'ecriture du roi. "Je pense, disait Louis XIV, que vous avez fini d'executer mes ordres, monsieur d'Artagnan; revenez donc sur-le-champ a Paris me trouver dans mon Louvre." -- Voila mon exil fini! s'ecria le mousquetaire avec joie; Dieu soit loue, je cesse d'etre geolier! Et il montra la lettre a Athos. -- Ainsi, vous nous quittez? repliqua celui-ci avec tristesse. -- Pour nous revoir, cher ami, attendu que Raoul est un grand garcon qui partira bien seul avec M. de Beaufort et qui aimera mieux laisser revenir son pere en compagnie de M. d'Artagnan que de le forcer a faire seul deux cents lieues pour regagner La Fere, n'est-ce pas, Raoul? -- Certainement, balbutia celui-ci avec l'expression d'un tendre regret. -- Non, mon ami, interrompit Athos, je ne quitterai Raoul que le jour ou son vaisseau aura disparu a l'horizon. Tant qu'il est en France, il n'est pas separe de moi. -- A votre guise, cher ami; mais nous quitterons du moins Sainte Marguerite ensemble; profitez de la barque qui va me ramener a Antibes. -- De grand coeur; nous ne serons jamais assez tot eloignes de ce fort et du spectacle qui nous a attristes tout a l'heure. Les trois amis quitterent donc la petite ile, apres les derniers adieux faits au gouverneur, et, dans les dernieres lueurs de la tempete qui s'eloignait, ils virent pour la derniere fois blanchir les murailles du fort. D'Artagnan prit conge de ses amis dans la nuit meme, apres avoir vu sur la cote de Sainte-Marguerite le feu du carrosse incendie par les ordres de M. de Saint-Mars, sur la recommandation que le capitaine lui avait faite. Avant de monter a cheval, et comme il sortait des bras d'Athos: -- Amis, dit-il, vous ressemblez trop a deux soldats qui abandonnent leur poste. Quelque chose m'avertit que Raoul aurait besoin d'etre maintenu par vous a son rang. Voulez-vous que je demande a passer en Afrique avec cent bons mousquets? Le roi ne me refusera pas, je vous emmenerai avec moi. -- Monsieur d'Artagnan, repliqua Raoul en lui serrant la main avec effusion, merci de cette offre, qui nous donnerait plus que nous ne voulons, M. le comte et moi. Moi qui suis jeune, j'ai besoin d'un travail d'esprit et d'une fatigue de corps; M. le comte a besoin du plus profond repos. Vous etes son meilleur ami: je vous le recommande. En veillant sur lui, vous tiendrez nos deux ames dans votre main. -- Il faut partir; voila mon cheval qui s'impatiente, dit d'Artagnan, chez qui le signe le plus manifeste d'une vive emotion etait le changement d'idees dans un entretien. Voyons, comte, combien de jours Raoul a-t-il encore a demeurer ici? -- Trois jours au plus. -- Et combien mettez-vous de temps pour rentrer chez vous? -- Oh! beaucoup de temps, repondit Athos. Je ne veux pas me separer trop promptement de Raoul. Le temps le poussera bien assez vite de son cote, pour que je n'aide pas a la distance. Je ferai seulement des demi-etapes. -- Pourquoi cela, mon ami? on s'attriste a marcher lentement, et la vie des hotelleries ne sied plus a un homme comme vous. -- Mon ami, je suis venu sur les chevaux de la poste, mais je veux acheter deux chevaux fins. Or, pour les ramener frais, il ne serait pas prudent de leur faire faire plus de sept a huit lieues par jour. -- Ou est Grimaud? -- Il est arrive avec les equipages de Raoul, hier au matin, et je l'ai laisse dormir. -- C'est a n'y plus revenir, laissa echapper d'Artagnan. Au revoir, donc, cher Athos, et, si vous faites diligence, eh bien! je vous embrasserai plus tot. Cela dit, il mit son pied a l'etrier, que Raoul vint lui tenir. -- Adieu! dit le jeune homme en l'embrassant. -- Adieu! fit d'Artagnan, qui se mit en selle. Son cheval fit un mouvement qui ecarta le cavalier de ses amis. Cette scene avait lieu devant la maison choisie par Athos aux portes d'Antibes, et ou d'Artagnan, apres le souper, avait commande qu'on lui amenat ses chevaux. La route commencait la, et s'etendait blanche et onduleuse dans les vapeurs de la nuit. Le cheval respirait avec force l'apre parfum salin qui s'exhale des marecages. D'Artagnan prit le trot, et Athos commenca a revenir tristement avec Raoul. Tout a coup ils entendirent se rapprocher le bruit des pas du cheval, et d'abord ils crurent a une de ces repercussions singulieres qui trompent l'oreille a chaque circonflexion des chemins. Mais c'etait bien le retour du cavalier. D'Artagnan revenait au galop vers ses amis. Ceux-ci pousserent un cri de joyeuse surprise, et le capitaine, sautant a terre comme un jeune homme, vint prendre dans ses deux bras les deux tetes cheries d'Athos et de Raoul. Il les tint longtemps embrasses sans dire un mot, sans laisser echapper un soupir qui brisait sa poitrine. Puis, aussi rapidement qu'il etait venu, il repartit en appuyant les deux eperons aux flancs du cheval furieux. -- Helas! dit le comte tout bas, helas! "Mauvais presage! se disait de son cote d'Artagnan en regagnant le temps perdu. Je n'ai pu leur sourire. Mauvais presage!" Le lendemain, Grimaud etait remis sur pied. Le service commande par M. de Beaufort s'accomplissait heureusement. La flottille, dirigee sur Toulon par les soins de Raoul, etait partie, trainant apres elle, dans de petites nacelles presque invisibles, les femmes et les amis des pecheurs et des contrebandiers, mis en requisition pour le service de la flotte. Le temps si court qui restait au pere et au fils pour vivre ensemble semblait avoir double de rapidite, comme s'accroit la vitesse de tout ce qui penche a tomber dans le gouffre de l'eternite. Athos et Raoul revinrent a Toulon, qui s'emplissait du bruit des chariots, du bruit des armures, du bruit des chevaux hennissants. Les trompettes sonnaient leurs marches, les tambours signalaient leur vigueur, les rues regorgeaient de soldats, de valets et de marchands. Le duc de Beaufort etait partout, activant l'embarquement avec le zele et l'interet d'un bon capitaine. Il caressait ses compagnons jusqu'aux plus humbles; il gourmandait ses lieutenants; meme les plus considerables. Artillerie, provisions, bagages, il voulut tout voir par lui-meme; il examina l'equipement de chaque soldat, s'assura de la sante de chaque cheval. On sentait que, leger, vantard, egoiste dans son hotel, le gentilhomme redevenait soldat, le grand seigneur capitaine, vis-a-vis de la responsabilite qu'il avait acceptee. Cependant, il faut bien le dire, quel que fut le soin qui presida aux apprets du depart, on y reconnaissait la precipitation insouciante et l'absence de toute precaution qui font du soldat francais le premier soldat du monde, parce qu'il en est le plus abandonne a ses seules ressources physiques et morales. Toutes choses ayant satisfait ou paru satisfaire l'amiral, il fit a Raoul ses compliments et donna les derniers ordres pour l'appareillage, qui fut fixe au lendemain a la pointe du jour. Il invita le comte et son fils a diner avec lui. Ceux-ci pretexterent quelques necessites du service et se mirent a l'ecart. Gagnant leur hotellerie, situee sous les arbres de la grande place, ils prirent leur repas a la hate, et Athos conduisit Raoul sur les rochers qui dominent la ville, vastes montagnes grises d'ou la vue est infinie, et embrasse un horizon liquide qui semble, tant il est loin, de niveau avec les rochers eux-memes. La nuit etait belle comme toujours en ces heureux climats. La lune, se levant derriere les rochers, deroulait comme une nappe argentee sur le tapis bleu de la mer. Dans la rade, manoeuvraient silencieusement les vaisseaux qui venaient prendre leur rang pour faciliter l'embarquement. La mer, chargee de phosphore, s'ouvrait sous les carenes des barques qui transbordaient les bagages et les munitions; chaque secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches, et de chaque aviron degouttaient les diamants liquides. On entendait les marins, joyeux des largesses de l'amiral, murmurer leurs chansons lentes et naives. Parfois le grincement des chaines se melait au bruit sourd des boulets tombant dans les cales. Ce spectacle et ces harmonies serraient le coeur comme la crainte, et le dilataient comme l'esperance. Toute cette vie sentait la mort. Athos s'assit avec son fils sur les mousses et les bruyeres du promontoire. Autour de leur tete passaient et repassaient les grandes chauves-souris, emportees dans l'effrayant tourbillon de leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul depassaient l'arete de la falaise et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui provoque au neant. Quand la lune fut levee en son entier, caressant de sa lumiere les pitons voisins, quand le miroir de l'eau fut illumine dans toute son etendue, et que les petits feux rouges eurent fait leur trouee dans les masses noires de chaque navire, Athos, rassemblant toutes ses idees, tout son courage, dit a son fils: -- Dieu a fait tout ce que nous voyons, Raoul; il nous a faits aussi, pauvres atomes meles a ce grand univers; nous brillons comme ces feux et ces etoiles, nous soupirons comme ces flots, nous souffrons comme ces grands navires qui s'usent a creuser la vague, en obeissant au vent qui les pousse vers un but, comme le souffle de Dieu nous pousse vers un port. Tout aime a vivre, Raoul, et tout est beau dans les choses vivantes. -- Monsieur, repliqua le jeune homme, nous avons la, en effet, un beau spectacle. -- Comme d'Artagnan est bon! interrompit tout de suite Athos, et comme c'est un rare bonheur que de s'etre appuye toute une vie sur un ami comme celui-la! Voila ce qui vous a manque, Raoul. -- Un ami? s'ecria le jeune homme; j'ai manque d'un ami, moi! -- M. de Guiche est un charmant compagnon, reprit le comte froidement; mais je crois qu'au temps ou vous vivez, les hommes se preoccupent plus de leurs affaires et de leurs plaisirs que de notre temps. Vous avez cherche la vie isolee; c'est un bonheur; mais vous y avez perdu la force. Nous autres quatre, un peu sevres de ces delicatesses qui font votre joie, nous avons trouve bien plus de resistance quand paraissait le malheur. -- Je ne vous ai point arrete, monsieur, pour dire que j'avais un ami, et que cet ami est M. de Guiche. Certes, il est bon et genereux, pourtant, et il m'aime. J'ai vecu sous la tutelle d'une autre amitie, aussi precieuse, aussi forte que celle dont vous parlez, puisque c'est la votre. -- Je n'etais pas un ami pour vous, Raoul, dit Athos. -- Eh! monsieur, pourquoi? -- Parce que je vous ai donne lieu de croire que la vie n'a qu'une face, parce que, triste et severe, helas! j'ai toujours coupe pour vous, sans le vouloir, mon Dieu! les bourgeons joyeux qui jaillissent incessamment de l'arbre de la jeunesse; en un mot, parce que, dans le moment ou nous sommes, je me repens de ne pas avoir fait de vous un homme tres expansif, tres dissipe, tres bruyant. -- Je sais pourquoi vous me dites cela, monsieur. Non, vous avez tort, ce n'est pas vous qui m'avez fait ce que je suis; c'est cet amour qui m'a pris au moment ou les enfants n'ont que des inclinations; c'est la constance naturelle a mon caractere, qui, chez les autres creatures, n'est qu'une habitude. J'ai cru que je serais toujours comme j'etais; j'ai cru que Dieu m'avait jete sur une route toute defrichee, toute droite, bordee de fruits et de fleurs. J'avais au-dessus de moi votre vigilance, votre force. Je me suis cru vigilant et fort. Rien ne m'a prepare: je suis tombe une fois, et cette fois m'a ote le courage pour toute ma vie. Il est vrai de dire que je m'y suis brise. Oh! non, monsieur, vous n'etes dans mon passe que pour mon bonheur: vous n'etes dans mon avenir que comme un espoir. Non, je n'ai rien a reprocher a la vie telle que vous me l'avez faite; je vous benis et je vous aime ardemment. -- Mon cher Raoul, vos paroles me font du bien. Elles me prouvent que vous agirez un peu pour moi, dans le temps qui va suivre. -- Je n'agirai que pour vous, monsieur. -- Raoul, ce que je n'ai jamais fait a votre egard, je le ferai desormais. Je serai votre ami, non plus votre pere. Nous vivrons en nous repandant, au lieu de vivre en nous tenant prisonniers, lorsque vous serez revenu. Ce sera bientot, n'est-ce pas? -- Certes, Monsieur, car une expedition pareille ne saurait etre longue... -- Bientot alors, Raoul, bientot, au lieu de vivre modiquement sur mon revenu, je vous donnerai le capital mes terres. Il vous suffira pour vous lancer dans le monde jusqu'a ma mort, et vous me donnerez, je l'espere, avant ce temps, la consolation de ne pas laisser s'eteindre ma race. -- Je ferai tout ce que vous me commanderez, reprit Raoul fort agite. -- Il ne faudrait pas, Raoul, que votre service d'aide de camp vous conduisit a des tentatives trop hasardeuses. Vous avez fait vos preuves, on vous sait bon au feu. Rappelez-vous que la guerre des Arabes est une guerre de pieges, d'embuscades et d'assassinats. -- On le dit, oui, monsieur. -- Il y a toujours peu de gloire a tomber dans un guet-apens. C'est une mort qui accuse toujours un peu: temerite ou d'imprevoyance. Souvent meme on ne plaint pas celui qui a succombe. Ceux qu'on ne plaint pas, Raoul, sont morts inutiles. De plus, le vainqueur rit, et, nous autres, nous ne devons pas souffrir que ces infideles stupides triomphent de nos fautes. Vous comprenez bien ce que je veux vous dire, Raoul? A Dieu ne plaise que je vous exhorte a demeurer loin des rencontres! -- Je suis prudent naturellement, monsieur, et j'ai beaucoup de bonheur, dit Raoul avec un sourire qui glaca le coeur du pauvre pere; car, se hata d'ajouter le jeune homme, pour vingt combats ou je me suis trouve, n'ai encore compte qu'une egratignure. -- Il y a, en outre, dit Athos, le climat qu'il faut craindre: c'est une laide fin que la fievre. Le roi saint Louis priait Dieu de lui envoyer une fleche ou la peste avant la fievre. -- Oh! monsieur, avec de la sobriete, avec un exercice raisonnable... -- J'ai deja obtenu de M. de Beaufort, interrompit Athos, que ses depeches partiraient tous les quinze jours pour la France. Vous, son aide de camp, vous serez charge de les expedier; vous ne m'oublierez sans doute pas? -- Non, monsieur, dit Raoul d'une voix etranglee. -- Enfin, Raoul, comme vous etes bon chretien, et que je le suis aussi, nous devons compter sur une protection plus speciale de Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que, s'il vous arrivait malheur en une occasion, vous penseriez a moi tout d'abord. -- Tout d'abord, oh! oui. -- Et que vous m'appelleriez. -- Oh! sur-le-champ. -- Vous revez a moi quelquefois, Raoul? -- Toutes les nuits, monsieur. Pendant ma premiere jeunesse, je vous voyais en songe, calme et doux, une main etendue sur ma tete, et voila pourquoi j'ai toujours si bien dormi... _autrefois!_ -- Nous nous aimons trop, dit le comte, pour que, a partir de ce moment ou nous nous separons, une part de nos deux ames ne voyage pas avec l'un et l'autre de nous et n'habite pas ou nous habiterons. Quand vous serez triste, Raoul, je sens que mon coeur se noiera de tristesse, et, quand vous voudrez sourire en pensant a moi, songez bien que vous m'enverrez de la-bas un rayon de votre joie. -- Je ne vous promets pas d'etre joyeux, repondit le jeune homme; mais soyez certain que je ne passerai pas une heure sans songer a vous; pas une heure, je vous le jure, a moins que je ne sois mort. Athos ne put se contenir plus longtemps; il entoura de son bras le cou de son fils, et le tint embrasse de toutes les forces de son coeur. La lune avait fait place au crepuscule; une bande doree montait a l'horizon, annoncant l'approche du jour. Athos jeta son manteau sur les epaules de Raoul et l'emmena vers la ville, ou fardeaux et porteurs, tout remuait deja comme une vaste fourmiliere. A l'extremite du plateau que quittaient Athos et Bragelonne, ils virent une ombre noire se balancant avec indecision et comme honteuse d'etre vue. C'etait Grimaud qui, inquiet, avait suivi son maitre a la piste et qui les attendait. -- Oh! bon Grimaud, s'ecria Raoul, que veux-tu? Tu viens nous dire qu'il faut partir, n'est-ce pas? -- Seul? fit Grimaud en montrant Raoul a Athos d'un ton de reproche qui montrait a quel point le vieillard etait bouleverse. -- Oh! tu as raison! s'ecria le comte. Non, Raoul ne partira pas seul; non, il ne restera pas sur une terre etrangere sans quelqu'un d'ami qui le console et lui rappelle tout ce qu'il aimait. -- Moi? dit Grimaud. -- Toi? oui! oui! s'ecria Raoul touche jusqu'au fond du coeur. -- Helas! dit Athos, tu es bien vieux, mon bon Grimaud! -- Tant mieux, repliqua celui-ci avec une profondeur de sentiment et d'intelligence inexprimable. -- Mais voila que l'embarquement se fait, dit Raoul, et tu n'es point prepare. -- Si! dit Grimaud en montrant les clefs de ses coffres melees a celles de son jeune maitre. -- Mais, objecta encore Raoul, tu ne peux laisser M. le comte ainsi seul: M. le comte que tu n'as jamais quitte? Grimaud tourna son regard obscurci vers Athos, comme pour mesurer la force de l'un et de l'autre. Le comte ne repondait rien. -- M. le comte aimera mieux cela, dit Grimaud. -- Oui, fit Athos avec sa tete. En ce moment, les tambours roulerent tous a la fois et les clairons emplirent l'air de chants joyeux. On vit deboucher de la ville les regiments qui devaient prendre part a l'expedition. Ils s'avancaient au nombre de cinq, composes chacun de quarante compagnies. Royal marchait le premier, reconnaissable a son uniforme blanc a parements bleus. Les drapeaux d'ordonnance ecarteles en croix, violet et feuille morte, avec un semis de fleurs de lis d'or, laissaient dominer le drapeau colonel blanc avec la croix fleurdelisee. Mousquetaires aux ailes, avec leurs batons fourchus a la main et les mousquets sur l'epaule; piquiers au centre avec leurs lances de quatorze pieds, marchaient gaiement vers les barques de transport qui les portaient en detail vers les navires. Les regiments de Picardie, Navarre, Normandie et Royal-Vaisseau venaient ensuite. M. de Beaufort avait su choisir. On le voyait lui-meme au loin fermant la marche avec son etat-major. Avant qu'il put atteindre la mer, une bonne heure devait s'ecouler. Raoul se dirigea lentement avec Athos vers le rivage, afin de prendre sa place au moment du passage du prince. Grimaud, bouillonnant d'une ardeur de jeune homme, faisait porter au vaisseau amiral les bagages de Raoul. Athos, son bras passe sous celui du fils qu'il allait perdre, s'absorbait dans la plus douloureuse meditation, s'etourdissant du bruit et du mouvement. Tout a coup un officier de M. de Beaufort vint a eux pour leur apprendre que le duc manifestait le desir de voir Raoul a ses cotes. -- Veuillez dire au prince, monsieur, s'ecria le jeune homme, que je lui demande encore cette heure pour jouir de la presence de M. le comte. -- Non, non, interrompit Athos, un aide de camp ne peut ainsi quitter son general. Veuillez dire au prince, monsieur, que le vicomte va se rendre aupres de lui. L'officier partit au galop. -- Nous quitter ici, nous quitter la-bas, ajouta le comte, c'est toujours une separation. Il epousseta soigneusement l'habit de son fils, et lui passa la main sur les cheveux tout en marchant. -- Tenez, Raoul, dit-il, vous avez besoin d'argent; M. de Beaufort mene grand train, et je suis certain que vous vous plairez, la- bas, a acheter des chevaux et des armes, qui sont choses precieuses en ce pays. Or, comme vous ne servez pas le roi ni M. de Beaufort, et que vous ne relevez que de votre libre arbitre, vous ne devez compter ni sur solde ni sur largesses. Je veux donc que vous ne manquiez de rien a Djidgelli. Voici deux cents pistoles. Depensez-les, Raoul, si vous tenez a me faire plaisir. Raoul serra la main de son pere, et, au detour d'une rue, ils virent M. de Beaufort monte sur un magnifique genet blanc, qui repondait par de gracieuses courbettes aux applaudissements des femmes de la ville. Le duc appela Raoul et tendit la main au comte. Il lui parla longtemps, avec de si douces expressions, que le coeur du pauvre pere s'en trouva un peu reconforte. Il semblait pourtant a tous deux, au pere et au fils, que leur marche aboutissait au supplice. Il y eut un moment terrible, celui ou, pour quitter le sable de la plage, les soldats et les marins echangerent, avec leurs familles et leur amis, les derniers baisers: moment supreme ou, malgre la purete du ciel, la chaleur du soleil, malgre les parfums de l'air et la douce vie qui circule dans les veines, tout parait noir, tout parait amer, tout fait douter de Dieu, en parlant par la bouche meme de Dieu. Il etait d'usage que l'amiral s'embarquat le dernier avec sa suite; le canon attendait, pour lancer sa formidable voix, que le chef eut mis un pied sur le plancher de son navire. Athos, oubliant et l'amiral, et la flotte, et sa propre dignite d'homme fort, ouvrit les bras a son fils et l'etreignit convulsivement sur sa poitrine. -- Accompagnez-nous a bord, dit le duc emu; vous gagnerez une bonne demi-heure. -- Non, fit Athos, non, mon adieu est dit. Je ne veux pas en dire un second. -- Alors, vicomte, embarquez, embarquez vite! ajouta le prince voulant epargner les larmes a ces deux hommes dont le coeur se gonflait. Et, paternellement, tendrement, fort comme l'eut ete Porthos, il enleva Raoul dans ses bras et le placa sur la chaloupe dont les avirons commencerent a nager aussitot sur un signe. Lui-meme, oubliant le ceremonial, sauta sur le plat bord de ce canot, et le poussa, d'un pied vigoureux, en mer. -- Adieu! cria Raoul. Athos ne repliqua que par un signe; mais il sentit quelque chose de brulant sur sa main: c'etait le baiser respectueux de Grimaud, le dernier adieu du chien fidele. Ce baiser donne, Grimaud sauta de la marche du mole sur l'avant d'une yole a deux avirons, qui vint se faire remorquer par un chaland servi de douze rames de galeres. Athos s'assit sur le mole, eperdu, sourd, abandonne. Chaque seconde lui enleva un des traits, une des nuances du teint pale de son fils. Les bras pendants, l'oeil fixe, la bouche ouverte, il resta confondu avec Raoul dans un meme regard, dans une meme pensee, dans une meme stupeur. La mer emporta, peu a peu, chaloupes et figures jusqu'a cette distance ou les hommes ne sont plus que des points, les amours des souvenirs. Athos vit son fils monter l'echelle du vaisseau amiral, il le vit s'accouder au bastingage et se placer de maniere a etre toujours un point de mire pour l'oeil de son pere. En vain le canon tonna, en vain des navires s'elanca une longue rumeur repondue sur terre par d'immenses acclamations, en vain le bruit voulut-il etourdir l'oreille du pere, et la fumee noyer le but cheri de toutes ses aspirations: Raoul lui apparut jusqu'au dernier moment, et l'imperceptible atome, passant du noir au pale, du pale au blanc, du blanc a rien, disparut pour Athos, disparut bien longtemps apres que, pour tous les yeux des assistants, avaient disparu puissants navires et voiles enflees. Vers midi, quand deja le soleil devorait l'espace et qu'a peine l'extremite des mats dominait la ligne incandescente de la mer, Athos vit s'elever une ombre douce, aerienne, aussitot evanouie que vue: c'etait la fumee d'un coup de canon que M. de Beaufort venait de faire tirer pour saluer une derniere fois la cote de France. La pointe s'enfonca a son tour sous le ciel, et Athos rentra peniblement a son hotellerie. Chapitre CCXL -- Entre femmes D'Artagnan n'avait pu se cacher a ses amis aussi bien qu'il l'eut desire. Le soldat stoique, l'impassible homme d'armes, vaincu par la crainte et les pressentiments, avait donne quelques minutes a la faiblesse humaine. Aussi, quand il eut fait taire son coeur et calme le tressaillement de ses muscles, se tournant vers son laquais, silencieux serviteur toujours aux ecoutes pour obeir plus vite: -- Rabaud, dit-il, tu sauras que je dois faire trente lieues par jour. -- Bien, mon capitaine, repondit Rabaud. Et, a partir de ce moment, d'Artagnan, fait a l'allure du cheval, comme un veritable centaure, ne s'occupa plus de rien, c'est-a- dire qu'il s'occupa de tout. Il se demanda pourquoi le roi le rappelait; pourquoi le Masque-de- Fer avait jete un plat d'argent aux pieds. Quant au premier sujet, la reponse fut negative: il savait trop que, le roi l'appelant, c'etait par necessite; il savait encore que Louis XIV devait eprouver l'imperieux besoin d'un entretien particulier avec celui qu'un si grand secret, mettait au niveau des plus hautes puissances du royaume. Mais, quant a preciser le desir du roi, d'Artagnan ne s'en trouvait pas capable. Le mousquetaire n'avait plus de doutes non plus sur la raison qui avait pousse l'infortune Philippe a devoiler son caractere et sa naissance. Philippe, enseveli a jamais sous son masque de fer, exile dans un pays ou les hommes semblaient servir les elements; Philippe, prive meme de la societe de d'Artagnan, qui l'avait comble d'honneurs et de delicatesses n'avait plus a voir que des spectres et des douleurs en ce monde, et le desespoir commencant a le mordre, il se repandait en plaintes, croyant que les revelations lui susciteraient un vengeur. La facon dont le mousquetaire avait failli tuer ses deux meilleurs amis, la destinee qui avait si etrangement amene Athos en participation du secret d'Etat, les adieux de Raoul, l'obscurite de cet avenir qui allait aboutir a une triste mort; tout cela renvoyait incessamment d'Artagnan a de lamentables previsions, que la rapidite de la marche ne dissipait pas comme jadis. D'Artagnan passait de ces considerations au souvenir de Porthos et d'Aramis proscrits. Il les voyait fugitifs, traques, ruines l'un et l'autre, laborieux architectes d'une fortune qu'il leur faudrait perdre; et, comme le roi appelait son homme d'execution en un moment de vengeance et de rancune, d'Artagnan tremblait de recevoir quelque commission dont son coeur eut saigne. Parfois, montant les cotes, quand le cheval essouffle enflait ses naseaux et developpait ses flancs, le capitaine, plus libre de penser, songeait a ce prodigieux genie d'Aramis, genie d'astuce et d'intrigue, comme en avaient produit deux la Fronde et la guerre civile. Soldat, pretre et diplomate, galant, avide et ruse, Aramis n'avait jamais pris les bonnes choses de la vie que comme marchepied pour s'elever aux mauvaises. Genereux esprit, sinon coeur d'elite, il n'avait jamais fait le mal que pour briller un peu plus. Vers la fin de sa carriere, au moment de saisir le but, il avait fait comme le patricien Fiesque, un faux pas sur une planche, et etait tombe dans la mer. Mais Porthos, ce bon et naif Porthos! Voir Porthos affame, voir Mousqueton sans dorures, emprisonne peut-etre; voir Pierrefonds, Bracieux, rases quant aux pierres, deshonores quant aux futaies, c'etaient la autant de douleurs poignantes pour d'Artagnan, et, chaque fois qu'une de ces douleurs le frappait, il bondissait comme son cheval a la piqure du taon sous les voutes de feuillage. Jamais l'homme d'esprit ne s'est ennuye s'il a le corps occupe par la fatigue; jamais l'homme sain de corps n'a manque de trouver la vie legere si quelque chose a captive son esprit. D'Artagnan, toujours courant, toujours revant, descendit a Paris, frais et tendre de muscles, comme l'athlete qui s'est prepare pour le gymnase. Le roi ne l'attendait pas si tot et venait de partir pour chasser du cote de Meudon. D'Artagnan, au lieu de courir apres le roi comme il eut fait au temps jadis, se debotta, se mit au bain et attendit que Sa Majeste fut revenue bien poudreuse et bien lasse. Il occupa les cinq heures d'intervalle a prendre, comme on dit, l'air de la maison, et a se cuirasser contre toutes les mauvaises chances. Il apprit que le roi, depuis quinze jours, etait sombre; que la reine mere etait malade et fort accablee; que Monsieur, frere du roi, tournait a la devotion; que Madame avait des vapeurs, et que M. de Guiche etait parti pour une de ses terres. Il apprit que M. Colbert etait rayonnant que M. Fouquet consultait tous les jours un nouveau medecin, qui ne le guerissait point, et que sa principale maladie n'etait pas de celles que les medecins guerissent, sinon les medecins politiques. Le roi, dit-on a d'Artagnan, faisait a M. Fouquet la plus tendre mine, et ne le quittait plus d'une semelle; mais le surintendant, touche au coeur comme ces beaux arbres qu'un ver a piques, deperissait malgre le sourire royal, ce soleil des arbres de cour. D'Artagnan apprit que Mlle de La Valliere etait devenue indispensable au roi; que le prince, durant ses chasses, s'il ne l'emmenait point, lui ecrivait plusieurs fois, non plus des vers, mais, ce qui etait bien pis, de la prose, et par pages. Aussi voyait-on le _premier roi du monde_, comme disait la pleiade poetique d'alors, descendre de cheval _d'une ardeur sans seconde_, et, sur la forme de son chapeau, crayonner des phrases en phebus, que M. de Saint-Aignan, aide de camp a perpetuite, portait a La Valliere, au risque de crever ses chevaux. Pendant ce temps les daims et les faisans prenaient leurs ebats, chasses si mollement, que, disait-on, l'art de la venerie courait risque de degenerer a la Cour de France. D'Artagnan alors pensa aux recommandations du pauvre Raoul, a cette lettre de desespoir destinee a une femme qui passait sa vie a esperer, et, comme d'Artagnan aimait a philosopher, il resolut de profiter de l'absence du roi pour entretenir un moment Mlle de La Valliere. C'etait chose aisee: Louise, pendant la chasse royale, se promenait avec quelques dames dans une galerie du Palais-Royal, ou precisement le capitaine des mousquetaires avait quelques gardes a inspecter. D'Artagnan ne doutait pas que, s'il pouvait entamer la conversation sur Raoul, Louise ne lui donnat quelque sujet d'ecrire une bonne lettre au pauvre exile; or, l'espoir, ou du moins la consolation pour Raoul, en une disposition du coeur comme celle ou nous l'avons vu, c'etait le soleil, c'etait la vie de deux hommes qui etaient bien chers a notre capitaine. Il s'achemina donc vers l'endroit ou il savait trouver Mlle de La Valliere. D'Artagnan trouva La Valliere fort entouree. Dans son apparente solitude, la favorite du roi recevait, comme une reine, plus que la reine peut-etre, un hommage dont Madame avait ete si fiere, alors que tous les regards du roi etaient pour elle et commandaient tous les regards des courtisans. D'Artagnan, qui n'etait pas un muguet, ne recevait pourtant que caresses et gentillesses des dames; il etait poli comme un brave, et sa reputation terrible lui avait concilie autant d'amitie chez les hommes que d'admiration chez les femmes. Aussi, en le voyant entrer, les filles d'honneur lui adresserent- elles la parole. Elles debuterent par des questions. Ou avait-il ete? Qu'etait-il devenu? Pourquoi ne l'avait-on pas vu faire, avec son beau cheval, toutes ces belles voltes qui emerveillaient les curieux au balcon du roi? Il repliqua qu'il arrivait du pays des oranges. Ces demoiselles se mirent a rire. On etait au temps ou tout le monde voyageait, et ou, pourtant, un voyage de cent lieues etait un probleme resolu souvent par la mort. -- Du pays des oranges? s'ecria Mlle de Tonnay-Charente; de l'Espagne? -- Eh! eh! fit le mousquetaire. -- De Malte? dit Montalais. -- Ma foi! vous approchez, mesdemoiselles. -- C'est d'une ile? demanda La Valliere. -- Mademoiselle, dit d'Artagnan, je ne veux pas vous faire chercher: c'est du pays ou M. de Beaufort s'embarque a l'heure qu'il est pour passer en Alger. -- Avez-vous vu l'armee? demanderent plusieurs belliqueuses. -- Comme je vous vois, repliqua d'Artagnan. -- Et la flotte? -- J'ai tout vu. -- Avons-nous des amis par-la? fit Mlle de Tonnay-Charente froidement, mais de maniere a attirer l'attention sur ce mot, d'une portee calculee. -- Mais, repliqua d'Artagnan, nous avons M. de La Guillotiere, M. de Mouchy, M. de Bragelonne. La Valliere palit. -- M. de Bragelonne? s'ecria la perfide Athenais. Eh quoi! il est parti en guerre... lui? Montalais lui marcha sur le pied, mais vainement. -- Savez-vous mon idee? continua-t-elle sans pitie en s'adressant a d'Artagnan. -- Non, mademoiselle, et je voudrais bien la savoir. -- Mon idee, c'est que tous les hommes qui vont faire cette guerre sont des desesperes que l'amour a traites mal, et qui vont chercher des Noires moins cruelles que ne l'etaient les Blanches. Quelques dames se mirent a rire; La Valliere perdait son maintien; Montalais toussait a reveiller un mort. -- Mademoiselle, interrompit d'Artagnan, vous faites erreur quand vous parlez des femmes noires de Djidgelli; les femmes, la-bas, ne sont pas noires; il est vrai qu'elles ne sont pas blanches: elles sont jaunes. -- Jaunes! -- Eh! n'en dites pas de mal; je n'ai jamais vu de plus belle couleur a marier avec des yeux noirs et une bouche de corail. -- Tant mieux pour M. de Bragelonne! fit Mlle de Tonnay-Charente avec insistance, il se dedommagera, le pauvre garcon. Il se fit un profond silence sur ces paroles. D'Artagnan eut le temps de reflechir que les femmes, ces douces colombes, se traitent entre elles beaucoup plus cruellement que les tigres et les ours. Ce n'etait pas assez pour Athenais d'avoir fait palir La Valliere; elle voulut la faire rougir. Reprenant la conversation sans mesure: -- Savez-vous, Louise, dit-elle, que vous voila un gros peche sur la conscience! -- Quel peche, mademoiselle? balbutia l'infortunee en cherchant un appui autour d'elle sans le trouver. -- Eh! mais, poursuivit Athenais, ce garcon vous etait fiance. Il vous aimait. Vous l'avez repousse. -- C'est un droit qu'on a quand on est honnete femme, reprit Montalais d'un air precieux. Lorsqu'on sait ne devoir pas faire le bonheur d'un homme, mieux vaut le repousser. Louise ne put pas comprendre si elle devait un blame ou un remerciement a celle qui la defendait ainsi. -- Repousser! repousser! c'est fort bon, dit Athenais, mais la n'est pas le peche que Mlle de La Valliere aurait a se reprocher. Le vrai peche, c'est d'envoyer ce pauvre Bragelonne a la guerre; a la guerre, ou l'on trouve la mort. Louise passa une main sur son front glace. -- Et s'il meurt, continua l'impitoyable, vous l'aurez tue: voila le peche. Louise, a demi morte elle-meme, vint en chancelant prendre le bras du capitaine des mousquetaires, dont le visage trahissait une emotion inaccoutumee. -- Vous aviez a me parler, monsieur d'Artagnan, dit-elle d'une voix alteree par la colere et la douleur. Qu'aviez-vous a me dire? D'Artagnan fit plusieurs pas dans la galerie, tenant Louise sous son bras; puis, lorsqu'ils furent assez loin des autres: -- Ce que j'avais a vous dire, mademoiselle, repliqua-t-il, Mlle de Tonnay Charente vient de vous l'exprimer brutalement, mais en entier. Elle poussa un petit cri, et, navree par cette nouvelle blessure, prit sa course comme ces pauvres oiseaux frappes a mort, qui cherchent l'ombre du hallier pour mourir. Elle disparut par une porte, au moment ou le roi entrait par une autre. Le premier regard du prince fut pour le siege vide de sa maitresse; n'apercevant pas La Valliere, il fronca le sourcil; mais aussitot il vit d'Artagnan qui le saluait. -- Ah! monsieur, dit-il, vous avez fait bonne diligence et je suis content de vous. C'etait l'expression superlative de la satisfaction royale. Bien des hommes devaient se faire tuer pour obtenir ce mot-la du roi. Les filles d'honneur et les courtisans, qui avaient fait un cercle respectueux autour du roi a son entree, s'ecarterent en le voyant chercher le secret avec son capitaine de mousquetaires. Le roi prit les devants et emmena d'Artagnan hors de la salle, apres avoir encore une fois cherche des yeux La Valliere, dont il ne comprenait point l'absence. Une fois hors de la portee des oreilles curieuses: -- Eh bien! dit-il, monsieur d'Artagnan, le prisonnier? -- Dans sa prison, Sire. -- Qu'a-t-il dit en chemin? -- Rien, Sire. -- Qu'a-t-il fait? -- Il y a eu un moment ou le pecheur a bord duquel je passais a Sainte-Marguerite s'est revolte, et m'a voulu tuer. Le... le prisonnier m'a defendu au lieu d'essayer a s'enfuir. Le roi palit. -- Assez, dit-il. D'Artagnan s'inclina. Louis se promena de long en large dans son cabinet. -- Vous etiez a Antibes, dit-il, quand M. de Beaufort y est venu? -- Non, Sire, je partais quand le duc est arrive. -- Ah! Nouveau silence. -- Qu'avez-vous vu la-bas? -- Beaucoup de gens, repliqua d'Artagnan avec froideur. Le roi vit que d'Artagnan ne voulait pas parler. -- Je vous ai fait venir, monsieur le capitaine, pour vous dire d'aller preparer mes logements a Nantes. -- A Nantes? s'ecria d'Artagnan. -- En Bretagne. -- Oui, Sire, en Bretagne. Votre Majeste fait ce long voyage de Nantes? -- Les Etats s'y assemblent, repondit le roi. J'ai deux demandes a leur faire: j'y veux etre. -- Quand partirai-je? dit le capitaine. -- Ce soir... demain... demain au soir, car vous avez besoin de repos. -- Je suis repose, Sire. -- A merveille... Alors, entre ce soir et demain, a votre gre. D'Artagnan salua comme pour prendre conge; puis, voyant le roi tres embarrasse: -- Le roi, dit-il, et il fit deux pas en avant, le roi emmene-t-il la Cour? -- Mais oui. -- Alors le roi aura besoin des mousquetaires, sans doute? Et l'oeil penetrant du capitaine fit baisser le regard du roi. -- Prenez-en une brigade, repliqua Louis. -- Voila tout?... Le roi n'a pas d'autres ordres a me donner? -- Non... Ah!... Si fait!... -- J'ecoute. -- Au chateau de Nantes, qui est fort mal distribue, dit-on, vous prendrez l'habitude de mettre des mousquetaires a la porte de chacun des principaux dignitaires que j'emmenerai. -- Des principaux? -- Oui. -- Comme, par exemple, a la porte de M. de Lyonne? -- Oui. -- De M. Le Tellier? -- Oui. -- De M. de Brienne? -- Oui. -- Et de M. le surintendant? -- Sans doute. -- Fort bien, Sire. Je serai parti demain. -- Oh! encore un mot, monsieur d'Artagnan. Vous rencontrerez a Nantes M. le duc de Gesvres, capitaine des gardes. Ayez soin que vos mousquetaires soient places avant que ses gardes n'arrivent. -- Oui, Sire. -- Et si M. de Gesvres vous questionnait? -- Allons donc, Sire! est-ce que M. de Gesvres me questionnera? Et cavalierement, le mousquetaire tourna sur ses talons et disparut. "A Nantes! se dit-il en descendant les degres. Pourquoi n'a-t-il pas ose dire tout de suite a Belle-Ile?" Comme il touchait a la grande porte, un commis de M. de Brienne courut apres lui. -- Monsieur d'Artagnan! dit-il, pardon... -- Qu'y a-t-il, monsieur Ariste? -- C'est un bon que le roi m'a charge de vous remettre. -- Sur votre caisse? demanda le mousquetaire. -- Non, monsieur, sur la caisse de M. Fouquet. D'Artagnan, surpris, lut le bon, qui etait de la main du roi, et pour deux cents pistoles. "Quoi! pensa-t-il apres avoir remercie gracieusement le commis de M. Brienne, c'est par M. Fouquet qu'on fera payer ce voyage-la! Mordioux! voila du pur Louis XI. Pourquoi n'avoir pas fait ce bon sur la caisse de M. Colbert? Il eut paye avec tant de joie!" Et d'Artagnan, fidele a son principe de ne laisser jamais refroidir un bon a vue, s'en alla chez M. Fouquet pour toucher ses deux cents pistoles. Chapitre CCXLI -- La cene Le surintendant avait sans doute recu avis du prochain depart pour Nantes, car il donnait un diner d'adieu a ses amis. Du bas de la maison jusqu'en haut, l'empressement des valets portant des plats, et l'activite des registres, temoignaient d'un bouleversement prochain dans la caisse et dans la cuisine. D'Artagnan, son bon a la main, se presenta dans les bureaux, ou cette reponse lui fut faite qu'il etait trop tard pour toucher, que la caisse etait fermee. Il repondit par ce seul mot: -- Service du roi. Le commis, un peu trouble, tant la mine du capitaine etait grave, repliqua que c'etait une raison respectable, mais que les habitudes de la maison etaient respectables aussi; qu'en consequence, il priait le porteur de repasser le lendemain. D'Artagnan demanda qu'on lui fit voir M. Fouquet. Le commis riposta que M. le surintendant ne se melait point de ces sortes de details, et, brusquement, il ferma sa derniere porte au nez de d'Artagnan. Celui-ci avait prevu le coup, et mis sa botte entre la porte et le chambranle, de sorte que la serrure ne joua point, et que le commis se rencontra encore nez a nez avec son interlocuteur. Aussi changea-t-il de theme pour dire a d'Artagnan, avec une politesse effrayee: -- Si Monsieur veut parler a M. le surintendant, qu'il aille aux antichambres; ici sont les bureaux, ou Monseigneur ne vient jamais. -- A la bonne heure! dites donc cela! repliqua d'Artagnan. -- De l'autre cote de la cour, fit le commis, enchante d'etre libre. D'Artagnan traversa la cour, et tomba au milieu des valets. -- Monseigneur ne recoit pas a cette heure, lui fut-il repondu par un drole qui portait sur un plat de vermeil trois faisans et douze cailles. -- Dites-lui, fit le capitaine en arretant le valet par le bout de son plat, que je suis M. d'Artagnan, capitaine-lieutenant des mousquetaires de Sa Majeste. Le valet poussa un cri de surprise et disparut. D'Artagnan l'avait suivi a pas lents. Il arriva juste a temps pour trouver dans l'antichambre M. Pelisson, qui, un peu pale, venait de la salle a manger et accourait aux renseignements. D'Artagnan sourit. -- Ce n'est rien de facheux, monsieur Pelisson, rien qu'un petit bon a toucher. -- Ah! fit en respirant l'ami de Fouquet. Et il prit le capitaine par la main, l'attira derriere lui, et le fit entrer dans la salle, ou bon nombre d'amis intimes entouraient le surintendant, place au centre et enseveli dans un fauteuil a coussins. La se trouvaient reunis tous les epicuriens, qui, naguere, a Vaux, faisaient les honneurs de la maison, de l'esprit et de l'argent de M. Fouquet. Amis joyeux, tendres pour la plupart, ils n'avaient pas fui leur protecteur a l'approche de l'orage, et, malgre les menaces du ciel, malgre le tremblement de terre, ils se tenaient la, souriants, prevenants, devoues a l'infortune comme ils l'avaient ete a la prosperite. A la gauche du surintendant, Mme de Belliere; a sa droite, Mme Fouquet: comme si, bravant la loi du monde et faisant taire toute raison des convenances vulgaires, les deux anges protecteurs de cet homme se reunissaient pour lui preter, a un moment de crise, l'appui de leurs bras entrelaces. Mme de Belliere etait pale, tremblante et pleine de respectueuses intentions pour Mme la surintendante, qui, une main sur la main de son mari, regardait anxieusement la porte par laquelle Pelisson allait amener d'Artagnan. Le capitaine entra plein de courtoisie d'abord, et d'admiration ensuite, quand, de son regard infaillible, il eut devine en meme temps qu'embrasse la signification de toutes les physionomies. Fouquet, se soulevant sur son fauteuil: -- Pardonnez-moi, dit-il, monsieur d'Artagnan, si je n'ai pas ete vous recevoir comme venant au nom du roi. Et il accentua ces derniers mots avec une sorte de fermete triste qui penetra d'effroi le coeur de ses amis. -- Monseigneur, repliqua d'Artagnan, je ne viens pas chez vous au nom du roi, si ce n'est pour reclamer le paiement d'un bon de deux cents pistoles. Tous les fronts se deriderent; celui de Fouquet resta seul obscurci. -- Ah! dit-il, monsieur, vous partez aussi pour Nantes, peut-etre? -- Je ne sais pas ou je pars, monseigneur. -- Mais, dit Mme Fouquet rasserenee, vous ne partez pas si vite, monsieur le capitaine, que vous ne nous fassiez l'honneur de vous asseoir avec nous. -- Madame, ce serait un bien grand honneur pour moi; mais je suis tellement presse, que, vous le voyez, j'ai du me permettre d'interrompre votre repas pour faire payer ma cedule. -- A laquelle il sera fait reponse par de l'or, dit Fouquet en faisant un signe a son intendant, qui aussitot partit avec le bon que lui tendait d'Artagnan. -- Oh! fit celui-ci, je n'etais pas inquiet du paiement: la maison est bonne. Un douloureux sourire se dessina sur les traits palis de Fouquet. -- Vous souffrez? demanda Mme de Belliere. -- Votre acces? demanda Mme Fouquet. -- Rien, merci! repliqua le surintendant. -- Votre acces? fit a son tour d'Artagnan. Est-ce que vous etes malade, monseigneur? -- J'ai une fievre tierce qui m'a pris apres la fete de Vaux. -- Quelque fraicheur dans les grottes, la nuit? -- Non, non; une emotion, voila tout. -- Le trop de coeur que vous avez mis a recevoir le roi, dit La Fontaine tranquillement, sans se douter qu'il lancait un sacrilege. -- On ne saurait mettre trop de coeur a recevoir le roi, dit doucement Fouquet a son poete. -- Monsieur a voulu dire le trop d'ardeur, interrompit d'Artagnan avec une franchise parfaite et beaucoup d'amenite. Le fait est, monseigneur, que jamais l'hospitalite ne fut pratiquee comme a Vaux. Mme Fouquet laissa son visage exprimer clairement que, si Fouquet s'etait bien conduit envers le roi, le roi ne rendait pas la pareille au ministre. Mais d'Artagnan savait le terrible secret. Il le savait seul avec Fouquet; ces deux hommes n'avaient pas, l'un le courage de plaindre l'autre, l'autre le droit d'accuser. Le capitaine, a qui l'on apporta les deux cents pistoles, allait prendre conge, quand Fouquet, se levant, prit un verre et en fit donner un a d'Artagnan. -- Monsieur, dit-il, a la sante du roi, _quoi qu'il arrive!_ -- Et a votre sante, monseigneur, _quoi qu'il arrive!_ dit d'Artagnan en buvant. Il salua, sur ces paroles de mauvais augure, toute la compagnie, qui se leva des qu'il eut fait son salut, et on entendit ses eperons et ses bottes jusque dans les profondeurs de l'escalier. -- J'ai cru un moment que c'etait a moi et non a mon argent qu'il en voulait, dit Fouquet en essayant de rire. -- A vous! s'ecrierent ses amis, et pourquoi, mon Dieu? -- Oh! fit le surintendant, ne nous abusons pas, mes chers freres en Epicure; je ne veux pas faire de comparaison entre le plus humble pecheur de la terre et le Dieu que nous adorons, mais, voyez-vous, il donna un jour a ses amis un repas qu'on appelle la Cene, et qui n'etait qu'un diner d'adieu comme celui que nous faisons en ce moment. Un cri, douloureuse denegation, partit de tous les coins de la table. -- Fermez les portes, dit Fouquet. Et les valets disparurent. -- Mes amis, continua Fouquet en baissant la voix, qu'etais-je autrefois? que suis-je aujourd'hui? Consultez-vous et repondez. Un homme comme moi baisse, par cela meme qu'il ne s'eleve plus; que dira-t-on, quand il s'abaisse reellement? Je n'ai plus d'argent, je n'ai plus de credit, je n'ai plus que des ennemis puissants et des amis sans puissance. -- Vite! s'ecria Pelisson en se levant, puisque vous vous expliquez avec cette franchise, c'est a nous d'etre francs aussi. Oui, vous etes perdu; oui, vous courez a votre ruine, arretez- vous. Et, tout d'abord, que nous reste-t-il en argent? -- Sept cent mille livres, dit l'intendant. -- Du pain, murmura Mme Fouquet. -- Des relais, dit Pelisson, des relais, et fuyez. -- Ou cela? -- En Suisse, en Savoie, mais fuyez. -- Si Monseigneur fuit, dit Mme de Belliere, on dira qu'il etait coupable et qu'il a eu peur. -- On dira plus, on dira que j'ai emporte vingt millions avec moi. -- Nous ferons des memoires pour vous justifier, dit La Fontaine; fuyez. -- Je resterai dit Fouquet, et, d'ailleurs, tout ne me sert-il pas? -- Vous avez Belle-Ile! cria l'abbe Fouquet. -- Et j'y vais naturellement, en allant a Nantes, repondit le surintendant; patience, donc, patience! -- Avant Nantes, que de chemin! dit Mme Fouquet. -- Oui, je le sais bien, repliqua Fouquet; mais qu'y faire? Le roi m'appelle aux Etats. Je sais bien que c'est pour me perdre; mais refuser de partir, c'est montrer de l'inquietude. -- Eh bien! j'ai trouve le moyen de tout concilier, s'ecria Pelisson. Vous allez partir pour Nantes. Fouquet le regarda d'un air surpris. -- Mais avec des amis, mais dans votre carrosse jusqu'a Orleans, dans votre gabare jusqu'a Nantes; toujours pret a vous defendre si l'on vous attaque, a echapper si l'on vous menace; en un mot, vous emporterez votre argent pour toute chance, et, tout en fuyant, vous n'aurez fait qu'obeir au roi; puis, touchant la mer quand vous voudrez, vous embarquerez pour Belle-Ile, et, de Belle-Ile, vous vous elancerez ou vous voudrez, pareil a l'aigle qui sort et prend l'espace quand on l'a debusque de son aire. Un assentiment unanime accueillit les paroles de Pelisson. -- Oui, faites cela, dit Mme Fouquet a son mari. -- Faites cela, dit Mme de Belliere. -- Faites! faites! s'ecrierent tous les amis. -- Je le ferai, repliqua Fouquet. -- Des ce soir. -- Dans une heure. -- Sur-le-champ. -- Avec sept cent mille livres, vous recommencerez une fortune, dit l'abbe Fouquet. Qui nous empechera d'armer des corsaires a Belle-Ile? -- Et, s'il le faut, nous irons decouvrir un nouveau monde, ajouta La Fontaine, ivre de projets et d'enthousiasme. Un coup frappe a la porte interrompit ce concours de joie et d'esperance. -- Un courrier du roi! cria le maitre des ceremonies. Alors il se fit un profond silence, comme si le message qu'apportait ce courrier n'etait qu'une reponse a tous les projets enfantes l'instant d'avant. Chacun attendit ce que ferait le maitre, dont le front ruisselait de sueur, et qui, veritablement, souffrait de sa fievre. Fouquet passa dans son cabinet pour recevoir le message de Sa Majeste. Il y avait, nous l'avons dit, un tel silence dans les chambres et dans tout le service, que l'on entendait la voix de Fouquet qui repondait: -- C'est bien, monsieur. Cette voix etait pourtant brisee par la fatigue, alteree par l'emotion. Un instant apres, Fouquet appela Gourville, qui traversa la galerie au milieu de l'attente universelle. Enfin il reparut lui-meme parmi ses convives, mais ce n'etait plus le meme visage, pale et defait, qu'on lui avait vu au depart; de pale, il s'etait fait livide, et, de defait, decompose. Spectre vivant, il s'avancait les bras etendus, la bouche dessechee, comme l'ombre qui vient de saluer des amis d'autrefois. A cette vue chacun se leva, chacun s'ecria, chacun courut a Fouquet. Celui-ci, regardant Pelisson, s'appuya sur la surintendante, et serra la main glacee de la marquise de Belliere. -- Eh bien! fit-il d'une voix qui n'avait plus rien d'humain. -- Qu'arrive-t-il, mon Dieu? lui dit-on. Fouquet ouvrit sa main droite, qui etait crispee, humide; on y vit un papier sur lequel Pelisson se jeta epouvante. Il y lut les lignes suivantes de la main du roi: "Cher et aime Monsieur Fouquet, donnez-nous, sur ce qui vous reste a nous, une somme de sept cent mille livres dont nous avons besoin ce jourd'hui pour notre depart. "Et, comme nous savons que votre sante n'est pas bonne, nous prions Dieu qu'il vous remette en sante et vous ait en sa sainte et digne garde. "Louis. "La presente lettre est pour recu." Un murmure d'effroi circula dans la salle. -- Eh bien! s'ecria Pelisson a son tour, vous avez cette lettre? -- J'ai le recu, oui. -- Que ferez-vous, alors? -- Rien, puisque j'ai le recu. -- Mais... -- Si j'ai le recu, Pelisson, c'est que j'ai paye, fit le surintendant avec une simplicite qui arracha le coeur aux assistants. -- Vous avez paye? s'ecria Mme Fouquet au desespoir. Alors nous sommes perdus! -- Allons, allons, plus de mots inutiles, interrompit Pelisson. Apres l'argent, la vie. Monseigneur, a cheval, a cheval! -- Nous quitter! crierent a la fois les deux femmes, ivres de douleur. -- Eh! monseigneur, en vous sauvant, vous nous sauvez tous. A cheval! -- Mais il ne peut se tenir! Voyez. -- Oh! si l'on reflechit... dit l'intrepide Pelisson. -- Il a raison, murmura Fouquet. -- Monseigneur! monseigneur! cria Gourville en montant l'escalier par quatre degres a la fois; Monseigneur! -- Eh bien! quoi? -- J'escortais, comme vous savez, le courrier du roi avec l'argent. -- Oui. -- Eh bien! arrive au Palais-Royal, j'ai vu... -- Respire un peu, mon pauvre ami, tu suffoques. -- Qu'avez-vous vu? crierent les amis impatients. -- J'ai vu les mousquetaires monter a cheval, dit Gourville. -- Voyez-vous! s'ecria-t-on, voyez-vous! Y a-t-il un instant a perdre? Mme Fouquet se precipita par les montees en demandant ses chevaux. Mme de Belliere s'elanca pour la prendre dans ses bras et lui dit: -- Madame, au nom de son salut, ne temoignez rien, ne manifestez aucune alarme. Pelisson courut pour faire atteler les carrosses. Et, pendant ce temps, Gourville recueillit dans son chapeau ce que les amis pleurants et effares purent y jeter d'or et d'argent, derniere offrande, pieuse aumone faite au malheur par la pauvrete. Le surintendant, entraine par les uns, porte par les autres, fut enferme dans son carrosse. Gourville monta sur le siege et prit les renes; Pelisson contint Mme Fouquet evanouie. Mme de Belliere eut plus de force; elle en fut bien payee: elle recueillit le dernier baiser de Fouquet. Pelisson expliqua facilement ce depart precipite par un ordre du roi qui appelait les ministres a Nantes. Chapitre CCXLII -- Dans le carrosse de M. Colbert Ainsi que l'avait vu Gourville, les mousquetaires du roi montaient a cheval et suivaient leur capitaine. Celui-ci, qui ne voulait pas avoir de gene dans ses allures, laissa sa brigade aux ordres d'un lieutenant, et partit de son cote, sur des chevaux de poste, en recommandant a ses hommes le plus grande diligence. Si rapidement qu'ils allassent, ils ne pouvaient arriver avant lui. Il eut le temps, en passant devant la rue Croix-des-Petits-Champs, de voir une chose qui lui donna beaucoup a penser. Il vit M. Colbert sortant de sa maison pour entrer dans un carrosse qui stationnait devant la porte. Dans ce carrosse, d'Artagnan apercut des coiffes de femme, et, comme il etait curieux, il voulut savoir le nom des femmes cachees par les coiffes. Pour parvenir a les voir, car elles faisaient gros dos et fine oreille, il poussa son cheval si pres du carrosse, que sa botte a entonnoir frotta le mantelet et ebranla tout, contenant et contenu. Les dames, effarouchees, pousserent, l'une un petit cri, auquel d'Artagnan reconnut une jeune femme, l'autre une imprecation a laquelle il reconnut la vigueur et l'aplomb que donne un demi- siecle. Les coiffes s'ecarterent: l'une des femmes etait Mme Vanel, l'autre etait la duchesse de Chevreuse. D'Artagnan eut plus vite vu que les dames. Il les reconnut et elles ne le reconnurent pas; et, comme elles riaient de leur frayeur en se pressant affectueusement les mains: "Bien! se dit d'Artagnan, la vieille duchesse n'est plus aussi difficile qu'autrefois en amities; elle fait la cour a la maitresse de M. Colbert! Pauvre M. Fouquet! cela ne lui presage rien de bon." Et il s'eloigna. M. Colbert prit place dans le carrosse, et ce noble trio commenca un pelerinage assez lent vers le bois de Vincennes. En chemin, Mme de Chevreuse deposa Mme Vanel chez M. son mari, et, restee seule avec Colbert, elle poursuivit sa promenade en causant d'affaires. Elle avait un fonds de conversation inepuisable, cette chere duchesse, et, comme elle parlait toujours pour le mal d'autrui, toujours pour son bien a elle, sa conversation amusait l'interlocuteur et ne laissait pas d'etre pour elle d'un bon rapport. Elle apprit a Colbert, qui l'ignorait, combien il etait un grand ministre, et combien Fouquet allait devenir peu de chose. Elle lui promit de rallier a lui, quand il serait surintendant toute la vieille noblesse du royaume, et lui demanda son avis sur la preponderance qu'il faudrait laisser prendre a La Valliere. Elle le loua, elle le blama, elle l'etourdit. Elle lui montra le secret de tant de secrets, que Colbert craignit un moment d'avoir affaire au diable. Elle lui prouva qu'elle tenait dans sa main le Colbert d'aujourd'hui, comme elle avait tenu le Fouquet d'hier. Et, comme, naivement, il lui demandait la raison de cette haine qu'elle portait au surintendant: -- Pourquoi le haissez-vous vous-meme? dit-elle. -- Madame, en politique, repliqua-t-il, les differences de systemes peuvent amener des dissidences entre les hommes. M. Fouquet m'a paru pratiquer un systeme oppose aux vrais interets du roi. Elle l'interrompit. -- Je ne vous parle plus de M. Fouquet. Le voyage que le roi fait a Nantes nous en rendra raison. M. Fouquet, pour moi, c'est un homme passe. Pour vous aussi. Colbert ne repondit rien. -- Au retour de Nantes, continua la duchesse, le roi, qui ne cherche qu'un pretexte, trouvera que les Etats se sont mal comportes, qu'ils ont fait trop peu de sacrifices. Les Etats diront que les impots sont trop lourds et que la surintendance les a ruines. Le roi s'en prendra a M. Fouquet, et alors... -- Et alors? dit Colbert. -- Oh! on le disgraciera. N'est-ce pas votre sentiment? Colbert lanca vers la duchesse un regard qui voulait dire: "Si on ne fait que disgracier M. Fouquet, vous n'en serez pas la cause." -- Il faut, se hata de dire Mme de Chevreuse, il faut que votre place soit toute marquee, monsieur Colbert. Voyez-vous quelqu'un entre le roi et vous, apres la chute de M. Fouquet? -- Je ne comprends pas, dit-il. -- Vous allez comprendre. Ou vont vos ambitions? -- Je n'en ai pas. -- Il etait inutile alors de renverser le surintendant, monsieur Colbert. C'est oiseux. -- J'ai eu l'honneur de vous dire, madame... -- Oh! oui, l'interet du roi, je sais; mais, enfin, parlons du votre. -- Le mien, c'est de faire les affaires de Sa Majeste. -- Enfin, perdez-vous ou ne perdez-vous pas M. Fouquet? Repondez sans detour. -- Madame, je ne perds personne. -- Je ne comprends pas alors pourquoi vous m'avez achete si cher les lettres de M. Mazarin concernant M. Fouquet. Je ne concois pas non plus pourquoi vous avez mis ces lettres sous les yeux du roi. Colbert, stupefait, regarda la duchesse, et, d'un air contraint: -- Madame, dit-il, je concois encore moins comment, vous qui avez touche l'argent, vous me le reprochez. -- C'est que, fit la vieille duchesse, il faut vouloir ce qu'on veut, a moins qu'on ne puisse ce qu'on veut. -- Voila, dit Colbert, demonte par cette logique brutale. -- Vous ne pouvez? hein? Dites. -- Je ne puis, je l'avoue, detruire aupres du roi certaines influences. -- Qui combattent pour M. Fouquet? Lesquelles? Attendez, que je vous aide. -- Faites, madame. -- La Valliere? -- Oh! peu d'influence, aucune connaissance des affaires et pas de ressort. M. Fouquet lui a fait la cour. -- Le defendre, ce serait l'accuser elle-meme, n'est-ce pas? -- Je crois que oui. -- Il y a encore une autre influence, qu'en dites-vous? -- Considerable. -- La reine mere, peut-etre? -- Sa Majeste la reine mere a pour M. Fouquet une faiblesse bien prejudiciable a son fils. -- Ne croyez pas cela, fit la vieille en souriant. -- Oh! fit Colbert avec incredulite, je l'ai si souvent eprouve! -- Autrefois? -- Recemment encore, madame, a Vaux. C'est elle qui a empeche le roi de faire arreter M. Fouquet. -- On n'a pas tous les jours le meme avis, cher monsieur. Ce que la reine a pu vouloir recemment, elle ne le voudrait peut-etre plus aujourd'hui. -- Pourquoi? fit Colbert etonne. -- Peu importe la raison. -- Il importe beaucoup, au contraire; car, si j'etais certain de ne pas deplaire a Sa Majeste la reine mere, tous mes scrupules seraient leves. -- Eh bien! vous n'etes pas sans avoir entendu parler de certain secret? -- Un secret? -- Appelez cela comme vous voudrez. Bref, la reine mere a pris en horreur tous ceux qui ont participe, d'une facon ou d'une autre, a la decouverte de ce secret, et M. Fouquet, je crois, est un de ceux-la. -- Alors, fit Colbert, on pourrait etre sur de l'assentiment de la reine mere? -- Je quitte a l'instant Sa Majeste, qui me l'a assure. -- Soit, madame. -- Il y a plus: vous connaissez peut-etre un homme qui etait l'ami intime de M. Fouquet, M. d'Herblay, un eveque, je crois? -- Eveque de Vannes. -- Eh bien! ce M. d'Herblay, qui connaissait aussi ce secret, la reine mere le fait poursuivre avec acharnement. -- En verite! -- Si bien poursuivre, que, fut-il mort, on voudrait avoir sa tete pour etre assure qu'elle ne parlera plus. -- C'est le desir de la reine mere? -- Un ordre. -- On cherchera ce M. d'Herblay, madame. -- Oh! nous savons bien ou il est. Colbert regarda la duchesse. -- Dites, madame. -- Il est a Belle-Ile-en-Mer. -- Chez M. Fouquet? -- Chez M. Fouquet. -- On l'aura! Ce fut au tour de la duchesse a sourire. -- Ne croyez pas cela si facilement, dit-elle, et ne le promettez pas si legerement. -- Pourquoi donc, madame? -- Parce que M. d'Herblay n'est pas de ces gens qu'on prend quand on veut. -- Un rebelle, alors? -- Oh! nous autres, monsieur Colbert, nous avons passe toute notre vie a faire les rebelles, et, pourtant, vous le voyez bien, loin d'etre pris, nous prenons les autres. Colbert attacha sur la vieille duchesse un de ces regards farouches dont rien ne traduisait l'expression, et, avec une fermete qui ne manquait point de grandeur: -- Le temps n'est plus, dit-il, ou les sujets gagnaient des duches a faire la guerre au roi de France. M. d'Herblay, s'il conspire, mourra sur un echafaud. Cela fera ou ne fera pas plaisir a ses ennemis, peu nous importe. Et ce nous, etrange dans la bouche de Colbert, fit un instant rever la duchesse. Elle se surprit a compter interieurement avec cet homme. Colbert avait ressaisi la superiorite dans l'entretien; il voulut la garder. -- Vous me demandez, dit-il, madame, de faire arreter ce M. d'Herblay? -- Moi? Je ne vous demande rien. -- Je croyais, madame; mais, puisque je me suis trompe, laissons faire. Le roi n'a encore rien dit. La duchesse se mordit les ongles. -- D'ailleurs, continua Colbert, quelle pauvre prise que celle de cet eveque! Gibier de roi, un eveque! oh! non, non, je ne m'en occuperai meme point. La haine de la duchesse se decouvrit. -- Gibier de femme, dit-elle, et la reine est une femme. Si elle veut qu'on arrete M. d'Herblay, c'est qu'elle a ses raisons. D'ailleurs, M. d'Herblay n'est-il pas ami de celui qui va tomber en disgrace? -- Oh! qu'a cela ne tienne! dit Colbert. On menagera cet homme, s'il n'est pas l'ennemi du roi. Cela vous deplait? -- Je ne dis rien. -- Oui... vous le voulez voir en prison, a la Bastille, par exemple? -- Je crois un secret mieux cache derriere les murs de la Bastille que derriere ceux de Belle-Ile. -- J'en parlerai au roi, qui eclaircira le point. -- En attendant l'eclaircissement, monsieur, l'eveque de Vannes se sera enfui. J'en ferais autant. -- Enfui! lui! et ou s'enfuirait-il? L'Europe est a nous, de volonte, sinon de fait. -- Il trouvera toujours un asile, monsieur. On voit bien que vous ignorez a qui vous avez affaire. Vous ne connaissez pas M. d'Herblay, vous n'avez pas connu Aramis. C'etait un de ces quatre mousquetaires qui, sous le feu roi, ont fait trembler le cardinal de Richelieu, et qui, pendant la Regence, ont donne tant de souci a M. de Mazarin. -- Mais, madame, comment fera-t-il, a moins qu'il n'ait un royaume a lui? -- Il l'a, monsieur. -- Un royaume a lui, M. d'Herblay? -- Je vous repete, monsieur, que, s'il lui faut un royaume, il l'a ou il l'aura. -- Enfin, du moment que vous prenez un interet si grand a ce qu'il n'echappe pas, madame, ce rebelle, je vous assure, n'echappera pas. -- Belle-Ile est fortifiee, monsieur Colbert, et fortifiee par lui. -- Belle-Ile fut-elle aussi defendue par lui, Belle-Ile n'est pas imprenable, et, si M. l'eveque de Vannes est enferme dans Belle- Ile, eh bien! madame, on fera le siege de la place et on le prendra. -- Vous pouvez etre bien certain, monsieur, que le zele que vous deployez pour les interets de la reine mere touchera vivement Sa Majeste, et que vous en aurez une magnifique recompense; mais que lui dirai-je de vos projets sur cet homme? -- Qu'une fois pris il sera enfoui dans une forteresse d'ou jamais son secret ne sortira. -- Tres bien, monsieur Colbert, et nous pouvons dire qu'a dater de cet instant nous avons fait tous deux une alliance solide, vous et moi, et que je suis bien a votre service. -- C'est moi, madame, qui me mets au votre. Ce chevalier d'Herblay, c'est un espion de l'Espagne, n'est-ce pas? -- Mieux que cela. -- Un ambassadeur secret? -- Montez toujours. -- Attendez... le roi Philippe III est devot. C'est... le confesseur de Philippe III? -- Plus haut encore. -- Mordieu! s'ecria Colbert, qui s'oublia jusqu'a jurer en presence de cette grande dame, de cette vieille amie de la reine mere, de la duchesse de Chevreuse enfin. C'est donc le general des jesuites? -- Je crois que vous avez devine, repondit la duchesse. -- Ah! madame, alors cet homme nous perdra tous si nous ne le perdons, et encore faut-il se hater! -- C'est mon avis, monsieur; mais je n'osais vous le dire. -- Et nous avons eu du bonheur qu'il se soit attaque au trone, au lieu de s'attaquer a nous. -- Mais notez bien ceci, monsieur Colbert: jamais M. d'Herblay ne se decourage, et, s'il a manque son coup, il recommencera. S'il a laisse echapper l'occasion de se faire un roi pour lui, il en fera tot ou tard un autre, dont, a coup sur, vous ne serez pas le premier ministre. Colbert fronca le sourcil avec une expression menacante. -- Je compte bien que la prison nous reglera cette affaire-la d'une maniere satisfaisante pour tous deux, madame. La duchesse sourit. -- Si vous saviez, dit-elle, combien de fois Aramis est sorti de prison! -- Oh! reprit Colbert, nous aviserons a ce qu'il n'en sorte pas cette fois-ci. -- Mais vous n'avez donc pas entendu ce que je vous ai dit tout a l'heure? Vous ne vous rappelez donc pas qu'Aramis etait un des quatre invincibles que redoutait Richelieu? Et, a cette epoque, les quatre mousquetaires n'avaient point ce qu'ils ont aujourd'hui: l'argent et l'experience. Colbert se mordit les levres. -- Nous renoncerons a la prison, dit-il d'un ton plus bas. Nous trouverons une retraite dont l'invincible ne puisse pas sortir. -- A la bonne heure, notre allie! repondit la duchesse. Mais voici qu'il se fait tard; est-ce que nous ne rentrons pas? -- D'autant plus volontiers, madame, que j'ai mes preparatifs a faire pour partir avec le roi. -- A Paris! cria la duchesse au cocher. Et le carrosse retourna vers le faubourg Saint-Antoine apres la conclusion de ce traite qui livrait a la mort le dernier ami de Fouquet, le dernier defenseur de Belle-Ile, l'ancien ami de Marie Michon, le nouvel ennemi de la duchesse. Chapitre CCXLIII -- Les deux gabares D'Artagnan etait parti: Fouquet aussi etait parti, et lui avec une rapidite que doublait le tendre interet de ses amis. Les premiers moments de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette fuite, furent troubles par la crainte incessante de tous les chevaux, de tous les carrosses qu'on apercevait derriere le fugitif. Il n'etait pas naturel, en effet, que Louis XIV, s'il en voulait a cette proie, la laissat echapper; le jeune lion savait deja la chasse, et il avait des limiers assez ardents pour s'en reposer sur eux. Mais, insensiblement, toutes les craintes s'evanouirent; le surintendant, a force de courir, mit une telle distance entre lui et les persecuteurs, que, raisonnablement, nul ne le pouvait atteindre. Quant a la contenance, ses amis la lui avaient faite excellente. Ne voyageait-il pas pour aller joindre le roi a Nantes, et la rapidite meme ne temoignait-elle pas de son zele. Il arriva fatigue mais rassure, a Orleans, ou il trouva, grace aux soins d'un courrier qui l'avait precede, une belle gabare a huit rameurs. Ces gabares, en forme de gondoles, un peu larges, un peu lourdes, contenant une petite chambre couverte en forme de tillac et une chambre de poupe formee par une tente, faisaient alors le service d'Orleans a Nantes par la Loire; et ce trajet, long de nos jours, paraissait alors plus doux et plus commode que la grande route avec ses bidets de poste ou ses mauvais carrosses a peine suspendus. Fouquet monta dans cette gabare, qui partit aussitot. Les rameurs, sachant qu'ils avaient l'honneur de mener le surintendant des finances, s'escrimaient de leur mieux, et ce mot magique, les _finances_, leur promettait quelque bonne gratification dont ils voulaient se rendre dignes. La gabare vola sur les flots de la Loire. Un temps magnifique, un de ces soleils levants qui empourprent les paysages, laissait au fleuve toute sa serenite limpide. Le courant et les rameurs porterent Fouquet comme les ailes portent l'oiseau; il arriva devant Beaugency sans qu'aucun accident eut signale le voyage. Fouquet esperait arriver le premier de tous a Nantes; la, il verrait les notables et se donnerait un appui parmi les principaux membres des Etats; il se rendrait necessaire, chose facile a un homme de son merite, et retarderait la catastrophe, s'il ne reussissait pas a l'eviter entierement. -- D'ailleurs, lui disait Gourville, a Nantes vous devinerez ou nous devinerons les intentions de vos ennemis; nous aurons les chevaux prets pour gagner l'inextricable Poitou, une barque pour gagner la mer, et, une fois en mer, Belle-Ile est le port inviolable. Vous voyez, en outre, que nul ne vous guette et que nul ne nous suit. Il achevait a peine, que l'on decouvrit de loin, derriere un coude forme par le fleuve, la mature d'une gabare importante qui descendait. Les rameurs du bateau de Fouquet pousserent un cri de surprise en voyant cette gabare. -- Qu'y a-t-il? demanda Fouquet. -- Il y a, monseigneur, repondit le patron de la barque, que c'est une chose vraiment extraordinaire, et que cette gabare marche comme un ouragan. Gourville tressaillit et monta sur le tillac pour mieux voir. Fouquet ne monta pas, lui; mais il dit a Gourville avec une defiance contenue: -- Voyez donc ce que c'est, mon cher. La gabare venait de depasser le coude. Elle nageait si vite, que, derriere elle, on voyait fremir la blanche trainee de son sillage, illumine des feux du jour. -- Comme ils vont! repeta le patron, comme ils vont! il parait que la paie est bonne. Je ne croyais pas, ajouta le patron, que des avirons de bois pussent se comporter mieux que les notres; mais, en voici la-bas qui me prouvent le contraire. -- Je crois bien! s'ecria un des rameurs; ils sont douze et nous ne sommes que huit. -- Douze! fit Gourville, douze rameurs? Impossible! Le chiffre de huit rameurs, pour une gabare, n'avait jamais ete depasse, meme pour le roi. On avait fait cet honneur a M. le surintendant bien plus encore par hate que par respect. -- Que signifie cela? dit Gourville en cherchant a distinguer, sous la tente, qu'on apercevait deja, les voyageurs, que l'oeil le plus subtil n'eut pas encore reussi a reconnaitre. -- Faut-il qu'ils soient presses! Car ce n'est pas le roi, dit le patron. Fouquet frissonna. -- A quoi voyez-vous que ce n'est pas le roi? dit Gourville. -- D'abord, parce qu'il n'y a pas de pavillon blanc aux fleurs de lis, que la gabare royale porte toujours. -- Et ensuite, dit M. Fouquet, parce qu'il est impossible que ce soit le roi, Gourville, attendu que le roi etait encore hier a Paris. Gourville repondit au surintendant par un regard qui signifiait: "Vous y etiez bien vous-meme." -- Et a quoi voit-on qu'ils sont presses? ajouta-t-il pour gagner du temps. -- A ce que, monsieur, dit le patron, ces gens-la ont du partir longtemps apres nous, et qu'ils nous ont rejoints, ou a peu pres. -- Bah! fit Gourville, qui vous dit qu'ils ne sont point partis de Beaugency ou de Niort meme? -- Nous n'avons vu aucune gabare de cette force, si ce n'est a Orleans. Elle vient d'Orleans, monsieur, et se depeche. M. Fouquet et Gourville echangerent un coup d'oeil. Le patron remarqua cette inquietude. Gourville aussitot pour lui donner le change: -- Quelque ami, dit-il qui aura gage de nous rattraper; gagnons le pari, et ne nous laissons pas atteindre. Le patron ouvrait la bouche pour repondre que c'etait impossible, lorsque M. Fouquet, avec hauteur: -- Si c'est quelqu'un qui veut nous joindre, dit-il, laissons-le venir. -- On peut essayer, monseigneur, dit le patron timidement. Allons, vous autres, du nerf! nagez! -- Non, dit M. Fouquet, arretez tout court, au contraire. -- Monseigneur, quelle folie! interrompit Gourville en se penchant a son oreille. -- Tout court! repeta M. Fouquet. Les huit avirons s'arreterent, et, resistant a l'eau, imprimerent un mouvement retrograde a la gabare. Elle etait arretee. Les douze rameurs de l'autre ne distinguerent pas d'abord cette manoeuvre, car ils continuerent a lancer l'esquif si vigoureusement, qu'il arriva tout au plus a portee de mousquet. M. Fouquet avait la vue mauvaise; Gourville etait gene par le soleil, qui frappait ses yeux; le patron seul, avec cette habitude et cette nettete que donne la lutte contre les elements, apercut distinctement les voyageurs de la gabare voisine. -- Je les vois! s'ecria-t-il, ils sont deux. -- Je ne vois rien, dit Gourville. -- Vous n'allez pas tarder a les distinguer; en quelques coups d'aviron, ils seront a vingt pas de nous. Mais ce qu'annoncait le patron ne se realisa pas; la gabare imita le mouvement commande par M. Fouquet, et, au lieu de venir joindre ses pretendus amis, elle s'arreta tout net sur le milieu du fleuve. -- Je n'y comprends plus rien, dit le patron. -- Ni moi, dit Gourville. -- Vous qui voyez si bien les gens qui menent cette gabare, reprit M. Fouquet, tachez de nous les peindre, patron, avant que nous en soyons trop loin. -- Je croyais en voir deux, repondit le batelier, je n'en vois plus qu'un sous la tente. -- Comment est-il? -- C'est un homme brun, large d'epaules, court de cou. Un petit nuage passa dans l'azur du ciel, et vint, a ce moment, masquer le soleil. Gourville, qui regardait toujours, une main sur les yeux, put voir ce qu'il cherchait, et, tout a coup, sautant du tillac dans la chambre ou l'attendait Fouquet: -- Colbert! lui dit-il d'une voix alteree par l'emotion. -- Colbert? repeta Fouquet. Oh! voila qui est etrange; mais non, c'est impossible! -- Je le reconnais, vous dis-je, et lui-meme m'a si bien reconnu, qu'il vient de passer dans la chambre de poupe. Peut-etre le roi l'envoie-t-il pour nous faire revenir. -- En ce cas, il nous joindrait au lieu de rester en panne. Que fait-il la? -- Il nous surveille sans doute, monseigneur? -- Je n'aime pas les incertitudes, s'ecria Fouquet; marchons droit a lui. -- Oh! monseigneur, ne faites pas cela! la gabare est pleine de gens armes. -- Il m'arreterait donc, Gourville? Pourquoi ne vient-il pas, alors? -- Monseigneur, il n'est pas de votre dignite d'aller au devant meme de votre perte. -- Mais souffrir que l'on me guette comme un malfaiteur? -- Rien ne dit qu'on vous guette, monseigneur; soyez patient. -- Que faire, alors? -- Ne vous arretez pas; vous n'alliez aussi vite que pour paraitre obeir avec zele aux ordres du roi. Redoublez de vitesse. Qui vivra, verra! -- C'est juste. Allons! s'ecria Fouquet, puisque l'on demeure coi la-bas, marchons nous autres. Le patron donna le signal, et les rameurs de Fouquet reprirent leur exercice avec tout le succes qu'on pouvait attendre de gens reposes. A peine la gabare eut-elle fait cent brasses, que l'autre, celle aux douze rameurs, se remit en marche egalement. Cette course dura tout le jour, sans que la distance grandit ou diminuat entre les deux equipages. Vers le soir, Fouquet voulut essayer les intentions de son persecuteur. Il ordonna aux rameurs de tirer vers la terre comme pour operer une descente. La gabare de Colbert imita cette manoeuvre et cingla vers la terre en biaisant. Par le plus grand des hasards, a l'endroit ou Fouquet fit mine de debarquer, un valet d'ecurie du chateau de Langeais suivait la berge fleurie en menant trois chevaux a la longe. Sans doute les gens de la gabare a douze rameurs crurent-ils que Fouquet se dirigeait vers des chevaux prepares pour sa fuite; car on vit quatre ou cinq hommes, armes de mousquets, sauter de cette gabare a terre et marcher sur la berge, comme pour gagner du terrain sur les chevaux et le cavalier. Fouquet, satisfait d'avoir force l'ennemi a une demonstration, se le tint pour dit, et recommenca de faire marcher son bateau. Les gens de Colbert remonterent aussitot dans le leur, et la course entre les deux equipages reprit avec une nouvelle perseverance. Ce que voyant, Fouquet se sentit menace de pres, et, d'une voix prophetique: -- Eh bien! Gourville dit-il tres bas, que disais-je a notre dernier repas, chez moi? vais-je ou non a ma ruine? -- Oh! monseigneur. -- Ces deux bateaux qui se suivent avec autant d'emulation que si nous nous disputions, M. Colbert et moi, un prix de vitesse sur la Loire, ne representent-ils pas bien nos deux fortunes, et ne crois-tu pas, Gourville que l'un des deux fera naufrage a Nantes? -- Au moins, objecta Gourville, il y a encore incertitude; vous allez paraitre aux Etats, vous allez montrer quel homme vous etes; votre eloquence et votre genie dans les affaires sont le bouclier et l'epee qui vous serviront a vous defendre, sinon a vaincre. Les Bretons ne vous connaissent point, et, quand ils vous connaitront, votre cause est gagnee. Oh! que M. Colbert se tienne bien, car sa gabare est aussi exposee que la votre a chavirer. Les deux vont vite, la sienne plus que la votre, c'est vrai; on verra laquelle arrivera la premiere au naufrage. Fouquet, prenant la main de Gourville: -- Ami, dit-il, c'est tout juge; rappelle-toi le proverbe: _Les premiers vont devant._ Eh bien! Colbert n'a garde de me passer! C'est un prudent, Colbert. Il avait raison; les deux gabares voguerent jusqu'a Nantes, se surveillant l'une l'autre; quand le surintendant aborda, Gourville espera qu'il pourrait chercher tout de suite son refuge et faire preparer des relais. Mais, au debarquer, la seconde gabare rejoignit la premiere, et Colbert, s'approchant de Fouquet, le salua sur le quai avec les marques du plus profond respect. Marques tellement significatives, tellement bruyantes, qu'elles eurent pour resultat de faire accourir toute une population sur la Fosse. Fouquet se possedait completement; il sentait qu'en ses derniers moments de grandeur il avait des obligations envers lui-meme. Il voulait tomber de si haut, que sa chute ecrasat quelqu'un de ses ennemis. Colbert se trouvait la, tant pis pour Colbert. Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, repondit-il avec ce clignement d'yeux arrogant qui lui etait particulier: -- Quoi! c'est vous, monsieur Colbert? -- Pour vous rendre mes hommages, monseigneur, dit celui-ci. -- Vous etiez dans cette gabare? Il designa la fameuse barque a douze rameurs. -- Oui, monseigneur. -- A douze rameurs? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert! Un moment, j'ai cru que c'etait la reine mere ou le roi. -- Monseigneur... Et Colbert rougit. -- Voila un voyage qui coutera cher a ceux qui le paient, monsieur l'intendant, dit Fouquet. Mais, enfin, vous etes arrive. Vous voyez bien, ajouta-t-il un moment apres, que, moi qui n'avais pas plus de huit rameurs, je suis arrive avant vous. Et il lui tourna le dos, le laissant indecis de savoir reellement si toutes les tergiversations de la seconde gabare avaient echappe a la premiere. Au moins ne lui donnait-il pas la satisfaction de montrer qu'il avait eu peur. Colbert, si facheusement secoue, ne se rebuta pas; il repondit: -- Je n'ai pas ete vite, monseigneur, parce que je m'arretais chaque fois que vous vous arretiez. -- Et pourquoi cela, monsieur Colbert? s'ecria Fouquet irrite de cette basse audace; pourquoi puisque vous aviez un equipage superieur au mien, ne me joigniez-vous ou ne me depassiez-vous pas? -- Par respect, fit l'intendant, qui salua jusqu'a terre. Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait, on ne sait pourquoi ni comment, et il se rendit a la Maison de Nantes, escorte d'une grande foule qui, depuis plusieurs jours, bouillonnait dans l'attente d'une convocation des Etats. A peine fut-il installe, que Gourville sortit pour aller faire preparer les chevaux sur la route de Poitiers et de Vannes et un bateau a Paimboeuf. Il fit avec tant de mystere, d'activite, de generosite ces differentes operations, que jamais Fouquet, alors travaille par son acces de fievre, ne fut plus pres du salut, sauf la cooperation de cet agitateur immense des projets humains: le hasard. Le bruit se repandit en ville, cette nuit, que le roi venait en grande hate sur des chevaux de poste, et qu'il arriverait dans dix ou douze heures. Le peuple, en attendant le roi, se rejouissait fort de voir les mousquetaires, fraichement arrives avec M. d'Artagnan, leur capitaine, et casernes dans le chateau, dont ils occupaient tous les postes en qualite de garde d'honneur. M. d'Artagnan, qui etait fort poli, se presenta vers dix heures chez le surintendant, pour lui offrir ses respectueux hommages, et, bien, que le ministre eut la fievre bien qu'il fut souffrant et trempe de sueur, il voulut recevoir M. d'Artagnan, lequel fut charme de cet honneur, comme on le verra par l'entretien qu'ils eurent ensemble. Chapitre CCXLIV -- Conseils d'ami Fouquet s'etait couche, en homme qui tient a la vie et qui economise le plus possible ce mince tissu de l'existence, dont les chocs et les angles de ce monde usent si vite l'irreparable tenuite. D'Artagnan parut sur le seuil de la chambre et fut salue par le surintendant d'un bonjour tres affable. -- Bonjour, monseigneur, repondit le mousquetaire; comment vous trouvez-vous de ce voyage? -- Assez bien. Merci. -- Et de la fievre? -- Assez mal. Je bois, comme vous voyez. A peine arrive, j'ai frappe sur Nantes une contribution de tisane. -- Il faut dormir d'abord, monseigneur. -- Eh! corbleu! cher monsieur d'Artagnan, je dormirais bien volontiers... -- Qui vous en empeche? -- Mais vous, d'abord. -- Moi? Ah! Monseigneur!... -- Sans doute. Est-ce que, a Nantes comme a Paris, vous ne venez pas au nom du roi? -- Pour Dieu! monseigneur, repliqua le capitaine, laissez donc le roi en repos! Le jour ou je viendrai de la part du roi pour ce que vous voulez me dire, je vous promets de ne pas vous faire languir. Vous me verrez mettre la main a l'epee, selon l'ordonnance, et vous m'entendrez dire du premier coup, de ma voix de ceremonie: "Monseigneur, au nom du roi, je vous arrete" Fouquet tressaillit malgre lui, tant l'accent du Gascon spirituel avait ete naturel et vigoureux. La representation du fait etait presque aussi effrayante que le fait lui-meme. -- Vous me promettez cette franchise? dit le surintendant. -- Sur l'honneur! Mais nous n'en sommes pas la, croyez-moi. -- Qui vous fait penser cela, monsieur d'Artagnan? Moi, je crois tout le contraire. -- Je n'ai entendu parler de quoi que ce soit, repliqua d'Artagnan. -- Eh! eh! fit Fouquet. -- Mais non, vous etes un agreable homme, malgre votre fievre. Le roi ne peut, ne doit s'empecher de vous aimer au fond du coeur. Fouquet fit la grimace. -- Mais M. Colbert? dit-il. M. Colbert m'aime-t-il aussi autant que vous le dites? -- Je ne parle point de M. Colbert, reprit d'Artagnan. C'est un homme exceptionnel, celui-la! Il ne vous aime pas, c'est possible; mais mordioux! l'ecureuil peut se garer de la couleuvre, pour peu qu'il le veuille. -- Savez-vous que vous me parlez en ami, repliqua Fouquet, et que, sur ma vie! je n'ai jamais trouve un homme de votre esprit et de votre coeur? -- Cela vous plait a dire, fit d'Artagnan. Vous attendez a aujourd'hui pour me faire un compliment pareil? -- Aveugles que nous sommes! murmura Fouquet. -- Voila votre voix qui s'enroue, dit d'Artagnan. Buvez, monseigneur, buvez. Et il lui offrit une tasse de tisane avec la plus cordiale amitie; Fouquet la prit et le remercia par un bon sourire. -- Ces choses-la n'arrivent qu'a moi, dit le mousquetaire. J'ai passe dix ans sous votre barbe quand vous remuiez des tonnes d'or; vous faisiez quatre millions de pension par an, vous ne m'avez jamais remarque; et voila que vous vous apercevez que je suis au monde, precisement au moment... -- Ou je vais tomber, interrompit Fouquet. C'est vrai cher monsieur d'Artagnan. -- Je ne dis pas cela. -- Vous le pensez, c'est tout. Eh bien! si je tombe, prenez ma parole pour vraie, je ne passerai pas un jour sans me dire, en me frappant la tete: "Fou! fou! stupide mortel! Tu avais M. d'Artagnan sous la main, et tu ne t'es pas servi de lui! et tu ne l'as pas enrichi!" -- Vous me comblez! dit le capitaine; je raffole de vous. -- Encore un homme qui ne pense pas comme M. Colbert, fit le surintendant. -- Que ce Colbert vous tient aux cotes! C'est pis que votre fievre. -- Ah! j'ai mes raisons, dit Fouquet. Jugez-les. Et il lui raconta les details de la course des gabares et l'hypocrite persecution de Colbert. -- N'est-ce pas le meilleur signe de ma ruine? D'Artagnan devint serieux. -- C'est juste, dit-il. Oui, cela sent mauvais, comme disait M. de Treville. Et il attacha sur Fouquet son regard intelligent et significatif. -- N'est-ce pas, capitaine, que je suis bien designe? N'est-ce pas que le roi m'amene bien a Nantes pour m'isoler de Paris, ou j'ai tant de creatures, et pour s'emparer de Belle-Ile? -- Ou est M. d'Herblay, ajouta d'Artagnan. Fouquet leva la tete. -- Quant a moi, monseigneur, poursuivit d'Artagnan, je puis vous assurer que le roi ne m'a rien dit contre vous. -- Vraiment? -- Le roi m'a commande de partir pour Nantes, c'est vrai; de n'en rien dire a M. de Gesvres. -- Mon ami. -- A M. de Gesvres, oui, monseigneur, continua le mousquetaire, dont les yeux ne cessaient de parler un langage oppose au langage des levres. Le roi m'a commande encore de prendre une brigade des mousquetaires, ce qui est superflu en apparence, puisque le pays est calme. -- Une brigade? dit Fouquet en se levant sur un coude. -- Quatre-vingt-seize cavaliers, oui, monseigneur, le meme nombre qu'on avait pris pour arreter MM. de Chalais, de Cinq-Mars et Montmorency. Fouquet dressa l'oreille a ces mots, prononces sans valeur apparente. -- Et puis? dit-il. -- Et puis d'autres ordres insignifiants, tels que ceux-ci: "Garder le chateau; garder chaque logis; ne laisser aucun garde de M. de Gesvres prendre faction." De M. de Gesvres, votre ami. -- Et pour moi, s'ecria Fouquet, quels ordres? -- Pour vous, monseigneur, pas le plus petit mot. -- Monsieur d'Artagnan, il s'agit de me sauver l'honneur et la vie, peut etre! Vous ne me tromperiez pas? -- Moi!... et dans quel but? Est-ce que vous etes menace? Seulement, il y a bien, touchant les carrosses et les bateaux, un ordre... -- Un ordre? -- Oui; mais qui ne saurait vous concerner. Simple mesure de police. -- Laquelle, capitaine? laquelle? -- C'est d'empecher tous chevaux ou bateaux de sortir de Nantes sans un sauf-conduit signe du roi. -- Grand-Dieu! mais... D'Artagnan se mit a rire. -- Cela n'aura d'execution qu'apres l'arrivee du roi a Nantes; ainsi, vous voyez bien, monseigneur, que l'ordre ne vous concerne en rien. Fouquet devint reveur, et d'Artagnan feignit de ne pas remarquer sa preoccupation. -- Pour que je vous confie la teneur des ordres qu'on m'a donnes, il faut que je vous aime et que je tienne a vous prouver qu'aucun n'est dirige contre vous. -- Sans doute, dit Fouquet distrait. -- Recapitulons, dit le capitaine avec son coup d'oeil charge d'insistance: Garde speciale et severe du chateau dans lequel vous aurez votre logis n'est-ce pas? Connaissez-vous ce chateau?... Ah! monseigneur, une vraie prison! Absence totale de M. de Gesvres, qui a l'honneur d'etre de vos amis... Cloture des portes de la ville et de la riviere, sauf une passe, mais seulement quand le roi sera venu... Savez-vous bien, monsieur Fouquet, que si, au lieu de parler a un homme comme vous, qui etes un des premiers du royaume, je parlais a une conscience troublee, inquiete, je me compromettrais a jamais? La belle occasion pour quelqu'un qui voudrait prendre le large! Pas de police, pas de gardes, pas d'ordres; l'eau libre, la route franche, M. d'Artagnan oblige de preter ses chevaux si on les lui demandait! Tout cela doit vous rassurer, monsieur Fouquet; car le roi ne m'eut pas laisse ainsi independant, s'il eut eu de mauvais desseins. En verite, monsieur Fouquet, demandez-moi tout ce qui pourra vous etre agreable: je suis a votre disposition; et seulement, si vous y consentez, vous me rendrez un service; celui de souhaiter le bonjour a Aramis et a Porthos, au cas ou vous embarqueriez pour Belle-Ile, ainsi que vous avez le droit de le faire, sans desemparer, tout de suite, en robe de chambre, comme vous voila. Sur ces mots, et avec une profonde reverence, le mousquetaire, dont les regards n'avaient rien perdu de leur intelligente bienveillance, sortit de l'appartement et disparut. Il n'etait pas aux degres du vestibule, que Fouquet, hors de lui, se pendit a la sonnette et cria: -- Mes chevaux! ma gabare! Personne ne repondit. Le surintendant s'habilla lui-meme de tout ce qu'il trouva sous sa main. -- Gourville!... Gourville!... cria-t-il tout en glissant sa montre dans sa poche. Et la sonnette joua encore, tandis que Fouquet repetait: -- Gourville!... Gourville!... Gourville parut, haletant, pale. -- Partons! partons! cria le surintendant des qu'il le vit. -- Il est trop tard! fit l'ami du pauvre Fouquet. -- Trop tard! pourquoi? -- Ecoutez! On entendit des trompettes et un bruit de tambour devant le chateau. -- Quoi donc, Gourville? -- Le roi qui arrive, monseigneur. -- Le roi? -- Le roi, qui a brule etapes sur etapes; le roi, qui a creve des chevaux et qui avance de huit heures sur votre calcul. -- Nous sommes perdus! murmura Fouquet. Brave d'Artagnan, va! tu m'as parle trop tard! Le roi arrivait, en effet, dans la ville; on entendit bientot le canon du rempart et celui d'un vaisseau qui repondait du bas de la riviere. Fouquet fronca le sourcil, appela ses valets de chambre et se fit habiller en ceremonie. De sa fenetre, derriere les rideaux, il voyait l'empressement du peuple et le mouvement d'une grande troupe qui avait suivi le prince sans que l'on put deviner comment. Le roi fut conduit au chateau en grande pompe, et Fouquet le vit mettre pied a terre sous la herse et parler bas a l'oreille de d'Artagnan, qui tenait l'etrier. D'Artagnan, le roi etant passe sous la voute, se dirigea vers la maison de Fouquet, mais si lentement, si lentement, en s'arretant tant de fois pour parler a ses mousquetaires, echelonnes en haie, que l'on eut dit qu'il comptait les secondes ou les pas avant d'accomplir son message. Fouquet ouvrit la fenetre pour lui parler dans la cour. -- Ah! s'ecria d'Artagnan en l'apercevant, vous etes encore chez vous, monseigneur. Et ce _encore_ suffit pour prouver a M. Fouquet combien d'enseignements et de conseils utiles renfermait la premiere visite du mousquetaire. Le surintendant se contenta de soupirer. -- Mon Dieu, oui, monsieur, repondit-il; l'arrivee du roi m'a interrompu dans les projets que j'avais. -- Ah! vous savez que le roi vient d'arriver? -- Je l'ai vu, oui, monsieur; et, cette fois, vous venez de sa part?... -- Savoir de vos nouvelles, monseigneur, et, si votre sante n'est pas trop mauvaise, vous prier de vouloir bien vous rendre au chateau. -- De ce pas, monsieur d'Artagnan, de ce pas. -- Ah! dame! fit le capitaine, a present que le roi est la, il n'y a plus de promenade pour personne, plus de libre arbitre; la consigne gouverne a present, vous comme moi, moi comme vous. Fouquet soupira une derniere fois, monta en carrosse, tant sa faiblesse etait grande, et se rendit au chateau, escorte par d'Artagnan, dont la politesse n'etait pas moins effrayante cette fois qu'elle n'avait ete naguere consolante et gaie. Chapitre CCXLV -- Comment le roi Louis XIV joua son petit role Comme Fouquet descendait de carrosse pour entrer dans le chateau de Nantes, un homme du peuple s'approcha de lui avec tous les signes du plus grand respect et lui remit une lettre. D'Artagnan voulut empecher cet homme d'entretenir Fouquet, et l'eloigna, mais le message avait ete remis au surintendant. Fouquet decacheta la lettre et la lut; en ce moment, un vague effroi que d'Artagnan penetra facilement se peignit sur les traits du premier ministre. M. Fouquet mit le papier dans le portefeuille qu'il avait sous son bras, et continua son chemin vers les appartements du roi. D'Artagnan, par les petites fenetres pratiquees a chaque etage du donjon, vit, en montant derriere Fouquet, l'homme au billet regarder autour de lui sur la place et faire des signes a plusieurs personnes qui disparurent dans les rues adjacentes, apres avoir elles-memes repete ces signes faits par le personnage que nous avons indique. On fit attendre Fouquet un moment sur cette terrasse dont nous avons parle, terrasse qui aboutissait au petit corridor apres lequel on avait etabli le cabinet du roi. D'Artagnan alors passa devant le surintendant, que, jusque-la, il avait accompagne respectueusement, et entra dans le cabinet royal. -- Eh bien? lui demanda Louis XIV, qui, en l'apercevant, jeta sur la table couverte de papiers une grande toile verte. -- L'ordre est execute, Sire. -- Et Fouquet? -- M. le surintendant me suit, repliqua d'Artagnan. -- Dans dix minutes, on l'introduira pres de moi, dit le roi en congediant d'Artagnan d'un geste. Celui-ci sortit, et, a peine arrive dans le corridor a l'extremite duquel Fouquet l'attendait, fut rappele par la clochette du roi. -- Il n'a pas paru etonne? demanda le roi. -- Qui, Sire? -- _Fouquet_, repeta le roi sans dire monsieur, particularite qui confirma le capitaine des mousquetaires dans ses soupcons. -- Non, Sire, repliqua-t-il. -- Bien. Et, pour la seconde fois, Louis renvoya d'Artagnan. Fouquet n'avait pas quitte la terrasse ou il avait ete laisse par son guide; il relisait son billet ainsi concu: "Quelque chose se trame contre vous. Peut-etre n'osera-t-on au chateau; ce serait a votre retour chez vous. Le logis est deja cerne par les mousquetaires. N'y entrez pas; un cheval blanc vous attend derriere l'esplanade." M. Fouquet avait reconnu l'ecriture et le zele de Gourville. Ne voulant point que, s'il lui arrivait malheur ce papier put compromettre un fidele ami, le surintendant s'occupait a dechirer ce billet en des milliers de morceaux eparpilles au vent hors du balustre de la terrasse. D'Artagnan le surprit, regardant voltiger les dernieres miettes dans l'espace. -- Monsieur, dit-il, le roi vous attend. Fouquet marcha d'un pas delibere dans le petit corridor ou travaillaient MM. de Brienne et Rose, tandis que le duc de Saint- Aignan, assis sur une petite chaise, aussi dans le corridor, semblait attendre des ordres et baillait d'une impatience fievreuse, son epee entre les jambes. Il sembla etrange a Fouquet que MM. de Brienne, Rose et de Saint- Aignan, d'ordinaire si attentifs, si obsequieux, se derangeassent a peine lorsque lui, le surintendant, passa. Mais comment eut-il trouve autre chose chez des courtisans, celui que le roi n'appelait plus que Fouquet? Il releva la tete, et, bien decide a tout braver en face, entra chez le roi apres qu'une clochette qu'on connait deja l'eut annonce a Sa Majeste. Le roi, sans se lever, lui fit un signe de tete, et, avec interet: -- Eh! comment allez-vous, monsieur Fouquet? dit-il. -- Je suis dans mon acces de fievre, repliqua le surintendant mais tout au service du roi. -- Bien; les Etats s'assemblent demain: avez-vous un discours pret? Fouquet regarda le roi avec etonnement. -- Je n'en ai pas, Sire, dit-il; mais j'en improviserai un. Je sais assez a fond les affaires pour ne pas demeurer embarrasse. Je n'ai qu'une question a faire: Votre Majeste me le permettra-t- elle? -- Faites. -- Pourquoi Sa Majeste n'a-t-elle pas fait l'honneur a son premier ministre de l'avertir a Paris? -- Vous etiez malade; je ne veux pas vous fatiguer. -- Jamais un travail, jamais une explication ne me fatigue, Sire, et, puisque le moment est venu pour moi de demander une explication a mon roi... -- Oh! monsieur Fouquet! et sur quoi une explication? -- Sur les intentions de Sa Majeste a mon egard. Le roi rougit. -- J'ai ete calomnie, repartit vivement Fouquet, et je dois provoquer la justice du roi a des enquetes. -- Vous me dites cela bien inutilement, monsieur Fouquet; je sais ce que je sais. -- Sa Majeste ne peut savoir les choses que si on les lui a dites, et je ne lui ai rien dit, moi, tandis que d'autres ont parle maintes et maintes fois a... -- Que voulez-vous dire? fit le roi, impatient de clore cette conversation embarrassante. -- Je vais droit au fait, Sire, et j'accuse un homme de me nuire aupres de Votre Majeste. -- Personne ne vous nuit, monsieur Fouquet. -- Cette reponse, Sire, me prouve que j'avais raison. -- Monsieur Fouquet, je n'aime pas qu'on accuse. -- Quand on est accuse! -- Nous avons deja trop parle de cette affaire. -- Votre Majeste ne veut pas que je me justifie? -- Je vous repete que je ne vous accuse pas. Fouquet fit un pas en arriere en faisant un demi-salut. "Il est certain, pensa-t-il, qu'il a pris un parti. Celui qui ne peut reculer a seul une pareille obstination. Ne pas voir le danger dans ce moment, ce serait etre aveugle; ne pas l'eviter, ce serait etre stupide." Il reprit tout haut: -- Votre Majeste m'a demande pour un travail? -- Non, monsieur Fouquet, pour un conseil que j'ai a vous donner. -- J'attends respectueusement, Sire. -- Reposez-vous, monsieur Fouquet; ne prodiguez plus vos forces: la session des Etats sera courte, et, quand mes secretaires l'auront close, je ne veux plus que l'on parle affaires de quinze jours en France. -- Le roi n'a rien a me dire au sujet de cette assemblee des Etats? -- Non, monsieur Fouquet. -- A moi, surintendant des finances? -- Reposez-vous, je vous prie; voila tout ce que j'ai a vous dire. Fouquet se mordit les levres et baissa la tete. Il couvait evidemment quelque pensee inquiete. Cette inquietude gagna le roi. -- Est-ce que vous etes fache d'avoir a vous reposer, monsieur Fouquet? dit-il. -- Oui, Sire, je ne suis pas habitue au repos. -- Mais vous etes malade; il faut vous soigner. -- Votre Majeste me parlait d'un discours a prononcer demain? Le roi ne repondit pas; cette question brusque venait de l'embarrasser. Fouquet sentit le poids de cette hesitation. Il crut lire dans les yeux du jeune prince un danger qui precipiterait sa defiance. "Si je parais avoir peur, pensa-t-il, je suis perdu." Le roi, de son cote, n'etait inquiet que de cette defiance de Fouquet. -- A-t-il evente quelque chose? murmurait-il. "Si son premier mot est dur, pensa encore Fouquet, s'il s'irrite ou feint de s'irriter pour prendre un pretexte, comment me tirerai-je de la? Adoucissons la pente. Gourville avait raison" -- Sire, dit-il tout a coup, puisque la bonte du roi veille a ma sante a ce point qu'elle me dispense de tout travail, est-ce que je ne serai pas libre du conseil pour demain? J'emploierais ce jour a garder le lit, et je demanderais au roi de me ceder son medecin pour essayer un remede contre ces maudites fievres. -- Soit fait comme vous desirez, monsieur Fouquet. Vous aurez le conge pour demain, vous aurez le medecin, vous aurez la sante. -- Merci, dit Fouquet en s'inclinant. Puis, prenant son parti: -- Est-ce que je n'aurai pas, dit-il, le bonheur de mener le roi a Belle-Ile, chez moi? Et il regardait Louis en face pour juger de l'effet d'une pareille proposition. Le roi rougit encore. -- Vous savez, repliqua-t-il en essayant de sourire, que vous venez de dire: _A Belle-Ile, chez moi?_ -- C'est vrai, Sire. -- Eh bien! ne vous souvient-il plus, continua le roi du meme ton enjoue, que vous me donnates Belle-Ile? -- C'est encore vrai, Sire. Seulement, comme vous ne l'avez pas prise, vous en viendrez prendre possession. -- Je le veux bien. -- C'etait, d'ailleurs, l'intention de Votre Majeste autant que la mienne, et je ne saurais dire a Votre Majeste combien j'ai ete heureux et fier en voyant toute la maison militaire du roi venir de Paris pour cette prise de possession. Le roi balbutia qu'il n'avait pas amene ses mousquetaires pour cela seulement. -- Oh! je le pense bien, dit vivement Fouquet; Votre Majeste sait trop bien qu'il lui suffit de venir seule une badine a la main, pour faire tomber toutes les fortifications de Belle-Ile. -- Peste! s'ecria le roi, je ne veux pas qu'elles tombent, ces belles fortifications qui ont coute si cher a elever. Non! qu'elles demeurent contre les Hollandais et les Anglais. Ce que je veux voir a Belle-Ile, vous ne le devineriez pas, monsieur Fouquet: ce sont les belles paysannes, filles et femmes, des terres ou des greves, qui dansent si bien et sont si seduisantes avec leurs jupes d'ecarlate! on m'a fort vante vos vassales, monsieur le surintendant. Tenez, faites-les-moi voir. -- Quand Votre Majeste voudra. -- Avez-vous quelque moyen de transport? Ce serait demain si vous vouliez. Le surintendant sentit le coup, qui n'etait pas adroit, et il repondit: -- Non, Sire: j'ignorais le desir de Votre Majeste, j'ignorais surtout sa hate de voir Belle-Ile, et je ne me suis precautionne en rien. -- Vous avez un bateau a vous, cependant? -- J'en ai cinq; mais ils sont tous, soit au Port, soit a Paimboeuf, et, pour les rejoindre ou les faire arriver, il faut au moins vingt-quatre heures. Ai-je besoin d'envoyer un courrier? faut-il que je le fasse? -- Attendez encore; laissez finir la fievre; attendez a demain. -- C'est vrai... Qui sait si demain nous n'aurons pas mille autres idees? repliqua Fouquet, desormais hors de doute et fort pale. Le roi tressaillit et allongea la main vers sa clochette; mais Fouquet le prevint. -- Sire, dit-il, j'ai la fievre; je tremble de froid. Si je demeure un moment de plus, je suis capable de m'evanouir. Je demande a Votre Majeste la permission de m'aller cacher sous les couvertures. -- En effet, vous grelottez; c'est affligeant a voir. Allez, monsieur Fouquet, allez. J'enverrai savoir de vos nouvelles. -- Votre Majeste me comble. Dans une heure, je me trouverai beaucoup mieux. -- Je veux que quelqu'un vous reconduise, dit le roi. -- Comme il vous plaira; je prendrais volontiers le bras de quelqu'un. -- Monsieur d'Artagnan! cria le roi en sonnant de sa clochette. -- Oh! Sire, interrompit Fouquet en riant d'un air qui fit froid au prince, vous me donnez un capitaine de mousquetaires pour me conduire a mon logis? Honneur bien equivoque, Sire! Un simple valet de pied, je vous prie. -- Et pourquoi, monsieur Fouquet? M. d'Artagnan me reconduit bien, moi! -- Oui; mais, quand il vous reconduit, Sire, c'est pour vous obeir, tandis que moi... -- Eh bien? -- Moi, s'il me faut rentrer chez moi avec votre chef des mousquetaires, on dira que vous me faites arreter. -- Arreter? repeta le roi, qui palit plus que Fouquet lui-meme, arreter? oh!... -- Eh? que ne dit-on pas! poursuivit Fouquet toujours riant; et je gage qu'il se trouverait des gens assez mechants pour en rire? Cette saillie deconcerta le monarque. Fouquet fut assez habile ou assez heureux pour que Louis XIV reculat devant l'apparence du fait qu'il meditait. M. d'Artagnan, lorsqu'il parut, recut l'ordre de designer un mousquetaire pour accompagner le surintendant. -- Inutile, dit alors celui-ci: epee pour epee, j'aime autant Gourville, qui m'attend en bas. Mais cela ne m'empechera pas de jouir de la societe de M. d'Artagnan. Je suis bien aise qu'il voie Belle-Ile, lui qui se connait si bien en fortifications. D'Artagnan s'inclina, ne comprenant plus rien a la scene. Fouquet salua encore, et sortit affectant toute la lenteur d'un homme qui se promene. Une fois hors du chateau: -- Je suis sauve! dit-il. Oh! oui, tu verras Belle-Ile, roi deloyal, mais quand je n'y serai plus. Et il disparut. D'Artagnan etait demeure avec le roi. -- Capitaine, lui dit Sa Majeste, vous allez suivre M. Fouquet a cent pas. -- Oui, Sire. -- Il rentre chez lui. Vous irez chez lui. -- Oui, Sire. -- Vous l'arreterez en mon nom, et vous l'enfermerez dans un carrosse. -- Dans un carrosse? Bien. -- De telle facon qu'il ne puisse, en route, ni converser avec quelqu'un, ni jeter des billets aux gens qu'il rencontrera. -- Oh! voila qui est difficile, Sire. -- Non. -- Pardon, Sire; je ne puis etouffer M. Fouquet, et, s'il demande a respirer, je n'irai pas l'en empecher en fermant glaces et mantelets. Il jettera par les portieres tous les cris et les billets possibles. -- Le cas est prevu, monsieur d'Artagnan; un carrosse avec un treillis obviera aux deux inconvenients que vous signalez. -- Un carrosse a treillis de fer? s'ecria d'Artagnan. Mais on ne fait pas un treillis de fer pour carrosse en une demi-heure, et Votre Majeste me recommande d'aller tout de suite chez M. Fouquet. -- Aussi le carrosse en question est-il tout fait. -- Ah! c'est different, dit le capitaine. Si le carrosse est tout fait, tres bien, on n'a qu'a le faire aller. -- Il est tout attele. -- Ah! -- Et le cocher, avec les piqueurs, attend dans la cour basse du chateau. D'Artagnan s'inclina. -- Il ne me reste, ajouta-t-il, qu'a demander au roi en quel endroit on conduira M. Fouquet. -- Au chateau d'Angers, d'abord. -- Tres bien. -- Nous verrons ensuite. -- Oui, Sire. -- Monsieur d'Artagnan, un dernier mot: vous avez remarque que, pour faire cette prise de Fouquet, je n'emploie pas mes gardes, ce dont M. de Gesvres sera furieux. -- Votre Majeste n'emploie pas ses gardes, dit le capitaine un peu humilie, parce qu'elle se defie de M. de Gesvres. Voila! -- C'est vous dire, monsieur, que j'ai confiance en vous. -- Je le sais bien, Sire! et il est inutile de le faire valoir. -- C'est seulement pour arriver a ceci, monsieur, qu'a partir de ce moment, s'il arrivait que, par hasard, un hasard quelconque, M. Fouquet s'evadat... on a vu de ces hasards-la, monsieur... -- Oh! Sire, tres souvent, mais pour les autres, pas pour moi. -- Pourquoi pas pour vous? -- Parce que moi, Sire, j'ai un instant voulu sauver M. Fouquet. Le roi fremit. -- Parce que, continua le capitaine j'en avais le droit ayant devine le plan de Votre Majeste sans qu'elle m'en eut parle, et que je trouvais M. Fouquet interessant. Or j'etais libre de lui temoigner mon interet, a cet homme. -- En verite, monsieur, vous ne me rassurez point sur vos services! -- Si je l'eusse sauve alors, j'etais parfaitement innocent: je dis plus, j'eusse bien fait, car M. Fouquet n'est pas un mechant homme. Mais il n'a pas voulu; sa destinee l'a entraine; il a laisse fuir l'heure de la liberte. Tant pis! Maintenant, j'ai des ordres, j'obeirai a ces ordres, et M. Fouquet, vous pouvez le considerer comme un homme arrete. Il est au chateau d'Angers, M. Fouquet. -- Oh! vous ne le tenez pas encore, capitaine! -- Cela me regarde; a chacun son metier, Sire; seulement, encore une fois, reflechissez. Donnez-vous serieusement l'ordre d'arreter M. Fouquet, Sire? -- Oui, mille fois oui! -- Ecrivez alors. -- Voici la lettre. D'Artagnan la lut, salua le roi et sortit. Du haut de la terrasse, il apercut Gourville qui passait l'air joyeux, et se dirigeait vers la maison de M. Fouquet. Chapitre CCXLVI -- Le cheval blanc et le cheval noir "Voila qui est surprenant, se dit le capitaine: Gourville tres joyeux et courant les rues, quand il est a peu pres certain que M. Fouquet est en danger; quand il est a peu pres certain que c'est Gourville qui a prevenu M. Fouquet par le billet de tout a l'heure, ce billet qui a ete dechire en mille morceaux sur la terrasse, et livre aux vents par M. le surintendant. "Gourville se frotte les mains, c'est qu'il vient de faire quelque habilete. D'ou vient Gourville? "Gourville vient de la rue aux Herbes. Ou va la rue aux Herbes?" Et d'Artagnan suivit, sur le faite des maisons de Nantes dominees par le chateau, la ligne tracee par les rues, comme il eut fait sur un plan topographique; seulement au lieu de papier mort et plat, vide et desert, la carte vivante se dressait en relief avec des mouvements, les cris et les ombres des hommes et des choses. Au-dela de l'enceinte de la ville, les grandes plaines verdoyantes s'etendaient bordant la Loire, et semblaient courir vers l'horizon empourpre, que sillonnaient l'azur des eaux et le vert noiratre des marecages. Immediatement apres les portes de Nantes, deux chemins blancs montaient en divergeant comme les doigts ecartes d'une main gigantesque. D'Artagnan, qui avait embrasse tout le panorama d'un coup d'oeil en traversant la terrasse, fut conduit par la ligne de la rue aux Herbes a l'aboutissement d'un de ces chemins qui prenait naissance sous la porte de Nantes. Encore un pas, et il allait descendre l'escalier de la terrasse pour rentrer dans le donjon, prendre son carrosse a treillis, et marcher vers la maison de Fouquet. Mais le hasard voulut que, au moment de se replonger dans l'escalier, il fut attire par un point mouvant qui gagnait du terrain sur cette route. "Qu'est cela? se demanda le mousquetaire. Un cheval qui court, un cheval echappe sans doute; comme il detale!" Le point mouvant se detacha de la route, et entra dans les pieces de luzerne. "Un cheval blanc, continua le capitaine, qui venait de voir la couleur ressortir lumineuse sur le fond sombre, et il est monte; c'est quelque enfant dont le cheval a soif, et l'emporte vers l'abreuvoir en diagonale." Ces reflexions, rapides comme l'eclair, simultanees avec la perception visuelle, d'Artagnan les avait deja oubliees quand il descendit les premieres marches de l'escalier. Quelques parcelles de papier jonchaient les marches et etincelaient sur la pierre noircie des degres. "Eh! eh! se dit le capitaine, voici quelques-uns des fragments du billet dechire par M. Fouquet. Pauvre homme! il avait donne son secret au vent; le vent n'en veut plus et le rapporte au roi. Decidement, pauvre Fouquet, tu joues de malheur! la partie n'est pas egale; la fortune est contre toi. L'etoile de Louis XIV obscurcit la tienne; la couleuvre est plus forte ou plus habile que l'ecureuil." D'Artagnan ramassa un de ces morceaux de papier toujours en descendant. -- Petite ecriture de Gourville!! s'ecria-t-il en examinant un des fragments du billet, je ne m'etais pas trompe. Et il lut le mot _cheval_. -- Tiens! fit-il. Et il en examina un autre, sur lequel pas une lettre n'etait tracee. Sur un troisieme, il lut le mot _blanc_. -- _Cheval blanc_, repeta-t-il, comme l'enfant qui epelle. Ah! mon Dieu! s'ecria le defiant esprit, cheval blanc! Et, semblable a ce grain de poudre qui, brulant, se dilate en un volume centuple, d'Artagnan, gonfle d'idees et de soupcons, remonta rapidement vers la terrasse. Le cheval blanc courait, courait toujours dans la direction de la Loire, a l'extremite de laquelle, fondue dans les vapeurs de l'eau, une petite voile apparaissait, balancee comme un atome. -- Oh! oh! cria le mousquetaire, il n'y a qu'un homme qui fuit pour courir aussi vite dans les terres labourees. Il n'y a qu'un Fouquet, un financier, pour courir ainsi en plein jour sur un cheval blanc... Il n'y a que le seigneur de Belle-Ile pour se sauver du cote de la mer, quand il y a des forets si epaisses dans les terres... Et il n'y a qu'un d'Artagnan au monde pour rattraper M. Fouquet, qui a une demi-heure d'avance, et qui aura joint son bateau avant une heure. Cela dit, le mousquetaire donna ordre que l'on menat grand train le carrosse aux treillis de fer dans un bouquet de bois situe hors de la ville. Il choisit son meilleur cheval, lui sauta sur le dos, et courut par la rue aux Herbes, en prenant, non pas le chemin qu'avait pris Fouquet, mais le bord meme de la Loire, certain qu'il etait de gagner dix minutes sur le total du parcours, et de joindre, a l'intersection des deux lignes, le fugitif qui ne soupconnerait pas d'etre poursuivi de ce cote. Dans la rapidite de la course, et avec l'impatience du persecuteur, s'animant comme a la chasse, comme a la guerre, d'Artagnan, si doux, si bon pour Fouquet, se surprit a devenir feroce et presque sanguinaire. Pendant longtemps, il courut sans apercevoir le cheval blanc; sa fureur prenait les teintes de la rage, il doutait de lui, il supposait que Fouquet s'etait abime dans un chemin souterrain, ou qu'il avait relaye le cheval blanc par un de ces fameux chevaux noirs, rapides comme le vent, dont d'Artagnan, a Saint-Mande, avait tant de fois admire, envie la legerete vigoureuse. A ces moments-la, quand le vent lui coupait les yeux et en faisait jaillir des larmes, quand la selle brulait, quand le cheval, entame dans sa chair vive, rugissait de douleur et faisait voler sous ses pieds de derriere une pluie de sable fin et de cailloux, d'Artagnan, se haussant sur l'etrier, et ne voyant rien sur l'eau, rien sous les arbres, cherchait en l'air, comme un insense. Il devenait fou. Dans le paroxysme de sa convoitise, il revait chemins aeriens, decouverte du siecle suivant; il se rappelait Dedale et ses vastes ailes, qui l'avaient sauve des prisons de la Crete. Un rauque soupir s'exhalait de ses levres. Il repetait, devore par la crainte du ridicule: -- Moi! moi! dupe par un Gourville, moi!... on dira que je vieillis, on dira que j'ai recu un million pour laisser fuir Fouquet! Et il enfoncait ses deux eperons dans le ventre du cheval; il venait de faire une lieue en deux minutes. Soudain, a l'extremite d'un pacage, derriere des haies, il vit une forme blanche qui se montra, disparut, et demeura enfin visible sur un terrain plus eleve. D'Artagnan tressaillit de joie; son esprit se rasserena aussitot. Il essuya la sueur qui ruisselait de son front, desserra ses genoux, libre desquels le cheval respira plus largement, et, ramenant la bride, modera l'allure du vigoureux animal, son complice dans cette chasse a l'homme. Il put alors etudier la forme de la route, et sa position quant a Fouquet. Le surintendant avait mis son cheval blanc hors d'haleine, en traversant les terres molles. Il sentait le besoin de gagner un sol plus dur, et tendait vers la route par la secante la plus courte. D'Artagnan, lui, n'avait qu'a marcher droit sous la rampe d'une falaise qui le derobait aux yeux de son ennemi; de sorte qu'il le couperait a son arrivee sur la route. La s'entamerait la course reelle; la s'etablirait la lutte. D'Artagnan fit respirer son cheval a pleins poumons. Il remarqua que le surintendant prenait le trot, c'est-a-dire qu'il faisait aussi souffler sa monture. Mais on etait trop presse, de part et d'autre, pour demeurer longtemps a cette allure. Le cheval blanc partit comme une fleche quand il toucha un terrain plus resistant. D'Artagnan baissa la main, et son cheval noir prit le galop. Tous deux suivaient la meme route; les quadruples echos de la course se confondaient; M. Fouquet n'avait pas encore apercu d'Artagnan. Mais, a la sortie de la rampe, un seul echo frappa l'air, c'etait celui des pas de d'Artagnan, qui roulait comme un tonnerre. Fouquet se retourna; il vit a cent pas derriere lui, en arriere, son ennemi, penche sur le cou de son coursier. Plus de doute; le baudrier reluisant, la casaque rouge, c'etait un mousquetaire; Fouquet baissa la tete aussi, et son cheval blanc mit vingt pieds de plus entre son adversaire et lui. "Oh! mais, pensa d'Artagnan inquiet, ce n'est pas un cheval ordinaire que monte la Fouquet, attention!" Et, attentif, il examina, de son oeil infaillible, l'allure et les moyens de ce coursier. Croupe ronde, queue maigre et tendue, jambes maigres et seches comme des fils d'acier, sabots plus durs que du marbre. Il eperonna le sien, mais la distance entre les deux resta la meme. D'Artagnan ecouta profondement: pas un souffle du cheval ne lui parvenait, et, pourtant, il fendait le vent. Le cheval noir, au contraire, commencait a raler comme un acces de toux. "Il faut crever mon cheval, mais arriver", pensa le mousquetaire. Et il se mit a scier la bouche du pauvre animal, tandis qu'avec ses eperons il fouillait sa peau sanglante. Le cheval, desespere, gagna vingt toises, et arriva sur Fouquet a la portee du pistolet. "Courage! se dit le mousquetaire, courage! le blanc s'affaiblira peut-etre; et, si le cheval ne tombe pas, le maitre finira par tomber." Mais cheval et homme resterent droits, unis, prenant peu a peu l'avantage. D'Artagnan poussa un cri sauvage qui fit retourner Fouquet, dont la monture s'animait encore. -- Fameux cheval! enrage cavalier, gronda le capitaine, Hola! mordioux, monsieur Fouquet, hola! de par le roi! Fouquet ne repondit pas. -- M'entendez-vous? hurla d'Artagnan. Le cheval venait de faire un faux pas. -- Pardieu! repliqua laconiquement Fouquet. Et de courir. D'Artagnan faillit devenir fou; le sang afflua bouillant a ses tempes, a ses yeux. -- De par le roi! s'ecria-t-il encore, arretez, ou je vous abats d'un coup de pistolet. -- Faites, repondit M. Fouquet volant toujours. D'Artagnan saisit un de ses pistolets et l'arma, esperant que le bruit de la platine arreterait son ennemi. -- Vous avez des pistolets aussi, dit-il, defendez-vous. Fouquet se retourna effectivement au bruit, et, regardant d'Artagnan bien en face, ouvrit, de sa main droite, l'habit qui lui serrait le corps; il ne toucha pas a ses fontes. Il y avait vingt pas entre eux deux. -- Mordioux! dit d'Artagnan, je ne vous assassinerai pas; si vous ne voulez pas tirer sur moi, rendez-vous! Qu'est-ce que la prison? -- J'aime mieux mourir, repondit Fouquet; je souffrirai moins. D'Artagnan, ivre de desespoir, jeta son pistolet sur la route. -- Je vous prendrai vif, dit-il. Et, par un prodige dont cet incomparable cavalier etait seul capable, il mena son cheval a dix pas du cheval blanc; deja il etendait la main pour saisir sa proie. -- Voyons, tuez-moi c'est plus humain, dit Fouquet. -- Non! vivant, vivant! murmura le capitaine. Son cheval fit un faux pas pour la seconde fois; celui de Fouquet prit l'avance. C'etait un spectacle inoui, que cette course entre deux chevaux qui ne vivaient que par la volonte de leurs cavaliers. Au galop furieux avaient succede le grand trot, puis le trot simple. Et la course paraissait aussi vive a ces deux athletes harasses. D'Artagnan, pousse a bout, saisit le second pistolet et ajusta le cheval blanc. -- A votre cheval! pas a vous! cria-t-il a Fouquet. Et il tira. L'animal fut atteint dans la croupe; il fit un bond furieux et se cabra. Le cheval de d'Artagnan tomba mort. "Je suis deshonore, pensa le mousquetaire, je suis un miserable; par pitie, monsieur Fouquet, jetez-moi un de vos pistolets, que je me brule la cervelle!" Fouquet se remit a courir. -- Par grace! par grace! s'ecria d'Artagnan, ce que vous ne voulez pas en ce moment, je le ferai dans une heure; mais ici, sur cette route, je meurs bravement, je meurs estime; rendez-moi ce service, monsieur Fouquet. Fouquet ne repondit pas et continua de trotter. D'Artagnan se mit a courir apres son ennemi. Successivement il jeta par terre son chapeau, son habit, qui l'embarrassaient, puis son fourreau d'epee, qui battait entre ses jambes. L'epee a la main lui devint trop lourde, il la jeta comme le fourreau. Le cheval blanc ralait; d'Artagnan gagnait sur lui. Du trot, l'animal, epuise, passa au petit pas avec des vertiges qui secouaient sa tete; le sang venait a sa bouche avec l'ecume. D'Artagnan fit un effort desespere, sauta sur Fouquet, et le prit par la jambe en disant d'une voix entrecoupee, haletante: -- Je vous arrete au nom du roi: cassez-moi la tete, nous aurons tous deux fait notre devoir. Fouquet lanca loin de lui, dans la riviere, les deux pistolets dont d'Artagnan eut pu se saisir, et, mettant pied a terre: -- Je suis votre prisonnier, monsieur, dit-il; voulez-vous prendre mon bras, car vous allez vous evanouir? -- Merci, murmura d'Artagnan, qui effectivement, sentit la terre manquer sous lui et le ciel fondre sur sa tete. Et il roula sur le sable, a bout d'haleine et de forces. Fouquet descendit le talus de la riviere, puisa de l'eau dans son chapeau, vint rafraichir les tempes du mousquetaire, et lui glissa quelques gouttes fraiches entre les levres. D'Artagnan se releva, cherchant autour de lui d'un oeil egare. Il vit Fouquet agenouille, son chapeau humide a la main et souriant avec une ineffable douceur. -- Vous ne vous etes pas enfui! cria-t-il. Oh! monsieur, le vrai roi par la loyaute, par le coeur, par l'ame, ce n'est pas Louis du Louvre, ni Philippe de Sainte-Marguerite, c'est vous, le proscrit, le condamne! -- Moi qui ne suis perdu aujourd'hui que par une seule faute, monsieur d'Artagnan. -- Laquelle, mon Dieu? -- J'aurais du vous avoir pour ami. Mais comment allons-nous faire pour retourner a Nantes? Nous en sommes bien loin. -- C'est vrai, fit d'Artagnan pensif et sombre. -- Le cheval blanc reviendra peut-etre; c'etait un si bon cheval! Montez dessus, monsieur d'Artagnan; moi, j'irai a pied jusqu'a ce que vous soyez repose. -- Pauvre bete! blessee! dit le mousquetaire. -- Il ira, vous dis-je, je le connais; faisons mieux, montons dessus tous deux. -- Essayons, dit le capitaine. Mais ils n'eurent pas plutot charge l'animal de ce poids double, qu'il vacilla, puis se remit et marcha quelques minutes, puis chancela encore et s'abattit a cote du cheval noir, qu'il venait de joindre. -- Nous irons a pied, le destin le veut; la promenade sera superbe, reprit Fouquet en passant son bras sous celui de d'Artagnan. -- Mordioux! s'ecria celui-ci, l'oeil fixe, le sourcil fronce, le coeur gros. Vilaine journee! Ils firent lentement les quatre lieues qui les separaient du bois, derriere lequel les attendait le carrosse avec une escorte. Lorsque Fouquet apercut cette sinistre machine, il dit a d'Artagnan, qui baissait les yeux, comme honteux pour Louis XIV: -- Voila une idee qui n'est pas d'un brave homme, capitaine d'Artagnan, elle n'est pas de vous. Pourquoi ces grillages? dit- il. -- Pour vous empecher de jeter des billets au-dehors. -- Ingenieux! -- Mais vous pouvez parler si vous ne pouvez pas ecrire, dit d'Artagnan. -- Parler a vous! -- Mais... si vous voulez. Fouquet reva un moment; puis, regardant le capitaine en face: -- Un seul mot, dit-il, le retiendrez-vous?... -- Je le retiendrai. -- Le direz-vous a qui je veux? -- Je le dirai. -- Saint-Mande! articula tout bas Fouquet. -- Bien. Pour qui? -- Pour Mme de Belliere ou Pelisson. -- C'est fait. Le carrosse traversa Nantes et prit la route d'Angers. Chapitre CCXLVII -- Ou l'ecureuil tombe, ou la couleuvre vole Il etait deux heures de l'apres-midi. Le roi, plein d'impatience, allait de son cabinet a la terrasse et quelquefois ouvrait la porte du corridor pour voir ce que faisaient ses secretaires. M. Colbert, assis a la place meme ou M. de Saint-Aignan etait reste si longtemps le matin, causait a voix basse avec M. de Brienne. Le roi ouvrit brusquement la porte, et, s'adressant a eux: -- Que dites-vous? demanda-t-il. -- Nous parlons de la premiere seance des Etats, dit M. de Brienne en se levant. -- Tres bien! repartit le roi. Et il rentra. Cinq minutes apres, le bruit de la clochette rappela Rose, dont c'etait l'heure. -- Avez-vous fini vos copies? demanda le roi. -- Pas encore, Sire. -- Voyez donc si M. d'Artagnan est revenu. -- Pas encore, Sire. -- C'est etrange! murmura le roi. Appelez M. Colbert. Colbert entra; il attendait ce moment depuis le matin. -- Monsieur Colbert, dit le roi tres vivement, il faudrait pourtant savoir ce que M. d'Artagnan est devenu. Colbert, de sa voix calme: -- Ou le roi veut-il que je le fasse chercher? dit-il. -- Eh! monsieur, ne savez-vous a quel endroit je l'avais envoye? repondit aigrement Louis. -- Votre Majeste ne me l'a pas dit. -- Monsieur, il est de ces choses que l'on devine, et vous surtout, vous les devinez. -- J'ai pu supposer, Sire; mais je ne me serais pas permis de deviner tout a fait. Colbert finissait a peine ces mots, qu'une voix bien plus rude que celle du roi interrompit la conversation commencee entre le monarque et le commis. -- D'Artagnan! cria le roi tout joyeux. D'Artagnan, pale et de furieuse humeur, dit au roi: -- Sire, est-ce que c'est Votre Majeste qui a donne des ordres a mes mousquetaires? -- Quels ordres? fit le roi. -- Au sujet de la maison de M. Fouquet? -- Aucun! repliqua Louis. -- Ah! ah! dit d'Artagnan en mordant sa moustache. Je ne m'etais pas trompe; c'est Monsieur. Et il designait Colbert. -- Quel ordre? Voyons! dit le roi. -- Ordre de bouleverser toute une maison, de battre les domestiques et officiers de M. Fouquet, de forcer les tiroirs, de mettre a sac un logis paisible; mordioux! ordre de sauvage! -- Monsieur! fit Colbert tres pale. -- Monsieur, interrompit d'Artagnan, le roi seul, entendez-vous, le roi seul a le droit de commander a mes mousquetaires; mais, quant a vous, je vous le defends, et je vous le dis devant Sa Majeste; des gentilshommes qui portent l'epee ne sont pas des belitres qui ont la plume a l'oreille. -- D'Artagnan! d'Artagnan! murmura le roi. -- C'est humiliant, poursuivit le mousquetaire; mes soldats sont deshonores. Je ne commande pas a des reitres, moi, ou a des commis de l'intendance, mordioux! -- Mais qu'y a-t-il? Voyons! dit le roi avec autorite. -- Il y a, Sire, que Monsieur, Monsieur, qui n'a pu deviner les ordres de Votre Majeste, et qui, par consequent, n'a pas su que j'arretais M. Fouquet, Monsieur, qui a fait faire la cage de fer a son patron d'hier, a expedie M. de Roncherat dans le logis de M. Fouquet, et que, pour enlever les papiers du surintendant, on a enleve tous les meubles. Mes mousquetaires etaient autour de la maison depuis le matin. Voila mes ordres. Pourquoi s'est-on permis de les faire entrer dedans? Pourquoi, en les forcant d'assister a ce pillage, les en a-t-on rendus complices? Mordioux! nous servons le roi, nous autres, mais nous ne servons pas M. Colbert! -- Monsieur d'Artagnan, dit le roi severement, prenez garde, ce n'est pas en ma presence que de pareilles explications, faites sur ce ton, doivent avoir lieu. -- J'ai agi pour le bien du roi, dit Colbert d'une voix alteree; il m'est dur d'etre traite de la sorte par un officier de Sa Majeste, et cela sans vengeance, a cause du respect que je dois au roi. -- Le respect que vous devez au roi! s'ecria d'Artagnan, dont les yeux flamboyerent, consiste d'abord a faire respecter son autorite, a faire cherir sa personne. Tout agent d'un pouvoir sans controle represente ce pouvoir, et, quand les peuples maudissent la main qui les frappe, c'est a la main royale que Dieu fait reproche, entendez-vous? Faut-il qu'un soldat endurci depuis quarante annees aux plaies et au sang vous donne cette lecon, monsieur? faut-il que la misericorde soit de mon cote, la ferocite du votre? Vous avez fait arreter, lier, emprisonner des innocents! -- Les complices peut-etre de M. Fouquet, dit Colbert. -- Qui vous dit que M. Fouquet ait des complices, et meme qu'il soit coupable? Le roi seul le sait, sa justice n'est pas aveugle. Quand il dira: "Arretez, emprisonnez telles gens", alors on obeira. Ne me parlez donc plus du respect que vous portez au roi, et prenez garde a vos paroles, si par hasard elles semblent renfermer quelques menaces, car le roi ne laisse pas menacer ceux qui le servent bien par ceux qui le desservent, et, au cas ou j'aurais, ce qu'a Dieu ne plaise! un maitre aussi ingrat, je me ferais respecter moi-meme. Cela dit, d'Artagnan se campa fierement dans le cabinet du roi, l'oeil allume, la main sur l'epee, la levre fremissante, affectant bien plus de colere encore qu'il n'en ressentait. Colbert, humilie, devore de rage, salua le roi, comme pour lui demander la permission de se retirer. Le roi, contrarie dans son orgueil et dans sa curiosite, ne savait encore quel parti prendre. D'Artagnan le vit hesiter. Rester plus longtemps eut ete une faute; il fallait obtenir un triomphe sur Colbert, et le seul moyen etait de piquer si bien et si fort au vif le roi, qu'il ne restat plus a Sa Majeste d'autre sortie que de choisir entre l'un ou l'autre antagoniste. D'Artagnan, donc, s'inclina comme Colbert; mais le roi qui tenait, avant toute chose, a savoir des nouvelles bien exactes, bien detaillees, de l'arrestation du surintendant des finances, de celui qui l'avait fait trembler un moment, le roi, comprenant que la bouderie de d'Artagnan allait l'obliger a remettre a un quart d'heure au moins les details qu'il brulait de connaitre; Louis, disons-nous, oublia Colbert, qui n'avait rien a dire de bien neuf, et rappela son capitaine des mousquetaires. -- Voyons, monsieur, dit-il, faites d'abord votre commission, vous vous reposerez apres. D'Artagnan, qui allait franchir la porte, s'arreta a la voix du roi, revint sur ses pas, et Colbert fut contraint de partir. Son visage prit une teinte de pourpre; ses yeux noirs et mechants brillerent d'un feu sombre sous leurs epais sourcils; il allongea le pas, s'inclina devant le roi, se redressa a demi en passant devant d'Artagnan, et partit la mort dans le coeur. D'Artagnan, demeure seul avec le roi, s'adoucit a l'instant meme, et, composant son visage: -- Sire, dit-il, vous etes un jeune roi. C'est a l'aurore que l'homme devine si la journee sera belle ou triste. Comment, Sire, les peuples que la main de Dieu a ranges sous votre loi augureront-ils de votre regne, si, entre vous et eux, vous laissez agir des ministres de colere et de violence? Mais, parlons de moi, Sire; laissons une discussion qui vous parait oiseuse, inconvenante, peut-etre. Parlons de moi. J'ai arrete M. Fouquet. -- Vous y avez mis le temps, fit le roi avec aigreur. D'Artagnan regarda le roi. -- Je vois que je me suis mal exprime, dit-il. J'ai annonce a Votre Majeste que j'avais arrete M. Fouquet? -- Oui; eh bien? -- Eh bien! j'aurais du dire a Votre Majeste que M. Fouquet m'avait arrete, c'aurait ete plus juste. Je retablis donc la verite: j'ai ete arrete par M. Fouquet. Ce fut le tour de Louis XIV d'etre surpris. D'Artagnan, de son coup d'oeil si prompt, apprecia ce qui se passait dans l'esprit du maitre. Il ne lui donna pas le temps de questionner. Il raconta avec cette poesie, avec ce pittoresque que lui seul possedait peut-etre a cette epoque, l'evasion de M. Fouquet, la poursuite, la course acharnee, enfin cette generosite inimitable du surintendant, qui pouvait fuir dix fois, qui pouvait tuer vingt fois l'adversaire attache a sa poursuite, et qui avait prefere la prison, et pis encore, peut-etre, a l'humiliation de celui qui voulait lui ravir sa liberte. A mesure que le capitaine des mousquetaires parlait, le roi s'agitait, devorant ses paroles et faisant claquer l'extremite de ses ongles les uns contre les autres. -- Il en resulte donc, Sire, a mes yeux du moins, qu'un homme qui se conduit ainsi est un galant homme et ne peut etre un ennemi du roi. Voila mon opinion, je le repete a Votre Majeste. Je sais que le roi va me dire, et je m'incline: "La raison d'Etat." Soit! c'est a mes yeux bien respectable. Mais je suis un soldat, j'ai recu ma consigne; la consigne est executee, bien malgre moi, c'est vrai; mais elle l'est. Je me tais. -- Ou est M. Fouquet en ce moment? demanda Louis apres un moment de silence. -- M. Fouquet, Sire, repondit d'Artagnan, est dans la cage de fer que M. Colbert lui a fait preparer, et roule au galop de quatre vigoureux chevaux sur la route d'Angers. -- Pourquoi l'avez-vous quitte en route? -- Parce que Sa Majeste ne m'avait pas dit d'aller a Angers. La preuve, la meilleure preuve de ce que j'avance, c'est que le roi me cherchait tout a l'heure... Et puis j'avais une autre raison. -- Laquelle? -- Moi etant la, ce pauvre M. Fouquet n'eut jamais tente de s'evader. -- Eh bien? s'ecria le roi avec stupefaction. -- Votre Majeste doit comprendre, et comprend certainement, que mon plus vif desir est de savoir M. Fouquet en liberte. Je l'ai donne a un de mes brigadiers, le plus maladroit que j'aie pu trouver parmi mes mousquetaires, afin que le prisonnier se sauve. -- Etes-vous fou, monsieur d'Artagnan? s'ecria le roi en croisant les bras sur sa poitrine; dit-on de pareilles enormites quand on a le malheur de les penser? -- Ah! Sire, vous n'attendez pas sans doute de moi que je sois l'ennemi de M. Fouquet, apres ce qu'il vient de faire pour moi et pour vous? Non, ne me le donnez jamais a garder si vous tenez a ce qu'il reste sous les verrous; si bien grillee que soit la cage, l'oiseau finirait par s'envoler. -- Je suis surpris, dit le roi d'une voix sombre, que vous n'ayez pas tout de suite suivi la fortune de celui que M. Fouquet voulait mettre sur mon trone. Vous aviez la tout ce qu'il vous faut: affection et reconnaissance. A mon service, monsieur, on trouve un maitre. -- Si M. Fouquet ne vous fut pas alle chercher a la Bastille, Sire, repliqua d'Artagnan d'une voix fortement accentuee, un seul homme y fut alle, et, cet homme, c'est moi; vous le savez bien, Sire. Le roi s'arreta. Devant cette parole si franche, si vraie, de son capitaine des mousquetaires, il n'y avait rien a objecter. Le roi, en entendant d'Artagnan, se rappela le d'Artagnan d'autrefois, celui qui, au Palais-Royal, se tenait cache derriere les rideaux de son lit, quand le peuple de Paris, conduit par le cardinal de Retz, venait s'assurer de la presence du roi; d'Artagnan qu'il saluait de la main a la portiere de son carrosse, lorsqu'il se rendait a Notre-Dame en rentrant a Paris; le soldat qui l'avait quitte a Blois; le lieutenant qu'il avait appele pres de lui, quand la mort de Mazarin lui rendait le pouvoir; l'homme qu'il avait toujours trouve loyal, courageux et devoue. Louis s'avanca vers la porte, et appela Colbert. Colbert n'avait pas quitte le corridor ou travaillaient les secretaires. Colbert parut. -- Colbert, vous avez fait faire une perquisition chez M. Fouquet? -- Oui, Sire. -- Qu'a-t-elle produit? -- M. de Roncherat, envoye avec les mousquetaires de Votre Majeste, m'a remis des papiers, repliqua Colbert. -- Je les verrai... Vous allez me donner votre main. -- Ma main, Sire! -- Oui, pour que je la mette dans celle de M. d'Artagnan. En effet, d'Artagnan, ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers le soldat, qui, a la vue du commis avait repris son attitude hautaine, vous ne connaissez pas l'homme que voici; faites connaissance. Et il lui montrait Colbert. -- C'est un mediocre serviteur dans les positions subalternes, mais ce sera un grand homme si je l'eleve au premier rang. -- Sire! balbutia Colbert, eperdu de plaisir et de crainte. -- J'ai compris pourquoi, murmura d'Artagnan a l'oreille du roi: il etait jaloux? -- Precisement, et sa jalousie lui liait les ailes. -- Ce sera desormais un serpent aile, grommela le mousquetaire avec un reste de haine contre son adversaire de tout a l'heure. Mais Colbert, s'approchant de lui, offrit a ses yeux une physionomie si differente de celle qu'il avait l'habitude de lui voir; il apparut si bon, si doux, si facile, ses yeux prirent l'expression d'une si noble intelligence, que d'Artagnan, connaisseur en physionomies, fut emu, presque change dans ses convictions. Colbert lui serrait la main. -- Ce que le roi vous a dit, monsieur, prouve combien Sa Majeste connait les hommes. L'opposition acharnee que j'ai deployee, jusqu'a ce jour, contre des abus, non contre des hommes, prouve que j'avais en vue de preparer a mon roi un grand regne; a mon pays, un grand bien-etre. J'ai beaucoup d'idees, monsieur d'Artagnan; vous les verrez eclore au soleil de la paix publique; et, si je n'ai pas la certitude et le bonheur de conquerir l'amitie des hommes honnetes, je suis au moins certain, monsieur, que j'obtiendrai leur estime. Pour leur admiration, monsieur, je donnerais ma vie. Ce changement, cette elevation subite, cette approbation muette du roi, donnerent beaucoup a penser au mousquetaire. Il salua fort civilement Colbert, qui ne le perdait pas de vue. Le roi, les voyant reconcilies, les congedia, ils sortirent ensemble. Une fois hors du cabinet, le nouveau ministre arretant le capitaine, lui dit: -- Est-il possible, monsieur d'Artagnan, qu'avec un oeil comme le votre, vous n'ayez pas, du premier coup, a la premiere inspection, reconnu qui je suis? -- Monsieur Colbert, reprit le mousquetaire, le rayon de soleil qu'on a dans l'oeil empeche de voir les plus ardents brasiers. L'homme au pouvoir rayonne, vous le savez, et, puisque vous en etes la, pourquoi continueriez-vous a persecuter celui qui vient de tomber en disgrace et tomber de si haut? -- Moi, monsieur? dit Colbert. Oh! monsieur, je ne le persecuterai jamais. Je voulais administrer les finances, et les administrer seul, parce que je suis ambitieux, et que surtout j'ai la confiance la plus entiere dans mon merite; parce que je sais que tout l'or de ce pays va me tomber sous la vue, et que j'aime a voir l'or du roi; parce que, si je vis trente ans, en trente ans, pas un denier ne me restera dans la main; parce qu'avec cet or, moi, je batirai des greniers, des edifices, des villes, je creuserai des ports; parce que je creerai une marine, j'equiperai des navires qui iront porter le nom de la France aux peuples les plus eloignes; parce que je creerai des bibliotheques, des academies; parce que je ferai de la France le premier pays du monde et le plus riche. Voila les motifs de mon animosite contre M. Fouquet, qui m'empechait d'agir. Et puis, quand je serai grand et fort, quand la France sera grande et forte, a mon tour, je crierai: "Misericorde!" -- Misericorde! avez-vous dit? Alors demandons au roi sa liberte. Le roi ne l'accable aujourd'hui qu'a cause de vous. Colbert releva encore une fois la tete. -- Monsieur, dit-il, vous savez bien qu'il n'en est rien, et que le roi a des inimities personnelles contre M. Fouquet; ce n'est pas a moi de vous l'apprendre. -- Le roi se lassera, il oubliera. -- Le roi n'oublie jamais, monsieur d'Artagnan... Tenez, le roi appelle et va donner un ordre; je ne l'ai pas influence, n'est-ce pas? Ecoutez. Le roi appelait en effet ses secretaires. -- Monsieur d'Artagnan? dit-il. -- Me voila, Sire. -- Donnez vingt de vos mousquetaires a M. de Saint-Aignan, pour qu'ils fassent garde a M. Fouquet. D'Artagnan et Colbert echangerent un regard. -- Et d'Angers, continua le roi, on conduira le prisonnier a la Bastille de Paris. -- Vous aviez raison, dit le mousquetaire au ministre. -- Saint-Aignan, continua le roi, vous ferez passer par les armes quiconque parlera bas, chemin faisant, a M. Fouquet. -- Mais moi, Sire? dit le duc. -- Vous, monsieur, vous ne parlerez qu'en presence des mousquetaires. Le duc s'inclina et sortit pour faire executer l'ordre. D'Artagnan allait se retirer aussi; le roi l'arreta. -- Monsieur, dit-il, vous irez sur-le-champ prendre possession de l'ile et du fief de Belle-Ile-en-Mer. -- Oui, Sire. Moi seul? -- Vous prendrez autant de troupes qu'il en faut pour ne pas rester en echec, si la place tenait. Un murmure d'incredulite adulatrice se fit entendre dans le groupe des courtisans. -- Cela s'est vu, dit d'Artagnan. -- Je l'ai vu dans mon enfance, reprit le roi, et je ne veux plus le voir. Vous m'avez entendu? Allez, monsieur et ne revenez ici qu'avec les clefs de la place. Colbert s'approcha de d'Artagnan. -- Une commission qui, si vous la faites bien, dit-il, vous degrossit le baton de marechal. -- Pourquoi dites-vous ces mots: _Si vous la faites bien?_ -- Parce qu'elle est difficile. -- Ah! en quoi? -- Vous avez des amis dans Belle-Ile, monsieur d'Artagnan, et ce n'est pas facile, aux gens comme vous, de marcher sur le corps d'un ami pour parvenir. D'Artagnan baissa la tete, tandis que Colbert retournait aupres du roi. Un quart d'heure apres, le capitaine recut l'ordre ecrit de faire sauter Belle-Ile en cas de resistance, et le droit de justice haute et basse sur tous les habitants ou _refugies_, avec injonction de n'en pas laisser echapper un seul. "Colbert avait raison, pensa d'Artagnan; mon baton de marechal de France couterait la vie a mes deux amis. Seulement, on oublie que mes amis ne sont pas plus stupides que les oiseaux, et qu'ils n'attendent pas la main de l'oiseleur pour deployer leurs ailes. Cette main, je la leur montrerai si bien, qu'ils auront le temps de la voir. Pauvre Porthos! pauvre Aramis! Non, ma fortune ne vous coutera pas une plume de l'aile." Ayant ainsi conclu, d'Artagnan rassembla l'armee royale, la fit embarquer a Paimboeuf, et mit a la voile sans perdre un moment. Chapitre CCXLVIII -- Belle-Ile-en-Mer A l'extremite du mole, sur la promenade que bat la mer furieuse au flux du soir, deux hommes, se tenant par le bras, causaient d'un ton anime et expansif, sans que nul etre humain put entendre leurs paroles, enlevees qu'elles etaient une a une par les rafales du vent, avec la blanche ecume arrachee aux cretes des flots. Le soleil venait de se coucher dans la grande nappe de l'ocean, rougi comme un creuset gigantesque. Parfois, l'un des hommes se tournait vers l'est, interrogeant la mer avec une sombre inquietude. L'autre, interrogeant les traits de son compagnon, semblait chercher a deviner dans ses regards. Puis, tous deux muets, tous deux agitant de sombres pensees, ils reprenaient leur promenade. Ces deux hommes, tout le monde les a deja reconnus, etaient nos proscrits, Porthos et Aramis, refugies a Belle-Ile depuis la ruine des esperances, depuis la deconfiture du vaste plan de M. d'Herblay. -- Vous avez beau dire, mon cher Aramis, repetait Porthos en aspirant vigoureusement l'air salin dont il gonflait sa puissante poitrine; vous avez beau dire, Aramis, ce n'est pas une chose ordinaire que cette disparition, depuis deux jours, de tous les bateaux de peche qui etaient partis. Il n'y a pas d'orage en mer. Le temps est reste constamment calme, pas la plus legere tourmente, et, eussions-nous essuye une tempete, toutes nos barques n'auraient pas sombre. Je vous le repete, c'est etrange, et cette disparition complete m'etonne, vous dis-je. -- C'est vrai, murmura Aramis; vous avez raison, ami Porthos. C'est vrai, il y a quelque chose d'etrange la-dessous. -- Et, de plus, ajouta Porthos, auquel l'assentiment de l'eveque de Vannes semblait elargir les idees, de plus, avez-vous remarque que, si les barques avaient peri, il n'est revenu aucune epave au rivage? -- Je l'ai remarque comme vous. -- Remarquez-vous, en outre, que les deux seules barques qui restaient dans toute l'ile et que j'ai envoyees a la recherche des autres... Aramis interrompit ici son compagnon par un cri et par un mouvement si brusque, que Porthos s'arreta comme stupefait. -- Que dites-vous la, Porthos! Quoi! vous avez envoye les deux barques... -- A la recherche des autres; mais oui, repondit tout simplement Porthos. -- Malheureux! qu'avez-vous fait? Alors, nous sommes perdus! s'ecria l'eveque. -- Perdus!... Plait-il? fit Porthos effare. Pourquoi perdus, Aramis? pourquoi sommes-nous perdus? Aramis se mordit les levres. -- Rien, rien. Pardon, je voulais dire... -- Quoi? -- Que, si nous voulions, s'il nous prenait fantaisie de faire une promenade en mer, nous ne le pourrions pas. -- Bon! Voila qui vous tourmente? Beau plaisir, ma foi! Quant a moi, je ne le regrette pas. Ce que je regrette ce n'est pas, certes, le plus ou moins d'agrement que l'on peut prendre a Belle- Ile; ce que je regrette, Aramis, c'est Pierrefonds, c'est Bracieux, c'est le Vallon, c'est ma belle France: ici, l'on n'est pas en France, mon cher ami; on est je ne sais ou. Oh! je puis vous le dire dans toute la sincerite de mon ame, et votre affection excusera ma franchise; mais je vous declare que je ne suis pas heureux a Belle-Ile; non, vraiment, je ne suis pas heureux, moi! Aramis soupira tout bas. -- Cher ami, repondit-il, voila pourquoi il est bien triste que vous ayez envoye les deux barques qui nous restaient a la recherche des bateaux disparus depuis deux jours. Si vous ne les eussiez pas expediees pour faire cette decouverte, nous fussions partis. -- Partis! Et la consigne, Aramis? -- Quelle consigne? -- Parbleu! la consigne que vous me repetiez toujours et a tout propos: que nous gardions Belle-Ile contre l'usurpateur; vous savez bien. -- C'est vrai, murmura encore Aramis. -- Vous voyez donc bien, mon cher, que nous ne pouvons pas partir, et que l'envoi des barques a la recherche des bateaux ne nous prejudice en rien. Aramis se tut, et son vague regard, lumineux comme celui d'un goeland, plana longtemps sur la mer, interrogeant l'espace et cherchant a percer l'horizon. -- Avec tout cela, Aramis, continua Porthos, qui tenait a son idee, et qui y tenait d'autant plus que l'eveque l'avait trouvee exacte, avec tout cela, vous ne me donnez aucune explication sur ce qui peut etre arrive aux malheureux bateaux. Je suis assailli de cris et de plaintes partout ou je passe; les enfants pleurent en voyant les femmes se desoler, comme si je pouvais rendre les peres, les epoux absents. Que supposez-vous, mon ami, et que dois- je leur repondre? -- Supposons tout, mon bon Porthos, et ne disons rien. Cette reponse ne satisfit point Porthos. Il se retourna en grommelant quelques mots de mauvaise humeur. Aramis arreta le vaillant soldat. -- Vous souvenez-vous, dit-il avec melancolie, en serrant les deux mains du geant dans les siennes avec une affectueuse cordialite; vous souvenez-vous, ami, qu'aux beaux jours de notre jeunesse, alors que nous etions forts et vaillants, les deux autres et nous, vous souvenez-vous, Porthos, que, si nous eussions eu bonne envie de retourner en France, cette nappe d'eau salee ne nous eut pas arretes? -- Oh! fit Porthos, six lieues! -- Si vous m'eussiez vu monter sur une planche, fussiez-vous reste a terre, Porthos? -- Non, par Dieu point, Aramis! Mais aujourd'hui, quelle planche nous faudrait, cher ami, a moi surtout! Et le seigneur de Bracieux jeta, en riant d'orgueil, un coup d'oeil sur sa colossale rotondite. -- Est-ce que, serieusement, vous ne vous ennuyez pas aussi un peu a Belle-Ile? et ne prefereriez-vous pas les douceurs de votre demeure, de votre palais episcopal de Vannes? Allons, avouez-le. -- Non, repondit Aramis, sans oser regarder Porthos. -- Restons, alors, dit son ami avec un soupir qui, malgre les efforts qu'il fit pour le contenir, s'echappa bruyamment de sa poitrine. Restons, restons! Et cependant, ajouta-t-il, et cependant, si on voulait bien, mais, la, bien nettement, si l'on avait une idee bien fixe, bien arretee de retourner en France, et que l'on n'eut pas de bateaux... -- Avez-vous remarque une autre chose, mon ami? c'est que, depuis la disparition de nos barques, depuis ces deux jours que nos pecheurs ne sont pas revenus, il n'est pas aborde un seul canot sur les rivages de l'ile? -- Oui, certes, vous avez raison. Je l'ai remarque aussi, moi, et l'observation etait facile a faire; car, avant ces deux jours funestes, nous voyions arriver ici barques et chaloupes par douzaines. -- Il faudra s'informer, fit tout a coup Aramis avec attention. Quand je devrais faire construire un radeau... -- Mais il y a des canots, cher ami; voulez-vous que j'en monte un? -- Un canot... un canot!... Y pensez-vous, Porthos? Un canot pour chavirer? Non, non, repliqua l'eveque de Vannes, ce n'est pas notre metier, a nous, de passer sur les lames. Attendons, attendons. Et Aramis continuait de se promener avec tous les signes d'une agitation toujours croissante. Porthos, qui se fatiguait a suivre chacun des mouvements fievreux de son ami, Porthos, qui, dans son calme et sa croyance, ne comprenait rien a cette sorte d'exasperation qui se trahissait par des soubresauts continuels, Porthos l'arreta. -- Asseyons-nous sur cette roche, lui dit-il; placez-vous la, pres de moi, Aramis, et, je vous en conjure une derniere fois, expliquez-moi, de maniere a me le faire bien comprendre, expliquez-moi ce que nous faisons ici. -- Porthos... dit Aramis embarrasse. -- Je sais que le faux roi a voulu detroner le vrai roi. C'est dit, c'est compris. Eh bien?... -- Oui, fit Aramis. -- Je sais que le faux roi a projete de vendre Belle-Ile aux Anglais. C'est encore compris. -- Oui. -- Je sais que, nous autres ingenieurs et capitaines, nous sommes venus nous jeter dans Belle-Ile, prendre la direction des travaux et le commandement des dix compagnies levees, soldees et obeissant a M. Fouquet, ou plutot des dix compagnies de son gendre. Tout cela est encore compris. Aramis se leva impatiente. On eut dit un lion importune par un moucheron. Porthos le retint par le bras. -- Mais je ne comprends pas, ce que, malgre tous mes efforts d'esprit, toutes mes reflexions, je ne puis comprendre, et ce que je ne comprendrai jamais, c'est que, au lieu de nous envoyer des troupes, au lieu de nous envoyer des renforts en hommes, en munitions et en vivres, on nous laisse sans bateaux, on laisse Belle-Ile, sans arrivages, sans secours; c'est qu'au lieu d'etablir avec nous une correspondance, soit par des signaux, soit par des communications ecrites ou verbales, on intercepte toutes relations avec nous. Voyons, Aramis, repondez-moi, ou plutot, avant de me repondre, voulez-vous que je vous dise ce que j'ai pense moi? Voulez-vous savoir quelle a ete mon idee, quelle imagination m'est venue? L'eveque leva la tete. -- Eh bien! Aramis, continua Porthos, j'ai pense, j'ai eu l'idee, je me suis imagine qu'il s'etait passe en France un evenement. J'ai reve de M. Fouquet toute la nuit, j'ai reve de poissons morts, d'oeufs casses, de chambres mal etablies, pauvrement installees. Mauvais reves, mon cher d'Herblay! malencontres que ces songes! -- Porthos, qu'y a-t-il la-bas? interrompit Aramis en se levant brusquement et montrant a son ami un point noir sur la ligne empourpree de l'eau. -- Une barque! dit Porthos; oui, c'est bien une barque. Ah! nous allons enfin avoir des nouvelles. -- Deux! s'ecria l'eveque en decouvrant une autre mature, deux! trois! quatre! -- Cinq! fit Porthos a son tour. Six! Sept! Ah! mon Dieu! c'est une flotte! mon Dieu! mon Dieu! -- Nos bateaux qui rentrent probablement, dit Aramis inquiet malgre l'assurance qu'il affectait. -- Il sont bien gros pour des bateaux de pecheurs, fit observer Porthos; et puis ne remarquez-vous pas, cher ami, qu'ils viennent de la Loire? -- Ils viennent de la Loire... oui. -- Et, tenez, tout le monde ici les a vus comme moi; voici que les femmes et les enfants commencent a monter sur les jetees. Un vieux pecheur passait. -- Sont-ce nos barques? lui demanda Aramis. Le vieillard interrogea les profondeurs de l'horizon. -- Non, monseigneur, repondit-il; ce sont des bateaux-chalands du service royal. -- Des bateaux du service royal! repondit Aramis en tressaillant. A quoi reconnaissez-vous cela? -- Au pavillon. -- Mais, dit Porthos, le bateau est a peine visible; comment, diable, mon cher, pouvez-vous distinguer le pavillon? -- Je vois qu'il y en a un, repliqua le vieillard; nos bateaux a nous, et les chalands du commerce n'en ont pas. Ces sortes de peniches qui viennent la, monsieur, servent ordinairement au transport des troupes. -- Ah! fit Aramis. -- Vivat! s'ecria Porthos, on nous envoie du renfort, n'est-ce pas, Aramis? -- C'est probable. -- A moins que les Anglais n'arrivent. -- Par la Loire? Ce serait avoir du malheur, Porthos; ils auraient donc passe par Paris? -- Vous avez raison, ce sont des renforts, decidement, ou des vivres. Aramis appuya sa tete dans ses mains et ne repondit pas. Puis, tout a coup: -- Porthos, dit-il, faites sonner l'alarme. -- L'alarme?... y pensez-vous? -- Oui, et que les canonniers montent a leurs batteries; que les servants soient a leurs pieces; qu'on veille surtout aux batteries de cote. Porthos ouvrit de grands yeux. Il regarda attentivement son ami, comme pour se convaincre qu'il etait dans son bon sens. -- Je vais y aller, mon bon Porthos, continua Aramis de sa voix la plus douce; je vais faire executer ces ordres, si vous n'y allez pas, mon cher ami. -- Mais j'y vais a l'instant meme! dit Porthos, qui alla faire executer l'ordre, tout en jetant des regards en arriere pour voir si l'eveque de Vannes ne se trompait point, et si, revenant a des idees plus saines, il ne le rappellerait pas. L'alarme fut sonnee; les clairons, les tambours retentirent, la grosse cloche du beffroi s'ebranla. Aussitot les digues, les moles se remplirent de curieux, de soldats; les meches brillerent entre les mains des artilleurs, places derriere les gros canons couches sur leurs affuts de pierre. Quand chacun fut a son poste, quand les preparatifs de defense furent faits: -- Permettez-moi, Aramis, de chercher a comprendre, murmura timidement Porthos a l'oreille de l'eveque. -- Allez, mon cher, vous ne comprendrez que trop tot, murmura d'Herblay a cette question de son lieutenant. -- La flotte qui vient la-bas, la flotte qui, voiles deployees, a le cap sur le port de Belle-Ile, est une flotte royale, n'est-il pas vrai? Mais, puisqu'il y a deux rois en France, Porthos, auquel des deux rois cette flotte appartient-elle? -- Oh! vous m'ouvrez les yeux, repartit le geant, arrete par cet argument. Et Porthos, auquel cette reponse de son ami venait d'ouvrir les yeux, ou plutot d'epaissir le bandeau qui lui couvrait la vue, se rendit au plus vite dans les batteries pour surveiller son monde et exhorter chacun a faire son devoir. Cependant Aramis, l'oeil toujours fixe a l'horizon, voyait les navires s'approcher. La foule et les soldats, montes sur toutes les sommites et les anfractuosites des rochers, pouvaient distinguer la mature, puis les basses voiles, puis enfin le corps des chalands, portant a la corne le pavillon royal de France. Il etait nuit close lorsqu'une de ces peniches, dont la presence avait mis si fort en emoi toute la population de Belle-Ile, vint s'embosser a portee de canon de la place. On vit bientot, malgre l'obscurite, une sorte d'agitation regner a bord de ce navire, du flanc duquel se detacha un canot, dont trois rameurs, courbes sur les avirons, prirent la direction du port, et, en quelques instants, vinrent atterrir aux pieds du fort. Le patron de cette yole sauta sur le mole. Il tenait une lettre a la main, l'agitait en l'air et semblait demander a communiquer avec quelqu'un. Cet homme fut bientot reconnu par plusieurs soldats pour un des pilotes de l'Ile. C'etait le patron d'une des deux barques conservees par Aramis, et que Porthos, dans son inquietude sur le sort des pecheurs disparus depuis deux jours, avait envoyees a la decouverte des bateaux perdus. Il demanda a etre conduit a M. d'Herblay. Deux soldats, sur le signe d'un sergent, le placerent entre eux et l'escorterent. Aramis etait sur le quai. L'envoye se presenta devant l'eveque de Vannes. L'obscurite etait presque complete, malgre les flambeaux que portaient a une certaine distance les soldats qui suivaient Aramis dans sa ronde. -- Eh quoi! Jonathas, de quelle part viens-tu? -- Monseigneur, de la part de ceux qui m'ont pris. -- Qui t'a pris? -- Vous savez, monseigneur, que nous etions partis a la recherche de nos camarades? -- Oui. Apres? -- Eh bien! monseigneur, a une petite lieue, nous avons ete captures par un chasse-maree du roi. -- De quel roi? fit Porthos. Jonathas ouvrit de grands yeux. -- Parle, continua l'eveque. -- Nous fumes donc captures, monseigneur, et reunis a ceux qui avaient ete pris hier au matin. -- Qu'est-ce que cette manie de vous prendre tous? interrompit Porthos. -- Monsieur, pour nous empecher de vous le dire, repliqua Jonathas. Porthos a son tour ne comprit pas. -- Et on vous relache aujourd'hui? demanda-t-il. -- Pour que je vous dise, monsieur, qu'on nous avait pris. "De plus en plus trouble", pensa l'honnete Porthos. Aramis pendant ce temps, reflechissait. -- Voyons, dit-il, une flotte royale bloque donc les cotes? -- Oui, monseigneur. -- Qui la commande? -- Le capitaine des mousquetaires du roi. -- D'Artagnan? -- D'Artagnan! dit Porthos. -- Je crois que c'est ce nom-la. -- Et c'est lui qui t'a remis cette lettre? -- Oui, monseigneur. -- Approchez les flambeaux. -- C'est son ecriture, dit Porthos. Aramis lut vivement les lignes suivantes: "Ordre du roi de prendre Belle-Ile; "Ordre de passer au fil de l'epee la garnison, si elle resiste; "Ordre de faire prisonniers tous les hommes de la garnison; "Signe: D'Artagnan, qui, avant-hier, a arrete M. Fouquet pour l'envoyer a la Bastille." Aramis palit et froissa le papier en ses mains. -- Quoi donc? demanda Porthos. -- Rien, mon ami! rien! Dis-moi, Jonathas? -- Monseigneur! -- As-tu parle a M. d'Artagnan? -- Oui, monseigneur. -- Que t'a-t-il dit? -- Que, pour des informations plus amples, il causerait avec Monseigneur. -- Ou cela? -- A son bord. -- A son bord? Porthos repeta: -- A son bord? -- M. le mousquetaire, continua Jonathas, m'a dit de vous prendre tous deux, vous et monsieur l'ingenieur, dans mon canot, et de vous mener a lui. -- Allons-y, dit Porthos. Ce cher d'Artagnan! Aramis l'arreta. -- Etes-vous fou? s'ecria-t-il. Qui vous dit que ce n'est pas un piege? -- De l'autre roi? riposta Porthos avec mystere. -- Un piege enfin! C'est tout dire, mon ami. -- C'est possible; alors, que faire? Si d'Artagnan nous appelle, cependant... -- Qui vous dit que c'est d'Artagnan? -- Ah! alors... Mais son ecriture... -- On contrefait une ecriture. Celle-ci est contrefaite, tremblee. -- Vous avez toujours raison; mais, en attendant, nous ne savons rien. Aramis se tut. -- Il est vrai, dit le bon Porthos, que nous n'avons besoin de rien savoir. -- Que ferai-je, moi? demanda Jonathas. -- Tu retourneras pres de ce capitaine. -- Oui, monseigneur. -- Et tu lui diras que nous le prions de venir lui-meme dans l'ile. -- Je comprends, dit Porthos. -- Oui, monseigneur, repondit Jonathas; mais, si ce capitaine refuse de venir a Belle-Ile?... -- S'il refuse, comme nous avons des canons, nous en ferons usage. -- Contre d'Artagnan? -- Si c'est d'Artagnan, Porthos, il viendra. Pars, Jonathas, pars. -- Ma foi! je ne comprends plus rien du tout, murmura Porthos. -- Je vais tout vous faire comprendre, cher ami, le moment en est venu. Asseyez-vous sur cet affut ouvrez vos oreilles et ecoutez- moi bien. -- Oh! j'ecoute pardieu! n'en doutez pas. -- Puis-je partir, monseigneur? cria Jonathas. -- Pars, et reviens avec une reponse. Laissez passer le canot vous autres! Le canot partit pour aller rejoindre le navire. Aramis prit la main de Porthos et commenca les explications. Chapitre CCXLIX -- Les explications d'Aramis -- Ce que j'ai a vous dire, ami Porthos, va probablement vous surprendre, mais vous instruire aussi. -- J'aime a etre surpris, dit Porthos avec bienveillance; ne me menagez donc pas, je vous prie. Je suis dur aux emotions; ne craignez donc rien, parlez. -- C'est difficile, Porthos, c'est... difficile; car, en verite, je vous en previens une seconde fois, j'ai des choses bien etranges, bien extraordinaires a vous dire. -- Oh! vous parlez si bien, cher ami, que je vous ecouterais pendant des journees entieres. Parlez donc, je vous en prie, et, tenez, il me vient une idee: je vais, pour vous faciliter la besogne, je vais, pour vous aider a me dire ces choses etranges, vous questionner. -- Je le veux bien. -- Pourquoi allons-nous combattre, cher Aramis? -- Si vous me faites beaucoup de questions semblables a celle-la, si c'est ainsi que vous voulez faciliter ma besogne, mon besoin de revelation, en m'interrogeant ainsi, Porthos, vous ne me faciliterez en rien. Bien au contraire, c'est precisement la le noeud gordien. Tenez, ami, avec un homme bon, genereux et devoue comme vous l'etes, il faut, pour lui et pour soi-meme, commencer la confession avec bravoure. Je vous ai trompe, mon digne ami. -- Vous m'avez trompe? -- Mon Dieu, oui. -- Etait-ce pour mon bien, Aramis? -- Je l'ai cru, Porthos; je l'ai cru sincerement, mon ami. -- Alors, fit l'honnete seigneur de Bracieux, vous m'avez rendu service, et je vous en remercie; car, si vous ne m'aviez pas trompe, j'aurais pu me tromper moi-meme. En quoi donc m'avez-vous trompe? Dites. -- C'est que je servais l'usurpateur, contre lequel Louis XIV dirige en ce moment tous ses efforts. -- L'usurpateur, dit Porthos en se grattant le front, c'est... Je ne comprends pas trop bien. -- C'est l'un des deux rois qui se disputent la couronne de France. -- Fort bien!... Alors, vous serviez celui qui n'est pas Louis XIV? -- Vous venez de dire le vrai mot, du premier coup. -- Il en resulte que... -- Il en resulte que nous sommes des rebelles, mon pauvre ami. -- Diable! diable!... s'ecria Porthos desappointe. -- Oh! mais, cher Porthos, soyez calme, nous trouverons encore bien moyen de nous sauver, croyez-moi. -- Ce n'est pas cela qui m'inquiete, repondit Porthos; ce qui me touche seulement, c'est ce vilain mot de rebelles. -- Ah! voila!... -- Et, de cette facon, le duche qu'on m'a promis... -- C'est l'usurpateur qui le donnait. -- Ce n'est pas la meme chose, Aramis, fit majestueusement Porthos. -- Ami, s'il n'eut tenu qu'a moi, vous fussiez devenu prince. Porthos se mit a mordre ses ongles avec melancolie. -- Voila, continua-t-il, en quoi vous avez eu tort de me tromper; car ce duche promis, j'y comptais. Oh! j'y comptais serieusement, vous sachant homme de parole, mon cher Aramis. -- Pauvre Porthos! Pardonnez-moi, je vous en supplie. -- Ainsi donc, insista Porthos sans repondre a la priere de l'eveque de Vannes, ainsi donc, je suis bien brouille avec le roi Louis XIV? -- J'arrangerai cela, mon bien bon ami, j'arrangerai cela. Je prendrai tout sur moi seul. -- Aramis! -- Non, non, Porthos, je vous en conjure, laissez-moi faire. Pas de fausse generosite! pas de devouement inopportun! Vous ne saviez rien de mes projets. Vous n'avez rien fait par vous-meme. Moi, c'est different. Je suis seul l'auteur du complot. J'avais besoin de mon inseparable compagnon; je vous ai appele et vous etes venu a moi, en vous souvenant de notre ancienne devise: "Tous pour un, un pour tous". Mon crime, cher Porthos, est d'avoir ete egoiste. -- Voila une parole que j'aime, dit Porthos, et des que vous avez agi uniquement pour vous, il me serait impossible de vous en vouloir. C'est si naturel! Et, sur ce mot sublime, Porthos serra cordialement la main de son ami. Aramis, en presence de cette naive grandeur d'ame, se trouva petit. C'etait la deuxieme fois qu'il se voyait contraint de plier devant la reelle superiorite du coeur bien plus puissante que la splendeur de l'esprit. Il repondit par une muette et energique pression a la genereuse caresse de son ami. -- Maintenant, dit Porthos, que nous nous sommes parfaitement expliques, maintenant que je me suis parfaitement rendu compte de notre situation vis-a-vis du roi Louis, je crois, cher ami, qu'il est temps de me faire comprendre l'intrigue politique dont nous sommes les victimes; car je vois bien qu'il y a une intrigue politique la-dessous. -- D'Artagnan, mon bon Porthos, d'Artagnan va venir, et vous la detaillera dans toutes ses circonstances: mais, excusez-moi: je suis navre de douleur, accable par la peine, et j'ai besoin de toute ma presence d'esprit, de toute ma reflexion, pour vous sortir du mauvais pas ou je vous ai si imprudemment engage; mais rien de plus clair desormais, rien de plus net que la position. Le roi Louis XIV n'a plus maintenant qu'un seul ennemi: cet ennemi, c'est moi, moi seul. Je vous ai fait prisonnier, vous m'avez suivi, je vous libere aujourd'hui, vous revolez vers votre prince, Vous le voyez, Porthos, il n'y a pas une seule difficulte dans tout ceci. -- Croyez-vous? fit Porthos. -- J'en suis bien sur. -- Alors pourquoi, dit l'admirable bon sens de Porthos, alors pourquoi, si nous sommes dans une aussi facile position, pourquoi, mon bon ami, preparons-nous des canons, des mousquets et des engins de toute sorte? Plus simple, il me semble, est de dire au capitaine d'Artagnan: "Cher ami, nous nous sommes trompes, c'est a refaire; ouvrez-nous la porte, laissez nous passer, et bonjour!" -- Ah! voila! dit Aramis en secouant la tete. -- Comment, voila? Est-ce que vous n'approuvez pas ce plan cher ami? -- J'y vois une difficulte. -- Laquelle? -- L'hypothese ou d'Artagnan viendrait avec de tels ordres, que nous soyons obliges de nous defendre. -- Allons donc! nous defendre contre d'Artagnan? Folie! Ce bon d'Artagnan!... Aramis secoua encore une fois la tete. -- Porthos, dit-il, si j'ai fait allumer les meches et pointer les canons, si j'ai fait retentir le signal d'alarme, si j'ai appele tout le monde a son poste sur les remparts, ces bons remparts de Belle-Ile que vous avez si bien fortifies, c'est pour quelque chose. Attendez pour juger, ou plutot, non, n'attendez pas... -- Que faire? -- Si je le savais, ami, je l'eusse dit. -- Mais il y a une chose bien plus simple que de se defendre: un bateau, et en route pour la France, ou... -- Cher ami, dit Aramis en souriant avec une sorte de tristesse, ne raisonnons pas comme des enfants; soyons hommes pour le conseil et pour l'execution. Tenez, voici qu'on hele du port une embarcation quelconque. Attention, Porthos, serieuse attention! -- C'est d'Artagnan, sans doute, dit Porthos d'une voix de tonnerre en s'approchant du parapet. -- Oui, c'est moi; repondit le capitaine des mousquetaires en sautant legerement les degres du mole. Et il monta rapidement jusqu'a la petite esplanade ou l'attendaient ses deux amis. Une fois en chemin Porthos et Aramis distinguerent un officier qui suivait d'Artagnan, emboitant le pas dans chacun des pas du capitaine. Le capitaine s'arreta sur les degres du mole, a moitie route. Son compagnon l'imita. -- Faites retirer vos gens, cria d'Artagnan a Porthos et a Aramis; faites-les retirer hors de la portee de la voix. L'ordre, donne par Porthos, fut execute a l'instant meme. Alors d'Artagnan, se tournant vers celui qui le suivait: -- Monsieur, lui dit-il, nous ne sommes plus ici sur la flotte du roi, ou, en vertu de vos ordres, vous me parliez si arrogamment tout a l'heure. -- Monsieur, repondit l'officier, je ne vous parlais pas arrogamment; j'obeissais simplement, mais rigoureusement, a ce qui m'a ete commande. On m'a dit de vous suivre, je vous suis. On m'a dit de ne pas vous laisser communiquer avec qui que ce soit sans prendre connaissance de ce que vous feriez: je me mele a vos communications. D'Artagnan fremit de colere, et Porthos et Aramis qui entendaient ce dialogue, fremirent aussi, mais d'inquietude et de crainte. D'Artagnan, machant sa moustache avec cette vivacite qui decelait en lui l'etat d'une exasperation la plus voisine d'un eclat terrible, se rapprocha de l'officier. -- Monsieur, dit-il d'une voix plus basse et d'autant plus accentuee, qu'elle affectait un calme profond et se gonflait de tempete, monsieur, quand j'ai envoye un canot ici, vous avez voulu savoir ce que j'ecrivais aux defenseurs de Belle-Ile. Vous m'avez montre un ordre; a l'instant meme, a mon tour, je vous ai montre le billet que j'ecrivais. Quand le patron de la barque envoyee par moi fut de retour, quand j'ai recu la reponse de ces deux messieurs et il designait de la main a l'officier Aramis et Porthos, vous avez entendu jusqu'au bout le discours du messager. Tout cela etait bien dans vos ordres; tout cela est bien suivi, bien execute, bien ponctuel, n'est-ce pas? -- Oui, monsieur, balbutia l'officier; oui, sans doute, monsieur... mais... -- Monsieur, continua d'Artagnan en s'echauffant, monsieur, quand j'ai manifeste l'intention de quitter mon bord pour passer a Belle-Ile, vous avez exige de m'accompagner; je n'ai point hesite: je vous ai emmene. Vous etes bien a Belle-Ile, n'est-ce pas? -- Oui, monsieur; mais... -- Mais... il ne s'agit plus de M. Colbert, qui vous a fait tenir cet ordre, ou de qui que ce soit au monde, dont vous suivez les instructions: il s'agit ici d'un homme qui gene M. d'Artagnan, et qui se trouve avec M. d'Artagnan seul, sur les marches d'un escalier, que baignent trente pieds d'eau salee; mauvaise position pour cet homme, mauvaise position, monsieur! je vous en avertis. -- Mais, monsieur, si je vous gene, dit timidement et presque craintivement l'officier, c'est mon service qui... -- Monsieur vous avez eu le malheur, vous ou ceux qui vous envoient, de me faire une insulte. Elle est faite. Je ne peux m'en prendre a ceux qui vous cautionnent; ils me sont inconnus, ou sont trop loin. Mais vous vous trouvez sous ma main, et je jure Dieu que, si vous faites un pas derriere moi, quand je vais lever le pied pour monter aupres de ces messieurs... je jure mon nom que je vous fends la tete d'un coup d'epee, et que je vous jette a l'eau. Oh! il arrivera ce qu'il arrivera. Je ne me suis jamais mis que six fois en colere dans ma vie, monsieur, et les cinq fois qui ont precede celle-ci, j'ai tue mon homme. L'officier ne bougea pas; il palit sous cette terrible menace, et repondit avec simplicite: -- Monsieur, vous avez tort d'aller contre ma consigne. Porthos et Aramis, muets et frissonnants en haut du parapet, crierent au mousquetaire: -- Cher d'Artagnan, prenez garde! D'Artagnan les fit taire du geste, leva son pied avec un calme effrayant pour gravir une marche, et se retourna l'epee a la main, pour voir si l'officier le suivrait. L'officier fit un signe de croix et marcha. Porthos et Aramis, qui connaissaient leur d'Artagnan, pousserent un cri et se precipiterent pour arreter le coup qu'ils croyaient deja entendre. Mais d'Artagnan, passant l'epee dans la main gauche: -- Monsieur, dit-il a l'officier d'une voix emue, vous etes un brave homme. Vous devez mieux comprendre ce que je vais vous dire maintenant, que ce que je vous ai dit tout a l'heure. -- Parlez, monsieur d'Artagnan, parlez, repondit le brave officier. -- Ces messieurs que nous venons voir, et contre lesquels vous avez des ordres, sont mes amis. -- Je le sais, monsieur. -- Vous comprenez si je dois agir avec eux comme vos instructions vous le prescrivent. -- Je comprends vos reserves. -- Eh bien! permettez-moi de causer avec eux sans temoin. -- Monsieur d'Artagnan, si je cedais a votre demande, si je faisais ce dont vous me priez, je manquerais a ma parole; mais, si je ne le fais pas, je vous desobligerai. J'aime mieux l'un que l'autre. Causez avec vos amis, et ne me meprisez pas, monsieur, de faire par amour pour vous, que j'estime et que j'honore, ne me meprisez pas de faire pour vous, pour vous seul, une vilaine action. D'Artagnan, emu, passa rapidement ses bras au cou de ce jeune homme, et monta pres de ses amis. L'officier, enveloppe dans son manteau, s'assit sur les marches, couvertes d'algues humides. -- Eh bien! dit d'Artagnan a ses amis, voila la position; jugez. Ils s'embrasserent tous trois. Tous trois se tinrent serres dans les bras l'un de l'autre, comme aux beaux jours de la jeunesse. -- Que signifient toutes ces rigueurs? demanda Porthos. -- Vous devez en soupconner quelque chose, cher ami, repliqua d'Artagnan. -- Pas trop, je vous l'assure, mon cher capitaine; car, enfin, je n'ai rien fait, ni Aramis non plus, se hata d'ajouter l'excellent homme. D'Artagnan lanca au prelat un regard de reproche, qui penetra ce coeur endurci. -- Cher Porthos! s'ecria l'eveque de Vannes. -- Vous voyez ce qu'on a fait, dit d'Artagnan: interception de tout ce qui vient de Belle-Ile, de tout ce qui s'y rend. Vos bateaux sont tous saisis. Si vous aviez essaye de fuir, vous tombiez entre les mains des croiseurs qui sillonnent la mer et qui vous guettent. Le roi vous veut et vous prendra. Et d'Artagnan s'arracha furieusement quelques poils de sa moustache grise. -- Mon idee etait celle-ci, continua d'Artagnan: vous faire venir a mon bord tous deux, vous avoir pres de moi, et puis vous rendre libres. Mais, a present, qui me dit qu'en retournant sur mon navire je ne rencontrerai pas un superieur, que je ne trouverai pas des ordres secrets qui m'enlevent mon commandement pour le donner a quelque autre que moi, et qui disposeront de moi et de vous sans nul espoir de secours? -- Il faut demeurer a Belle-Ile, dit resolument Aramis, et je vous reponds, moi, que je ne me rendrai qu'a bon escient. Porthos ne dit rien. D'Artagnan remarqua le silence de son ami. -- J'ai a essayer encore de cet officier, de ce brave qui m'accompagne, et dont la courageuse resistance me rend bien heureux; car elle accuse un honnete homme, lequel, encore que notre ennemi, vaut mille fois mieux qu'un lache complaisant. Essayons, et sachons de lui ce qu'il a le droit de faire, ce que sa consigne lui permet ou lui defend. -- Essayons, dit Aramis. D'Artagnan vint au parapet, se pencha vers les degres du mole, et appela l'officier, qui monta aussitot. -- Monsieur, lui dit d'Artagnan, apres l'echange des courtoisies les plus cordiales, naturelles entre gentilshommes qui se connaissent et s'apprecient dignement; monsieur, si je voulais emmener ces messieurs d'ici, que feriez vous? -- Je ne m'y opposerais pas, monsieur; mais, ayant ordre direct, ordre formel, de les prendre sous ma garde, je les garderais. -- Ah! fit d'Artagnan. -- C'est fini! dit Aramis sourdement. Porthos ne bougea pas. -- Emmenez toujours Porthos, dit l'eveque de Vannes; il saura prouver au roi, je l'y aiderai, et vous aussi, monsieur d'Artagnan, qu'il n'est pour rien dans cette affaire. -- Hum! fit d'Artagnan. Voulez-vous venir? voulez-vous me suivre, Porthos? le roi est clement. -- Je demande a reflechir, dit Porthos noblement. -- Vous restez ici, alors? -- Jusqu'a nouvel ordre! s'ecria Aramis avec vivacite. -- Jusqu'a ce que nous ayons eu une idee, reprit d'Artagnan, et je crois maintenant que ce ne sera pas long, car j'en ai deja une. -- Disons-nous adieu, alors, reprit Aramis; mais, en verite, cher Porthos, vous devriez partir. -- Non! dit laconiquement celui-ci. -- Comme il vous plaira, reprit Aramis, un peu blesse dans sa susceptibilite nerveuse, du ton morose de son compagnon. Seulement, je suis rassure par la promesse d'une idee de d'Artagnan; idee que j'ai devinee, je crois. -- Voyons, fit le mousquetaire en approchant son oreille de la bouche d'Aramis. Celui-ci dit au capitaine plusieurs mots rapides, auxquels d'Artagnan repondit: -- Precisement cela. -- Immanquable, alors, s'ecria Aramis joyeux. -- Pendant la premiere emotion que causera ce parti pris, arrangez-vous, Aramis. -- Oh! n'ayez pas peur. -- Maintenant, monsieur, dit d'Artagnan a l'officier, merci mille fois! Vous venez de vous faire trois amis a la vie, a la mort. -- Oui, repliqua Aramis. Porthos seul ne dit rien et acquiesca de la tete. D'Artagnan, ayant tendrement embrasse ses deux vieux amis, quitta Belle-Ile, avec l'inseparable compagnon que M. Colbert lui avait donne. Ainsi, a part l'espece d'explication dont le digne Porthos avait bien voulu se contenter, rien n'etait change en apparence au sort des uns et des autres. -- Seulement, dit Aramis, il y a l'idee de d'Artagnan. D'Artagnan ne retourna point a son bord sans creuser profondement l'idee qu'il venait de decouvrir. Or, on sait que, lorsque d'Artagnan creusait, d'habitude il percait a jour. Quant a l'officier, redevenu muet, il lui laissa respectueusement le loisir de mediter. Aussi, en mettant le pied sur son navire, embosse a une portee de canon de Belle-Ile, le capitaine des mousquetaires avait-il deja reuni tous ses moyens offensifs et defensifs. Il assembla immediatement son conseil. Ce conseil se composait des officiers qui servaient sous ses ordres. Ces officiers etaient au nombre de huit: Un chef des forces maritimes, Un major dirigeant l'artillerie, Un ingenieur, L'officier que nous connaissons, Et quatre lieutenants. Les ayant donc reunis dans la chambre de poupe, d'Artagnan se leva, ota son feutre, et commenca en ces termes: -- Messieurs, je suis alle reconnaitre Belle-Ile-en-Mer et j'y ai trouve bonne et solide garnison; de plus, les preparatifs tout faits pour une defense qui peut devenir genante. J'ai donc l'intention d'envoyer chercher deux des principaux officiers de la place pour que nous causions avec eux. Les ayant separes de leurs troupes et de leurs canons, nous en aurons meilleur marche, surtout avec de bons raisonnements. Est-ce votre avis, messieurs? Le major de l'artillerie se leva. -- Monsieur, dit-il avec respect, mais avec fermete je viens de vous entendre dire que la place prepare une defense genante. La place est donc, que vous sachiez, determinee a la rebellion? D'Artagnan fut visiblement depite par cette reponse, mais il n'etait pas homme a se laisser abattre pour si peu, et reprit la parole: -- Monsieur, dit-il, votre reponse est juste. Mais vous n'ignorez pas que Belle-Ile-en-Mer est un fief de M. Fouquet, et les anciens rois ont donne aux seigneurs de Belle-Ile le droit de s'armer chez eux. La major fit un mouvement. -- Oh! ne m'interrompez point, continua d'Artagnan. Vous allez me dire que ce droit de s'armer contre les Anglais n'est pas le droit de s'armer contre son roi. Mais ce n'est pas M. Fouquet, je suppose, qui tient en ce moment Belle-Ile, puisque, avant-hier, j'ai arrete M. Fouquet. Or, les habitants et defenseurs de Belle- Ile ne savent rien de cette arrestation. Vous la leur annonceriez vainement. C'est une chose si inouie, si extraordinaire, si inattendue, qu'ils ne vous croiraient pas. Un Breton sert son maitre et non pas ses maitres; il sert son maitre jusqu'a ce qu'il l'ait vu mort. Or, les Bretons, que je sache, n'ont pas vu le cadavre de M. Fouquet. Il n'est donc pas surprenant qu'ils tiennent contre tout ce qui n'est pas M. Fouquet ou sa signature. Le major s'inclina en signe d'assentiment. -- Voila pourquoi, continua d'Artagnan, voila pourquoi je me propose de faire venir ici, a mon bord, deux des principaux officiers de la garnison. Ils vous verront, messieurs; ils verront les forces dont nous disposons; ils sauront, par consequent, a quoi s'en tenir sur le sort qui les attend en cas de rebellion. Nous leur affirmerons sur l'honneur que M. Fouquet est prisonnier, et que toute resistance ne lui saurait etre que prejudiciable. Nous leur dirons que, le premier coup de canon tire, il n'y a aucune misericorde a attendre du roi. Alors, je l'espere du moins, ils ne resisteront plus. Ils se livreront sans combat, et nous aurons a l'amiable une place qui pourrait bien nous couter cher a conquerir. L'officier qui avait suivi d'Artagnan a Belle-Ile s'appretait a parler, mais d'Artagnan l'interrompit. -- Oui, je sais ce que vous allez me dire, monsieur; je sais qu'il y a ordre du roi d'empecher toute communication secrete avec les defenseurs de Belle-Ile, et voila justement pourquoi j'offre de ne communiquer qu'en presence de tout mon etat-major. Et d'Artagnan fit a ses officiers un signe de tete qui avait pour but de faire valoir cette condescendance. Les officiers se regarderent comme pour lire leur opinion dans les yeux des uns des autres, avec intention de faire evidemment, apres qu'ils se seraient mis d'accord, selon le desir de d'Artagnan. Et deja celui-ci voyait avec joie que le resultat de leur consentement serait l'envoi d'une barque a Porthos et a Aramis, lorsque l'officier du roi tira de sa poitrine un pli cachete qu'il remit a d'Artagnan. Ce pli portait sur sa suscription le n deg. 1. -- Qu'est-ce encore? murmura le capitaine surpris. -- Lisez, monsieur, dit l'officier avec une courtoisie qui n'etait pas exempte de tristesse. D'Artagnan, plein de defiance, deplia le papier et lut: "Defense a M. d'Artagnan d'assembler quelque conseil que ce soit, ou de deliberer d'aucune facon avant que Belle-Ile soit rendue, et que les prisonniers soient passes par les armes. _Signe_: Louis." D'Artagnan reprima le mouvement d'impatience qui courait par tout son corps; et avec un gracieux sourire. -- C'est bien, monsieur, dit-il, on se conformera aux ordres du roi. Chapitre CCL -- Suite des idees du roi et des idees de M. d'Artagnan Le coup etait direct, il etait rude, mortel. D'Artagnan furieux d'avoir ete prevenu par une idee du roi, ne desespera cependant pas, et, songeant a cette idee que lui aussi avait rapportee de Belle-Ile, il en augura un nouveau moyen de salut pour ses amis. -- Messieurs, dit-il subitement, puisque le roi a charge un autre que moi de ses ordres secrets, c'est que je n'ai plus sa confiance, et j'en serais reellement indigne si j'avais le courage de garder un commandement sujet a tant de soupcons injurieux. Je m'en vais donc sur-le-champ porter ma demission au roi. Je la donne devant vous tous, en vous enjoignant de vous replier avec moi sur la cote de France, de facon a ne rien compromettre des forces que Sa Majeste m'a confiees. C'est pourquoi, retournez tous a vos postes, et commandez le retour; d'ici a une heure, nous avons le flux. A vos postes, messieurs! Je suppose, ajouta-t-il en voyant que tous obeissaient, excepte l'officier surveillant, que vous n'aurez pas d'ordres a objecter cette fois-ci? Et d'Artagnan triomphait presque en disant ces mots-la. Ce plan etait le salut de ses amis. Le blocus leve, ils pouvaient s'embarquer tout de suite et faire voile pour l'Angleterre ou pour l'Espagne, sans crainte d'etre inquietes. Tandis qu'ils fuyaient, d'Artagnan arrivait aupres du roi, justifiait son retour par l'indignation que les defiances de Colbert avaient soulevee contre lui; on le renvoyait en pleins pouvoirs, et il prenait Belle-Ile, c'est-a-dire la cage, sans prendre les oiseaux envoles. Mais, a ce plan, l'officier opposa un deuxieme ordre du roi. Il etait ainsi concu: "Du moment ou M. d'Artagnan aura manifeste le desir de donner sa demission, il ne comptera plus comme chef de l'expedition, et tout officier place sous ses ordres sera tenu de ne lui plus obeir. De plus, M. d'Artagnan, ayant perdu cette qualite de chef de l'armee envoyee contre Belle-Ile, devra partir immediatement pour la France, en compagnie de l'officier qui lui aura remis le message, et qui le regardera comme un prisonnier dont il repond." D'Artagnan palit, lui si brave et si insouciant. Tout avait ete calcule avec une profondeur qui, pour la premiere fois depuis trente ans, lui rappela la solide prevoyance et la logique inflexible du grand cardinal. Il appuya sa tete sur sa main, revant, respirant a peine. "Si je mettais cet ordre dans ma poche, pensa-t-il, qui le saurait ou qui m'en empecherait? Avant que le roi en eut ete informe, j'aurais sauve ces pauvres gens la-bas. De l'audace, allons! Ma tete n'est pas de celles qu'un bourreau fait tomber par desobeissance. Desobeissons!" Mais, au moment ou il allait prendre ce parti, il vit les officiers autour de lui lire des ordres pareils, que venaient de leur distribuer cet infernal agent de la pensee de Colbert. Le cas de desobeissance etait prevu comme les autres. -- Monsieur, lui vint dire l'officier, j'attends votre bon plaisir pour partir. -- Je suis pret, monsieur, repliqua le capitaine en grincant des dents. L'officier commanda sur-le-champ un canot qui vint recevoir d'Artagnan. Il faillit devenir fou de rage a cette vue. -- Comment, balbutia-t-il, fera-t-on ici pour diriger les differents corps? -- Vous parti, monsieur, repliqua le commandant des navires, c'est a moi que le roi confie sa flotte. -- Alors, monsieur, riposta l'homme de Colbert en s'adressant au nouveau chef, c'est pour vous ce dernier ordre qui m'avait ete remis. Voyons vos pouvoirs? -- Les voici, dit le marin en exhibant une signature royale. -- Voici vos instructions, repliqua l'officier en lui remettant le pli. Et, se tournant vers d'Artagnan: -- Allons, monsieur, dit-il d'une voix emue, tant il voyait de desespoir chez cet homme de fer, faites-moi la grace de partir. -- Tout de suite, articula faiblement d'Artagnan, vaincu, terrasse par l'implacable impossibilite. Et il se laissa glisser dans la petite embarcation, qui cingla vers la France avec un vent favorable, et menee par la maree montante. Les gardes du roi s'etaient embarques avec lui. Cependant, le mousquetaire conservait encore l'espoir d'arriver a Nantes assez vite, et de plaider assez eloquemment la cause de ses amis pour flechir le roi. La barque volait comme une hirondelle. D'Artagnan voyait distinctement la terre de France se profiler en noir sur les nuages blancs de la nuit. -- Ah! monsieur, dit-il bas a l'officier, auquel, depuis une heure, il ne parlait plus, combien je donnerais pour connaitre les instructions du nouveau commandant! Elles sont toutes pacifiques, n'est-ce pas?... et... Il n'acheva pas; un coup de canon lointain gronda sur la surface des flots, puis un autre, et deux ou trois plus forts. -- Le feu est ouvert sur Belle-Ile, repondit l'officier. Le canot venait de toucher la terre de France. Chapitre CCLI -- Les aieux de Porthos Lorsque d'Artagnan eut quitte Aramis et Porthos, ceux-ci rentrerent au fort principal pour s'entretenir avec plus de liberte. Porthos, toujours soucieux, genait Aramis, dont l'esprit ne s'etait jamais trouve plus libre. -- Cher Porthos, dit celui-ci tout a coup, je vais vous expliquer l'idee de d'Artagnan. -- Quelle idee, Aramis? -- Une idee a laquelle nous devrons la liberte avant douze heures. -- Ah! vraiment, fit Porthos etonne. Voyons! -- Vous avez remarque, par la scene que notre ami a eue avec l'officier, que certains ordres le genent relativement a nous? -- Je l'ai remarque. -- Eh bien! d'Artagnan va donner sa demission au roi, et pendant la confusion qui resultera de son absence, nous gagnerons au large, ou plutot vous gagnerez au large, vous, Porthos, s'il n'y a possibilite de fuite que pour un. Ici, Porthos secoua la tete, et repondit: -- Nous nous sauverons ensemble, Aramis, ou nous resterons ici ensemble. -- Vous etes un genereux coeur, dit Aramis, seulement votre sombre inquietude m'afflige... -- Je ne suis pas inquiet, dit Porthos. -- Alors, vous m'en voulez? -- Je ne vous en veux pas. -- Eh bien! cher ami, pourquoi cette mine lugubre? -- Je m'en vais vous le dire: je fais mon testament. Et, en disant ces mots, le bon Porthos regarda tristement Aramis. -- Votre testament? s'ecria l'eveque. Allons donc! vous croyez- vous perdu? -- Je me sens fatigue. C'est la premiere fois, et il y a une habitude dans ma famille. -- Laquelle, mon ami? -- Mon grand-pere etait un homme deux fois fort comme moi. -- Oh! oh! dit Aramis. C'etait donc Samson, votre grand-pere? -- Non. Il s'appelait Antoine. Eh bien! il avait mon age, lorsque, partant pour la chasse un jour, il se sentit les jambes faibles, lui qui n'avait jamais connu ce mal. -- Que signifiait cette fatigue, mon ami? -- Rien de bon, comme vous l'allez voir; car, etant parti se plaignant toujours de ses jambes molles, il trouva un sanglier qui lui fit tete, le manqua de son coup d'arquebuse, et fut decousu par la bete. Il en est mort sur le coup. -- Ce n'est pas une raison pour que vous vous alarmiez, cher Porthos. -- Oh! vous allez voir. Mon pere etait une fois fort comme moi. C'etait un rude soldat de Henri III et de Henri IV, il ne s'appelait pas Antoine, mais Gaspard, comme M. de Coligny. Toujours a cheval, il n'avait jamais su ce que c'est que la lassitude. Un soir qu'il se levait de table, ses jambes lui manquerent. -- Il avait bien soupe, peut-etre? dit Aramis; et voila pourquoi il chancelait. -- Bah! un ami de M. de Bassompierre? Allons, donc! Non, vous dis- je. Il s'etonna de cette lassitude, et dit a ma mere, qui le raillait: "Ne croirait-on pas que je vais voir un sanglier, comme defunt M. du Vallon, mon pere?" -- Eh bien? fit Aramis. -- Eh bien! bravant cette faiblesse, mon pere voulut descendre au jardin au lieu de se mettre au lit; le pied lui manqua des la premiere marche; l'escalier etait roide; mon pere alla tomber sur un angle de pierre dans lequel un gond de fer etait scelle. Le gond lui ouvrit la tempe: il resta mort sur la place. Aramis, levant les yeux sur son ami: -- Voila deux circonstances extraordinaires, dit-il; n'en inferons pas qu'il puisse s'en presenter une troisieme. Il ne convient pas a un homme de votre force d'etre superstitieux, mon brave Porthos; d'ailleurs, ou est-ce qu'on voit vos jambes flechir? Jamais vous n'avez ete si roide et si superbe; vous porteriez une maison sur vos epaules. -- En ce moment, dit Porthos, je me sens bien dispos; mais, il y a un moment, je vacillais, je m'affaissais, et, depuis tantot, ce phenomene, comme vous dites, s'est presente quatre fois. Je ne vous dirai pas que cela me fit peur; mais cela me contrariait; la vie est une agreable chose. J'ai de l'argent; j'ai de belles terres; j'ai des chevaux que j'aime; j'ai aussi des amis que j'aime: d'Artagnan, Athos, Raoul et vous. L'admirable Porthos ne prenait pas meme la peine de dissimuler a Aramis le rang qu'il lui donnait dans ses amities. Aramis lui serra la main. -- Nous vivrons encore de nombreuses annees, dit-il, pour conserver au monde des echantillons d'hommes rares. Fiez-vous a moi, cher ami: nous n'avons aucune reponse de d'Artagnan, c'est bon signe; il doit avoir donne des ordres pour masser la flotte et degarnir la mer. J'ai ordonne, moi, tout a l'heure, qu'on roulat une barque sur des rouleaux jusqu'a l'issue du grand souterrain de Locmaria, vous savez, ou nous avons tant de fois fait l'affut pour les renards. -- Oui, et qui aboutit a la petite anse par un boyau que nous avons decouvert le jour ou ce superbe renard s'echappa par la. -- Precisement. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans ce souterrain; elle doit y etre deja. Nous attendrons le moment favorable, et, pendant la nuit, en mer! -- Voila une bonne idee, nous y gagnons quoi? -- Nous y gagnons que nul ne connait cette grotte, ou plutot son issue, a part nous et deux ou trois chasseurs de l'ile; nous y gagnons que, si l'ile est occupee, les eclaireurs, ne voyant pas de barque au rivage, ne soupconneront pas qu'on puisse s'echapper et cesseront de surveiller. -- Je comprends. -- Eh bien! les jambes? -- Oh! excellentes en ce moment. -- Vous voyez donc bien, tout conspire a nous donner le repos et l'espoir. D'Artagnan debarrasse la mer et nous fait libres. Plus de flotte royale ni de descente a craindre. Vive Dieu! Porthos, nous avons encore un demi-siecle de bonnes aventures, et, si je touche la terre d'Espagne, je vous jure, ajouta l'eveque avec une energie terrible, que votre brevet de duc n'est pas aussi aventure qu'on veut bien le dire. -- Esperons, fit Porthos un peu ragaillardi par cette nouvelle chaleur de son compagnon. Tout a coup, un cri se fit entendre: -- Aux armes! Ce cri, repete par cent voix, vint, dans la chambre ou les deux amis se tenaient, porter la surprise chez l'un et l'inquietude chez l'autre. Aramis ouvrit la fenetre; il vit courir une foule de gens avec des flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens armes prenaient leurs postes. -- La flotte! la flotte! cria un soldat qui reconnut Aramis. -- La flotte? repeta celui-ci. -- A demi-portee de canon, continua le soldat. -- Aux armes! cria Aramis. -- Aux armes! repeta formidablement Porthos. Et tous deux s'elancerent vers le mole, pour se mettre a l'abri derriere les batteries. On vit s'approcher des chaloupes chargees de soldats; elles prirent trois directions pour descendre sur trois points a la fois. -- Que faut-il faire? demanda un officier de garde. -- Arretez-les; et, si elles poursuivent, feu! dit Aramis. Cinq minutes apres, la canonnade commenca. C'etaient les coups de feu que d'Artagnan avait entendus en abordant en France. Mais les chaloupes etaient trop pres du mole pour que les canons tirassent juste; elles aborderent; le combat commenca presque corps a corps. -- Qu'avez-vous, Porthos? dit Aramis a son ami. -- Rien... les jambes... c'est vraiment incomprehensible... elles se remettront en chargeant. En effet, Porthos et Aramis se mirent a charger avec une telle vigueur, ils animerent si bien leurs hommes, que les royaux se rembarquerent precipitamment sans avoir eu autre chose que des blesses qu'ils emporterent. -- Eh! mais Porthos, cria Aramis, il nous faut un prisonnier, vite, vite. Porthos s'abaissa sur l'escalier du mole, saisit par la nuque un des officiers de l'armee royale qui attendait, pour s'embarquer, que tout son monde fut dans la chaloupe. Le bras du geant enleva cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans qu'un coup de feu fut tire sur lui. -- Voici un prisonnier, dit Porthos a Aramis. -- Eh bien! s'ecria celui-ci en riant, calomniez donc vos jambes! -- Ce n'est pas avec mes jambes que je l'ai pris, repliqua Porthos tristement, c'est avec mon bras. Chapitre CCLII -- Le fils de Biscarrat Les Bretons de l'ile etaient tout fiers de cette victoire; Aramis ne les encouragea pas. -- Ce qui arrivera, dit-il a Porthos, quand tout le monde fut rentre, c'est que la colere du roi s'eveillera avec le recit de la resistance, et que ces braves gens seront decimes ou brules quand l'ile sera prise; ce qui ne peut manquer d'advenir. -- Il en resulte, dit Porthos, que nous n'avons rien fait d'utile? -- Pour le moment, si fait, repliqua l'eveque; car nous avons un prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis preparent. -- Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le faire parler est simple: nous allons souper, nous l'inviterons; en buvant, il parlera. Ce qui fut fait. L'officier, un peu inquiet d'abord, se rassura en voyant les gens auxquels il avait affaire. Il donna, n'ayant pas peur de se compromettre, tous les details imaginables sur la demission et le depart de d'Artagnan. Il expliqua comment, apres ce depart, le nouveau chef de l'expedition avait ordonne une surprise sur Belle-Ile. La s'arreterent ses explications. Aramis et Porthos echangerent un coup d'oeil qui temoignait de leur desespoir. Plus de fonds a faire sur cette brave imagination de d'Artagnan, plus de ressource, par consequent, en cas de defaite. Aramis, continuant son interrogatoire, demanda au prisonnier ce que les royaux comptaient faire des chefs de Belle-Ile. -- Ordre, repliqua celui-ci, de tuer pendant le combat et de pendre apres. Aramis et Porthos se regarderent encore. Le rouge monta au visage de tous deux. -- Je suis bien leger pour la potence, repondit Aramis; les gens comme moi ne se pendent pas. -- Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos; les gens comme moi cassent la corde. -- Je suis sur, fit galamment le prisonnier, que nous vous eussions procure la faveur d'une mort a votre choix. -- Mille remerciements, dit serieusement Aramis. Porthos s'inclina. -- Encore ce coup de vin a votre sante, fit-il en buvant lui-meme. De propos en propos, le souper se prolongea; l'officier, qui etait un spirituel gentilhomme, se laissa doucement aller au charme de l'esprit d'Aramis et de la cordiale bonhomie de Porthos. -- Pardonnez-moi, dit-il si je vous adresse une question; mais des gens qui en sont a leur sixieme bouteille ont bien le droit de s'oublier un peu. -- Adressez, dit Porthos, adressez. -- Parlez, fit Aramis. -- N'etiez-vous pas, messieurs, vous deux, dans les mousquetaires du feu roi? -- Oui, monsieur, et des meilleurs, s'il vous plait, repliqua Porthos. -- C'est vrai: je dirais meme les meilleurs de tous les soldats, messieurs, si je ne craignais d'offenser la memoire de mon pere. -- De votre pere? s'ecria Aramis. -- Savez-vous comment je me nomme? -- Ma foi! non, monsieur; mais vous me le direz, et... -- Je m'appelle Georges de Biscarrat. -- Oh! s'ecria Porthos a son tour, Biscarrat! vous rappelez-vous ce nom, Aramis? -- Biscarrat?... reva l'eveque. Il me semble... -- Cherchez bien, monsieur, dit l'officier. -- Pardieu! ce ne sera pas long, fit Porthos. Biscarrat, dit Cardinal... un des quatre qui vinrent nous interrompre le jour ou nous entrames dans l'amitie de d'Artagnan, l'epee a la main. -- Precisement, messieurs. -- Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessames pas. -- Une rude lame, par consequent, fit le prisonnier. -- C'est vrai, oh! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma foi! monsieur de Biscarrat, enchante de faire la connaissance d'un aussi brave homme. Biscarrat serra les deux mains que lui tendaient les deux anciens mousquetaires. Aramis regarda Porthos, comme pour lui dire: "Voila un homme qui nous aidera." Et, sur-le-champ: -- Avouez, dit-il, monsieur, qu'il fait bon d'avoir ete honnete homme. -- Mon pere me l'a toujours dit, monsieur. -- Avouez, de plus, que c'est une triste circonstance que celle ou vous vous trouvez de rencontrer des gens destines a etre arquebuses ou pendus, et de s'apercevoir que ces gens-la sont d'anciennes connaissances, de vieilles connaissances hereditaires. -- Oh! vous n'etes pas reserves a ce sort affreux, messieurs et amis, dit vivement le jeune homme. -- Bah! vous l'avez dit. -- Je l'ai dit tout a l'heure, quand je ne vous connaissais pas; mais, maintenant que je vous connais, je dis: Vous eviterez ce destin funeste, si vous le voulez. -- Comment, si nous le voulons? s'ecria Aramis, dont les yeux brillerent d'intelligence en regardant alternativement son prisonnier et Porthos. -- Pourvu, continua Porthos en regardant a son tour, avec une noble intrepidite, M. de Biscarrat et l'eveque, pourvu qu'on ne nous demande pas de lachetes. -- On ne vous demandera rien du tout, messieurs reprit le gentilhomme de l'armee royale; que voulez-vous qu'on vous demande? Si l'on vous trouve, on vous tue, c'est chose arretee; tachez donc, messieurs, qu'on ne vous trouve pas. -- Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignite, mais il me semble bien que, pour nous trouver, il faut que l'on vienne nous querir ici. -- En cela vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit Aramis en interrogeant toujours du regard la physionomie de Biscarrat, silencieux et contraint. Vous voulez, monsieur de Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouverture et vous n'osez pas, n'est-il pas vrai? -- Ah! messieurs et amis, c'est qu'en parlant je trahis la consigne; mais, tenez, j'entends une voix qui degage la mienne en la dominant. -- Le canon! fit Porthos. -- Le canon et la mousqueterie s'ecria l'eveque. On entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits sinistres d'un combat qui ne dura point. -- Qu'est-ce que cela? demanda Porthos. -- Eh! pardieu! s'ecria Aramis, c'est ce dont je me doutais. -- Quoi donc? -- L'attaque faite par vous n'etait qu'une feinte, n'est-il pas vrai, monsieur? et, pendant que vos compagnies se laissaient repousser, vous aviez la certitude d'operer un debarquement de l'autre cote de l'ile. -- Oh! plusieurs, monsieur. -- Nous sommes perdus, alors, fit paisiblement l'eveque de Vannes. -- Perdus! cela est possible, repondit le seigneur de Pierrefonds; mais nous ne sommes pas pris ni pendus. Et, en disant ces mots, il se leva de la table, s'approcha du mur et en detacha froidement son epee et ses pistolets, qu'il visita avec ce soin du vieux soldat qui s'apprete a combattre, et qui sent que sa vie repose en grande partie sur l'excellence et la bonne tenue de ses armes. Au bruit du canon, a la nouvelle de la surprise qui pouvait livrer l'ile aux troupes royales, la foule eperdue se precipita dans le fort. Elle venait demander assistance et conseil a ses chefs. Aramis, pale et vaincu, se montra entre deux flambeaux a la fenetre qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui attendaient des ordres, et d'habitants eperdus qui imploraient secours. -- Mes amis, dit d'Herblay d'une voix grave et sonore, M. Fouquet, votre protecteur, votre ami, votre pere, a ete arrete par ordre du roi et jete a la Bastille. Un long cri de fureur et de menace monta jusqu'a la fenetre ou se tenait l'eveque, et l'enveloppa d'un fluide vibrant. -- Vengeons M. Fouquet! crierent les plus exaltes. A mort les royaux! -- Non, mes amis, repliqua solennellement Aramis, non, mes amis, pas de resistance Le roi est maitre dans son royaume. Le roi est le mandataire de Dieu. Le roi et Dieu ont frappe M. Fouquet. Humiliez-vous devant la main de Dieu. Aimez Dieu et le roi, qui ont frappe M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur, ne cherchez pas a Je venger. Vous vous sacrifieriez en vain, vous, vos femmes et vos enfants, vos biens et votre liberte. Bas les armes, mes amis! bas les armes! puisque le roi vous le commande, et retirez-vous paisiblement dans vos demeures. C'est moi qui vous le demande, c'est moi qui vous en prie, c'est moi qui, au besoin, vous le commande au nom de M. Fouquet. La foule, amassee sous la fenetre, fit entendre un long fremissement de colere et d'effroi. -- Les soldats de Louis XIV sont entres dans l'ile, continua Aramis. Desormais, ce ne serait plus entre eux et vous un combat, ce serait un massacre. Allez, allez et oubliez; cette fois, je vous le commande au nom du Seigneur. Les mutins se retirerent lentement, soumis et muets. -- Ah ca! mais que venez-vous donc de dire la, mon ami? dit Porthos. -- Monsieur, dit Biscarrat a l'eveque, vous sauvez tous ces habitants, mais vous ne sauvez ni votre ami ni vous. -- Monsieur de Biscarrat, dit avec un accent singulier de noblesse et de courtoisie l'eveque de Vannes, monsieur de Biscarrat, soyez assez bon pour reprendre votre liberte. -- Je le veux bien, monsieur; mais... -- Mais cela nous rendra service; car, en annoncant au lieutenant du roi la soumission des insulaires, vous obtiendrez peut-etre quelque grace pour nous, en l'instruisant de la maniere dont cette soumission s'est operee. -- Grace! repliqua Porthos avec des yeux flamboyants, grace! qu'est-ce que ce mot-la! Aramis toucha rudement le coude de son ami, comme il faisait aux beaux jours de leur jeunesse, alors qu'il voulait avertir Porthos qu'il avait fait ou qu'il allait faire quelque bevue. Porthos comprit et se tut soudain. -- J'irai, messieurs, repondit Biscarrat, un peu surpris aussi de ce mot de _grace_ prononce par le fier mousquetaire dont, quelques instants auparavant, il racontait et vantait avec tant d'enthousiasme les exploits heroiques. -- Allez donc, monsieur de Biscarrat, dit Aramis en le saluant, et, en partant, recevez l'expression de toute notre reconnaissance. -- Mais vous, messieurs, vous que je m'honore d'appeler mes amis, puisque vous avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous pendant ce temps? reprit l'officier tout emu, en prenant conge des deux anciens adversaires de son pere. -- Nous, nous attendons ici. -- Mais, mon Dieu!... l'ordre est formel! -- Je suis eveque de Vannes, monsieur de Biscarrat, et l'on ne passe pas plus par les armes un eveque que l'on ne pend un gentilhomme. -- Ah! oui, monsieur, oui, monseigneur, reprit Biscarrat; oui, c'est vrai, vous avez raison, il y a encore pour vous cette chance. Donc, je pars, je me rends aupres du commandant de l'expedition, du lieutenant du roi. Adieu donc, messieurs; ou plutot, au revoir! En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui fit donner Aramis, courut dans la direction des coups de feu qu'on avait entendus et qui, en amenant la foule dans le fort, avait interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier. Aramis le regarda partir, et demeura seul avec Porthos: -- Eh bien! comprenez-vous? dit-il. -- Ma foi, non. -- Est-ce que Biscarrat ne vous genait pas ici? -- Non, c'est un brave garcon. -- Oui; mais la grotte de Locmaria, est-il necessaire que tout le monde la connaisse? -- Ah! c'est vrai, c'est vrai, je comprends. Nous nous sauvons par le souterrain. -- S'il vous plait, repliqua joyeusement Aramis. En route, ami Porthos! Notre bateau nous attend, et le roi ne nous tient pas encore. Chapitre CCLIII -- La grotte de Locmaria Le souterrain de Locmaria etait assez eloigne du mole pour que les deux amis dussent menager leurs forces avant d'y arriver. D'ailleurs, la nuit s'avancait; minuit avait sonne au fort; Porthos et Aramis etaient charges d'argent et d'armes. Ils cheminaient donc dans la lande qui separe le mole de ce souterrain, ecoutant tous les bruits et tachant d'eviter toutes les embuches. De temps en temps, sur la route qu'ils avaient soigneusement laissee a leur gauche, passaient des fuyards venant de l'interieur des terres, a la nouvelle du debarquement des troupes royales. Aramis et Porthos, caches derriere quelque anfractuosite de rocher, recueillaient les mots echappes aux pauvres gens qui fuyaient tout tremblants, portant avec eux leurs effets les plus precieux, et tachaient, en entendant leurs plaintes, d'en conclure quelque chose pour leur interet. Enfin, apres une course rapide, mais frequemment interrompue par des stations prudentes, ils atteignirent ces grottes profondes dans lesquelles le prevoyant eveque de Vannes avait eu soin de faire rouler sur des cylindres une bonne barque capable de tenir la mer dans cette belle saison. -- Mon bon ami, dit Porthos apres avoir respire bruyamment, nous sommes arrives, a ce qu'il me parait; mais je crois que vous m'avez parle de trois hommes, de trois serviteurs qui devaient nous accompagner. Je ne les vois pas; ou sont-ils donc? -- Pourquoi les verriez-vous, cher Porthos? repondit Aramis. Ils nous attendent certainement dans la caverne, et sans nul doute, ils se reposent un moment apres avoir accompli ce rude et difficile travail. Aramis arreta Porthos, qui se preparait a entrer dans le souterrain. -- Voulez-vous, mon bon ami, dit-il au geant, me permettre de passer le premier? Je connais le signal que j'ai donne a nos hommes, et nos gens, ne l'entendant pas, seraient dans le cas de faire feu sur vous ou de vous lancer leur couteau dans l'ombre. -- Allez, cher Aramis, allez le premier, vous etes tout sagesse et tout prudence, allez. Aussi bien, voila cette fatigue dont je vous ai parle qui me reprend encore une fois. Aramis laissa Porthos s'asseoir a l'entree de la grotte, et, courbant la tete, il penetra dans l'interieur de la caverne en imitant le cri de la chouette. Un petit roucoulement plaintif, un cri a peine distinct, repondit dans la profondeur du souterrain. Aramis continua sa marche prudente, et bientot il fut arrete par le meme cri qu'il avait le premier fait entendre, et ce cri etait lance a dix pas de lui. -- Etes-vous la, Yves? fit l'eveque. -- Oui, monseigneur. Goennec est la aussi. Son fils nous accompagne. -- Bien. Toutes choses sont-elles pretes? -- Oui, monseigneur. -- Allez un peu a l'entree des grottes, mon bon Yves, et vous y trouverez le seigneur de Pierrefonds, qui se repose, fatigue qu'il est de sa course. Et si, par hasard, il ne peut pas marcher, enlevez-le et l'apportez ici pres de moi. Les trois Bretons obeirent. Mais la recommandation d'Aramis a ses serviteurs etait inutile. Porthos, rafraichi, avait deja lui-meme commence la descente, et son pas pesant resonnait au milieu des cavites formees et soutenues par les colonnes de silex et de granit. Des que le seigneur de Bracieux eut rejoint l'eveque, les Bretons allumerent une lanterne dont ils s'etaient munis, et Porthos assura son ami qu'il se sentait desormais fort comme a l'ordinaire. -- Visitons le canot, dit Aramis, et assurons-nous d'abord de ce qu'il renferme. -- N'approchez pas trop la lumiere, dit le patron Yves; car, ainsi que vous avez bien voulu me le recommander, monseigneur, j'ai mis sous le banc de poupe, dans le coffre, vous savez, le baril de poudre et les charges de mousquet que vous m'aviez envoyes du fort. -- Bien, fit Aramis. Et, prenant lui-meme la lanterne, il visita minutieusement toutes les parties du canot avec les precautions d'un homme qui n'est ni timide ni ignorant en face du danger. Le canot etait long, leger, tirant peu d'eau, mince de quille, enfin de ceux que l'on a toujours si bien construits a Belle-Ile, un peu haut de bord, solide sur l'eau, tres maniable, muni de planches qui, dans les temps incertains, forment une sorte de pont sur lequel glissent les lames, et qui peuvent proteger les rameurs. Dans deux coffres bien clos, places sous les bancs de proue et de poupe, Aramis trouva du pain, du biscuit, des fruits secs, un quartier de lard, une bonne provision d'eau dans des outres; le tout formant des rations suffisantes pour des gens qui ne devaient jamais quitter la cote, et se trouvaient a meme de se ravitailler si le besoin le commandait. Les armes, huit mousquets et autant de pistolets de cavalier, etaient en bon etat et toutes chargees. Il avait des avirons de rechange en cas d'accident et cette petite voile appelee trinquette, qui aide la marche du canot en meme temps que les rameurs nagent, qui est si utile lorsque la brise se fait sentir, et qui ne charge pas l'embarcation. Lorsque Aramis eut reconnu toutes ces choses, et qu'il se fut montre content du resultat de son inspection: -- Consultons-nous, dit-il, cher Porthos, pour savoir s'il faut essayer de faire sortir la barque par l'extremite inconnue de la grotte, en suivant la pente et l'ombre du souterrain, ou s'il vaut mieux, a ciel decouvert, la faire glisser sur les rouleaux, par les bruyeres, en aplanissant le chemin de la petite falaise, qui n'a pas vingt pieds de haut, et donne a son pied, dans la maree, trois ou quatre brasses de bonne eau sur un bon fond. -- Qu'a cela ne tienne, monseigneur repliqua le patron Yves respectueusement; mais je ne crois pas que par la pente du souterrain et dans l'obscurite ou nous serons obliges de manoeuvrer notre embarcation, le chemin soit aussi commode qu'en plein air. Je connais bien la falaise, et je puis vous certifier qu'elle est unie comme un gazon de jardin; l'interieur de la grotte, au contraire, est raboteux; sans compter encore, monseigneur, que, a l'extremite, nous trouverons le boyau qui mene a la mer, et peut-etre le canot n'y passera pas. -- J'ai fait mes calculs, repondit l'eveque, et j'ai la certitude qu'il passerait. -- Soit; je le veux bien, monseigneur, insista le patron; mais Votre Grandeur sait bien que, pour le faire atteindre a l'extremite du boyau, il faut lever une enorme pierre, celle sous laquelle passe toujours le renard, et qui ferme le boyau comme une porte. -- On la levera, dit Porthos; ce n'est rien. -- Oh! je sais que Monseigneur a la force de dix hommes, repliqua Yves; seulement, c'est bien du mal pour Monseigneur. -- Je crois que le patron pourrait avoir raison, dit Aramis. Essayons du ciel ouvert. -- D'autant plus, monseigneur, continua le pecheur, que nous ne saurions nous embarquer avant le jour, tant il y a de travail, et que, aussitot que le jour paraitra, une bonne vedette, placee sur la partie superieure de la grotte, nous sera necessaire, indispensable meme, pour surveiller les manoeuvres des chalands ou des croiseurs qui nous guetteraient. -- Oui, Yves, oui, votre raison est bonne; on va passer sur la falaise. Et les trois robustes Bretons allaient, placant leurs rouleaux sous la barque, la mettre en mouvement, lorsque des aboiements lointains de chiens se firent entendre dans la campagne. Aramis s'elanca hors de la grotte; Porthos le suivit. L'aube teignait de pourpre et de nacre les flots et la plaine; dans le demi-jour, on voyait les petits sapins melancoliques se tordre sur les pierres, et de longues volees de corbeaux rasaient de leurs ailes noires les maigres champs de sarrasin. Un quart d'heure encore et le jour serait plein; les oiseaux, reveilles, l'annoncaient joyeusement par leurs chants a toute la nature. Les aboiements qu'on avait entendus, et qui avaient arrete les trois pecheurs prets a remuer la barque, et fait sortir Aramis et Porthos, se prolongeaient dans une gorge profonde, a une lieue environ de la grotte. -- C'est une meute, dit Porthos; les chiens sont lances sur une piste. -- Qu'est cela? qui chasse en un pareil moment? pensa Aramis. -- Et par ici, surtout, continua Porthos, par ici ou l'on craint l'arrivee des royaux! -- Le bruit se rapproche. Oui, vous avez raison Porthos, les chiens sont sur une trace. -- Eh! mais! s'ecria tout a coup Aramis, Yves, Yves, venez donc! Yves accourut, laissant la le cylindre qu'il tenait encore et qu'il allait placer sous la barque quand cette exclamation de l'eveque interrompit sa besogne. -- Qu'est-ce que cette chasse, patron? dit Porthos. -- Eh! monseigneur, repliqua le Breton, je n'y comprends rien. Ce n'est pas en un pareil moment que le seigneur de Locmaria chasserait. Non; et, pourtant, les chiens... -- A moins qu'ils ne se soient echappes du chenil. -- Non, dit Goennec, ce ne sont pas la les chiens du seigneur de Locmaria. -- Par prudence, reprit Aramis, rentrons dans la grotte; evidemment les voix approchent, et, tout a l'heure, nous saurons a quoi nous en tenir. Ils rentrerent; mais ils n'avaient pas fait cent pas dans l'ombre qu'un bruit, semblable au rauque soupir d'une creature effrayee, retentit dans la caverne; et, haletant, rapide, effraye, un renard passa comme un eclair devant les fugitifs, sauta par-dessus la barque et disparut laissant apres lui son fumet acre, conserve quelques secondes sous les voutes basses du souterrain. -- Le renard! crierent les Bretons avec la joyeuse surprise du chasseur. -- Maudits soyons-nous!cria l'eveque, notre retraite est decouverte. -- Comment cela? dit Porthos; avons-nous peur d'un renard? -- Eh! mon ami, que dites-vous donc, et que vous inquietez-vous du renard? Ce n'est pas de lui qu'il s'agit, pardieu! Mais ne savez- vous pas, Porthos, qu'apres le renard viennent les chiens, et qu'apres les chiens viennent les hommes? Porthos baissa la tete. On entendit, comme pour confirmer les paroles d'Aramis, la meute grondeuse arriver avec une effrayante vitesse sur la piste de l'animal. Six chiens courants deboucherent au meme instant dans la petite lande, avec un bruit de voix qui ressemblait a la fanfare d'un triomphe. -- Voila bien les chiens, dit Aramis, poste a l'affut derriere une lucarne pratiquee entre deux rochers; quels sont les chasseurs, maintenant? -- Si c'est le seigneur de Locmaria, repondit le patron, il laissera les chiens fouiller la grotte; car il les connait, et il n'y penetrera pas lui-meme, assure qu'il sera que le renard sortira de l'autre cote; c'est la qu'il ira l'attendre. -- Ce n'est pas le seigneur de Locmaria qui chasse, repondit l'eveque en palissant malgre lui. -- Qui donc, alors? dit Porthos. -- Regardez. Porthos appliqua son oeil a la lucarne et vit, au sommet du monticule, une douzaine de cavaliers qui poussaient leurs chevaux sur la trace des chiens, en criant: "Taiaut!" -- Les gardes! dit-il. -- Oui, mon ami, les gardes du roi. -- Les gardes du roi, dites-vous, monseigneur? s'ecrierent les Bretons en palissant a leur tour. -- Et Biscarrat a leur tete, monte sur mon cheval gris, continua Aramis. Les chiens, au meme moment, se precipiterent dans la grotte comme une avalanche, et les profondeurs de la caverne s'emplirent de leurs cris assourdissants. -- Ah! diable! fit Aramis reprenant tout son sang-froid a la vue de ce danger, certain, inevitable. Je sais bien que nous sommes perdus; mais, au moins, il nous reste une chance: si les gardes qui vont suivre leurs chiens, viennent a s'apercevoir qu'il y a une issue aux grottes, plus d'espoir; car, en entrant ici, ils decouvriront la barque et nous-memes. Il ne faut pas que les chiens sortent du souterrain. Il ne faut pas que les maitres y entrent. -- C'est juste, dit Porthos. -- Vous comprenez, ajouta l'eveque avec la rapide precision du commandement: il y a la six chiens, qui seront forces de s'arreter a la grosse pierre sous laquelle le renard s'est glisse, mais a l'ouverture trop etroite de laquelle ils seront, eux, arretes et tues. Les Bretons s'elancerent, le couteau a la main. Quelques minutes apres, un lamentable concert de gemissements, de hurlements mortels; puis, plus rien. -- Bien, dit Aramis froidement. Aux maitres, maintenant! -- Que faire? dit Porthos. -- Attendre l'arrivee, se cacher et tuer. -- Tuer? repeta Porthos. -- Ils sont seize, dit Aramis, du moins pour le moment. -- Et bien armes, ajouta Porthos avec un sourire de consolation. -- Cela durera dix minutes, dit Aramis. Allons! Et, d'un air resolu, il prit un mousquet et mit son couteau de chasse entre ses dents. -- Yves, Goennec et son fils, continua Aramis, vont nous passer les mousquets. Vous Porthos, vous ferez feu a bout portant. Nous en aurons abattu huit avant que les autres s'en doutent, c'est certain; puis tous, nous sommes cinq, nous depecherons les huit derniers le couteau a la main. -- Et ce pauvre Biscarrat? dit Porthos. Aramis reflechit un moment. -- Biscarrat le premier, repliqua-t-il froidement. Il nous connait. Chapitre CCLIV -- La grotte Malgre l'espece de divination qui etait le cote remarquable du caractere d'Aramis, l'evenement, subissant les chances des choses soumises au hasard, ne s'accomplit pas tout a fait comme l'avait prevu l'eveque de Vannes. Biscarrat, mieux monte que ses compagnons, arriva le premier a l'ouverture de la grotte, et comprit que, renard et chiens, tout s'etait engouffre la. Seulement, frappe de cette terreur superstitieuse qu'imprime naturellement a l'esprit de l'homme toute voie souterraine et sombre, il s'arreta a l'exterieur de la grotte, et attendit que ses compagnons fussent reunis autour de lui. -- Eh bien? lui demanderent les jeunes gens tout essouffles, et ne comprenant rien a son inaction. -- Eh bien! on n'entend plus les chiens; il faut que renard et meute soient engloutis dans ce souterrain. -- Ils ont trop bien mene, dit un des gardes, pour avoir perdu tout a coup la voie. D'ailleurs, on les entendrait rabacher d'un cote ou de l'autre. Il faut, comme le dit Biscarrat, qu'ils soient dans cette grotte. -- Mais alors, dit un des jeunes gens, pourquoi ne donnent-ils plus de voix? -- C'est etrange, dit un autre. -- Eh bien! mais, fit un quatrieme, entrons dans cette grotte. Est-ce qu'il est defendu d'y entrer, par hasard? -- Non, repliqua Biscarrat. Seulement, il y fait noir comme dans un four, et l'on peut s'y rompre le cou. -- Temoins nos chiens, dit un garde, qui se le sont rompu, a ce qu'il parait. -- Que diable sont-ils devenus? se demanderent en choeur les jeunes gens. Et chaque maitre appela son chien par son nom, le siffla de sa fanfare favorite, sans qu'un seul repondit, ni a l'appel, ni au sifflet. -- C'est peut-etre une grotte enchantee, dit Biscarrat. Voyons. Et mettant pied a terre, il fit un pas dans la grotte. -- Attends, attends, je t'accompagne, dit un des gardes voyant Biscarrat pret a disparaitre dans la penombre. -- Non, repondit Biscarrat, il faut qu'il y ait quelque chose d'extraordinaire; ne nous risquons donc pas tous a la fois. Si, dans dix minutes, vous n'avez point de mes nouvelles, vous entrerez, mais tous ensemble, alors. -- Soit, dirent les jeunes gens, qui ne voyaient point, d'ailleurs, pour Biscarrat grand danger a tenter l'entreprise; nous l'attendons. Et, sans descendre de cheval, ils firent un cercle autour de la grotte. Biscarrat entra donc seul, et avanca dans les tenebres jusque sous le mousquet de Porthos. Cette resistance que rencontrait sa poitrine l'etonna; il allongea la main et saisit le canon glace. Au meme instant, Yves levait sur le jeune homme un couteau, qui allait retomber sur lui de toute la force d'un bras breton, lorsque le poignet de fer de Porthos l'arreta a moitie chemin. Puis, comme un grondement sourd, cette voix se fit entendre dans l'obscurite: -- Je ne veux pas qu'on le tue, moi. Biscarrat se trouvait pris entre une protection et une menace, presque aussi terribles l'une que l'autre. Si brave que fut le jeune homme, il laissa echapper un cri, qu'Aramis comprima aussitot, en lui menant un mouchoir sur la bouche. -- Monsieur de Biscarrat, lui dit-il a voix basse, nous ne vous voulons pas de mal, et vous devez le savoir si vous nous avez reconnus; mais, au premier mot, au premier soupir, au premier souffle, nous serons forces de vous tuer comme nous avons tue vos chiens. -- Oui, je vous reconnais, messieurs, dit tout bas le jeune homme. Mais pourquoi etes-vous ici? qu'y faites-vous? Malheureux! malheureux! je vous croyais dans le fort. -- Et vous, monsieur, vous deviez nous obtenir des conditions, ce me semble? -- J'ai fait ce que j'ai pu, messieurs; mais... -- Mais?... -- Mais il y a des ordres formels. -- De nous tuer? Biscarrat ne repondit rien. Il lui en coutait de parler de corde a des gentilshommes. Aramis comprit le silence de son prisonnier. Monsieur Biscarrat, dit-il, vous seriez deja mort si nous n'avions eu egard a votre jeunesse et a notre ancienne liaison avec votre pere; mais vous pouvez encore echapper d'ici en nous jurant que vous ne parlerez pas a vos compagnons de ce que vous avez vu. -- Non seulement je jure que je n'en parlerai point, dit Biscarrat, mais je jure encore que je ferai tout au monde pour empecher mes compagnons de mettre le pied dans cette grotte. -- Biscarrat! Biscarrat! crierent du dehors plusieurs voix qui vinrent s'engouffrer comme un tourbillon dans le souterrain. -- Repondez, dit Aramis. -- Me voici! cria Biscarrat. -- Allez, nous nous reposons sur votre loyaute. Et il lacha le jeune homme. Biscarrat remonta vers la lumiere. -- Biscarrat! Biscarrat! crierent les voix plus rapprochees. Et l'on vit se projeter a l'interieur de la grotte les ombres de plusieurs formes humaines. Biscarrat s'elanca au-devant de ses amis pour les arreter, et les rejoignit comme ils commencaient a s'aventurer dans le souterrain. Aramis et Porthos preterent l'oreille avec l'attention de gens qui jouent leur vie sur un souffle de l'air. Biscarrat avait regagne l'entree de la grotte, suivi de ses amis. -- Oh! oh! dit l'un d'eux en arrivant au jour, comme tu es pale! -- Pale! s'ecria un autre; tu veux dire livide? -- Moi? fit le jeune homme essayant de rappeler toute sa puissance sur lui meme. -- Mais, au nom du Ciel, que t'est-il donc arrive? demanderent toutes les voix. -- Tu n'as pas une goutte de sang dans les veines, mon pauvre ami, fit un autre en riant. -- Messieurs, c'est serieux, dit un autre; il va se trouver mal; avez-vous des sels? Et tous eclaterent de rire. Toutes ces interpellations, toutes ces railleries se croisaient autour de Biscarrat, comme se croisent au milieu du feu les balles dans une melee. Il reprit ses forces sous ce deluge d'interrogations. -- Que voulez-vous que j'aie vu? demanda-t-il. J'avais tres chaud quand je suis entre dans cette grotte, j'y ai ete saisi par le froid; voila tout. -- Mais les chiens, les chiens, les as-tu revus? en as-tu entendu parler? en as-tu eu des nouvelles? -- Il faut croire qu'ils ont pris une autre voie, dit Biscarrat. -- Messieurs, dit un des jeunes gens, il y a, dans ce qui se passe, dans la paleur et dans le silence de notre ami, un mystere que Biscarrat ne veut pas, ou ne peut sans doute pas reveler. Seulement, et c'est chose sure, Biscarrat a vu quelque chose dans la grotte. Eh bien! moi, je suis curieux de voir ce qu'il a vu, fut-ce le diable. A la grotte, messieurs! a la grotte! -- A la grotte! repeterent toutes les voix. Et l'echo du souterrain alla porter comme une menace a Porthos et a Aramis ces mots: "A la grotte! a la grotte!" Biscarrat se jeta au-devant de ses compagnons. -- Messieurs! messieurs! s'ecria-t-il, au nom du Ciel n'entrez pas! -- Mais qu'y a-t-il donc de si effrayant dans ce souterrain? demanderent plusieurs voix. -- Voyons, parle, Biscarrat. -- Decidement, c'est le diable qu'il a vu, repeta celui qui avait deja avance cette hypothese. -- Eh bien! mais, s'il l'a vu, s'ecria un autre, qu'il ne soit pas egoiste, et qu'il nous le laisse voir a notre tour. -- Messieurs! messieurs! de grace! insista Biscarrat. -- Voyons, laisse-nous passer. -- Messieurs, je vous en supplie, n'entrez pas! -- Mais tu es bien entre, toi? Alors, un des officiers qui, d'un age plus mur que les autres, etait reste en arriere jusque-la et n'avait rien dit, s'avanca: -- Messieurs, dit-il d'un ton calme qui contrastait avec l'animation des jeunes gens, il y a la-dedans quelqu'un ou quelque chose qui n'est pas le diable, mais qui, quel qu'il soit, a eu assez de pouvoir pour faire taire nos chiens. Il faut savoir quel est ce quelqu'un ou ce quelque chose. Biscarrat tenta un dernier effort pour arreter ses amis; mais ce fut un effort inutile. Vainement il se jeta au-devant des plus temeraires; vainement il se cramponna aux roches pour barrer le passage, la foule des jeunes gens fit irruption dans la caverne, sur les pas de l'officier qui avait parle le dernier, mais qui, le premier, s'etait elance l'epee a la main pour affronter le danger inconnu. Biscarrat, repousse par ses amis, ne pouvant les accompagner, sous peine de passer aux yeux de Porthos et d'Aramis pour un traitre et un parjure, alla, l'oreille tendue et les mains encore suppliantes, s'appuyer contre les parois rugueuses d'un rocher, qu'il jugeait devoir etre expose au feu des mousquetaires. Quant aux gardes, ils penetraient de plus en plus avec des cris qui s'affaiblissaient a mesure qu'ils s'enfoncaient dans le souterrain. Tout a coup, une decharge de mousqueterie, grondant comme un tonnerre, eclata sous les voutes. Deux ou trois balles vinrent s'aplatir sur le rocher auquel s'appuyait Biscarrat. Au meme instant, des soupirs, des hurlements et des imprecations s'eleverent, et cette petite troupe de gentilshommes reparut, quelques-uns pales, quelques-uns sanglants, tous enveloppes d'un nuage de fumee que l'air exterieur semblait aspirer du fond de la caverne. -- Biscarrat! Biscarrat! criaient les fuyards, tu savais qu'il y avait une embuscade dans cette caverne, et tu ne nous as pas prevenus! -- Biscarrat! tu es cause que quatre de nous sont tues; malheur a toi, Biscarrat! -- Tu es cause que je suis blesse a mort, dit un des jeunes gens en recueillant son sang dans sa main, et en le jetant au visage de Biscarrat; que mon sang retombe sur toi! Et il roula agonisant aux pieds du jeune homme. -- Mais, au moins, dis-nous qui est la! s'ecrierent plusieurs voix furieuses. Biscarrat se tut. -- Dis-le ou meurs! s'ecria le blesse en se relevant sur un genou, et en levant sur son compagnon un bras arme d'un fer inutile. Biscarrat se precipita vers lui, ouvrant sa poitrine au coup; mais le blesse retomba pour ne plus se relever, en poussant un soupir, le dernier. Biscarrat, les cheveux herisses, les yeux hagards, la tete perdue, s'avanca vers l'interieur de la caverne, en disant: -- Vous avez raison, mort a moi qui ai laisse assassiner mes compagnons! je suis un lache! Et, jetant loin de lui son epee, car il voulait mourir sans se defendre, il se precipita, tete baissee, dans le souterrain. Les autres jeunes gens l'imiterent. Onze, qui restaient de seize, plongerent avec lui dans le gouffre. Mais ils n'allerent pas plus loin que les premiers: une seconde decharge en coucha cinq sur le sable glace, et comme il etait impossible de voir d'ou partait cette foudre mortelle, les autres reculerent avec une epouvante qui peut mieux se peindre que s'exprimer. Mais, loin de fuir comme les autres, Biscarrat, demeure sain et sauf, s'assit sur un quartier de roc et attendit. Il ne restait plus que six gentilshommes. -- Serieusement, dit un des survivants, est-ce le diable? -- Ma foi! c'est bien pis, dit un autre. -- Demandons a Biscarrat; il le sait, lui. -- Ou est Biscarrat? Les jeunes gens regarderent autour d'eux, et virent que Biscarrat manquait a l'appel. -- Il est mort! dirent deux ou trois voix. -- Non pas, repondit un autre, je l'ai vu, moi, au milieu de la fumee, s'asseoir tranquillement sur un rocher; il est dans la caverne, il nous attend. -- Il faut qu'il connaisse ceux qui y sont. -- Et comment les connaitrait-il? -- Il a ete prisonnier des rebelles. -- C'est vrai. Eh bien! appelons-le, et sachons par lui a qui nous avons affaire. Et toutes les voix crierent: -- Biscarrat! Biscarrat! Mais Biscarrat ne repondit point. -- Bon! dit l'officier qui avait montre tant de sang-froid dans cette affaire, nous n'avons plus besoin de lui, voila des renforts qui nous arrivent. En effet, une compagnie des gardes, laissee en arriere par leurs officiers, que l'ardeur de la chasse avait emportes, soixante- quinze a quatre-vingts hommes a peu pres, arrivait en bel ordre, guidee par le capitaine et le premier lieutenant. Les cinq officiers coururent au-devant de leurs soldats et, dans un langage dont l'eloquence est facile a concevoir, ils expliquerent l'aventure et demanderent secours. Le capitaine les interrompit. -- Ou sont vos compagnons? demanda-t-il. -- Morts! -- Mais vous etiez seize! -- Dix sont morts, Biscarrat est dans la caverne, et nous voila cinq. -- Biscarrat est donc prisonnier? -- Probablement. -- Non, car le voici; voyez. En effet, Biscarrat apparaissait a l'ouverture de la grotte. -- Il nous fait signe de venir, dirent les officiers. Allons! -- Allons! repeta toute la troupe. -- Monsieur, dit le capitaine s'adressant a Biscarrat, on m'assure que vous savez quels sont les hommes qui sont dans cette grotte et qui font cette defense desesperee. Au nom du roi, je vous somme de declarer ce que vous savez. -- Mon capitaine, dit Biscarrat, vous n'avez plus besoin de me sommer, ma parole m'a ete rendue a l'instant meme, et je viens au nom de ces hommes. -- Me dire qu'ils se rendent? -- Vous dire qu'ils sont decides a se defendre jusqu'a la mort, si on ne leur accorde pas bonne composition. -- Combien sont-ils donc? -- Ils sont deux, dit Biscarrat. -- Ils sont deux, et veulent nous imposer des conditions? -- Ils sont deux, et nous ont deja tue dix hommes, dit Biscarrat. -- Quels gens est-ce donc? des geants? -- Mieux que cela. Vous rappelez-vous l'histoire du bastion Saint- Gervais, mon capitaine? -- Oui, ou quatre mousquetaires du roi ont tenu contre toute une armee? -- Eh bien! ces deux hommes etaient de ces mousquetaires. -- Vous les appelez?... -- A cette epoque, on les appelait Porthos et Aramis. Aujourd'hui, on les appelle M. d'Herblay et M. du Vallon. -- Et quel interet ont-ils dans tout ceci? -- Ce sont eux qui tenaient Belle-Ile pour M. Fouquet. Un murmure courut parmi les soldats a ces deux mots. "Porthos et Aramis." -- Les mousquetaires! les mousquetaires! repetaient-ils. Et, chez tous ces braves jeunes gens, l'idee qu'ils allaient avoir a lutter contre deux des plus vieilles gloires de l'armee faisait courir un frisson, moitie d'enthousiasme, moitie de terreur. C'est qu'en effet ces quatre noms, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, etaient veneres par tout ce qui portait une epee, comme dans l'Antiquite etaient veneres les noms d'Hercule, de Thesee, de Castor et de Pollux. -- Deux hommes! s'ecria le capitaine, et ils nous ont tue dix officiers en deux decharges. C'est impossible, monsieur Biscarrat. -- Eh! mon capitaine, repondit celui-ci, je ne vous dis point qu'ils n'ont pas avec eux deux ou trois hommes comme les mousquetaires du bastion Saint-Gervais avaient avec eux trois ou quatre domestiques; mais croyez-moi, capitaine, j'ai vu ces gens- la, j'ai ete pris par eux, je les connais; ils suffiraient a eux seuls pour detruire tout un corps d'armee. -- C'est ce que nous allons voir, dit le capitaine, et cela dans un moment. Attention, messieurs! Sur cette reponse, personne ne bougea plus, et chacun s'appreta a obeir. Biscarrat seul risqua une derniere tentative. -- Monsieur, dit-il a voix basse, croyez-moi, passons notre chemin; ces deux hommes, ces deux lions que l'on va attaquer se defendront jusqu'a la mort. Ils nous ont deja tue dix hommes; ils en tueront encore le double, et finiront par se tuer eux-memes plutot que de se rendre. Que gagnerons-nous a les combattre? -- Nous y gagnerons, monsieur, la conscience de n'avoir pas fait reculer quatre-vingts gardes du roi devant deux rebelles. Si j'ecoutais votre conseil, monsieur, je serais un homme deshonore, et, en me deshonorant, je deshonorerais l'armee. En avant, vous autres! Et il marcha le premier jusqu'a l'ouverture de la grotte. Arrive la, il fit halte. Cette halte avait pour but de donner a Biscarrat et a ses compagnons le temps de lui depeindre l'interieur de la grotte. Puis, quand il crut avoir une connaissance suffisante des lieux, il divisa la compagnie en trois corps, qui devaient entrer successivement en faisant un feu nourri dans toutes les directions. Sans doute, a cette attaque, on perdrait cinq hommes encore, dix peut-etre; mais certes, on finirait par prendre les rebelles, puisqu'il n'y avait pas d'issue, et que, a tout prendre, deux hommes n'en pouvaient pas tuer quatre-vingts. -- Mon capitaine, demanda Biscarrat, je demande a marcher a la tete du premier peloton. -- Soit! repondit le capitaine. Vous en avez tout l'honneur. C'est un cadeau que je vous fais. -- Merci!repondit le jeune homme avec toute la fermete de sa race. -- Prenez votre epee, alors. -- J'irai ainsi que je suis, mon capitaine, dit Biscarrat; car je ne vais pas pour tuer, mais pour etre tue. Et, se placant a la tete du premier peloton, le front decouvert et les bras croises: -- Marchons, messieurs! dit-il. Chapitre CCLV -- Un chant d'Homere Il est temps de passer dans l'autre camp et de decrire a la fois les combattants et le champ de bataille. Aramis et Porthos s'etaient engages dans la grotte de Locmaria pour y trouver le canot tout amarre, ainsi que les trois Bretons leurs aides, et ils esperaient d'abord faire passer la barque par la petite issue du souterrain, en derobant de cette facon leurs travaux et leur fuite. L'arrivee du renard et des chiens les avait contraints de rester caches. La grotte s'etendait l'espace d'a peu pres cent toises, jusqu'a un petit talus dominant une crique. Jadis temple des divinites paiennes, alors que Belle-Ile s'appelait encore Calonese, cette grotte avait vu s'accomplir plus d'un sacrifice humain dans ses mysterieuses profondeurs. On penetrait dans le premier entonnoir de cette caverne par une pente douce, au-dessus de laquelle des roches entassees formaient une arcade basse; l'interieur mal uni quant au sol, dangereux par les inegalites rocailleuses de la voute, se subdivisait en plusieurs compartiments, qui se commandaient l'un l'autre et se dominaient moyennant quelques degres raboteux, rompus, soudes de droite et de gauche dans d'enormes piliers naturels. Au troisieme compartiment, la voute etait si basse, le couloir si etroit, que la barque eut a peine passe en touchant les deux murs; neanmoins, dans un moment de desespoir, le bois s'assouplit, la pierre devient complaisante sous le souffle de la volonte humaine. Telle etait la pensee d'Aramis, lorsque, apres avoir engage le combat, il se decidait a la fuite, fuite assurement dangereuse, puisque tous les assaillants n'etaient pas morts, et que, en admettant la possibilite de mettre la barque en mer on se fut enfui au grand jour, devant les vaincus, si interesses, en reconnaissant leur petit nombre, a faire poursuivre leurs vainqueurs. Quand les deux decharges eurent tue dix hommes, Aramis, habitue aux detours du souterrain, les alla reconnaitre un a un, les compta, car la fumee l'empechait de voir au-dehors, et sur-le- champ il commanda que le canot fut roule jusqu'a la grosse pierre, cloture de l'issue liberatrice. Porthos rassembla ses forces, prit le canot dans ses deux bras et le souleva, tandis que les Bretons faisaient courir les rouleaux avec rapidite. On etait descendu dans le troisieme compartiment, on etait arrive a la pierre qui murait l'issue. Porthos saisit cette pierre gigantesque a sa base, appuya dessus sa robuste epaule, et donna un coup qui fit craquer cette muraille. Une nuee de poussiere tomba de la voute avec les cendres de dix mille generations d'oiseaux de mer, dont les nids s'accrochaient comme un ciment a ce rocher. Au troisieme choc, la pierre ceda, elle oscilla une minute. Porthos, s'adossant aux roches voisines, fit de son pied un arc- boutant qui chassa le bloc hors des entassements calcaires qui lui servaient de gonds et de scellements. La pierre tombee, on apercut le jour, radieux, qui se precipita dans ce souterrain par l'encadrement de la sortie, et la mer bleue apparut aux Bretons enchantes. On commenca des lors a monter la barque sur cette barricade. Vingt toises encore et elle pouvait glisser dans l'ocean. C'est pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangee par le capitaine et disposee pour l'escalade ou pour l'assaut. Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis. Il vit ce renfort, il compta les hommes, il se convainquit avec un seul coup d'oeil de l'infranchissable peril ou un nouveau combat les allait engager. S'enfuir sur la mer au moment ou le souterrain allait etre envahi, impossible! En effet, le jour, qui venait d'eclairer les deux derniers compartiments, eut montre aux soldats la barque roulant vers la mer, les deux rebelles a portee de mousquet et une de leurs decharges criblait le bateau, si elle ne tuait pas les cinq navigateurs. En outre, en supposant tout, si la barque echappait avec les hommes qui la montaient, comment l'alarme ne serait-elle pas donnee? comment un avis ne serait-il pas envoye aux chalands royaux? comment le pauvre canot, traque sur mer et guette sur terre, ne succomberait-il pas avant la fin du jour? Aramis, fouillant avec rage ses cheveux grisonnants, invoqua l'assistance de Dieu et l'assistance du demon. Appelant Porthos, qui travaillait a lui seul plus que rouleaux et rouleurs: -- Ami, dit-il tout bas, il vient d'arriver un renfort a nos adversaires. -- Ah! fit tranquillement Porthos; que faire alors? -- Recommencer le combat, fit Aramis, c'est encore chanceux. -- Oui, dit Porthos, car il est difficile que, sur deux, on ne tue pas l'un de nous, et certainement, si l'un de nous etait tue, l'autre se ferait tuer aussi. Porthos dit ces mots avec ce naturel heroique qui, chez lui, grandissait de toutes les forces de la matiere. Aramis sentit comme un coup d'eperon a son coeur. -- Nous ne serons tues ni l'un ni l'autre si vous faites ce que je vais vous dire, ami Porthos. -- Dites. -- Ces gens vont descendre dans la grotte. -- Oui. -- Nous en tuerons une quinzaine, mais pas davantage. -- Combien sont-ils en tout? demanda Porthos. -- Il leur est arrive un renfort de soixante-quinze hommes. -- Soixante-quinze et cinq, quatre-vingts... Ah! ah! fit Porthos. -- S'ils font feu ensemble, ils nous cribleront de balles. -- Assurement. -- Sans compter, ajouta Aramis, que les detonations peuvent occasionner des eboulements dans la caverne. -- Tout a l'heure, en effet, dit Porthos, un eclat de roche m'a un peu dechire l'epaule. -- Voyez-vous! -- Mais ce n'est rien. -- Prenons vite un parti. Nos Bretons vont continuer de rouler le canot vers la mer. -- Tres bien. -- Nous deux, nous garderons ici la poudre, les balles et les mousquets. -- Mais a deux, mon cher Aramis, nous ne tirerons jamais trois coups de mousqueterie ensemble, dit naivement Porthos; le moyen de la mousqueterie est mauvais. -- Trouvez-en donc un autre. -- Je l'ai trouve! fit tout a coup le geant. Je vais me mettre en embuscade derriere le pilier avec cette barre de fer, et, invisible, inattaquable, lorsqu'ils seront entres par flots, je laisse tomber ma barre sur les cranes trente fois par minute! Hein! qu'en dites-vous, du projet? vous sourit-il? -- Excellent, cher ami, parfait! j'approuve fort; seulement, vous les effraierez, et la moitie restera dehors pour nous prendre par la famine. Ce qu'il nous faut, mon bon ami, c'est la destruction entiere de la troupe; un seul homme reste debout nous perd. -- Vous avez raison, mon ami; mais comment les attirer, je vous prie? -- En ne bougeant pas, mon bon Porthos. -- Ne bougeons pas; mais, quand il seront tous bien reunis?... -- Alors, laissez-moi faire, j'ai une idee. -- S'il en est ainsi, et que votre idee soit bonne... et elle doit etre bonne, votre idee... je suis tranquille. -- En embuscade, Porthos, et comptez tous ceux qui entreront. -- Mais vous, que ferez-vous? -- Ne vous inquietez pas de moi; j'ai ma besogne. -- J'entends des voix, ce me semble. -- Ce sont eux. A votre poste!... Tenez-vous a la portee de ma voix et de ma main. Porthos se refugia dans le second compartiment qui etait absolument noir. Aramis se glissa dans le troisieme; le geant tenait en main une barre de fer du poids de cinquante livres. Porthos maniait avec une facilite merveilleuse ce levier qui avait servi a faire rouler la barque. Pendant ce temps, les Bretons poussaient le canot jusqu'a la falaise. Dans le compartiment eclaire, Aramis, baisse, cache, s'occupait a une manoeuvre mysterieuse. On entendit un commandement profere a voix haute. C'etait le dernier ordre du capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sauterent des roches superieures dans le premier compartiment de la grotte, et, ayant pris terre, ils se mirent a faire feu. Les echos gronderent, des sifflements sillonnerent la voute, une fumee opaque emplit l'espace. -- A gauche! a gauche! cria Biscarrat, qui, dans son premier assaut, avait vu le passage de la seconde chambre, et qui, anime par l'odeur de la poudre, voulait guider ses soldats de ce cote. La troupe se precipita effectivement a gauche; le couloir allait se retrecissant; Biscarrat, les mains etendues, devoue a la mort, marchait en avant des mousquets. -- Venez! venez! cria-t-il, je vois du jour! -- Frappez, Porthos! cria la voix sepulcrale d'Aramis. Porthos poussa un soupir, mais il obeit. La barre de fer tomba d'aplomb sur la tete de Biscarrat, qui fut tue sans avoir acheve son cri. Puis le levier formidable se leva et s'abaissa dix fois en dix secondes et fit dix cadavres. Les soldats ne voyaient rien; ils entendaient des cris, des soupirs; ils foulaient des corps, mais n'avaient pas encore compris, et montaient en trebuchant les uns sur les autres. L'implacable barre, tombant toujours, aneantit le premier peloton sans qu'un seul bruit eut averti le deuxieme, qui s'avancait tranquillement. Seulement, ce second peloton, commande par le capitaine, avait brise un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses branches resineuses, tordues ensemble, le capitaine s'etait fait un flambeau. En arrivant a ce compartiment ou Porthos, pareil a l'ange exterminateur, avait detruit tout ce qu'il avait touche, le premier rang recula d'epouvante. Nulle fusillade n'avait repondu a la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de cadavres, on marchait litteralement dans le sang. Porthos etait toujours derriere son pilier. Le capitaine, en eclairant, avec la lumiere tremblante du sapin enflamme, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusqu'au pilier derriere lequel etait cache Porthos. Alors une main gigantesque sortit de l'ombre, se colla a la gorge du capitaine, qui poussa un sourd ralement; ses bras s'etendirent battant l'air, la torche tomba et s'eteignit dans le sang. Une seconde apres, le corps du capitaine tombait pres de la torche eteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui barrait le chemin. Tout cela s'etait fait mysterieusement comme une chose magique. Au ralement du capitaine, les hommes qui l'accompagnaient s'etaient retournes; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de leur orbite; puis, la torche tombee, ils etaient restes dans l'obscurite. Par un mouvement irreflechi, instinctif, machinal, le lieutenant cria: -- Feu! Aussitot une volee de coups de mousquet crepita, tonna, hurla dans la caverne en arrachant d'enormes morceaux aux voutes. La caverne s'eclaira un instant a cette fusillade, puis rentra immediatement dans une obscurite rendue plus profonde encore par la fumee. Il se fit alors un grand silence, trouble seulement par les pas de la troisieme brigade, qui entrait dans le souterrain. Chapitre CCLVI -- La mort d'un titan Au moment ou Porthos, plus habitue a l'obscurite que tous ces hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle murmura tout bas a son oreille: -- Venez. -- Oh! fit Porthos. -- Chut! dit Aramis encore plus bas. Et, au milieu du bruit de la troisieme brigade qui continuait d'avancer, au milieu des imprecations des gardes restes debout, des moribonds ralant leur dernier soupir, Aramis et Porthos glisserent inapercus le long des murailles granitiques de la caverne. Aramis conduisit Porthos dans l'avant-dernier compartiment, et lui montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre pesant soixante a quatre-vingts livres, auquel il venait d'attacher une meche. -- Ami, dit-il a Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je vais, moi allumer la meche, et vous le jetterez au milieu de nos ennemis: le pouvez vous? -- Parbleu! repliqua Porthos. Et il souleva le petit tonneau d'une seule main. -- Allumez. -- Attendez, dit Aramis, qu'ils soient bien tous masses, et puis, mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu d'eux. -- Allumez, repeta Porthos. -- Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider a mettre le canot a la mer. Je vous attendrai au rivage; lancez ferme et accourez a nous. -- Allumez, dit une derniere fois Porthos. -- Vous avez compris? dit Aramis. -- Parbleu! dit encore Porthos, en riant d'un rire qu'il n'essayait pas meme d'eteindre; quand on m'explique, je comprends; allez, et donnez-moi le feu. Aramis donna l'amadou brulant a Porthos, qui lui tendit son bras a serrer a defaut de la main. Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos et se replia jusqu'a l'issue de la caverne, ou les trois rameurs attendaient. Porthos, demeure seul, approcha bravement l'amadou de la meche. L'amadou, faible etincelle, principe premier d'un immense incendie, brilla dans l'obscurite comme une luciole volante, puis vint se souder a la meche qu'il enflamma, et dont Porthos activa la flamme avec son souffle. La fumee s'etait un peu dissipee, et, a la lueur de cette meche petillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les objets. Ce fut un court mais splendide spectacle, que celui de ce geant, pale, sanglant et le visage eclaire par le feu de la meche qui brulait dans l'ombre. Les soldats le virent. Ils virent ce baril qu'il tenait dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer. Alors, ces hommes, deja pleins d'effroi a la vue de ce qui s'etait accompli, pleins de terreur en songeant a ce qui allait s'accomplir, pousserent tous a la fois, un hurlement d'agonie. Les uns essayerent de s'enfuir, mais ils rencontrerent la troisieme brigade qui leur barrait le chemin; les autres, machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets decharges; d'autres enfin tomberent a genoux. Deux ou trois officiers crierent a Porthos pour lui promettre la liberte s'il leur donnait la vie. Le lieutenant de la troisieme brigade criait de faire feu; mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons effares qui servaient de rempart vivant a Porthos. Nous l'avons dit, cette lumiere produite par le souffle de Porthos sur l'amadou et la meche ne dura que deux secondes; mais, pendant ces deux secondes, voici ce qu'elle eclaira: d'abord le geant grandissant dans l'obscurite; puis, a dix pas de lui, un amas de corps sanglants, ecrases, broyes, au milieu desquels vivait encore un dernier fremissement d'agonie, qui soulevait la masse, comme une derniere respiration souleve les flancs d'un monstre informe expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la meche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupe de larges tranches de pourpre. Outre ce groupe principal, seme dans la grotte, selon que le hasard de la mort ou la surprise du coup les avait etendus, quelques cadavres isoles semblaient menacer par leurs blessures beantes. Au-dessus de ce sol petri d'une fange de sang, montaient, mornes et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les nuances, chaudement accentuees, poussaient en avant les parties lumineuses. Et tout cela etait vu au feu tremblotant d'une meche correspondant a un baril de poudre, c'est-a-dire a une torche, qui, en eclairant la mort passee, montrait la mort a venir. Comme je l'ai dit, ce spectacle ne dura qu'une ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisieme brigade reunit huit gardes armes de mousquets, et, par une trouee, leur ordonna de faire feu sur Porthos. Mais ceux qui recevaient l'ordre de tirer tremblaient tellement qu'a cette decharge trois hommes tomberent, et que les cinq autres balles allerent en sifflant rayer la voute, sillonner la terre ou creuser les parois de la caverne. Un eclat de rire repondit a ce tonnerre; puis le bras du geant se balanca, puis on vit passer dans l'air, pareille a une etoile filante, la trainee de feu. Le baril, lance a trente pas, franchit la barricade de cadavres, et alla tomber dans un groupe hurlant de soldats qui se jeterent a plat ventre. L'officier avait suivi en l'air la brillante trainee; il voulut se precipiter sur le baril pour en arracher la meche avant qu'elle n'atteignit la poudre qu'il recelait. Devouement inutile: l'air avait active la flamme attachee au conducteur; la meche, qui, en repos, eut brule cinq minutes, se trouva devoree en trente secondes, et l'oeuvre infernale eclata. Tourbillons furieux, sifflements du soufre et du nitre, ravages devorants du feu qui creuse, tonnerre epouvantable de l'explosion, voila ce que cette seconde, qui suivit les deux secondes que nous avons decrites, vit eclore dans cette caverne, egale en horreurs a une caverne de demons. Les rochers se fendaient comme des planches de sapin sous la cognee. Un jet de feu, de fumee, de debris, s'elanca du milieu de la grotte, s'elargissant a mesure qu'il montait. Les grands murs de silex s'inclinerent pour se coucher dans le sable, et le sable lui-meme, instrument de douleur lance hors de ses couches durcies, alla cribler les visages avec ses myriades d'atomes blessants. Les cris, les hurlements, les imprecations et les existences, tout s'eteignit dans un immense fracas; les trois premiers compartiments devinrent un gouffre dans lequel retomba un a un, suivant sa pesanteur, chaque debris vegetal, mineral ou humain. Puis le sable et la cendre, plus legers, tomberent a leur tour, s'etendant comme un linceul grisatre et fumant sur ces lugubres funerailles. Et maintenant, cherchez dans ce brulant tombeau, dans ce volcan souterrain, cherchez les gardes du roi aux habits bleus galonnes d'argent. Cherchez les officiers brillants d'or, cherchez les armes sur lesquelles ils avaient compte pour se defendre, cherchez les pierres qui les ont tues; cherchez le sol qui les portait. Un seul homme a fait de tout cela un chaos plus confus, plus informe, plus terrible que le chaos qui existait une heure avant que Dieu eut eu l'idee de creer le monde. Il ne resta rien des trois premiers compartiments, rien que Dieu lui-meme put reconnaitre pour son ouvrage. Quant a Porthos, apres avoir lance le baril de poudre au milieu des ennemis, il avait fui, selon le conseil d'Aramis, et gagne le dernier compartiment, dans lequel penetraient, par l'ouverture, l'air, le jour et le soleil. Aussi, a peine eut-il tourne l'angle qui separait le troisieme compartiment du quatrieme, qu'il apercut a cent pas de lui la barque balancee par les flots; la etaient ses amis; la etait la liberte; la etait la vie apres la victoire. Encore six de ses formidables enjambees, et il etait hors de la voute; hors de la voute, deux ou trois vigoureux elans, et il touchait au canot. Soudain, il sentit ses genoux flechir: ses genoux semblaient vides, ses jambes mollissaient sous lui. -- Oh! oh! murmura-t-il etonne, voila que ma fatigue me reprend; voila que je ne peux plus marcher. Qu'est-ce a dire? A travers l'ouverture, Aramis l'apercevait et ne comprenait pas pourquoi il s'arretait ainsi. -- Venez, Porthos! criait Aramis, venez! venez vite! -- Oh! repondit le geant en faisant un effort qui tendit inutilement tous les muscles de son corps, je ne puis. En disant ces mots, il tomba sur ses genoux; mais, de ses mains robustes, il se cramponna aux roches et se releva. -- Vite! vite! repeta Aramis en se courbant vers le rivage, comme pour attirer Porthos avec ses bras. -- Me voici, balbutia Porthos en reunissant toutes ses forces pour faire un pas de plus. -- Au nom du Ciel! Porthos, arrivez! arrivez! le baril va sauter! -- Arrivez, monseigneur, crierent les Bretons a Porthos, qui se debattait comme dans un reve. Mais il n'etait plus temps: l'explosion retentit, la terre se crevassa, la fumee, qui s'elanca par les larges fissures, obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassee par le souffle du feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule d'une gigantesque chimere; le reflux emporta la barque a vingt toises, toutes les roches craquerent a leur base, et se separerent comme des quartiers sous l'effort des coins; on vit s'elancer une portion de la voute enlevee au ciel comme par des fils rapides; le feu rose et vert du soufre, la noire lave des liquefactions argileuses, se heurterent et se combattirent un instant sous un dome majestueux de fumee; puis on vit osciller d'abord, puis se pencher, puis tomber successivement les longues aretes de rocher que la violence de l'explosion n'avait pu deraciner de leurs socles seculaires; ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et lents, puis se prosternaient couches a jamais dans leur poudreuse tombe. Cet effroyable choc parut rendre a Porthos les forces qu'il avait perdues; il se releva, geant lui-meme entre ces geants. Mais, au moment ou il fuyait entre la double haie de fantomes granitiques, ces derniers, qui n'etaient plus soutenus par les chainons correspondants, commencerent a rouler avec fracas autour de ce Titan qui semblait precipite du ciel au milieu des rochers qu'il venait de lancer contre lui. Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ebranle par ce long dechirement. Il etendit a droite et a gauche ses vastes mains pour repousser les rochers croulants. Un bloc gigantesque vint s'appuyer a chacune de ses paumes etendues; il courba la tete, et une troisieme masse granitique vint s'appesantir entre ses deux epaules. Un instant, les bras de Porthos avaient plie; mais l'hercule reunit toutes ses forces, et l'on vit les deux parois de cette prison dans laquelle il etait enseveli s'ecarter lentement et lui faire place. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit comme l'ange antique du chaos; mais, en ecartant les roches laterales, il ota son point d'appui au monolithe qui pesait sur ses fortes epaules, et le monolithe, s'appuyant de tout son poids precipita le geant sur ses genoux. Les roches laterales, un instant ecartees, se rapprocherent et vinrent ajouter leur poids au poids primitif, qui eut suffi pour ecraser dix hommes. Le geant tomba sans crier a l'aide; il tomba en repondant a Aramis par des mots d'encouragement et d'espoir, car un instant, grace au puissant arc-boutant de ses mains, il put croire que, comme Encelade, il secouerait ce triple poids. Mais, peu a peu, Aramis vit le bloc s'affaisser; les mains crispees un instant, les bras roidis par un dernier effort, plierent, les epaules tendues s'affaisserent dechirees, et la roche continua de s'abaisser graduellement. -- Porthos! Porthos! criait Aramis en s'arrachant les cheveux, Porthos, ou es-tu? Parle! -- La! la! murmurait Porthos d'une voix qui s'eteignait; patience! patience! A peine acheva-t-il ce dernier mot l'impulsion de la chute augmenta la pesanteur; l'enorme roche s'abattit, pressee par les deux autres qui s'abattirent sur elle et engloutit Porthos dans un sepulcre de pierres brisees. En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait saute a terre. Deux des Bretons le suivirent un levier a la main, un seul suffisant pour garder la barque. Les derniers rales du vaillant lutteur les guiderent dans les decombres. Aramis, etincelant, superbe, jeune comme a vingt ans, s'elanca vers la triple masse, et de ses mains delicates, comme des mains de femme, leva par un miracle de vigueur un coin de l'immense sepulcre de granit. Alors, il entrevit dans les tenebres de cette fosse l'oeil brillant de son ami, a qui la masse soulevee un instant venait de rendre la respiration. Aussitot les deux hommes se precipiterent, se cramponnerent au levier de fer, reunissant leur triple effort, non pas pour le soulever, mais pour le maintenir. Tout fut inutile: les trois hommes plierent lentement avec des cris de douleur, et la rude voix de Porthos, les voyant s'epuiser dans une lutte inutile, murmura d'un ton railleur ces mots supremes venus jusqu'aux levres avec la supreme respiration: -- Trop lourd! Apres quoi, l'oeil s'obscurcit et se ferma, le visage devint pale, la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier soupir. Avec lui s'affaissa la roche, que, meme dans son agonie, il avait soutenue encore! Les trois hommes laisserent echapper le levier qui roula sur la pierre tumulaire. Puis, haletant, pale, la sueur au front, Aramis ecouta, la poitrine serree, le coeur a se rompre. Plus rien! Le geant dormait de l'eternel sommeil, dans le sepulcre que Dieu lui avait fait a sa taille. Chapitre CCLVII -- L'epitaphe de Porthos Aramis, silencieux, glace, tremblant comme un enfant craintif se releva en frissonnant de dessus cette pierre. Un chretien ne marche pas sur des tombes. Mais, capable de se tenir debout, il etait incapable de marcher. On eut dit que quelque chose de Porthos mort venait de mourir en lui. Ses Bretons l'entourerent; Aramis se laissa aller a leurs etreintes, et les trois marins, le soulevant, l'emporterent dans le canot. Puis, l'ayant depose sur le banc, pres du gouvernail ils forcerent de rames, preferant s'eloigner en nageant a hisser la voile, qui pouvait les denoncer. Sur toute cette surface rasee de l'ancienne grotte de Locmaria, sur cette plage aplatie, un seul monticule attirait le regard. Aramis n'en put detacher ses yeux, et, de loin, en mer, a mesure qu'il gagnait le large, la roche menacante et fiere lui semblait se dresser, comme naguere se dressait Porthos, et lever au ciel une tete souriante et invincible comme celle de l'honnete et vaillant ami, le plus fort des quatre et cependant le premier mort. Etrange destinee de ces hommes d'airain! Le plus simple du coeur, allie au plus astucieux; la force du corps guidee par la subtilite de l'esprit; et, dans le moment decisif, lorsque la vigueur seule pouvait sauver esprit et corps, une pierre, un rocher, un poids vil et materiel, triomphait de la vigueur, et, s'ecroulant sur le corps, en chassait l'esprit. Digne Porthos! ne pour aider les autres hommes, toujours pret a se sacrifier au salut des faibles, comme si Dieu ne lui eut donne la force que pour cet usage; en mourant, il avait cru seulement remplir les conditions de son pacte avec Aramis, pacte qu'Aramis cependant avait redige seul, et que Porthos n'avait connu que pour en reclamer la terrible solidarite. Noble Porthos! A quoi bon les chateaux regorgeant de meubles, les forets regorgeant de gibier, les lacs regorgeant de poissons, et les caves regorgeant de richesses? a quoi bon les laquais aux brillantes livrees, et, au milieu d'eux, Mousqueton, fier du pouvoir delegue par toi? O noble Porthos! soucieux entasseur de tresors, fallait-il tant travailler a adoucir et dorer ta vie pour venir, sur une plage deserte, aux cris des oiseaux de l'ocean, t'etendre, les os ecrases sous une froide pierre! fallait-il, enfin, noble Porthos, amasser tant d'or pour n'avoir pas meme le distique d'un pauvre poete sur ton monument! Vaillant Porthos! Il dort sans doute encore, oublie, perdu, sous la roche que les patres de la lande prennent pour la toiture gigantesque d'un dolmen. Et tant de bruyeres frileuses, tant de mousse, caressees par le vent amer de l'ocean, tant de lichens vivaces ont soude le sepulcre a la terre, que jamais le passant ne saurait imaginer qu'un pareil bloc de granit ait pu etre souleve par l'epaule d'un mortel. Aramis, toujours pale, toujours glace, le coeur aux levres, Aramis regarda, jusqu'au dernier rayon du jour, la plage s'effacant a l'horizon. Pas un mot ne s'exhala de sa bouche, pas un soupir ne souleva sa poitrine profonde. Les Bretons, superstitieux, le regardaient en tremblant. Ce silence n'etait pas d'un homme, mais d'une statue. Cependant, aux premieres lignes grises qui descendirent du ciel, le canot avait hisse sa petite voile, qui, s'arrondissant au baiser de la brise et s'eloignant rapidement de la cote, s'elanca bravement, le cap sur l'Espagne, a travers ce terrible golfe de Gascogne si fecond en tempetes. Mais, une demi-heure a peine apres que la voile eut ete hissee, les rameurs, devenus inactifs, se courberent sur leurs bancs, et, se faisant un garde-vue de leur main, se montrerent les uns aux autres, un point blanc qui apparaissait a l'horizon, aussi immobile que l'est en apparence une mouette bercee par l'insensible respiration des flots. Mais ce qui eut semble immobile a des yeux ordinaires marchait d'un pas rapide pour l'oeil exerce du marin; ce qui semblait stationnaire sur la vague rasait les flots. Pendant quelque temps, voyant la profonde torpeur dans laquelle etait plonge le maitre, ils n'oserent le reveiller, et se contenterent d'echanger leurs conjectures d'une voix basse et inquiete. Aramis, en effet, si vigilant si actif, Aramis, dont l'oeil, comme celui du lynx, veillait sans cesse et voyait mieux la nuit que le jour, Aramis s'endormait dans le desespoir de son ame. Une heure se passa ainsi, pendant laquelle le jour baissa graduellement, mais pendant laquelle aussi le navire en vue gagna tellement sur la barque, que Goennec, un des trois marins, se hasarda de dire assez haut: -- Monseigneur, on nous chasse! Aramis ne repondit rien, le navire gagnait toujours. Alors, d'eux-memes, les deux marins, sur l'ordre du patron Yves, abattirent la voile, afin que ce seul point, qui apparaissait sur la surface des flots, cessat de guider l'oeil ennemi qui les poursuivait. De la part du navire en vue, au contraire, la poursuite s'accelera de deux nouvelles petites voiles que l'on vit monter a l'extremite des mats. Malheureusement, on etait aux plus beaux et aux plus longs jours de l'annee, et la lune, dans toute sa clarte succedait a ce jour nefaste. La balancelle qui poursuivait la petite barque, vent arriere, avait donc une demi-heure encore de crepuscule, et toute une nuit de demi-clarte. -- Monseigneur! monseigneur! nous sommes perdus! dit le patron; regardez, ils nous voient quoique nous ayons cargue nos voiles. -- Ce n'est pas etonnant, murmura un des matelots, puisqu'on dit que avec l'aide du diable, les gens des villes ont fabrique des instruments avec lesquels ils voient aussi bien de loin que de pres, la nuit que le jour. Aramis prit au fond de la barque une lunette d'approche, la mit silencieusement au point, et, la passant au matelot: -- Tenez, dit-il, regardez! Le matelot hesita. -- Tranquillisez-vous, dit l'eveque, il n'y a point peche et, s'il y a peche, je le prends sur moi. Le matelot porta la lunette a son oeil, et jeta un cri. Il avait cru que, par un miracle, le navire, qui lui apparaissait a une portee de canon a peine, avait subitement et d'un seul bond franchi la distance. Mais en retirant l'instrument de son oeil, il vit que, sauf le chemin que la balancelle avait pu faire pendant ce court instant, il etait encore a la meme distance. -- Ainsi, murmura le matelot, ils nous voient comme nous les voyons? -- Ils nous voient, dit Aramis. Et il retomba dans son impassibilite. -- Comment! ils nous voient? fit le patron Yves. Impossible! -- Tenez, patron, regardez, dit le matelot. Et il lui passa la lunette d'approche. -- Monseigneur m'assure, demanda le patron, que le diable n'a rien a faire dans tout ceci? Aramis haussa les epaules. Le patron porta la lunette a son oeil. -- Oh! monseigneur, dit-il, il y a miracle: ils sont la; il me semble que je vais les toucher. Vingt-cinq hommes au moins! Ah! je vois le capitaine a l'avant. Il tient une lunette comme celle-ci, et nous regarde... Ah! il se retourne, il donne un ordre; ils roulent une piece de canon a l'avant; ils la chargent, ils la pointent... Misericorde! ils tirent sur nous! Et, par un mouvement machinal, le patron ecarta sa lunette et les objets, repousses a l'horizon, lui apparurent sous leur veritable aspect. Le batiment etait encore a la distance d'une lieue a peu pres; mais la manoeuvre annoncee par le patron n'en etait pas moins reelle. Un leger nuage de fumee apparut au-dessous des voiles, plus bleu qu'elles et s'epanouissant comme une fleur qui s'ouvre; puis, a un mille a peu pres du petit canot, on vit le boulet decouronner deux ou trois vagues, creuser un sillon blanc dans la mer, et disparaitre au bout de ce sillon, aussi inoffensif encore que la pierre avec laquelle, en jouant, un ecolier fait des ricochets. -- Que faire? demanda le patron. -- Ils vont nous couler, dit Goennec; donnez-nous l'absolution, monseigneur. Et les marins s'agenouillerent devant l'eveque. -- Vous oubliez qu'ils vous voient, dit celui-ci. -- C'est vrai, dirent les marins honteux de leur faiblesse. Ordonnez, monseigneur, nous sommes prets a mourir pour vous. -- Attendons, dit Aramis. -- Comment, attendons? -- Oui; ne voyez-vous pas, comme vous le disiez tout a l'heure, que, si nous essayons de fuir, ils vont nous couler? -- Mais peut-etre, hasarda le patron, peut-etre qu'a la faveur de la nuit nous pourrons leur echapper? -- Oh! dit Aramis, ils ont bien quelque feu gregeois pour eclairer leur route et la notre. Et, en meme temps, comme si le petit batiment eut voulu repondre a l'appel d'Aramis, un second nuage de fumee monta lentement au ciel, et du sein de ce nuage jaillit une fleche enflammee qui decrivit sa parabole pareille a un arc-en-ciel, et vint tomber dans la mer, ou elle continua de bruler, eclairant l'espace a un quart de lieue de diametre. Les Bretons se regarderent epouvantes. -- Vous voyez bien, dit Aramis, que mieux vaut les attendre. Les rames echapperent aux mains des matelots, et la petite barque, cessant d'avancer, se berca immobile a l'extremite des vagues. La nuit venait, mais le batiment avancait toujours. On eut dit qu'il redoublait de vitesse avec l'obscurite. De temps en temps, comme un vautour au cou sanglant dresse la tete hors de son nid, le formidable feu gregeois s'elancait de ses flancs et jetait au milieu de l'ocean sa flamme comme une neige incandescente. Enfin, il arriva a la portee du mousquet. Tous les hommes etaient sur le pont, l'arme au bras, les canonniers a leurs pieces; les meches brulaient. On eut dit qu'il s'agissait d'aborder une fregate et de combattre un equipage superieur en nombre, et non de prendre un canot monte par quatre hommes. -- Rendez-vous! s'ecria le commandant de la balancelle, a l'aide de son porte-voix. Les matelots regarderent Aramis. Aramis fit un signe de tete. Le patron Yves fit flotter un chiffon blanc au bout d'une gaffe. C'etait une maniere d'amener le pavillon. Le batiment avancait comme un cheval de course. Il lanca une nouvelle fusee gregeoise, qui vint tomber a vingt pas du petit canot, et qui le mit en lumiere mieux que n'eut fait un rayon du plus ardent soleil. -- Au premier signe de resistance, cria le commandant de la balancelle, feu! Les soldats abaisserent leurs mousquets. -- Puisqu'on vous dit qu'on se rend! cria le patron Yves. -- Vivants! vivants, capitaine! crierent quelques soldats exaltes; il faut les prendre vivants. -- Eh bien! oui, vivants, dit le capitaine. Puis, se tournant vers les Bretons: -- Vous avez tous la vie sauve, mes amis! cria-t-il sauf M. le chevalier d'Herblay. Aramis tressaillit imperceptiblement. Un instant son oeil se fixa sur les profondeurs de l'ocean, eclaire a sa surface par les dernieres lueurs du feu gregeois, lueurs qui couraient aux flancs des vagues jouaient a leurs cimes comme des panaches, et rendaient plus sombres, plus mysterieux et plus terribles encore les abimes qu'elles couvraient. -- Vous entendez, monseigneur? firent les matelots. -- Oui. -- Qu'ordonnez-vous? -- Acceptez. -- Mais vous, monseigneur? Aramis se pencha plus avant, et joua du bout de ses doigts blancs et effiles avec l'eau verdatre de la mer, a laquelle il souriait comme a une amie. -- Acceptez! repeta-t-il. -- Nous acceptons, repeterent les matelots; mais quel gage aurons- nous? -- La parole d'un gentilhomme, dit l'officier. Sur mon grade et sur mon nom, je jure que tout ce qui n'est point M. le chevalier d'Herblay aura la vie sauve. Je suis lieutenant de la fregate du roi _la Pomone_, et je me nomme Louis-Constant de Pressigny. D'un geste rapide, Aramis, deja courbe vers la mer deja a demi penche hors de la barque, d'un geste rapide, Aramis releva la tete, se dressa tout debout, et, l'oeil ardent, enflamme, le sourire sur les levres: -- Jetez l'echelle, messieurs, dit-il, comme si c'eut ete a lui qu'appartint le commandement. On obeit. Alors Aramis, saisissant la rampe de corde, monta le premier; mais, au lieu de l'effroi que l'on s'attendait a voir paraitre sur son visage, la surprise des marins de la balancelle fut grande, lorsqu'ils le virent marcher au commandant d'un pas assure, le regarder fixement, et lui faire de la main un signe mysterieux et inconnu, a la vue duquel l'officier palit, trembla et courba le front. Sans dire un mot, Aramis alors leva la main jusque sous les yeux du commandant, et lui fit voir le chaton d'une bague qu'il portait a l'annulaire de la main gauche. Et, en faisant ce signe, Aramis, drape dans une majeste froide, silencieuse et hautaine, avait l'air d'un empereur donnant sa main a baiser. Le commandant, qui, un instant, avait releve la tete, s'inclina une seconde fois avec les signes du plus profond respect. Puis, etendant a son tour la main vers la poupe, c'est-a-dire vers sa chambre, il s'effaca pour laisser Aramis passer le premier. Les trois Bretons, qui avaient monte derriere leur eveque, se regardaient stupefaits. Tout l'equipage faisait silence. Cinq minutes apres, le commandant appela le lieutenant en second, qui remonta aussitot, en ordonnant de mettre le cap sur la Corogne. Pendant qu'on executait l'ordre donne, Aramis reparut sur le pont et vint s'asseoir contre le bastingage. La nuit etait arrivee, la lune n'etait point encore venue, et cependant Aramis regardait opiniatrement du cote de Belle-Ile. Yves s'approcha alors du commandant, qui etait revenu prendre son poste a l'arriere, et, bien bas, bien humblement: -- Quelle route suivons-nous donc, capitaine? demanda-t-il. -- Nous suivons la route qu'il plait a Monseigneur, repondit l'officier. Aramis passa la nuit accoude sur le bastingage. Yves, en s'approchant de lui, remarqua, le lendemain, que cette nuit avait du etre bien humide, car le bois sur lequel s'etait appuyee la tete de l'eveque etait trempe comme d'une rosee. Qui sait! cette rosee, c'etait peut-etre les premieres larmes qui fussent tombees des yeux d'Aramis! Quelle epitaphe eut valu celle-la, bon Porthos? Chapitre CCLVIII -- La ronde de M. de Gesvres D'Artagnan n'etait pas accoutume a des resistances comme celle qu'il venait d'eprouver. Il revint a Nantes profondement irrite. L'irritation, chez cet homme vigoureux, se traduisait par une impetueuse attaque, a laquelle peu de gens, jusqu'alors, fussent- ils rois, fussent-ils geants, avaient su resister. D'Artagnan, tout fremissant alla, droit au chateau et demanda a parler au roi. Il pouvait etre sept heures du matin, et, depuis son arrivee a Nantes, le roi etait matinal. Mais, en arrivant au petit corridor que nous connaissons, d'Artagnan trouva M. de Gesvres, qui l'arreta fort poliment, en lui recommandant de ne pas parler haut, pour laisser reposer le roi. -- Le roi dort? dit d'Artagnan. Je le laisserai donc dormir. Vers quelle heure supposez-vous qu'il se levera? -- Oh! dans deux heures, a peu pres: le roi a veille toute la nuit. D'Artagnan reprit son chapeau, salua M. de Gesvres et retourna chez lui. Il revint a neuf heures et demie. On lui dit que le roi dejeunait. -- Voila mon affaire, repliqua-t-il, je parlerai au roi tandis qu'il mange. M. de Brienne fit observer a d'Artagnan que le roi ne voulait recevoir personne pendant ses repas. -- Mais, dit d'Artagnan en regardant Brienne de travers, vous ne savez peut-etre pas, monsieur le secretaire, que j'ai mes entrees partout et a toute heure. Brienne prit doucement la main du capitaine, et lui dit: -- Pas a Nantes, cher monsieur d'Artagnan; le roi, en ce voyage, a change tout l'ordre de sa maison. D'Artagnan, radouci, demanda vers quelle heure le roi aurait fini de dejeuner. -- On ne sait, fit Brienne. -- Comment, on ne sait? Que veut dire cela? on ne sait combien le roi met a manger? C'est une heure, d'ordinaire, et, si j'admets que l'air de la Loire donne appetit, nous mettrons une heure et demie; c'est assez, je pense; j'attendrai donc ici. -- Oh! cher monsieur d'Artagnan, l'ordre est de ne plus laisser personne dans ce corridor; je suis de garde pour cela. D'Artagnan sentit la colere monter une seconde fois a son cerveau. Il sortit bien vite, de peur de compliquer l'affaire par un coup de mauvaise humeur. Comme il etait dehors, il se mit a reflechir. "Le roi, dit-il, ne veut pas me recevoir, c'est evident; il est fache, ce jeune homme; il craint les mots que je puis lui dire. Oui; mais, pendant ce temps, on assiege Belle-Ile et l'on prend ou tue peut-etre mes deux amis... Pauvre Porthos! Quant a maitre Aramis, celui-la est plein de ressources, et je suis tranquille sur son compte... Mais, non, non, Porthos n'est pas encore invalide, et Aramis n'est pas un vieillard idiot. L'un avec ses bras, l'autre avec son imagination, vont donner de l'ouvrage aux soldats de Sa Majeste. Qui sait! si ces deux braves allaient refaire, pour l'edification de Sa Majeste Tres Chretienne, un petit bastion Saint-Gervais?... Je n'en desespere pas. Ils ont canon et garnison. Cependant, continua d'Artagnan en secouant la tete, je crois qu'il vaudrait mieux arreter le combat. Pour moi seul, je ne supporterais ni morgue ni trahison de la part du roi; mais, pour mes amis, rebuffades, insultes, je dois subir tout. Si j'allais chez M. Colbert? reprit-il. En voila un auquel il va falloir que je prenne l'habitude de faire peur. Allons chez M. Colbert. Et d'Artagnan se mit bravement en route. Il apprit la que M. Colbert travaillait avec le roi au chateau de Nantes. -- Bon! s'ecria-t-il, me voila revenu au temps ou j'arpentais les chemins de chez M. Treville au logis du cardinal du logis du cardinal chez la reine, de chez la reine chez Louis XIII. On a raison de dire qu'en vieillissant les hommes redeviennent enfants. Au chateau. Il y retourna. M. de Lyonne sortait. Il donna ses deux mains a d'Artagnan et lui apprit que le roi travaillerait tout le soir, toute la nuit meme, et que l'ordre etait donne de ne laisser entrer personne. -- Pas meme, s'ecria d'Artagnan, le capitaine qui prend l'ordre? C'est trop fort! -- Pas meme, dit M. de Lyonne. -- Puisqu'il en est ainsi, repliqua d'Artagnan blesse jusqu'au coeur, puisque le capitaine des mousquetaires, qui est toujours entre dans la chambre a coucher du roi, ne peut plus entrer dans le cabinet ou dans la salle a manger, c'est que le roi est mort ou qu'il a pris son capitaine en disgrace. Dans l'un et l'autre cas, il n'en a plus besoin. Faites-moi le plaisir de rentrer, vous, monsieur de Lyonne, qui etes en faveur, et dites tout nettement au roi que je lui envoie ma demission. -- D'Artagnan, prenez garde! s'ecria de Lyonne. -- Allez, par amitie pour moi. Et il le poussa doucement vers le cabinet. -- J'y vais, dit M. de Lyonne. D'Artagnan attendit en arpentant le corridor. Lyonne revint. -- Eh bien! qu'a dit le roi? demanda d'Artagnan. -- Le roi a dit que c'etait bien, repondit de Lyonne. -- Que c'etait bien! fit le capitaine avec explosion, c'est-a-dire qu'il accepte? Bon! me voila libre. Je suis bourgeois, monsieur de Lyonne; au plaisir de vous revoir! Adieu, chateau, corridor, antichambre! un bourgeois qui va enfin respirer vous salue. Et, sans plus attendre, le capitaine sauta hors de la terrasse dans l'escalier ou il avait retrouve les morceaux de la lettre de Gourville. Cinq minutes apres, il rentrait dans l'hotellerie ou, suivant l'usage de tous les grands officiers qui ont logement au chateau, il avait pris ce qu'on appelait sa chambre de ville. Mais la, au lieu de quitter son epee et son manteau, il prit des pistolets, mit son argent dans une grande bourse de cuir, envoya chercher ses chevaux a l'ecurie du chateau, et donna des ordres pour gagner Vannes pendant la nuit. Tout se succeda selon ses voeux. A huit heures du soir, il mettait le pied a l'etrier, lorsque M. de Gesvres apparut a la tete de douze gardes devant l'hotellerie. D'Artagnan voyait tout du coin de l'oeil; il vit necessairement ces treize hommes et ces treize chevaux; mais il feignit de ne rien remarquer et continua d'enfourcher son cheval. Gesvres arriva sur lui. -- Monsieur d'Artagnan! dit-il tout haut. -- Eh! monsieur de Gesvres, bonsoir! -- On dirait que vous montez a cheval? -- Il y a plus, je suis monte, comme vous voyez. -- Cela se trouve bien que je vous rencontre. -- Vous me cherchiez? -- Mon Dieu, oui. -- De la part du roi, je parie? -- Mais oui. -- Comme moi, il y a deux ou trois jours, je cherchais M. Fouquet? -- Oh! -- Allons, vous allez me faire des mignardises, a moi? Peine perdue, allez! dites-moi vite que vous venez m'arreter. -- Vous arreter? Bon Dieu, non! -- Eh bien! que faites-vous a m'aborder avec douze hommes a cheval? -- Je fais une ronde. -- Pas mal! Et vous me ramassez dans cette ronde? -- Je ne vous ramasse pas, je vous trouve et vous prie de venir avec moi. -- Ou cela? -- Chez le roi. -- Bon! dit d'Artagnan d'un air goguenard. Le roi n'a donc plus rien a faire? -- Par grace, capitaine, dit M. de Gesvres bas au mousquetaire, ne vous compromettez pas; ces hommes vous entendent! D'Artagnan se mit a rire et repliqua: -- Marchez. Les gens qu'on arrete sont entre les six premiers et les six derniers. -- Mais, comme je ne vous arrete pas, dit M. de Gesvres, vous marcherez derriere moi, s'il vous plait. -- Eh bien! fit d'Artagnan, voila un beau procede, duc, et vous avez raison; car, si jamais j'avais eu a faire des rondes du cote de votre chambre de ville, j'eusse ete courtois envers vous, je vous l'assure, foi de gentilhomme! Maintenant, une faveur de plus. Que veut le roi! -- Oh! le roi est furieux! -- Eh bien! le roi, qui s'est donne la peine de se rendre furieux, prendra la peine de se calmer, voila tout. Je n'en mourrai pas, je vous jure. -- Non; mais... -- Mais on m'enverra tenir societe a ce pauvre M. Fouquet? Mordioux! c'est un galant homme. Nous vivrons de compagnie, et doucement, je vous le jure. -- Nous voici arrives, dit le duc. Capitaine, par grace! soyez calme avec le roi. -- Ah ca? mais, comme vous etes brave homme avec moi, duc! fit d'Artagnan en regardant M. de Gesvres. On m'avait dit que vous ambitionniez de reunir vos gardes a mes mousquetaires; je crois que c'est une fameuse occasion, celle-ci! -- Je ne la prendrai pas, Dieu m'en garde! capitaine. -- Et pourquoi? -- Pour beaucoup de raisons d'abord; puis pour celle-ci, que, si je vous succedais aux mousquetaires apres vous avoir arrete... -- Ah! vous avouez que vous m'arretez? -- Non, non! -- Alors, dites rencontre. Si, dites-vous, vous me succediez apres m'avoir rencontre? -- Vos mousquetaires, au premier exercice a feu, tireraient de mon cote par megarde. -- Ah! quant a cela, je ne dis pas non. Ces droles m'aiment fort. Gesvres fit passer d'Artagnan le premier, le conduisit directement au cabinet ou le roi attendait son capitaine des mousquetaires, et se placa derriere son collegue dans l'antichambre. On entendait tres distinctement le roi parler haut avec Colbert, dans ce meme cabinet ou Colbert avait pu entendre, quelques jours auparavant, le roi parler haut avec M. d'Artagnan. Les gardes resterent, en piquet a cheval, devant la porte principale, et le bruit se repandit peu a peu dans la ville que M. le capitaine des mousquetaires venait d'etre arrete par ordre du roi. Alors, on vit tous ces hommes se mettre en mouvement, comme au bon temps de Louis XIII et de M. de Treville; des groupes se formaient, les escaliers s'emplissaient; des murmures vagues, partant des cours, venaient en montant rouler jusqu'aux etages superieurs, pareils aux rauques lamentations des flots a la maree. M. de Gesvres etait inquiet. Il regardait ses gardes, qui, d'abord, interroges par les mousquetaires qui venaient se meler a leur rang, commencaient a s'ecarter d'eux en manifestant aussi quelque inquietude. D'Artagnan etait, certes, bien moins inquiet que M. de Gesvres, le capitaine des gardes. Des son entree, il s'etait assis sur le rebord d'une fenetre, voyait toutes choses de son regard d'aigle, et ne sourcillait pas. Aucun des progres de la fermentation qui s'etait manifestee au bruit de son arrestation ne lui avait echappe. Il prevoyait le moment ou l'explosion aurait lieu; et l'on sait que ses previsions etaient certaines. "Il serait assez bizarre, pensait-il, que, ce soir, mes pretoriens me fissent roi de France. Comme j'en rirais!" Mais, au moment le plus beau, tout s'arreta. Gardes, mousquetaires, officiers, soldats, murmures et inquietudes se disperserent, s'evanouirent, s'effacerent; plus de tempete, plus de menace, plus de sedition. Un mot avait calme les flots. Le roi venait de faire crier par Brienne: -- Chut! messieurs, vous genez le roi. D'Artagnan soupira. -- C'est fini, dit-il, les mousquetaires d'aujourd'hui ne sont pas ceux de Sa Majeste Louis XIII. C'est fini. -- Monsieur d'Artagnan chez le roi! cria un huissier. Chapitre CCLIX -- Le roi Louis XIV Le roi, se tenait assis dans son cabinet, le dos tourne a la porte d'entree. En face de lui etait une glace dans laquelle, tout en remuant ses papiers, il lui suffisait d'envoyer un coup d'oeil pour voir ceux qui arrivaient chez lui. Il ne se derangea pas a l'arrivee de d'Artagnan, et replia sur ses lettres et sur ses plans la grande toile de soie verte qui lui servait a cacher ses secrets aux importuns. D'Artagnan comprit le jeu et demeura en arriere; de sorte qu'au bout d'un moment le roi, qui n'entendait rien et qui ne voyait que du coin de l'oeil, fut oblige de crier: -- Est-ce qu'il n'est pas la, M. d'Artagnan? -- Me voici, repliqua le mousquetaire en s'avancant. -- Eh bien! monsieur, dit le roi en fixant son oeil clair sur d'Artagnan, qu'avez-vous a me dire? -- Moi, Sire? repliqua celui-ci, qui guettait le premier coup de l'adversaire pour faire une bonne riposte; moi? Je n'ai rien a dire a Votre Majeste, sinon qu'elle m'a fait arreter et que me voici. Le roi allait repondre qu'il n'avait pas fait arreter d'Artagnan; mais cette phrase lui parut etre une excuse et il se tut. D'Artagnan garda un silence obstine. -- Monsieur, reprit le roi, que vous avais-je charge d'aller faire a Belle-Ile? Dites-le-moi, je vous prie. Le roi, en prononcant ces mots, regardait fixement son capitaine. Ici, d'Artagnan etait trop heureux; le roi lui faisait la partie si belle! -- Je crois, repliqua-t-il, que Votre Majeste me fait l'honneur de me demander ce que je suis alle faire a Belle-Ile? -- Oui, monsieur. -- Eh bien! Sire, je n'en sais rien; ce n'est pas a moi qu'il faut demander cela, c'est a ce nombre infini d'officiers de toute espece, a qui l'on avait donne un nombre infini d'ordres de tous genres, tandis qu'a moi, chef de l'expedition, l'on n'avait ordonne rien de precis. Le roi fut blesse; il le montra par sa reponse. -- Monsieur, repliqua-t-il, on n'a donne des ordres qu'aux gens qu'on a juges fideles. -- Aussi m'etonne-je, Sire, riposta le mousquetaire, qu'un capitaine comme moi, qui a valeur de marechal de France, se soit trouve sous les ordres de cinq ou six lieutenants ou majors, bons a faire des espions, c'est possible, mais nullement bons a conduire des expeditions de guerre. Voila sur quoi je venais demander a Votre Majeste des explications, lorsque la porte m'a ete refusee; ce qui, dernier outrage fait a un brave homme, m'a conduit a quitter le service de Votre Majeste. -- Monsieur, repartit le roi, vous croyez toujours vivre dans un siecle ou les rois etaient, comme vous vous plaignez de l'avoir ete, sous les ordres et a la discretion de leurs inferieurs. Vous me paraissez trop oublier qu'un roi ne doit compte qu'a Dieu de ses actions. -- Je n'oublie rien du tout, Sire, fit le mousquetaire, blesse a son tour de la lecon. D'ailleurs, je ne vois pas en quoi un honnete homme, quand il demande au roi en quoi il l'a mal servi, l'offense. -- Vous m'avez mal servi, monsieur, en prenant le parti de mes ennemis contre moi. -- Quels sont vos ennemis, Sire? -- Ceux que je vous envoyais combattre. -- Deux hommes! ennemis de l'armee de Votre Majeste! Ce n'est pas croyable, Sire. -- Vous n'avez point a juger mes volontes. -- J'ai a juger mes amities, Sire. -- Qui sert ses amis ne sert pas son maitre. -- Je l'ai si bien compris, Sire, que j'ai offert respectueusement ma demission a Votre Majeste. -- Et je l'ai acceptee, monsieur, dit le roi. Avant de me separer de vous, j'ai voulu vous prouver que je savais tenir ma parole. -- Votre Majeste a tenu plus que sa parole; car Votre Majeste m'a fait arreter, dit d'Artagnan de son air froidement railleur; elle ne me l'avait pas promis. Le roi dedaigna cette plaisanterie, et, venant au serieux: -- Voyons, monsieur, dit-il, a quoi votre desobeissance m'a force. -- Ma desobeissance? s'ecria d'Artagnan rouge de colere. -- C'est le nom le plus doux que j'ai trouve, poursuivit le roi. Mon idee, a moi, etait de prendre et de punir des rebelles; avais- je a m'inquieter si les rebelles etaient vos amis? -- Mais j'avais a m'en inquieter, moi, repondit d'Artagnan. C'etait une cruaute a Votre Majeste de m'envoyer prendre mes amis pour les amener a vos potences. -- C'etait, monsieur, une epreuve que j'avais a faire sur les pretendus serviteurs qui mangent mon pain et doivent defendre ma personne. L'epreuve a mal reussi, monsieur d'Artagnan. -- Pour un mauvais serviteur que perd Votre Majeste, dit le mousquetaire avec amertume, il y en a dix qui ont, ce meme jour, fait leurs preuves. Ecoutez-moi, Sire; je ne suis pas accoutume a ce service-la, moi. Je suis une epee rebelle quand il s'agit de faire le mal. Il etait mal a moi d'aller poursuivre, jusqu'a la mort, deux hommes dont M. Fouquet, le sauveur de Votre Majeste, vous avait demande la vie. De plus, ces deux hommes etaient mes amis. Ils n'attaquaient pas Votre Majeste; ils succombaient sous le poids d'une colere aveugle. D'ailleurs, pourquoi ne les laissait-on pas fuir? Quel crime avaient-ils commis? J'admets que vous me contestiez le droit de juger leur conduite. Mais, pourquoi me soupconner avant l'action? pourquoi m'entourer d'espions? pourquoi me deshonorer devant l'armee! pourquoi, moi, dans lequel vous avez jusqu'ici montre la confiance la plus entiere, moi qui, depuis trente ans, suis attache a votre personne et vous ai donne mille preuves de devouement car, il faut bien que je le dise, aujourd'hui que l'on m'accuse, pourquoi me reduire a voir trois mille soldats du roi marcher en bataille contre deux hommes? -- On dirait que vous oubliez ce que ces hommes m'ont fait? dit le roi d'une voix sourde, et qu'il n'a pas tenu a eux que je ne fusse perdu. -- Sire, on dirait que vous oubliez que j'etais la! -- Assez, monsieur d'Artagnan, assez de ces interets dominateurs qui viennent oter le soleil a mes interets. Je fonde un Etat dans lequel il n'y aura qu'un maitre, je vous l'ai promis autrefois; le moment est venu de tenir ma promesse. Vous voulez etre, selon vos gouts et vos amities, libre d'entraver mes plans et de sauver mes ennemis? Je vous brise ou je vous quitte. Cherchez un maitre plus commode. Je sais bien qu'un autre roi ne se conduirait point comme je le fais, et qu'il se laisserait dominer par vous, risque a vous envoyer un jour tenir compagnie a M. Fouquet et aux autres; mais j'ai bonne memoire, et, pour moi, les services sont des titres sacres a la reconnaissance, a l'impunite. Vous n'aurez, monsieur d'Artagnan, que cette lecon pour punir votre indiscipline, et je n'imiterai pas mes predecesseurs dans leur colere, ne les ayant pas imites dans leur faveur. Et puis d'autres raisons me font agir doucement envers vous: c'est que, d'abord, vous etes un homme de sens, homme de grand sens, homme de coeur, et que vous serez un bon serviteur pour qui vous aura dompte; c'est ensuite que vous allez cesser d'avoir des motifs d'insubordination. Vos amis sont detruits ou ruines par moi. Ces points d'appui sur lesquels, instinctivement, reposait votre esprit capricieux, je les ai fait disparaitre. A l'heure qu'il est, mes soldats ont pris ou tue les rebelles de Belle-Ile. D'Artagnan palit. -- Pris ou tue? s'ecria-t-il. Oh! Sire, si vous pensiez ce que vous me dites la, et si vous etiez sur de me dire la verite, j'oublierais tout ce qu'il y a de juste, tout ce qu'il y a de magnanime dans vos paroles, pour vous appeler un roi barbare et un homme denature. Mais je vous les pardonne, ces paroles, dit-il en souriant avec orgueil; je les pardonne au jeune prince qui ne sait pas, qui ne peut pas comprendre ce que sont des hommes tels que M. d'Herblay, tels que M. du Vallon, tels que moi. Pris ou tue? Ah! ah! Sire, dites-moi, si la nouvelle est vraie, combien elle vous coute d'hommes et d'argent. Nous compterons apres si le gain a valu l'enjeu. Comme il parlait encore, le roi s'approcha de lui en colere, et lui dit: -- Monsieur d'Artagnan, voila des reponses de rebelle? Veuillez donc me dire, s'il vous plait, quel est le roi de France? En savez-vous un autre? -- Sire, repliqua froidement le capitaine des mousquetaires, je me souviens qu'un matin vous avez adresse cette question, a Vaux, a beaucoup de gens qui n'ont pas su y repondre, tandis que moi j'y ai repondu. Si j'ai reconnu le roi ce jour-la, quand la chose n'etait pas aisee, je crois qu'il serait inutile de me le demander, aujourd'hui que Votre Majeste est seule avec moi. A ces mots, Louis XIV baissa les yeux. Il lui sembla que l'ombre du malheureux Philippe venait de passer entre d'Artagnan et lui, pour evoquer le souvenir de cette terrible aventure. Presque au meme moment, un officier entra, remit une depeche au roi, qui, a son tour, changea de couleur en la lisant. D'Artagnan s'en apercut. Le roi resta immobile et silencieux, apres avoir lu pour la seconde fois. Puis, prenant tout a coup son parti: -- Monsieur, dit-il, ce qu'on m'apprend, vous le sauriez plus tard; mieux vaut que je vous le dise et que vous l'appreniez par la bouche du roi. Un combat a eu lieu a Belle-Ile. -- Ah! ah! fit d'Artagnan d'un air calme, pendant que son coeur battait a faire rompre sa poitrine. Eh bien! Sire? -- Eh bien! monsieur, j'ai perdu cent six hommes. Un eclair de joie et d'orgueil brilla dans les yeux de d'Artagnan. -- Et les rebelles? dit-il. -- Les rebelles se sont enfuis, dit le roi. D'Artagnan poussa un cri de triomphe. -- Seulement, ajouta le roi, j'ai une flotte qui bloque etroitement Belle-Ile, et j'ai la certitude que pas une barque n'echappera. -- En sorte que, dit le mousquetaire rendu a ses sombres idees, si l'on prend ces deux messieurs?... -- On les pendra, dit le roi tranquillement. -- Et ils le savent? repliqua d'Artagnan, qui reprima un frisson. -- Ils le savent, puisque vous avez du le leur dire, et que tout le pays le sait. -- Alors, Sire, on ne les aura pas vivants, je vous en reponds. -- Ah! fit le roi avec negligence et en reprenant sa lettre. Eh bien! on les aura morts, monsieur d'Artagnan, et cela reviendra au meme, puisque je ne les prenais que pour les faire pendre. D'Artagnan essuya la sueur qui coulait de son front. -- Je vous ai dit, poursuivit Louis XIV, que je vous serais un jour maitre affectionne, genereux et constant. Vous etes aujourd'hui le seul homme d'autrefois qui soit digne de ma colere ou de mon amitie. Je ne vous menagerai ni l'une ni l'autre selon votre conduite. Comprendriez-vous, monsieur d'Artagnan, de servir un roi qui aurait cent autres rois, ses egaux, dans le royaume? "Pourrais-je, dites-le moi, faire avec cette faiblesse les grandes choses que je medite? Avez-vous jamais vu l'artiste pratiquer des oeuvres solides avec un instrument rebelle? Loin de nous, monsieur, ces vieux levains des abus feodaux! La Fronde, qui devait perdre la monarchie, l'a emancipee. Je suis maitre chez moi, capitaine d'Artagnan, et j'aurai des serviteurs qui, manquant peut-etre de votre genie, pousseront le devouement et l'obeissance jusqu'a l'heroisme. Qu'importe, je vous le demande, qu'importe que Dieu n'ait pas donne du genie a des bras et a des jambes? C'est a la tete qu'il le donne, et a la tete, vous le savez, le reste obeit. Je suis la tete, moi! D'Artagnan tressaillit. Louis continua comme s'il n'avait rien vu, quoique ce tressaillement ne lui eut point echappe. -- Maintenant, concluons, entre nous deux ce marche que je vous promis de faire, un jour que vous me trouviez bien petit, a Blois. Sachez-moi gre, monsieur, de ne faire payer a personne les larmes de honte que j'ai versees alors. Regardez autour de vous: les grandes tetes sont courbees. Courbez-vous comme elles, ou choisissez-vous l'exil qui vous conviendra le mieux. Peut-etre, en y reflechissant, trouverez-vous que ce roi est un coeur genereux qui compte assez sur votre loyaute pour vous quitter, vous sachant mecontent, quand vous possedez le secret de l'Etat. Vous etes brave homme, je le sais. Pourquoi m'avez-vous juge avant terme? Jugez-moi a partir de ce jour, d'Artagnan, et soyez severe tant qu'il vous plaira. D'Artagnan demeurait etourdi, muet, flottant pour la premiere fois de sa vie. Il venait de trouver un adversaire digne de lui. Ce n'etait plus de la ruse, c'etait du calcul; ce n'etait plus de la violence, c'etait de la force; ce n'etait plus de la colere, c'etait de la volonte; ce n'etait plus de la jactance, c'etait du conseil. Ce jeune homme, qui avait terrasse Fouquet, et qui pouvait se passer de d'Artagnan, derangeait tous les calculs un peu entetes du mousquetaire. -- Voyons, qui vous arrete? lui dit le roi avec douceur. Vous avez donne votre demission; voulez-vous que je vous la refuse? Je conviens qu'il sera dur a un vieux capitaine de revenir sur sa mauvaise humeur. -- Oh! repliqua melancoliquement d'Artagnan, ce n'est pas la mon plus grave souci. J'hesite a reprendre ma demission, parce que je suis vieux en face de vous et que j'ai des habitudes difficiles a perdre. Il faut, desormais, des courtisans qui sachent vous amuser, des fous qui sachent se faire tuer pour ce que vous appelez vos grandes oeuvres. Grandes, elles le seront, je le sens; mais, si par hasard j'allais ne pas les trouver telles? J'ai vu la guerre, Sire; j'ai vu la paix; j'ai servi Richelieu et Mazarin; j'ai roussi avec votre pere au feu de La Rochelle, troue de coups comme un crible, ayant fait peau neuve plus de dix fois, comme les serpents. Apres les affronts et les injustices, j'ai un commandement qui etait autrefois quelque chose, parce qu'il donnait le droit de parler comme on voulait au roi. Mais votre capitaine des mousquetaires sera desormais un officier gardant les portes basses. Vrai, Sire, si tel doit etre desormais l'emploi, profitez de ce que nous sommes bien ensemble pour me l'oter. N'allez pas croire que j'aie garde rancune; non, vous m'avez dompte, comme vous dites; mais, il faut l'avouer, en me dominant, vous m'avez amoindri, en me courbant, vous m'avez convaincu de faiblesse. Si vous saviez comme cela va bien de porter haut la tete, et comme j'aurai piteuse mine a flairer la poussiere de vos tapis! oh! Sire, je regrette sincerement, et vous regretterez comme moi, ce temps ou le roi de France voyait dans ses vestibules tous ces gentilshommes insolents, maigres, maugreant toujours, hargneux, matins qui mordaient mortellement les jours de bataille. Ces gens-la sont les meilleurs courtisans pour la main qui les nourrit, ils la lechent; mais, pour la main qui les frappe, oh! le beau coup de dent! Un peu d'or sur les galons de ces manteaux, un peu de ventre dans les hauts-de-chausse, un peu de gris dans ces cheveux secs, et vous verrez les beaux ducs et pairs, les fiers marechaux de France! Mais pourquoi dire tout cela? Le roi est mon maitre, il veut que je fasse des vers, il veut que je polisse, avec des souliers de satin, les mosaiques de ses antichambres; mordioux! c'est difficile, mais j'ai fait plus difficile que cela. Je le ferai. Pourquoi le ferai-je? Parce que j'aime l'argent? J'en ai. Parce que je suis ambitieux? Ma carriere est bornee. Parce que j'aime la Cour? Non. Je resterai, parce que j'ai l'habitude, depuis trente ans, d'aller prendre le mot d'ordre du roi, et de m'entendre dire: "Bonsoir, d'Artagnan", avec un sourire que je ne mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Etes-vous content, Sire? Et d'Artagnan courba lentement sa tete argentee, sur laquelle le roi, souriant, posa sa blanche main avec orgueil. -- Merci, mon vieux serviteur, mon fidele ami, dit-il. Puisque, a compter d'aujourd'hui, je n'ai plus d'ennemi, en France, il me reste a t'envoyer sur un champ etranger ramasser ton baton de marechal. Compte sur moi pour trouver l'occasion. En attendant, mange mon meilleur pain et dors tranquille. -- A la bonne heure! dit d'Artagnan emu. Mais ces pauvres gens de Belle-Ile? l'un surtout, si bon et si brave? -- Est-ce que vous me demandez leur grace? -- A genoux, Sire. -- Eh bien! allez la leur porter, s'il en est temps encore. Mais vous vous engagez pour eux! -- J'engage ma vie! -- Allez. Demain, je pars pour Paris. Soyez revenu; car je ne veux plus que vous me quittiez. -- Soyez tranquille, Sire, s'ecria d'Artagnan en baisant la main du roi. Et il s'elanca, le coeur gonfle de joie, hors du chateau, sur la route de Belle-Ile. Chapitre CCLX -- Les amis de M. Fouquet Le roi etant retourne a Paris, et avec lui d'Artagnan, qui, en vingt-quatre heures, ayant pris avec le plus grand soin toutes ses informations a Belle-Ile, ne savait rien du secret que gardait si bien le lourd rocher de Locmaria, tombe heroique de Porthos. Le capitaine des mousquetaires savait seulement ce que ces deux hommes vaillants, ce que ces deux amis, dont il avait si noblement pris la defense et essaye de sauver la vie, aides de trois fideles Bretons, avaient accompli contre une armee entiere. Il avait pu voir, lances dans la lande voisine, les debris humains qui avaient tache de sang les silex epars dans les bruyeres. Il savait aussi qu'un canot avait ete apercu bien loin en mer, et que, pareil a un oiseau de proie, un vaisseau royal avait poursuivi, rejoint et devore ce pauvre petit oiseau qui fuyait a tire-d'aile. Mais la s'arretaient les certitudes de d'Artagnan. Le champ des conjectures s'ouvrait a cette limite. Maintenant, que fallait-il penser? Le vaisseau n'etait pas revenu. Il est vrai qu'un coup de vent regnait depuis trois jours; mais la corvette etait a la fois bonne voiliere et solide dans ses membrures; elle ne craignait guere les coups de vent, et celle qui portait Aramis eut du, selon l'estime de d'Artagnan, etre revenue a Brest, ou rentrer a l'embouchure de la Loire. Telles etaient les nouvelles ambigues, mais a peu pres rassurantes pour lui personnellement, que d'Artagnan rapportait a Louis XIV, lorsque le roi, suivi de toute la Cour, revint a Paris. Louis, content de son succes, Louis, plus doux et plus affable depuis qu'il se sentait plus puissant, n'avait pas cesse un seul instant de chevaucher a la portiere de Mlle de La Valliere. Tout le monde s'etait empresse de distraire les deux reines pour leur faire oublier cet abandon du fils et de l'epoux. Tout respirait l'avenir; le passe n'etait plus rien pour personne. Seulement, ce passe venait comme une plaie douloureuse et saignante aux coeurs de quelques ames tendres et devouees. Aussi, le roi ne fut pas plutot installe chez lui, qu'il en recut une preuve touchante. Louis XIV venait de se lever et de prendre son premier repas, quand son capitaine des mousquetaires se presenta devant lui. D'Artagnan etait un peu pale et semblait gene. Le roi s'apercut, au premier coup d'oeil, de l'alteration de ce visage, ordinairement si egal. -- Qu'avez-vous donc, d'Artagnan? dit-il. -- Sire, il m'est arrive un grand malheur. -- Mon Dieu! quoi donc? -- Sire, j'ai perdu un de mes amis, M. du Vallon, a l'affaire de Belle-Ile. Et, en disant ces mots, d'Artagnan attachait son oeil de faucon sur Louis XIV, pour deviner en lui le premier sentiment qui se ferait jour. -- Je le savais, repliqua le roi. -- Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'ecria le mousquetaire. -- A quoi bon? Votre douleur, mon ami, est si respectable! J'ai du, moi, la menager. Vous instruire de ce malheur qui vous frappait, d'Artagnan, c'etait en triompher a vos yeux. Oui, je savais que M. du Vallon s'etait enterre sous les rochers de Locmaria; je savais que M. d'Herblay m'a pris un vaisseau avec son equipage pour se faire conduire a Bayonne. Mais j'ai voulu que vous appreniez vous-meme ces evenements d'une maniere directe, afin que vous fussiez convaincu que mes amis sont pour moi respectables et sacres, que toujours en moi l'homme s'immolera aux hommes, puisque le roi est si souvent force de sacrifier les hommes a sa majeste, a sa puissance. -- Mais, Sire, comment savez-vous?... -- Comment savez-vous vous-meme, d'Artagnan? -- Par cette lettre, Sire, que m'ecrit de Bayonne, Aramis, libre et hors de peril. -- Tenez, fit le roi en tirant de sa cassette, placee sur un meuble voisin du siege ou d'Artagnan etait appuye, une lettre copiee exactement sur celle d'Aramis, voici la meme lettre, que Colbert m'a fait passer huit heures avant que vous receviez la votre... Je suis bien servi, je l'espere. -- Oui, Sire, murmura le mousquetaire, vous etiez le seul homme dont la fortune fut capable de dominer la fortune et la force de mes deux amis. Vous avez use, Sire; mais vous n'abuserez point, n'est-ce pas? -- D'Artagnan, dit le roi, avec un sourire plein de bienveillance, je pourrais faire enlever M. d'Herblay sur les terres du roi d'Espagne et me le faire amener ici vivant pour en faire justice. D'Artagnan, croyez-le bien, je ne cederai pas a ce premier mouvement, bien naturel. Il est libre, qu'il continue d'etre libre. -- Oh! Sire, vous ne resterez pas toujours aussi clement, aussi noble, aussi genereux que vous venez de vous le montrer a mon egard et a celui de M. d'Herblay; vous trouverez aupres de vous des conseillers qui vous gueriront de cette faiblesse. -- Non, d'Artagnan, vous vous trompez, quand vous accusez mon conseil de vouloir me pousser a la rigueur. Le conseil de menager M. d'Herblay vient de Colbert lui-meme. -- Ah! Sire, fit d'Artagnan stupefait. -- Quant a vous, continua le roi avec une bonte peu ordinaire, j'ai plusieurs bonnes nouvelles a vous annoncer, mais vous les saurez, mon cher capitaine, du moment ou j'aurai termine mes comptes. J'ai dit que je voulais faire et que je ferais votre fortune. Ce mot va devenir une realite. -- Merci mille fois, Sire; je puis attendre, moi. Je vous en prie, pendant que je vais et puis prendre patience, que Votre Majeste daigne s'occuper de ces pauvres gens, qui, depuis longtemps, assiegent votre antichambre, et viennent humblement deposer une supplique aux pieds du roi. -- Qui cela? -- Des ennemis de Votre Majeste. Le roi leva la tete. -- Des amis de M. Fouquet, ajouta d'Artagnan. -- Leurs noms? -- M. Gourville, M. Pelisson et un poete, M. Jean de La Fontaine. Le roi s'arreta un moment pour reflechir. -- Que veulent-ils? -- Je ne sais. -- Comment sont-ils? -- En deuil. -- Que disent-ils? -- Rien. -- Que font-ils? -- Ils pleurent. -- Qu'ils entrent, dit le roi en froncant le sourcil. D'Artagnan tourna rapidement sur lui-meme, leva la tapisserie qui fermait l'entree de la chambre royale, et cria dans la salle voisine: -- Introduisez! Bientot parurent a la porte du cabinet, ou se tenaient le roi et son capitaine, les trois hommes que d'Artagnan avait nommes. Sur leur passage regnait un profond silence. Les courtisans, a l'approche des amis du malheureux surintendant des finances, les courtisans, disons-nous, reculaient comme pour n'etre pas gates par la contagion de la disgrace et de l'infortune. D'Artagnan, d'un pas rapide, vint lui-meme prendre par la main ces malheureux qui hesitaient et tremblaient a la porte du cabinet royal; il les amena devant le fauteuil du roi, qui, refugie dans l'embrasure d'une fenetre, attendait le moment de la presentation et se preparait a faire aux suppliants un accueil rigoureusement diplomatique. Le premier des amis de Fouquet qui s'avanca fut Pelisson. Il ne pleurait plus; mais ses larmes n'avaient uniquement tari que pour que le roi put mieux entendre sa voix et sa priere. Gourville se mordait les levres pour arreter ses pleurs par respect du roi. La Fontaine ensevelissait son visage dans son mouchoir, et l'on n'eut pas dit qu'il vivait, sans le mouvement convulsif de ses epaules soulevees par ses sanglots. Le roi avait garde toute sa dignite. Son visage etait impassible. Il avait meme conserve le froncement de sourcil qui avait paru quand d'Artagnan lui avait annonce ses ennemis. Il fit un geste qui signifiait: "Parlez", et il demeura debout, couvant d'un regard profond ces trois hommes desesperes. Pelisson se courba jusqu'a terre, et La Fontaine s'agenouilla comme on fait dans les eglises. Cet obstine silence, trouble seulement par des soupirs et des gemissements si douloureux, commencait a emouvoir chez le roi, non pas la compassion, mais l'impatience. -- Monsieur Pelisson, dit-il d'une voix breve et seche, monsieur Gourville, et vous, monsieur... Et il ne nomma pas La Fontaine. -- Je verrais, avec un sensible deplaisir, que vous vinssiez me prier pour un des plus grands criminels que doive punir ma justice. Un roi ne se laisse attendrir que par les larmes ou par les remords: larmes de l'innocence, remords des coupables. Je ne croirai ni aux remords de M. Fouquet ni aux larmes de ses amis, parce que l'un est gate jusqu'au coeur et que les autres doivent redouter de me venir offenser chez moi. C'est pourquoi, monsieur Pelisson, monsieur Gourville, et vous, monsieur... je vous prie de ne rien dire qui ne temoigne hautement du respect que vous avez pour ma volonte. -- Sire, repondit Pelisson tremblant a ces terribles paroles, nous ne sommes rien venus dire a Votre Majeste qui ne soit l'expression la plus profonde du plus sincere respect et du plus sincere amour qui sont dus au roi par tous ses sujets. La justice de Votre Majeste est redoutable; chacun doit se courber sous les arrets qu'elle prononce. Nous nous inclinons respectueusement devant elle. Loin de nous la pensee de venir defendre celui qui a eu le malheur d'offenser Votre Majeste. Celui qui a encouru votre disgrace peut etre un ami pour nous, mais c'est un ennemi de l'Etat. Nous l'abandonnerons en pleurant a la severite du roi. -- D'ailleurs, interrompit le roi, calme par cette voix suppliante et ces persuasives paroles, mon Parlement jugera. Je ne frappe pas sans avoir pese le crime. Ma justice n'a pas l'epee sans avoir eu les balances. -- Aussi avons-nous toute confiance dans cette impartialite du roi, et pouvons-nous esperer de faire entendre nos faibles voix, avec l'assentiment de Votre Majeste, quand l'heure de defendre un ami accuse aura sonne pour nous. -- Alors, messieurs, que demandez-vous? dit le roi de son air imposant. -- Sire, continua Pelisson, l'accuse laisse une femme et une famille. Le peu de bien qu'il avait suffit a peine a payer ses dettes, et Mme Fouquet, depuis la captivite de son mari, est abandonnee par tout le monde. La main de Votre Majeste frappe a l'egal de la main de Dieu. Quand le Seigneur envoie la plaie de la lepre ou de la peste a une famille, chacun fuit et s'eloigne de la demeure du lepreux ou du pestifere. Quelquefois, mais bien rarement, un medecin genereux ose seul approcher du seuil maudit, le franchit avec courage et expose sa vie pour combattre la mort. Il est la derniere ressource du mourant; il est l'instrument de la misericorde celeste. Sire, nous vous supplions, a mains jointes, a deux genoux, comme on supplie la Divinite; Mme Fouquet n'a plus d'amis, plus de soutiens; elle pleure dans sa maison, pauvre et deserte, abandonnee par tous ceux qui en assiegeaient la porte au moment de la faveur; elle n'a plus de credit, elle n'a plus d'espoir! Au moins, le malheureux sur qui s'appesantit votre colere recoit de vous, tout coupable qu'il est, le pain que mouillent chaque jour ses larmes. Aussi affligee, plus denuee que son epoux, Mme Fouquet, celle qui eut l'honneur de recevoir Votre Majeste a sa table, Mme Fouquet, l'epouse de l'ancien surintendant des finances de Votre Majeste, Mme Fouquet n'a plus de pain! Ici, le silence mortel qui enchainait le souffle des deux amis de Pelisson fut rompu par l'eclat des sanglots, et d'Artagnan dont la poitrine se brisait en ecoutant cette humble priere, tourna sur lui-meme, vers l'angle du cabinet, pour mordre en liberte sa moustache et comprimer ses soupirs. Le roi avait conserve son oeil sec, son visage severe: mais la rougeur etait montee a ses joues, et l'assurance de ses regards diminuait visiblement. -- Que souhaitez-vous? dit-il d'une voix emue. -- Nous venons demander humblement a Votre Majeste, repliqua Pelisson, que l'emotion gagnait peu a peu, de nous permettre, sans encourir sa disgrace, de preter a Mme Fouquet deux mille pistoles, recueillies parmi tous les anciens amis de son mari, pour que la veuve ne manque pas des choses les plus necessaires a la vie. A ce mot de _veuve_, prononce par Pelisson, quand Fouquet vivait encore, le roi palit extremement; sa fierte tomba; la pitie lui vint du coeur aux levres. Il laissa tomber un regard attendri sur tous ces gens qui sanglotaient a ses pieds. -- A Dieu ne plaise, repondit-il, que je confonde l'innocent avec le coupable! Ceux-la me connaissent mal qui doutent de ma misericorde envers les faibles. Je ne frapperai jamais que les arrogants. Faites, messieurs, faites tout ce que votre coeur vous conseillera pour soulager la douleur de Mme Fouquet. Allez, messieurs, allez. Les trois hommes se releverent silencieux, l'oeil aride. Les larmes s'etaient taries au contact brulant de leurs joues et de leurs paupieres. Ils n'eurent pas la force d'adresser un remerciement au roi, lequel, d'ailleurs, coupa court a leurs reverences solennelles en se retranchant vivement derriere son fauteuil. D'Artagnan demeura seul avec le roi. -- Bien! dit-il en s'approchant du jeune prince, qui l'interrogeait du regard; bien, mon maitre! Si vous n'aviez pas la devise qui pare votre soleil, je vous en conseillerais une, quitte a la faire traduire en latin par M. Conrart: "Doux au petit, rude au fort!" Le roi sourit et passa dans la salle voisine, apres avoir dit a d'Artagnan: -- Je vous donne le conge dont vous devez avoir besoin pour mettre en ordre les affaires de feu M. du Vallon, votre ami. Chapitre CCLXI -- Le testament de Porthos A Pierrefonds, tout etait en deuil. Les cours etaient desertes, les ecuries fermees, les parterres negliges. Dans les bassins, s'arretaient d'eux-memes les jets d'eau, naguere epanouis, bruyants et brillants. Sur les chemins, autour du chateau, venaient quelques graves personnages sur des mules ou sur des bidets de ferme. C'etaient les voisins de campagne, les cures et les baillis des terres limitrophes. Tout ce monde entrait silencieusement au chateau, remettait sa monture a un palefrenier morne, et se dirigeait, conduit par un chasseur vetu de noir, vers la grande salle, ou, sur le seuil, Mousqueton recevait les arrivants. Mousqueton avait tellement maigri depuis deux jours, que ses habits remuaient sur lui, pareils a ces fourreaux trop larges, dans lesquels dansent les fers des epees. Sa figure couperosee de rouge et de blanc, comme celle de la Madone de Van Dyck, etait sillonnee par deux ruisseaux argentes qui creusaient leur lit dans ses joues, aussi pleines jadis qu'elles etaient flasques depuis son deuil. A chaque nouvelle visite, Mousqueton trouvait de nouvelles larmes, et c'etait pitie de le voir etreindre son gosier par sa grosse main pour ne pas eclater en sanglots. Toutes ces visites avaient pour but la lecture du testament de Porthos, annoncee pour ce jour, et a laquelle voulaient assister toutes les convoitises ou toutes les amities du mort, qui ne laissait aucun parent apres lui. Les assistants prenaient place a mesure qu'ils arrivaient, et la grande salle venait d'etre fermee quand sonna l'heure de midi, heure fixee pour la lecture. Le procureur de Porthos, et c'etait naturellement le successeur de maitre Coquenard, commenca par deployer lentement le vaste parchemin sur lequel la puissante main de Porthos avait trace ses volontes supremes. Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux preliminaire ayant retenti, chacun tendit l'oreille. Mousqueton s'etait blotti dans un coin pour mieux pleurer, pour moins entendre. Tout a coup, la porte a deux battants de la grande salle, qui avait ete refermee, s'ouvrit comme par un prodige, et une figure male apparut sur le seuil, resplendissant dans la plus vive lumiere du soleil. C'etait d'Artagnan, qui etait arrive seul jusqu'a cette porte, et, ne trouvant personne pour lui tenir l'etrier, avait attache son cheval au heurtoir, et s'annoncait lui-meme. L'eclat du jour envahissant la salle, le murmure des assistants, et, plus que tout cela, l'instinct du chien fidele, arracherent Mousqueton a sa reverie. Il releva la tete, reconnut le vieil ami du maitre, et, hurlant de douleur, vint lui embrasser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes. D'Artagnan releva le pauvre intendant, l'embrassa comme un frere, et ayant salue noblement l'assemblee, qui s'inclinait tout entiere en chuchotant son nom, il alla s'asseoir a l'extremite de la grande salle de chene sculpte tenant toujours la main de Mousqueton qui suffoquait et s'asseyait sur le marchepied. Alors le procureur, qui etait emu comme les autres commenca la lecture. Porthos, apres une profession de foi des plus chretiennes, demandait pardon a ses ennemis du tort qu'il avait pu leur causer. A ce paragraphe, un rayon d'inexprimable orgueil glissa des yeux de d'Artagnan. Il se rappelait le vieux soldat. Tous ces ennemis de Porthos, terrasses par sa main vaillante, il en supputait le nombre, et se disait que Porthos avait fait sagement de ne pas detailler ses ennemis ou les torts causes a ceux-ci; sans quoi, le besogne eut ete trop rude pour le lecteur. Venait alors l'enumeration suivante: "Je possede a l'heure qu'il est, par la grace de Dieu: "1 deg. Le domaine de Pierrefonds, terres, bois, pres, eaux, forets, entoures de bons murs; "2 deg. Le domaine de Bracieux, chateau, forets, terres labourables, formant trois fermes; "3 deg. La petite terre du Vallon, ainsi nommee, parce qu'elle est dans le vallon..." -- Brave Porthos! "4 deg. Cinquante metairies dans la Touraine, d'une contenance de cinq cents arpents; "5 deg. Trois moulins sur le Cher, d'un rapport de six cents livres chacun; "6 deg. Trois etangs dans le Berri, d'un rapport de deux cents livres chacun. "Quant aux biens _mobiliers_, ainsi nommes, parce qu'ils ne peuvent se mouvoir, comme l'explique si bien mon savant ami l'eveque de Vannes..." D'Artagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom. Le procureur continua imperturbablement: "Ils consistent: "1 deg. En des meubles que je ne saurais detailler ici faute d'espace, et qui garnissent tous mes chateaux ou maisons, mais dont la liste est dressee par mon intendant..." Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui s'abima dans sa douleur. "2 deg. En vingt chevaux de main et de trait que j'ai particulierement dans mon chateau de Pierrefonds et qui s'appellent: _Bayard, Roland, Charlemagne, Pepin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod, Urgande, Armide, Falstrade, Dalila, Rebecca, Yolande, Finette, Grisette, Lisette et Musette._ _ _ "3 deg. En soixante chiens, formant six equipages, repartis comme il suit: le premier, pour le cerf; le second, pour le loup; le troisieme, pour le sanglier; le quatrieme, pour le lievre, et les deux autres, pour l'arret ou la garde; "4 deg. En armes de guerre et de chasse renfermees dans ma galerie d'armes; "5 deg. Mes vins d'Anjou, choisis pour Athos, qui les aimait autrefois; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux et d'Espagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses maisons; "6 deg. Mes tableaux et statues qu'on pretend etre d'une grande valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la vue. "7 deg. Ma bibliotheque, composee de six mille volumes tout neufs, et qu'on n'a jamais ouverts; "8 deg. Ma vaisselle d'argent, qui s'est peut-etre un peu usee, mais qui doit peser de mille a douze cents livres, car je pouvais a grand-peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que six fois le tour de ma chambre en le portant. "9 deg. Tous ces objets, plus le linge de table et de service, sont repartis dans les maisons que j'aimais le mieux..." Ici, le lecteur s'arreta pour reprendre haleine. Chacun soupira, toussa et redoubla d'attention. Le procureur reprit: "J'ai vecu sans avoir d'enfants, et il est probable que je n'en aurai pas, ce qui m'est une cuisante douleur. Je me trompe cependant, car j'ai un fils en commun avec mes autres amis: c'est M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne, veritable fils de M. le comte de La Fere. "Ce jeune seigneur m'a paru digne de succeder aux trois vaillants gentilshommes dont je suis l'ami et le tres humble serviteur." Ici, un bruit aigu se fit entendre. C'etait l'epee de d'Artagnan, qui, glissant du baudrier, etait tombee sur la planche sonore. Chacun tourna les yeux de ce cote, et l'on vit qu'une grande larme avait coule des cils epais de d'Artagnan sur son nez aquilin, dont l'arete lumineuse brillait ainsi qu'un croissant enflamme au soleil. "C'est pourquoi, continua le procureur, j'ai laisse tous mes biens, meubles et immeubles, compris dans l'enumeration ci-dessus faite, a M. le vicomte Raoul-Auguste-Jules de Bragelonne, fils de M. le comte de La Fere, pour le consoler du chagrin qu'il parait avoir, et le mettre en etat de porter glorieusement son nom..." Un long murmure courut dans l'auditoire. Le procureur continua, soutenu par l'oeil flamboyant de d'Artagnan, qui, parcourant l'assemblee, retablit le silence interrompu. "A la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de donner a M. le chevalier d'Artagnan, capitaine des mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier d'Artagnan lui demandera de mes biens. "A la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension a M. le chevalier d'Herblay, mon ami, s'il avait besoin de vivre en exil. "A la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, d'entretenir ceux de mes serviteurs qui ont fait dix ans de service chez moi, et de donner cinq cents livres a chacun des autres. "Je laisse a mon intendant Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de chasse, au nombre de quarante-sept, dans l'assurance qu'il les portera jusqu'a les user pour l'amour et par souvenir de moi. "De plus, je legue a M. le vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidele ami Mousqueton, deja nomme, a la charge par ledit vicomte de Bragelonne d'agir en sorte que Mousqueton declare en mourant qu'il n'a jamais cesse d'etre heureux." En entendant ces mots, Mousqueton salua, pale et tremblant; ses larges epaules frissonnaient convulsivement; son visage, empreint d'une effrayante douleur, sortit de ses mains glacees, et les assistants le virent trebucher, hesiter, comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une direction. -- Mousqueton, dit d'Artagnan, mon bon ami, sortez d'ici; allez faire vos preparatifs. Je vous emmene chez Athos, ou je m'en vais en quittant Pierrefonds. Mousqueton ne repondit rien. Il respirait a peine, comme si tout, dans cette salle, lui devait etre desormais etranger. Il ouvrit la porte et disparut lentement. Le procureur acheva sa lecture, apres laquelle s'evanouirent decus, mais pleins de respect, la plupart de ceux qui etaient venus entendre les dernieres volontes de Porthos. Quant a d'Artagnan, demeure seul apres avoir recu la reverence ceremonieuse que lui avait faite le procureur il admirait cette sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si justement son bien au plus digne, au plus necessiteux, avec des delicatesses que nul, parmi les plus fins courtisans et les plus nobles coeurs, n'eut pu rencontrer aussi parfaites. En effet, Porthos enjoignait a Raoul de Bragelonne de donner a d'Artagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce digne Porthos, que d'Artagnan ne demanderait rien; et, au cas ou il eut demande quelque chose, nul, excepte lui-meme, ne lui faisait sa part. Porthos laissait une pension a Aramis, lequel, s'il eut eu l'envie de demander trop, etait arrete par l'exemple de d'Artagnan; et ce mot exil, jete par le testateur sans intention apparente, n'etait- il la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite d'Aramis qui avait cause la mort de Porthos? Enfin, il n'etait pas fait mention d'Athos dans le testament du mort. Celui-ci, en effet, pouvait-il supposer que le fils n'offrirait pas la meilleure part au pere? Le gros esprit de Porthos avait juge toutes ces causes, saisi toutes ces nuances, mieux que la loi, mieux que l'usage, mieux que le gout. "Porthos etait un coeur", se dit d'Artagnan avec un soupir. Et il lui sembla entendre un gemissement au plafond. Il pensa tout de suite a ce pauvre Mousqueton, qu'il fallait distraire de sa douleur. A cet effet, d'Artagnan quitta la salle avec empressement pour aller chercher le digne intendant, puisque celui-ci ne revenait pas. Il monta l'escalier qui conduisait au premier etage, et apercut dans la chambre de Porthos un amas d'habits de toutes couleurs et de toutes etoffes, sur lesquels Mousqueton s'etait couche apres les avoir entasses lui-meme. C'etait le lot du fidele ami. Ces habits lui appartenaient bien; ils lui avaient ete bien donnes. On voyait la main de Mousqueton s'etendre sur ces reliques, qu'il baisait de toutes ses levres, de tout son visage, qu'il couvrait de tout son corps. D'Artagnan s'approcha pour consoler le pauvre garcon. -- Mon Dieu, dit-il, il ne bouge plus; il est evanoui! D'Artagnan se trompait: Mousqueton etait mort. Mort, comme le chien qui, ayant perdu son maitre, revient mourir sur son habit. Chapitre CCLXII -- La vieillesse d'Athos Pendant que tous ces evenements separaient a jamais les quatre mousquetaires, autrefois lies d'une facon qui paraissait indissoluble, Athos, demeure seul apres le depart de Raoul, commencait a payer son tribut a cette mort anticipee qu'on appelle l'absence des gens aimes. Revenu a sa maison de Blois, n'ayant plus meme Grimaud pour recueillir un pauvre sourire quand il passait dans les parterres, Athos sentait de jour en jour s'alterer la vigueur d'une nature qui, depuis si longtemps semblait infaillible. L'age, recule pour lui par la presence de l'objet cheri, arrivait avec ce cortege de douleurs et de genes qui grossit a mesure qu'il se fait attendre. Athos n'avait plus la son fils pour s'etudier a marcher droit, a lever la tete, a donner le bon exemple; il n'avait plus ces yeux brillants de jeune homme, foyer toujours ardent ou se regenerait la flamme de ses regards. Et puis, faut-il le dire? cette nature, exquise par sa tendresse et sa reserve, ne trouvant plus rien qui contint ses elans, se livrait au chagrin avec toute la fougue des natures vulgaires, quand elles se livrent a la joie. Le comte de La Fere, reste jeune jusqu'a sa soixante-deuxieme annee, l'homme de guerre qui avait conserve sa force malgre les fatigues, sa fraicheur d'esprit malgre les malheurs, sa douce serenite d'ame et de corps malgre Milady, malgre Mazarin, malgre La Valliere, Athos etait devenu un vieillard en huit jours, du moment qu'il avait perdu l'appui de son arriere jeunesse. Toujours beau, mais courbe, noble, mais triste, doux et chancelant sous ses cheveux blanchis, il recherchait, depuis sa solitude, les clairieres par lesquelles le soleil venait trouer le feuillage des allees. Le rude exercice de toute sa vie, il le desapprit quand Raoul ne fut plus la. Les serviteurs, accoutumes a le voir leve des l'aube en toute saison, s'etonnerent d'entendre sonner sept heures en ete sans que leur maitre eut quitte le lit. Athos demeurait couche, un livre sous son chevet, et il ne dormait pas, et il ne lisait pas. Couche pour n'avoir plus a porter son corps, il laissait l'ame et l'esprit s'elancer hors de l'enveloppe et retourner a son fils ou a Dieu. On fut bien effraye quelquefois de le voir, pendant des heures, absorbe dans une reverie muette, insensible; il n'entendait plus le pas du valet plein de crainte qui venait au seuil de la chambre epier le sommeil ou le reveil du maitre. Il lui arrivait d'oublier que le jour etait a moitie ecoule, que l'heure des deux premiers repas etait passee. Alors on l'eveillait, il se levait, descendait sous son allee sombre, puis revenait un peu au soleil comme pour en partager une minute la chaleur avec l'enfant absent. Et puis la promenade lugubre, monotone, recommencait jusqu'a ce que, epuise, il regagnat la chambre et le lit, son domicile prefere. Pendant plusieurs jours, le comte ne dit pas une parole. Il refusa de recevoir les visites qui lui arrivaient, et, pendant la nuit, on le vit rallumer sa lampe et passer de longues heures a ecrire ou a feuilleter des parchemins. Athos ecrivit une de ces lettres a Vannes, une autre a Fontainebleau: elles demeurerent sans reponse. On sait pourquoi: Aramis avait quitte la France; d'Artagnan voyageait de Nantes a Paris, de Paris a Pierrefonds. Son valet de chambre remarqua qu'il diminuait chaque jour quelques tours de sa promenade. La grande allee de tilleuls devint bientot trop longue pour les pieds qui la parcouraient jadis mille fois en un jour. On vit le comte aller peniblement aux arbres du milieu, s'asseoir sur le banc de mousse qui echancrait une allee laterale, et attendre ainsi le retour des forces ou plutot le retour de la nuit. Bientot cent pas l'extenuerent. Enfin, Athos ne voulut plus se lever; il refusa toute nourriture, et ses gens epouvantes, bien qu'il ne se plaignit pas, bien qu'il eut toujours le sourire aux levres, bien qu'il continuat a parler de sa douce voix, ses gens allerent a Blois chercher l'ancien medecin de feu Monsieur, et l'amenerent au comte de La Fere, de telle facon qu'il put voir celui-ci sans etre vu. A cet effet, ils le placerent dans un cabinet voisin de la chambre du malade et le supplierent de ne pas se montrer dans la crainte de deplaire au maitre, qui n'avait pas demande de medecin. Le docteur obeit; Athos etait une sorte de modele pour les gentilshommes du pays; le Blaisois se vantait de posseder cette relique sacree des vieilles gloires francaises; Athos etait un bien grand seigneur, compare a ces noblesses comme le roi en improvisait en touchant de son sceptre jeune et fecond les troncs desseches des arbres heraldiques de la province. On respectait, disons-nous, et l'on aimait Athos. Le medecin ne put souffrir de voir pleurer ses gens et de voir s'attrouper les pauvres du canton, a qui Athos donnait la vie et la consolation par ses bonnes paroles et ses aumones. Il examina donc du fond de sa cachette les allures du mal mysterieux qui courbait et mordait de jour en jour plus mortellement un homme naguere encore plein de vie et d'envie de vivre. Il remarqua sur les joues d'Athos la pourpre de la fievre qui s'allume et se nourrit, fievre lente, impitoyable, nee dans un pli du coeur, s'abritant derriere ce rempart grandissant de la souffrance qu'elle engendre, cause a la fois et effet d'une situation perilleuse. Le comte ne parlait a personne, disons-nous, il ne parlait pas meme seul. Sa pensee craignait le bruit, elle touchait a ce degre de surexcitation qui confine a l'extase. L'homme ainsi absorbe, quand il n'appartient pas encore a Dieu, n'appartient deja plus a la terre. Le docteur demeura plusieurs heures a etudier cette douloureuse lutte de la volonte contre une puissance superieure. Il s'epouvanta de voir ces yeux toujours fixes, toujours attaches sur le but invisible; il s'epouvanta de voir battre du meme mouvement ce coeur dont jamais un soupir ne venait varier l'habitude; quelquefois l'acuite de la douleur fait l'espoir du medecin. Une demi-journee se passa ainsi. Le docteur prit son parti en homme brave, en esprit ferme: il sortit brusquement de sa retraite et vint droit a Athos, qui le vit sans temoigner plus de surprise que s'il n'eut rien compris a cette apparition. -- Monsieur le comte, pardon, dit le docteur en venant au malade les bras ouverts, mais j'ai un reproche a vous faire; vous allez m'entendre. Et il s'assit au chevet d'Athos, qui sortit a grand-peine de sa preoccupation. -- Qu'y a-t-il, docteur? demanda le comte apres un silence. -- Il y a que vous etes malade, monsieur, et que vous ne vous faites pas traiter. -- Moi, malade! dit Athos en souriant. -- Fievre, consomption, affaiblissement, deperissement, monsieur le comte! -- Affaiblissement! repondit Athos. Est-ce possible? Je ne me leve pas. -- Allons, allons, monsieur le comte, pas de subterfuges! Vous etes un bon chretien. -- Je le crois, dit Athos. -- Vous donneriez-vous la mort? -- Jamais, docteur. -- Eh bien! monsieur, vous vous en allez mourant; demeurer ainsi, c'est un suicide; guerissez, monsieur le comte, guerissez! -- De quoi? Trouvez le mal d'abord. Moi, jamais je ne me suis trouve mieux, jamais le ciel ne m'a paru plus beau, jamais je n'ai plus cheri mes fleurs. -- Vous avez un chagrin cache. -- Cache?... Non pas, j'ai l'absence de mon fils, docteur; voila tout mon mal; je ne le cache pas. -- Monsieur le comte, votre fils vit, il est fort, il a tout l'avenir des gens de son merite et de sa race; vivez pour lui... -- Mais je vis, docteur. Oh! soyez bien tranquille ajouta-t-il en souriant avec melancolie, tant que Raoul vivra, on le saura bien; car, tant qu'il vivra, je vivrai. -- Que dites-vous? -- Une chose bien simple. En ce moment, docteur, je laisse la vie suspendue en moi. Ce serait une tache au-dessus de mes forces que la vie oublieuse, dissipee, indifferente, quand je n'ai pas la Raoul. Vous ne demandez point a la lampe de bruler quand l'etincelle n'y a pas attache la flamme; ne me demandez pas de vivre au bruit et a la clarte. Je vegete, je me dispose, j'attends. Tenez, docteur, rappelez-vous ces soldats que nous vimes tant de fois ensemble sur les ports ou ils attendaient d'etre embarques; couches, indifferents, moitie sur un element, moitie sur l'autre, ils n'etaient ni a l'endroit ou la mer allait les porter, ni a l'endroit ou la terre allait les perdre; bagages prepares, esprit tendu, regard fixe, ils attendaient. Je le repete, ce mot, c'est celui qui peint ma vie presente. Couche comme ces soldats, l'oreille tendue vers ces bruits qui m'arrivent, je veux etre pret a partir au premier appel. Qui me fera cet appel? la vie, ou la mort? Dieu, ou Raoul? Mes bagages sont prets, mon ame est disposee, j'attends le signal... J'attends, docteur, j'attends! Le docteur connaissait la trempe de cet esprit, il appreciait la solidite de ce corps; il reflechit un moment, se dit a lui-meme que les paroles etaient inutiles, les remedes absurdes, et il partit en exhortant les serviteurs d'Athos a ne le point abandonner un moment. Athos, le docteur parti, ne temoigna ni colere ni depit de ce qu'on l'avait trouble; il ne recommanda meme pas qu'on lui remit promptement les lettres qui viendraient: il savait bien que toute distraction qui lui arrivait etait une joie, une esperance que ses serviteurs eussent payee de leur sang pour la lui procurer. Le sommeil etait devenu rare. Athos, a force de songer, s'oubliait quelques heures au plus dans une reverie plus profonde, plus obscure, que d'autres eussent appelee un reve. Ce repos momentane donnait cet oubli au corps, que fatiguait l'ame; car Athos vivait doublement pendant ces peregrinations de son intelligence. Une nuit, il songea que Raoul s'habillait dans une tente, pour aller a l'expedition commandee par M. de Beaufort en personne. Le jeune homme etait triste, il agrafait lentement sa cuirasse, lentement il ceignait son epee. -- Qu'avez-vous donc? lui demanda tendrement son pere. -- Ce qui m'afflige, c'est la mort de Porthos, notre si bon ami, repondit Raoul; je souffre d'ici de la douleur que vous en ressentirez la-bas. Et la vision disparut avec le sommeil d'Athos. Au point du jour, un des valets entra chez son maitre, et lui remit une lettre venant d'Espagne. L'ecriture d'Aramis, pensa le comte. Et il lut. -- Porthos est mort! s'ecria-t-il apres les premieres lignes. O Raoul, Raoul, merci! tu tiens ta promesse, tu m'avertis! Et Athos, pris d'une sueur mortelle, s'evanouit dans son lit sans autre cause que sa faiblesse. Chapitre CCLXIII -- Vision d'Athos Quand cet evanouissement d'Athos eut cesse, le comte, presque honteux d'avoir faibli devant cet evenement surnaturel, s'habilla et demanda un cheval, bien decide a se rendre a Blois, pour nouer des correspondances plus sures, soit avec l'Afrique, soit avec d'Artagnan ou Aramis. En effet, cette lettre d'Aramis instruisait le comte de La Fere du mauvais succes de l'expedition de Belle-Ile. Elle lui donnait, sur la mort de Porthos, assez de details pour que le coeur si tendre et si devoue d'Athos fut emu jusqu'en ses dernieres fibres. Athos voulut donc aller faire a son ami Porthos une derniere visite. Pour rendre cet honneur a son ancien compagnon d'armes, il comptait prevenir d'Artagnan, l'amener a recommencer le penible voyage de Belle-Ile, accomplir en sa compagnie ce triste pelerinage au tombeau du geant qu'il avait tant aime, puis revenir dans sa maison, pour obeir a cette influence secrete qui le conduisait a l'eternite par ces chemins mysterieux. Mais, a peine les valets, joyeux, avaient-ils habille leur maitre, qu'ils voyaient avec plaisir se preparer a un voyage qui devait dissiper sa melancolie, a peine le cheval le plus doux de l'ecurie du comte etait-il selle et conduit devant le perron, que le pere de Raoul sentit sa tete s'embarrasser, ses jambes se rompre, et qu'il comprit l'impossibilite ou il etait de faire un pas de plus. Il demanda a etre porte au soleil; on l'etendit sur son banc de mousse, ou il passa une grande heure avant de reprendre ses esprits. Rien n'etait plus naturel que cette atonie apres le repos inerte des derniers jours. Athos prit un bouillon pour se donner des forces, et trempa ses levres dessechees dans un verre plein du vin qu'il aimait le mieux, ce vieux vin d'Anjou, mentionne par le bon Porthos dans son admirable testament. Alors, reconforte, libre d'esprit, il se fit amener son cheval; mais il lui fallut l'aide des valets pour monter peniblement en selle. Il ne fit point cent pas: le frisson s'empara de lui au detour du chemin. -- Voila qui est etrange, dit-il a son valet de chambre, qui l'accompagnait. -- Arretons-nous, monsieur, je vous en conjure! repondit le fidele serviteur. Voila que vous palissez. -- Cela ne m'empechera pas de poursuivre ma route, puisque je suis en chemin, replique le comte. Et il rendit les renes a son cheval. Mais soudain l'animal, au lieu d'obeir a la pensee de son maitre, s'arreta. Un mouvement dont Athos ne se rendit pas compte avait serre le mors. -- Quelque chose, dit Athos, veut que je n'aille pas plus loin. Soutenez-moi, ajouta-t-il en etendant les bras; vite, approchez! je sens tous mes muscles qui se detendent, et je vais tomber de cheval. Le valet avait vu le mouvement fait par son maitre en meme temps qu'il avait recu l'ordre. Il s'approcha vivement, recut le comte dans ses bras, et, comme on n'etait pas encore assez eloigne de la maison pour que les serviteurs, demeures sur le seuil de la porte pour voir partir M. de La Fere, n'apercussent pas ce desordre dans la marche ordinairement si reguliere de leur maitre, le valet de chambre appela ses camarades du geste et de la voix; alors tous accoururent avec empressement. A peine Athos eut-il fait quelques pas pour retourner vers sa maison, qu'il se trouva mieux. Sa vigueur sembla renaitre, et la volonte lui revint de pousser vers Blois. Il fit faire une volte a son cheval. Mais, au premier mouvement de celui-ci, il retomba dans cet etat de torpeur et d'angoisse. -- Allons, decidement, murmura-t-il, on veut que je reste chez moi. Ses gens s'approcherent; on le descendit de cheval; et tous le porterent en courant vers sa maison. Tout fut bientot prepare dans sa chambre; ils le coucherent dans son lit. -- Vous ferez bien attention, leur dit-il en se disposant a dormir, que j'attends aujourd'hui meme des lettres d'Afrique. -- Monsieur apprendra sans doute avec plaisir que le fils de Blaisois est monte a cheval pour gagner une heure sur le courrier de Blois, repondit le valet de chambre. -- Merci! repondit Athos avec son sourire de bonte. Le comte s'endormit; son sommeil anxieux ressemblait a une souffrance. Celui qui le veillait vit sur ses traits poindre, a plusieurs reprises l'expression d'une torture interieure. Peut- etre Athos revait-il. La journee se passa; le fils de Blaisois revint; le courrier n'avait pas apporte de nouvelles. Le comte calculait avec desespoir les minutes, il fremissait quand ces minutes avaient forme une heure. L'idee qu'on l'avait oublie la- bas lui vint une fois et lui couta une atroce douleur au coeur. Personne, dans la maison, n'esperait plus que le courrier arrivat, son heure etait passee depuis longtemps. Quatre fois, l'expres envoye a Blois avait reitere son voyage, et rien n'etait venu a l'adresse du comte. Athos savait que ce courrier n'arrivait qu'une fois par semaine. C'etait donc un retard de huit mortels jours a subir. Il commenca la nuit avec cette douloureuse persuasion. Tout ce qu'un homme malade et irrite par la souffrance peut ajouter de sombres suppositions a des probabilites deja tristes, Athos l'entassa pendant les premieres heures de cette mortelle nuit. La fievre monta; elle envahit la poitrine, ou le feu prit bientot, suivant l'expression du medecin qu'on avait ramene de Blois au dernier voyage du fils de Blaisois. Bientot elle gagna la tete. Le medecin pratiqua successivement deux saignees qui la degagerent, mais qui affaiblirent le malade et ne laisserent la force d'action qu'a son cerveau. Cependant cette fievre redoutable avait cesse. Elle assiegeait de ses derniers battements les extremites engourdies; elle finit par ceder tout a fait lorsque minuit sonna. Le medecin, voyant ce mieux incontestable, regagna Blois apres avoir ordonne quelques prescriptions et declare que le comte etait sauve. Alors commenca, pour Athos, une situation etrange, indefinissable. Libre de penser, son esprit se porta vers Raoul, vers ce fils bien-aime. Son imagination lui montra les champs de l'Afrique aux environs de Djidgelli, ou M. de Beaufort avait du debarquer avec son armee. C'etaient des roches grises toutes verdies en certains endroits par l'eau de la mer, quand elle vient fouetter la plage pendant les tourmentes et les tempetes. Au-dela du rivage, diapre de ces roches semblables a des tombes, montait en amphitheatre, parmi les lentisques et les cactus, une sorte de bourgade pleine de fumee, de bruits obscurs et de mouvements effares. Tout a coup, du sein de cette fumee se degagea une flamme qui parvint, bien qu'en rampant, a couvrir toute la surface de cette bourgade, et qui grandit peu a peu, englobant tout dans ses tourbillons rouges; pleurs, cris, bras etendus au ciel. Ce fut, pendant un moment, un pele-mele affreux de madriers s'ecroulant, de lames tordues, de pierres calcinees, d'arbres grilles, disparus. Chose etrange! dans ce chaos ou Athos distinguait des bras leves, ou il entendait des cris, des sanglots, des soupirs, il ne vit jamais une figure humaine. Le canon tonnait au loin, la mousqueterie petillait, la mer mugissait, les troupeaux s'echappaient en bondissant sur les talus verdoyants. Mais pas un soldat pour approcher la meche aupres des batteries de canon, pas un marin pour aider a la manoeuvre de cette flotte, pas un pasteur pour ces troupeaux. Apres la ruine du village et la destruction des forts qui le dominaient, ruine et destruction operees magiquement, sans la cooperation d'un seul etre humain, la flamme s'eteignit, la fumee recommenca de monter, puis diminua d'intensite, palit et s'evapora completement. La nuit alors se fit dans ce paysage; une nuit opaque sur terre, brillante au firmament; les grosses etoiles flamboyantes qui scintillent au ciel africain brillaient sans rien eclairer qu'elles-memes autour d'elles. Un long silence s'etablit qui servit a reposer un moment l'imagination troublee d'Athos, et, comme il sentait que ce qu'il avait a voir n'etait pas termine, il appliqua plus attentivement les regards de son intelligence sur le spectacle etrange que lui reservait son imagination. Ce spectacle continua bientot pour lui. Une lune douce et pale se leva derriere les versants de la cote, et moirant d'abord des plis onduleux de la mer, qui semblait s'etre calmee apres les mugissements qu'elle avait fait entendre pendant la vision d'Athos, la lune, disons-nous, vint attacher ses diamants et ses opales aux broussailles et aux halliers de la colline. Les roches grises, comme autant de fantomes silencieux et attentifs, semblerent dresser leurs tetes verdatres pour examiner aussi le champ de bataille a la clarte de la lune, et Athos s'apercut que ce champ, entierement vide pendant le combat, etait maintenant jonche de corps abattus. Un inexplicable frisson de crainte et d'horreur saisit son ame, quand il reconnut l'uniforme blanc et bleu des soldats de Picardie, leurs longues piques au manche bleu et leurs mousquets marques de la fleur de lis a la crosse; Quand il vit toutes les blessures beantes et froides regarder le ciel azure, comme pour lui redemander les ames auxquelles elles avaient livre passage; Quand il vit les chevaux, eventres, mornes, la langue pendante de cote hors des levres, dormir dans le sang glace repandu autour d'eux, et qui souillait leurs housses et leurs crinieres; Quand il vit le cheval blanc de M. de Beaufort etendu, la tete fracassee, au premier rang sur le champ des morts. Athos passa une main froide sur son front, qu'il s'etonna de ne pas trouver brulant. Il se convainquit, par cet attouchement, qu'il assistait, comme un spectateur sans fievre, au lendemain d'une bataille livree sur le rivage de Djidgelli par l'armee expeditionnaire, qu'il avait vue quitter les cotes de France et disparaitre a l'horizon, et dont il avait salue, de la pensee et du geste, la derniere lueur du coup de canon envoye par le duc, en signe d'adieu a la patrie. Qui pourra peindre le dechirement mortel avec lequel son ame, suivant comme un oeil vigilant la trace de ces cadavres, les alla tous regarder les uns apres les autres, pour reconnaitre si parmi eux ne dormait pas Raoul? Qui pourra exprimer la joie enivrante, divine, avec laquelle Athos s'inclina devant Dieu, et le remercia de n'avoir pas vu celui qu'il cherchait avec tant de crainte parmi les morts? En effet, tombes morts a leur rang, roidis, glaces, tous ces morts, bien reconnaissables, semblaient se tourner avec complaisance et respect vers le comte de La Fere, pour etre mieux vus de lui pendant son inspection funebre. Cependant, il s'etonnait voyant tous ces cadavres, de ne pas apercevoir les survivants. Il en etait venu a ce point d'illusion, que cette vision etait pour lui un voyage reel fait par le pere en Afrique, pour obtenir des renseignements plus exacts sur le fils. Aussi, fatigue d'avoir tant parcouru de mers et de continents, il cherchait a se reposer sous une des tentes abritees derriere un rocher, et sur le sommet desquelles flottait le pennon blanc fleurdelise. Il chercha un soldat pour etre conduit vers la tente de M. de Beaufort. Alors, pendant que son regard errait dans la plaine, se tournant de tous les cotes, il vit une forme blanche apparaitre derriere les myrtes resineux. Cette figure etait vetue d'un costume d'officier: elle tenait en main une epee brisee; elle s'avanca lentement vers Athos, qui, s'arretant tout a coup et fixant son regard sur elle, ne parlait pas, ne remuait pas, et qui voulait ouvrir ses bras, parce que dans cet officier silencieux et pale, il venait de reconnaitre Raoul. Le comte essaya un cri, qui demeura etouffe dans son gosier. Raoul, d'un geste, lui indiquait de se taire en mettant un doigt sur sa bouche et en reculant peu a peu, sans qu'Athos vit ses jambes se mouvoir. Le comte, plus pale que Raoul, plus tremblant, suivit son fils en traversant peniblement bruyeres et buissons, pierres et fosses. Raoul ne paraissait pas toucher la terre, et nul obstacle n'entravait la legerete de sa marche. Le comte, que les accidents de terrain fatiguaient, s'arreta bientot epuise. Raoul lui faisait toujours signe de le suivre. Le tendre pere, auquel l'amour redonnait des forces, essaya un dernier mouvement et gravit la montagne a la suite du jeune homme, qui l'attirait par son geste et son sourire. Enfin, il toucha la crete de cette colline, et vit se dessiner en noir, sur l'horizon blanchi par la lune, les formes aeriennes, poetiques de Raoul. Athos etendait la main pour arriver pres de son fils bien-aime, sur le plateau, et celui-ci lui tendait aussi la sienne; mais soudain, comme si le jeune homme eut ete entraine malgre lui, reculant toujours, il quitta la terre, et Athos vit le ciel briller entre les pieds de son enfant et le sol de la colline. Raoul s'elevait insensiblement dans le vide, toujours souriant, toujours appelant du geste; il s'eloignait vers le ciel. Athos poussa un cri de tendresse effrayee; il regarda en bas. On voyait un camp detruit, et, comme des atomes immobiles, tous ces blancs cadavres de l'armee royale. Et puis, en relevant la tete, il voyait toujours, toujours, son fils qui l'invitait a monter avec lui. Chapitre CCLXIV -- L'ange de la mort Athos en etait la de sa vision merveilleuse, quand le charme fut soudain rompu par un grand bruit parti des portes exterieures de la maison. On entendit un cheval galoper sur le sable durci de la grande allee, et les rumeurs des conversations les plus bruyantes et les plus animees monterent jusqu'a la chambre ou revait le comte. Athos ne bougea pas de la place qu'il occupait; a peine tourna-t- il sa tete du cote de la porte pour percevoir plus tot les bruits qui arrivaient jusqu'a lui. Un pas alourdi monta le perron; le cheval, qui galopait naguere avec tant de rapidite, partit lentement du cote de l'ecurie. Quelques fremissements accompagnaient ces pas qui, peu a peu, se rapprochaient de la chambre d'Athos. Alors une porte s'ouvrit, et Athos, se tournant un peu du cote ou venait le bruit, cria d'une voix faible: -- C'est un courrier d'Afrique, n'est-ce pas? -- Non, monsieur le comte, repondit une voix qui fit tressaillir sur son lit le pere de Raoul. -- Grimaud! murmura-t-il. Et la sueur commenca de glisser le long de ses joues amaigries. Grimaud apparut sur le seuil. Ce n'etait plus le Grimaud que nous avons vu, jeune encore par le courage et par le devouement, alors qu'il sautait le premier dans la barque destinee a porter Raoul de Bragelonne aux vaisseaux de la flotte royale. C'etait un severe et pale vieillard, aux habits couverts de poudre, aux rares cheveux blanchis par les annees. Il tremblait en s'appuyant au chambranle de la porte, et faillit tomber en voyant de loin, et a la lueur des lampes, le visage de son maitre. Ces deux hommes, qui avaient tant vecu l'un avec l'autre en communaute d'intelligence et dont les yeux, habitues a economiser les expressions, savaient se dire silencieusement tant de choses; ces deux vieux amis, aussi nobles l'un que l'autre par le coeur, s'ils etaient inegaux par la fortune et la naissance, demeurerent interdits en se regardant. Ils venaient, avec un seul coup d'oeil, de lire au plus profond du coeur l'un de l'autre. Grimaud portait sur son visage l'empreinte d'une douleur deja vieillie d'une habitude lugubre. Il semblait n'avoir plus a son usage qu'une seule traduction de ses pensees. Comme jadis il s'etait accoutume a ne plus parler, il s'habituait a ne plus sourire. Athos lut d'un coup d'oeil toutes ces nuances sur le visage de son fidele serviteur, et, du meme ton qu'il eut pris pour parler a Raoul dans son reve: -- Grimaud, dit-il, Raoul est mort, n'est-ce pas? Derriere Grimaud, les autres serviteurs ecoutaient palpitants, les yeux fixes sur le lit du malade. Ils entendirent la terrible question, et un silence effrayant la suivit. -- Oui, repondit le vieillard en arrachant ce monosyllabe de sa poitrine avec un rauque soupir. Alors s'eleverent des voix lamentables qui gemirent sans mesure et emplirent de regrets et de prieres la chambre ou ce pere agonisant cherchait des yeux le portrait de son fils. Ce fut pour Athos comme la transition qui le conduisit a son reve. Sans pousser un cri, sans verser une larme, patient, doux et resigne comme les martyrs, il leva les yeux au ciel afin d'y revoir, s'elevant au-dessus de la montagne de Djidgelli, l'ombre chere qui s'eloignait de lui au moment ou Grimaud etait arrive. Sans doute, en regardant au ciel, en reprenant son merveilleux songe, il repassa par les memes chemins ou la vision a la fois si terrible et si douce l'avait conduit naguere; car, apres avoir ferme doucement les yeux; il les rouvrit et se mit a sourire: il venait de voir Raoul qui lui souriait a son tour. Les mains jointes sur sa poitrine, le visage tourne vers la fenetre, baigne par l'air frais de la nuit qui apportait a son chevet les aromes des fleurs et des bois, Athos entra pour n'en plus sortir, dans la contemplation de ce paradis que les vivants ne voient jamais. Dieu voulut sans doute ouvrir a cet elu les tresors de la beatitude eternelle, a l'heure ou les autres hommes tremblent d'etre severement recus par le Seigneur, et se cramponnent a cette vie qu'ils connaissent, dans la terreur de l'autre vie qu'ils entrevoient aux sombres et severes flambeaux de la mort. Athos etait guide par l'ame pure et sereine de son fils, qui aspirait l'ame paternelle. Tout pour ce juste fut melodie et parfum, dans le rude chemin que prennent les ames pour retourner dans la celeste patrie. Apres une heure de cette extase, Athos eleva doucement ses mains blanches comme la cire; le sourire ne quitta point ses levres, et il murmura, si bas, si bas qu'a peine on l'entendit, ces deux mots adresses a Dieu ou a Raoul: -- _Me voici!_ Et ses mains retomberent lentement comme si lui-meme les eut reposees sur le lit. La mort avait ete commode et caressante a cette noble creature. Elle lui avait epargne les dechirements de l'agonie, les convulsions du depart supreme; elle avait ouvert d'un doigt favorable les portes de l'eternite a cette grande ame digne de tous ses respects. Dieu l'avait sans doute ordonne ainsi, pour que le souvenir pieux de cette mort si douce restat dans le coeur des assistants et dans la memoire des autres hommes, trepas qui fit aimer le passage de cette vie a l'autre a ceux dont l'existence sur cette terre ne peut faire redouter le jugement dernier. Athos garda meme dans l'eternel sommeil ce sourire placide et sincere, ornement qui devait l'accompagner dans le tombeau. La quietude de ses traits, le calme de son neant, firent douter longtemps ses serviteurs qu'il eut quitte la vie. Les gens du comte voulurent emmener Grimaud, qui, de loin, devorait ce visage palissant et n'approchait point, dans la crainte pieuse de lui apporter le souffle de la mort. Mais Grimaud, tout fatigue qu'il etait, refusa de s'eloigner. Il s'assit sur le seuil, gardant son maitre avec la vigilance d'une sentinelle, et jaloux de recueillir son premier regard au reveil, son dernier soupir a la mort. Les bruits s'eteignaient dans toute la maison, et chacun respectait le sommeil du seigneur. Mais Grimaud, en pretant l'oreille, s'apercut que le comte ne respirait plus. Il se souleva, ses mains appuyees sur le sol, et, de sa place, regarda s'il ne s'eveillerait pas un tressaillement dans le corps de son maitre. Rien! la peur le prit; il se leva tout a fait, et, au meme moment, il entendit marcher dans l'escalier; un bruit d'eperons heurtes par une epee, son belliqueux, familier a ses oreilles, l'arreta comme il allait marcher vers le lit d'Athos. Une voix plus vibrante encore que le cuivre et l'acier retentit a trois pas de lui. -- Athos! Athos! mon ami! criait cette voix emue jusqu'aux larmes. -- Monsieur le chevalier d'Artagnan! balbutia Grimaud. -- Ou est-il? continua le mousquetaire. Grimaud lui saisit le bras dans ses doigts osseux, et lui montra le lit, sur les draps duquel tranchait deja la teinte livide du cadavre. Une respiration haletante, le contraire d'un cri aigu, gonfla la gorge de d'Artagnan. Il s'avanca sur la pointe du pied, frissonnant, epouvante du bruit que faisaient ses pas sur le parquet, et le coeur dechire par une angoisse sans nom. Il approcha son oreille de la poitrine d'Athos, son visage de la bouche du comte. Ni bruit ni souffle. D'Artagnan recula. Grimaud, qui l'avait suivi des yeux et pour qui chacun de ses mouvements avait ete une revelation, vint timidement s'asseoir au pied du lit, et colla ses levres sur le drap que soulevaient les pieds roidis de son maitre. Alors on vit de larges pleurs s'echapper de ses yeux rougis. Ce vieillard au desespoir, qui larmoyait courbe sans proferer une parole, offrait le plus emouvant spectacle que d'Artagnan, dans sa vie d'emotions, eut jamais rencontre. Le capitaine resta debout en contemplation devant ce mort souriant, qui semblait avoir garde sa derniere pensee pour faire a son meilleur ami, a l'homme qu'il avait le plus aime apres Raoul, un accueil gracieux, meme au-dela de la vie, et, comme pour repondre a cette supreme flatterie de l'hospitalite, d'Artagnan alla baiser Athos au front et, de ses doigts tremblants, lui ferma les yeux. Puis il s'assit au chevet du lit, sans peur de ce mort qui lui avait ete si doux et si bienveillant pendant trente-cinq annees; il se nourrit avidement des souvenirs que le noble visage du comte lui ramenait en foule a l'esprit, les uns fleuris et charmants comme ce sourire, les autres sombres, mornes et glaces, comme cette figure aux yeux clos pour l'eternite. Tout a coup, le flot amer qui montait de minute en minute envahit son coeur, et lui brisa la poitrine. Incapable de maitriser son emotion, il se leva, et, s'arrachant violemment de cette chambre, ou il venait de trouver mort celui auquel il venait apporter la nouvelle de la mort de Porthos, il poussa des sanglots si dechirants, que les valets, qui semblaient n'attendre qu'une explosion de douleur, y repondirent par leurs clameurs lugubres, et les chiens du seigneur par leurs lamentables hurlements. Grimaud fut le seul qui n'eleva pas la voix. Meme dans le paroxysme de sa douleur, il n'eut pas ose profaner la mort, ni pour la premiere fois troubler le sommeil de son maitre. Athos, d'ailleurs, l'avait habitue a ne parler jamais. Au point du jour, d'Artagnan, qui avait erre dans la salle basse en se mordant les poings pour etouffer ses soupirs, d'Artagnan monta encore une fois l'escalier, et, guettant le moment ou Grimaud tournerait la tete de son cote, il lui fit signe de venir a lui, ce que le fidele serviteur executa sans faire plus de bruit qu'une ombre. D'Artagnan redescendit suivi de Grimaud. Une fois au vestibule, prenant les mains du vieillard: -- Grimaud, dit-il, j'ai vu comment le pere est mort: dis-moi maintenant comment est mort le fils. Grimaud tira de son sein une large lettre, sur l'enveloppe de laquelle etait tracee l'adresse d'Athos. Il reconnut l'ecriture de M. de Beaufort, brisa le cachet et se mit a lire en arpentant, aux premiers rayons du jour bleuatre, la sombre allee de vieux tilleuls foulee par les pas encore visibles du comte qui venait de mourir. Chapitre CCLXV -- Bulletin Le duc de Beaufort ecrivait a Athos. La lettre destinee a l'homme n'arrivait qu'au mort. Dieu changeait l'adresse. "Mon cher comte, ecrivait le prince avec sa grande ecriture d'ecolier malhabile, un grand malheur nous frappe au milieu d'un grand triomphe. Le roi perd un soldat des plus braves. Je perds un ami. Vous perdez M. de Bragelonne. "Il est mort glorieusement, et si glorieusement, que je n'ai pas la force de pleurer comme je voudrais. "Recevez mes tristes compliments, mon cher comte. Le Ciel nous distribue les epreuves selon la grandeur de notre coeur. Celle-la est immense, mais non au-dessus de votre courage. "Votre bon ami, "Le duc de Beaufort." Cette lettre renfermait une relation ecrite par un des secretaires du prince. C'etait le plus touchant recit et le plus vrai de ce lugubre episode qui denouait deux existences. D'Artagnan, accoutume aux emotions de la bataille, et le coeur cuirasse contre les attendrissements, ne put s'empecher de tressaillir en lisant le nom de Raoul, le nom de cet enfant cheri, devenu, comme son pere, une ombre. "Le matin, disait le secretaire du prince, M. le duc commanda l'attaque. Normandie et Picardie avaient pris position dans les roches grises dominees par le talus de la montagne, sur le versant de laquelle s'elevent les bastions de Djidgelli. "Le canon, commencant a tirer, engagea l'action; les regiments marcherent pleins de resolution; les piquiers avaient la pique haute; les porteurs de mousquets avaient l'arme au bras. Le prince suivait attentivement la marche et le mouvement des troupes, qu'il etait pret a soutenir avec une forte reserve. "Aupres de Monseigneur etaient les plus vieux capitaines et ses aides de camp. M. le vicomte de Bragelonne avait recu l'ordre de ne pas quitter Son Altesse. "Cependant le canon de l'ennemi, qui d'abord avait tonne indifferemment contre les masses, avait regle son feu, et les boulets, mieux diriges, etaient venus tuer quelques hommes autour du prince. Les regiments formes en colonne, et qui s'avancaient contre les remparts, furent un peu maltraites. Il y avait hesitation de la part de nos troupes, qui se voyaient mal secondees par notre artillerie. En effet, les batteries qu'on avait etablies la veille n'avaient qu'un tir faible et incertain, en raison de leur position. La direction de bas en haut nuisait a la justesse des coups et de la portee. "Monseigneur, comprenant le mauvais effet de cette position de l'artillerie de siege, commanda aux fregates embossees dans la petite rade de commencer un feu regulier contre la place. "Pour porter cet ordre, M. de Bragelonne s'offrit tout d'abord; mais Monseigneur refusa d'acquiescer a la demande du vicomte. "Monseigneur avait raison, puisqu'il aimait et voulait menager ce jeune seigneur; il avait bien raison, et l'evenement se chargea de justifier sa prevision et son refus; car, a peine le sergent que Son Altesse avait charge du message sollicite par M. de Bragelonne fut-il arrive au bord de la mer, que deux gros coups de longue escopette partirent des rangs de l'ennemi et vinrent l'abattre. "Le sergent tomba sur le sable mouille qui but son sang. "Ce que voyant, M. de Bragelonne sourit a Monseigneur, lequel lui dit: "-- Vous voyez, vicomte, je vous sauve la vie. Rapportez-le plus tard a M. le comte de La Fere, afin que, l'apprenant de vous, il m'en sache gre, a moi. "Le jeune seigneur sourit tristement et repondit au duc: "-- Il est vrai, monseigneur, sans votre bienveillance, j'aurais ete tue la-bas ou est tombe ce pauvre sergent, et en un fort grand repos. "M. de Bragelonne fit cette reponse d'un tel air, que Monseigneur repliqua vivement: "-- Vrai Dieu! jeune homme, on dirait que l'eau vous en vient a la bouche: mais, par l'ame de Henri IV! j'ai promis a votre pere de vous ramener vivant, et, s'il plait au Seigneur, je tiendrai ma parole. "M. de Bragelonne rougit, et, d'une voix plus basse: "-- Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi, je vous en prie; c'est que j'ai toujours eu le desir d'aller aux occasions, et qu'il est doux de se distinguer devant son general, surtout quand le general est M. le duc de Beaufort. "Monseigneur s'adoucit un peu, et, se tournant vers ses officiers qui se pressaient autour de lui, donna differents ordres. "Les grenadiers des deux regiments arriverent assez pres des fosses et des retranchements pour y lancer leurs grenades, qui firent peu d'effet. "Cependant, M. d'Estrees, qui commandait la flotte, ayant vu la tentative du sergent pour approcher des vaisseaux, comprit qu'il fallait tirer sans ordres et ouvrir le feu. "Alors les Arabes, se voyant frappes par les boulets de la flotte et par les ruines et les eclats de leurs mauvaises murailles, pousserent des cris effrayants. "Leurs cavaliers descendirent la montagne au galop, courbes sur leurs selles, et se lancerent a fond de train sur les colonnes d'infanterie, qui, croisant les piques, arreterent cet elan fougueux. Repousses par l'attitude ferme du bataillon, les Arabes vinrent de grande furie se rejeter vers l'etat-major qui n'etait point garde en ce moment. "Le danger fut grand: Monseigneur tira l'epee; ses secretaires et ses gens l'imiterent; les officiers de sa suite engagerent un combat avec ces furieux. "Ce fut alors que M. de Bragelonne put contenter l'envie qu'il manifestait depuis le commencement de l'action. Il combattit pres du prince avec une vigueur de Romain, et tua trois Arabes avec sa petite epee. "Mais il etait visible que sa bravoure ne venait pas d'un sentiment d'orgueil, naturel a tous ceux qui combattent. Elle etait impetueuse, affectee, forcee meme; il cherchait a s'enivrer du bruit et du carnage. "Il s'echauffa de telle sorte, que Monseigneur lui cria d'arreter. "Il dut entendre la voix de Son Altesse, puisque nous l'entendions, nous qui etions a ses cotes. Cependant il ne s'arreta pas, et continua de courir vers les retranchements. "Comme M. de Bragelonne etait un officier fort soumis, cette desobeissance aux ordres de Monseigneur surprit fort tout le monde, et M. de Beaufort redoubla d'instances, en criant: "-- Arretez, Bragelonne! Ou allez-vous? Arretez! reprit Monseigneur, je vous l'ordonne. "Nous tous, imitant le geste de M. le duc, nous avions leve la main. Nous attendions que le cavalier tournat bride; mais M. de Bragelonne courait toujours vers les palissades. "-- Arretez, Bragelonne! repeta le prince d'une voix tres forte; arretez au nom de votre pere! "A ces mots, M. de Bragelonne se retourna, son visage exprimait une vive douleur, mais il ne s'arretait pas; nous jugeames alors que son cheval l'emportait. "Quand M. le duc eut devine que le vicomte n'etait plus maitre de son cheval, et qu'il l'eut vu depasser les premiers grenadiers, Son Altesse cria: "-- Mousquetaires, tuez-lui son cheval! Cent pistoles a qui mettra bas le cheval! "Mais de tirer sur la bete sans atteindre le cavalier, qui eut pu l'esperer? Aucun n'osait. Enfin il s'en presenta un, c'etait enfin tireur du regiment de Picardie, nomme La Luzerne, qui coucha en joue l'animal, tira et l'atteignit a la croupe, car on vit le sang rougir le pelage blanc du cheval; seulement, au lieu de tomber, le maudit genet s'emporta plus furieusement encore. "Tout Picardie, qui voyait ce malheureux jeune homme courir a la mort, criait a tue-tete: "Jetez-vous en bas, monsieur le vicomte! en bas, en bas, jetez-vous en bas!" M. de Bragelonne etait un officier fort aime dans toute l'armee. "Deja le vicomte etait arrive a portee de pistolet du rempart; une decharge partit et l'enveloppa de feu et de fumee. Nous le perdimes de vue; la fumee dissipee, on le revit a pied, debout; son cheval venait d'etre tue. "Le vicomte fut somme de se rendre par les Arabes; mais il leur fit un signe negatif avec sa tete, et continua de marcher aux palissades. "C'etait une imprudence mortelle. Cependant toute l'armee lui sut gre de ne point reculer, puisque le malheur l'avait conduit si pres. Il marcha quelques pas encore, et les deux regiments lui battirent des mains. "Ce fut encore a ce moment que la seconde decharge ebranla de nouveau les murailles, et le vicomte de Bragelonne disparut une seconde fois dans le tourbillon; mais, cette fois, la fumee eut beau se dissiper, nous ne le vimes plus debout. Il etait couche, la tete plus bas que les jambes, sur les bruyeres, et les Arabes commencerent a vouloir sortir de leurs retranchements pour venir lui couper la tete ou prendre son corps, comme c'est la coutume chez les infideles. "Mais Son Altesse M. le duc de Beaufort avait suivi tout cela du regard, et ce triste spectacle lui avait arrache de grands et douloureux soupirs. Il se mit donc a crier, voyant les Arabes courir comme des fantomes blancs parmi les lentisques: "-- Grenadiers, piquiers, est-ce que vous leur laisserez prendre ce noble corps? "En disant ces mots et en agitant son epee, il courut lui-meme vers l'ennemi. Les regiments, s'elancant sur ses traces, coururent a leur tour en poussant des cris aussi terribles que ceux des Arabes etaient sauvages. "Le combat commenca sur le corps de M. de Bragelonne, et fut si acharne, que cent soixante Arabes y demeurerent morts, a cote de cinquante au moins des notres. "Ce fut un lieutenant de Normandie qui chargea le corps du vicomte sur ses epaules, et le rapporta dans nos lignes. "Cependant l'avantage se poursuivait; les regiments prirent avec eux la reserve, et les palissades des ennemis furent renversees. "A trois heures, le feu des Arabes cessa; le combat a l'arme blanche dura deux heures; ce fut un massacre. "A cinq heures, nous etions victorieux sur tous les points; l'ennemi avait abandonne ses positions, et M. le duc avait fait planter le drapeau blanc sur le point culminant du monticule. "Ce fut alors que l'on put songer a M. de Bragelonne, qui avait huit grands coups au travers du corps, et dont presque tout le sang etait perdu. "Toutefois, il respirait encore, ce qui donna une joie inexprimable a Monseigneur, lequel voulut assister, lui aussi, au premier pansement du vicomte et a la consultation des chirurgiens. "Il y en eut deux d'entre eux qui declarerent que M. de Bragelonne vivrait. Monseigneur leur sauta au cou, et leur promit mille louis chacun s'ils le sauvaient. "Le vicomte entendit ces transports de joie, et, soit qu'il fut desespere, soit qu'il souffrit de ses blessures, il exprima par sa physionomie une contrariete qui donna beaucoup a penser, surtout a l'un de ses secretaires, quand il eut entendu ce qui va suivre. "Le troisieme chirurgien qui vint etait le frere Sylvain de Saint- Cosme, le plus savant des notres. Il sonda les plaies a son tour et ne dit rien. "M. de Bragelonne ouvrait des yeux fixes et semblait interroger chaque mouvement, chaque pensee du savant chirurgien. "Celui-ci, questionne par Monseigneur, repondit qu'il voyait bien trois plaies mortelles sur huit, mais que si forte etait la constitution du blesse, si feconde la jeunesse, si misericordieuse la bonte de Dieu, que peut-etre M. de Bragelonne en reviendrait- il, si toutefois il ne faisait pas le moindre mouvement. "Frere Sylvain ajouta, en se retournant vers ses aides: "-- Surtout, ne le remuez pas meme du doigt, ou vous le tuerez. "Et nous sortimes tous de la tente avec un peu d'espoir. "Ce secretaire, en sortant, crut voir un sourire pale et triste glisser sur les levres du vicomte, lorsque M. le duc lui dit d'une voix caressante: "-- Oh! vicomte, nous te sauverons! Mais le soir, quand on crut que le malade devait avoir repose, l'un des aides entra dans la tente du blesse, et en ressortit en poussant de grands cris. "Nous accourumes tous en desordre, M. le duc avec nous, et l'aide nous montra le corps de M. de Bragelonne par terre, en bas du lit, baigne dans le reste de son sang. "Il y a apparence qu'il avait eu quelque nouvelle convulsion, quelque mouvement febrile, et qu'il etait tombe; que la chute qu'il avait faite avait accelere sa fin, selon le pronostic de frere Sylvain. "On releva le vicomte; il etait froid et mort. Il tenait une boucle de cheveux blonds a la main droite, et cette main etait crispee sur son coeur." Suivaient les details de l'expedition et de la victoire remportee sur les Arabes. D'Artagnan s'arreta au recit de la mort du pauvre Raoul. -- Oh! murmura-t-il, malheureux enfant, un suicide! Et, tournant les yeux vers la chambre du chateau ou dormait Athos d'un sommeil eternel: -- Ils se sont tenu parole l'un a l'autre, dit-il tout bas. Maintenant, je les trouve heureux: ils doivent etre reunis. Et il reprit a pas lents le chemin du parterre. Toute la rue, tous les environs se remplissaient deja de voisins eplores qui se racontaient les uns aux autres la double catastrophe et se preparaient aux funerailles. Chapitre CCLXVI -- Le dernier chant du poeme Des le lendemain, on vit arriver toute la noblesse des environs, celle de la province, partout ou les messagers avaient eu le temps de porter la nouvelle. D'Artagnan etait reste enferme sans vouloir parler a personne. Deux morts aussi lourdes tombant sur le capitaine, apres la mort de Porthos, avaient accable pour longtemps cet esprit jusqu'alors infatigable. Excepte Grimaud, qui entra dans sa chambre une fois, le mousquetaire n'apercut ni valets ni commensaux. Il crut deviner au bruit de la maison, a ce train des allees et des venues, qu'on disposait tout pour les funerailles du comte. Il ecrivit au roi pour lui demander un surcroit de conge. Grimaud, nous l'avons dit, etait entre chez d'Artagnan, s'etait assis sur un escabeau, pres de la porte, comme un homme qui medite profondement, puis, se levant, avait fait signe a d'Artagnan de le suivre. Celui-ci obeit en silence. Grimaud descendit jusqu'a la chambre a coucher du comte, montra du doigt au capitaine la place du lit vide, et leva eloquemment les yeux au ciel. -- Oui, reprit d'Artagnan, oui, bon Grimaud, aupres du fils qu'il aimait tant. Grimaud sortit de la chambre et arriva au salon, ou, selon l'usage de la province, on avait du disposer le corps en parade avant de l'ensevelir a jamais. D'Artagnan fut frappe de voir deux cercueils ouverts dans ce salon; il approcha, sur l'invitation muette de Grimaud, et vit dans l'un d'eux Athos, beau jusque dans la mort, et, dans l'autre Raoul, les yeux fermes, les joues nacrees comme le Pallas de Virgile, et le sourire sur ses levres violettes. Il frissonna de voir le pere et le fils, ces deux ames envolees, representes sur terre par deux mornes cadavres incapables de se rapprocher, si pres qu'ils fussent l'un de l'autre. -- Raoul ici! murmura-t-il. Oh! Grimaud, tu ne me l'avais pas dit! Grimaud secoua la tete et ne repondit pas, mais, prenant d'Artagnan par la main, il le conduisit au cercueil et lui montra, sous le fin suaire, les noires blessures par lesquelles avait du s'envoler la vie. Le capitaine detourna la vue, et, jugeant inutile de questionner Grimaud qui ne repondrait pas, il se rappela que le secretaire de M. de Beaufort en avait ecrit plus que lui, d'Artagnan, n'avait eu le courage d'en lire. Reprenant cette relation de l'affaire qui avait coute la vie a Raoul, il trouva ces mots qui formaient le dernier paragraphe de la lettre: "M. le duc a ordonne que le corps de M. le vicomte fut embaume, comme cela se pratique chez les Arabes lorsqu'ils veulent que leurs corps soient portes dans la terre natale, et M. le duc a destine des relais pour qu'un valet de confiance, qui avait eleve le jeune homme, put ramener son cercueil a M. le comte de La Fere." -- Ainsi, pensa d'Artagnan, je suivrai tes funerailles mon cher enfant, moi, deja vieux, moi, qui ne vaut plus rien sur la terre, et je repandrai la poussiere sur ce front que je baisais encore il y a deux mois. Dieu l'a voulu. Tu l'as voulu toi-meme. Je n'ai plus meme le droit de pleurer; tu as choisi ta mort; elle t'a semble preferable a la vie." Enfin, arriva le moment ou les froides depouilles de ces deux gentilshommes devaient etre rendues a la terre. Il y eut une telle affluence de gens de guerre et de peuple, que, jusqu'au lieu de la sepulture, qui etait une chapelle dans la plaine, le chemin de la ville fut rempli de cavaliers et de pietons en habits de deuil. Athos avait choisi pour sa derniere demeure le petit enclos de cette chapelle, erigee par lui aux limites de ses terres. Il en avait fait venir les pierres, sculptees en 1550, d'un vieux manoir gothique situe dans le Berri, et qui avait abrite sa premiere jeunesse. La chapelle, ainsi reedifiee, ainsi transportee, riait sous un massif de peupliers et de sycomores. Elle etait desservie chaque dimanche par le cure du bourg voisin, a qui Athos faisait une rente de deux cents livres a cet effet, et tous les vassaux de son domaine, au nombre d'environ quarante, les laboureurs et les fermiers avec leurs familles y venaient entendre la messe, sans avoir besoin de se rendre a la ville. Derriere la chapelle s'etendait, enferme dans deux grosses haies de coudriers, de sureaux et d'aubepines, ceintes d'un fosse profond, le petit clos inculte, mais joyeux dans sa sterilite, parce que les mousses y etaient hautes, parce que les heliotropes sauvages et les ravenelles y croisaient leurs parfums; parce que sous les marronniers venait sourdre une grosse source, prisonniere dans une citerne de marbre, et que, sur des thyms, tout autour s'abattaient des milliers d'abeilles, venues de toutes les plaines voisines, tandis que les pinsons et les rouges-gorges chantaient follement sur les fleurs de la haie. Ce fut la qu'on amena les deux cercueils, au milieu d'une foule silencieuse et recueillie. L'office des morts celebre, les derniers adieux faits a ces nobles morts, toute l'assistance se dispersa, parlant par les chemins des vertus et de la douce mort du pere, des esperances que donnait le fils et de sa triste fin sur le rivage d'Afrique. Et peu a peu les bruits s'eteignirent comme les lampes allumees dans l'humble nef. Le desservant salua une derniere fois l'autel et les tombes fraiches encore; puis, suivi de son assistant, qui sonnait une rauque clochette, il regagna lentement son presbytere. D'Artagnan, demeure seul, s'apercut que la nuit venait. Il avait oublie l'heure en songeant aux morts. Il se leva du banc de chene sur lequel il s'etait assis dans la chapelle, et voulut, comme le pretre, aller dire un dernier adieu a la double fosse qui renfermait ses amis perdus. Une femme priait agenouillee sur cette terre humide. D'Artagnan s'arreta au seuil de la chapelle pour ne pas troubler cette femme, et aussi pour tacher de voir quelle etait l'amie pieuse qui venait remplir ce devoir sacre avec tant de zele et de perseverance. L'inconnue cachait son visage sous ses mains, blanches comme des mains d'albatre. A la noble simplicite de son costume on devinait la femme de distinction. Au-dehors, plusieurs chevaux montes par des valets et un carrosse de voyage attendaient cette dame. D'Artagnan cherchait vainement a deviner ce qui la regardait. Elle priait toujours; elle passait souvent son mouchoir sur son visage. D'Artagnan comprit qu'elle pleurait. Il la vit frapper sa poitrine avec la componction impitoyable de la femme chretienne. Il l'entendit proferer a plusieurs reprises ce cri parti d'un coeur ulcere: "Pardon! pardon!" Et comme elle semblait s'abandonner tout entiere a sa douleur, comme elle se renversait, a demi evanouie, au milieu de ses plaintes et de ses prieres, d'Artagnan, touche par cet amour pour ses amis tant regrettes, fit quelques pas vers la tombe, afin d'interrompre le sinistre colloque de la penitente avec les morts. Mais aussitot que son pied eut crie sur le sable, l'inconnue releva la tete et laissa voir a d'Artagnan un visage inonde de larmes, un visage ami. C'etait Mlle de La Valliere! -- M. d'Artagnan! murmura-t-elle. -- Vous! repondit le capitaine d'une voix sombre, vous ici! Oh! madame, j'eusse aime mieux vous voir paree de fleurs dans le manoir du comte de La Fere. Vous eussiez moins pleure, eux aussi, moi aussi! -- Monsieur! dit-elle en sanglotant. -- Car c'est vous, ajouta l'impitoyable ami des morts, c'est vous qui avez couche ces deux hommes dans la tombe. -- Oh! epargnez-moi! -- A Dieu ne plaise, mademoiselle, que j'offense une femme ou que je la fasse pleurer en vain; mais je dois dire que la place du meurtrier n'est pas sur la tombe des victimes. Elle voulut repondre. -- Ce que je vous dis la, ajouta-t-il froidement, je le disais au roi. Elle joignit les mains. -- Je sais, dit-elle, que j'ai cause la mort du vicomte de Bragelonne. -- Ah! vous le savez? -- La nouvelle en est arrivee a la Cour hier. J'ai fait, depuis cette nuit a deux heures, quarante lieues pour venir demander pardon au comte, que je croyais encore vivant, et pour supplier Dieu, sur la tombe de Raoul, qu'il m'envoie tous les malheurs que je merite, excepte un seul. Maintenant, monsieur, je sais que la mort du fils a tue le pere; j'ai deux crimes a me reprocher; j'ai deux punitions a attendre de Dieu. -- Je vous repeterai, mademoiselle, dit M. d'Artagnan, ce que m'a dit de vous, a Antibes, M. de Bragelonne, quand deja il meditait sa mort: "Si l'orgueil et la coquetterie l'ont entrainee, je lui pardonne en la meprisant. Si l'amour l'a fait succomber, je lui pardonne en lui jurant que jamais nul ne l'eut aimee autant que moi." -- Vous savez, interrompit Louise, que, pour mon amour, j'allais me sacrifier moi-meme; vous savez si j'ai souffert quand vous me rencontrates perdue, mourante, abandonnee. Eh bien! jamais je n'ai autant souffert qu'aujourd'hui, parce qu'alors j'esperais, je desirais, et qu'aujourd'hui je n'ai plus rien a souhaiter; parce que ce mort entraine toute ma joie dans sa tombe; parce que je n'ose plus aimer sans remords, et que, je le sens, celui que j'aime, oh! c'est la loi, me rendra les tortures que j'ai fait subir a d'autres. D'Artagnan ne repondit rien; il sentait trop bien qu'elle ne se trompait point. -- Eh bien! ajouta-t-elle, cher monsieur d'Artagnan, ne m'accablez pas aujourd'hui, je vous en conjure encore. Je suis comme la branche detachee du tronc, je ne tiens plus a rien en ce monde, et un courant m'entraine je ne sais ou. J'aime follement, j'aime au point de venir le dire, impie que je suis, sur les cendres de ce mort, et je n'en rougis pas, et je n'en ai pas de remords. C'est une religion que cet amour. Seulement, comme plus tard vous me verrez seule, oubliee, dedaignee; comme vous me verrez punie de ce que vous etes destine a punir, epargnez-moi dans mon ephemere bonheur; laissez-le moi pendant quelques jours, pendant quelques minutes. Il n'existe peut-etre plus a l'heure ou je vous parle. Mon Dieu! ce double meurtre est peut-etre deja expie. Elle parlait encore; un bruit de voix et de pas de chevaux fit dresser l'oreille au capitaine. Un officier du roi, M. de Saint-Aignan, venait chercher La Valliere de la part du roi, que rongeaient, dit-il, la jalousie et l'inquietude. De Saint-Aignan ne vit pas d'Artagnan, cache a moitie par l'epaisseur d'un marronnier qui versait l'ombre sur les deux tombeaux. Louise le remercia et le congedia d'un geste. Il retourna hors de l'enclos. -- Vous voyez, dit amerement le capitaine a la jeune femme, vous voyez, madame, que votre bonheur dure encore. La jeune femme se releva d'un air solennel: -- Un jour, dit-elle, vous vous repentirez de m'avoir si mal jugee. Ce jour-la, monsieur, c'est moi qui prierai Dieu d'oublier que vous avez ete injuste pour moi. D'ailleurs, je souffrirai tant, que vous serez le premier a plaindre mes souffrances. Ce bonheur, monsieur d'Artagnan, ne me le reprochez pas: il me coute cher, et je n'ai pas paye toute ma dette. En disant ces mots, elle s'agenouilla encore doucement et affectueusement. -- Pardon, une derniere fois, mon fiance Raoul, dit-elle. J'ai rompu notre chaine; nous sommes tous deux destines a mourir de douleur. C'est toi qui pars le premier: ne crains rien, je te suivrai. Vois seulement que je n'ai pas ete lache, et que je suis venue te dire ce supreme adieu. Le Seigneur m'est temoin, Raoul, que, s'il eut fallu ma vie pour racheter la tienne, j'eusse donne sans hesiter ma vie. Je ne pourrais donner mon amour. Encore une fois, pardon! Elle cueillit un rameau et l'enfonca dans la terre, puis essuya ses yeux trempes de larmes, salua d'Artagnan et disparut. Le capitaine regarda partir chevaux, cavaliers et carrosse, puis, croisant les bras sur sa poitrine gonflee: -- Quand sera-ce mon tour de partir? dit-il d'une voix emue. Que reste-t-il a l'homme apres la jeunesse, apres l'amour, apres la gloire, apres l'amitie, apres la force, apres la richesse?... Ce rocher sous lequel dort Porthos, qui posseda tout ce que je viens de dire; cette mousse sous laquelle reposent Athos et Raoul, qui possederent bien plus encore! Il hesita un moment, l'oeil atone; puis, se redressant: -- Marchons toujours, dit-il. Quand il en sera temps, Dieu me le dira comme il l'a dit aux autres. Il toucha du bout des doigts la terre mouillee par la rosee du soir, se signa comme s'il eut ete au benitier d'une eglise et reprit seul, seul a jamais, le chemin de Paris. Chapitre CCLXVII -- Epilogue Quatre ans apres la scene que nous venons de decrire, deux cavaliers bien montes traverserent Blois au petit jour et vinrent tout ordonner pour une chasse a l'oiseau que le roi voulait faire dans cette plaine accidentee que coupe en deux la Loire, et qui confine d'un cote a Meung, de l'autre a Amboise. C'etait le capitaine des levrettes du roi et le gouverneur des faucons, personnages fort respectes du temps de Louis XIII, mais un peu negliges par son successeur. Ces deux cavaliers, apres avoir reconnu le terrain, s'en revenaient, leurs observations faites, quand ils apercurent des petits groupes de soldats epars que des sergents placaient de loin en loin, aux debouches des enceintes. Ces soldats etaient les mousquetaires du roi. Derriere eux venait, sur un bon cheval, le capitaine, reconnaissable a ses broderies d'or. Il avait des cheveux gris, une barbe grisonnante. Il semblait un peu voute, bien que maniant son cheval avec aisance, et regardait tout autour de lui pour surveiller. -- M. d'Artagnan ne vieillit pas, dit le capitaine des levrettes a son collegue le fauconnier; avec dix ans de plus que nous, il parait un cadet, a cheval. -- C'est vrai, repondit le capitaine des faucons, voila vingt ans que je le vois toujours le meme. Cet officier se trompait: d'Artagnan, depuis quatre ans, avait pris douze annees. L'age imprimait ses griffes impitoyables a chaque angle de ses yeux; son front s'etait degarni, ses mains, jadis brunes et nerveuses, blanchissaient comme si le sang commencait a s'y refroidir. D'Artagnan aborda les deux officiers avec la nuance d'affabilite qui distingue les hommes superieurs. Il recut en echange de sa courtoisie deux saluts pleins de respect. -- Ah! quelle heureuse chance de vous voir ici, monsieur d'Artagnan! s'ecria le fauconnier. -- C'est plutot a moi de vous dire cela, messieurs, repliqua le capitaine, car, de nos jours, le roi se sert plus souvent de ses mousquetaires que de ses oiseaux. -- Ce n'est pas comme au bon temps, soupira le fauconnier. Vous rappelez-vous, monsieur d'Artagnan, quand le feu roi volait la pie dans les vignes au-dela de Beaugency? Ah! dame! vous n'etiez pas capitaine des mousquetaires dans ce temps-la, monsieur d'Artagnan. -- Et vous n'etiez qu'anspessades des tiercelets, reprit d'Artagnan avec enjouement. Il n'importe, mais c'etait le bon temps, attendu que c'est toujours le bon temps quand on est jeune... Bonjour, monsieur le capitaine des levrettes! -- Vous me faites honneur, monsieur le comte, dit celui-ci. D'Artagnan ne repondit rien. Ce titre de comte ne l'avait pas frappe: d'Artagnan etait devenu comte depuis quatre ans. -- Est-ce que vous n'etes pas bien fatigue de la longue route que vous venez de faire, monsieur le capitaine? continua le fauconnier. C'est deux cents lieues, je crois qu'il y a d'ici a Pignerol? -- Deux cent soixante pour aller et autant pour revenir, dit tranquillement d'Artagnan. -- Et, fit l'oiseleur tout bas, _il_ va bien? -- Qui? demanda d'Artagnan. -- Mais ce pauvre M. Fouquet, continua tout bas le fauconnier. Le capitaine des levrettes s'etait ecarte par prudence. -- Non, repondit d'Artagnan, le pauvre homme s'afflige serieusement; il ne comprend pas que la prison soit une faveur, il dit que le Parlement l'avait absous en le bannissant, et que le bannissement c'est la liberte. Il ne se figure pas qu'on avait jure sa mort, et que, sauver sa vie des griffes du Parlement, c'est avoir trop d'obligation a Dieu. -- Ah! oui, le pauvre homme a frise l'echafaud, repondit le fauconnier; on dit que M. Colbert avait deja donne des ordres au gouverneur de la Bastille, et que l'execution etait commandee. -- Enfin! fit d'Artagnan d'un air pensif et comme pour couper court a la conversation. -- Enfin! repeta le capitaine des levrettes, en se rapprochant, voila M. Fouquet a Pignerol, il l'a bien merite; il a eu le bonheur d'y etre conduit par vous; il avait assez vole le roi. D'Artagnan lanca au maitre des chiens un de ses mauvais regards, et lui dit: -- Monsieur, si l'on venait me dire que vous avez mange les croutes de vos levrettes, non seulement je ne le croirais pas, mais encore, si vous etiez condamne pour cela au cachot, je vous plaindrais, et je ne souffrirais pas qu'on parlat mal de vous. Cependant, monsieur, si fort honnete homme que vous soyez, je vous affirme que vous ne l'etes pas plus que ne l'etait le pauvre M. Fouquet. Apres avoir essuye cette verte mercuriale, le capitaine des chiens de Sa Majeste baissa le nez et laissa le fauconnier gagner deux pas sur lui aupres de d'Artagnan. -- Il est content, dit le fauconnier bas au mousquetaire; on voit bien que les levriers sont a la mode aujourd'hui; s'il etait fauconnier, il ne parlerait pas de meme. D'Artagnan sourit melancoliquement de voir cette grande question politique resolue par le mecontentement d'un interet si humble; il pensa encore un moment a cette belle existence du surintendant, a l'ecroulement de sa fortune, a la mort lugubre qui l'attendait, et, pour conclure: -- M. Fouquet, dit-il, aimait les volieres? -- Oh! monsieur, passionnement, reprit le fauconnier avec un accent de regret amer et un soupir qui fut l'oraison funebre de Fouquet. D'Artagnan laissa passer la mauvaise humeur de l'un et la tristesse de l'autre, et continua de s'avancer dans la plaine. On voyait deja au loin les chasseurs poindre aux issues du bois, les panaches des ecuyeres passer comme des etoiles filantes les clairieres, et les chevaux blancs couper de leurs lumineuses apparitions les sombres fourres des taillis. -- Mais, reprit d'Artagnan, nous ferez-vous une longue chasse? Je vous prierai de nous donner l'oiseau bien vite, je suis tres fatigue. Est-ce un heron, est-ce un cygne? -- L'un et l'autre, monsieur d'Artagnan, dit le fauconnier; mais ne vous inquietez pas, le roi n'est pas connaisseur; il ne chasse pas pour lui; il veut seulement donner le divertissement aux dames. Ce mot _aux dames_ fut accentue de telle sorte qu'il fit dresser l'oreille a d'Artagnan. -- Ah! fit-il en regardant le fauconnier d'un air surpris. Le capitaine des levrettes souriait, sans doute pour se raccommoder avec le mousquetaire. -- Oh! riez, dit d'Artagnan; je ne sais plus rien des nouvelles, moi; j'arrive hier apres un mois d'absence. J'ai laisse la Cour triste encore de la mort de la reine mere. Le roi ne voulait plus s'amuser depuis qu'il avait recueilli le dernier soupir d'Anne d'Autriche; mais tout finit en ce monde. Eh! bien il n'est plus triste, tant mieux! -- Et tout commence aussi, dit le capitaine des levrettes avec un gros rire. -- Ah! fit pour la seconde fois d'Artagnan qui brulait de connaitre, mais a qui la dignite defendait d'interroger au-dessous de lui; il y a quelque chose qui commence, a ce qu'il parait? Le capitaine fit un clignement d'oeil significatif. Mais d'Artagnan ne voulait rien savoir de cet homme. -- Verra-t-on le roi de bonne heure? demanda-t-il au fauconnier. -- Mais, a sept heures, monsieur, je fais lancer les oiseaux. -- Qui vient avec le roi? Comment va Madame? Comment va la reine? -- Mieux, monsieur. -- Elle a donc ete malade? -- Monsieur, depuis le dernier chagrin qu'elle a eu, Sa Majeste est demeuree souffrante. -- Quel chagrin? Ne craignez pas de m'instruire, mon cher monsieur. J'arrive. -- Il parait que la reine, un peu negligee depuis que sa belle- mere est morte, s'est plainte au roi, qui lui aurait repondu: "Est-ce que je ne couche pas chez vous toutes les nuits, madame? Que vous faut-il de plus?" -- Ah! dit d'Artagnan, pauvre femme! Elle doit bien hair Mlle de La Valliere. -- Oh! non, pas Mlle de La Valliere, repondit le fauconnier. -- Qui donc, alors? Le cor interrompit cet entretien. Il appelait les chiens et les oiseaux. Le fauconnier et son compagnon piquerent aussitot et laisserent d'Artagnan seul au milieu du sens suspendu. Le roi apparaissait au loin entoure de dames et de cavaliers. Toute cette troupe s'avancait au pas, en bel ordre, les cors et les trompes animant les chiens et les chevaux. C'etait un mouvement, un bruit, un mirage de lumiere dont maintenant rien ne donnera plus une idee, si ce n'est la menteuse opulence et la fausse majeste des jeux de theatre. D'Artagnan, d'un oeil un peu affaibli, distingua derriere le groupe trois carrosses; le premier etait celui destine a la reine. Il etait vide. D'Artagnan, qui ne vit pas Mlle de La Valliere a cote du roi, la chercha et la vit dans le second carrosse. Elle etait seule avec deux femmes qui semblaient s'ennuyer comme leur maitresse. A la gauche du roi, sur un cheval fougueux, maintenu par la main habile, brillait une femme de la plus eclatante beaute. Le roi lui souriait, et elle souriait au roi. Tout le monde riait aux eclats quand elle avait parle. "Je connais cette femme, pensa le mousquetaire; qui donc est- elle?" Et il se pencha vers son ami le fauconnier, a qui il adressa cette question. Celui-ci allait repondre, quand le roi, apercevant d'Artagnan: -- Ah! comte, dit-il, vous voila donc revenu. Pourquoi ne vous ai- je pas vu? -- Sire, repondit le capitaine, parce que Votre Majeste dormait quand je suis arrive, et qu'elle n'etait pas eveillee quand j'ai pris mon service ce matin. -- Toujours le meme, dit a haute voix Louis satisfait. Reposez- vous, comte, je vous l'ordonne. Vous dinerez avec moi aujourd'hui. Un murmure d'admiration enveloppa d'Artagnan comme une immense caresse. Chacun s'empressait autour de lui. Diner avec le roi, c'etait un honneur que Sa Majeste ne prodiguait pas comme Henri IV. Le roi fit quelques pas en avant, et d'Artagnan se sentit arrete par un nouveau groupe au milieu duquel brillait Colbert. -- Bonjour, monsieur d'Artagnan, lui dit le ministre avec une affable politesse; avez-vous fait bonne route? -- Oui, monsieur, dit d'Artagnan en saluant sur le cou de son cheval. -- J'ai entendu le roi vous inviter a sa table pour ce soir, continua le ministre, et vous y trouverez un ancien ami a vous. -- Un ancien ami a moi? demanda d'Artagnan, plongeant avec douleur dans les flots sombres du passe, qui avaient englouti pour lui tant d'amities et tant de haines. -- M. le duc d'Alameda, qui est arrive ce matin d'Espagne, reprit Colbert. -- Le duc d'Alameda? fit d'Artagnan en cherchant. -- Moi! fit un vieillard blanc comme la neige et courbe dans son carrosse, qu'il faisait ouvrir pour aller au-devant du mousquetaire. -- Aramis! cria d'Artagnan, frappe de stupeur. Et il laissa, inerte qu'il etait, le bras amaigri du vieux seigneur se pendre en tremblant a son cou. Colbert, apres avoir observe un instant en silence, poussa son cheval et laissa les deux anciens amis en tete a tete. -- Ainsi, dit le mousquetaire en prenant le bras d'Aramis, vous voila, vous, l'exile, le rebelle, en France? -- Et je dine avec vous chez le roi, fit en souriant l'eveque de Vannes. Oui, n'est-ce pas, vous vous demandez a quoi sert la fidelite en ce monde? Tenez, laissons passer le carrosse de cette pauvre La Valliere. Voyez comme elle est inquiete! comme son oeil fletri par les larmes suit le roi qui va la-bas a cheval! -- Avec qui? -- Avec Mlle de Tonnay-Charente, devenue Mme de Montespan, repondit Aramis. -- Elle est jalouse, elle est donc trompee? -- Pas encore, d'Artagnan, mais cela ne tardera pas. Ils causerent ensemble tout en suivant la chasse, et le cocher d'Aramis les conduisit si habilement, qu'ils arriverent au moment ou le faucon, pillant l'oiseau, le forcait a s'abattre et tombait sur lui. Le roi mit pied a terre, Mme de Montespan l'imita. On etait arrive devant une chapelle isolee, cachee de gros arbres depouilles deja par les premiers vents de l'automne. Derriere cette chapelle etait un enclos ferme par une porte de treillage. Le faucon avait force la proie a tomber dans l'enclos attenant a cette petite chapelle, et le roi voulut y penetrer pour prendre la premiere plume selon l'usage. Chacun fit cercle autour du batiment et des haies, trop petits pour recevoir tout le monde. D'Artagnan retint Aramis, qui voulait descendre du carrosse comme les autres, et, d'une voix breve: -- Savez-vous, Aramis, dit-il, ou le hasard nous a conduits? -- Non, repondit le duc. -- C'est ici que reposent des gens que j'ai connus, dit d'Artagnan, emu par un triste souvenir. Aramis, sans rien deviner et d'un pas tremblant, penetra dans la chapelle par une petite porte que lui ouvrit d'Artagnan. -- Ou sont-ils ensevelis? dit-il. -- La, dans l'enclos. Il y a une croix, vous voyez, sous ce petit cypres. Le petit cypres est plante sur leur tombe; n'y allez pas; le roi s'y rend en ce moment, le heron y est tombe. Aramis s'arreta et se cacha dans l'ombre. Ils virent alors, sans etre vus, la pale figure de La Valliere, qui, oubliee dans son carrosse, avait d'abord regarde melancoliquement a sa portiere; puis, emportee par la jalousie, s'etait avancee dans la chapelle, ou, appuyee sur un pilier, elle contemplait dans l'enclos le roi souriant, qui faisait signe a Mme de Montespan d'approcher et de ne pas avoir peur. Mme de Montespan s'approcha; elle prit la main que lui offrait le roi, et celui-ci, arrachant la premiere plume du heron que le faucon venait d'etrangler, l'attacha au chapeau de sa belle compagne. Elle, alors, souriant a son tour, baisa tendrement la main qui lui faisait ce present. Le roi rougit de plaisir; il regarda Mme de Montespan avec le feu du desir et de l'amour. -- Que me donnerez-vous en echange? dit-il. Elle cassa un des panaches du cypres et l'offrit au roi, enivre d'espoir. -- Mais, dit tout bas Aramis a d'Artagnan, le present est triste, car ce cypres ombrage une tombe. -- Oui, et cette tombe est celle de Raoul de Bragelonne, dit d'Artagnan tout haut; de Raoul, qui dort sous cette croix aupres d'Athos son pere. Un gemissement retentit derriere eux. Il virent une femme tomber evanouie. Mlle de La Valliere avait tout vu, et elle venait de tout entendre. -- Pauvre femme! murmura d'Artagnan, qui aida ses femmes a la deposer dans son carrosse, a elle desormais de souffrir. Le soir, en effet, d'Artagnan s'asseyait a la table du roi aupres de M. Colbert et de M. le duc d'Alameda. Le roi fut gai. Il fit mille politesses a la reine, mille tendresses a Madame, assise a sa gauche et fort triste. On se fut cru au temps calme, alors que le roi guettait dans les yeux de sa mere l'aveu ou le desaveu de ce qu'il venait de dire. De maitresse, a ce diner, il n'en fut pas question. Le roi adressa deux ou trois fois la parole a Aramis, en l'appelant M. l'ambassadeur, ce qui augmenta la surprise que ressentait deja d'Artagnan de voir son ami le rebelle si merveilleusement bien en cour. Le roi, en se levant de table, offrit la main a la reine, et fit un signe a Colbert, dont l'oeil epiait celui du maitre. Colbert prit a part d'Artagnan et Aramis. Le roi se mit a causer avec sa soeur, tandis que Monsieur, inquiet, entretenait la reine d'un air preoccupe, sans quitter sa femme et son frere du coin des yeux. La conversation entre Aramis, d'Artagnan et Colbert roula sur des sujets indifferents. Ils parlerent des ministres precedents; Colbert raconta Mazarin et se fit raconter Richelieu. D'Artagnan ne pouvait revenir de voir cet homme au sourcil epais, au front bas, contenir tant de bonne science et de joyeuse humeur. Aramis s'etonnait de cette legerete d'esprit qui permettait a un homme grave de retarder avec avantage le moment d'une conversation plus serieuse, a laquelle personne ne faisait allusion, bien que les trois interlocuteurs en sentissent l'imminence. On voyait, aux mines embarrassees de Monsieur, combien la conversation du roi et de Madame le genait. Madame avait presque les yeux rouges; allait-elle se plaindre? allait-elle faire un petit scandale en pleine cour? Le roi la prit a part, et, d'un ton si doux, qu'il dut rappeler a la princesse ces jours ou on l'aimait pour elle: -- Ma soeur, lui dit-il, pourquoi ces beaux yeux ont-ils pleure? -- Mais, Sire... dit-elle. -- Monsieur est jaloux, n'est-ce pas, ma soeur? Elle regarda du cote de Monsieur, signe infaillible qui avertit le prince qu'on s'occupait de lui. -- Oui... fit-elle. -- Ecoutez-moi, reprit le roi, si vos amis vous compromettent, ce n'est pas la faute de Monsieur. Il dit ces mots avec une telle douceur, que Madame, encouragee, elle qui avait tant de chagrins depuis longtemps, faillit eclater en pleurs, tant son coeur se brisait. -- Voyons, voyons, chere soeur, dit le roi, contez-nous ces douleurs-la; foi de frere! j'y compatis; foi de roi! j'y mettrai un terme. Elle releva ses beaux yeux; et, avec melancolie: Ce ne sont pas mes amis qui me compromettent, dit-elle, ils sont absents ou caches; on les a fait prendre en disgrace a Votre Majeste, eux si devoues, si bons, si loyaux. -- Vous me dites cela pour Guiche, que j'avais exile sur la demande de Monsieur? -- Et qui, depuis cet exil injuste, cherche a se faire tuer une fois par jour! -- Injuste, dites-vous, ma soeur? -- Tellement injuste, que si je n'eusse pas eu pour Votre Majeste le respect mele d'amitie que j'ai toujours... -- Eh bien? -- Eh bien! j'eusse demande a mon frere Charles, sur qui je puis tout... Le roi tressaillit. -- Quoi donc? -- Je lui eusse demande de vous faire representer que Monsieur et son favori, M. le chevalier de Lorraine, ne doivent pas impunement se faire les bourreaux de mon honneur et de mon bonheur. -- Le chevalier de Lorraine, dit le roi, cette sombre figure? -- Est mon mortel ennemi. Tant que cet homme vivra dans ma maison, ou Monsieur le retient et lui donne tout pouvoir, je serai la derniere femme de ce royaume. -- Ainsi, dit le roi avec lenteur, vous appelez votre frere d'Angleterre un meilleur ami que moi? -- Les actions sont la, Sire. -- Et vous aimiez mieux aller demander secours a... -- A mon pays! dit-elle avec fierte; oui, Sire. Le roi lui repondit: -- Vous etes petite-fille de Henri IV comme moi, mon amie. Cousin et beau-frere, est-ce que cela ne fait pas bien la monnaie du titre de frere germain? -- Alors, dit Henriette, agissez. -- Faisons alliance. -- Commencez. -- J'ai, dites-vous, exile injustement Guiche? -- Oh! oui, fit-elle en rougissant. -- Guiche reviendra. -- Bien. -- Et, maintenant, vous dites que j'ai tort de laisser dans votre maison le chevalier de Lorraine, qui donne contre vous de mauvais conseils a Monsieur? -- Retenez bien ce que je vous dis, Sire; le chevalier de Lorraine, un jour... Tenez, si jamais je finis mal, souvenez-vous que d'avance j'accuse le chevalier de Lorraine... c'est une ame capable de tous les crimes! -- Le chevalier de Lorraine ne vous incommodera plus, c'est moi qui vous le promets. -- Alors ce sera un vrai preliminaire d'alliance, Sire; je le signe... Mais, puisque vous avez fait votre part, dites-moi quelle sera la mienne? -- Au lieu de me brouiller avec votre frere Charles, il faudrait me faire son ami plus intime que jamais. -- C'est facile. -- Oh! pas autant que vous croyez; car, en amitie ordinaire, on s'embrasse, on se fete, et cela coute seulement un baiser ou une reception, frais faciles; mais en amitie politique... -- Ah! c'est une amitie politique? -- Oui, ma soeur, et alors, au lieu d'accolades et de festins, ce sont des soldats qu'il faut servir tout vivants et tout equipes a son ami; des vaisseaux qu'il faut lui offrir tout armes avec canons et vivres. Il en resulte qu'on n'a pas toujours ses coffres disposes a faire de ces amities la. -- Ah! vous avez raison, dit Madame... les coffres du roi d'Angleterre sont un peu sonores depuis quelque temps. -- Mais vous, ma soeur, vous qui avez tant d'influence sur votre frere, vous obtiendrez peut-etre ce qu'un ambassadeur n'obtiendra jamais. -- Il faut pour cela que j'allasse a Londres, mon cher frere. -- J'y avais bien pense, repartit vivement le roi, et je m'etais dit qu'un voyage semblable vous donnerait un peu de distraction. -- Seulement, interrompit Madame, il est possible que j'echoue. Le roi d'Angleterre a des conseillers dangereux. -- Des conseilleres, voulez-vous dire? -- Precisement. Si, par hasard, Votre Majeste avait l'intention, je ne fais que supposer, de demander a Charles II son alliance pour une guerre... -- Pour une guerre? -- Oui. Eh bien! alors, les conseilleres du roi, qui sont au nombre de sept, Mlle Stewart, Mlle Wells, Mlle Gwyn, miss Orchay, Mlle Zunga, miss Daws et la comtesse de Castelmaine, representeront au roi que la guerre coute beaucoup d'argent; qu'il vaut mieux donner des bals et des soupers dans Hampton-Court que d'equiper des vaisseaux de ligne a Portsmouth et a Greenwich. -- Et alors, votre negociation manquera? -- Oh! ces dames font manquer toutes les negociations qu'elles ne font pas elles-memes. -- Savez-vous l'idee que j'ai eue, ma soeur? -- Non. Dites. -- C'est qu'en cherchant bien autour de vous, vous eussiez peut- etre trouve une conseillere a emmener pres du roi, et dont l'eloquence eut paralyse le mauvais vouloir des sept autres. -- C'est, en effet, une idee, Sire, et je cherche. -- Vous trouverez. -- Je l'espere. -- Il faudrait une jolie personne: mieux vaut un visage agreable qu'un difforme, n'est-ce pas? -- Assurement. -- Un esprit vif, enjoue, audacieux? -- Certes. -- De la noblesse... autant qu'il en faut pour s'approcher sans gaucherie du roi. Assez peu pour n'etre pas embarrassee de sa dignite de race. -- Tres juste. -- Et... qui sut un peu l'anglais. -- Mon Dieu! mais quelqu'un, s'ecria vivement Madame, comme Mlle de Keroualle, par exemple. -- Eh! mais oui, dit Louis XIV, vous avez trouve... c'est vous qui avez trouve, ma soeur. -- Je l'emmenerai. Elle n'aura pas a se plaindre, je suppose. -- Mais non, je la nomme seductrice plenipotentiaire d'abord, et j'ajouterai les douaires au titre. -- Bien. -- Je vous vois deja en route, chere petite soeur, et consolee de tous vos chagrins. -- Je partirai a deux conditions. Le premiere, c'est que je saurai sur quoi negocier. -- Le voici. Les Hollandais, vous le savez, m'insultent chaque jour dans leurs gazettes et par leur attitude republicaine. Je n'aime pas les republiques. -- Cela se concoit, Sire. -- Je vois avec peine que ces rois de la mer, ils s'appellent ainsi, tiennent le commerce de la France dans les Indes, et que leurs vaisseaux occuperont bientot tous les ports de l'Europe; une pareille force m'est trop voisine, ma soeur. -- Ils sont vos allies, cependant? -- C'est pourquoi ils ont eu tort de faire frapper cette medaille que vous savez, qui represente la Hollande arretant le soleil, comme Josue, avec cette legende: _Le soleil s'est arrete devant moi_. C'est peu fraternel, n'est-ce pas? -- Je croyais que vous aviez oublie cette misere? -- Je n'oublie jamais rien, ma soeur. Et si mes amis vrais, tels que votre frere Charles, veulent me seconder... La princesse resta pensive. -- Ecoutez: il y a l'empire des mers a partager, fit Louis XIV. Pour ce partage que subissait l'Angleterre, est-ce que je ne representerai pas la seconde part aussi bien que les Hollandais? -- Nous avons Mlle de Keroualle pour traiter cette question-la, repartit Madame. -- Votre seconde condition, je vous prie, pour partir, ma soeur? -- Le consentement de Monsieur, mon mari. -- Vous l'allez avoir. -- Alors, je suis partie, mon frere. En ecoutant ces mots, Louis XIV se retourna vers le coin de la salle ou se trouvaient Colbert et Aramis avec d'Artagnan, et il fit avec son ministre un signe affirmatif. Colbert brisa alors la conversation au point ou elle se trouvait et dit a Aramis: -- Monsieur l'ambassadeur, voulez-vous que nous parlions affaires? D'Artagnan s'eloigna aussitot par discretion. Il se dirigea vers la cheminee, a portee d'entendre ce que le roi allait dire a Monsieur, lequel, plein d'inquietude, venait a sa rencontre. Le visage du roi etait anime. Sur son front se lisait une volonte dont l'expression redoutable ne rencontrait deja plus de contradiction en France, et ne devait bientot plus en rencontrer en Europe. -- Monsieur, dit le roi a son frere, je ne suis pas content de M. le chevalier de Lorraine. Vous, qui lui faites l'honneur de le proteger, conseillez-lui de voyager pendant quelques mois. Ces mots tomberent avec le fracas d'une avalanche sur Monsieur, qui adorait ce favori et concentrait en lui toutes les tendresses. Il s'ecria: -- En quoi le chevalier a-t-il pu deplaire a Votre Majeste? Il lanca un furieux regard a Madame. -- Je vous dirai cela quand il sera parti, repliqua le roi impassible. Et aussi quand Madame, que voici, aura passe en Angleterre. -- Madame en Angleterre! murmura Monsieur saisi de stupeur. -- Dans huit jours, mon frere, continua le roi, tandis que, nous deux, nous irons ou je vous dirai. Et le roi tourna les talons apres avoir souri a son frere pour adoucir l'amertume de ces deux nouvelles. Pendant ce temps-la, Colbert causait toujours avec M. le duc d'Alameda. -- Monsieur, dit Colbert a Aramis, voici le moment de nous entendre. Je vous ai raccommode avec le roi, et je devais bien cela a un homme de votre merite; mais, comme vous m'avez quelquefois temoigne de l'amitie, l'occasion s'offre de m'en donner une preuve. Vous etes d'ailleurs plus Francais qu'Espagnol. Aurons-nous, repondez-moi franchement, la neutralite de l'Espagne, si nous entreprenons contre les Provinces-Unies? -- Monsieur, repliqua Aramis, l'interet de l'Espagne est bien clair. Brouiller avec l'Europe les Provinces-Unies contre lesquelles subsiste l'ancienne rancune de leur liberte conquise, c'est notre politique; mais le roi de France est allie des Provinces-Unies. Vous n'ignorez pas ensuite que ce serait une guerre maritime, et que la France n'est pas, je crois, en etat de la faire avec avantage. Colbert, se retournant a ce moment, vit d'Artagnan qui cherchait un interlocuteur pendant les apartes du roi et de Monsieur. Il l'appela. Et tout bas a Aramis: -- Nous pouvons causer avec M. d'Artagnan, dit-il. -- Oh! certes, repondit l'ambassadeur. -- Nous etions a dire, M. d'Alameda et moi, fit Colbert, que la guerre avec les Provinces-Unies serait une guerre maritime. -- C'est evident, repondit le mousquetaire. -- Et qu'en pensez-vous, monsieur d'Artagnan? -- Je pense que, pour faire cette guerre maritime, il nous faudrait une bien grosse armee de terre. -- Plait-il? fit Colbert qui croyait avoir mal entendu. -- Pourquoi une armee de terre? dit Aramis. -- Parce que le roi sera battu sur mer s'il n'a pas les Anglais avec lui, et que, battu sur mer, il sera vite envahi, soit par les Hollandais dans les ports, soit par les Espagnols sur terre. -- L'Espagne neutre? dit Aramis. -- Neutre tant que le roi sera le plus fort, repartit d'Artagnan. Colbert admira cette sagacite, qui ne touchait jamais a une question sans l'eclairer a fond. Aramis sourit. Il savait trop que, en fait de diplomates, d'Artagnan ne reconnaissait pas de maitre. Colbert, qui, comme tous les hommes d'orgueil, caressait sa fantaisie avec une certitude de succes, reprit la parole: -- Qui vous dit, monsieur d'Artagnan, que le roi n'a pas de marine? -- Oh! je ne me suis pas occupe de ces details, repliqua le capitaine. Je suis un mediocre homme de mer. Comme tous les gens nerveux, je hais la mer, j'ai idee qu'avec des vaisseaux, la France etant un port de mer a deux cents tetes, on aurait des marins. Colbert tira de sa poche un petit carnet oblong, divise en deux colonnes. Sur la premiere, etaient des noms de vaisseaux; sur la seconde, des chiffres resumant le nombre de canons et d'hommes qui equipaient ces vaisseaux. -- J'ai eu la meme idee que vous, dit-il a d'Artagnan, et je me suis fait faire un releve des vaisseaux, que nous avons additionnes. Trente-cinq vaisseaux. -- Trente-cinq vaisseaux! C'est impossible! s'ecria d'Artagnan. -- Quelque chose comme deux mille pieces de canon, fit Colbert. C'est ce que le roi possede en ce moment. Avec trente-cinq vaisseaux on fait trois escadres, mais j'en veux cinq. -- Cinq! s'ecria Aramis. -- Elles seront a flot avant la fin de l'annee, messieurs; le roi aura cinquante vaisseaux de ligne. On lutte avec cela, n'est-ce pas? -- Faire des vaisseaux, dit d'Artagnan, c'est difficile, mais possible. Quant a les armer, comment faire? En France, il n'y a ni fonderies, ni chantiers militaires. -- Bah! repondit Colbert d'un air epanoui, depuis un an et demi, j'ai installe tout cela, vous ne savez donc pas? Connaissez-vous M. d'Infreville? -- D'Infreville? repliqua d'Artagnan; non. -- C'est un homme que j'ai decouvert. Il a une specialite, il sait faire travailler des ouvriers. C'est lui qui, a Toulon, fait fondre des canons et tailler des bois de Bourgogne. Et puis, vous n'allez peut-etre pas croire ce que je vais vous dire, monsieur l'ambassadeur: j'ai eu encore une idee. -- Oh! monsieur, fit Aramis civilement, je vous crois toujours. -- Figurez-vous que, speculant sur le caractere des Hollandais nos allies, je me suis dit: Ils sont marchands, ils sont amis avec le roi, ils seront heureux de vendre a Sa Majeste ce qu'ils fabriquent pour eux-memes. Donc, plus on achete... Ah! il faut que j'ajoute ceci: J'ai Forant... Connaissez-vous Forant, d'Artagnan? Colbert s'oubliait. Il appelait le capitaine d'Artagnan tout court, comme le roi. Mais le capitaine sourit. -- Non, repliqua-t-il, je ne le connais pas. -- C'est encore un homme que j'ai decouvert, une specialite pour acheter. Ce Forant m'a achete trois-cent cinquante mille livres de fer en boulets, deux-cent mille livres de poudre, douze chargements de bois du Nord, des meches, des grenades, du brai, du goudron, que sais-je, moi? avec une economie de sept pour cent sur ce que me couteraient toutes ces choses fabriquees en France. -- C'est une idee, repondit d'Artagnan, de faire fondre des boulets hollandais qui retourneront aux Hollandais. -- N'est-ce pas? avec perte. Et Colbert se mit a rire d'un gros rire sec. Il etait ravi de sa plaisanterie. -- De plus, ajouta-t-il, ces memes Hollandais font au roi, en ce moment, six vaisseaux sur le modele des meilleurs de leur marine. Destouches... Ah! vous ne connaissez pas Destouches, peut-etre? -- Non, monsieur. -- C'est un homme qui a le coup d'oeil assez singulierement sur pour dire, quand il sort un navire sur l'eau, quels sont les defauts et les qualites de ce navire. C'est precieux cela, savez- vous! La nature est vraiment bizarre. Eh bien! ce Destouches m'a paru devoir etre un homme utile dans un port, et il surveille la construction de six vaisseaux de soixante-dix-huit que les Provinces font construire pour Sa Majeste. Il resulte de tout cela, mon cher monsieur d'Artagnan, que le roi, s'il voulait se brouiller avec les Provinces, aurait une bien jolie flotte. Or, vous savez mieux que personne si l'armee de terre est bonne. D'Artagnan et Aramis se regarderent, admirant le mysterieux travail que cet homme avait opere depuis peu d'annees. Colbert les comprit, et fut touche par cette flatterie, la meilleure de toutes.: -- Si nous ne le savions pas en France, dit d'Artagnan, hors de France on le sait encore moins. -- Voila pourquoi je disais a M. l'ambassadeur, fit Colbert, que l'Espagne promettant sa neutralite, l'Angleterre nous aidant... -- Si l'Angleterre vous aide, dit Aramis, je m'engage pour la neutralite de l'Espagne. -- Touchez la, se hata de dire Colbert avec sa brusque bonhomie. Et, a propos de l'Espagne, vous n'avez pas la Toison d'or, monsieur d'Alameda. J'entendais le roi dire l'autre jour qu'il aimerait a vous voir porter le grand cordon de Saint-Michel. Aramis s'inclina. "Oh! pensa d'Artagnan, et Porthos qui n'est plus la! Que d'aunes de rubans pour lui dans ces largesses! Bon Porthos!" -- Monsieur d'Artagnan, reprit Colbert, a nous deux. Vous aurez, je le parie, du gout pour mener les mousquetaires en Hollande. Savez-vous nager? Et il se mit a rire comme un homme agite de belle humeur. -- Comme une anguille, repliqua d'Artagnan. -- Ah! c'est qu'on a de rudes traversees de canaux et de marecages, la-bas, monsieur d'Artagnan, et les meilleurs nageurs s'y noient. -- C'est mon etat, repondit le mousquetaire, de mourir pour Sa Majeste. Seulement, comme il est rare qu'a la guerre on trouve beaucoup d'eau sans un peu de feu, je vous declare a l'avance que je ferai mon possible pour choisir le feu. Je me fais vieux, l'eau me glace; le feu rechauffe, monsieur Colbert. Et d'Artagnan fut si beau de vigueur et de fierte juvenile en prononcant ces paroles, que Colbert, a son tour, ne put s'empecher de l'admirer. D'Artagnan s'apercut de l'effet qu'il avait produit. Il se rappela que le bon marchand est celui qui fait priser haut sa marchandise lorsqu'elle a de la valeur. Il prepara donc son prix d'avance. -- Ainsi, dit Colbert, nous allons en Hollande? -- Oui, repliqua d'Artagnan; seulement... -- Seulement?... fit Colbert. -- Seulement, repeta d'Artagnan, il y a dans tout la question d'interet et la question d'amour-propre. C'est un beau traitement que celui de capitaine de mousquetaires; mais, notez ceci: nous avons maintenant les gardes du roi et la maison militaire du roi. Un capitaine des mousquetaires doit, ou commander a tout cela, et alors il absorberait cent mille livres par an pour frais de representation et de table... -- Supposez-vous, par hasard, que le roi marchande avec vous? dit Colbert. -- Eh! monsieur, vous ne m'avez pas compris, repliqua d'Artagnan, sur d'avoir emporte la question d'interet; je vous disais que moi, vieux capitaine, autrefois chef de la garde du roi, ayant le pas sur les marechaux de France, je me vis, un jour de tranchee, deux egaux, le capitaine des gardes et le colonel commandant les Suisses. Or, a aucun prix, je ne souffrirais cela. J'ai de vieilles habitudes, j'y tiens. Colbert sentit le coup. Il y etait prepare, d'ailleurs. -- J'ai pense a ce que vous me disiez tout a l'heure, repondit-il. -- A quoi, monsieur? -- Nous parlions des canaux et des marais ou l'on se noie. -- Eh bien? -- Eh bien! si l'on se noie, c'est faute d'un bateau, d'une planche, d'un baton. -- D'un baton si court qu'il soit, dit d'Artagnan. -- Precisement, fit Colbert. Aussi, je ne connais pas d'exemple qu'un marechal de France se soit jamais noye. D'Artagnan palit de joie, et, d'une voix mal assuree: -- On serait bien fier de moi dans mon pays, dit-il, si j'etais marechal de France; mais il faut avoir commande en chef une expedition pour obtenir le baton. -- Monsieur, lui dit Colbert, voici dans ce carnet, que vous mediterez, un plan de campagne que vous aurez a faire observer au corps de troupes que le roi met sous vos ordres pour la campagne, au printemps prochain. D'Artagnan prit le livre en tremblant, et ses doigts rencontrant ceux de Colbert, le ministre serra loyalement la main du mousquetaire. -- Monsieur, lui dit-il, nous avions tous deux une revanche a prendre l'un sur l'autre. J'ai commence; a votre tour! -- Je vous fais reparation, monsieur, repondit d'Artagnan, et vous supplie de dire au roi que la premiere occasion qui me sera offerte comptera pour une victoire, ou verra ma mort. -- Je fais broder des a present, dit Colbert, les fleurs de lis d'or de votre baton de marechal. Le lendemain de ce jour, Aramis, qui partait pour Madrid afin de negocier la neutralite de l'Espagne, vint embrasser d'Artagnan a son hotel. -- Aimons-nous pour quatre, dit d'Artagnan, nous ne sommes plus que deux. -- Et tu ne me verras peut-etre plus, cher d'Artagnan, dit Aramis; si tu savais comme je t'ai aime! Je suis vieux, je suis eteint, je suis mort. -- Mon ami, dit d'Artagnan, tu vivras plus que moi, la diplomatie t'ordonne de vivre; mais, moi, l'honneur me condamne a mort. -- Bah! les hommes comme nous, monsieur le marechal, dit Aramis, ne meurent que rassasies, de joie et de gloire. -- Ah! repliqua d'Artagnan avec un triste sourire, c'est qu'a present je ne me sens plus d'appetit, monsieur le duc. Ils s'embrasserent encore, et, deux heures apres, ils etaient separes. Chapitre CCLXVIII -- La mort de M. d'Artagnan Contrairement a ce qui arrive toujours, soit en politique, soit en morale, chacun tint ses promesses et fit honneur a ses engagements. Le roi appela M. de Guiche et chassa M. le chevalier de Lorraine; de telle facon que Monsieur en fit une maladie. Madame partit pour Londres, ou elle s'appliqua si bien a faire gouter a Charles II, son frere, les conseils politiques de Mlle de Keroualle, que l'alliance entre la France et l'Angleterre fut signee, et que les vaisseaux anglais lestes par quelques millions d'or francais, firent une terrible campagne contre les flottes des Provinces-Unies. Charles II avait promis a Mlle de Keroualle un peu de reconnaissance pour ses bons conseils: il la fit duchesse de Portsmouth. Colbert avait promis au roi des vaisseaux, des munitions et des victoires. Il tint parole, comme on sait. Enfin Aramis, celui de tous sur les promesses duquel on pouvait le moins compter, ecrivit a Colbert la lettre suivante, au sujet des negociations dont il s'etait charge a Madrid: "Monsieur Colbert, "J'ai l'honneur de vous expedier le R.P. d'Oliva, general par interim de la Societe de Jesus, mon successeur provisoire. "Le reverend pere vous expliquera, monsieur Colbert, que je garde la direction de toutes les affaires de l'ordre qui concernent la France et l'Espagne; mais que je ne veux pas conserver le titre de general, qui jetterait trop de lumiere sur la marche des negociations dont Sa Majeste Catholique veut bien me charger. Je reprendrai ce titre par l'ordre de Sa Majeste quand les travaux que j'ai entrepris, de concert avec vous, pour la plus grande gloire de Dieu et de son Eglise, seront menes a bonne fin. "Le R.P. d'Oliva vous instruira aussi, monsieur, du consentement que donne Sa Majeste Catholique a la signature d'un traite qui assure la neutralite de l'Espagne, dans le cas d'une guerre entre la France et les Provinces-Unies. "Ce consentement serait valable, meme si l'Angleterre, au lieu de se porter active, se contentait de demeurer neutre. "Quant au Portugal, dont nous avions parle vous et moi, monsieur, je puis vous assurer qu'il contribuera de toutes ses ressources a aider le roi Tres Chretien dans sa guerre. "Je vous prie, monsieur Colbert, de me vouloir garder votre amitie, comme aussi de croire a mon profond attachement, et de mettre mon respect aux pieds de Sa Majeste Tres Chretienne. _Signe_: Duc d'Alameda." Aramis avait donc tenu plus qu'il n'avait promis; il restait a savoir comment le roi, M. Colbert et M. d'Artagnan seraient fideles les uns aux autres. Au printemps, comme l'avait predit Colbert, l'armee de terre entra en campagne. Elle precedait, dans un ordre magnifique, la Cour de Louis XIV, qui, parti a cheval, entoure de carrosses pleins de dames et de courtisans, menait a cette fete sanglante l'elite de son royaume. Les officiers de l'armee n'eurent, il est vrai, d'autre musique que l'artillerie des forts hollandais; mais ce fut assez pour un grand nombre, qui trouverent dans cette guerre les honneurs, l'avancement, la fortune ou la mort. M. d'Artagnan partit, commandant un corps de douze mille hommes, cavalerie et infanterie, avec lequel il eut ordre de prendre les differentes places qui sont les noeuds de ce reseau strategique qu'on appelle la Frise. Jamais armee ne fut conduite plus galamment a une expedition. Les officiers savaient que le maitre, aussi prudent, aussi ruse qu'il etait brave, ne sacrifierait ni un homme ni un pouce de terrain sans necessite. Il avait les vieilles habitudes de la guerre: vivre sur le pays, tenir le soldat chantant, l'ennemi pleurant. Le capitaine des mousquetaires du roi mettait sa coquetterie a montrer qu'il savait l'etat. On ne vit jamais occasions mieux choisies, coups de main mieux appuyes, fautes de l'assiege mieux mises a profit. L'armee de d'Artagnan prit douze petites places en un mois. Il en etait a la treizieme, et celle-ci tenait depuis cinq jours. D'Artagnan fit ouvrir la tranchee sans paraitre supposer que ces gens-la pussent jamais se prendre. Les pionniers et les travailleurs etaient, dans l'armee de cet homme, un corps rempli d'emulation, d'idees et de zele, parce qu'il les traitait en soldats, savait leur rendre la besogne glorieuse, et ne les laissait jamais tuer que quand il ne pouvait faire autrement. Aussi fallait-il voir l'acharnement avec lequel se retournaient les marecageuses glebes de la Hollande. Ces tourbieres et ces glaises fondaient, aux dires des soldats, comme le beurre aux vastes poeles des menageres frisonnes. M. d'Artagnan expedia un courrier au roi pour lui donner avis des derniers succes; ce qui redoubla la belle humeur de Sa Majeste et ses dispositions a bien feter les dames. Ces victoires de M. d'Artagnan donnaient tant de majeste au prince, que Mme de Montespan ne l'appela plus que Louis l'Invincible. Aussi, Mlle de La Valliere, qui n'appelait le roi que Louis le Victorieux, perdit-elle beaucoup de la faveur de Sa Majeste. D'ailleurs, elle avait souvent les yeux rouges, et, pour un invincible, rien n'est aussi rebutant qu'une maitresse qui pleure, alors que tout sourit autour de lui. L'astre de Mlle de La Valliere se noyait a l'horizon dans les nuages et les larmes. Mais la gaiete de Mme de Montespan redoublait avec les succes du roi, et le consolait de toute autre disgrace. C'etait a d'Artagnan que le roi devait cela. Sa Majeste voulut reconnaitre ces services; il ecrivit a M. Colbert: "Monsieur Colbert, nous avons une promesse a remplir envers M. d'Artagnan, qui tient les siennes. Je vous fais savoir qu'il est l'heure de s'y executer. Toutes provisions a cet egard vous seront fournies en temps utile. "Louis." En consequence, Colbert, qui retenait pres de lui l'envoye de d'Artagnan, remit a cet officier une lettre de lui, Colbert, pour d'Artagnan, et un petit coffre de bois d'ebene incruste d'or, qui n'etait pas fort volumineux en apparence, mais qui sans doute, etait bien lourd, puisqu'on donna au messager une garde de cinq hommes pour l'aider a le porter. Ces gens arriverent devant la place qu'assiegeait M. d'Artagnan vers le point du jour, et ils se presenterent au logement du general. Il leur fut repondu que M. d'Artagnan, contrarie d'une sortie que lui avait faite la veille le gouverneur, homme sournois, et dans laquelle on avait comble les ouvrages, tue soixante-dix-sept hommes et commence a reparer une breche, venait de sortir avec une dizaine de compagnies de grenadiers pour faire relever les travaux. L'envoye de M. Colbert avait ordre d'aller chercher M. d'Artagnan partout ou il serait, a quelque heure que ce fut du jour ou de la nuit. Il s'achemina donc vers les tranchees, suivi de son escorte, tous a cheval. On apercut en plaine decouverte M. d'Artagnan avec son chapeau galonne d'or, sa longue canne et ses grands parements dores. Il machonnait sa moustache blanche, et n'etait occupe qu'a secouer, avec sa main gauche, la poussiere que jetaient sur lui en passant les boulets qui effondraient le sol. Aussi, dans ce terrible feu qui remplissait l'air de sifflements, voyait-on les officiers manier la pelle, les soldats rouler les brouettes, et les vastes fascines, s'elevant portees ou trainees par dix a vingt hommes, couvrir le front de la tranchee, rouverte jusqu'au coeur par cet effort furieux du general animant ses soldats. En trois heures, tout avait ete retabli. D'Artagnan commencait a parler plus doucement. Il fut tout a fait calme quand le capitaine des pionniers vint lui dire, le chapeau a la main, que la tranchee etait logeable. Cet homme eut a peine acheve de parler, qu'un boulet lui coupa une jambe et qu'il tomba dans les bras de d'Artagnan. Celui-ci releva son soldat, et, tranquillement, avec toutes sortes de caresses, il le descendit dans la tranchee, aux applaudissements enthousiastes des regiments. Des lors, ce ne fut plus une ardeur, mais un delire; deux compagnies se deroberent et coururent jusqu'aux avant-postes, qu'elles eurent culbutes en un tour de main. Quand leurs camarades, contenus a grand-peine par d'Artagnan, les virent loges sur les bastions, ils s'elancerent aussi, et bientot un assaut furieux fut donne a la contrescarpe, d'ou dependait le salut de la place. D'Artagnan vit qu'il ne lui restait qu'un moyen d'arreter son armee, c'etait de la loger dans la place; il poussa tout le monde sur deux breches que les assieges s'occupaient a reparer; le choc fut terrible. Dix-huit compagnies y prirent part, et d'Artagnan se porta avec le reste a une demi-portee de canon de la place, pour soutenir l'assaut par echelons. On entendait distinctement les cris des Hollandais poignardes sur leurs pieces par les grenadiers de d'Artagnan; la lutte grandissait de tout le desespoir du gouverneur, qui disputait pied a pied sa position. D'Artagnan, pour en finir et faire eteindre le feu qui ne cessait point, envoya une nouvelle colonne, qui troua comme une vrille les portes encore solides, et l'on apercut bientot sur les remparts, dans le feu, la course effaree des assieges poursuivis par les assiegeants. C'est a ce moment que le general, respirant et plein d'allegresse, entendit, a ses cotes, une voix qui lui disait: -- Monsieur, s'il vous plait, de la part de M. Colbert. Il rompit le cachet d'une lettre qui renfermait ces mots: "Monsieur d'Artagnan, le roi me charge de vous faire savoir qu'il vous a nomme marechal de France en recompense de vos bons services et de l'honneur que vous faites a ses armes. "Le roi est charme, monsieur, des prises que vous avez faites; il vous commande, surtout, de finir le siege que vous avez commence, avec bonheur pour vous et succes pour lui." D'Artagnan etait debout, le visage echauffe, l'oeil etincelant. Il leva les yeux pour voir les progres de ses troupes sur ces murs tout enveloppes de tourbillons rouges et noirs. -- J'ai fini, repondit-il au messager. La ville sera rendue dans un quart d'heure. Il continua sa lecture. "Le coffret, monsieur d'Artagnan, est mon present a moi. Vous ne serez pas fache de voir que, tandis que vous autres, guerriers, vous tirez l'epee pour defendre le roi, j'anime les arts pacifiques a vous orner des recompenses dignes de vous. "Je me recommande a votre amitie, monsieur le marechal, et vous supplie de croire a toute la mienne. "Colbert." D'Artagnan, ivre de joie, fit un signe au messager qui s'approcha, son coffret dans les mains. Mais au moment ou le marechal allait s'appliquer a le regarder, une forte explosion retentit sur les remparts et appela son attention du cote de la ville. -- C'est etrange, dit d'Artagnan, que je ne voie pas encore le drapeau du roi sur les murs et qu'on n'entende pas battre la chamade. Il lanca trois cents hommes frais, sous la conduite d'un officier plein d'ardeur, et ordonna qu'on battit une autre breche. Puis, plus tranquille, il se retourna vers le coffret que lui tendait l'envoye de Colbert. C'etait son bien; il l'avait gagne. D'Artagnan allongeait le bras pour ouvrir ce coffret, quand un boulet, parti de la ville, vint broyer le coffre entre les bras de l'officier, frappa d'Artagnan en pleine poitrine, et le renversa sur un talus de terre, tandis que le baton fleurdelise, s'echappant des flancs mutiles de la boite, venait en roulant se placer sous la main defaillante du marechal. D'Artagnan essaya de se relever. On l'avait cru renverse sans blessures. Un cri terrible partit du groupe de ses officiers epouvantes: le marechal etait couvert de sang; la paleur de la mort montait lentement a son noble visage. Appuye sur les bras qui, de toutes parts, se tendaient pour le recevoir, il put tourner une fois encore ses regards vers la place, et distinguer le drapeau blanc a la crete du bastion principal; ses oreilles, deja sourdes aux bruits de la vie, percurent faiblement les roulements du tambour qui annoncaient la victoire. Alors serrant de sa main crispee le baton brode de fleurs de lis d'or, il abaissa vers lui ses yeux qui n'avaient plus la force de regarder au ciel, et il tomba en murmurant ces mots etranges, qui parurent aux soldats surpris autant de mots cabalistiques, mots qui avaient jadis represente tant de choses sur la terre, et que nul, excepte ce mourant, ne comprenait plus: -- Athos, Porthos, au revoir. -- Aramis, a jamais, adieu! Des quatre vaillants hommes dont nous avons raconte l'histoire, il ne restait plus qu'un seul corps: Dieu avait repris les ames. FIN End of the Project Gutenberg EBook of Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. by Alexandre Dumas *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VICOMTE DE BRAGELONNE, TOME IV. *** ***** This file should be named 13950.txt or 13950.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/9/5/13950/ This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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