The Project Gutenberg EBook of Horace, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Horace Author: George Sand Release Date: October 7, 2004 [EBook #13671] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HORACE *** Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr [Illustration (sans legende)] HORACE NOTICE Il faut croire qu'_Horace_ represente un type moderne tres-fidele et tres-repandu, car ce livre m'a fait une douzaine d'ennemis bien conditionnes. Des gens que je ne connaissais pas pretendaient s'y reconnaitre, et m'en voulaient a la mort de les avoir si cruellement devoiles. Pour moi, je repete ici ce que j'ai dit dans la premiere preface; je n'ai fait poser personne pour esquisser ce portrait; je l'ai pris partout et nulle part, comme le type de devouement aveugle que j'ai oppose a ce type de personnalite sans frein. Ces deux types sont eternels, et j'ai oui dire plaisamment a un homme de beaucoup d'esprit, que le monde se divisait en deux series d'etres plus ou moins pensants: _les farceurs_ et _les jobards_. C'est peut-etre ce mot-la qui m'a frappee et qui m'a portee a ecrire _Horace_ vers le meme temps. Je tenais peut-etre a montrer que les exploiteurs sont quelquefois dupes de leur egoisme, que les devoues ne sont pas toujours prives de bonheur. Je n'ai rien prouve; on ne prouve rien avec des contes, ni meme avec des histoires vraies; mais les bonnes gens ont leur conscience qui les rassure, et c'est pour eux surtout que j'ai ecrit ce livre, ou l'on a cru voir tant de malice. On m'a fait trop d'honneur: j'aimerais mieux appartenir a la plus pauvre classe des _jobards_ qu'a la plus illustre des _farceurs_. GEORGE SAND. Nohant, 1er novembre 1852. A M. CHAULES DUVERNET. Certainement nous l'avons connu, mais dissemine entre dix ou douze exemplaires, dont aucun en particulier ne m'a servi de modele. Dieu me preserve de faire la satire d'un individu dans un personnage de roman. Mais celle d'un travers repandu dans le monde de nos jours, je l'ai essayee cette fois-ci encore; et si je n'ai pas mieux reussi que de coutume, comme de coutume je dirai que c'est la faute de l'auteur et non celle de la verite. Les marquis d'aujourd'hui ne sont plus ridicules. Une couche nouvelle de la societe ayant pousse l'ancienne, il est certain que les pretentions et les impertinences de la vanite ont change de place et de nature. J'ai tente de faire un peu attentivement la critique du beau jeune homme de ce temps-ci; et ce _beau_ n'est pas ce qu'a Paris on appelle _lion_. Ce dernier est le plus inoffensif des etres. Horace est un type plus repandu et plus dangereux, parce qu'il est plus eleve en valeur reelle. Un _lion_ n'est le successeur ni des marquis de Moliere ni des roues de la Regence; il n'est ni bon ni mechant; il rentre dans la categorie des enfants qui s'amusent a faire les matamores. Cette impuissante affectation des grands vices qui ne sont plus n'est qu'un tres-petit episode de la scene generale. Horace a du traverser cet episode; mais il partait d'un autre point et cherchait un autre but. Dieu merci, un seul ridicule ne suffit pas a cette jeunesse ambitieuse, qui s'agrandit et s'epure a travers mille erreurs et mille fautes, grace au puissant mobile de l'amour-propre. Mon ami, nous avons souvent parle de ceux de nos contemporains chez qui nous avons vu la personnalite se developper avec un exces effrayant; nous leur avons vu faire beaucoup de mal en voulant faire le bien. Nous les avons parfois railles, souvent repris; plus souvent nous les avons plaints, et toujours nous les avons aimes, _quand meme_! GEORGE SAND. I. Les etres qui nous inspirent le plus d'affection ne sont pas toujours ceux que nous estimons le plus. La tendresse du coeur n'a pas besoin d'admiration et d'enthousiasme: elle est fondee sur un sentiment d'egalite qui nous fait chercher dans un ami un semblable, un homme sujet aux memes passions, aux memes faiblesses que nous. La veneration commande une autre sorte d'affection que cette intimite expansive de tous les instants qu'on appelle l'amitie. J'aurais bien mauvaise opinion d'un homme qui ne pourrait aimer ce qu'il admire; j'en aurais une plus mauvaise encore de celui qui ne pourrait aimer que ce qu'il admire. Ceci soit dit en fait d'amilie seulement. L'amour est tout autre: il ne vit que d'enthousiasme, et tout ce qui porte atteinte a sa delicatesse exaltee le fletrit et le desseche. Mais le plus doux de tous les sentiments humains, celui qui s'alimente des miseres et des fautes connue des grandeurs et des actes heroiques, celui qui est de tous les ages de notre vie, qui se developpe en nous avec le premier sentiment de l'etre, et qui dure autant que nous, celui qui double et etend reellement notre existence, celui qui renait de ses propres cendres et se renoue aussi serre et aussi solide apres s'etre brise; ce sentiment-la, helas! ce n'est pas l'amour, vous le savez bien, c'est l'amitie. Si je disais ici tout ce que je pense et tout ce que je sais de l'amitie, j'oublierais que j'ai une histoire a vous raconter, et j'ecrirais un gros traite en je ne sais combien de volumes; mais je risquerais fort de trouver peu de lecteurs, en ce siecle ou l'amitie a tant passe de mode qu'on n'en trouve guere plus que d'amour. Je me bornerai donc a ce que je viens d'en indiquer peur poser ce preliminaire de mon recit: a savoir, qu'un des amis que je regrette le plus et qui a le plus mele ma vie a la sienne, ce n'a pas ete le plus accompli et le meilleur de tous; mais, au contraire, un jeune homme rempli de defauts et de travers, que j'ai meme meprise et bai a de certaines heures, et pour qui cependant j'ai ressenti une des plus puissantes et des plus invincibles sympathies que j'aie jamais connues. Il se nommait Horace Dumontet; il etait fils d'un petit employe de province a quinze cents francs d'appointements, qui, ayant epouse une heritiere campagnarde riche d'environ dix mille ecus, se voyait a la tete, comme on dit, de trois mille francs de rente. L'avenir, c'est-a-dire l'avancement, etait hypotheque sur son travail, sa sante et sa bonne conduite, c'est-a-dire son adhesion aveugle a tous les actes et a toutes les formes d'un gouvernement et d'une societe quelconque. Personne ne sera etonne d'apprendre que, dans une situation aussi precaire et avec une aisance aussi bornee, M. et Mme Dumontet, le pere et la mere de mon ami, eussent resolu de donner a leur fils ce qu'on appelle de l'education, c'est-a-dire qu'ils l'eussent mis dans un college de province jusqu'a ce qu'il eut ete recu bachelier, et qu'ils l'eussent envoye a Paris pour y suivre les cours de la Faculte, a cette fin de devenir en peu d'annees avocat ou medecin. Je dis que personne n'en sera etonne, parce qu'il n'est guere de famille dans une position analogue qui n'ait fait ce reve ambitieux de donner a ses fils une existence independante. L'_independance_, ou ce qu'il se represente par ce mot emphatique, c'est l'ideal du pauvre employe; il a souffert trop de privations et souvent, helas! trop d'humiliations pour ne pas desirer d'en affranchir sa progeniture; il croit qu'autour de lui sont jetes en abondance des lots de toute sorte, et qu'il n'a qu'a se baisser pour ramasser l'avenir brillant de sa famille. L'homme aspire a monter; c'est grace a cet instinct que se soutient encore l'edifice, si surprenant de fragilite et de duree, de l'inegalite sociale. De toutes les professions qu'un adolescent peut embrasser pour echapper a la misere, jamais, de nos jours, les parents ne s'aviseront d'aller choisir la plus modeste et la plus sure. La cupidite ou la vanite sont toujours juges; on a tant d'exemples de succes autour de soi! Des derniers rangs de la societe, on voit s'elever aux premieres places des prodiges de tout genre, voire des prodiges de nullite. "Et pourquoi, disait M. Dumontet a sa femme, notre Horace ne parviendrait-il pas comme _un tel_, _un tel_, et tant d'autres qui avaient moins de dispositions et de courage que lui?" Madame Dumontet etait un peu effrayee des sacrifices que lui proposait son mari pour lancer Horace dans la carriere; mais le moyen de se persuader qu'on n'a pas donne le jour a l'entant le plus intelligent et le plus favorise du ciel qui ait jamais existe? Madame Dumontet etait une bonne femme toute simple, elevee aux champs, pleine de sens dans la sphere d'idees que son education lui avait permis de parcourir. Mais, en dehors de ce petit cercle, il y avait tout un monde inconnu qu'elle ne voyait qu'avec les yeux de son mari. Quand il lui disait que depuis la Revolution tous les Francais sont egaux devant la loi, qu'il n'y a plus de privileges, et que tout homme de talent peut fendre la presse et arriver, sauf a pousser un pou plus fort que ceux qui se trouvent places plus pres du but, elle se rendait a ces bonnes raisons, craignant de passer pour arrieree, obstinee, et de ressembler en cela aux paysans dont elle sortait. Le sacrifice que lui proposait Dumontet n'etait rien moins que celui d'une moitie de leur revenu. "Avec quinze cents francs, disait-il, nous pouvons vivre et elever notre fille sous nos yeux, modestement; avec le surplus de nos rentes, c'est-a-dire avec mes appointements, nous pouvons entretenir Horace a Taris, sur un bon pied, pendant plusieurs annees." Quinze cents francs pour etre a Paris sur un bon pied, a dix-neuf ans, et quand on est Horace Dumontet!... Madame Dumontet ne reculait devant aucun sacrifice; la digne femme eut vecu de pain noir et marche sans souliers pour etre utile a son fils et agreable a son mari; mais elle s'affligeait de depenser tout d'un coup les economies qu'elle avait faites depuis son mariage, et qui s'elevaient a une dizaine de mille francs. Pour qui ne connait pas la petite vie de province, et l'incroyable habilete des meres de famille a rogner et grappiller sur tontes choses, la possibilite d'economiser plusieurs centaines d'ecus par an sur trois mille francs de rente, sans faire mourir de faim mari, enfants, servantes et chats, paraitra fabuleuse. Mais ceux qui menent cette vie ou qui la voient de pres savent bien que rien n'est plus frequent. La femme sans talent, sans fonctions et sans fortune, n'a d'autre facon d'exister et d'aider l'existence des siens, qu'en exercant l'etrange industrie de se voler elle-meme en retranchant chaque jour, a la consommation de sa famille, un peu du necessaire: cela fait une triste vie, sans charite, sans gaiete, sans variete et sans hospitalite. Mais qu'importe aux riches, qui trouvent la fortune publique tres-equitablement repartie! "Si ces gens-la veulent elever leurs enfants comme les notres, disent-ils en parlant des petits bourgeois, qu'ils se privent! et s'ils ne veulent pas se priver, qu'ils en fassent des artisans et des manoeuvres!" Les riches ont bien raison de parler ainsi au point de vue du droit social; au point de vue du droit humain, que Dieu soit juge! "Et pourquoi, repondent les pauvres gens du fond de leurs tristes demeures, pourquoi nos enfants ne marcheraient-ils pas de pair avec ceux du gros industriel et du noble seigneur? L'education nivelle les hommes, et Dieu nous commande de travailler a ce nivellement." Vous aussi, vous avez bien raison, eternellement raison, braves parents, au point de vue general; et malgre les rudes et frequentes defaites de vos esperances, il est certain que longtemps encore nous marcherons vers l'egalite par cette voie de votre ambition legitime et de votre vanite naive. Mais quand ce nivellement des droits et des esperances sera accompli, quand tout homme trouvera dans la societe le milieu ou son existence sera non-seulement possible, mais utile et feconde, il faut bien esperer que chacun consultera ses forces et se jugera, dans le calme de la liberte, avec plus de raison et de modestie qu'on ne le fait, a cette heure, dans la fievre de l'inquietude et dans l'agitation de la lutte. Il viendra un temps, je le crois fermement, ou tous les jeunes gens ne seront pas resolus a devenir chacun le premier homme de son siecle ou a se bruler la cervelle. Dans ce temps-la, chacun ayant des droits politiques, et l'exercice de ces droits etant considere comme une des faces de la vie de tout citoyen, il est vraisemblable que la carriere politique ne sera plus encombree de ces ambitions palpitantes qui s'y precipitent aujourd'hui avec tant d'aprete, dedaigneuses de toute autre fonction que celle de primer et de gouverner les hommes. Tant il y a que madame Dumontet, qui comptait sur ses dix mille francs d'economie pour doter sa fille, consentit a les entamer pour l'entretien de son fils a Paris, se reservant d'economiser desormais pour marier Camille, la jeune soeur d'Horace. Voila donc Horace sur le beau pave de Paris, avec son titre de bachelier et d'etudiant en droit, ses dix-neuf ans et ses quinze cents livres de pension. Il y avait deja un an qu'il y faisait ou qu'il etait cense y faire ses etudes lorsque je fis connaissance avec lui dans un petit cafe pres le Luxembourg, ou nous allions prendre le chocolat et lire les journaux tous les matins. Ses manieres obligeantes, son air ouvert, son regard vif et doux, me gagnerent a la premiere vue. Entre jeunes gens on est bientot lie, il suffit d'etre assis plusieurs jours de suite a la meme table et d'avoir a echanger quelques mots de politesse, pour qu'au premier matin de soleil et d'expansion la conversation s'engage et se prolonge du cafe au fond des allees du Luxembourg. C'est ce qui nous arriva en effet par une matinee de printemps. Les lilas etaient en fleur, le soleil brillait joyeusement sur le comptoir d'acajou a bronzes dores de madame Poisson, la belle directrice du cafe. Nous nous trouvames, je ne sais comment, Horace et moi, sur les bords du grand bassin, bras dessus, bras dessous, causant comme de vieux amis, et ne sachant point encore le nom l'un de l'autre; car si l'echange de nos idees generales nous avait subitement rapproches, nous n'etions pas encore sortis de cette reserve personnelle qui precisement donne une confiance mutuelle aux personnes bien elevees. Tout ce que j'appris d'Horace ce jour-la, c'est qu'il etait etudiant en droit; tout ce qu'il sut de moi, c'est que j'etudiais la medecine. Il ne me fit de questions que sur la maniere dont j'envisageais la science a laquelle je m'etais voue, et reciproquement. "Je vous admire, me dit-il au moment de me quitter, ou plutot je vous envie: vous travaillez, vous ne perdez pas de temps, vous aimez la science, vous avez de l'espoir, vous marchez droit au but! Quant a moi, je suis dans une voie si differente, qu'au lieu d'y perseverer je ne cherche qu'a en sortir. J'ai le droit en horreur; ce n'est qu'un tissu de mensonges contre l'equite divine et la verite eternelle. Encore si c'etaient des mensonges lies par un systeme logique! mais ce sont, au contraire, des mensonges qui se contredisent impudemment les uns les autres, afin que chacun puisse faire le mal par les moyens de perversite qui lui sont propres! Je declare infame ou absurde tout jeune homme qui pourra prendre au serieux l'etude de la chicane; je le meprise, je le hais!..." Il parlait avec une vehemence qui me plaisait, et qui cependant n'etait pas tout a fait exempte d'un certain parti pris d'avance. On ne pouvait douter de sa sincerite en l'ecoutant; mais on voyait qu'il ne fulminait pas ses imprecations pour la premiere fois. Elles lui venaient trop naturellement pour n'etre pas etudiees, qu'on me pardonne ce paradoxe apparent. Si l'on ne comprend pas bien ce que j'entends par la, on entrera difficilement dans le secret de ce caractere d'Horace, malaise a definir, malaise a mesurer juste pour moi-meme, qui l'ai tant etudie. C'etait un melange d'affectation et de naturel si delicatement unis, que l'on ne pouvait plus distinguer l'un de l'autre, ainsi qu'il arrive dans la preparation de certains mets ou de certaines essences, ou le gout ni l'odorat ne peuvent plus reconnaitre les elements primitifs. J'ai vu des gens a qui, des l'abord, Horace deplaisait souverainement, et qui le tenaient pour pretentieux et boursoufle au supreme degre. J'en ai vu d'autres qui s'engouaient de lui sur-le-champ et n'en voulaient plus demordre, soutenant qu'il etait d'une candeur et d'un _laisser-aller_ sans exemple. Je puis vous affirmer que les uns et les autres se trompaient, ou plutot, qu'ils avaient raison de part et d'autre: Horace etait _affecte naturellement_. Est-ce que vous ne connaissez pas des gens ainsi faits, qui sont venus au monde avec un caractere et des manieres d'emprunt, et qui semblent jouer un role, tout en jouant serieusement le drame de leur propre vie? Ce sont des gens qui se copient eux-memes. Esprits ardents et portes par nature a l'amour des grandes choses, que leur milieu soit prosaique, leur elan n'en est pas moins romanesque; que leurs facultes d'execution soient bornees, leurs conceptions n'en sont pas moins demesurees: aussi se drapent-ils perpetuellement avec le manteau du personnage qu'ils ont dans l'imagination. Ce personnage est bien l'homme meme, puisqu'il est son reve, sa creation, son mobile interieur. L'homme reel marche a cote de l'homme ideal; et comme nous voyons deux representations de nous-memes dans une glace fendue par le milieu, nous distinguons dans cet homme, dedouble pour ainsi dire, deux images qui ne sauraient se detacher, mais qui sont pourtant bien distinctes l'une de l'autre. C'est ce que nous entendons par le mot de seconde nature, qui est devenu synonyme d'habitude. Horace, donc etait ainsi. Il avait nourri en lui-meme un tel besoin de paraitre avec tous ses avantages, qu'il etait toujours habille, pare, reluisant, au moral comme au physique. La nature semblait l'aider a ce travail perpetuel. Sa personne etait belle, et toujours posee dans des altitudes elegantes et faciles. Un bon gout irreprochable ne presidait pas toujours a sa toilette ni a ses gestes; mais un peintre eut pu trouver en lui, a tous les instants du jour, un effet a saisir, il etait grand, bien fait, robuste sans etre lourd. Sa figure etait tres-noble, grace a la purete des lignes; et pourtant elle n'etait pas distinguee, ce qui est bien different. La noblesse est l'ouvrage de la nature, la distinction est celui de l'art; l'une est nee avec nous, l'autre s'acquiert. Elle reside dans un certain arrangement et dans l'expression habituelle. La barbe noire et epaisse d'Horace etait taillee avec un dandysme qui sentait son quartier latin d'une lieue, et sa forte chevelure d'ebene s'epanouissait avec une profusion qu'un dandy veritable aurait eu le soin de reprimer. Mais lorsqu'il passait sa main avec impetuosite dans ce flot d'encre, jamais le desordre qu'elle y portait n'etait ridicule ou nuisible a la beaute du front. Horace savait parfaitement qu'il pouvait impunement deranger dix fois par heure sa coiffure, parce que, selon l'expression qui lui echappa un jour devant moi, ses cheveux _etaient admirablement bien plantes._ Il etait habille avec une sorte de recherche. Il avait un tailleur sans reputation et sans notions de la vraie _fashion_, mais qui avait l'esprit de le comprendre et de hasarder toujours avec lui un parement plus large, une couleur de gilet plus tranchee, une coupe plus cambree, un gilet mieux bombe en plastron qu'il ne le faisait pour ses autres jeunes clients. Horace eut ete parfaitement ridicule sur le boulevard de Gand; mais au jardin du Luxembourg et au parterre de l'Odeon, il etait le mieux mis, le plus degage, le plus serre des cotes, le plus etoffe des flancs, le plus _voyant_, comme on dit en style de journal des modes. Il avait le chapeau sur l'oreille, ni trop ni trop peu, et sa canne n'etait ni trop grosse ni trop legere. Ses habits n'avaient pas ce moelleux de la maniere anglaise qui caracterise les vrais elegants; en revanche, ses mouvements avaient tant de souplesse, et il portait ses _revers_ inflexibles avec tant d'aisance et de grace naturelle, que du fond de leurs carrosses ou du haut de leurs avant-scenes, les dames du noble faubourg, voire les jeunes, avaient pour lui un regard en passant. Horace savait qu'il etait beau, et il le faisait sentir continuellement, quoiqu'il eut l'esprit de ne jamais parler de sa figure. Mais il etait toujours occupe de celle des autres. Il en remarquait minutieusement et rapidement toutes les defectuosites, toutes les particularites desagreables; et naturellement il vous amenait, par ses observations railleuses, a comparer interieurement sa personne a celle de ses victimes. Il etait mordant sur ce sujet-la; et comme il avait un nez admirablement dessine et des yeux magnifiques, il etait sans pitie pour les nez mal faits et pour les yeux vulgaires. Il avait pour les bossus une compassion douloureuse, et chaque fois qu'il m'en faisait remarquer un, j'avais la naivete de regarder en anatomiste sa charpente dorsale, dont les vertebres fremissaient d'un secret plaisir, quoique le visage n'exprimat qu'un sourire d'indifference pour cet avantage frivole d'une belle conformation. Si quelqu'un s'endormait dans une attitude genee ou disgracieuse, Horace etait toujours le premier a en rire. Cela me forca de remarquer, lorsqu'il habita ma chambre, ou que je le surpris dans la sienne, qu'il s'endormait toujours avec un bras plie sous la nuque ou rejete sur la tete comme les statues antiques; et ce fut cette observation, en apparence puerile, qui me conduisit a comprendre cette affectation naturelle, c'est-a-dire innee, dont j'ai parle plus haut. Meme en dormant, meme seul et sans miroir, Horace s'arrangeait pour dormir noblement. Un de nos camarades pretendait mechamment qu'il posait devant les mouches. Que l'on me pardonne ces details. Je crois qu'ils etaient necessaires, et je reviens a mes premiers entretiens avec lui. II. Le jour suivant, je lui demandai pourquoi, ayant une telle repugnance pour le droit, il ne se livrait pas a l'etude de quelque autre science. "Mon cher Monsieur, me dit-il avec une assurance qui n'etait pas de son age, et qui semblait empruntee a l'experience d'un homme de quarante ans, il n'y a aujourd'hui qu'une profession qui conduise a tout, c'est celle d'avocat. --Qu'est-ce donc que vous appelez _tout?_ lui demandai-je? --Pour le moment, me repondit-il, la deputation est tout. Mais attendez un peu, et nous verrons bien autre chose! --Oui, vous comptez sur une nouvelle revolution? Mais si elle n'arrive pas, comment vous arrangerez-vous pour etre depute? Vous avez donc de la fortune? --Non pas precisement; mais j'en aurai. --A la bonne heure. En ce cas, il s'agit pour vous d'avoir votre diplome, et vous n'aurez pas besoin d'exercer. Je le croyais sincerement dans une position de fortune assez eminente pour legitimer sa confiance. Il hesita quelques instants; puis, n'osant me confirmer dans mon erreur, ni m'en tirer brusquement, il reprit: "Il faut exercer pour etre connu... sans aucun doute, avant deux ans les capacites seront admises a la candidature; il faut donc faire preuve de capacite. --Deux ans? cela me parait bien peu; d'ailleurs il vous faut bien le double pour etre recu avocat et pour avoir fait vos preuves de capacite; encore serez-vous loin de l'age... --Est-ce que vous croyez que l'age ne sera pas abaisse comme le cens, a la prochaine session, peut-etre?... --Je ne le crois pas; mais enfin, c'est une question de temps, et je crois qu'un peu plus tot ou un peu plus tard, vous arriverez, si vous en avez la ferme resolution. --N'est-il pas vrai, me dit-il avec un sourire de beatitude et un regard etincelant de fierte, qu'il ne faut que cela dans le monde? Et que, de si bas que l'on parte, on peut gravir aux sommites sociales, si l'on a dans le sein une pensee d'avenir? --Je n'en doute pas, lui repondis-je; le tout est de savoir si l'on aura plus ou moins d'obstacles a renverser, et cela est le secret de la Providence. --Non, mon cher! s'ecria-t-il en passant familierement son bras sous le mien; le tout est de savoir si l'on aura une volonte plus forte que tous les obstacles; et cela, ajouta-t-il en frappant avec force sur son thorax sonore, je l'ai! Nous etions arrives, tout en causant, en face de la Chambre des pairs. Horace semblait pret a grandir comme un geant dans un conte fantastique. Je le regardai, et remarquai que, malgre sa barbe precoce, la rondeur des contours de son visage accusait encore l'adolescence. Son enthousiasme d'ambition rendait le contraste encore plus sensible.--Quel age avez-vous donc? lui demandai-je. --Devinez! me dit-il avec un sourire. --Au premier abord on vous donnerait vingt-cinq ans, lui repondis-je. Mais vous n'en avez peut-etre pas vingt. --Effectivement, je ne les ai pas encore. Et que voulez-vous conclure? --Que votre volonte n'est agee que de deux ou trois ans, et que par consequent elle est bien jeune et bien fragile encore. --Vous vous trompez, s'ecria Horace. Ma volonte est nee avec moi, elle a le meme age que moi. --Cela est vrai dans le sens d'aptitude et d'inneite; mais enfin je presume que cette volonte ne s'est pas encore exercee beaucoup dans la carriere politique! Il ne peut pas y avoir longtemps que vous songez serieusement a etre depute; car il n'y a pas longtemps que vous savez ce que c'est qu'un depute? --Soyez certain que je l'ai su d'aussi bonne heure qu'il est possible a un enfant. A peine comprenais-je le sens des mots, qu'il y avait dans celui-la pour moi quelque chose de magique. Il y a la une destinee, voyez-vous; la mienne est d'etre un homme parlementaire. Oui, oui, je parlerai et je ferai parler de moi! --Soit! lui repondis-je, vous avez l'instrument: c'est un don de Dieu. Apprenez maintenant la theorie. --Qu'entendez-vous par la? le droit, la chicane? --Oh! si ce n'etait que cela! Je veux dire: Apprenez la science de l'humanite, l'histoire, la politique, les religions diverses; et puis, jugez, combinez, formez-vous une certitude... --Vous voulez dire des _idees?_ reprit-il avec ce sourire et ce regard qui imposaient par leur conviction triomphante; j'en ai deja, des idees, et si vous voulez que je vous le dise, je crois que je n'en aurai jamais de meilleures; car nos idees viennent de nos sentiments, et tous mes sentiments, a moi, sont grands! Oui, Monsieur, le ciel m'a fait grand et bon. J'ignore quelles epreuves il me reserve; mais, je le dis avec un orgueil qui ne pourrait faire rire que des sots, je me sens genereux, je me sens fort, je me sens magnanime; mon ame fremit et mon sang bouillonne a l'idee d'une injustice. Les grandes choses m'enivrent jusqu'au delire. Je n'en tire et n'en peux tirer aucune vanite, ce me semble; mais, je le dis avec assurance, je me sens de la race des heros!" Je ne pus reprimer un sourire; mais Horace, qui m'observait, vit que ce sourire n'avait rien de malveillant. "Vous etes surpris, me dit-il, que je m'abandonne ainsi devant vous, que je connais a peine, a des sentiments qu'ordinairement on ne laisse pas percer, meme devant son meilleur ami? Croyez-vous qu'on soit plus modeste pour cela? --Non, certes, et l'on est moins sincere. --Eh bien, donc, sachez que je me trouve meilleur et moins ridicule que tous ces hypocrites qui, se croyant _in petto_ des demi-dieux, baissent sournoisement la tete et affectent une pruderie pretendue de bon gout. Ceux-la sont des egoistes, des ambitieux dans le sens haissable du mot et de la chose. Loin de laisser etaler cet enthousiasme qui est sympathique et autour duquel viennent se grouper toutes les idees fortes, toutes les ames genereuses (et par quel autre moyen s'operent les grandes revolutions?), ils caressent en secret leur etroite superiorite, et, de peur qu'on ne s'en effraie, ils la derobent aux regards jaloux, pour s'en servir adroitement le jour ou leur fortune sera faite. Je vous dis que ces hommes-la ne sont bons qu'a gagner de l'argent et a occuper des places sous un gouvernement corrompu; mais les hommes qui renversent les pouvoirs iniques, ceux qui agitent les passions genereuses, ceux qui remuent serieusement et noblement le monde, les Mirabeau, les Danton, les Pitt, allez voir s'ils s'amusent aux gentillesses de la modestie!" Il y avait du vrai dans ce qu'il disait, et il le disait avec tant de conviction qu'il ne me vint pas dans l'idee de le contredire, quoique j'eusse des lors par education, peut-etre autant que par nature, l'outrecuidance en horreur. Mais Horace avait cela de particulier, qu'en le voyant et en l'ecoutant, on etait sous le charme de sa parole et de son geste. Quand on le quittait, on s'etonnait de ne pas lui avoir demontre son erreur; mais quand on le retrouvait, on subissait de nouveau le magnetisme de son paradoxe. Je me separai de lui ce jour-la, tres-frappe de son originalite, et me demandant si c'etait un fou ou un grand homme. Je penchais pour la derniere opinion. "Puisque vous aimez tant les revolutions, lui dis-je le lendemain, vous avez du vous battre, l'an dernier, aux journees de Juillet? --Helas! j'etais en vacances, me repondit-il; mais la aussi, dans ma petite province, j'ai agi, et si je n'ai pas couru de dangers, ce n'est pas ma faute. J'ai ete de ceux qui se sont organises en garde urbaine volontaire, et qui ont veille au maintien de la conquete. Nous passions des nuits de faction, le fusil sur l'epaule, et si l'ancien systeme eut lutte, s'il eut envoye de la troupe contre nous comme nous nous y attendions, je me flatte que nous nous serions mieux conduits que tous ces vieux epiciers qui ont ete ensuite admis a faire partie de la garde nationale, lorsque le gouvernement l'a organisee. Ceux-la n'avaient pas bouge de leurs boutiques lorsque l'evenement etait encore incertain, et c'est nous qui faisions la ronde autour de la ville, pour les preserver d'une reaction du dehors. Quinze jours apres, lorsque le danger fut eloigne, ils nous auraient passe leurs baionnettes au travers du corps, si nous eussions crie: Vive la liberte!" Ce jour-la, ayant cause assez longtemps avec lui, je lui proposai de rester avec moi jusqu'a l'heure du diner, et ensuite de venir diner rue de l'Ancienne-Comedie, chez Pinson, le plus honnete et le plus affable des restaurateurs du quartier latin. Je le traitai de mon mieux, et il est certain que la cuisine de M. Pinson est excellente, tres-saine et a bon marche: son petit restaurant est le rendez-vous des jeunes aspirants a la gloire litteraire et des etudiants ranges. Depuis que son collegue et rival Dagnaux, officier de la garde nationale equestre, avait fait des prodiges de valeur dans les emeutes, toute une phalange d'etudiants, ses habitues, avait jure de ne plus franchir le seuil de ses domaines, et s'etait rejetee sur les cotelettes plus larges et les biftecks plus epais du pacifique et bienveillant Pinson. Apres diner, nous allames a l'Odeon, voir madame Dorval et Lockroy, dans _Antony_. De ce jour, la connaissance fut faite, et l'amitie nouee completement entre Horace et moi. "Ainsi, lui disais-je dans un entr'acte, vous trouvez l'etude de la medecine encore plus repoussante que celle du droit? --Mon cher, repondit-il, je vous avoue que je ne comprends rien a votre vocation. Se peut-il que vous puissiez plonger chaque jour vos mains, vos regards et votre esprit dans celle boue humaine, sans perdre tout sentiment de poesie et toute fraicheur d'imagination? --Il y a quelque chose de pis que de dissequer les morts, lui dis-je, c'est d'operer les vivants: la, il faut plus de courage et de resolution, je vous assure. L'aspect du plus hideux cadavre fait moins de mal que le premier cri de douleur arrache a un pauvre enfant qui ne comprend rien au mal que vous lui faites. C'est un metier de boucher, si ce n'est pas une mission d'apotre. --On dit que le coeur se desseche a ce metier-la, reprit Horace; ne craignez-vous pas de vous passionner pour la science au point d'oublier l'humanite, comme ont fait tous ces grands anatomistes que l'on vante, et dont je detourne les yeux comme si je rencontrais le bourreau? --J'espere, repondis-je, arriver juste au degre de sang-froid necessaire pour etre utile, sans perdre le sentiment de la pitie et de la sympathie humaine. Pour arriver au calme indispensable, j'ai encore du chemin a faire, et je ne crois pas, d'ailleurs, que le coeur s'endurcisse. --C'est possible, mais enfin, les sens s'enervent, l'imagination se detend, le sentiment du beau et du laid se perd; on ne voit plus de la vie qu'un certain cote materiel ou tout l'ideal arrive a l'idee d'utilite. Avez-vous jamais connu un medecin poete? --Je pourrais vous demander egalement si vous connaissez beaucoup de deputes poetes? Il ne me semble pas que la carriere politique, telle que je l'envisage de nos jours, soit propre a conserver la fraicheur de l'imagination et le fragile coloris de la poesie. --Si la societe etait reformee, s'ecria Horace, cette carriere pourrait etre le plus beau developpement pour la vigueur du cerveau et la sensibilite du coeur; mais il est certain que la route tracee aujourd'hui est dessechante. Quand je songe que pour etre apte a juger des verites sociales, ou la philosophie devrait etre l'unique lumiere, il faut que je connaisse le Code et le Digeste; que je m'assimile Pothier, Ducaurroy et Rogron; que je travaille, en un mot, a m'abrutir, et que, afin de me mettre en contact avec les hommes de mon temps, je descende a leur niveau... oh! alors je songe serieusement a me retirer de la politique. --Mais, dans ce cas, que feriez-vous de cet enthousiasme qui vous devore, de cette grandeur d'ame qui deborde en vous? Et quel aliment donneriez-vous a cette volonte de fer dont vous me faisiez un reproche de douter, il y a peu de jours?" Il prit sa tete entre ses deux mains, appuya ses coudes sur la barre qui separe le parterre de l'orchestre, et resta plonge dans ses reflexions jusqu'au lever de la toile; puis il ecouta le troisieme acte d'_Antony_ avec une attention et une emotion tres-grandes. "Et les passions! s'ecria-t-il lorsque l'acte fut fini. Pour combien comptez-vous les passions dans la vie? --Parlez-vous de l'amour? lui repondis-je. La vie, telle que nous nous la sommes faite, admet en ce genre tout ou rien. Vouloir etre a la fois amant comme Antony et citoyen comme vous, n'est pas possible. Il faut opter. --C'est bien justement la ce que je pensais en ecoutant cet Antony si dedaigneux de la societe, si outre contre elle, si revolte contre tout ce qui fait obstacle a son amour... Avez-vous jamais aime, vous? --Peut-etre. Qu'importe? Demandez a votre propre coeur ce que c'est que l'amour. --Dieu me damne si je m'en doute, s'ecria-t-il en haussant les epaules. Est-ce que j'ai jamais eu le temps d'aimer, moi? Est-ce que je sais ce que c'est qu'une femme? Je suis pur, mon cher, pur comme une oie, ajouta-t-il en eclatant de rire avec beaucoup de bonhomie; et dussiez-vous me mepriser, je vous dirai que, jusqu'a present, les femmes m'ont fait plus de peur que d'envie. J'ai pourtant beaucoup de barbe au menton et beaucoup d'imagination a satisfaire. Eh bien! c'est la surtout ce qui m'a preserve des egarements grossiers ou j'ai vu tomber mes camarades. Je n'ai pas encore rencontre la vierge ideale pour laquelle mon coeur doit se donner la peine de battre. Ces malheureuses grisettes que l'on ramasse a la Chaumiere et autres bergeries immondes, me font tant de pitie, que pour tous les plaisirs de l'enfer, je ne voudrais pas avoir a me reprocher la chute d'un de ces anges deplumes. Et puis, cela a de grosses mains, des nez retrousses; cela fait des _pa-ta-qu'est-ce_, et vous reproche son malheur dans des lettres a mourir de rire. Il n'y a pas meme moyen d'avoir avec cela un remords serieux. Moi, si je me livre a l'amour, je veux qu'il me blesse profondement, qu'il m'electrise, qu'il me navre, ou qu'il m'exalte au troisieme ciel et m'enivre de voluptes. Point de milieu: l'un ou l'autre, l'un et l'autre si l'on veut; mais pas de drame d'arriere-boutique, pas de triomphe d'estaminet! Je veux bien souffrir, je veux bien devenir fou, je veux bien m'empoisonner avec ma maitresse ou me poignarder sur son cadavre; mais je ne veux pas etre ridicule, et surtout je ne, veux pas m'ennuyer un milieu de ma tragedie et la finir par un trait de vaudeville. Mes compagnons raillent beaucoup mon innocence; ils font les don Juan sous mes yeux pour me tenter ou m'eblouir, et je vous assure qu'ils le font a bon marche. Je leur souhaite bien du plaisir; mais j'en desire un autre pour mon compte. A quoi songez-vous? ajouta-t-il en me voyant detourner la tete pour lui cacher une forte envie de rire. --Je songe, lui dis-je, que j'ai demain a dejeuner chez moi une grisette fort aimable, a laquelle je veux vous presenter. --Oh! que Dieu me preserve de ces parties-la! s'ecria-t-il. J'ai cinq ou six de mes amis que je suis condamne a ne plus entrevoir qu'a travers le fantome leger de leurs menageres a la quinzaine. Je sais par coeur le vocabulaire de ces femelles. Fi, vous me scandalisez, vous que je croyais plus grave que tous ces absurdes compagnon! Je les fuis depuis huit jours pour m'attacher a vous, qui me semblez un homme serieux, et qui, a coup sur, avez des moeurs elegantes pour un etudiant; et voila que vous avez une femme, vous aussi! Mon Dieu, ou irai-je me cacher pour ne plus rencontrer de ces femmes-la? --Il faudra pourtant vous risquer a voir la mienne. Je vous dis que j'y tiens, et que j'irai vous chercher si vous ne venez pas dejeuner demain avec elle chez moi. --Si vous etes degoute d'elle, je vous avertis que je ne suis pas l'homme qui vous en debarrasserai. --Mon cher Horace, je vais vous rassurer en vous declarant que si vous etiez tente de la debarrasser de moi, il faudrait commencer par me couper la gorge. --Parlez-vous serieusement? --Le plus serieusement du monde. --En ce cas, j'accepte votre invitation. J'aurai du plaisir a voir de plus pres un veritable amour... --Pour une grisette, n'est-ce pas, cela vous etonne? --Eh bien! oui, cela m'etonne. Quant a moi, je n'ai jamais vu qu'une femme que j'aurais pu aimer, si elle avait eu vingt ans de moins. C'etait une douairiere de province, une chatelaine encore blonde, jadis belle, et parlant, marchant, accueillant et congediant d'une certaine facon, aupres de laquelle toutes les femmes que j'avais vues jusque-la me semblerent des gardeuses de dindons. Cette dame etait d'une ancienne famille; elle avait la taille d'une guepe, les mains d'une vierge de Raphael, les pieds d'une sylphide, le visage d'une momie et la langue d'une vipere. Mais je me suis bien promis de ne jamais prendre une maitresse belle, aimable et jeune, a moins qu'elle n'ait ces pieds et ces mains-la, et surtout ces manieres aristocratiques, et beaucoup de dentelles blanches sur des cheveux blonds. --Mon cher Horace, lui dis-je, vous etes encore loin du temps ou vous aimerez, et peut-etre n'aimerez-vous jamais. --Dieu vous entende! s'ecria-t-il. Si j'aime une fois, je suis perdu. Adieu ma carriere politique; adieu mon austere et vaste avenir! Je ne sais rien etre a demi. Voyons, serai-je orateur, serai-je poete, serai-je amoureux? --Si nous commencions par etre etudiants? lui dis-je. --Helas! vous en parlez a votre aise, repondit-il. Vous etes etudiant et amoureux. Moi, je n'aime pas, et j'etudie encore moins!" III. Horace m'inspirait le plus vif interet. Je n'etais pas absolument convaincu de cette force heroique et de cet austere enthousiasme qu'il s'attribuait dans la sincerite de son coeur. Je voyais plutot en lui un excellent enfant, genereux, candide, plus epris de beaux reves que capable encore de les realiser. Mais sa franchise et son aspiration continuelle vers les choses elevees me le faisaient aimer sans que j'eusse besoin de le regarder comme un heros. Cette fantaisie de sa part n'avait rien de deplaisant: elle temoignait de son amour pour le beau ideal. De deux choses l'une, me disais-je: ou il est appele a etre un homme superieur, et un instinct secret auquel il obeit naivement le lui revele, ou il n'est qu'un brave jeune homme, qui, cette fievre apaisee, verra eclore en lui une bonte douce, une conscience paisible, echauffee de temps a autre par un rayon d'enthousiasme. Apres tout, je l'aimais mieux sous ce dernier aspect. J'eusse ete plus sur de lui voir perdre cette fatuite candide sans perdre l'amour du beau et du bien. L'homme superieur a une terrible destinee devant lui. Les obstacles l'exasperent, et son orgueil est parfois tenace et violent, au point de l'egarer et de changer en une puissance funeste celle que Dieu lui avait donnee pour le bien. D'une maniere ou de l'autre, Horace me plaisait et m'attachait. Ou j'avais a le seconder dans sa force, ou j'avais a le secourir dans sa faiblesse. J'etais plus age que lui de cinq a six ans; j'etais doue d'une nature plus calme; mes projets d'avenir etaient assis et ne me causaient plus de souci personnel. Dans l'age des passions, j'etais preserve des fautes et des souffrances par une affection pleine de douceur et de verite. Je sentais que tout ce bonheur etait un don gratuit de la Providence, que je ne l'avais pas merite assez pour en jouir seul, et que je devais faire profiter quelqu'un de cette serenite de mon ame, en la posant comme un calmant sur une autre ame irritable ou envenimee. Je raisonnais en medecin; mais mon intention etait bonne, et, sauf a repeter les innocentes vanteries de mon pauvre Horace, je dirai que moi aussi, j'etais bon, et plus aimant que je ne savais l'exprimer. La seule chose clairement absurde et blamable que j'eusse trouvee dans mon nouvel ami, c'etait cette aspiration vers la femme aristocratique, en lui, republicain farouche, mauvais juge, a coup sur, en fait de belles manieres, et dedaigneux avec exageration des formes naives et brusques, dont il n'etait certes pas lui-meme aussi _decrasse_ qu'il en avait la pretention. J'avais resolu de lui faire faire connaissance avec Eugenie plus tot que plus tard, m'imaginant que la vue de cette simple et noble creature changerait ses idees ou leur donnerait au moins un cours plus sage. Il la vit, et fut frappe de sa bonne grace, mais il ne la trouva point aussi belle qu'il s'etait imagine devoir etre une femme aimee serieusement. "Elle n'est que _bien_, me dit-il entre deux portes. Il faut qu'elle ait enormement d'esprit.--Elle a plus de jugement que d'esprit, lui repondis-je, et ses anciennes compagnes l'ont jugee fort sotte. Elle servit notre modeste dejeuner, qu'elle avait prepare elle-meme, et cette action prosaique souleva de degout le coeur altier d'Horace. Mais lorsqu'elle s'assit entre nous deux, et qu'elle lui fit les honneurs avec une aisance et une convenance parfaites, il fut frappe de respect, et changea tout a coup de maniere d'etre. Jusque-la il avait ecrase ma pauvre Eugenie de paradoxes fort spirituels qui ne l'avaient meme pas fait sourire, ce qu'il avait pris pour un signe d'admiration. Lorsqu'il put pressentir en elle un juge au lieu d'une dupe, il devint serieux, et prit autant de peine pour paraitre grave, qu'il venait d'en prendre pour paraitre leger. Il etait trop tard. Il avait produit sur la severe Eugenie une impression facheuse; mais elle ne lui en temoigna rien, et a peine le dejeuner fut-il acheve, qu'elle se retira dans un coin de la chambre et se mit a coudre, ni plus ni moins qu'une grisette ordinaire. Horace sentit son respect s'en aller comme il etait venu. Mon petit appartement, situe sur le quai des Augustins, etait compose de trois pieces, et ne me coutait pas moins de trois cents francs de loyer. J'etais dans mes meubles: c'etait du luxe pour un etudiant. J'avais une salle a manger, une chambre a coucher, et, entre les deux, un cabinet d'etude que je decorais du nom de salon. C'est la que nous primes le cafe. Horace, voyant des cigares, en alluma un sans facon.--Pardon, lui dis-je en lui prenant le bras, ceci deplait a Eugenie; je ne fume jamais que sur le balcon. Il prit la peine de demander pardon a Eugenie de sa distraction; mais au fond il etait surpris de me voir traiter ainsi une femme qui etait en train d'ourler mes cravates. Mon balcon couronnait le dernier etage de la maison. Eugenie l'avait ombrage de liserons et de pots de senteur, qu'elle avait semes dans deux caisses d'oranger. Les orangers etaient fleuris, et quelques pots de violettes et de reseda completaient les delices de mon _divan_. Je fis a Horace les honneurs du morceau de vieille tenture qui me servait de tapis d'Orient, et du coussin de cuir sur lequel j'appuyais mon coude pour fumer ni plus ni moins voluptueusement qu'un pacha. La vitre de la fenetre separait le divan de la chaise sur laquelle Eugenie travaillait dans le cabinet. De cette facon, je la voyais j'etais avec elle, sans l'incommoder de la fumee de mon tabac. Quand elle vit Horace sur le tapis au lieu de moi, elle baissa doucement et sans affectation le rideau de mousseline de la croisee entre elle et nous, feignant d'avoir trop de soleil, mais effectivement par un sentiment de pudeur qu'Horace comprit fort bien. Je m'etais assis sur une des caisses d'oranger, derriere lui. Il y avait de la place bien juste pour deux personnes et pour quatre ou cinq pots de fleurs sur cet etroit belvedere; mais nous embrassions d'un coup d'oeil la plus belle partie du cours de la Seine, toute la longueur du Louvre, jaune au soleil et tranchant sur le bleu du ciel, tous les ponts et tous les quais jusqu'a l'Hotel-Dieu. En face de nous, la Sainte-Chapelle dressait ses aiguilles d'un gris sombre et son fronton aigu au-dessus des maisons de la Cite; la belle tour de Saint-Jacques-la-Boucherie elevait un peu plus loin ses quatre lions geants jusqu'au ciel, et la facade de Notre-Dame formait le tableau, a droite, de sa masse elegante et solide. C'etait un beau coup d'oeil; d'un cote, le vieux Paris, avec ses monuments venerables et son desordre pittoresque; de l'autre, le Paris de la renaissance, se confondant avec le Paris de l'Empire, l'oeuvre de Medicis, de Louis XIV et de Napoleon. Chaque colonne, chaque porte etait une page de l'histoire de la royaute. Nous venions de lire dans sa nouveaute _Notre-Dame de-Paris_; nous nous abandonnions naivement, comme tout le monde alors, ou du moins comme tous les jeunes gens, au charme de poesie repandu fraichement par cette oeuvre romantique sur les antiques beautes de notre capitale. C'etait comme un coloris magique a travers lequel les souvenirs effaces se ravivaient; et, grace au poete, nous regardions le faite de nos vieux edifices, nous en examinions les formes tranchees et les effets pittoresques avec des yeux que nos devanciers les etudiants de l'Empire et de la Restauration, n'avaient certainement pas eus. Horace etait passionne pour Victor Hugo. Il en aimait avec fureur toutes les etrangetes, toutes les hardiesses. Je ne discutais point, quoique je ne fusse pas toujours de son avis. Mon gout et mon instinct me portaient vers une forme moins accidentee, vers une peinture aux contours moins apres et aux ombres moins dures. Je le comparais a Salvator Rosa, qui a vu avec les yeux de l'imagination plus qu'avec ceux de la science. Mais pourquoi aurais-je fait contre Horace la guerre aux mots et aux figures? Ce n'est pas a dix-neuf ans qu'on recule devant l'expression qui rend une sensation plus vive, et ce n'est pas a vingt-cinq ans qu'on la condamne. Non, l'heureuse jeunesse n'est point pedante; elle ne trouve jamais de traduction trop energique pour rendre ce qu'elle eprouve avec tant d'energie elle-meme, et c'est bien quelque chose pour un poete que de donner a sa contemplation une certaine forme assez large et assez frappante pour qu'une generation presque entiere ouvre les yeux avec lui et se mette a jouir des memes emotions qui l'ont inspire! Il en a ete ainsi: les plus recalcitrants d'entre nous, ceux qui avaient besoin, pour se rafraichir la vue, de lire, en fermant _Notre-Dame-de-Paris_, une page de _Paul et Virginie_, ou, comme a dit un elegant critique, de repasser bien vite le plus _cristallin des sonnets de Petrarque_, n'en ont pas moins mis sur leurs yeux delicats ces lunettes aux couleurs bigarrees qui faisaient voir tant de choses nouvelles; et apres qu'ils ont joui de ce spectacle plein d'emotions, les ingrats ont pretendu que c'etaient la d'etranges lunettes. Etranges tant que vous voudrez; mais, sans ce caprice du maitre, et avec vos yeux nus, auriez-vous distingue quelque chose? Horace faisait a ma critique de minces concessions, j'en faisais de plus larges a son enthousiasme; et, apres avoir discute, nos regards, suivant au vol les hirondelles et les corbeaux qui rasaient nos tetes, allaient se reposer avec eux sur les tours de Notre-Dame, eternel objet de notre contemplation. Elle a eu sa part de nos amours, la vieille cathedrale, comme ces beautes delaissees qui reviennent de mode, et autour desquelles la foule s'empresse des qu'elles ont retrouve un admirateur fervent dont la louange les rajeunit. Je ne pretends pas faire de ce recit d'une partie de ma jeunesse un examen critique de mon epoque: mes forces n'y suffiraient pas; mais je ne pouvais repasser certains jours dans mes souvenirs sans rappeler l'influence que certaines lectures exercerent sur Horace, sur moi, sur nous tous. Cela fait partie de notre vie, de nous-memes, pour ainsi dire. Je ne sais point separer dans ma memoire les impressions poetiques de mon adolescence de la lecture de _Rene_ et d'_Atala_. Au milieu de nos dissertations romantiques, on sonna a la porte. Eugenie m'en avertit en frappant un petit coup contre la vitre, et j'allai ouvrir. C'etait un eleve en peinture de l'ecole d'Eugene Delacroix, nomme Paul Arsene, surnomme _le petit Masaccio_ a l'atelier ou j'allais tous les jours faire un cours d'anatomie a l'usage des peintres. "Salut au signor Masaccio, lui dis-je en le presentant a Horace, qui jeta un regard glacial sur sa blouse malpropre et ses cheveux mal peignes. Voici un jeune maitre qui ira loin, a ce qu'on assure, et qui vient en attendant me chercher pour la lecon. --Non pas encore, me repondit Paul Arsene; vous avez plus d'une heure devant vous; je venais pour vous parler de choses qui me concernent particulierement. Auriez-vous le loisir de m'ecouter? --Certainement, repondis-je; et si mon ami est de trop, il retournera fumer sur le balcon. --Non, reprit le jeune homme, je n'ai rien de secret a vous dire, et, comme deux avis valent mieux qu'un, je ne serai pas fache que monsieur m'entende aussi. --Asseyez-vous, lui dis-je en allant chercher une quatrieme chaise dans l'autre chambre. [Illustration: C'etait le type peuple incarne dans un individu.] --Ne faites pas attention," dit le rapin en grimpant sur la commode; et, ayant mis sa casquette entre son coude et son genou, il essuya d'un mouchoir a carreaux sa figure inondee de sueur et parla en ces termes, les jambes pendantes et le reste du corps dans l'altitude du _Pensieroso_: "Monsieur, j'ai envie de quitter la peinture et d'_entrer dans la medecine_, parce qu'on me dit que c'est un meilleur etat; je viens donc vous demander ce que vous en pensez. --Vous me faites une question, lui dis-je, a laquelle il est plus difficile de repondre que vous ne pensez. Je crois toutes les professions tres-encombrees, et par consequent tous les etats, comme vous dites, tres-precaires. De grandes connaissances et une grande capacite ne sont pas des garanties certaines d'avenir; enfin je ne vois pas en quoi la medecine vous offrirait plus de chances que les arts. Le meilleur parti a prendre c'est celui que nos aptitudes nous indiquent; et puisque vous avez, assure-t-on, les plus remarquables dispositions pour la peinture, je ne comprends pas que vous en soyez deja degoute. --Degoute, moi! oh! non, repliqua le Masaccio; je ne suis degoute de rien du tout, et si l'on pouvait gagner sa vie a faire de la peinture, j'aimerais mieux cela que toute autre chose; mais il parait que c'est si long, si long! Mon patron dit qu'il faudra dessiner le modele pendant deux ans au moins avant de manier le pinceau. Et puis, avant d'exposer, il parait qu'il faut encore travailler la peinture au moins deux ou trois ans. Et quand on a expose, si on n'est pas refuse, on n'est souvent pas plus avance qu'auparavant. J'etais ce matin au Musee, je croyais que tout le monde allait s'arreter devant le tableau de mon patron; car enfin c'est un maitre, et un fameux, celui-la! Eh bien! la moitie des gens qui passaient ne levaient seulement pas la tete, et ils allaient tous regarder un monsieur qui s'etait fait peindre en habit d'artilleur et qui avait des bras de bois et une figure de carton. Passe pour ceux-la: c'etaient de pauvres ignorants; mais voila qu'il est venu des jeunes gens, eleves en peinture de differents ateliers, et que chacun disait son mot: ceux-ci blamaient, ceux-la admiraient; mais pas un n'a parle comme j'aurais voulu. Pas un ne comprenait. Je me suis dit alors: A quoi bon faire de l'art pour un public qui n'y voit et qui n'y entend goutte. C'etait bon _dans les temps!_ Moi je vais prendre un autre metier pourvu que ca me rapporte de L'argent. [Illustration: Au premier feu de la troupe, mon pauvre Jean tombe.] --Voila un sale cretin! me dit Horace en se penchant vers mon oreille. Son ame est aussi crasseuse que sa blouse!" Je ne partageais pas le mepris d'Horace. Je ne connaissais presque pas le Masaccio, mais je le savais intelligent et laborieux. M. Delacroix en faisait grand cas, et ses camarades avaient de l'estime et de l'amitie pour lui. Il fallait qu'une pensee que je ne comprenais pas fut cachee sous ces manifestations de cupidite ingenue; et comme il avait declare, en commencant, n'avoir rien de secret a me dire, je prevoyais bien que ce secret ne sortirait pas aisement. Il ne fallait, pour se convaincre de l'obstination du Masaccio, et en meme temps pour pressentir en lui quelque motif non vulgaire, que regarder sa figure et observer ses manieres. C'etait le type peuple incarne dans un individu; non le peuple robuste et paisible qui cultive la terre, mais le peuple artisan, chetif, hardi, intelligent et alerte. C'est dire qu'il n'etait pas beau. Cependant il etait de ceux dont les camarades d'atelier disent: "Il y a quelque chose de fameux a faire avec cette tete-la!" C'est qu'il y avait dans sa tete, en effet, une expression magnifique, sous la vulgarite des traits. Je n'en ai jamais vu de plus energique ni de plus penetrante. Ses yeux etaient petits et meme voiles, sous une paupiere courte et bridee; cependant ces yeux la lancaient des flammes, et le regard etait si rapide qu'il semblait toujours pret a dechirer l'orbite. Le nez etait trop court, et le peu de distance entre le coin de l'oeil et la narine donnait au premier aspect l'air commun et presque bas a la face entiere; mais cette impression ne durait qu'un instant. S'il y avait encore de l'esclave et du vassal dans l'enveloppe, le genie de l'independance couvait interieurement et se trahissait par des eclairs. La bouche epaisse, ombragee d'une naissante moustache noire, irregulierement plantee; la figure large, le menton droit, serre et un peu fendu au milieu; les zygomas eleves et saillants; partout des plans fermes et droits, coupes de lignes carrees, annoncaient une volonte peu commune et une indomptable droiture d'intention. Il y avait a la commissure des narines des delicatesses exquises pour un adepte de Lavater; et le front, qui etait d'une structure admirable dans le sens de la statuaire, ne l'etait pas moins au point de vue phrenologique. Pour moi, qui etais dans toute la ferveur de mes recherches, je ne me lassais point de le regarder; et lorsque je faisais mes demonstrations anatomiques a l'atelier, je m'adressais toujours instinctivement a ce jeune homme, qui etait pour moi le type de l'intelligence, du courage et de la bonte. Aussi je souffrais, je l'avoue, de l'entendre parler d'une maniere si triviale.--Comment, Arsene, lui dis-je, vous quitteriez la peinture pour un peu plus de profit dans une autre carriere? --Oui, Monsieur, je le ferais comme je vous le dis, repondit-il sans le moindre embarras. Si maintenant j'etais assure de gagner mille francs nets par an, je me ferais cordonnier. --C'est un art comme un autre, dit Horace avec un sourire de mepris. --Ce n'est point un art, repliqua froidement le Masaccio. C'est le metier de mon pere, et je n'y serais pas plus maladroit qu'un autre. Mais cela ne me donnerait pas l'argent qu'il me faut. --Il vous faut donc bien de l'argent, mon pauvre garcon? lui dis-je. --Je vous le dis, il me faudrait gagner mille francs; et, au lieu de cela, j'en depense la moitie. --Comment pouvez-vous songer en ce cas a etudier la medecine! Il vous faudrait avoir une trentaine de mille francs devant vous, tant pour les annees ou l'on etudie que pour celles ou l'on attend la clientele. Et puis... --Et puis vous n'avez pas fait vos classes, dit Horace, impatiente de ma patience. ---Cela c'est vrai, dit Arsene; mais je les ferais, ou du moins je ferais l'equivalent. Je me mettrais dans ma chambre avec une cruche d'eau et un morceau de pain, et il me semble bien que j'apprendrais dans une semaine ce que les ecoliers apprennent dans un mois. Car les ecoliers, en general, n'aiment pas a travailler; et quand on est enfant, on joue, et on perd du temps. Quand on a vingt ans, et plus de raison, et quand d'ailleurs on est force de se depecher, on se depeche. Mais d'apres ce que vous me dites du reste de l'apprentissage, je vois bien que je ne puis pas etre medecin. Et pour etre avocat? Horace eclata de rire. "Vous allez vous faire mal a l'estomac, lui dit tranquillement le Masaccio, frappe de l'affectation d'Horace en cet instant. --Mon cher enfant, repris-je, eloignez tous ces projets, a votre age ils sont irrealisables. Vous n'avez devant vous que les arts et l'industrie. Si vous n'avez ni argent ni credit, il n'y a pas plus de certitude d'un cote que de l'autre. Quelque parti que vous preniez, il vous faut du temps, de la patience et de la resignation." Arsene soupira. Je me reservai de l'interroger plus tard. "Vous etes ne peintre, cela est certain, continuai-je; c'est encore par la que vous marcherez plus vite. --Non, Monsieur, repliqua-t-il; je n'ai qu'a entrer demain dans un magasin de nouveautes, je gagnerai de l'argent. --Vous pouvez meme etre laquais, ajouta Horace, indigne de plus en plus. --Cela me deplairait beaucoup, dit Arsene; mais s'il n'y avait que cela!... --Arsene! Arsene! m'ecriai-je, ce serait un grand malheur pour vous et une perte pour l'art. Est-il possible que vous ne compreniez pas qu'une grande faculte est un grand devoir impose par la Providence? --Voila une belle parole, dit Arsene, dont les yeux s'enflammerent tout a coup. Mais il y a d'autres devoirs que ceux qu'on remplit envers soi-meme. Tant pis! Allons, je m'en vais dire a l'atelier que vous viendrez a trois heures, n'est-ce pas?" Et il sauta a bas de la commode, me serra la main sans rien dire, salua a peine Horace, et s'enfonca comme un chat dans la profondeur de l'escalier, s'arretant a chaque etage pour faire rentrer ses talons dans ses souliers delabres. IV. Paul Arsene revint me voir; et quand nous fumes seuls, j'obtins, non sans peine, la confidence que je pressentais. Il commenca par me faire en ces termes le recit de sa vie: "Comme je vous l'ai dit, Monsieur, mon pere est cordonnier en province. Nous etions cinq enfants; je suis le troisieme. L'aine etait un homme fait lorsque mon pere, deja vieux, et pouvant se retirer du metier avec un peu de bien, s'est remarie avec une femme qui n'etait ni belle ni bonne, ni jeune ni riche, mais qui s'est emparee de son esprit, et qui gaspille son honneur et son argent. Mon pere, trompe, malheureux, d'autant plus epris qu'elle lui donne plus de sujets de jalousie, s'est _jete dans le vin_, pour s'etourdir, comme on fait dans notre classe quand on a du chagrin. Pauvre pere! nous avons bien patiente avec lui, car il nous faisait vraiment pitie. Nous l'avions connu si sage et si bon! Enfin, un temps est venu ou il n'etait plus possible d'y tenir. Son caractere avait tellement change, que pour un mot, pour un regard, il se jetait sur nous pour nous frapper. Nous n'etions plus des enfants, nous ne pouvions pas souffrir cela. D'ailleurs nous avions ete eleves avec douceur, et nous n'etions pas habitues a avoir l'enfer dans notre famille. Et puis, ne voila-t-il pas qu'il a pris de la jalousie contre mon frere aine! Le fait est que la belle-mere lui avait fait des avances, parce qu'il etait beau garcon et bon enfant; mais il l'avait menacee de tout raconter a mon pere, et elle avait pris les devants, comme dans la tragedie de _Phedre_, que je n'ai jamais vu jouer depuis sans pleurer. Elle avait accuse mon pauvre frere de ses propres egarements d'esprit. Alors mon frere s'est vendu comme remplacant, et il est parti. Le second, qui prevoyait que quelque chose de semblable pourrait bien lui arriver, est venu ici chercher fortune, en me promettant de me faire venir aussitot qu'il aurait trouve un moyen d'exister. Moi, je restais a la maison avec mes deux soeurs, et je vivais assez tranquillement, parce que j'avais pris le parti de laisser crier la mechante femme sans jamais lui repondre. J'aimais a m'occuper; je savais assez bien ce que j'avais appris en classe; et quand je n'aidais pas mon pere a la boutique, je m'amusais a lire ou a barbouiller du papier, car j'ai toujours eu du gout pour le dessin. Mais comme je pensais que cela ne me servirait jamais a rien, j'y perdais le moins de temps possible. Un jour, un peintre qui parcourait le pays pour faire des etudes de paysage, commanda chez nous une paire de gros souliers, et je fus charge d'aller lui prendre mesure. Il avait des albums etales sur la table de sa petite chambre d'auberge; je lui demandai la permission de les regarder; et comme ma curiosite lui donnait a penser, il me dit de lui faire, d'_idee_, un _bonhomme_ sur un bout de papier qu'il me mit dans les mains ainsi qu'un crayon. Je pensai qu'il se moquait de moi; mais le plaisir de charbonner avec un crayon si noir sur un papier si coulant l'emporta sur l'amour-propre. Je fis ce qui me passa par la tete; il le regarda, et ne rit pas. Il voulut meme le coller dans son album, et y ecrire mon nom, ma profession et le nom de mon endroit. "Vous avez tort de rester ouvrier, me dil-il: vous etes ne pour la peinture. A votre place, je quitterais tout pour aller etudier dans quelque grande ville." Il me proposa meme de m'emmener; car il etait bon et genereux, ce jeune homme-la. Il me donna son adresse a Paris, afin que, si le coeur m'en disait, je pusse aller le trouver. Je le remerciai, et n'osai ni le suivre ni croire aux esperances qu'il me donnait. Je retournai a mes cuirs et a mes formes, et un an se passa encore sans orage entre mon pere et moi. "La belle-mere me haissait: comme je lui cedais toujours, les querelles n'allaient pas loin. Mais un beau jour elle remarqua que ma soeur Louison, qui avait deja quinze ans, devenait jolie, et que les gens du quartier s'en apercevaient. La voila qui prend Louison en haine, qui commence a lui reprocher d'etre une petite coquette, et pis que cela. La pauvre Louison etait pourtant aussi pure qu'un enfant de dix ans, et avec cela, fiere comme etait notre pauvre mere. Louison, desesperee, au lieu de filer doux comme je le lui conseillais, se pique, repond, et menace de quitter la maison. Mon pere veut la soutenir; mais sa femme a bientot pris le dessus. Louison est grondee, insultee, frappee, Monsieur, helas! et la petite Suzanne aussi, qui voulait prendre le parti de sa soeur, et qui criait pour ameuter le voisinage. Alors je prends un jour ma soeur Louison par un bras, et ma petite soeur Suzanne de l'autre, et nous voila partis tous les trois, a pied, sans un sou, sans une chemise, et pleurant au soleil sur le grand chemin. Je vas trouver ma tante Henriette, qui demeure a plus de dix lieues de notre ville, et je lui dis d'abord: "Ma tante, donnez-nous a manger et a boire, car nous mourons de faim et de soif; nous n'avons pas seulement la force de parler. Et apres que ma tante nous eut donne a diner, je lui dis: --Je vous ai amene vos nieces: si vous ne voulez pas les garder, il faut qu'elles aillent de porte en porte demander leur pain, ou qu'elles retournent a la maison pour perir sous les coups. Mon pere avait cinq enfants, et il ne lui en reste plus. Les garcons se tireront d'affaire en travaillant; mais si vous n'avez pas pitie des filles, il leur arrivera ce que je vous dis." Alors ma tante repondit:--Je suis bien vieille, je suis bien pauvre; mais plutot que d'abandonner mes nieces, j'irai mendier moi-meme. D'ailleurs elles sont sages, elles sont courageuses, et nous travaillerons toutes les trois. Cela dit et convenu, j'acceptai vingt francs que la pauvre femme voulut absolument me donner, et je partis sur mes jambes pour venir ici. Je fus tout de suite trouver mon second frere, Jean, qui me fit donner de l'ouvrage dans la boutique ou il travaillait comme cordonnier, et ensuite j'allai voir mon jeune peintre pour lui demander des conseils. Il me recut tres-bien, et voulut m'avancer de l'argent que je refusai. J'avais de quoi manger en travaillant; mais cette diable de peinture qu'il m'avait mise en tete n'en etait pas sortie, et je ne commencais jamais ma journee sans soupirer en pensant combien j'aimerais mieux manier le crayon et le pinceau que l'alene. J'avais fait quelques progres, car, malgre moi, a mes heures de loisir, le dimanche, j'avais toujours barbouille quelques figures ou copie quelques images dans un vieux livre qui me venait de ma mere. Le jeune peintre m'encourageait, et je n'eus pas la force de refuser les lecons qu'il voulut me donner gratis. Mais il fallait subsister pendant ce temps-la, et avec quoi? Il connaissait un homme de lettres qui me donna des manuscrits a copier. J'avais une belle main, comme on dit, mais je ne savais pas l'orthographe. On m'essaya, et dans les quatre ou cinq lignes qu'on me dicta, on ne trouva pas de fautes. J'avais assez lu de livres pour avoir appris un peu la langue par routine; mais je ne savais pas les principes, et je n'osais pas trop le dire, de peur de manquer d'ouvrage. Je ne fis pourtant pas de fautes dans mes copies, et ce fut a force d'attention. Cette attention me faisait perdre beaucoup de temps, et je vis que j'aurais plus tot fait d'apprendre la grammaire et de m'exercer tout seul a faire des themes. En effet, la chose marcha vite; mais, comme je pris beaucoup sur mon sommeil, je tombai malade. Mon frere me retira dans son grenier, et travailla pour deux. Le peu d'argent que j'avais gagne en copiant le manuscrit de l'auteur servit a payer le pharmacien. Je ne voulus pas faire savoir ma position a mon jeune peintre. J'avais vu par mes yeux qu'il etait lui-meme souvent aux expedients, n'ayant encore ni reputation, ni fortune. Je savais que son bon coeur le porterait a me secourir; et comme il l'avait fait deja malgre moi, j'aimais mieux mourir sur mon grabat que de l'induire encore en depense. Il me crut ingrat, et, trouvant une occasion favorable pour faire le voyage d'Italie, objet de tous ses desirs, il partit sans me voir, emportant de moi une idee qui me fait bien du mal. Quand je revins a la sante, je vis mon pauvre frere amaigri, extenue, nos petites epargnes depensees, et la boutique fermee pour nous; car, pour me soigner, Jean avait manque bien des journees. C'etait au mois de juillet de l'annee passee, par une chaleur de tous les diables. Nous causions tristement de nos petites affaires, moi encore couche et si faible, que je comprenais a peine ce que Jean me disait. Pendant ce temps-la, nous entendions tirer le canon, et nous ne songions pas meme a demander pourquoi. Mais la porte s'ouvre, et deux de nos camarades de la boutique, tout echeveles, tout exaltes, viennent nous chercher pour vaincre ou perir, c'etait leur maniere de dire. Je demande de quoi il s'agit. "De renverser la royaute et d'etablir la republique," me disent-ils. Je saute a bas de mon lit: en deux secondes, je passe un mauvais pantalon et une blouse en guenilles, qui me servait de robe de chambre. Jean me suit. "Mieux vaut mourir d'un coup de fusil que de faim," disait-il. Nous voila partis. Nous arrivons a la porte d'un armurier, ou des jeunes gens comme nous distribuaient des fusils a qui en voulait. Nous en prenons chacun un, et nous nous postons derriere une barricade. Au premier feu de la troupe, mon pauvre Jean tombe roide mort a cote de moi. Alors je perds la raison, je deviens furieux. Ah! je ne me serais jamais cru capable de repandre tant de sang. Je m'y suis baigne pendant trois jours jusqu'a la ceinture, je puis dire; car j'en etais couvert, et non pas seulement de celui des autres, mais du mien qui coulait par plusieurs blessures; mais je ne sentais rien. Enfin, le 2 aout, je me suis trouve a l'hopital, sans savoir comment j'y etais venu. Quand j'en suis sorti, j'etais plus miserable que jamais, et j'avais le coeur navre; mon frere Jean n'etait plus avec moi, et la royaute etait retablie. J'etais trop faible pour travailler, et puis ces journees de juillet m'avaient laisse dans la tete je ne sais quelle fievre. Il me semblait que la colere et le desespoir pouvaient faire de moi un artiste; je revais des tableaux effrayants; je barbouillais les murs de figures que je m'imaginais dignes de Michel-Ange. Je lisais les _Iambes_ de Barbier, et je les faconnais dans ma tete en images vivantes. Je revais, j'etais oisif, je mourais de faim, et ne m'en apercevais pas. Cela ne pouvait pas durer bien longtemps, mais cela dura quelques jours avec tant de force, que je n'avais souci de rien autour de moi. Il me semblait que j'etais contenu tout entier dans ma tete, que je n'avais plus ni jambes, ni bras, ni estomac, ni memoire, ni conscience, ni parents, ni amis. J'allais devant moi par les rues, sans savoir ou je voulais aller. J'etais toujours ramene, sans savoir comment, au tour des tombes de Juillet. Je ne savais pas si mon pauvre frere etait enterre la, mais je me figurais que lui ou les autres martyrs, c'etait la meme chose, et que, presser cette terre de mes genoux, c'etait rendre hommage a la cendre de mon frere. J'etais dans un etat d'exaltation qui me faisait sans cesse parler tout haut et tout seul. Je n'ai conserve aucun souvenir de mes longs discours; il me semble que le plus souvent je parlais en vers. Cela devait etre mauvais et bien ridicule, et les passants devaient me prendre pour un fou. Mais moi, je ne voyais personne, et je ne m'entendais moi-meme que par instants. Alors je m'efforcais de me taire, mais je ne le pouvais pas. Ma figure etait baignee de sueur et de larmes, et ce qu'il y a de plus etrange, c'est que cet etat de desespoir n'etait pas sans quelque douceur. J'errais toute la nuit, ou je restais assis sur quelque borne, au clair de la lune, en proie a des reves sans fin et sans suite, comme ceux qu'on fait dans le sommeil. Et pourtant je ne dormais pas, car je marchais, et je voyais sur les murs ou sur le pave mon ombre marcher et gesticuler a cote de moi. Je ne comprends pas comment je ne fus pas une seule fois ramasse par la garde. Je rencontrai enfin un etudiant que j'avais vu quelquefois dans l'atelier de mon jeune peintre. Il ne fut pas fier, quoique j'eusse l'air d'un mendiant, et il m'accosta le premier. Je n'y mis pas de discretion, je ne savais pas si j'etais bien ou mal mis. J'avais bien autre chose dans la cervelle, et je marchai a cote de lui sur les quais, lui parlant peinture; car c'etait mon idee fixe. Il parut s'interesser a ce que je lui disais. Peut-etre aussi n'etait-il pas fache de se montrer avec un des _bras-nus_ des glorieuses journees, et de faire croire par la aux badauds qu'il s'etait battu. A cette epoque-la, les jeunes gens de la bourgeoisie tiraient une grande vanite de pouvoir montrer un sabre de gendarme qu'ils avaient achete a quelque _voyou_ apres la _fete_, ou une egratignure qu'ils s'etaient faite en se mettant a la fenetre precipitamment, pour regarder. Celui-la me parut un peu de la trempe des vantards: il pretendait m'avoir vu et parle a telle et telle barricade, ou je ne me souvenais nullement de l'avoir rencontre. Enfin, il me proposa de dejeuner avec lui, et j'acceptai sans fierte; car il y avait je ne sais combien de jours que je n'avais rien pris, et ma cervelle commencait a demenager serieusement. Apres le dejeuner, il s'en allait visiter le cabinet de M. Dusommerard, a l'ancien hotel de Cluny; il me proposa de l'accompagner, et je le suivis machinalement. La vue de toutes les merveilles d'art et de rarete entassees dans cette collection me passionna tellement que j'oubliai tous mes chagrins en un instant. Il y avait dans un coin plusieurs eleves en peinture qui copiaient des emaux pour la collection gravee que fait faire a ses frais M. Dusommerard. Je jetai les yeux sur leur travail; il me sembla que j'en pourrais bien faire autant, et meme que je verrais plus juste que quelques-uns d'entre eux. Dans ce moment, M. Dusommerard rentra, et fut salue par mon introducteur l'etudiant, qui le connaissait un peu. Ils se tinrent quelques minutes a distance de moi, et je vis bien a leurs regards que j'etais l'objet de leur explication. Comme le dejeuner m'avait rendu un peu de sang-froid, je commencais a comprendre que ma mauvaise tenue etait choquante, et que l'antiquaire aurait bien pu me prendre pour un voleur, si l'autre ne lui eut repondu de moi. M. Dusommerard est tres-bon; il n'aime pas les _faiseurs d'embarras_, mais il oblige volontiers les pauvres diables qui lui montrent du zele et du desinteressement. Il s'approcha de moi, m'interrogea; et voyant mon desir de travailler pour lui, et prenant aussi sans doute en consideration le besoin que j'en avais, il me remit aussitot quelque argent pour acheter des crayons, a ce qu'il disait, mais en effet pour me mettre en etat de pourvoir aux premieres necessites. Il me designa les objets que j'aurais a copier. Des le lendemain, j'etais habille proprement et installe a la place ou je devais travailler. Je fis de mon mieux, et si vite que M. Dusommerard fut content et m'employa encore. J'ai eu beaucoup a m'en louer, et c'est grace a lui que j'ai vecu jusqu'a ce jour; car non-seulement il m'a fait faire beaucoup de copies d'objets d'art, mais encore il m'a donne des recommandations moyennant lesquelles je suis entre dans plusieurs boutiques de joaillier pour peindre des fleurs et des oiseaux pour bijoux d'email, et des tetes pour imitation de camees. Grace a ces expedients, j'ai pu suivre ma vocation et entrer dans les ateliers de M. Delacroix, pour qui je me suis senti de l'admiration et de l'inclination a la premiere vue. Je ne suis pas demandeur, et jamais je n'aurais songe a ce qu'il m'a accorde de lui-meme. La premiere fois que j'allai lui dire que je desirais participer a ses lecons, je crus devoir en meme temps lui porter quelques croquis. Il les regarda, et me dit:--Ce n'est vraiment pas mal. On m'avait prevenu qu'il n'etait pas causeur, et que, s'il me disait cela, je devais me tenir pour bien content. Aussi, je le fus, et je m'en allais, lorsqu'il me rappela pour me demander si j'avais de quoi payer l'atelier. Je repondis que oui en rougissant jusqu'au blanc des yeux. Mais soit qu'il devinat que ce ne serait pas sans peine, soit que quelqu'un lui eut parle de moi, il ajouta: "C'est bien, vous paierez au massier." Cela voulait dire, comme je le sus bientot, que je mettrais seulement a la masse l'argent qui sert a payer le loyer de la salle et les modeles, mais que le maitre ne recevrait rien pour lui, et que j'aurais ses lecons gratis. Aussi, je porte ce maitre-la dans mon coeur, voyez-vous! Voila bientot six mois que cela dure, et je me trouverais bien heureux si cela pouvait durer toujours. Mais cela ne se peut plus; il faut que ma position change, et qu'au lieu de marcher patiemment dans la plus belle carriere, je me mette a courir au plus vite dans n'importe laquelle. Ici le Masaccio se troubla visiblement; il ne raconta plus dans l'abondance et la naivete de ses pensees. Il chercha des pretextes, et il n'en trouva aucun de plausible pour motiver l'irresolution ou il etait tombe. Il me montra une lettre de sa soeur Louison, qui contenait de fraiches nouvelles de la tante Henriette. Cette bonne vieille parente etait devenue tout a fait infirme, et ne servait plus que de porte-respect a ses deux nieces, qui travaillaient a la journee pour la faire vivre. Les medecins la condamnaient, et on ne pouvait esperer de la conserver au dela de trois ou quatre mois. "Quand nous l'aurons perdue, disait Paul Arsene, que deviendront mes soeurs? Resteront-elles seules dans une petite ville ou elles n'ont point d'autres parents que la tante Henriette, exposees a tous les dangers qui entourent deux jolies filles abandonnees? D'ailleurs mon pere ne le souffrirait pas; et il ne serait pas de son devoir de le souffrir; et alors leur sort serait pire; car non-seulement elles seraient exposees aux mauvais traitements de la belle-mere, mais encore elles auraient sous les yeux les mauvais exemples de cette femme, qui n'est pas seulement mechante. Le seul parti que j'aie a prendre est donc ou d'aller rejoindre mes soeurs en province et de m'y etablir comme ouvrier, pour ne les plus quitter, ou de les faire venir ici, et de les y soutenir jusqu'a ce qu'elles puissent, par leur travail, se soutenir elles-memes. --Tout cela est fort juste et fort bien pense, lui dis-je; mais si vos soeurs sont fortes et laborieuses comme vous le dites, elles ne seront pas longtemps a votre charge. Je ne vois donc pas que vous soyez force de vous creer un etat qui donne des appointements fixes aussi considerables que vous le disiez l'autre jour. Il ne s'agit que de trouver l'argent necessaire pour faire venir Louison et Suzanne, et pour les aider un peu dans les commencements. Eh bien, vous avez des amis qui pourront vous avancer cette somme sans se gener, et moi-meme... --Merci, Monsieur, dit Arsene... Mais je ne veux pas... On sait quand on emprunte, on ne sait pas quand on rendra. Je dois deja trop aux bontes d'autrui, et les temps sont durs pour tout le monde, je le sais; pourquoi ferais-je peser sur les autres des privations que je peux supporter? J'aime la peinture, je suis force de l'abandonner, tant pis pour moi. Si vous faites un sacrifice pour que je continue a peindre, vous vous trouverez peut-etre empeche le lendemain d'en faire un pour un homme plus malheureux que moi; car enfin, pourvu qu'on vive honnetement, qu'importe qu'on soit artiste ou manoeuvre? Il ne faut pas etre delicat pour soi-meme. Il y a tant de grands artistes qui se plaignent, a ce qu'on dit: il faut bien qu'il y ait de pauvres savetiers qui ne disent rien." Tout ce que je pus lui dire fut inutile; il demeura inebranlable. Il lui fallait gagner mille francs par an et entrer en fonctions, fut-ce en service comme laquais, le plus tot possible. Il ne s'agissait plus pour lui que de trouver sa nouvelle condition. "Mais si je me chargeais, lui dis-je, de vous donner plus d'ouvrage a domicile que vous n'en avez, soit en vous faisant copier encore des manuscrits, soit en vous donnant des dessins a faire, persisteriez-vous a quitter la peinture? --Si cela se pouvait! dit-il ebranle un instant; mais, ajouta-t-il, cela vous donnera de la peine et cela ne sera jamais fixe. --Laissez-moi toujours essayer, repris-je. Il me serra encore la main et partit, emportant sa resolution et son secret." V. Horace me frequentait de plus en plus. Il me temoignait une sympathie a laquelle j'etais sensible, quoique Eugenie ne la partageat point. Il lui arriva plusieurs fois de rencontrer chez moi le petit Masaccio, et malgre le bien que je lui disais de ce jeune homme, loin de partager la bonne opinion que j'en avais, il eprouvait pour lui une antipathie insurmontable. Cependant il le traitait avec plus d'egards depuis qu'il l'avait vu essayer le portrait d'Eugenie, et que l'esquisse etait si bien venue, avec une ressemblance si noble et un dessin si large, qu'Horace, engoue de toute superiorite intellectuelle, ne pouvait s'empecher de lui montrer une sorte de deference. Mais il n'en etait que plus indigne de cette inexplicable absence d'ambition noble qui contrastait avec l'exuberance de la sienne propre. Il s'emportait en vehementes declamations a cet egard, et Paul Arsene, l'ecoutant avec un sourire contenu au bord des levres, se contentait, pour toute reponse, de dire en se tournant vers moi:--Monsieur, votre ami parle bien! Du reste, Paul ne manifestait ni bonne ni mauvaise disposition a son egard. Il etait de ces gens qui marchent si droit a leur but que jamais ils ne s'arretent aux distractions du chemin. Il ne disait rien d'inutile; il ne se prononcait presque sur rien, alleguant toujours son ignorance, soit qu'elle fut reelle, soit qu'elle lui servit de pretexte souverain pour couper court a toute discussion. Toujours renferme en lui-meme, il ne faisait acte de volonte que pour calmer les autres sans pedantisme, ou les obliger sans ostentation; et, en attendant qu'il prit le parti qu'il roulait dans sa tete, il etudiait le modele, apprenait l'anatomie, et faisait des dessins pour porcelaine avec autant de soin et de zele que s'il n'eut pas songe a changer de carriere. Ce calme dans le present avec cette agitation pour l'avenir me frappait d'admiration. C'est un des assemblages de facultes les plus rares qui soient dans l'homme; la jeunesse surtout est portee a s'endormir dans le present sans souci du lendemain ou a devorer le present dans l'attente fievreuse de l'avenir. Horace semblait l'antipode volontaire et raisonne de ce caractere. Peu de jours m'avaient suffi pour me convaincre qu'il ne travaillait pas, quoiqu'il pretendit reparer en quelques heures de veille toute l'oisivete de la semaine. Il n'en etait rien. Il n'avait pas ete trois fois dans sa vie au cours de droit; il n'avait peut-etre pas ouvert plus souvent ses livres; et un jour que j'examinais les rayons de sa chambre, je n'y trouvai que des romans et des poemes. Il m'avoua que tous ses livres de droit etaient vendus. Cet aveu en entraina d'autres. Je craignais que ce besoin d'argent ne fut l'effet d'une conduite legere; il se justifia en me disant que ses parents n'avaient aucune fortune; et sans me faire connaitre le chiffre du revenu qui lui etait assigne, il m'assura que sa bonne mere etait dans une etrange illusion en se persuadant qu'elle lui envoyait de quoi vivre a Paris. Je n'osai pousser plus loin mon interrogatoire; mais je jetai un regard involontaire sur la garde-robe elegante et bien fournie de mon jeune ami: rien ne lui manquait. Il avait plus de gilets, d'habits et de redingotes que moi, qui jouissais d'un heritage de trois mille francs de rente. Je devinai que le tailleur allait devenir le fleau de cette existence. Je ne me trompai pas. Bientot je vis le front d'Horace se rembrunir, sa parole devenir plus breve et son ton plus incisif. Il fallut plus d'une semaine pour le confesser. Enfin je lui arrachai l'aveu de son outrage. L'infame tailleur s'etait permis de presenter son memoire, le miserable! Cela meritait des coups de canne! C'etait encore un signe de vertu, que cette indignation; Horace n'en etait pas au degre de perversite ou l'on se vante de ses dettes et ou l'on rit avec fanfaronnade a l'idee de voir fondre sur les parents une note de trois ou quatre mille francs. D'ailleurs il cherissait profondement sa mere, quoiqu'il la trouvat bornee; et il etait bon fils, quoiqu'il eut un secret mepris pour la dependance ou son pere vivait a l'egard du gouvernement. Le voyant tomber dans le spleen, je pris sur moi de dire au tailleur quelques mots qui le tranquilliserent; et Horace, apres m'avoir remercie avec une effusion extreme, reprit sa serenite. Mais son oisivete ne cessa point, et son genre de vie, pour n'avoir rien que de tres-ordinaire dans un etudiant, me causa une vive surprise a mesure que je l'observai. Comment concilier, en effet, cette ardeur de gloire, ces reves d'activite parlementaire et de superiorite politique, avec la profonde inertie et la voluptueuse nonchalance d'un tel temperament? Il semblait que la vie dut etre cent fois trop longue pour le peu qu'il y avait a faire. Il perdait les heures, les jours et les semaines avec une insouciance vraiment royale. C'etait quelque chose de beau a contempler que ce fier jeune homme aux formes athletiques, a la noire chevelure, a l'oeil de flamme, couche du matin a la nuit sur le divan de mon balcon, fumant une enorme pipe (dont il fallait tous les jours renouveler la cheminee, parce qu'en la secouant sur les barreaux du balcon, il ne manquait jamais de laisser tomber la capsule dans la rue), et feuilletant un roman de Balzac ou un volume de Lamartine, sans daigner lire un chapitre ou un morceau entier. Je le laissais la pour aller travailler, et quand je revenais de la clinique ou de l'hopital, je le retrouvais assoupi a la meme place, presque dans la meme attitude. Eugenie, condamnee a subir cet etrange tete-a-tete, et n'ayant, du reste, pas a s'en plaindre personnellement, car il daignait a peine lui adresser la parole (la regardant plutot comme un meuble que comme une personne), etait indignee de cette paresse princiere. Quant a moi, je commencais a sourire lorsque, les yeux encore appesantis par une reverie somnolente, il reprenait ses divagations sur la gloire, la politique et la puissance. Cependant aucune idee de blame ou de mepris ne se melait a mon doute. Tous les jours, apres le diner, nous nous retrouvions, Horace et moi, au Luxembourg, au cafe ou a l'Odeon, au milieu d'un groupe assez nombreux, compose de ses amis et des miens; et la, Horace perorait avec une rare facilite. Sur toutes choses il etait le plus competent, quoiqu'il fut le plus jeune; en toutes choses il etait le plus hardi, le plus passionne, le plus _avance_, comme on disait alors, et comme on dit, je crois, encore aujourd'hui. Ceux, meme qui ne l'aimaient pas, parmi les auditeurs, etaient forces de l'ecouter avec interet, et ses contradicteurs montraient en general plus de mefiance et de depit que de justice et de bonne foi. C'est que la Horace reprenait tous ses avantages: la discussion etait sur son terrain; et chacun s'avouait interieurement que s'il n'etait pas logicien infaillible, du moins il etait orateur fecond, ingenieux et chaud. Ceux qui ne le connaissaient pas croyaient le renverser, en disant que c'etait un homme sans fond, sans idees, qui avait travaille immensement, et dont toute l'inspiration n'etait que le resultat d'une culture minutieuse. Pour moi, qui savais si bien le contraire, j'admirais cette puissance d'intuition, a laquelle il suffisait d'effleurer chaque chose en passant pour se l'assimiler et pour lui donner aussitot toutes sortes de developpements au hasard de l'improvisation. C'etait a coup sur une organisation privilegiee, et pour laquelle on pouvait augurer qu'il serait toujours temps, puisqu'il lui en fallait si peu pour s'elargir et se completer. Sa presence assidue chez moi etait un veritable supplice pour Eugenie. Comme toutes les personnes actives et laborieuses, elle ne pouvait avoir sous les yeux le spectacle de l'inaction prolongee, sans en ressentir un malaise qui allait jusqu'a la souffrance. N'etant point actif par nature, mais par raisonnement et par necessite, je n'etais pas aussi revolte qu'elle, d'ailleurs je me plaisais a croire que cette inaction n'etait qu'une defaillance passagere dans les forces de mon jeune ami, et que bientot il donnerait, comme il disait, un vigoureux coup de collier. Cependant, comme deux mois s'etaient ecoules sans apporter aucun changement a cette maniere d'etre, je crus de mon devoir d'aider au _reveil du lion_, et j'essayai un jour d'aborder ce point delicat, en prenant le cafe avec lui chez Poisson. La journee avait ete orageuse, et de grands eclairs faisaient par intervalles bleuir la verdure des marronniers du Luxembourg. La dame du comptoir etait belle comme a l'ordinaire, plus qu'a l'ordinaire peut-etre; car la melancolie habituelle de son visage etait en harmonie avec cette soiree pleine de langueur et a demi sombre. Horace tourna plusieurs fois les yeux vers elle, et revenant a moi: "Je m'etonne, dit-il, qu'etant capable de devenir serieusement epris d'une femme de ce genre, vous n'ayez pas concu une grande passion pour celle-ci. --Elle est admirablement belle, lui dis-je; mais j'ai le bonheur de ne jamais avoir d'yeux que pour la femme que j'aime. Ce serait plutot a moi de m'etonner qu'ayant le coeur libre, vous ne fassiez pas plus d'attention a ce profil grec et a cette taille de nymphe. --La Polymnie du Musee est aussi belle, repondit Horace, et elle a sur celle-ci de grands avantages. D'abord elle ne parle point, et celle-ci me desenchanterait au premier mot qu'elle dirait. Ensuite celle du Musee n'est pas limonadiere, et en troisieme lieu elle ne s'appelle point madame Poisson. Madame Poisson! quel nom! Vous allez encore blamer mon aristocratie; mais vous-meme, voyons! Si Eugenie s'etait appelee Margot ou Javotte... --J'eusse mieux aime Margot ou Javotte que Leocadie ou Phoedora. Mais laissez-moi vous dire, Horace, que vous me cachez quelque chose: vous devenez amoureux?" Horace me tendit son bras.--Docteur, s'ecria-t-il en riant, tatez-moi le pouls; ce doit etre un amour bien tranquille, puisque je ne m'en apercois pas. Mais pourquoi avez-vous une pareille idee? --Parce que vous ne songez plus a la politique. --Ou prenez-vous cela? J'y pense plus que jamais. Mais ne peut-on marcher a son but que par une seule voie? --Oh! quelle est donc celle ou vous marchez? Je sais bien que pour moi le _far-niente_ serait le bonheur. Mais pour qui aime la gloire... --La gloire vient trouver ceux qui l'aiment d'un amour delicat et fier. Pour moi, plus je reflechis, plus je trouve l'etude du droit inconciliable avec mon organisation, et le metier d'avocat impossible a un homme qui se respecte; j'y ai renonce. --En verite! m'ecriai-je, etourdi de l'aisance avec laquelle il m'annoncait une pareille determination; et qu'allez-vous faire? --Je ne sais, repondit-il d'un air indifferent; peut-etre de la litterature. C'est une voie encore plus large que l'autre; ou plutot c'est un champ ouvert ou l'on peut entrer de toutes parts. Cela convient a mon impatience et a ma paresse. Il ne faut qu'un jour pour se placer au premier rang; et quand l'heure d'une grande revolution sonnera, les partis sauront reconnaitre dans les lettres, bien mieux que dans le barreau, les hommes qui leur conviennent. Comme il disait cela, je vis passer dans une glace une figure qui me sembla etre celle de Paul Arsene; mais, avant que j'eusse tourne la tete pour m'en assurer, elle avait disparu. "Et quelle partie choisirez-vous dans les lettres? demandai-je a Horace. --Vers, prose, roman, theatre, critique, polemique, satire, poeme, tonte forme est a mon choix, et je n'en vois aucune qui m'effraie. --La forme bien, mais le fond? --Le fond deborde, repondit-il, et la forme est le vase etroit ou il faut que j'apprenne a contenir mes pensees. Soyez tranquille, vous verrez bientot que cette oisivete qui vous effraie couve quelque chose. Il y a des abimes sous l'eau qui dort." Mes yeux, flottant autour de moi, retrouverent de nouveau Paul Arsene, mais dans un accoutrement inusite. Cette fois sa chemise etait fort blanche et assez fine; il avait un tablier blanc, et pour achever la metamorphose, il portait un plateau charge de tasses. "Voila, dit Horace, dont les yeux avaient suivi la meme direction que les miens, un garcon qui ressemble effroyablement au Masaccio." Quoiqu'il eut coupe ses longs cheveux et sa petite moustache, il m'etait impossible de douter un seul instant que ce ne fut le Masaccio en personne. J'eus le coeur affreusement serre, et faisant un effort, j'appelai le garcon. "_Voila, Monsieur!_ repondit-il aussitot; et, s'approchant de nous, sans le moindre embarras, il nous presenta le cafe. --Est-il possible! Arsene? m'ecriai-je, vous avez pris ce parti? --En attendant un meilleur, repondit-il, et je ne m'en trouve pas mal. --Mais vous n'avez pas un instant de reste pour dessiner? lui dis-je, sachant bien que c'etait la seule objection qui put l'emouvoir. --Oh! cela, c'est un malheur! mais il est pour moi seul, repondit-il, ne me blamez pas, Monsieur. Ma vieille tante va mourir, et je veux faire venir mes soeurs ici; car, voyez-vous quand on a tate de ce coquin de Paris, on ne peut plus s'en aller vivre en province. Au moins ici j'entendrai parler d'art et de peinture aux jeunes etudiants: et quand M. Delacroix exposera, je pourrai m'esquiver une heure pour aller voir ses tableaux. Est-ce que les arts vont perir, parce que Paul Arsene ne s'en mele plus? Il n'y a que les tasses qui menacent ruine, ajouta-t-il gaiement en retenant le plateau pret a s'echapper de sa main encore mal exercee. --Ah ca, Paul Arsene, s'ecria Horace en eclatant de rire, ou vous etes un petit juif, ou vous etes amoureux de la belle madame Poisson." Il fit cette plaisanterie, selon son habitude, avec si peu de precaution, que madame Poisson, dont le comptoir etait tout pres, l'entendit et rougit jusqu'au blanc des yeux. Arsene devint pale comme la mort et laissa tomber le plateau; M. Poisson accourut au bruit, donna un coup d'oeil au degat, et alla au comptoir pour l'inscrire sur un livre _ad hoc_. Le garcon de cafe est comptable de tout ce qu'il casse. En voyant l'emotion de sa femme, nous entendimes le patron lui dire d'une voix apre: "Vous serez donc toujours prete a sauter et a crier au moindre bruit? Vous avez des nerfs de marquise." Madame Poisson detourna la tete et ferma les yeux, comme si la vue de cet homme lui eut fait horreur. Ce petit drame bourgeois se passa en trois minutes; Horace n'y fit aucune attention: mais ce fut pour moi comme un trait de lumiere. L'interet sincere et profond que j'eprouvais pour le pauvre Masaccio me fit souvent retourner au cafe Poisson; j'y fis de plus longues seances que de coutume, et j'y augmentai ma consommation, afin de ne point eveiller desagreablement l'attention du maitre, qui me parut jaloux et brutal. Mais quoique je m'attendisse sans cesse a voir quelque tragedie dans ce menage, il se passa plus d'un mois sans que l'ordre farouche en parut trouble. Arsene remplissait ses fonctions de valet avec une rare activite, une proprete irreprochable, une politesse brusque et de bonne humeur qui captivait la bienveillance de tous les habitues et jusqu'a celle de son rude patron. "Vous le connaissez?" me dit un jour ce dernier en voyant que je causais un pou longuement avec lui. Arsene m'avait recommande de ne point dire qu'il eut ete artiste, de peur de lui aliener la confiance de son maitre, et conformement aux instructions qu'il m'avait donnees, je repondis que je l'avais vu dans un restaurant ou on le regrettait beaucoup. "C'est un excellent sujet, me repondit M. Poisson; parfaitement honnete, point causeur, point donneur, point ivrogne, toujours content, toujours pret. Mon etablissement a beaucoup gagne depuis qu'il est a mon service. Eh bien! Monsieur, croiriez-vous que madame Poisson, qui est d'une faiblesse et d'une indulgence absurdes avec tous ces gaillards-la, ne peut point souffrir ce pauvre Arsene!" M. Poisson parlait ainsi debout, a deux pas de ma petite table, le coude appuye, majestueusement sur la face externe du comptoir d'acajou ou sa femme tronait d'un air aussi ennuye qu'une reine veritable. La figure ronde et rouge de l'epoux sortait de sa chemise a jabot de mousseline, et son embonpoint debordait un pantalon de nankin ridiculement tendu sur ses flancs enormes. Horace l'avait surnomme le Minautore. Tandis qu'il deplorait l'injustice de sa femme envers ce pauvre Arsene, je crus voir un imperceptible sourire errer sur les levres de celle-ci. Mais elle ne repliqua pas un mot, et lorsque je voulus continuer cette conversation avec elle, elle me repondit avec un calme imperturbable: "Que voulez-vous, Monsieur? ces gens-la (elle parlait des garcons de cafe en general) sont les fleaux de notre existence. Ils ont des manieres si brutales et si peu d'attachement! Ils tiennent a la maison et jamais aux personnes. Mon chat vaut mieux, il tient a la maison et a moi." Et parlant ainsi d'une voix douce et trainante, elle passait sa main de neige sur le dos tigre du magnifique angora qui se jouait adroitement parmi les porcelaines du comptoir. Madame Poisson ne manquait point d'esprit, et je remarquai souvent qu'elle lisait de bons romans. Comme habitue, j'avais achete le droit de causer avec elle, et mes manieres respectueuses inspiraient toute confiance au mari. Je lui fis souvent compliment du choix de ses lectures; jamais je n'avais vu entre ses mains un seul de ces ouvrages grivois et a demi obscenes qui font les delires de la petite bourgeoisie. Un jour qu'elle terminait _Manon Lescaut_, je vis une larme rouler sur sa joue, et je l'abordai en lui disant que c'etait le plus beau roman du coeur qui eut ete fait en France. Elle s'ecria: "Oh! oui, Monsieur! c'est du moins le plus beau que j'aie lu. Ah! perfide Manon! sublime Desgrieux!" et ses regards tomberent sur Arsene, qui deposait de l'argent dans sa sebile; fut-ce par hasard ou par entrainement? il etait difficile de prononcer. Jamais Arsene ne levait les yeux sur elle; il circulait des tables au comptoir avec une tranquillite qui aurait deroute le plus fin observateur. VI. Peu a peu Horace, avait daigne faire attention a la beaute et aux bonnes manieres de Laure: c'etait le petit nom que M. Poisson donnait a sa femme. "Si _cela_ etait ne sur un trone, disait-il souvent en la regardant, la terre entiere serait prosternee devant une telle majeste. --A quoi bon un trone? lui repondis-je; la beaute est par elle-meme une royaute veritable. --Ce qui la distingue pour moi des autres teneuses de comptoir, reprenait-il, c'est cette dignite froide, si differente de leurs agaceries coquettes. En general, elles vous vendent leurs regards pour un verre d'eau sucree; c'est a vous oter la soif pour toujours. Mais celle-ci est, au milieu des hommages grossiers qui l'environnent, une perle fine dans le fumier; elle inspire vraiment une sorte de respect. Si j'etais sur qu'elle ne fut pas bete, j'aurais presque envie d'en devenir amoureux." La vue de plusieurs jeunes gens qui, chaque jour, s'evertuaient a fixer l'attention de la belle limonadiere, et qui eussent vraiment fait des folies pour elle, acheva de piquer l'amour-propre d'Horace; mais il ne convenait pas a tant d'orgueil de suivre la meme route que ces naifs admirateurs. Il ne voulait pas etre confondu dans ce cortege: il lui fallait, disait-il, emporter la place d'assaut au nez des assiegeants. Il medita ses moyens, et jeta un soir une lettre passionnee sur le comptoir; puis il resta jusqu'au lendemain sans se montrer, pensant que cet air occupe, decourage ou dedaigneux, explique ensuite par lui selon la circonstance, ferait un bon effet, par contraste avec l'obsession de ses rivaux. J'avais consenti a m'interesser a cette folie, persuade interieurement qu'elle servirait de lecon a la naissante fatuite d'Horace, et qu'il en serait pour ses frais d'eloquence epistolaire. Le lendemain je fus occupe plus que de coutume, et nous nous donnames rendez-vous le soir au cafe Poisson. La dame n'etait pas a son comptoir: Arsene remplissait a lui seul les fonctions de maitre et de valet, et il etait si affaire, qu'a toutes nos questions il ne repondit qu'un "je ne sais pas" jete en courant d'un air d'indifference. M. Poisson ne paraissant pas davantage, nous allions prendre le parti de nous retirer sans rien savoir, lorsque Laraviniere, le _president des bousingots_, entra bruyamment au milieu de sa joyeuse phalange. J'ai lu quelque part une definition assez etendue de l'_etudiant_, qui n'est certainement pas faite sans talent, mais qui ne m'a point paru exacte. L'etudiant y est trop rabaisse, je dirai plus, trop degrade; il y joue un role bas et grossier qui vraiment n'est pas le sien. L'etudiant a plus de travers et de ridicules que de vices; et quand il en a, ce sont des vices si peu enracines, qu'il lui suffit d'avoir subi ses examens et repasse le seuil du toit paternel, pour devenir calme, positif, range; trop positif la plupart du temps, car les vices de l'etudiant sont ceux de la societe tout entiere, d'une societe ou l'adolescence est livree a une education a la fois superficielle et pedantesque, qui developpe en elle l'outrecuidance et la vanite; ou la jeunesse est abandonnee, sans regle et sans frein, a tous les desordres qu'engendre le scepticisme, ou l'age viril rentre immediatement apres dans la sphere des egoismes rivaux et des luttes difficiles. Mais si les etudiants etaient aussi pervertis qu'on nous les montre, l'avenir de la France serait etrangement compromis. Il faut bien vite excuser l'ecrivain que je blame, en reconnaissant combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de resumer en un seul type une classe aussi nombreuse que celle des etudiants. Eh quoi! c'est la jeunesse lettree en masse que vous voulez nous faire connaitre dans une simple effigie? Mais que de nuances infinies dans cette population d'enfants a demi hommes que Paris voit sans cesse se renouveler, comme des aliments heterogenes, dans le vaste estomac du quartier latin! Il y a autant de classes d'etudiants qu'il y a de classes rivales et diverses dans la bourgeoisie. Haissez la bourgeoisie encroutee qui, maitresse de toutes les forces de l'Etat, en fait un miserable trafic; mais ne condamnez pas la jeune bourgeoisie qui sent de genereux instincts se developper et grandir en elle. En plusieurs circonstances de notre histoire moderne, cette jeunesse s'est montree brave et franchement republicaine. En 1830, elle s'est encore interposee entre le peuple et les ministres dechus de la restauration, menaces jusque dans l'enceinte ou se prononcait leur jugement; c'a ete son dernier jour de gloire. Depuis, on l'a tellement surveillee, maltraitee et decouragee, qu'elle n'a pu se montrer ouvertement. Neanmoins, si l'amour de la justice, le sentiment de l'egalite et l'enthousiasme pour les grands principes et les grands devouements de la revolution francaise ont encore un foyer de vie autre que le foyer populaire, c'est dans l'ame de cette jeune bourgeoisie qu'il faut aller le chercher. C'est un feu qui la saisit et la consume rapidement, j'en conviens. Quelques annees de cette noble exaltation que semble lui communiquer le pave brulant de Paris, et puis l'ennui de la province, ou le despotisme de la famille, ou l'influence des seductions sociales, ont bientot efface jusqu'a la derniere trace du genereux elan. Alors on rentre en soi-meme, c'est-a-dire en soi seul, on traite de folies de jeunesse les theories courageuses qu'on a aimees et professees; on rougit d'avoir ete fourieriste, ou saint-simonien, ou revolutionnaire d'une maniere quelconque; on n'ose pas trop raconter quelles motions audacieuses on a elevees ou soutenues dans les _societes_ politiques, et puis on s'etonne d'avoir souhaite l'egalite dans toutes ses consequences, d'avoir aime le peuple sans frayeur, d'avoir vote la loi de fraternite sans amendement. Et au bout de peu d'annees, c'est-a-dire quand on est etabli bien ou mal, qu'on soit juste-milieu, legitimiste ou republicain, qu'on soit de la nuance des _Debats_, de la _Gazette_ ou du _National_, on inscrit sur sa porte, sur son diplome ou sur sa patente, qu'on n'a, en aucun temps de sa vie, entendu porter atteinte a la sacro-sainte propriete. Mais ceci est le proces a faire, je le repete, a la societe bourgeoise qui nous opprime. Ne faisons pas celui de la jeunesse, car elle a ete ce que la jeunesse, prise en masse et mise en contact avec elle-meme, est et sera toujours, enthousiaste, romanesque et genereuse. Ce qu'il y a de meilleur dans le bourgeois, c'est donc encore l'etudiant; n'en doutez pas. [Illustration: M Poisson parlait ainsi debout.] Je n'entreprendrai pas de contredire dans le detail les assertions de l'auteur, que j'incrimine sans aucune aigreur, je vous jure. Il est possible qu'il soit mieux informe des moeurs des etudiants que je ne puis l'etre relativement a ce qu'elles sont aujourd'hui; mais je dois en conclure, ou que l'auteur s'est trompe, ou que les etudiants ont bien change; car j'ai vu des choses fort differentes. Ainsi, de mon temps, nous n'etions pas divises en deux especes, l'une, appelee les _bambocheurs_, fort nombreuse, qui passait son temps a la Chaumiere, au cabaret, au bal du Pantheon, criant, fumant, vociferant dans une atmosphere infecte et hideuse; l'autre fort restreinte, appelee les _piocheurs_, qui s'enfermait pour vivre miserablement, et s'adonner a un travail materiel dont le resultat etait le cretinisme. Non! il y avait bien des oisifs et des paresseux, voire des mauvais sujets et des idiots; mais il y avait aussi un tres-grand nombre de jeunes gens actifs et intelligents, dont les moeurs etaient chastes, les amours romanesques, et la vie empreinte d'une sorte d'elegance et de poesie, au sein de la mediocrite et meme de la misere. Il est vrai que ces jeunes gens avaient beaucoup d'amour-propre, qu'ils perdaient beaucoup de temps, qu'ils s'amusaient a tout autre chose qu'a leurs etudes, qu'ils depensaient plus d'argent qu'un devouement vertueux a la famille ne l'eut permis; enfin, qu'ils faisaient de la politique et du socialisme avec plus d'ardeur que de raison, et de la philosophie avec plus de sensibilite que de science et de profondeur. Mais s'ils avaient, comme je l'ai deja confesse, des travers et des ridicules, il s'en faut de beaucoup qu'ils fussent vicieux, et que leurs jours s'ecoulassent dans l'abrutissement, leurs nuits dans l'orgie. En un mot, j'ai vu beaucoup plus d'etudiants dans le genre d'Horace, que je n'en ai vu dans celui de l'_Etudiant_ esquisse par l'ecrivain que j'ose ici contredire. [Illustration: On le reconnaissait a son chapeau pointu.] Celui dont j'ai maintenant a vous faire le portrait, Jean Laraviniere, etait un grand garcon de vingt-cinq ans, leste comme un chamois et fort comme un taureau. Ses parents ayant eu la coupable distraction de ne pas le faire vacciner, il etait largement sillonne par la petite-verole, ce qui etait, pour son bonheur, un intarissable sujet de plaisanteries comiques de sa part. Quoique laide, sa figure etait agreable, sa personne pleine d'originalite comme son esprit. Il etait aussi genereux qu'il etait brave, et ce n'etait pas peu dire. Ses instincts de _combativite_, comme nous disions en phrenologie, le poussaient impetueusement dans toutes les bagarres, et il y entrainait toujours une cohorte d'amis intrepides, qu'il fanatisait par son sang-froid heroique et sa gaiete belliqueuse. Il s'etait battu tres-serieusement en juillet; plus tard, helas! il se battit trop bien ailleurs. C'etait un tapageur, un _bambocheur_, si vous voulez; mais quel loyal caractere, et quel devouement magnanime! Il avait toute l'excentricite de son role, toute l'inconsequence de son impetuosite, toute la cranerie de sa position. Vous eussiez pu rire de lui; mais vous eussiez ete force de l'aimer. Il etait si bon, si naif dans ses convictions, si devoue a ses amis! Il etait cense carabin, mais il n'etait reellement et ne voulait jamais etre autre chose qu'etudiant emeutier, _bousingot_, comme on disait dans ce temps-la. Et comme c'est un mot historique qui s'en va se perdre, si l'on n'y prend garde, je vais tacher de l'expliquer. Il y avait une classe d'etudiants, que nous autres (etudiants un peu aristocratiques, je l'avoue) nous appelions, sans dedain toutefois, _etudiants d'estaminet_. Elle se composait invariablement de la plupart des etudiants de premiere annee, enfants fraichement arrives de province, a qui Paris faisait tourner la tete, et qui croyaient tout d'un coup se faire hommes en fumant a se rendre malades, et en battant le pave du matin au soir, la casquette sur l'oreille; car l'etudiant de premiere annee a rarement un chapeau. Des la seconde annee, l'etudiant en general devient plus grave et plus naturel. Il est tout a fait retire de ce genre de vie, a la troisieme. C'est alors qu'il va au parterre des Italiens, et qu'il commence a s'habiller comme tout le monde. Mais un certain nombre de jeunes gens reste attache a ces habitudes de flanerie, de billard, d'interminables fumeries a l'estaminet, ou de promenade par bandes bruyantes au jardin du Luxembourg. En un mot, ceux-la font, de la recreation que les autres se permettent sobrement, le fond et l'habitude de la vie. Il est tout naturel que leurs manieres, leurs idees, et jusqu'a leurs traits, au lieu de se former, restent dans une sorte d'enfance vagabonde et debraillee, dans laquelle il faut se garder de les encourager, quoiqu'elle ait certainement ses douceurs et meme sa poesie. Ceux-la se trouvent toujours naturellement tout portes aux emeutes. Les plus jeunes y vont pourvoir, d'autres y vont pour agir; et, dans ce temps-la, presque toujours tous s'y jetaient un instant et s'en retiraient vite, apres avoir donne et recu quelques bons coups. Cela ne changeait pas la face des affaires, et la seule modification que ces tentatives aient apportee, c'est un redoublement de frayeur chez les boutiquiers, et de cruaute brutale chez les agents de police. Mais aucun de ceux qui ont si legerement trouble l'ordre public dans ce temps-la ne doit rougir, a l'heure qu'il est, d'avoir eu quelques jours de chaleureuse jeunesse. Quand la jeunesse ne peut manifester ce qu'elle a de grand et de courageux dans le coeur que par des attentats a la societe, il faut que la societe soit bien mauvaise! On les appelait alors les _bousingots_, a cause du chapeau marin de cuir verni qu'ils avaient adopte pour signe de ralliement. Ils porterent ensuite une coiffure ecarlate en forme de bonnet militaire, avec un velours noir autour. Designes encore a la police, et attaques dans la rue par les mouchards, ils adopterent le chapeau gris; mais ils n'en furent pas moins traques et maltraites. On a beaucoup declame contre leur conduite; mais je ne sache pas que le gouvernement ait pu justifier celle de ses agents, veritables assassins qui en ont assomme un bon nombre sans que le boutiquier en ait montre la moindre indignation ou la moindre pitie. Le nom de _bousingots_ leur resta. Lorsque le _Figaro_, qui avait fait une opposition railleuse et mordante sous la direction loyale de M. Delatouche, passa en d'autres mains, et peu a peu changea de couleur, le nom de bousingot devint un outrage; car il n'y eut sorte de moqueries ameres et injustes dont on ne s'efforcat de le couvrir. Mais les vrais bousingots ne s'en emurent point, et notre ami Laraviniere conserva joyeusement son surnom de _president des bousingots_, qu'il porta jusqu'a sa mort, sans craindre ni meriter le ridicule ou le mepris. Il etait si recherche et si adore de ses compagnons, qu'on ne le voyait jamais marcher seul. Au milieu du groupe ambulant qui chantait ou criait toujours autour de lui, il s'elevait comme un pin robuste; et fier au sein du taillis, ou comme la Calypso de Fenelon au milieu du menu fretin de ses nymphes, ou enfin comme le jeune Sauel parmi les bergers d'Israel. (Il aimait mieux cette comparaison.) On le reconnaissait de loin a son chapeau gris pointu a larges bords, a sa barbe de chevre, a ses longs cheveux plats, a son enorme cravate rouge sur laquelle tranchaient les enormes revers blancs de son gilet _a la Marat_. Il portait generalement un habit bleu a longues basques et a boutons de metal, un pantalon a larges carreaux gris et noirs, et un lourd baton de cormier qu'il appelait son _frere Jean_, par souvenir du baton de la croix dont le frere Jean des Entommeures fit, selon Rabelais, un si _horrificque_ carnage des hommes d'armes de Pichrocole. Ajoutez a cela un cigare gros comme une buche, sortant d'une moustache rousse a moitie brulee, une voix rauque qui s'etait cassee, dans les premiers jours d'aout 1830, a detonner la _Marseillaise_, et l'aplomb bienveillant d'un homme qui a embrasse plus de cent fois Lafayette, mais qui n'en parle plus en 1831 qu'en disant: _Mon pauvre ami_; et vous aurez au grand complet Jean Laraviniere, president des bousingots. VII. --Vous demandez madame Poisson? dit-il a Horace, qui n'accueillait pas trop bien en general sa familiarite. Eh bien! vous ne verrez plus madame Poisson. Absente par conge, madame Poisson. Pas mal fait. M. Poisson ne la battra plus. --Si elle avait voulu me prendre pour son defenseur, s'ecria le petit Paulier, qui n'etait guere plus gros qu'une mouche, elle n'aurait pas ete battue deux fois. Mais enfin, puisque c'est le _president_ qu'elle a honore de sa preference.... --Excusez! cela n'est pas vrai, repondit le president des bousingots en elevant sa voix enrouee pour que tout le monde l'entendit. A moi, Arsene, un verre de rhum! j'ai la gorge en feu. J'ai besoin de me rafraichir. Arsene vint lui verser du rhum, et resta debout pres de lui, le regardant attentivement avec une expression indefinissable. "Eh bien, mon pauvre Arsene, reprit Laraviniere sans lever les yeux sur lui et tout en degustant son petit verre: tu ne verras plus ta bourgeoise! Cela te fait plaisir peut-etre? Elle ne t'aimait guere, ta bourgeoise? --Je n'en sais rien, repondit Arsene de sa voix claire et ferme; mais ou diable peut-elle etre? --Je te dis qu'elle est partie. _Partie_, entends-tu bien? Cela veut dire qu'elle est ou bon lui semble; qu'elle est partout excepte ici. --Mais ne craignez-vous pas d'affliger ou d'offenser beaucoup le mari en parlant si haut d'une pareille affaire? dis-je en jetant les yeux vers la porte du fond, ou nous apparaissait ordinairement M. Poisson vingt fois par heure. --Le citoyen Poisson n'est pas ceans, repondit le bousingot Louvet: nous venons de le rencontrer a l'entree de la Prefecture de police, ou il va sans doute demander des informations. Ah! dame, il cherche; il cherchera longtemps. Cherche, Poisson, cherche! Apporte! --Pauvre bete! reprit un autre. Ca lui apprendra qu'on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Arsene? a moi, du cafe! --Elle a bien fait! dit un troisieme. Je ne l'aurais jamais crue capable d'un pareil coup de tete, pourtant! Elle avait l'air use par le chagrin, cette pauvre femme! A moi, Arsene, de la biere!" Arsene servait lestement tout le monde, et il venait toujours se planter derriere Laraviniere, comme s'il eut attendu quelque chose. "Eh! qu'as-tu la a me regarder? lui dit Laraviniere, qui le voyait dans la glace. --J'attends pour vous verser un second petit verre, repondit tranquillement Arsene. --Joli garcon, va! dit le president en lui tendant son verre. Ton coeur comprend le mien. Ah! si tu avais pu te poser ainsi en Hebe a la barricade de la rue Montorgueil, l'annee passee, a pareille epoque! J'avais une si abominable soif! Mais ce gamin-la ne songeait qu'a descendre des gendarmes. Brave comme un lion, ce gamin-la! Ta chemise n'etait pas aussi blanche au'aujourd'hui, hein? Rouge de sang et noire de poudre. Mais ou diable as-tu passe depuis? --Dis-nous donc plutot ou madame Poisson a passe la nuit, puisque tu le sais? reprit Paulier. --Vous le savez? s'ecria Horace le visage en feu. --Tiens! ca vous interesse, vous? repondit Laraviniere. Ca vous interesse diablement, a ce qu'il parait! Eh bien! vous ne le saurez pas, soit dit sans vous lacher; car j'ai donne ma parole, et vous comprenez. --Je comprends, dit Horace avec amertume, que vous voulez nous donner a entendre que c'est chez vous que s'est retiree madame Poisson. --Chez moi! je le voudrais: ca supposerait que j'ai un _chez moi_. Mais pas de mauvaises plaisanteries, s'il vous plait. Madame Poisson est une femme fort honnete, et je suis sur qu'elle n'ira jamais ni chez vous ni chez moi. --Raconte-leur donc comment tu l'as aidee a se sauver? dit Louvet en voyant avec quel interet nous cherchions a deviner le sens de ses reticences. --Voila! ecoutez! repondit le president. Je peux bien le dire: cela ne fait aucun tort a la dame. Ah! tu ecoutes, toi? ajouta-t-il en voyant Arsene toujours derriere lui. Tu voudrais faire le capon, et redire cela a ton bourgeois. --Je ne sais pas seulement de quoi vous parlez, repondit Arsene en s'asseyant sur une table vide et en ouvrant un journal. Je suis la pour vous servir: si je suis de trop, je m'en vas. --Non, non! reste, enfant de juillet! dit Laraviniere. Ce que j'ai a dire ne compromet personne." C'etait l'heure du diner des habitants du quartier. Il n'y avait dans le cafe que Laraviniere, ses amis et nous. Il commenca son recit en ces termes: "Hier soir... je pourrais aussi bien dire ce matin (car il etait minuit passe, pres d'une heure), je revenais tout seul a mon gite, c'etait par le plus long. Je ne vous dirai ni d'ou je venais, ni en quel endroit je fis cette rencontre; j'ai pose mes reserves a cet egard. Je voyais marcher devant moi une vraie taille de guepe, et cela avait un air si _comme il faut_, cela avait la marche si peu agacante que nous connaissons, que j'ai hesite par trois fois... Enfin, persuade que ce ne pouvait etre autre chose qu'un _phalene_, je m'avance sur la meme ligne; mais je ne sais quoi de mysterieux et d'indefinissable (style choisi, mes enfants!) m'aurait empeche d'etre grossier, quand meme la galanterie francaise ne serait pas dans les moeurs de votre president.--Femme charmante, lui dis-je, pourrait-on vous offrir le bras?--Elle ne repond rien et ne tourne pas la tete. Cela m'etonne. Ah bah! elle est peut-etre sourde, cela s'est vu. J'insiste. On me fait doubler le pas.--N'ayez donc pas peur!--Ah!---Un petit cri, et puis on s'appuie sur le parapet. --Parapet? c'etait sur le quai, dit Louvet. --J'ai dit parapet comme j'aurais dit borne, fenetre, muraille quelconque. N'importe! je la voyais trembler comme une femme qui va s'evanouir. Je m'arrete, interdit. Se moque-t-on de moi?--Mais, Mademoiselle, n'ayez donc pas peur.--Ah! mon Dieu! c'est vous, monsieur Laraviniere?--Ah! mon Dieu! c'est vous, madame Poisson? (Et voila, un coup de theatre!)--Je suis bien aise de vous rencontrer, dit-elle d'un ton resolu. Vous etes un honnete homme, vous allez me conduire. Je remets mon sort entre vos mains, je me lie a vous. Je demande le secret.--Me voila, Madame, pret a passer l'eau et le feu pour vous et avec vous. Elle prend mon bras.--Je pourrais vous prier de ne pas me suivre, et je suis sure que vous n'insisteriez pas; mais j'aime mieux me confier a vous. Mon honneur sera en bonnes mains; vous ne le trahirez pas." "J'etends la main, elle y met la sienne. Voila la tete qui me tourne un peu, mais c'est egal. J'offre mon bras comme un marquis, et sans me permettre une seule question, je l'accompagne... --Ou, demanda Horace impatient. --Ou bon lui semble, repondit Laraviniere. Chemin faisant:--Je quitte M. Poisson pour toujours, me repondit-elle; mais je ne le quitte pas pour me mal conduire. Je n'ai pas d'amant, Monsieur; je vous jure devant Dieu, qui veille sur moi, puisqu'il vous a envoye vers moi en ce moment, que je n'en ai pas et n'en veux pas avoir. Je me soustrais a de mauvais traitements, et voila tout. J'ai un asile, chez une amie, chez une femme honnete et bonne; je vais vivre de mon travail. Ne venez pas me voir; il faut que je me tienne dans une grande reserve apres une pareille fuite; mais gardez-moi un souvenir amical, et croyez que je n'oublierai jamais... Nouvelle poignee de main; adieu solennel, eternel peut-etre, et puis, bonsoir, plus personne. Je sais ou elle est, mais je ne sais chez qui, ni avec qui. Je ne chercherai pas a le savoir, et je ne mettrai personne sur la voie de le decouvrir. C'est egal, je n'en ai pas dormi de la nuit et me voila amoureux comme une bete! A quoi cela me servira-t-il? --Et vous croyez, dit Horace emu, qu'elle n'a pas d'amant, qu'elle est chez une femme, qu'elle... --Ah! je ne crois rien, je ne sais rien, et peu m'importe! Elle s'est emparee de moi. Me voila force de tenir ce que j'ai promis, puisqu'on m'a subjugue. Ces diables de femmes! Arsene, du rhum! l'orateur est fatigue." Je regardai Arsene: son visage ne trahissait pas la moindre emotion. Je cessai de croire a son amour pour madame Poisson; mais, en voyant l'agitation d'Horace, je commencai a penser que le sien prenait un caractere serieux. Nous nous separames a la rue Git-le-Coeur. Je rentrai accable de fatigue. J'avais passe la nuit precedente aupres d'un ami malade, et je n'etais pas revenu chez moi de la journee. Quoique j'eusse vu briller de la lumiere derriere mes fenetres, je fus tente de croire qu'il n'y avait personne chez moi, a la lenteur qu'Eugenie mit a me recevoir. Ce ne fut qu'au troisieme coup de sonnette qu'elle se decida a ouvrir la porte, apres m'avoir bien regarde et interroge par le guichet. "Vous avez donc bien peur? lui dis-je en entrant. --Tres-peur, me repondit-elle; j'ai mes raisons pour cela. Mais puisque vous voila, je suis tranquille." Ce debut m'inquieta beaucoup. "Qu'est-il donc arrive? m'ecriai-je. --Rien que de fort agreable, repondit-elle en souriant, et j'espere que vous ne me desavouerez pas; j'ai, en votre absence, dispose de votre chambre. --De ma chambre! grand Dieu! et moi qui ne me suis pas couche la nuit derniere! Mais pourquoi donc? et que veut dire cet air de mystere? --Chut! ne faites pas de bruit! dit Eugenie en mettant sa main sur ma bouche. Votre chambre est habitee par quelqu'un qui a plus besoin de sommeil et de repos que vous. --Voila une etrange invasion! Tout ce que vous faites est bien, mon Eugenie, mais enfin... --Mais enfin, mon ami, vous allez vous retirer de suite, et demander a votre ami Horace ou a quelque autre (vous n'en manquerez pas) de vous ceder la moitie de sa chambre pour une nuit. --Mais vous me direz au moins pour qui je fais ce sacrifice? --Pour une amie a moi, qui est venue me demander un refuge dans une circonstance desesperee. --Ah! mon Dieu! m'ecriai-je, un accouchement dans ma chambre! Au diable le butor a qui je dois cet enfant-la! --Non, non! rien de pareil! dit Eugenie en rougissant. Mais parlez donc plus bas, il n'y a point la d'affaire d'amour proprement dite; c'est un roman tout a fait pur et platonique. Mais, allez-vous-en. --Ah ca, c'est donc une princesse enlevee pour qui vous prenez tant de precautions respectueuses? --Non; mais c'est une femme comme moi, et elle a bien droit a quelque respect de votre part. --Et vous ne me direz pas meme son nom? --A quoi bon ce soir? Nous verrons demain ce qu'on peut vous confier. --Et, c'est une femme?... dis-je avec un grand embarras. --Vous en doutez?" repondit Eugenie en eclatant de rire. Elle me poussa vers la porte, et j'obeis machinalement. Elle me rendit ma lumiere, et me reconduisit jusqu'au palier d'un air affectueux et enjoue, puis elle rentra, et je l'entendis fermer la porte a double tour, ainsi qu'une barre que j'y avais fait poser pour plus de securite quand je laissais Eugenie seule, le soir, dans ma mansarde. Quand je fus au bas de l'escalier, je fus pris d'un vertige. Je ne suis point jaloux de ma nature, et d'ailleurs, jamais ma douce et sincere compagne ne m'avait donne le moindre sujet de mefiance. J'avais pour elle plus que de l'amour, j'avais une estime sans bornes pour son caractere, une foi absolue en sa parole. Malgre tout cela, je fus saisi d'une sorte de delire, et ne pus jamais me resoudre a descendre le dernier etage. Je remontai vingt fois jusqu'a ma porte; je redescendis autant de fois l'escalier. Le plus profond silence regnait dans ma mansarde et dans toute la maison. Plus je combattais ma folie, plus elle s'emparait de mon cerveau. Une sueur froide coulait de mon front. Je pensai plusieurs fois a enfoncer la porte: malgre la serrure et la barre de fer, je crois que j'en aurais eu la force dans ce moment-la; mais la crainte d'epouvanter et d'offenser Eugenie par cette violence et l'outrage d'un tel soupcon, m'empecherent de ceder a la tentation. Si Horace m'eut vu ainsi, il m'aurait pris en pitie ou raille amerement. Apres tout ce que je lui avais dit pour combattre les instincts de jalousie et de despotisme qu'il laissait percer dans ses theories de l'amour, j'etais d'un ridicule acheve. Je ne pus neanmoins prendre sur moi de sortir de la maison. Je songeai bien a passer la nuit a me promener sur le quai; mais la maison avait une porte de derriere sur la rue _Git-le-Coeur_, et pendant que j'en ferais le tour, on pouvait sortir d'un cote ou de l'autre. Une fois que j'aurais franchi la porte principale, soit que le portier fut prevenu, soit qu'il allat se coucher, j'etais sur de ne pas pouvoir rentrer passe minuit. Les portiers sont fort inhumains envers les etudiants, et le mien etait des plus intraitables. Au diable l'hotesse inconnue et sa reputation compromise! pensai-je; et ne pouvant renoncer a garder mon tresor a vue, ne pouvant plus resister a la fatigue, je me couchai sur la natte de paille dans l'embrasure de ma porte, et je finis par m'y endormir. Heureusement nous demeurions au dernier etage de la maison, et la seule chambre qui donnat sur notre palier n'etait pas louee. Je ne courais pas risque d'etre surpris dans cette ridicule situation par des voisins medisants. Je ne dormis ni longtemps ni paisiblement, comme on peut croire. Le froid du matin m'eveilla de bonne heure. J'etais brise, je fumai pour me ranimer, et quand, vers six heures, j'entendis ouvrir la porte de la maison, je sonnai a la mienne. Il me fallut encore attendre et encore subir l'examen du guichet. Enfin il me fut permis de rentrer. "Ah! mon Dieu! dit Eugenie en frottant ses yeux appesantis par un sommeil meilleur que le mien. Vous me paraissez change! Pauvre Theophile! vous avez donc ete bien mal couche chez votre ami Horace? --On ne peut pas plus mal, repondis-je, un lit tres dur. Et votre hote, est-il enfin parti? --Mon hote!" dit-elle avec un etonnement si candide que je me sentis penetre de honte. Quand on est coupable, on a rarement l'esprit de se repentir a temps. Je sentis le depit me gagner, et n'ayant rien a dire qui eut le sens commun, je posai ma canne un peu brusquement sur la table, et je jetai mon chapeau avec humeur sur une chaise: il roula par terre, je lui donnai un grand coup de pied; j'avais besoin de briser quelque chose. Eugenie, qui ne m'avait jamais vu ainsi, resta stupefaite: elle ramassa mon chapeau en silence, me regarda fixement, et devina enfin ma souffrance, en voyant l'alteration profonde de mes traits. Elle etouffa un soupir, retint une larme, et entra doucement dans ma chambre a coucher, dont elle referma la porte sur elle avec soin. C'etait la qu'etait le personnage mysterieux. Je n'osais plus, je ne voulais plus douter, et, malgre moi, je doutais encore. Les pensees injustes, quand nous leur laissons prendre le dessus, s'emparent tellement de nous, qu'elles dominent encore notre imagination alors que la raison et la conscience protestent contre elles. J'etais au supplice; je marchais avec agitation dans mon cabinet, m'arretant a chaque tour devant cette porte fatale, avec un sentiment voisin de la rage. Les minutes me semblaient des siecles. Enfin la porte se rouvrit, et une femme vetue a la hate, les cheveux encore dans le desordre du sommeil et le corps enveloppe d'un grand chale, s'avanca vers moi, pale et tremblante. Je reculai de surprise, c'etait madame Poisson. VIII. Elle s'inclina devant moi, presque jusqu'a mettre un genou en terre; et dans cette attitude douloureuse, avec sa paleur, ses cheveux epars, et ses beaux bras nus sortant de son chale ecarlate, elle eut desarme un tigre; mais j'etais si heureux de voir Eugenie justifiee, que j'eusse accueilli mon affreuse portiere avec autant de courtoisie que la belle Laure. Je la relevai, je la fis asseoir, je lui demandai pardon d'etre rentre si matin, n'osant pas encore demander pardon, ni meme jeter un regard a ma pauvre maitresse. "Je suis bien malheureuse et bien coupable envers vous, me dit Laure encore tout emue. J'ai failli amener un chagrin dans votre interieur. C'est ma faute, j'aurais du vous prevenir, j'aurais du refuser la genereuse hospitalite d'Eugenie. Ah! Monsieur, ne faites de reproche qu'a moi: Eugenie est un ange. Elle vous aime comme vous le meritez, comme je voudrais avoir ete aimee, ne fut-ce qu'un jour dans ma vie. Elle vous dira tout, Monsieur; elle vous racontera mes malheurs et ma faute, ma faute, qui n'est pas celle que vous croyez, mais qui est plus grave mille fois, et dont je ferai penitence toute ma vie." Les larmes lui couperent la parole. Je pris ses deux mains avec attendrissement. Je ne sais ce que je lui dis pour la rassurer et la consoler; mais elle y parut sensible, et, m'entrainant vers Eugenie, elle hata avec une grace toute feminine l'explosion de mon remords et le pardon de ma chere compagne. Je le recus a genoux. Pour toute reponse, celle-ci attira Laure dans mes bras, et me dit: "Soyez son frere, et promettez-moi de la proteger et de l'assister comme si elle etait ma soeur et la votre. Voyez que je ne suis pas jalouse, moi! Et pourtant combien elle est plus belle, plus instruite, et plus faite que moi pour vous tourner la tete!" Le dejeuner, modeste comme a l'ordinaire, mais plein de cordialite et meme d'un enjouement attendri, fut suivi des arrangements que prit Eugenie pour installer Laure dans l'appartement qui donnait sur notre palier, et que le portier n'avait pu mettre encore a sa disposition, quoique a mon insu il fut retenu a cet effet depuis plusieurs jours. Tandis que notre nouvelle voisine s'etablissait avec une certaine lenteur melancolique dans ce mysterieux asile, sous le nom de mademoiselle Moriat (c'etait le nom de famille d'Eugenie, qui la faisait passer pour sa soeur), ma compagne revint me donner les eclaircissements dont j'avais besoin pour la secourir. "Vous avez de l'amitie pour le Masaccio? me dit-elle pour commencer; vous vous interessez a son sort? et vous aimerez d'autant mieux Laure, qu'elle est plus chere a Paul Arsene? --Quoi! Eugenie, m'ecriai-je, vous sauriez les secrets du Masaccio? Ces secrets, impenetrables pour moi, il vous les aurait confies?" Eugenie rougit et sourit. Elle savait tout depuis longtemps. Tandis que le Masaccio faisait son portrait, elle avait su lui inspirer une confiance extraordinaire. Lui, si reserve, et meme si mysterieux, il avait ete domine par la bonte serieuse et la discrete obligeance d'Eugenie. Et puis l'homme du peuple, mefiant et fier avec moi, avait ouvert fraternellement son coeur a la fille du peuple: c'etait legitime. Eugenie avait promis le secret; elle l'avait religieusement garde. Elle me fit subir un interrogatoire tres-judicieux et tres-fin, et quand elle se fut assuree que ma curiosite n'etait fondee que sur un interet sincere et devoue pour son protege, elle m'apprit beaucoup de choses; a savoir: primo, que madame Poisson n'etait pas madame Poisson, mais bien une jeune ouvriere nee dans la meme ville de province et dans la meme rue que le petit Masaccio. Celui-ci avait eu pour elle, presque des l'enfance, une passion romanesque et tout a fait malheureuse; car la belle Marthe, encore enfant elle-meme, s'etait laisse seduire et enlever par M. Poisson, alors commis voyageur, qui etait venu avec elle dresser la tente de son cafe a la grille du Luxembourg, comptant sans doute sur la beaute d'une telle enseigne pour achalander son etablissement. Cette secrete pensee n'empechait pas M. Poisson d'etre fort jaloux, et, a la moindre apparence, il s'emportait contre Marthe, et la rendait fort malheureuse. On assurait meme dans le quartier qu'il l'avait souvent frappee. En second lieu, Eugenie m'apprit que Paul Arsene, ayant un soir, contrairement a ses habitudes de sobriete, cede a la tentation de boire un verre de biere, etait entre, il y avait environ trois mois, au cafe Poisson; que la, ayant reconnu dans cette belle dame vetue de blanc et coiffee de ses beaux cheveux noirs, en chatelaine du moyen age, la pauvre Marthe, ses premieres, ses uniques amours, il avait failli se trouver mal. Marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler, parce que le surveillant farouche etait la; mais elle avait trouve moyen, en lui rendant la monnaie de sa piece de cinq francs, de lui glisser un billet ainsi concu: "Mon pauvre Arsene, si tu ne meprises pas trop ta payse, viens causer avec elle demain. C'est le jour de garde de M. Poisson. J'ai besoin de parler de mon pays et de mon bonheur passe." "Certes, continua Eugenie, Arsene fut exact au rendez-vous. Il en sortit plus amoureux que jamais. Il avait trouve Marthe embellie par sa paleur, et ennoblie par son chagrin. Et puis, comme elle avait lu beaucoup de romans a son comptoir, et meme quelquefois des livres plus serieux, elle avait acquis un beau langage et toutes sortes d'idees qu'elle n'avait pas auparavant. D'ailleurs, elle lui confiait ses malheurs, son repentir, son desir de quitter la position honteuse et miserable que son seducteur lui avait faite, et Arsene se figurait que les devoirs de la charite chretienne et de l'amitie fraternelle l'enchainaient seuls desormais a sa compatriote. Il ne cessa de roder autour d'elle, sans toutefois eveiller les soupcons du jaloux, et il parvint a causer avec Marthe toutes les fois que M. Poisson s'absentait. Marthe etait bien decidee a quitter son tyran; mais ce n'etait pas, disait-elle, pour changer de honte qu'elle voulait s'affranchir. Elle chargeait Arsene de lui trouver une condition ou elle put vivre honnetement de son travail, soit comme femme de charge chez de riches particuliers, soit comme demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautes, etc.; mais toutes les conditions que Paul envisageait pour elle lui semblaient indignes de celle qu'il aimait. Il voulait lui trouver une position a la fois honorable, aisee et libre: ce n'etait pas facile. C'est alors qu'il a concu et execute le projet de quitter les arts et de reprendre une industrie quelconque, fut-ce la domesticite. Il s'est dit que sa tante allait bientot mourir, qu'il ferait venir ses soeurs a Paris, qu'il les etablirait comme ouvrieres en chambre avec Marthe, et qu'il les soutiendrait toutes les trois tant qu'elles ne seraient pas mises dans un bon train d'affaires, sauf a ne jamais reprendre la peinture, si ses avances et leur travail ne suffisaient pas pour les faire vivre dans l'aisance. C'est ainsi que Paul a sacrifie la passion de l'art a celle du devouement, et son avenir a son amour. "Ne trouvant pas d'emploi plus lucratif pour le moment que celui de garcon de cafe, il s'est fait garcon de cafe, et il a justement choisi le cafe de M. Poisson, ou il a pu concerter l'enlevement de Marthe, et ou il compte rester encore quelque temps pour detourner les soupcons. Car la tante Henriette est morte, les soeurs d'Arsene sont en route, et je m'etais chargee de veiller a leur etablissement dans une maison honnete: celle-ci est propre et bien habitee. L'appartement a cote du notre se compose de deux petites pieces; il coute cent francs de loyer. Ces demoiselles y seront fort bien. Nous leur preterons le linge et les meubles dont elles auront besoin en attendant qu'elles aient pu se les procurer, et cela ne tardera pas; car Paul, depuis deux mois qu'il gagne de l'argent, a deja su acheter une espece de mobilier assez gentil qui etait la-haut dans votre grenier et a votre insu. Enfin, avant-hier soir, tandis que vous etiez aupres de votre malade, Laure, ou, pour mieux dire, Marthe, puisque c'est son veritable nom, a pris son grand courage, et au coup de minuit, pendant que M. Poisson etait de garde, elle est partie avec Arsene, qui devait l'amener ici, et retourner bien vite a la maison avant que son patron fut rentre; mais a peine avaient-ils fait trente pas, qu'ils ont cru voir de la lumiere a l'entre-sol de M. Poisson, et ils ont delibere s'ils ne rentreraient pas bien vite. Alors Marthe, prenant son parti avec desespoir, a force Arsene a rentrer et s'est mise a descendre a toutes jambes la rue de Tournon, comptant sur la legerete de sa course et sur la protection du ciel pour echapper seule aux dangers de la nuit. Elle a ete suivie par un homme sur les quais; mais il s'est trouve par bonheur que cet homme etait votre camarade Laraviniere, qui lui a promis le secret et qui l'a amenee jusqu'ici. Arsene est venu nous voir en courant ce matin. Le pauvre garcon etait cense faire une commission a l'autre bout de Paris. Il etait si baigne de sueur, si haletant, si emu, que nous avons cru qu'il s'evanouirait en haut de l'escalier. Enfin, en cinq minutes de conversation, il nous a appris que leur frayeur au moment de la fuite n'etait qu'une fausse alerte, que M. Poisson n'etait rentre qu'au jour, et qu'au milieu de son trouble et de sa fureur, il n'avait pas le moindre soupcon de la complicite d'Arsene. --Et maintenant, dis-je a Eugenie, qu'ont-ils a craindre de M. Poisson? Aucune poursuite legale, puisqu'il n'est pas marie avec Marthe? --Non, mais quelque violence dans le premier feu de la colere. Comme c'est un homme grossier, livre a toutes ses passions, incapable d'un veritable attachement, il se sera bientot console avec une nouvelle maitresse. Marthe, qui le connait bien, dit que si l'on peut tenir sa demeure secrete pendant un mois tout au plus, il n'y aura plus rien a craindre ensuite. --Si je comprends bien le role que vous m'avez reserve dans tout ceci, repris-je, c'est: _primo_, de vous laisser disposer de tout ce qui est a nous pour assister nos infortunees voisines; _secundo_, d'avoir toujours derriere la porte une grosse canne au service des epaules de M. Poisson, en cas d'attaque. Eh bien, voici, _primo_, un terme de ma rente que j'ai touche hier, et dont tu feras, comme de coutume, l'emploi que tu jugeras convenable; _secundo_, voila un assez bon rotin que je vais placer en sentinelle." Cela fait, j'allai me jeter sur mon lit, ou je tombai, a la lettre, endormi avant d'avoir pu achever de me deshabiller. Je fus reveille au bout de deux heures par Horace:--Que diable se passe-t-il chez toi? me dit-il. Avant d'ouvrir, on parlemente au guichet, on chuchote derriere la porte, on cache quelqu'un dans la cuisine, ou dans le bucher, ou dans l'armoire, je ne sais ou; et, quand je passe, on me rit au nez. Qui est-ce qu'on mystifie? Est-ce toi ou moi? A mon tour, je me mis a rire. Je fis ma toilette, et j'allai prendre ma place au conseil deliberatif que Marthe et Eugenie tenaient ensemble dans la cuisine. Je fus d'avis qu'il fallait se fier a Horace, ainsi qu'au petit nombre d'amis que j'avais l'habitude de recevoir. En remettant le secret de Marthe a leur honneur et a leur prudence, on avait beaucoup plus de chances de securite qu'en essayant de le leur cacher. Il etait impossible qu'ils ne le decouvrissent pas, quand meme Marthe s'astreindrait a ne jamais passer de sa chambre dans la notre, et quand meme je consignerais tous mes amis chez le portier. La consigne serait toujours violee; et il ne fallait qu'une porte entr'ouverte, une minute durant, pour que quelqu'un de nos jeunes gens entrevit et reconnut la belle Laure. Je commencai donc le chapitre des confidences solennelles par Horace, tout en lui cachant, ainsi que je le fis, a l'egard des autres, l'interet qu'Arsene portait a Laure, la part qu'il avait prise a son evasion, et jusqu'a leur ancienne connaissance. Laure, desormais redevenue Marthe, fut, pour Horace et pour tous nos amis, une amie d'enfance d'Eugenie, qui se garda bien de dire qu'elle ne la connaissait que depuis deux jours. Elle seule fut censee lui avoir offert une retraite et la couvrir de sa protection. Son chaperonnage etait assez respectable; tous mes amis professaient a bon droit pour Eugenie une haute estime, et je ne me vantai jamais, comme on peut le croire, de mon ridicule acces de jalousie. Cependant Eugenie ne me le pardonna pas aussi aisement que je m'en etais flatte. Je puis meme dire qu'elle ne me l'a jamais pardonne. Quoiqu'elle fit, j'en suis convaincu, tous ses efforts pour l'oublier, elle y a toujours pense avec amertume. Combien de fois ne me l'a-t-elle pas fait sentir, en niant energiquement que l'amour d'un homme fut a la hauteur de celui d'une femme!--Le meilleur, le plus devoue, le plus fidele de tous, sera toujours pret, disait-elle, a se mefier de celle qui s'est donnee a lui. Il l'outragera, sinon par des actes, du moins par la pensee. L'homme a pris sur nous dans la societe un droit tout materiel; aussi toute notre fidelite, souvent tout notre amour, se resument pour lui dans un fait. Quant a nous, qui n'exercons qu'une domination morale, nous nous en rapportons plus a des preuves morales qu'a des apparences. Dans nos jalousies, nous sommes capables de recuser le temoignage de nos yeux; et quand vous faites un serment, nous nous en rapportons a votre parole comme si elle etait infaillible. Mais la notre est-elle donc moins sacree? Pourquoi avez-vous fait de votre honneur et du notre deux choses si differentes? Vous fremiriez de colere si un homme vous disait que vous mentez. Et pourtant vous vous nourrissez de mefiance, et vous nous entourez de precautions qui prouvent que vous doutez de nous. A celui que des annees de chastete et de sincerite devraient rassurer a jamais, il suffit d'une petite circonstance inusitee, d'une parole obscure, d'un geste, d'une porte ouverte ou fermee, pour que toute confiance soit detruite en un instant. Elle adressait tous ces beaux sermons a Horace, qui avait l'habitude de se poser pour l'avenir en Othello; mais, en effet, c'etait sur mon coeur que retombaient ces coups aceres. "Ou diable prend-elle tout ce qu'elle dit? observait Horace. Mon cher, tu la laisses trop aller _au preche_ de la salle Taitbout." IX. La situation de Paul Arsene a l'egard de Marthe etait des plus etranges. Soit qu'il n'eut jamais ose lui exprimer son amour, soit qu'elle n'eut pas voulu le comprendre, ils en etaient restes, comme au premier jour, dans les termes d'une amitie fraternelle. Marthe ignorait le devouement de ce jeune homme; elle ne savait pas a quelles esperances il avait du renoncer pour s'attacher a son sort. Il ne lui avait pas cache qu'il eut etudie la peinture; mais il ne lui avait pas dit de quelles admirables facultes la nature l'avait doue a cet egard; et d'ailleurs il attribuait son renoncement a la necessite de faire venir ses soeurs et de les soutenir. Marthe ne possedait rien, et n'avait rien voulu emporter de chez M. Poisson. Elle comptait travailler, et les avances qu'elle acceptait, elle ne les attribuait qu'a Eugenie. Elle n'eut pas fui, appuyee sur le bras d'Arsene, si elle eut cru lui devoir d'autres services que de simples demarches aupres d'Eugenie, et un asile aupres de ses soeurs, qu'elle comptait bien indemniser en payant sa part des depenses. En se devouant ainsi, Paul avait brule ses vaisseaux, et il s'etait ote le droit de lui jamais dire: "Voila ce que j'ai fait pour vous;" car, dans l'apparence, il n'avait fait pour elle que ce qui est permis a la plus simple amitie. Le pauvre enfant etait si accable d'ouvrage, et tenu de si pres par son patron, qu'il ne put aller recevoir ses soeurs a la diligence. Marthe ne sortait pas, dans la crainte d'etre rencontree par quelqu'un qui put mettre M. Poisson sur ses traces. Nous nous chargeames, Eugenie et moi, d'aller aider au debarquement de Louison et de Suzanne, nos futures voisines. Louison, l'ainee, etait une beaute de village, un peu virago, ayant la voix haute, l'humeur chatouilleuse et l'habitude du commandement. Elle avait contracte cette habitude chez sa vieille tante infirme, qui l'ecoutait comme un oracle, et lui laissait la gouverne de cinq ou six apprenties couturieres, parmi lesquelles la jeune soeur Suzon n'etait qu'une puissance secondaire, une sorte de ministre dirigeant les travaux, mais obeissant a la soeur ainee, sans appel. Aussi Louison avait-elle des airs de reine, et l'insatiable besoin de regner qui devore les souverains. Suzanne, sans etre belle, etait agreable et d'une organisation plus distinguee que celle de Louise. Il etait facile de voir qu'elle etait capable de comprendre tout ce que Louise ne comprendrait jamais. Mais Louise etait, au-dessus et autour d'elle, comme une cloche de plomb, pour l'empecher de se repandre au dehors et d'en recevoir quelque influence. Elles accueillirent nos avances, l'une avec surprise et timidite, l'autre avec une raideur un peu brutale. Elles n'avaient aucune idee de la vie de Paris, et ne concevaient pas qu'il put y avoir pour Arsene un empechement imperieux de venir a leur rencontre. Elles remercierent Eugenie d'un air preoccupe, Louise repetant a tout propos: "C'est toujours bien desagreable que Paul ne soit pas la! Et Suzanne ajoutant, d'un ton de consternation: --C'est-il drole que Paul ne soit pas venu!" Il faut avouer que, venant pour la premiere fois de leur vie de faire un assez long voyage en diligence, se voyant aux prises avec les douaniers pour l'examen de leurs malles, ne sachant tout ce que signifiait ce bruit de voyageurs partants et arrivants, de chevaux qu'on attelait et detelait, d'employes, de facteurs et de commissionnaires, il etait assez naturel qu'elles perdissent la tete et ressentissent un peu de fatigue, d'humeur et d'effroi. Elles s'humaniserent en voyant que je venais a leur secours, que je veillais a leurs paquets, et que je reglais leurs comptes avec le bureau. A peine se virent-elles installees dans un fiacre avec leurs effets, leurs innombrables corbeilles et cartons (car elles avaient, suivant l'habitude des campagnards, traine une foule d'objets dont le port surpassait la valeur), que Louison fourra la main jusqu'au coude dans son cabas, en criant: "Attendez, Monsieur; attendez que je vous paie! Qu'est-ce que vous avez donne pour nous a la diligence? Attendez donc!" Elle ne concevait pas que je ne me fisse pas rembourser immediatement l'argent que je venais de tirer de ma poche pour elles; et ce trait de grandeur, que j'etais loin d'apprecier moi-meme, commenca a me gagner leur consideration. Nous montames dans un cabriolet de place, Eugenie et moi, afin de nous trouver en meme temps qu'elles a la porte de notre domicile commun. "Ah! mon Dieu! quelle grande maison! s'ecrierent-elles en la toisant de l'oeil; elle est si haute, qu'on n'en voit pas le faite." Elle leur sembla bien plus haute lorsqu'il fallut monter les quatre-vingt-douze marches qui nous separaient du sol. Des le second etage, elles montrerent de la surprise; au troisieme, elles firent de grands eclats de rire; au quatrieme, elles etaient furieuses; au cinquieme, elles declarerent qu'elles ne pourraient jamais demeurer dans une pareille lanterne. Louise, decouragee, s'assit sur la derniere marche en disant:--"En voila-t-il une horreur de pays!" Suzanne, qui conservait plus d'envie de se moquer que de s'emporter, ajouta: "Ca sera commode, hein? de descendre et de remonter ca quinze fois par jour! Il y a de quoi se casser le cou." Eugenie les introduisit tout de suite dans leur appartement. Elles le trouverent petit et bas. Une piece donnait sur le prolongement de mon balcon. Louise s'y avanca, et se rejetant aussitot en arriere, se laissa tomber sur une chaise. "Ah! mon Dieu! s'ecria-t-elle, ca me donne le vertige; il me semble que je suis sur la pointe de notre clocher." Nous voulumes les faire souper. Eugenie avait prepare un petit repas dans mon appartement, comptant, a ce moment-la, leur presenter Marthe. "Vous avez bien de la bonte, monsieur et madame, dit Louison en jetant un coup d'oeil prohibitif a Suzanne; mais nous n'avons pas faim." Elle avait l'air desespere; Suzanne s'etait hatee de defaire les malles et de ranger les effets, comme si c'etait la chose la plus pressee du monde. "Ah ca! pourquoi donc trois lits? fit observer tout a coup Louise. Paul va donc demeurer avec nous? A la bonne heure! --Non, Paul ne peut pas encore demeurer avec vous, lui repondis-je. Mais vous aurez une payse, une ancienne amie, qu'il voulait vous presenter lui-meme... --Tiens! qui donc ca? Nous n'avons pas grand'payse ici, que je sache. Comment donc qu'il ne nous en a rien marque dans ses lettres?... --Il avait a vous dire la-dessus beaucoup de choses qu'il vous expliquera lui-meme. En attendant, il m'a charge de vous la presenter. Elle demeure deja ici, et, pour le moment, elle apprete votre souper. Voulez-vous que je vous l'amene? --Nous irons bien la voir nous-memes, repondit Louison, dont la curiosite etait fortement eveillee; ou donc est-ce qu'elle est, cette payse?" Elle me suivit avec empressement. "Tiens! c'est la Marton, cria-t-elle d'une voix apre en reconnaissant la belle Marthe. Comment vous en va, Marton? Vous etes donc veuve, que vous allez demeurer avec nous? Vous avez fait une vilaine chose, pas moins, de vous _ensauver_ avec ce monsieur qui vous a _soulevee_ a votre pere. Mais enfin on dit que vous vous etes mariee avec lui, et a tout peche misericorde!" Marthe rougit, palit, et perdit contenance. Elle ne s'etait pas attendue a un pareil accueil. La pauvre femme avait oublie ses anciennes compagnes, comme Arsene avait oublie ses soeurs. Le mal du pays fait cet effet-la a tout le monde: il transforme les objets de nos souvenirs en idealites poetiques, dont les qualites grandissent a nos yeux, tandis que les defauts s'adoucissent toujours avec le temps et l'absence, et vont jusqu'a s'effacer dans notre imagination. Et puis, lorsque Marthe avait quitte le pays cinq ans auparavant, Louise et Suzanne n'etaient que des enfants sans reflexion sur quoi que ce soit. Maintenant c'etaient deux dragons de vertu, principalement l'ainee, qui avait tout l'orgueil d'une beaute celebre a deux lieues a la ronde et toute l'intolerance d'une sagesse incontestee. En quittant le terroir ou elles brillaient de tout leur eclat, ces deux plantes sauvages devaient necessairement (Arsene ne l'avait pas prevu) perdre beaucoup de leur charme et de leur valeur. Au village elles donnaient le bon exemple, rattachaient a des habitudes de labeur et de sagesse les jeunes filles de leur entourage. A Paris, leur merite devait etre enfoui, leurs preceptes inutiles, leur exemple inapercu; et les qualites necessaires a leur nouvelle position, la bonte, la raison, la charite fraternelle, elles ne les avaient pas, elles ne pouvaient pas les avoir. Il etait bien tard pour faire ces reflexions. Le premier mouvement de Marthe avait ete de s'elancer dans les bras de la soeur d'Arsene, le second fut d'attendre ses premieres demonstrations, le troisieme fut de se renfermer dans un juste sentiment de reserve et de fierte; mais une douleur profonde se trahissait sur son visage pali, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Je lui pris la main, et, la lui serrant affectueusement, je la fis asseoir a table; puis je forcai Louise de s'asseoir aupres d'elle. --Vous n'avez le droit de lui faire ni questions ni reproches, dis-je a cette derniere d'un ton ferme qui l'etonna et la domina tout d'un coup; elle a l'estime de votre frere et la notre. Elle a ete malheureuse, le malheur commande le respect aux ames honnetes. Quand vous aurez refait connaissance avec elle, vous l'aimerez, et vous ne lui parlerez jamais du passe. Louison baissa les yeux, interdite et non pas convaincue. Suzanne, qui l'avait suivie par derriere, cedant a l'impulsion de son coeur, se pencha vers Marthe pour l'embrasser; mais un regard terrible de Louise, jete en dessous, paralysa son elan. Elle se borna a lui serrer la main; et Eugenie, craignant que Marthe ne fut mal a l'aise entre ses deux compatriotes, se placa aupres d'elle, affectant de lui temoigner plus d'amitie et d'egards qu'aux autres. Ce repas fut triste et gene. Soit par depit, soit que les mets ne fussent pas de son gout, Louison ne touchait a rien. Enfin, Arsene arriva, et, apres les premiers embrassements, devinant, avec le sang-froid qu'il possedait au plus haut degre, ce qui se passait entre nous tous, il emmena ses deux soeurs dans une chambre, et resta plus d'une heure enferme avec elles. Au sortir de cette conference, ils avaient tous le teint anime. Mais l'influence de l'autorite fraternelle, si peu contestee dans les moeurs du peuple de province, avait mate la resistance de Louise. Suzanne, qui ne manquait pas de finesse, voyant dans Arsene un utile contre-poids a l'autorite de sa soeur, n'etait pas fachee, je crois, de changer un peu de maitre. Elle fit franchement des amities a Marthe, tandis que Louise l'accablait de politesses affectees tres-maladroites et presque blessantes. Arsene les envoya coucher presque aussitot. "Nous attendrons madame Poisson, dit Louise sans se douter qu'elle enfoncait un nouveau poignard dans le coeur de Marthe en l'appelant ainsi. --Marthe n'a pas voyage, repondit le Masaccio froidement; elle n'est pas condamnee a dormir avant d'en voir envie. Vous autres, qui etes fatiguees, il faut aller vous reposer." Elles obeirent, et, quand elles furent sorties: "Je vous supplie de pardonner a mes soeurs, dit-il a Marthe, certains prejuges de province qu'elles auront bientot perdus, je vous en reponds. --N'appelez point cela des prejuges, repondit Marthe. Elles ont raison de me mepriser: j'ai commis une faute honteuse. Je me suis livree a un homme que je devais bientot hair, et qui n'etait pas fait pour etre aime. Vos soeurs ne sont scandalisees que parce que mon choix etait indigne. Si je m'etais fait enlever par un homme comme vous, Arsene, je trouverais de l'indulgence, et peut-etre de l'estime dans tous les coeurs. Vous voyez bien que tous ceux qui approchent d'Eugenie la respectent. On la considere comme la femme de votre ami, quoiqu'elle ne se soit jamais fait passer pour telle; et moi, quoique je prisse le titre d'epouse, tout le monde sentait que je ne l'etais point. En voyant quel maitre farouche je m'etais donne, personne n'a cru que l'amour put m'avoir jetee dans l'abime." En parlant ainsi, elle pleurait amerement, et sa douleur, trop longtemps contenue, brisait sa poitrine. Arsene etouffa des sanglots prets a lui echapper. "Personne n'a jamais dit ni pense de mal de vous, s'ecria-t-il; quant a moi, je saurai bien faire partager a mes soeurs le respect que j'ai pour vous. --Du respect! Est-il possible que vous me respectiez, vous! Vous ne croyez donc pas que je me sois vendu? --Non! non! s'ecria Paul avec force, je crois que vous avez aime cet homme haissable; et ou est donc le crime? Vous ne l'avez pas connu, vous avez cru a son amour; vous avez ete trompee comme tant d'autres. Ah! Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant a moi, vous ne pensez pas non plus que Marthe ait jamais pu se vendre, n'est-ce pas?" J'etais un peu gene dans ma reponse. Depuis quelques jours que nous connaissions la situation de Marthe a l'egard de M. Poisson, nous nous etions deja demande plusieurs fois, Horace et moi, comment une creature si belle et si intelligente avait pu s'eprendre du _Minotaure_. Parfois nous nous etions dit que cet homme, si lourd et si grossier, avait pu avoir, quelques annees auparavant, de la jeunesse et une certaine beaute; que ce profil de Vitellius, maintenant odieux, pouvait avoir eu du caractere avant l'invasion subite et desordonnee de l'embonpoint. Mais parfois aussi nous nous etions arretes a l'idee que des bijoux et des promesses, l'appat des parures et l'espoir d'une vie nonchalante avaient enivre cette enfant avant que l'intelligence et le coeur fussent developpes en elle. Enfin nous pensions que son histoire pourrait bien ressembler a celle de toutes les filles seduites que les besoins de la vanite et les suggestions de la paresse precipitent dans le mal. [Illustration: Chut! ne faites pas de bruit!] Malgre mon empressement a la rassurer, Marthe vit ce qui se passait en moi. Elle avait besoin de se justifier. "Ecoutez, dit-elle, je suis bien coupable, mais pas autant que je le parais. Mon pere etait un ouvrier pauvre et chagrin, qui cherchait dans le vin, comme tant d'autres, l'oubli de ses maux et de ses inquietudes. Vous ne savez pas ce que c'est que le peuple, Monsieur! non, vous ne le savez pas! C'est dans le peuple qu'il y a les plus grandes vertus et les plus grands vices. Il y a la des hommes comme lui (et elle posait sa main sur le bras d'Arsene), et il y a aussi des hommes dont la vie semble livree a l'esprit du mal. Une fureur sombre les devore, un desespoir profond de leur condition alimente en eux une rage continuelle. Mon pere etait de ceux-la. Il se plaignait sans cesse, avec des jurements et des imprecations, de l'inegalite des fortunes et de l'injustice du sort, Il n'etait pas ne paresseux; mais il l'etait devenu par decouragement, et la misere regnait chez nous. Mon enfance s'est ecoulee entre deux souffrances alternatives: tantot une compassion douloureuse pour mes parents infortunes, tantot une terreur profonde devant les emportements et les delires de mon pere. Le grabat ou nous reposions etait a peu pres notre seule propriete: tous les jours d'avides creanciers nous le disputaient. Ma mere mourut jeune par suite des mauvais traitements de son mari. J'etais alors enfant. Je sentis vivement sa perte, quoique j'eusse ete la victime sur laquelle elle reportait les outrages et les coups dont elle etait abreuvee. Mais il ne me vint pas dans l'idee d'insulter a sa memoire et de me rejouir de l'espece de liberte que sa mort me procurait. Je mettais toutes ses injustices sur le compte de la misere, aussi bien les siennes que celles de mon pere. La misere etait l'unique ennemi, mais l'ennemi commun, terrible, odieux, que, des les premiers jours de ma vie, je fus habituee a detester et a craindre. [Illustration: Louise, decouragee, s'assit sur la derniere marche.] "Ma mere, en depit de tout, etait laborieuse et me forcait a l'etre. Quand je fus seule et abandonnee a tous mes penchants, je cedai a celui qui domine l'enfance: je tombai dans la paresse. Je voyais a peine mon pere; il partait le matin avant que je fusse eveillee, et ne rentrait que tard le soir lorsque j'etais couchee. Il travaillait vite et bien; mais a peine avait-il touche quelque argent, qu'il allait le boire; et lorsqu'il revenait ivre au milieu de la nuit, ebranlant le pave sous son pas inegal et pesant, vociferant des paroles obscenes sur un ton qui ressemblait a un rugissement plutot qu'a un chant, je m'eveillais baignee d'une sueur froide et les cheveux dresses d'epouvante. Je me cachais au fond de mon lit, et des heures entieres s'ecoulaient ainsi, moi n'osant respirer, lui marchant avec agitation et parlant tout seul dans le delire; quelquefois s'armant d'une chaise ou d'un baton, et frappant sur les murs et meme sur mon lit, parce qu'il se croyait poursuivi et attaque par des ennemis imaginaires. Je me gardais bien de lui parler; car une fois, du vivant de ma mere, il avait voulu me tuer, pour me preserver, disait-il, du malheur d'etre pauvre. Depuis ce temps, je me cachais a son approche; et souvent, pour eviter d'etre atteinte par les coups qu'il frappait au hasard dans l'obscurite, je me glissais sous mon lit, et j'y restais jusqu'au jour, a moitie nue, transie de peur et de froid. "Dans ce temps-la, je courais souvent dans les prairies qui entourent notre petite ville avec les enfants de mon age; nous y avons souvent joue ensemble, Arsene; et vous savez bien que cette enfant, qui trainait toujours un reste de soulier attache par une ficelle, en guise de cothurne, autour de la jambe, et qui avait tant de peine a faire rentrer ses cheveux indisciplines sous un lambeau de bonnet, vous savez bien que cette enfant-la, craintive et melancolique jusque dans ses jeux, etait aussi pure et aussi peu vaine que vos soeurs. Mon seul crime, si c'en est un quand on a une existence si malheureuse, etait de desirer, non la richesse, mais le calme et la douceur de moeurs que procure l'aisance. Quand j'entrais chez quelque bourgeois, et que je voyais la tranquillite polie de sa famille, la proprete de ses enfants, l'elegante simplicite de sa femme, tout mon ideal etait de pouvoir m'asseoir pour lire ou pour tricoter sur une chaise propre dans un interieur silencieux et paisible; et quand je m'elevais jusqu'au reve d'un tablier de taffetas noir, je croyais avoir pousse l'ambition jusqu'a ses dernieres limites. J'appris, comme toutes les filles d'artisan, le travail de l'aiguille; mais j'y fus toujours lente et maladroite. La souffrance avait etiole mes facultes actives; je ne vivais que de reverie, heureuse quand je n'etais pas rudoyee, terrifiee et presque abrutie quand je l'etais. "Mais comment vous raconterai-je la principale et la plus affreuse cause de ma faute? Le dois-je, Arsene, et ne ferai-je pas mieux d'encourir un peu plus de blame, que de charger d'une si odieuse malediction la tete de mon pere? --Il faut tout dire, repondit Arsene, ou plutot je vais le dire pour vous; car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d'un crime quand vous etes innocente. Moi, je sais tout, et je viens de le dire a mes soeurs, qui l'ignoraient encore. Son pere, dit-il en s'adressant a nous (pardonnez-lui, mes amis; la misere est la cause de l'ivrognerie, et l'ivrognerie est la cause de tous nos vices), ce malheureux homme, avili, degrade, prive de raison a coup sur, concut pour sa fille une passion infame, et cette passion eclata precisement un jour ou Marthe, ayant ete remarquee a la danse sans le savoir, par un commis voyageur, avait excite le jalousie insensee de son pere. Ce voyageur avait ete tres-empresse aupres d'elle; il n'avait pas manque, comme ils font tous a l'egard des jeunes filles qu'ils rencontrent dans les provinces, de lui parler d'amour et d'enlevement. Marthe l'avait a peine ecoute. Des la nuit suivante il devait repartir, et la nuit suivante, au moment ou il repartait, il vit une femme echevelee courir sur ses traces et s'elancer dans sa voiture. C'etait Marthe qui fuyait, nouvelle Beatrix, les violences sinistres d'un nouveau Cenci. Elle aurait pu, direz-vous, prendre un autre parti, chercher un refuge ailleurs, invoquer la protection des lois; mais dans ce cas-la, il fallait deshonorer son pere, affronter la honte d'un de ces proces scandaleux d'ou l'innocent sort parfois aussi souille dans l'opinion que le coupable. Marthe crut avoir trouve un ami, un protecteur, un epoux meme; car le voyageur, voyant sa simplicite d'enfant, lui avait parle de mariage. Elle crut pouvoir l'aimer par reconnaissance, et, meme apres qu'il l'eut trompee, elle crut lui devoir encore une sorte de gratitude. --Et puis, reprit Marthe, mes premiers pas dans la vie avaient ete marques de scenes si terribles et de dangers si affreux, que je n'avais plus le droit d'etre si difficile. J'avais change de tyran. Mais le second, avec ses jalousies et ses emportements, avait une sorte d'education qui me le faisait paraitre bien moins rude que le premier. Tout est relatif. Cet homme, que vous trouvez si grossier, et que moi-meme j'ai trouve tel a mesure que j'ai eu des objets de comparaison autour de moi, me paraissait bon, sincere, dans les commencements. La douceur exceptionnelle que j'avais acquise dans une vie si contrainte et si dure, encouragea et poussa rapidement a l'exces les instincts despotiques de mon nouveau maitre. Je les supportai avec une resignation que n'auraient pas eue des femmes mieux elevees. J'etais en quelque sorte blasee sur les menaces et les injures. Je revais toujours l'independance, mais je ne la croyais plus possible pour moi. J'etais une ame brisee; je ne sentais plus en moi l'energie necessaire a un effort quelconque, et sans l'amitie, les conseils et l'aide d'Arsene, je ne l'aurais jamais eue. Tout ce qui ressemblait a des offres d'amour, les simples hommages de la galanterie, ne me causaient qu'effroi et tristesse. Il me fallait plus qu'un amant, il me fallait un ami: je l'ai trouve, et maintenant je m'etonne d'avoir si longtemps souffert sans espoir. --Et maintenant vous serez heureuse, lui dis-je; car vous ne trouverez autour de vous que tendresse, devouement et deference. --Oh! de votre part et de celle d'Eugenie, s'ecria-t-elle en se jetant au cou de ma compagne, j'y compte; et quant a l'amitie de celui-ci, ajouta-t-elle en prenant la tete d'Arsene entre ses deux mains, elle me fera tout supporter." Arsene rougit et palit tour a tour. "Mes soeurs vous respecteront, s'ecria-t-il d'une voix emue, ou bien... --Point de menaces, repondit-elle, oh! jamais de menaces a cause de moi. Je les desarmerai, n'en doutez pas; et si j'echoue, je subirai leur petite morgue. C'est si peu de chose pour moi! cela me parait un jeu d'enfant. Sois sans inquietude, cher Arsene. Tu as voulu me sauver, tu m'as sauvee en effet, et je te benirai tous les jours de ma vie." Transporte d'amour et de joie, Arsene retourna au cafe Poisson, et Marthe alla doucement prendre possession de son petit lit aupres des deux soeurs, dont les vigoureux ronflements couvrirent le bruit leger de ses pas. X. Les soeurs d'Arsene se radoucirent en effet. Apres quelques jours de fatigue, d'etonnement et d'incertitude, elles parurent prendre leur parti et s'associer, sans arriere-pensee, a la compagne qui leur etait imposee. Il est vrai que Marthe leur temoigna une obligeance qui allait presque jusqu'a la soumission. Les bonnes manieres qu'elle avait su prendre, jointes a sa douceur naturelle et a une sensibilite toujours eveillee et jamais trop expansive, rendaient son commerce le plus aimable que j'aie, jamais rencontre dans une femme. Il n'avait fallu que deux ou trois jours pour inspirer a Eugenie et a moi une amitie veritable pour elle. Sa politesse imposait a l'altiere Louison; et lorsque celle-ci eprouvait le besoin de lui chercher noise, sa voix douce, ses paroles choisies, ses intentions prevenantes calmaient ou tout au moins mataient l'humeur querelleuse de la villageoise. De notre cote, nous faisions notre possible pour reconcilier Louise et Suzanne avec ce Paris dont le premier aspect les avait tant irritees. Elles s'etaient imagine, au fond de leur village, que Paris etait un Eldorado ou, relativement, la misere etait ce que l'on considere comme richesse en province. Jusqu'a un certain point leur reve etait bien realise, car lorsqu'elles allaient en fiacre (je leur donnai deux ou trois fois ce plaisir luxueux), elles se regardaient l'une l'autre d'un air ebahi, en disant: "Nous ne nous genons pas ici! nous roulons carrosse." Et puis, la vue des moindres boutiques leur causait des eblouissements d'admiration. Le Luxembourg leur paraissait un lieu enchante. Mais si la vue des objets nouveaux vint a bout de les distraire pendant quelques jours, elles n'en firent pas moins de tristes retours sur leur condition nouvelle, lorsqu'elles se retrouverent dans cette petite chambre au cinquieme ou leur vie devait se renfermer. Quelle difference, en effet, avec leur existence provinciale! Plus d'air, plus de liberte, plus de causerie sur la porte avec les voisines; plus d'intimite avec tous les habitants de la rue; plus de promenade sur un petit rempart plante de marronniers, avec toutes les jeunes filles de l'endroit, apres les journees de travail; plus de danses champetres le dimanche! Aussitot qu'elles furent installees au travail, elles virent bien qu'a Paris les jours etaient trop courts pour la quantite des occupations necessaires, et que, si l'on gagnait le double de ce qu'on gagne en province, il fallait aussi depenser le double et travailler le triple. Chacune de ces decouvertes etait pour elles une surprise facheuse. Elles ne concevaient pas non plus que la vertu des filles fut exposee a tant de dangers, et qu'il ne fallut pas sortir seules le soir, ni aller danser au bal public quand on voulait se respecter. "Ah! mon Dieu! s'ecriait Suzanne consternee, le monde est donc bien mechant ici?" Mais cependant elles se soumirent, non sans murmure interieur. Arsene les tenait en respect par de frequentes exhortations, et elles ne manifestaient plus leur mecontentement avec la sauvagerie du premier jour. Ce voisinage de deux filles mal satisfaites et passablement malapprises eut ete assez desagreable, si le travail, remede souverain a tous les maux quand il est proportionne a nos forces, ne fut venu tout pacifier. Grace aux petites precautions qu'Eugenie avait prises d'avance, l'ouvrage arrivait; et elle songeait serieusement, voyant l'estime et la confiance que lui temoignaient ses pratiques, a monter un atelier de couturiere. Marthe n'etait pas fort diligente, mais elle avait beaucoup de gout et d'invention. Louison cousait rapidement et avec une solidite cyclopeenne. Suzanne n'etait pas maladroite. Eugenie ferait les affaires, essaierait les robes, dirigerait les travaux, et partagerait loyalement avec ses associees. Chacune, etant interessee au succes du _phalanstere_, travaillerait, non a la tache et sans conscience, comme font les ouvrieres a la journee, mais avec tout le zele et l'attention dont elle etait susceptible. Cette grande idee souriait assez aux soeurs d'Arsene; restait a savoir si le caractere de Louison s'assouplirait assez pour rendre l'association praticable. Habituee a commander, elle etait bouleversee de voir que cette faineante de Marthe (comme elle l'appelait tout bas dans l'oreille de sa soeur) avait plus de genie qu'elle pour imaginer un ornement de manche, ou agencer les parties delicates d'un corsage. Lorsque, fidele a ses traditions antediluviennes, elle taillait a sa guise, et qu'Eugenie venait bouleverser ses plans et detruire toutes ses notions, la virago avait bien de la peine a ne pas lui jeter sa chaise a la tete. Mais une douce parole de Marthe et un malin sourire de Suzon faisaient rentrer toute cette colere, et elle se contentait de mugir sourdement, comme la mer apres une tempete. Pendant qu'on faisait dans nos mansardes cet essai important d'une vie nouvelle, Horace, retranche dans la sienne, se livrait a des essais litteraires. Des que je fus un peu rendu a la liberte, j'allai le voir; car depuis plusieurs jours j'etais prive de sa societe. Je trouvai son interieur singulierement change. Il avait arrange sa petite chambre garnie avec une sorte d'affectation. Il avait mis son couvre-pied sur sa table, afin de lui donner un air de bureau. Il avait place un de ses matelas dans l'embrasure de la porte, afin d'intercepter les bruits du voisinage; et de son rideau d'indienne, roule autour de lui, il s'etait fait une robe de chambre, ou plutot un manteau de theatre. Il etait assis devant sa table, les coudes en avant, la tete dans ses mains, la chevelure ebouriffee; et quand j'ouvris la porte, vingt feuillets manuscrits, souleves par le courant d'air, voltigerent autour de lui, et s'abattirent de tous cotes, comme une volee d'oiseaux effarouches. Je courus apres eux, et en les rassemblant j'y jetai un regard indiscret. Tous portaient en tete des titres differents. "C'est un roman, m'ecriai-je, cela s'appelle _la Malediction_, chapitre Ier! mais non, cela s'appelle _le Nouveau Rene_, Ier chapitre... Eh non! voici _Une Deception_, livre Ier. Ah! maintenant, cet autre, _le Dernier Croyant_, Iere partie... Eh mais! voici des vers! un poeme! chant Ier, _la Fin du monde_. Ah! une ballade! _la Jolie Fille du roi maure_, strophe Iere; et sur cette autre feuille, _la Creation_, drame fantastique, scene Iere; et puis voici un vaudeville, Dieu me pardonne! _les Truands philosophes_, acte Ier; et par ma foi! encore autre chose! un pamphlet politique, page Iere. Mais si tout cela marche de front, tu vas, mon cher Horace, faire invasion dans la litterature." Horace etait furieux. Il se plaignit de ma curiosite, et, m'arrachant des mains tous ces commencements, dont aucun n'avait ete pousse au dela d'une demi-page, il les froissa, en fit une boule, et la jeta dans la cheminee. "Quoi! tant de reves, tant de projets, tant de conceptions entierement abandonnees pour une plaisanterie? lui dis-je. --Mon cher ami, si tu viens ici pour te divertir, repondit-il, je le veux bien! Causons, rions tant que tu voudras; mais si tu me railles avant que mon char soit lance, je ne pourrai jamais remettre mes chevaux au galop. --Je m'en vais, je m'en vais, dis-je en reprenant mon chapeau; je ne veux pas te deranger dans le moment de l'inspiration. --Non, non, reste, dit-il en me retenant de force; l'inspiration ne viendra pas aujourd'hui. Je suis stupide, et tu viens a point pour me distraire de moi-meme. Je suis harasse, j'ai la tete brisee. Il y a trois nuits que je n'ai dormi, et cinq jours que je n'ai pris l'air. --Eh bien, c'est un beau courage, et je t'en felicite. Tu dois avoir quelque chose en train. Veux-tu me le lire? --Moi! Je n'ai rien ecrit. Pas une ligne de redaction; c'est une chose plus difficile que je ne croyais de se mettre a barbouiller du papier. Vraiment, c'est rebutant. Les sujets m'obsedent. Quand je ferme les yeux, je vois une armee, un monde de creations se peindre et s'agiter dans mon cerveau. Quand je rouvre les yeux, tout cela disparait. J'avale des pintes de cafe, je fume des pipes par douzaines, je me grise dans mon propre enthousiasme; il me semble que je vais eclater comme un volcan. Et quand je m'approche de cette table maudite, la lave se fige et l'inspiration se refroidit. Pendant le temps d'appreter une feuille de papier et de tailler ma plume, l'ennui me gagne; l'odeur de l'encre me donne des nausees. Et puis cette horrible necessite de traduire par des mots et d'aligner en pattes de mouches des pensees ardentes, vives, mobiles comme les rayons du soleil teignant les nuages de l'air! Oh! c'est un metier, cela aussi! Ou fuir le metier, grand Dieu? Le metier me poursuivra partout! --Vous avez donc la pretention, lui dis-je, de trouver une maniere d'exprimer votre pensee qui n'ait pas une forme sensible? Je n'en connais pas. --Non, dit-il, mais je voudrais m'exprimer de prime abord, sans fatigue, mais sans effort, comme l'eau murmure et comme le rossignol chante. --Le murmure de l'eau est produit par un travail, et le chant du rossignol est un art. N'avez-vous jamais entendu les jeunes oiseaux gazouiller d'une voix incertaine et s'essayer difficilement a leurs premiers airs? Toute expression precise d'idees, de sentiments, et meme d'instincts, exige une education. Avez-vous donc, des le premier essai, l'espoir d'ecrire avec l'abondance et la facilite que donne une longue pratique?" Horace pretendit que ce n'etait ni la facilite ni l'abondance qui lui manquaient, mais que le temps materiel de tracer des caracteres aneantissait toutes ses facultes. Il mentait, et je lui offris de stenographier sous sa dictee, tandis qu'il improviserait a haute voix. Il refusa, et pour cause. Je savais bien qu'il pouvait rediger une lettre spirituelle et charmante au courant de la plume; mais il me semblait bien que donner une forme tant soit peu etendue et complete a une idee quelconque demandait plus de patience et de travail. L'esprit d'Horace n'etait certes pas sterile; il avait raison de se plaindre du trop d'activite de ses pensees et de la multitude de ses visions; mais il manquait absolument de cette force d'elaboration qui doit presider a l'emploi de la forme. Il ne savait pas travailler; plus tard, j'appris qu'il ne savait pas souffrir. Et puis ce n'etait pas la le principal obstacle. Je crois que pour ecrire il faut avoir une opinion arretee et raisonnee sur le sujet qu'on traite, sans compter une certaine somme d'autres idees egalement arretees pour appuyer ses preuves. Horace n'avait d'opinion affermie sur quoi que ce soit. Il improvisait ses convictions en causant, a mesure qu'il les developpait, et il le faisait d'une facon assez brillante; aussi en changeait-il souvent, et le Masaccio, en l'ecoutant, avait coutume de repeter entre ses dents cet axiome proverbial: "Les jours se suivent et ne se ressemblent pas." Pourvu qu'on se borne a des causeries, on peut occuper et amuser ses auditeurs a ses risques et perils, en usant de ce procede. Mais quand on fait de la parole un emploi plus solennel, il faut peut-etre savoir un peu mieux ce qu'on pretend dire et prouver. Horace n'etait pas embarrasse de le trouver dans une discussion; mais ses opinions, auxquelles il ne croyait qu'au moment de les emettre, ne pouvaient pas echauffer le fond de son coeur, emouvoir son imagination, et operer en lui ce travail interieur, mysterieux, puissant, qui a pour resultat l'inspiration, comme l'oeuvre des cyclopes, qui etait manifestee par la flamme de l'Etna. A defaut de convictions generales, les sentiments particuliers peuvent nous emouvoir et nous rendre eloquents; c'est en general la puissance de la jeunesse. Horace ne l'avait pas encore; et n'ayant ni ressenti les emotions passionnees ni vu leurs effets dans la societe; en un mot, n'ayant appris ce qu'il savait que dans les livres, il ne pouvait etre pousse ni par une revelation superieure ni par un besoin genereux, au choix de tel ou tel recit, de telle ou telle peinture. Comme il etait riche de fictions entassees dans son intelligence par la culture, et toutes pretes a etre fecondees quand sa vie serait completee, il se croyait pret a produire. Mais il ne pouvait pas s'attacher a ces creations fugitives qui ne remuaient pas son ame, et qui, a vrai dire, n'en sortaient pas, puisqu'elles etaient le produit de certaines combinaisons de la memoire. Aussi manquaient-elles d'originalite, sous quelque forme qu'il voulut les resoudre, et il le sentait; car il etait homme de gout, et son amour-propre n'avait rien de sot. Alors il raturait, dechirait, recommencait, et finissait par abandonner son oeuvre pour en essayer une autre qui ne reussissait pas mieux. Ne comprenant pas les causes de son impuissance, il se trompait en l'attribuant au degout de la forme. La forme etait la seule richesse qu'il eut pu acquerir des lors avec de la patience et de la volonte; mais cela n'aurait jamais supplee a un certain fonds qui lui manquait essentiellement, et sans lequel les oeuvres litteraires les plus chatoyantes de metaphores, les plus chargees de tours ingenieux et charmants, n'ont cependant aucune valeur. Je lui avais bien souvent repete ces choses, mais sans le convaincre. Apres l'essai que, depuis plus d'un mois, il s'obstinait a faire, il s'aveuglait encore. Il croyait que le bouillonnement de son sang, l'impetuosite de sa jeunesse, l'impatience fievreuse de s'exprimer, etaient les seuls obstacles a vaincre. Cependant, il avouait que tout ce qu'il avait essaye prenait, au bout de dix lignes ou de trois vers, une telle ressemblance avec les auteurs dont il s'etait nourri, qu'il rougissait de ne faire que des pastiches. Il me montra quelques vers et quelques phrases qui eussent pu etre signes Lamartine, Victor Hugo, Paul Courier, Charles Nodier, Balzac, voire Beranger, le plus difficile de tous a imiter, a cause de sa maniere nette et, serree; mais ces courts essais, qu'on aurait pu appeler des fragments de fragments, n'eussent ete, dans l'oeuvre de ses modeles, que des appendices servant d'ornement a des pensees individuelles, et cette individualite, Horace ne l'avait pas. S'il voulait emettre l'idee, on etait choque (et il l'etait lui-meme) du plagiat manifeste, car cette idee n'etait point a lui: elle etait a eux; elle etait a tout le monde. Pour y mettre son cachet, il eut fallu qu'il la portat dans sa conscience et dans son coeur, assez profondement et assez longtemps pour qu'elle y subit une modification particuliere; car aucune intelligence n'est identique a une autre intelligence, et les memes causes ne produisent jamais les memes effets dans l'une et dans l'autre; aussi plusieurs maitres peuvent-ils s'essayer simultanement a rendre un meme fait ou un meme sentiment, a traiter un meme sujet, sans le moindre danger de se rencontrer. Mais pour qui n'a point subi cette cause, pour qui n'a pas vu ce fait ni eprouve ce sentiment par lui-meme, l'individualite, l'originalite, sont impossibles. Aussi se passa-t-il bien des jours encore sans qu'Horace fut plus avance qu'a la premiere heure. Je dois dire qu'il y usa en pure perte le peu de volonte qu'il avait amassee pour sortir de l'inaction. Quand il fut harasse de fatigue, abreuve de degout, presque malade, il sortit de sa retraite, et se repandit de nouveau au dehors, cherchant des distractions et voulant meme essayer, disait-il, des passions, pour voir s'il reveillerait par la sa muse engourdie. Cette resolution me fit trembler pour lui. S'embarquer sans but sur cette mer orageuse, sans aucune experience pour se preserver, c'est risquer plus qu'on ne pense. Il s'etait aventure de meme dans la carriere litteraire; mais comme la il ne devait pas trouver de complice, le seul desastre qu'il eut eprouve, c'etait un peu d'encre et de temps perdu. Mais qu'allait-il devenir, aveugle lui-meme, sous la conduite de l'_aveugle dieu?_ Son naufrage ne fut pas aussi prompt que je le craignais. En fait de passions, ne se perd pas qui veut. Horace n'etait point ne passionne. Sa personnalite avait pris de telles dimensions dans son cerveau, qu'aucune tentation n'etait digne de lui. Il lui eut fallu rencontrer des etres sublimes pour eveiller son enthousiasme; et, en attendant, il se preferait, avec quelque raison, a tous les etres vulgaires avec lesquels il pouvait etablir des rapports. Il n'y avait pas a craindre qu'il risquat sa precieuse sante avec des prostituees de bas etage. Il etait incapable de rabaisser son orgueil jusqu'a implorer celles qui ne cedent qu'a des offres considerables ou a des demonstrations d'engouement qui raniment leur coeur eteint et reveillent leur curiosite blasee. Il faisait profession pour celles-la d'un mepris qui allait jusqu'a l'intolerance la plus cruelle. Il ne comprenait pas le sens religieux et vraiment grand de _Marion Delorme_. Il aimait l'oeuvre sans etre penetre de la moralite profonde qu'elle renferme. Il se posait en Didier, mais seulement pour une scene, celle ou l'amant de Marion, etourdi de sa decouverte, accable cette infortunee de ses sarcasmes et de ses maledictions; et, quant au pardon du denouement, il disait que Didier ne l'eut jamais accorde s'il n'eut du avoir, une minute apres, la tete tranchee. Ce qu'il y avait a craindre, c'est que, s'adressant a des existences plus precieuses, il ne les fletrit ou ne les brisat par son caprice ou son orgueil, et qu'il ne remplit la sienne propre de regrets ou de remords. Heureusement cette victime n'etait pas facile a trouver. On ne trouve pas plus l'amour, quand on le cherche de sang-froid et de parti pris, qu'on ne trouve l'inspiration poetique dans les memes conditions. Pour aimer, il faut commencer par comprendre ce que c'est qu'une femme, quelle protection et quel respect on lui doit. A celui qui est penetre de la saintete des engagements reciproques, de l'egalite des sexes devant Dieu, des injustices de l'ordre social et de l'opinion vulgaire a cet egard, l'amour peut se reveler dans toute sa grandeur et dans toute sa beaute; mais a celui qui est imbu des erreurs communes de l'inferiorite de la femme, de la difference de ses devoirs avec les notres en fait de fidelite; a celui qui ne cherche que des emotions et non un ideal, l'amour ne se revelera pas. Et, a cause de cela, l'amour, ce sentiment que Dieu a fait pour tous, n'est connu que d'un bien petit nombre. Horace n'avait jamais remue dans sa pensee cette grande question humaine. Il riait volontiers de ce qu'il ne comprenait pas, et, ne jugeant le saint-simonisme (alors en pleine propagande) que par ses cotes defectueux, il rejetait tout examen d'un pareil charlatanisme. C'etait son expression; et si elle etait meritee a beaucoup d'egards, ce n'etait du moins sous aucun rapport serieux a lui connu. Il ne voyait la que les habits bleus et les fronts epiles des _peres_ de la nouvelle doctrine, et c'en etait assez pour qu'il declarat absurde et menteuse toute l'idee saint-simonienne. Il ne cherchait donc aucune lumiere, et se laissait aller a l'instinct brutal de la priorite masculine que la societe consacre et sanctifie, sans vouloir tremper dans aucun pedantisme, pas plus, disait-il, dans celui des conservateurs que dans celui des novateurs. Avec ces notions vagues et cette absence totale de dogme religieux et social, il voulait experimenter l'amour, la plus religieuse des manifestations de notre vie morale, le plus important de nos actes individuels par rapport a la societe! Il n'avait ni l'elan sublime qui peut rehabiliter l'amour dans une intelligence hardie, ni la persistance fanatique, qui peut du moins lui conserver une apparence d'ordre et une espece de vertu en suivant les traditions du passe. Sa premiere passion fut pour la Malibran. Il allait quelquefois au parterre des Italiens; il emprunta de l'argent, et y alla toutes les fois que la divine cantatrice paraissait sur la scene. Certes, il y avait de quoi allumer son enthousiasme, et j'aurais desire que cette adoration continue occupat plus longtemps son imagination. Elle l'eut prepare a recevoir des impressions plus durables et plus completes. Mais Horace ne savait pas attendre. Il voulut realiser son reve, et il fit _des folies_ pour madame Malibran, c'est-a-dire qu'il s'elanca sous les roues de sa voiture (apres l'avoir guettee a la sortie), sans toutefois se laisser faire aucun mal; puis il jeta un ou deux bouquets sur la scene; puis enfin il lui ecrivit une lettre delirante, comme il avait ecrit quelques semaines auparavant a madame Poisson. Il ne recut pas plus de reponse cette fois que l'autre, et il ignora de meme le sort de sa lettre, si on l'avait meprisee, si on l'avait recue. Je craignais que ce premier echec ne lui causat un vif chagrin. Il en fut quitte pour un peu de depit. Il se moqua de lui-meme pour avoir cru un instant que "l'orgueil du genie s'abaisserait jusqu'a sentir le prix d'un hommage ardent et pur." Je le trouvai un jour ecrivant une seconde lettre qui commencait ainsi: "Merci, femme, merci! vous m'avez desabuse de la gloire;" et qui finissait par: "Adieu, Madame! soyez grande, soyez enivree de vos triomphes! et puissiez-vous trouver, parmi les illustres amis qui vous entourent, un coeur qui vous comprenne, une intelligence qui vous reponde!" Je le determinai a jeter cette lettre au feu, en lui disant que probablement madame Malibran en recevait de semblables plus de trois fois par semaine, et qu'elle ne perdait plus son temps a les lire. Cette reflexion lui donna a penser. "Si je croyais, s'ecria-t-il, qu'elle eut l'infamie de montrer ma premiere lettre et d'en rire avec ses amis, j'irais la siffler ce soir dans _Tancrede_; car enfin elle chante faux quelquefois! --Votre sifflet serait couvert sous les applaudissements, lui dis-je; et s'il parvenait jusqu'aux oreilles de la cantatrice, elle se dirait, en souriant: "Voici un de mes billets doux qui me siffle; c'est le revers du bouquet d'avant-hier." Ainsi votre sifflet serait un hommage de plus au milieu de tous les autres hommages." Horace frappa du poing sur sa table. "Faut-il que je sois trois fois sot d'avoir ecrit cette lettre! s'ecria-t-il; heureusement j'ai signe d'un nom de fantaisie, et si quelque jour j'illustre le nom obscur que je porte, _elle_ ne pourra pas dire: "J'ai celui-la dans mes epluchures." XI. Horace abandonna pour quelques instants les lettres et l'amour, et vint, apres ces premieres crises, se reposer sur le divan de mon balcon, en regardant d'un air de sultan les quatre femmes de nos mansardes, et en me cassant des pipes, selon son habitude. Force de m'absenter une partie de la journee pour mes etudes et pour mes affaires, il fallait bien le laisser etendu sur mon tapis; car, pour le tirer de sa superbe indolence, il eut fallu lui signifier que cela me deplaisait; et, en somme, cela n'etait pas. Je savais bien qu'il ne ferait pas la cour a Eugenie, que les soeurs d'Arsene lui casseraient la figure avec leurs fers a repasser s'il s'avisait de trancher du jeune seigneur libertin avec elles; et comme je l'aimais veritablement, j'avais du plaisir a le retrouver quand je rentrais, et a lui faire partager notre modeste repas de famille. Quant a Marthe, elle ne paraissait pas plus faire de lui une mention particuliere dans ses secretes pensees, que lorsqu'elle etait l'objet de ses oeillades au comptoir du cafe Poisson. Il lui rendait desormais la pareille, ne lui pardonnant pas d'avoir meprise sa declaration, que, dans le fait, elle n'avait pas recue. Cependant il etait toujours frappe, malgre lui, de son exquise maniere d'etre, de sa conversation sobre, sensee et delicate. Elle embellissait a vue d'oeil. Toujours melancolique, elle n'avait plus cette expression d'abattement que donne l'esclavage. M. Poisson l'avait deja remplacee, et ne lui causait plus de crainte. Elle prenait avec nous l'air de la campagne le dimanche; et sa sante, longtemps alteree, se consolidait par le regime doux et sain que je lui prescrivais, et qu'elle observait avec une absence de caprices et de revoltes rare chez une femme nerveuse. Sa presence attirait bien chez moi quelques amis de plus que par le passe; Eugenie se chargeait d'econduire ceux dont la sympathie etait trop visiblement improvisee. Quant aux anciens, nous leur pardonnions d'etre un peu plus assidus que de coutume. Ces petites reunions, ou des etudiants hardis et espiegles dans la rue prenaient tout a coup, sous nos toits, des manieres polies, une gaiete chaste et un langage sense, pour complaire a d'honnetes filles et a des femmes aimables, avaient quelque chose d'utile et de beau en soi-meme. Il aurait fallu avoir le coeur froid et de l'esprit farouche pour ne pas gouter, dans cet essai de sociabilite bienveillante et pure, un plaisir d'une certaine elevation. Tous s'en trouvaient bien. Horace y devenait moins personnel et moins apre. Nos jeunes gens y prenaient l'idee et le gout de moeurs plus douces que celles dont ailleurs ils recevaient l'exemple. Marthe y oubliait l'horreur de son passe; Suzanne y riait de bon coeur, et s'y faisait un esprit plus juste que celui de la province. Louison y progressait moins que les autres; mais elle y acquerait la puissance de contenir sa rude franchise, et, quoique toujours farouche dans son rigorisme, elle n'etait pas fachee d'etre traitee comme une dame par des jeunes gens dont elle s'exagerait peut-etre beaucoup l'elegance et la distinction. Insensiblement Horace trouva un grand charme dans la societe de Marthe. Ne pouvant pas savoir si elle avait jamais recu sa lettre, il eut l'esprit de se conduire comme un homme qui ne veut pas se faire repousser deux fois. Il lui temoigna une sorte de sympathie devouee qui pouvait devenir de l'amour si on n'en arretait pas brusquement le progres, et qui, en cas de resistance soutenue, etait une reparation de bon gout pour le passe. Cette situation est la plus favorable au developpement de la passion. On y franchit de grandes distances d'une maniere insensible. Quoique mon jeune ami ne fut dispose, ni par nature, ni par education, aux delicatesses de l'amour, il y fut initie par le respect dont il ne put se defendre. Un jour, il parla d'instinct le langage de la passion, et fut eloquent. C'etait la premiere fois que Marthe entendait ce langage. Elle n'en fut pas effrayee comme elle s'etait attendue a l'etre; elle y trouva meme un charme inconnu, et, au lieu de le repousser, elle s'avoua surprise, emue, demanda du temps pour comprendre ce qui se passait en elle, et lui laissa l'esperance. Confident d'Horace, je l'etais indirectement d'Arsene par l'intermediaire d'Eugenie. Je m'interessais a l'un et a l'autre; j'etais l'ami de tous deux; si j'estimais davantage Arsene, je puis dire que j'avais plus d'amitie et d'attrait pour Horace. Entre ces deux poursuivants de la Penelope dont j'etais le gardien, j'eusse ete assez embarrasse de me prononcer, si j'avais eu un conseil a donner. Mon affection me defendait de nuire a l'un des deux; mais Eugenie eclaira ma conscience. "Arsene aime Marthe d'un amour eternel, me dit-elle, et Horace n'a pour Marthe qu'une fantaisie. Dans l'un elle trouvera, quoi qu'elle fasse, un ami, un protecteur, un frere; l'autre se jouera de son repos, de son honneur peut-etre; et l'abandonnera pour un nouveau caprice. Que votre amitie pour Horace ne soit pas puerile. C'est a Marthe que vous devez votre sollicitude tout entiere. Malheureusement elle semble ecouter cet ecervele avec plaisir; cela m'afflige, et je crois que plus je dis de mal de lui, plus elle en pense de bien. C'est a vous de l'eclairer: elle croira plus en vous qu'en moi. Dites-lui qu'Horace ne l'aime pas et ne l'aimera jamais." Cela etait bien difficile a prouver et bien temeraire a affirmer. Qu'en savions-nous apres tout? Horace etait assez jeune pour ignorer meme l'amour; mais l'amour pouvait operer une grande crise en lui, et murir tout a coup son caractere. Je convins que ce n'etait pas a la noble Marthe de courir les hasards d'une pareille experience, et je promis de tenter le moyen qu'Eugenie me suggera, qui etait de mener Horace dans le monde pour le distraire de son amour, ou pour en eprouver la force. Dans le monde! me dira-t-on, vous, un etudiant, un carabin? Eh! mon Dieu oui. J'avais, avec plusieurs nobles maisons, des relations, non pas assidues, mais regulieres et durables, qui pouvaient toujours me mettre en rapport, a ma premiere velleite, avec ce que le faubourg Saint-Germain avait de plus brillant et de plus aimable. J'avais un unique habit noir qu'Eugenie me conservait avec soin pour ces grandes occasions, des gants jaunes qu'elle faisait servir trois fois a force de les frotter avec de la mie de pain, du linge irreprochable, moyennant quoi je sortais environ une fois par mois de ma retraite; j'allais voir les anciens amis de ma famille, et j'etais toujours recu a bras ouverts, quoiqu'on sut fort bien que je ne me piquais pas d'un ardent legitimisme. Le mot de l'enigme, et pardonnez-moi, cher lecteur, de n'avoir pas songe plus tot a vous le dire, c'est que j'etais ne gentilhomme et de tres-bonne souche. Fils unique et legitime du comte de Mont..., ruine, avant de naitre, par les revolutions, j'avais ete eleve par mon respectable pere, l'homme le plus juste, le plus droit et le plus sage que j'aie jamais connu. Il m'avait enseigne lui-meme tout ce qu'on enseigne au college; et, a dix-sept ans, j'avais pu aller chercher a Paris avec lui mon diplome de bachelier es-lettres. Puis nous etions revenus ensemble dans notre modeste maison de province, et la il m'avait dit:--Tu vois que je suis attaque d'infirmites tres-graves; il est possible qu'elles m'emportent plus tot que nous ne pensons, ou du moins qu'elles affaiblissent ma memoire, ma volonte et mon jugement. Je veux employer ce peu de lucidite qui me reste a causer serieusement avec toi de ton avenir, et t'aider a fixer tes idees. "Quoi qu'en disent les gens de notre classe qui ne peuvent se consoler de la perte du regime de la devotion et de la galanterie, le siecle est en progres et la France marche vers des doctrines democratiques que je trouve de plus en plus equitables et providentielles, a mesure que j'approche du terme ou je retournerai nu vers celui qui m'a envoye nu sur la terre. Je t'ai eleve dans le sentiment religieux de l'egalite des droits entre tous les hommes, et je regarde ce sentiment comme le complement historique et necessaire du principe de la charite chretienne. Il sera bon que tu pratiques cette egalite en travaillant, selon tes forces et tes lumieres, pour acquerir et maintenir ta place dans la societe. Je ne desire point pour toi que cette place soit brillante. Je te la desire independante et honorable. Le mince heritage que je te laisserai ne servira guere qu'a te donner les moyens d'acquerir une education speciale; apres quoi tu te soutiendras et tu soutiendras ta famille, si tu en as une, et si cette education a porte ses fruits. Je sais bien que les nobles de notre entourage me blameront beaucoup, dans les commencements, de donner a mon fils une profession, au lieu de le placer sous la protection d'un gouvernement. Mais un jour n'est pas loin peut-etre ou ils regretteront beaucoup d'avoir rendu les leurs propres uniquement a profiter des faveurs de la cour. Moi, j'ai appris dans l'emigration quelle triste chose c'est qu'une education de gentilhomme, et j'ai voulu t'enseigner d'autres arts que l'equitation et la chasse. J'ai trouve en toi une docilite affectueuse dont je te remercie au nom de l'amour que je te porte, et tu me remercieras encore plus un jour de l'avoir mise a l'epreuve." Je passai deux ans pres de lui, occupe a completer mes premieres etudes, et a developper les idees dont il m'avait donne le germe. Il me fit examiner les elements de plusieurs sciences, afin de voir pour laquelle je me sentirais le plus d'aptitude. J'ignore si c'est la douleur de le voir continuellement souffrir sans pouvoir le soulager qui m'influenca, mais il est certain qu'une vocation prononcee me poussa vers l'etude de la medecine. Lorsque mon pere s'en fut bien assure, il voulut m'envoyer a Paris; mais il etait dans un si deplorable etat de sante, que j'obtins de lui de rester encore quelques mois pour le soigner. Nous marchions, helas! vers une eternelle separation. Son mal empirait toujours; les mois et les saisons se succedaient sans lui apporter aucun soulagement, mais sans rien oter a son courage. A chaque redoublement de la maladie, il voulait me renvoyer, disant que j'avais quelque chose de plus important a faire que de soigner un moribond, mais il ceda a ma tendresse, et me permit de lui fermer les yeux. Un moment avant que d'expirer, il me fit renouveler le serment que je lui avais fait bien des fois d'entreprendre sur-le-champ mes eludes. Je tins religieusement ma promesse, et, malgre la douleur dont j'etais accable, je poussai activement les preparatifs de mon depart. Il avait lui-meme mis ordre a mes affaires, en affermant sa propriete pour neuf ans, afin que j'eusse un revenu assure pendant mes annees de travail a Paris. Et c'est ainsi que j'existais depuis quatre ans, vivant de mes trois mille francs de rente, et voyant approcher l'epoque de mes examens sans avoir rien neglige pour obeir aux dernieres volontes du meilleur des peres, et sans avoir interrompu mes anciennes relations avec celles de nos connaissances pour lesquelles il avait eu de l'estime et de l'affection. De ce nombre etait la comtesse de Chailly, qui, dans sa jeunesse, malgre la difference des fortunes, avait eu, disait-on, pour mon pere des sentiments fort tendres. Une amitie loyale avait survecu a cet amour, et mon pere, en mourant, m'avait dit: "N'abandonne jamais cette personne-la; c'est la meilleure femme que j'aie rencontree dans ma vie." Elle etait effectivement aussi bonne que spirituelle. Quoique fort riche, elle n'avait aucune vanite, et quoique fort bien nee, elle n'avait aucun prejuge aristocratique. Elle possedait plusieurs chateaux, l'un desquels touchait a la petite propriete de mon pere, et c'est dans celui-la qu'elle passait les etes de preference. Elle avait, en outre, un petit hotel dans la rue de Varennes, et, comme elle aimait la causerie, elle y rassemblait une societe assez agreable. L'etiquette et la morgue en etaient bannies; on y voyait des gens du monde, tous appartenant a l'ancienne noblesse ou a l'opinion legitimiste, et en meme temps quelques gens de lettres et des artistes de toutes les opinions. On pouvait professer la les idees les plus nouvelles; mais le juste-milieu et la bourgeoisie parvenue ne trouvaient point grace devant madame de Chailly; elle s'arrangeait mieux, comme toutes les carlistes, des opinions republicaines et de la pauvrete fiere et discrete. Cette annee-la elle avait ete retenue a Paris par des affaires importantes, et quoique la saison fut avancee, elle ne se disposait pas encore a partir. Son cercle etait fort restreint, et l'element artiste et litteraire, qui ne va guere a la campagne qu'en automne (quand il y va), _donnait_ plus dans son salon que l'element noble. Elle m'accorda gracieusement la faveur de lui presenter un de mes amis, et un soir je lui menai Horace. Celui-ci m'avait demande fort ingenument des instructions sur la maniere de se presenter dans le monde, et de s'y tenir convenablement. Ce n'etait pas tout a fait la premiere l'ois qu'il lui arrivait de voir des personnes de cette classe; mais il n'ignorait pas qu'on a plus d'indulgence a la campagne qu'a Paris, et il tenait beaucoup a ne pas avoir l'air d'un rustre dans le salon de madame de Chailly. Il se faisait de ce qu'il appelait cette partie une sorte de fete; il se promettait d'observer, d'examiner et de recueillir des faits pour son prochain roman; et cependant il eprouvait bien quelques angoisses a l'idee de glisser sur un parquet bien cire, d'ecraser la patte d'un petit chien, de heurter lourdement quelque meuble, en un mot de faire le personnage ridicule de la comedie classique. Quand il eut mis son bel habit, son plus beau gilet, des gants jaune-paille, et quand il eut brosse son chapeau, Eugenie, qui fondait de grandes esperances de salut pour Marthe de ce _debut parmi les comtesses_, s'amusa a ajuster sa cravate avec plus de distinction qu'il ne savait le faire; elle lui fit rentrer deux pouces de manchette, lui apprit a ne pas mettre son chapeau sur l'oreille, et sut, en un mot, lui donner un air presque _comme il faut_. Il se preta de fort bonne grace a ses corrections, s'emerveillant de cette delicatesse de tact qui faisait deviner a une femme du peuple mille petites choses de gout dont il ne se fut jamais avise tout seul, et s'etonna de l'indifference, peut-etre affectee, avec laquelle Marthe assistait a ces preparatifs. Au fond, Marthe s'inquietait beaucoup de cette fantaisie d'aller dans le monde, et quoiqu'elle ne se fut point avoue qu'elle aimait Horace, elle avait le coeur serre d'une epouvante secrete. Il y eut un moment ou Horace, riant aux eclats, et faisant la repetition de son entree, s'approcha d'elle d'une maniere comique, lui attribuant le role de la comtesse de Chailly. A ce moment-la, Marthe, frappee du salut respectueux qu'il lui adressait, devint Tremblante, et se tournant vers moi; "Vraiment, dit-elle, est-ce ainsi qu'on salue les grandes dames? --Ce n'est pas mal, repondis-je, mais c'est encore un peu leste; madame de Chailly est une personne agee. Recommencez-moi cela, Horace. Et puis, tenez, quand vous vous retirerez, madame de Chailly vous invitera certainement a revenir; elle vous adressera quelques paroles tres-cordiales, et il est possible qu'elle vous tende la main, parce qu'elle a coutume d'etre extremement maternelle pour mes amis. Vous devez alors prendre cette main du bout de vos doigts, et l'approcher de vos levres. --Comme cela?" dit Horace en essayant de baiser la main de Marthe. Marthe retira vivement sa main. Sa figure exprimait une vive souffrance. "Comme cela, en ce cas? dit Horace en prenant la grosse main rouge de Louison, et en baisant son propre pouce. --Voulez-vous bien finir vos betises? s'ecria Louison toute scandalisee. On a bien raison de dire que le plus beau monde est le plus malhonnete. Voyez-vous ca! cette vieille comtesse qui se fait baiser les mains par des jeunes gens! Ah ca! n'y revenez plus; je ne suis pas comtesse, moi, et je vous campe le plus beau soufflet.... --Tout doux, ma colombe, repondit Horace en pirouettant, on n'a pas envie de s'y exposer. Allons, Theophile, partons-nous? Je me sens tout a fait a l'aise, et tu vas voir comme je saurai prendre des airs de marquis. Je vais bien m'amuser." Il fit son entree beaucoup mieux que je ne m'y attendais. Il traversa une douzaine de personnes pour saluer la maitresse de maison, sans gaucherie, et avec un air qui n'avait rien de trop degage ni de trop humble. Sa figure frappa tout le monde, et la vicomtesse de Chailly, belle-fille de ma vieille comtesse, ne lui temoigna, chose merveilleuse, aucune des mefiances hautaines qu'elle avait en general pour les nouveaux venus. On venait de prendre le cafe, on passa au jardin, et l'on s'y distribua en deux groupes: l'un qui se promena avec la belle-mere, active et enjouee, l'autre qui s'assit autour de la bru, romanesque et nonchalante. C'etait un petit jardin a l'ancienne mode, avec des arbres tailles, des statues malingres, et un mince filet d'eau qu'on faisait jaillir quand la vicomtesse l'ordonnait. Elle pretendait aimer _ce bruit d'eau fraiche sous le feuillage quand la nuit tombait, parce qu'alors, ne voyant plus ce bassin miserable et cette eau verdatre, elle pouvait se figurer etre a la campagne aupres d'une eau libre et courante a travers les pres_. En parlant ainsi, elle s'etendit sur une causeuse qu'on lui roula du salon sur le gazon un peu jauni du tapis vert. Un petit arbre exotique se penchait sur sa tete avec de faux airs de palmier. Sa cour, composee de ce qu'il y avait de plus jeune et de plus galant dans la societe de ce jour-la, s'assit autour d'elle; et l'on echangea, dans une beatitude un peu guindee, une foule de jolis propos qui ne signifiaient rien du tout. Ce groupe n'eut pas ete celui que j'aurais choisi, si la necessite de surveiller Horace dans sa premiere apparition ne m'eut force d'ecouter l'esprit _cherche_ de la vicomtesse, bien inferieur, selon moi, a l'esprit _chercheur_ de sa belle-mere. Je craignais qu'Horace n'en fut bientot las; mais, a ma grande surprise, il y trouva un plaisir extreme, quoique son role y fut assez delicat et difficile a remplir. En effet, ce n'etait pas une petite epreuve pour son aplomb et son bon sens. Il etait evident que, des le premier coup d'oeil, la vicomtesse avait pris une sorte d'interet a penetrer en lui, pour savoir si _son ramage se rapportait a son plumage_. Au lieu de le tenir a distance jusqu'a ce qu'il eut fait preuve d'esprit a la pointe de l'epee, elle lui facilitait avec une complaisance sournoise l'occasion de montrer d'emblee s'il etait un homme de sens ou un sot. Elle mit tout de suite la conversation sur des sujets ou il etait infaillible qu'il emettrait son sentiment, et l'attaqua indirectement sur la litterature, en jetant a la tete du premier venu cette question insidieuse: "Avez-vous lu la derniere piece de vers de M. de Lamartine? --_Est-ce a moi_, Madame, _que ce discours s'adresse?_ demanda un jeune poete monarchique et religieux qui s'etait assis presque a ses pieds d'un air contemplatif. --Comme vous voudrez," repliqua la vicomtesse en faisant voltiger avec le vent de son eventail ses longues touffes de cheveux chatains roules en spirales legeres. Le jeune poete declara qu'il trouvait les dernieres _Meditations_ tres-faibles. Depuis qu'il avait perdu l'espoir d'imiter M. de Lamartine, il le rabaissait avec amertume. La vicomtesse lui fit un peu sentir qu'elle connaissait son motif, et Horace, encourage par un regard distrait qu'elle laissa tomber sur lui, hasarda quelques syllabes. Des trois ou quatre autres personnes qui le guettaient, trois au moins etaient, de fondation, les adorateurs de la vicomtesse, et par consequent se sentaient assez mal disposes pour le nouveau venu, dont la criniere avantageuse et la parole accentuee annoncaient quelque pretention a la superiorite. On prit generalement parti contre lui, et meme avec assez de malice, esperant qu'il se facherait et dirait quelque sottise. L'attente ne fut qu'a moitie remplie. Il s'emporta, parla beaucoup trop haut, et mit plus d'obstination et d'aprete qu'il n'etait de bon gout et de bonne compagnie de le faire; mais il ne dit point les sottises auxquelles on s'attendait. Il en dit d'autres auxquelles on ne s'attendait pas, mais qui donnerent la plus haute idee de son esprit a la vicomtesse et meme a ses adversaires; car dans un certain monde superficiel et ennuye, on vous pardonne plus aisement un paradoxe qu'une platitude, et, en faisant preuve d'originalite, on est certain d'etre approuve par plus d'une femme blasee. Dirai-je toute ma pensee a cet egard? Je le dois a la verite. Dusse-je etre accuse de trahir les miens, ou du moins de me separer d'intentions de la classe ou je suis ne, je suis force de declarer ici que, sauf quelques exceptions, la societe legitimiste etait encore, en 1831, d'une mediocrite d'esprit incroyable. Cette ancienne causerie francaise, qu'on a tant vantee, est aujourd'hui perdue dans les salons. Elle est descendue de plusieurs etages; et si l'on veut trouver encore quelque chose qui y ressemble, c'est dans les coulisses de certains theatres ou dans certains ateliers de peinture qu'il faut aller la chercher. La, vous entendez un dialogue plus trivial, mais aussi rapide, aussi enjoue, et beaucoup plus colore que celui de l'ancienne bonne compagnie. Cela seul pourra donner a un etranger quelque idee de la verve et de la moquerie dont notre nation a eu si longtemps le monopole. Pour ne parler que de l'esprit qui se consomme abondamment dans les mansardes d'etudiant ou d'artiste, je puis bien dire qu'on en debite en une heure, entre jeunes gens animes par la fumee des cigares, de quoi defrayer tous les salons du faubourg Saint-Germain pendant un mois. Il faut l'avoir entendu pour le croire. Moi qui, sans prevention et sans parti pris, passais frequemment d'une societe a l'autre, j'etais confondu de la difference, et je m'etonnais souvent de voir certain bon mot faire le tour d'un salon comme un joyau precieux qu'on se passait de main en main, qui avait tant traine chez nous que personne n'eut voulu le ramasser. Je ne parle pas de la bourgeoisie en general: elle a bien prouve qu'elle avait plus d'esprit de conduite que la noblesse; quant a de l'esprit proprement dit, elle n'en a qu'a la seconde generation. Les parvenus de ce temps-ci ont pousse a l'ombre de l'industrie, dans l'atmosphere pesante des usines, l'ame toute preoccupee de l'amour du gain, et toute paralysee par une ambition egoiste. Mais leurs enfants, eleves dans les ecoles publiques, avec ceux de la petite bourgeoisie, qui, a defaut d'argent, veut parvenir, elle aussi, par les voies de l'intelligence, sont en general incomparablement plus cultives, plus vifs et plus fins que les heritiers etioles de l'aristocratie nobiliaire. Ces malheureux jeunes gens, hebetes par des precepteurs dont on enchaine la liberte intellectuelle, a force de prescriptions religieuses et politiques, sont rarement intelligents, et jamais instruits. L'absence de cour, la perte des places et des emplois, le depit cause par les triomphes d'une aristocratie nouvelle, achevent de les effacer; et leur role, qui commence pourtant a devenir meilleur a mesure qu'ils le comprennent et l'acceptent, etait, a l'epoque de mon recit, le plus triste qu'il y eut en France. [Illustration: Horace... se livrait a des essais litteraires.] Je n'ai rien dit du peuple, et le peuple francais, surtout celui des grandes villes, passe pour infiniment spirituel. Je conteste l'epithete. L'esprit n'existe qu'a la condition d'etre epure par un gout que le peuple ne peut pas avoir, ce gout lui-meme etant le resultat de certains vices de civilisation qui ne sont pas ceux du peuple. Le peuple n'a donc pas d'esprit, selon moi. Il a mieux que cela: il a la poesie, il a le genie. Chez lui la forme n'est rien, il n'use pas son cerveau a la chercher; il la prend comme elle lui vient. Mais ses pensees sont pleines de grandeur et de puissance, parce qu'elles reposent sur un principe de justice eternelle, meconnu par les societes et conserve au fond de son coeur. Quand ce principe se fait jour, quelle qu'en soit l'expression, elle saisit et foudroie comme l'eclair de la verite divine. XXII. Horace parla beaucoup. Emporte comme il l'etait toujours par le feu de la discussion, il defendit ses auteurs romantiques, qu'on lui contestait en masse et en detail. Il rompit des lances pour tous, et fut vivement soutenu par la vicomtesse de Chailly, qui se piquait d'eclectisme en matiere d'art et de belles-lettres. Il faut avouer que les adversaires furent bien faibles, et je ne concevais pas comment Horace pouvait perdre son temps et ses paroles a leur tenir tete. La vieille comtesse, qui passait et repassait avec ses amis dans une allee voisine, m'appela d'un signe. [Illustration: La vicomtesse Leonie de Chailly.] "Tu as un ami bien bruyant, me dit-elle: qu'a-t-il donc a tempeter de la sorte? Est-ce que ma belle-fille le raille? Prends garde a lui. Tu sais qu'elle est fort cruelle, et qu'elle abuse de son esprit avec ceux qui n'en ont pas. --Rassurez-vous, chere maman, lui repondis-je (j'avais, depuis mon enfance, l'habitude de l'appeler ainsi), il a de l'esprit tout autant qu'il lui en faut pour se defendre, et meme pour se faire gouter. --Oui-da! m'aurais-tu amene un homme dangereux? Il est fort bien de sa personne, et il me parait fort romantique. Heureusement Leonie n'est pas romanesque. Mais appelle-le un peu ici, que je jouisse a mon tour de son esprit." J'arrachai Horace (a son grand deplaisir ) a l'auditoire qu'il avait captive, et je restai un peu derriere la charmille pour ecouter ce qu'on dirait de lui. "C'est un drole de corps que ce petit monsieur-la, dit la vicomtesse en reprenant le jeu de son eventail. --C'est un fat, repondit le poete legitimiste. --Un fat! c'est etre bien severe, dit le vieux marquis de Vernes; je crois que _presomptueux_ serait un mot plus juste. Mais c'est un jeune homme de beaucoup de merite, qui pourra devenir homme d'esprit s'il voit le monde. --Pour de l'esprit, il en a, reprit la vicomtesse. --Parbleu! il en a a revendre, dit le marquis; mais il manque de tact et de mesure. --Il m'amusait, reprit-elle; pourquoi donc maman s'en est-elle emparee? Vous ne vous prononcez pas, monsieur de Meilleraie? dit-elle a un jeune dandy qu'elle avait l'air de subjuguer. --Mon Dieu! Madame, repondit celui-ci avec une aigreur froide, vous vous prononcez tellement vous-meme, que je ne puis que baisser la tete et dire _amen_." La vicomtesse Leonie de Chailly n'avait jamais ete belle; mais elle voulait absolument le paraitre, et a force d'art elle se faisait passer pour jolie femme. Du moins elle en avait tous les airs, tout l'aplomb, toutes les allures et tous les privileges. Elle avait de beaux yeux verts d'une expression changeante qui pouvait, non charmer, mais inquieter et intimider. Sa maigreur etait effrayante et ses dents problematiques; mais elle avait des cheveux superbes, toujours arranges avec un soin et un gout remarquables. Sa main etait longue et seche, mais blanche comme l'albatre, et chargee de bagues de tous les pays du monde. Elle possedait une certaine grace qui imposait a beaucoup de gens. Enfin, elle avait ce qu'on peut appeler une beaute artificielle. La vicomtesse de Chailly n'avait jamais eu d'esprit; mais elle voulait absolument en avoir, et elle faisait croire qu'elle en avait. Elle disait le dernier des lieux communs avec une distinction parfaite, et le plus absurde des paradoxes avec un calme stupefiant. Et puis elle avait un procede infaillible pour s'emparer de l'admiration et des hommages: elle etait d'une flagornerie impudente avec tous ceux qu'elle voulait s'attacher, d'une causticite impitoyable pour tous ceux qu'elle voulait leur sacrifier. Froide et moqueuse, elle jouait l'enthousiasme et la sympathie avec assez d'art pour captiver de bons esprits accessibles a un peu de vanite. Elle se piquait de savoir, d'erudition et d'excentricite. Elle avait lu un peu de tout, meme de la politique et de la philosophie; et vraiment c'etait curieux de l'entendre repeter, comme venant d'elle, a des ignorants ce qu'elle avait appris le matin dans un livre ou entendu dire la veille a quelque homme grave. Enfin, elle avait ce qu'on peut appeler une intelligence artificielle. La vicomtesse de Chailly etait issue d'une famille de financiers qui avait achete ses titres sous la regence; mais elle voulait passer pour bien nee, et portait des couronnes et des ecussons jusque sur le manche de ses eventails. Elle etait d'une morgue insupportable avec les jeunes femmes, et ne pardonnait pas a ses amis de faire des mariages d'argent. Du reste, elle accueillait assez bien les jeunes gens de lettres et les artistes. Elle tranchait avec eux de la patricienne tout a son aise, affectant devant eux seulement de ne faire cas que du merite. Enfin, elle avait une noblesse artificielle, comme tout le reste, comme ses dents, comme son sein, et comme son coeur. Ces femmes-la sont plus nombreuses qu'on ne pense dans le monde, et qui on a vu une les a toutes vues. Horace joignait au plaisir de la nouveaute une ingenuite si complete, qu'il prit au serieux la vicomtesse a la premiere parole, et que la tete lui en tourna. "Mon cher, c'est une femme adorable! me disait-il en revenant le soir dans les longues rues desertes du faubourg Saint-Germain; c'est un esprit, une grace, un je ne sais quoi qui n'a pas de nom pour moi, mais qui me penetre comme un parfum. Quel bijou precieux qu'une femme ainsi travaillee, ainsi faconnee a plaire par de longues etudes! Tu appelles cela de la coquetterie? Soit! va pour la coquetterie! C'est bien beau et bien aimable, dans tous les cas. C'est toute une science, cela, et une science au profit des autres. Je ne sais vraiment pas pourquoi l'on medit des coquettes: une femme qui est occupee d'un autre soin que celui de plaire n'est plus une femme a mes yeux. Certainement, voici la premiere femme veritable que je rencontre. --Il y a pourtant des hommes a qui la vicomtesse deplait, et, pour mon compte... --C'est qu'elle veut deplaire a ces hommes-la: elle ne les trouve pas dignes de la moindre attention. Elle a du discernement. --Grand merci de l'application," repris-je. Il ne m'entendit meme pas; il avait la cervelle remplie de la vicomtesse. Il ne se gena pas pour en parler devant Marthe le lendemain, et dit contre les femmes simples et severes des choses si dures, qu'elle en fut offensee et alla travailler dans une autre chambre. "Cela marche a merveille, me dit tout bas Eugenie; l'epreuve a reussi mieux que je n'esperais. Il a pris feu comme un brin de paille; j'espere que Marthe est guerie." Arsene vint, et trouva Marthe plus affectueuse et plus gaie que de coutume, quoiqu'elle souffrit horriblement. Il nous annonca que sa presence au cafe Poisson n'etant plus necessaire, il changeait de condition. "Ah! ah! lui dit Horace, vous allez reprendre la peinture? --Peut-etre le ferai-je plus tard, repondit le Masaccio; mais pas maintenant. Mes soeurs n'ont pas encore assez d'ouvrage assure pour l'annee. Est-ce que vous ne pourriez pas me faire placer quelque part comme employe, pour tenir une comptabilite quelconque? dans une regie de theatre, dans une administration d'omnibus, que sais-je? Vous avez des connaissances, vous autres! --Mon cher, dit Horace, vous n'ecrivez ni assez bien ni assez vite. Et puis, savez-vous la tenue des livres? --J'apprendrai, dit Arsene. --Il ne doute de rien, dit Horace. Moi, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de perseverer dans la condition que vous venez d'essayer; vous vous en acquittez fort bien. Seulement vous avez un peu de fatigue. Servez dans une bonne maison, au lieu de servir dans un cafe; vous gagnerez beaucoup, et vous ne travaillerez guere. Si Theophile le veut, il peut vous placer chez quelque grand seigneur, ou seulement chez quelque brave dame du faubourg Saint-Germain. Est-ce que la comtesse ne le prendrait pas pour domestique, si tu le lui recommandais? Reponds donc, Theophile! --C'est assez de domesticite comme cela, repondit Arsene, qui comprenait fort bien l'intention qu'avait Horace de le rabaisser aux yeux de Marthe; j'y reviendrai si je ne puis trouver mieux. Mais puisque c'est un etat qu'on meprise... --Qu'est-ce qui se permet de le mepriser? s'ecria Louison tout en feu, en suivant la direction involontaire qu'avait prise le regard de Paul; est-ce que c'est vous, Marton, qui meprisez mon frere? --Cousez donc! dit le Masaccio a Louison d'un ton severe, pour faire baisser ses yeux menacants leves sur Marthe. --Mais enfin, reprit-elle, je trouve un peu drole qu'on te meprise: je ne sais pas ou on prend ce droit-la, et je ne vois pas en quoi mademoiselle Marton..." Marthe regarda Arsene d'un air triste, et lui tendit la main pour l'apaiser. Il etait pret a eclater contre sa soeur. "Elle est folle," dit-il en haussant les epaules, et il s'assit aupres de Marthe en tournant le dos a Louison, dont les yeux se remplirent de larmes. "C'est qu'aussi c'est indigne! s'ecria-t-elle aussitot qu'il fut parti. Voyez-vous, monsieur Theophile, je ne peux pas supporter cela de sang-froid. Mademoiselle Marthe et M. Horace, qui s'entendent fort bien, je vous assure, ne font pas autre chose que de _deconsiderer_ mon frere. --Vous etes folle, repliqua Eugenie, et votre frere, qui vous l'a dit, vous connait bien. Jamais Marthe n'a dit un mot de Paul qui ne fut a son honneur et a sa louange. --Je ne suis pas folle, s'ecria Louison en sanglotant, et je veux que vous me jugiez tous. Je ne l'aurais pas dit devant lui, de crainte d'amener une querelle; mais puisqu'il n'est plus la, et que voici les coupables (elle designait alternativement Marthe, qui l'ecoutait avec une pitie douloureuse, et Horace, qui, le dos etendu sur la commode et les jambes sur le dossier d'une chaise, ne daignait pas l'interrompre), je dirai ce que j'ai entendu, pas plus tard qu'avant-hier, lorsque _monsieur_ et _madame_ causaient en tete-a-tete, comme ca leur arrive assez souvent, Dieu merci! elle dans une chambre, nous dans l'autre; avec ca que c'est commode pour s'entendre sur l'ouvrage! On va, on vient, ca promene; et, comme dit cet autre, les amoureux ont du temps a perdre. --Charmant! charmant! dit Horace en se soulevant sur son coude et en la regardant avec un calme plein de mepris: eh bien, poursuivez, fille d'Herodias! Je verrai ensuite a vous donner ma tete sur un plat pour votre souper. Qu'ai-je dit? voyons, parlez donc, puisque vous ecoutez aux portes. --Oui, que j'ecoute aux portes quand j'entends le nom de mon frere! Et vous disiez comme cela que c'etait bien dommage qu'il se fut fait valet, et qu'il etait perdu. Et mademoiselle Marton, au lieu de vous traiter comme vous le meritiez pour ce mot-la, disait d'un petit air etonne:--Comment donc? comment donc, perdu?--Oui, que vous avez dit: il aurait beau changer de condition, maintenant, il lui resterait toujours quelque chose de laquais, un cachet de honte qui ne s'efface pas. Enfin comme pour dire, le voila marque comme un galerien. --Si vous aviez ecoute un peu plus longtemps, dit Marthe avec une douceur angelique, vous auriez entendu ma reponse: j'ai dit que quand cela serait vrai, Arsene ennoblirait la plus vile des conditions. --Et quand vous auriez dit cela, est-ce beau? N'est-ce pas avouer que mon frere est dans une condition vile? Je voudrais bien savoir comment etaient faits vos ancetres, et si nous n'avons pas tous ete eleves a travailler pour vivre." Je coupai court a cette querelle, qui eut pu durer toute la nuit; car il n'y a pas de gens plus difficiles a convaincre que ceux qui ne comprennent pas la valeur des mots, et qui en alterent le sens dans leur imagination. J'envoyai coucher les deux soeurs, leur donnant tort, selon ma coutume, et les menacant, pour la premiere fois, de me plaindre a Paul des ameres tracasseries qu'elles suscitaient a leur compagne. "Oui, oui! faites cela, repondit Louison en sanglotant sur le ton le plus aigu; ce sera humain de votre part! Ce ne sera pas difficile car il en est si bien coiffe, de cette Marton, que quand nous aurons assez travaille pour la nourrir, il nous mettra a la porte au premier mot qu'elle lui dira contre nous. Allez, allez, Messieurs, Mesdames, et vous, Marton! ce n'est pas beau de mettre la guerre entre freres et soeurs; vous vous en repentirez au jugement dernier! J'en appelle au jugement de Dieu!" Elle sortit d'un air tragique, entrainant Suzanne, nous jetant des imprecations, et poussant les portes avec fracas. "Vous avez la pour compagnes d'abominables diablesses, dit Horace en rallumant son cigare avec tranquillite. Paul Arsene vous a rendu, mes pauvres amis, un etrange service. Il a dechaine l'enfer dans votre interieur. --Quant a nous, nous n'en prendrions guere de souci personnel, repondit Eugenie; ce sont des nuages qui passent. Mais c'est bien cruel pour toi, Marthe; et si tu m'en croyais, il y aurait un remede a toutes les persecutions dont tu es victime. --Je sais ce que tu veux dire, ma bonne Eugenie, dit Marthe en soupirant; mais sois sure que cela est impossible. D'ailleurs je serais encore bien plus odieuse aux soeurs d'Arsene, si... --Si quoi? demanda Horace, voyant qu'elle n'achevait pas sa phrase. --Si elle l'epousait, dit Eugenie. Voila ce qu'elle s'imagine; mais elle se trompe. --Si vous l'epousiez? s'ecria Horace, oubliant tout a coup la vicomtesse et revenant aux sentiments que naguere Marthe lui avait inspires; vous, epouser Arsene! Qui donc a pu avoir une pareille idee? --C'est une idee fort raisonnable, reprit Eugenie, qui voulait saper de plus en plus dans sa base leur naissante inclination. Ils sont du meme pays, de la meme condition, et a peu de chose pres du meme age. Ils se sont aimes des leur enfance, et ils s'aiment encore. C'est un scrupule de delicatesse qui empeche Marthe de dire oui. Mais je le sais, moi, et je le lui dirai clairement, parce que le moment est venu de parler. C'est l'unique desir, l'unique pensee d'Arsene." L'attente d'Eugenie fut depassee par l'effet que produisit cette declaration. Marthe, devenue aux yeux d'Horace la fiancee de Paul Arsene, tomba si bas dans sa pensee, qu'il rougit d'avoir pu l'aimer. Humilie, blesse, et se croyant joue par elle, il prit son chapeau, et, le mettant sur sa tete avant que de sortir: "Si vous parlez affaires, dit-il, je suis de trop, et je vais voir Odry, qui joue ce soir dans _l'Ours et le Pacha_." Marthe resta atterree. Eugenie lui parla encore d'Arsene; elle ne repondit pas, voulut se lever pour sortir, et tomba evanouie au milieu de la chambre. "Ma pauvre amie, dis-je a Eugenie en l'aidant a relever sa compagne, nul ne peut detourner la destinee! Tu as cru pouvoir preserver celle-ci. Il n'est deja plus temps: Horace est aime!" XIII. Cette crise se termina par de longs sanglots. Quand Marthe fut plus calme, elle voulut reprendre ce sujet d'entretien, et manifesta une volonte qu'elle n'avait pas encore indiquee depuis deux mois que nous vivions ensemble. Elle parla de nous quitter, et d'aller habiter seule une mansarde, ou nos relations d'amitie ne seraient plus attristees par l'humeur intolerante et intolerable de Louison. "Vous continuerez a m'employer a vos travaux, dit-elle; je viendrai chaque jour vous rapporter l'ouvrage que vous m'aurez confie. De cette maniere, votre repos ne sera plus trouble par ma presence; mais je sens que j'avais trop presume de mes forces en croyant qu'il me serait possible de supporter ces querelles grossieres et ces laches accusations. Je vois que j'en mourrais." Nous sentions bien aussi qu'elle ne pouvait pas subir plus longtemps une pareille domination; mais nous ne voulions pas l'abandonner aux ennuis et aux dangers de l'isolement. Nous resolumes de nous expliquer avec Arsene, afin qu'il etablit ses soeurs dans une autre maison. On resterait associe pour le travail, et Marthe, que nous aimions comme une soeur, ne cesserait point d'etre notre voisine et notre commensale. Mais cet arrangement ne la satisfit pas. Elle avait une arriere-pensee que nous devinions fort bien: elle ne pouvait plus supporter la presence d'Horace, et voulait le fuir a tout prix. C'etait bien la plus prompte maniere de couper court a cet attachement dangereux; mais comment faire comprendre a Arsene cette raison majeure qui devait porter la mort dans ses esperances? Au point ou en etaient encore les choses, Eugenie se flattait de tout reparer en gagnant du temps. Marthe guerirait; Horace lui-meme l'y aiderait par ses dedains, a mesure qu'il s'eprendrait de la vicomtesse de Chailly, et peu a peu Arsene se ferait ecouter. Tels etaient les reves qu'elle nourrissait encore. Le plus presse etait d'eloigner Louison et Suzanne, dont la societe commencait a nous peser beaucoup a nous-memes, un instant de colere et de folie de leur part detruisant tout l'effet de nos jours de patience et de menagements. Ce fut Louison qui mit un terme a nos perplexites par un changement subit et imprevu. Des le lendemain, a l'aube naissante, elle alla chuchoter aupres du lit de sa soeur, si bas que Marthe, qui sommeillait a peine, et qui pensa qu'elles tramaient contre elle quelque noirceur, ne put rien entendre de ce qu'elles se confiaient. Mais tout a coup elle vit Louison s'approcher de son lit, se mettre a genoux, et lui dire en joignant les mains: "Marthe, nous vous avons offensee, pardonnez-nous. Tout le tort vient de moi. J'ai une mauvaise tete, Marton; mais au fond, je vous plains, et je veux me corriger. Viens, Suzon, viens, ma soeur; aide-moi a oter a Marthe le chagrin que je lui ai fait." Suzanne s'approcha, mais avec une repugnance que Marthe attribua a un eloignement prononce pour elle. Marthe etait bonne et genereuse; l'humilite de Louison la toucha si vivement, qu'elle lui jeta ses bras autour du cou, et lui pardonna de toute son ame, n'ayant plus le courage de l'affliger en suivant son projet de la veille, et ne sachant plus quel pretexte donner a la separation dont, a cause d'Horace, elle eprouvait si vivement le besoin. Nous fumes tous fort emus du repentir de Louison, et nous passames cette journee dans des effusions de coeur qui parurent soulager Marthe d'une partie de sa tristesse. Le soir, Eugenie, pour eviter de recevoir la visite d'Horace, qui s'etait annonce pour cette heure-la, nous proposa de faire un tour de promenade. Marthe accepta avec empressement, et nous etions deja tous sur l'escalier, lorsque Louison dit qu'elle ne se sentait pas bien, et nous pria de la laisser a la maison. --Je me coucherai de bonne heure, disait-elle, et demain je ne m'en ressentirai plus; je connais cela, c'est ma migraine. Elle resta donc, et, au lieu de se coucher, elle passa sur le balcon. Ce n'etait pas sans dessein. Horace, qui venait pour nous voir, et a qui le portier assurait que nous etions tous sortis, leva la tete, et vit une femme sur le balcon. Comme il etait un peu myope, il s'imagina que ce devait etre Marthe. L'idee lui vint de se venger par quelque cruel persiflage de ce qu'il appelait une _rouerie_ de sa part; car il croyait que, s'entendant avec Arsene, elle avait accepte ses soins et accueilli a demi sa declaration, pour le jouer ou mener de front deux intrigues. Il monta l'escalier rapidement, et sonna tout essouffle, le coeur gonfle d'un plaisir amer et cuisant; mais lorsqu'au lieu de Marthe, _la fille d'Herodias_ vint lui ouvrir la porte, il recula de trois pas, et ne se gena pas pour jurer. Louison ne s'effaroucha pas pour si peu; et, entrant tout de suite en matiere, elle lui adressa des excuses aussi douces et aussi polies qu'elle put le faire, pour la maniere dont elle s'etait conduite la veille avec lui. Horace, tout emerveille de cette conversion, lui promit d'oublier tout; et trouvant qu'un peu de hardiesse lui donnerait, a ses propres yeux, un air don Juan qui completerait son role a l'egard de Marthe, il appliqua un gros baiser de protection familiere sur la joue vermeille et rebondie de la villageoise. Malgre sa pruderie habituelle, elle ne s'en facha point trop, el lui parla ainsi: "Si j'avais tant d'humeur hier soir, monsieur Horace, c'est que je me trompais. Je m'etais imagine, voyant mon frere si epris de mademoiselle Marthe, que celle-ci consentait a l'ecouter en meme temps qu'elle vous ecoutait, et que vous vous entendiez tous les deux pour tromper mon pauvre Arsene. --Je vous remercie de la supposition, repondit Horace; permettez-moi de vous en temoigner ma reconnaissance en embrassant cette autre joue qui fait des reproches a sa voisine. --Que celui-la soit le dernier, dit Louison en se laissant donner un second baiser, non sans rougir beaucoup: nous sommes bien assez raccommodes comme cela. Je me disais donc comme ca que c'etait bien vilain de la part de Marthe d'ecouter deux galants; foi d'honnete fille, je ne savais pas que mon frere ne lui avait tant seulement pas dit un mot d'amourette. --Ah! dit Horace d'un air indifferent, c'est singulier!" Et il commenca cependant a ecouter avec interet. "Eh! pardine, vous le savez bien, peut-etre, reprit Louison. Il parait (et c'est meme bien sur) que Marton ne veut pas qu'on lui parle de se marier. Et puis, voyez-vous, Monsieur (je peux bien vous dire ca entre nous), Marton est fiere, trop fiere pour une fille qui n'a ni sou ni maille; mais ca a des idees de princesse, ca lit dans les livres, et ca voudrait filer le parfait amour avec un jeune homme bien mis et bien eduque. Elle trouve mon pauvre frere trop commun, et d'ailleurs elle a la tete montee pour un autre que vous savez bien. --Le diable m'emporte si je le sais, dit Horace etonne des gros yeux malins de Louison. --Allons donc! dit-elle en le poussant du coude d'une facon toute rustique; vous n'etes pas si simple, vous savez bien qu'elle est folle de vous. --Vous ne savez ce que vous dites, Louison. --Tiens! tiens! pourquoi donc qu'elle s'attife si bien depuis quelque temps? Et a qui donc est-ce qu'elle pense, quand elle passe la moitie de la nuit a soupirer et a geindre au lieu de dormir? Et pourquoi donc est-ce qu'elle est tombee en pamoison hier soir apres que vous etes parti tout fache? --Elle est tombee evanouie? Quoi! que dites-vous la, Louison? --Raide par terre; et des pleurs, et des sanglots! et la voila maintenant qui veut s'en aller d'ici pour ne plus vous voir, parce qu'elle croit que vous ne la regarderez plus. --Mais qui vous a donc dit tout cela, Louison? --Ah! dame, Monsieur, on a des yeux et des oreilles! Ayez-en aussi, et vous verrez bien. --Mais votre frere et Marthe s'aimaient des l'enfance? ils devaient se marier? --Ca n'est point; c'est une idee d'Eugenie. Elle veut les marier a present, et Dieu sait ce qu'elle ne s'imagine point pour cela. Mais l'autre n'entend a rien, et vous n'avez qu'un mot a lui dire pour qu'elle parle clair et droit a mon frere. --Et que ne l'a-t-elle fait plus tot? Elle le trompe donc? --Nenni, Monsieur; mais elle a bon coeur, et craint de lui faire de la peine. D'ailleurs, comme je vous le dis, mon frere ne lui a jamais rien demande. C'est Eugenie qui fait tout cela comme une folle qu'elle est. Le beau service a rendre a Paul que de lui faire epouser une femme qui en a un autre dans son idee! Ca ne se peut point." Quand nous rentrames (et notre promenade fut courte, car, etant a la veille de passer mes examens, je donnais au plus une heure par jour a mes plaisirs), nous trouvames Horace bien different de ce qu'il nous avait paru la veille. Il vint a notre rencontre, et serra la main de Marthe avec une ardeur etrange. Le desir, sinon l'amour, etait entre dans son esprit. Jusque-la l'incertitude du succes avait contrarie son orgueil et refroidi ses poursuites. Maintenant, sur de son triomphe, il en jouissait d'avance avec une sorte de beatitude. Sa figure avait une expression emue et pensive qui l'embellissait singulierement. Il etait pale; son regard humide et lent penetrait la pauvre Marthe comme une fleche empoisonnee. Elle ne s'attendait pas a le voir ce soir-la; elle croyait le danger passe pour un jour; elle se sentit defaillir en lui abandonnant sa main tremblante, qu'il garda dans les siennes jusqu'a ce qu'Eugenie eut apporte la lampe. Il s'assit en face d'elle, ne la quitta pas des yeux, et, tandis que j'ecrivais dans une chambre voisine, la porte entr'ouverte, et que les femmes travaillaient autour de la table, il fit la conversation avec autant de gout et d'elegance que s'il eut ete dans le salon de la vicomtesse de Chailly. Je n'avais pas le loisir de l'ecouter; seulement j'entendais sa voix montee sur son diapason le plus sonore et le plus recherche. Eugenie me dit, le soir, que jamais elle ne l'avait vu aussi aimable, aussi coquet d'esprit que de langage, aussi pres du naturel et de la bonhomie qu'il le fut pendant pres de deux heures. Marthe n'osait ni parler ni respirer; Eugenie ne se pretait pas a soutenir la conversation, ne voulant pas faire briller son adversaire. Louison, toute radoucie, faisait seule l'office d'interlocuteur. Elle procedait toujours par questions; et, quelque niaises et hors de sens qu'elle les fit, Horace y repondait avec le charme d'une condescendance ingenieuse, et trouvait pour elle les explications les plus enjouees, parfois meme les plus poetiques, comme celles qu'on donne aux enfants quand on les aime et qu'on veut se mettre a leur portee sans cesser d'etre vrai. Quoique Eugenie mit en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour l'interrompre, l'embrouiller et meme le renvoyer, elle n'y reussit pas; et Marthe fut sous le charme, sans que rien put l'en preserver. Penchee sur son ouvrage, le sein oppresse, l'oeil voile, elle hasardait parfois un regard timide; et rencontrant toujours celui d'Horace, elle detournait bien vue le sien avec une confusion pleine d'effroi et de delices. C'etait, je l'ai deja dit, la premiere fois que Marthe etait recherchee par une intelligence. La sienne, oisive et seule, dans une secrete et continuelle exaltation, avait renonce a cet amour de l'ame que personne n'avait su lui exprimer. Le pauvre Arsene n'avait jamais ose, jamais pu parler que d'amitie. Sa personne n'avait aucune seduction, son langage aucune poesie, ou du moins aucun art. Les autres amours que Marthe avait inspires etaient des fantaisies impertinentes qu'elle avait reprimees, ou des passions brutales qui l'avaient effrayee. Depuis le jour ou Horace lui avait parle d'amour, elle avait garde dans son cerveau et dans son coeur comme le souvenir d'une musique enivrante. Elle y pensait le jour, elle en revait la nuit. Chaste et recueillie, elle n'aspirait pas a un plus grand bonheur qu'a celui de s'entendre encore dire les memes choses de la meme maniere. La pensee d'en etre a jamais privee etait deja pour elle un regret aussi profond que si ce bonheur eut dure des annees. Ce soir-la, elle eut donne sa vie pour etre un seul instant avec lui, et pour recommencer le quart d'heure qu'elle avait vecu le jour de sa premiere ivresse. Horace comprit bien son silence. "Marthe est perdue, me dit Eugenie quand tout le monde se fut retire. Elle ne peut plus comprendre Arsene; l'amour de celui-la est trop simple pour des oreilles pleines des belles paroles de l'autre. Vous devriez mener Horace demain chez la vicomtesse. --Tu vois bien qu'il ne lui faut qu'un jour pour l'oublier, repondis-je, car aujourd'hui il est certainement tres-epris de Marthe. Mais pourquoi donc desesperer toujours de lui? Le jour ou il aimera il sera transforme. --Parle plus bas, reprit Eugenie. Il me semble qu'on doit nous entendre de l'autre cote du mur. --C'est le lit de Louison qui se trouve la, et elle ronfle si bien... --J'ai dans l'idee, repondit-elle, que cette fille n'est pas si simple qu'elle en a l'air, et qu'elle devine ce qu'elle ne comprend pas." Malgre la surveillance assidue d'Eugenie, des regards, des mots, des billets meme, furent echanges entre Marthe et Horace. Je proposai a ce dernier de retourner chez la comtesse, il refusa. Je conseillai a Eugenie de ne plus chercher a contrarier cette passion, qui semblait vraie, et qui devenait plus ardente avec les obstacles. Louison etait desormais la douceur et la bonte meme. Elle temoignait a Marthe une amitie charmante; et Marthe s'y abandonnait d'autant plus volontiers, qu'elle favorisait son amour, et l'aidait a en faire mille petits mysteres inutiles a la trop clairvoyante Eugenie. Un jour, Eugenie, qui etait fort souffrante, gronda Louison d'avoir envoye Marthe a sa place en commission. "Eh, pourquoi donc ne sortirait-elle pas comme une autre? dit Louison, affectant une grande surprise. --Marthe est si jolie, qu'on va la regarder et la suivre dans la rue. --Tiens! dit Louison avec une aigreur qui perca malgre elle, dirait-on pas qu'il n'y a qu'elle de jolie au monde? On me regarde bien aussi, moi; mais on ne me suit pas; on voit bien que ca ne prendrait pas... Et on ne suivra pas Marthe non plus, ajouta-t-elle en se reprenant, parce qu'on verra bien qu'elle n'encourage personne." Louison avait eu soin de dire a Marthe, la veille, de maniere a ce qu'Horace seul l'entendit: --C'est demain a midi que vous irez rue du Bac, au _petit Saint-Thomas_, pour ce petit coupon de jaconas qu'on nous a chargees d'assortir. Il y avait eu quelque chose de si affecte dans la maniere de menager ainsi a Horace l'occasion de rencontrer Marthe dehors, que celle-ci en avait ete epouvantee. En y reflechissant, elle crut n'y voir qu'une etourderie de la part de sa compagne; et, quoique aux battements de son coeur, elle sentit bien qu'Horace l'attendrait au lieu designe, elle voulut se persuader qu'il n'avait point fait attention aux paroles de Louise. Le lendemain, comme elle approchait du magasin, elle vit effectivement Horace qui flanait sur le trottoir en l'attendant. Elle passa pres de lui; il ne l'arreta pas, ne la salua point; mais il la regarda d'un air si passionne, que cet oubli des formes de la bienseance ordinaire fut un eloquent temoignage de l'amour qui le penetrait. Elle lui sourit d'un air a la fois craintif, heureux et attendri; et ce regard, ce sourire echanges, se prolongerent autant que le permirent quelques pas d'une marche ralentie. Ce fut un siecle de bonheur pour tous deux. Quoiqu'ils ne se fussent rien dit, Marthe, faisant ses emplettes a la hate, etait bien sure de le retrouver sur le meme trottoir, autour du vitrage du magasin. Elle l'y retrouva en effet; et il l'attendait avec le projet de l'accompagner au retour, afin de pouvoir causer avec elle sans temoins. Mais au moment ou il s'approchait et se preparait a passer doucement le bras de Marthe sous le sien, une voiture decouverte s'arreta devant la porte cochere qui fait face a la boutique. Un domestique galonne, qui etait derriere la voiture en descendit, et entra dans la maison pour faire quelque message, tandis que la dame qui le lui avait donne se pencha pour regarder Horace en clignotant, comme si elle eut cherche a le reconnaitre. Horace salua: c'etait la vicomtesse de Chailly. Elle lui rendit son salut fort legerement, d'un air de doute et d'incertitude; puis elle prit son lorgnon, comme pour s'assurer qu'elle le connaissait. Horace ne jugea point necessaire d'attendre l'effet de cette exploration un peu impertinente, et il se disposa a aborder Marthe. Mais ce maudit lorgnon ne le quittait pas. La vicomtesse se penchait a la portiere a mesure qu'il s'eloignait, et la voiture etait tournee de maniere a ce qu'elle put le suivre ainsi de l'oeil jusqu'au detour de la rue. Horace ne s'en apercevait que trop, et il etait au supplice. Marthe etait mise tres simplement, mais avec une sorte de distinction qui lui donnait toute l'apparence d'une femme _comme il faut_. Mais, helas! elle portait un paquet dans un foulard, et c'etait le cachet irrecusable de la grisette. Cette futile circonstance et l'indiscrete curiosite de la vicomtesse eurent assez d'empire sur la vanite d'Horace pour l'empecher de ceder au mouvement de son coeur. Il hesita, se reprit a dix fois, revint sur ses pas pour donner le change; et quand la voiture fut repartie, il se remit a courir. Marthe, qui le croyait sur ses talons, avait juge prudent de couper a sa droite par la rue de l'Universite, pour eviter les nombreux passants de la rue du Bac. Elle comptait qu'il allait la rejoindre. Mais lorsqu'elle se retourna, elle ne vit personne derriere elle; et Horace, remontant a toutes jambes la rue du Bac jusqu'a la Seine, ne la rencontra pas devant lui. C'est ainsi que fut perdue pour lui l'occasion de faire ecouter son amour. Mais Louison sut bien la lui faire retrouver. Eugenie, a peine retablie, fut forcee d'aller passer quelques jours a Saint-Germain, pour soigner une de ses soeurs qui etait malade plus gravement. La mansarde resta confiee a Marthe. Horace y passa des journees entieres. Louise et Suzanne eurent soin de ne pas les troubler. Abandonnee a son destin, Marthe ecouta cet amour dont l'expression avait pour elle tant de charme et de puissance. Interroge par moi, Horace me jura qu'il etait bien serieusement epris d'elle, et qu'il etait capable de tous les devouements pour le lui prouver. J'insinuai a Marthe qu'elle devait user de son influence pour le faire travailler; car je voyais ses embarras grossir de jour en jour, et, si je n'eusse pourvu a ses moyens quotidiens d'existence, j'ignore ou il eut pris de quoi diner. Cette assistance que je lui donnais de bien bon coeur me mettait dans la delicate et ridicule position de n'oser lui reprocher sa paresse. Quand je hasardais un mot a cet egard, il me repondait d'un air desespere:--C'est vrai; je suis a ta charge, et tu dois bien me mepriser. Si j'essayais de recuser ce motif blessant pour nous deux, en invoquant son propre interet, son propre avenir, il me fermait encore la bouche en disant: "Au nom du present, je te supplie de ne pas me parler de l'avenir. J'aime, je suis heureux, je suis enivre, je me sens vivre. Comment et pourquoi veux-tu que je songe a autre chose qu'a ce moment fortune ou j'existe surabondamment?" N'avait-il pas raison?-"Jusqu'ici, me dis-je, il y a eu dans son ambition quelque chose de trop personnel qui lui a montre l'avenir sous un jour d'egoisme. A present qu'il aime, son ame va s'ouvrir a des notions plus larges, plus vraies, plus genereuses. Le devouement va se reveler, et, avec le devouement, la necessite et le courage de travailler." XIV. Lorsque Eugenie fut de retour, et qu'elle vit ses efforts desormais inutiles, elle songea qu'il etait temps d'informer Arsene de la verite, ou tout au moins de la lui faire pressentir. Elle me demanda conseil sur la maniere dont elle s'y prendrait; et, apres que nous eumes envisage la question sous tous ses aspects, elle s'arreta au parti suivant. Ne se fiant plus aux murailles de sa mansarde, qu'elle disait avoir des oreilles, elle voulut surprendre Horace au milieu de ses pensees, par la solennite d'une demarche que sa bonne reputation et la dignite de son caractere lui donnaient le droit de risquer. "Ecoutez, lui dit-elle; vous avez su vous faire aimer; mais vous ne savez pas l'etendue des devoirs que vous avez contractes envers Marthe. Vous lui faites perdre la protection d'Arsene, protection courageuse et perseverante, qui ne lui eut jamais manque et qui eut toujours porte ses fruits. Elle ne sait pas ce qu'elle lui doit, ce qu'elle lui aurait du encore si elle ne se fut pas mise dans la necessite de renoncer a son assistance. Mais moi, je vous le dirai, parce qu'il faut que vous sachiez tout. Arsene n'eut jamais abandonne la peinture, qu'il aimait passionnement, si sa pensee secrete n'eut ete de mettre, grace a son travail, Marthe a l'abri du besoin. Il n'eut jamais songe a faire venir ses soeurs de la province, si son unique but n'eut ete de lui donner une societe et une protection derriere laquelle sa protection a lui se serait toujours cachee. Enfin, a l'heure qu'il est, il vient d'obtenir un tout petit emploi dans les bureaux d'une societe industrielle. Rien au monde n'est plus contraire a ses gouts, a ses habitudes d'activite, au mouvement rapide et genereux de son esprit; je le sais, et je crains qu'il n'y succombe. Mais je sais aussi qu'il veut gagner de l'argent, et qu'il en gagne assez pour subvenir indirectement a tous les besoins de Marthe, en ayant l'air de ne s'occuper que de ses soeurs. Je sais que nos petits travaux d'aiguille ne rapportent pas suffisamment pour faire vivre trois femmes (ma part prelevee) dans l'aisance, la proprete et la liberte ou vivent Marthe et les soeurs d'Arsene. Tout ce que je sais, tout ce que je vous dis, Marthe l'ignore encore. Elle n'a jamais tenu un menage par elle-meme; elle a l'inexperience d'un enfant a cet egard-la. Arsene la trompe, et nous l'y aidons, pour qu'elle ne connaisse ni les privations ni l'exces du travail. Par contre-coup, il faut aussi tromper les soeurs, sur la discretion desquelles nous ne pouvons pas compter. Jusqu'ici je me suis chargee de la comptabilite; je leur ai fait croire a toutes que les recettes l'emportaient sur les depenses, tandis que c'est le contraire qui est vrai. Mais cet etat de choses ne peut durer desormais. Arsene s'est toujours flatte secretement que Marthe prendrait pour lui une affection serieuse, lorsque, revenue de ses terreurs et guerie de ses blessures, son ame s'ouvrirait a de plus douces impressions. J'ai partage son illusion, je vous l'avoue, et j'ai fait tout mon possible pour preserver Marthe d'un autre attachement. Je n'ai pas reussi. Maintenant, dites-moi ce que vous feriez a ma place du secret d'Arsene, et quel conseil vous donneriez a l'un et a l'autre." Cette ouverture deconcerta beaucoup Horace. "Je suis sans fortune, dit-il; comment pourrai-je servir de protecteur a une femme, moi qui n'ai encore pu m'aider et me guider moi-meme?" Il se promena dans sa chambre avec agitation, et peu a peu ses idees se rembrunirent. "Je n'avais pas prevu tout cela, moi! s'ecria-t-il avec un chagrin qui n'etait pas sans melange d'humeur. Je n'ai jamais songe a rien de pareil. Pourquoi faut-il absolument qu'entre deux etres qui s'aiment, il y ait un protecteur et un protege? Vous, Eugenie, qui reclamez toujours l'egalite pour votre sexe... --Oh! Monsieur, repondit-elle, je la reclame et je la pratique, bien qu'elle soit difficile a conquerir dans la societe presente. Je sais borner mes besoins au peu que mon industrie me procure. Vous savez comment je vis avec Theophile, et vous savez par consequent que je ne perds pas un jour, pas une heure. Mais savez-vous en quoi je le considere comme mon protecteur legitime et naturel? Si je tombais malade et que je fusse longtemps privee de travail, au lieu d'aller a l'hopital, je trouverais dans son coeur un refuge contre l'isolement et la misere. Si un homme etait assez lache pour m'insulter, j'aurais un appui et un vengeur. Enfin, si je devenais mere... ajouta-t-elle en baissant les yeux par un sentiment de dignite pudique, et en les relevant sur lui avec fermete pour lui faire sentir la consequence possible de ses amours avec Marthe, mes enfants ne seraient pas exposes a manquer de pain et d'education. Voila, Monsieur, pourquoi il importe a des femmes comme nous de trouver dans leurs amants de l'affection durable et un devouement egal au leur. --Eugenie, Eugenie, dit Horace en tombant sur une chaise, vous me jetez dans un grand trouble. Je ne suis pas l'amant de Marthe au point d'avoir reflechi aux resultats serieux de l'ivresse qui s'allume dans mon cerveau. Eh bien, chere Eugenie, je me confesse a vous, je m'accuse; je ne peux ni ne veux vous tromper. Je desire Marthe de toutes les forces de mon etre, et je l'aime de toute la puissance de mon coeur; mais puis-je lui promettre d'etre pour elle ce que Theophile est pour vous? Puis-je m'engager a la soustraire a tous les dangers, a tous les maux de l'avenir? Theophile est riche, en comparaison de moi; il a une petite fortune assuree; il peut travailler pour l'avenir. Et moi, qui n'ai que des dettes, il faudrait donc que je pusse travailler pour l'avenir, pour le present et pour le passe en meme temps! --Mais Arsene n'a rien, reprit Eugenie, et en outre il soutient ses deux soeurs. --Ah! s'ecria Horace, frappe de l'allusion et entrant dans une sorte de fureur, il faudra donc que je me fasse garcon de cafe, moi! Non, il n'y a pas de femme au monde pour qui je me resoudrai a m'avilir dans une profession indigne de moi. Si Marthe s'imagine cela... --Oh! Monsieur, ne blasphemez pas, dit Eugenie. Marthe ne s'imagine rien, car je lui ai fait un grand mystere de tout ceci; et le jour ou elle saurait que de pareilles questions ont ete soulevees a propos d'elle, je suis sure qu'elle nous fuirait tous dans la crainte d'etre a charge a quelqu'un d'entre nous. Je vois bien que vous ne l'aimez pas; car vous ne la comprenez guere, et vous ne l'estimez nullement. Ah! pauvre Marthe, je savais bien qu'elle se trompait!" Eugenie se leva pour s'en aller. Horace la retint. "Et maintenant, dit-il, vous allez encore travailler contre moi? --Comme j'ai fait jusqu'ici, je ne vous le cache point. --Vous allez me presenter comme un etre odieux, comme un monstre d'egoisme, parce que je suis pauvre au point de ne pouvoir entretenir une femme, et que je me respecte au point de ne vouloir pas me faire laquais? Ah! sans doute, si le merite d'un homme se mesure au poids de l'argent qu'il sait gagner, Paul Arsene est un heros et moi un miserable! --Il y a dans tout ce que vous dites, repliqua Eugenie, des idees insultantes pour Marthe et pour moi, auxquelles je ne daignerai plus repondre. Laissez-moi partir, Monsieur. La verite est dure; mais il faudra que Marthe l'apprenne, et qu'elle renonce dans le meme jour a son ami, a cause de vous, a vous, a cause d'elle-meme. Heureusement que nous lui resterons! Theophile saura bien remplacer Arsene, avec plus de desinteressement encore; moi aussi, je travaillerai pour elle et avec elle; et jamais l'idee ne nous viendra que cela s'appelle _entretenir_ une femme! --Eugenie, dit Horace en lui prenant les mains avec feu, ne me jugez pas sans me comprendre. Vous vous repentiriez un jour de m'avoir avili aux yeux de Marthe et aux miens propres. Je n'ai pas les doutes infames que vous m'attribuez. Je parle sans mesure et sans discernement peut-etre; mais aussi votre susceptibilite s'effarouche pour des mots, et la mienne s'emporte a cause du blessant parallele que vous etablissez toujours entre ce Masaccio et moi. Je n'ai pas l'instinct de l'imitation, j'ai horreur des modeles qui posent pour la vertu; mais, sans rien affecter, sans rien jurer, je puis bien, ce me semble, pratiquer dans l'occasion le devouement jusqu'au sacrifice. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque Je n'en sais rien moi-meme; je n'ai pas encore ete mis a l'epreuve; mais j'ai beau me tater et m'interroger, je ne trouve en moi ni elements de lachete ni germes d'ingratitude. Pourquoi donc me condamnez-vous d'avance? Vous avez de cruelles preventions contre moi, Eugenie; et je ne pourrai plus respirer, faire un pas, ou dire un mot, que vous ne les interpretiez a ma honte. Marthe ne pourra plus etouffer un soupir ou verser une larme qui ne me soient imputes. Enfin, nous ne pourrons plus exister l'un et l'autre sans que le nom d'Arsene soit suspendu sur nos tetes comme un arret. Cela gene et contriste deja tous les elans de mon coeur; mon avenir perd sa poesie, et mon ame sa confiance. Cruelle Eugenie, pourquoi m'avez-vous dit toutes ces choses? --Et vous n'avez pas plus de courage que cela? reprit Eugenie. Vous craignez de vous humilier en me disant que l'exemple d'Arsene ne vous effraie pas, et que vous vous sentez bien capable, comme lui, des plus grands actes d'abnegation pour l'objet de votre amour? --Mais que voulez-vous donc que je fasse? A quoi faut-il m'engager? Dois-je donc epouser? Mais cela n'a pas le sens commun! Je suis mineur, et mes parents ne me permettront jamais... --Vous savez que je suis de la religion saint-simonienne a certains egards, repondit Eugenie, et que je ne vois dans le mariage qu'un engagement volontaire et libre, auquel le maire, les temoins et le sacristain ne donnent pas un caractere plus sacre que ne le font l'amour et la conscience. Marthe est, je le sais, dans les memes idees, et je crois que jamais elle ni moi ne vous parlerons de mariage legal. Mais il y a un mariage vraiment religieux, qui se contracte a la face du ciel; et si vous reculez devant celui-la... --Non, Eugenie, non, ma noble amie, s'ecria Horace: celui-la n'a rien que je repousse. Je me plains seulement de la mefiance que vous me temoignez; et, si vous la faites partager a votre amie, nous allons changer, grand Dieu! la passion la plus spontanee et la plus vraie en quelque chose d'arrange, de guinde et de faux, qui nous refroidira tous les deux." Pendant qu'Eugenie sondait ainsi avec une attention severe le coeur d'Horace, a la meme heure, au meme instant, des atteintes plus profondes etaient portees a celui d'Arsene. Il etait venu voir ses soeurs, ou plutot Marthe, a la faveur de ce pretexte; et Louison etant sortie a ce moment-la, Suzanne, qui etait mecontente du despotisme de sa soeur ainee, avait resolu, elle aussi, de frapper un coup decisif. Elle prit Arsene a part. "Mon frere, lui dit-elle, je vous demande votre protection, et je commence par reclamer le secret le plus profond sur ce que je vais vous confier." Arsene le lui ayant promis, elle lui raconta toute la conduite de Louison a l'egard de Marthe. "Vous croyez, dit-elle, qu'elle s'est reconciliee de bonne foi avec Marton, et qu'elle ne lui cause plus aucun chagrin? Eh bien, sachez qu'elle lui en prepare de bien plus grands, et qu'elle la hait plus que jamais. Voyant que vous l'aimiez, et qu'elle ne reussirait pas a vous detacher d'elle par des paroles, elle a resolu de l'avilir a vos yeux. Elle a voulu la perdre, et je crois bien qu'elle y a reussi deja. --L'avilir! la perdre! s'ecria Paul Arsene. Est-ce ma soeur qui parle? est ce de ma soeur que j'entends parler? --Ecoutez, Paul, reprit Suzanne, voici ce qui s'est passe. Louison a ecoute, a travers la cloison de sa chambre, ce que M. Theophile et Eugenie se disaient dans la leur. Elle a appris de cette maniere qu'Eugenie voulait vous faire epouser Marthe, et que Marthe commencait a aimer M. Horace. Alors elle m'a dit:--Nous sommes sauvees, et notre frere va bientot savoir qu'on se joue de lui. Seulement il faut lui en fournir la preuve; et quand il aura decouvert quelle femme perdue il nous a donnee pour compagnie, il la chassera, et il ne croira plus que nous.--Mais quelle preuve lui en donnerez-vous? lui ai-je dit; Marthe n'est pas une femme perdue.--Si elle ne l'est pas, elle le sera bientot, je t'en reponds, a dit Louison. Tu n'as qu'a faire comme moi et a m'obeir en tout, et tu verras bien comme la folle donnera dans le panneau. Alors elle a fait semblant de demander pardon a Marthe, et elle s'est mise a dire toujours comme elle pour lui faire plaisir. Et puis elle a dit je ne sais quoi a M. Horace pour l'encourager a courtiser Marton; et puis elle disait toute la journee a Marton que M. Horace etait un beau jeune homme, un brave jeune homme, et qu'a sa place elle ne le ferait pas tant languir; et puis, enfin, elle leur menageait des tete-a-tete, elle leur donnait l'occasion de se rencontrer dehors, et, tant qu'Eugenie a ete malade, elle les a laisses expres ensemble toute la journee dans une chambre, m'a emmenee dans l'autre, et deux ou trois fois Marthe est venue tout effrayee et tout emue aupres de nous, comme pour se refugier, et cependant Louison lui fermait la porte au nez, et feignait de ne pas l'entendre frapper. Dieu sait ce qui est resulte de tout cela! C'est toujours bien affreux de la part d'une fille comme Louison, qui me fait des sermons epouvantables quand l'epingle de mon fichu n'est pas attachee juste au-dessous du menton, et qui ne se laisserait pas prendre le bout du doigt par un homme, de jeter ainsi une pauvre fille dans les pieges du diable, et de favoriser un jeune homme dont certainement les intentions sont peu chretiennes. Cela m'a fait beaucoup de honte pour elle et de peine pour Marthe. J'ai essaye de faire comprendre a celle-ci qu'on ne lui voulait pas de bien en agissant ainsi, et que M. Horace n'etait qu'un enjoleur. Marthe a mal pris la chose, elle a cru que je la haissais. Louison m'a menacee de me rouer de coups, si je disais un mot de plus, et Eugenie, me voyant triste, m'a reproche d'avoir de l'humeur. Enfin, le moment est venu ou le coup qu'on vous prepare va vous arriver. N'en soyez pas surpris, mon frere, et montrez de l'indulgence a cette pauvre Marthe, qui n'est pas la plus coupable ici." Arsene sut renfermer la terrible emotion que lui causa cette confidence. Il douta quelque temps encore. Il se demanda si Louison etait un monstre de perfidie, ou si Suzanne etait une calomniatrice infame; et, dans l'un comme dans l'autre cas, il se sentit blesse et atterre d'avoir un tel etre dans sa famille. Il attendit que Louison fut rentree, pour l'interroger d'un air calme et confiant sur les relations de Marthe avec Horace. "On m'a dit qu'ils s'aimaient, lui dit-il. Je n'y vois pas le moindre mal, et je n'ai pas le plus petit droit de m'en offenser. Mais j'aurais cru que, comme mes soeurs, vous m'en auriez averti plus tot, puisque vous pensiez que j'y prenais grand interet." Louison vit bien que, malgre cet air resigne, Paul avait les levres pales et la voix suffoquee. Elle crut qu'une jalousie concentree etait la seule cause de sa souffrance, et, se rejouissant de son triomphe,--Ah dame! Paul, vois-tu lui dit-elle, on ne peut parler que quand on est sur de son fait, et tu nous as si mal recues quand nous avons voulu t'avertir! Mais, a present, je puis bien te parler franchement, si toutefois tu l'exiges, et si tu me promets que Marton ne le saura pas. En parlant ainsi, elle tira de sa poche une lettre qu'Horace l'avait chargee de remettre a Marthe. Arsene ne l'eut pas ouverte lors meme que sa vie en eut dependu. D'ailleurs, dans ses idees simples et rigides, une lettre etait par elle-meme une preuve concluante. Il mit celle-la dans sa poche, et dit a Louison: "Il suffit, je te remercie; mon parti etait deja pris en venant ici. Je te donne ma parole d'honneur que Marthe ne saura jamais le service que tu viens de me rendre." [Illustration: Tenez, lui dit-il en lui remettant la lettre.] Il passa dans mon cabinet, ou je venais de rentrer moi-meme, et, quelques instants apres, Eugenie arriva. "Tenez, lui dit-il en lui remettant la lettre d'Horace, voici une lettre pour Marthe, que j'ai trouvee par terre dans la chambre de mes soeurs. C'est l'ecriture de M. Horace; je la connais. --Paul, il est temps que je vous parle, dit Eugenie. --Non, Mademoiselle, c'est inutile, dit Paul; je ne veux rien savoir. Je ne suis pas aime; le reste ne me regarde pas. Je n'ai jamais ete importun, je ne le serai jamais. Je n'ai ete indiscret qu'avec vous, en vous parlant souvent de moi, et en vous imposant la societe de mes soeurs, qui ne vous a pas ete toujours des plus agreables. Louison est difficile a vivre; et l'occasion s'etant presentee de la placer ailleurs, je venais vous dire que, des demain, je vous en debarrasse, ainsi que de Suzanne, en vous remerciant toutefois des bontes que vous avez eues pour elles, et en vous priant de me garder votre amitie, dont je viendrai toujours me reclamer le plus souvent qu'il me sera possible, tant que M. Theophile ne le trouvera pas mauvais. --Vos soeurs ne me sont nullement a charge, repondit Eugenie. Suzanne a toujours ete fort douce, et Louison l'est devenue depuis quelque temps. Je concois que vos idees sur l'avenir ayant change, vous vouliez rompre l'union que nous avions formee sous de meilleurs auspices; mais pourquoi vous tant presser? --Il faut que mes soeurs s'en aillent bien vite, reprit Arsene. Elles ne sont peut-etre pas aussi bonnes qu'elles en ont l'air, et je suis tout a fait en mesure de les etablir. Ecoutez, Eugenie, dit-il en la prenant a part, j'espere que vous garderez Marthe aupres de vous tant qu'elle n'aura pas pris un parti contraire, et que vous veillerez a ce que tous ses desirs soient satisfaits, tant qu'un autre ne s'en sera pas charge. Voici une partie de la somme que j'ai touchee ce matin; destinez-la au meme usage qu'a l'ordinaire, et, comme a l'ordinaire, gardez mon secret. --Non, Paul, cela ne se peut plus, dit Eugenie. Ce serait avilir en quelque sorte la pauvre Marthe que de lui rendre encore de tels services apres ce que vous savez. Il faut qu'elle apprenne enfin a qui elle doit le bien-etre dont elle a joui jusqu'a present, afin qu'elle vous en rende grace et qu'elle y renonce a jamais. [Illustration: Non! non! elle ne rentrera pas avec Theophile, dit Arsene.] --Eugenie, dit Paul vivement, si vous agissez ainsi, je ne pourrai plus remettre les pieds chez vous, et je ne pourrai jamais revoir Marthe. Elle rougirait devant moi, elle serait humiliee, elle me hairait peut-etre. Laissez-moi donc sa confiance et son amitie, puisque je ne dois jamais pretendre a autre chose. Quant a refuser pour elle les derniers services que je veux lui rendre, vous n'en avez pas le droit, pas plus que vous n'avez celui de trahir le secret que vous m'avez jure." J'appuyai ses resolutions aupres d'Eugenie, et il fut convenu que Marthe ne saurait rien. Elle rentra bientot avec Horace, qu'elle avait attendu, je crois, sur l'escalier. Arsene lui souhaita le bonjour, et, parlant avec calme de choses generales, il l'observa attentivement ainsi qu'Horace, sans que ni l'un ni l'autre s'en apercut; les amoureux ont, a cet egard-la, une faculte d'abstraction vraiment miraculeuse. Au bout d'un quart d'heure, Arsene se retira apres avoir serre fortement la main de Marthe et avoir salue Horace tranquillement. Je compris le regard d'Eugenie, et je descendis avec lui. Je craignais que cette fermete stoique ne cachat quelque projet desespere, d'autant plus qu'il faisait son possible pour m'eloigner. Enfin, ne pouvant plus lutter contre lui-meme et contre moi, il s'appuya sur le parapet, et je le vis defaillir. Je le forcai d'entrer chez un pharmacien et d'y prendre quelques gouttes d'ether. Je lui parlai longtemps; il parut m'ecouter, mais je crois bien qu'il ne m'entendit pas. Je le reconduisis chez lui, et ne le quittai que lorsque je l'eus vu se mettre au lit. Au bout de la rue, je fus assailli du souvenir tragique de tant de suicides nocturnes causes par des desespoirs d'amour; je revins sur mes pas, et rentrai chez lui. Je le trouvai assis sur son lit, suffoque par des sanglots qui ne pouvaient trouver d'issue et qui le torturaient. Mes temoignages d'amitie firent tomber de ses yeux quelques larmes, qui le soulagerent faiblement. Un peu revenu a lui, et voyant mon inquietude: "Tranquillisez-vous donc, Monsieur, me dit-il; je vous donne ma parole d'honneur que je serai _un homme_. Peut-etre quand je serai seul pourrai-je pleurer; ce serait le mieux. Laissez-moi donc, et comptez sur moi. J'irai vous voir demain, je vous le jure." Quand je rentrai chez moi, je trouvai Marthe d'une gaiete charmante. Horace, d'abord trouble par la presence de son rival, s'etait battu les flancs pour etre aimable, et celle qui l'aimait ne se faisait pas prier pour trouver son esprit ravissant. Elle ne s'etait seulement pas doutee que Paul eut la mort dans l'ame, et mon visage altere ne lui en donnait pas le moindre soupcon. O egoisme de l'amour! pensai-je. XV. Des le lendemain Arsene vint chercher ses soeurs; et, sans presque leur donner le temps de nous faire leurs adieux, il les emmena silencieusement dans le nouveau domicile qu'il leur avait prepare a la hate. --Maintenant, leur dit-il, vous etes libres de me dire si vous voulez rester ici ou si vous aimez mieux retourner au pays. --Retourner au pays? s'ecria Louison stupefaite; tu veux donc nous renvoyer, Paul? tu veux donc nous abandonner? --Ni l'un ni l'autre, repondit-il; vous etes mes soeurs, et je connais mon devoir. Mais j'ai cru que vous haissiez la capitale et que vous desiriez partir. Louison repondit qu'elle s'etait habituee a la vie de Paris, qu'elle ne trouverait plus d'ouvrage au pays, puisque son depart lui avait fait perdre sa clientele, et qu'elle desirait rester. Depuis qu'a force d'ecouter a travers la cloison, Louise avait surpris tous les secrets de notre menage, elle s'etait reconciliee avec le sejour de Paris, grace aux avantages qu'elle avait cru pouvoir tirer du devouement incomparable de son frere. Jusque-la elle n'avait pas connu Arsene; elle avait compte sur une sorte d'assistance, mais non pas sur un complet abandon de ses gouts, de sa liberte, de son existence tout entiere. Elle n'avait pas compris non plus cette activite, ce courage, cette aptitude au gain, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui se developpaient en lui lorsqu'il etait mu par une passion genereuse. Des qu'elle sut tout le parti qu'on pouvait tirer de lui, elle le regarda comme une proie qui lui etait assuree et qu'elle devait se mettre en mesure d'accaparer. Les seules passions qui gouvernent les femmes mal elevees, lorsqu'une grandeur d'ame innee ne contre-balance pas les impressions journalieres, ce sont la vanite et l'avarice. L'une les mene au desordre, l'autre a l'egoisme le plus etroit et le plus impitoyable. Louison, privee de bonne heure des soins d'une mere, sacrifiee a une maratre, et abandonnee a de mauvais exemples ou a de mauvaises inspirations, devait subir l'une ou l'autre de ces passions funestes. Elle pencha par reaction vers celle que sa belle-mere n'avait pas, et, vertueuse par haine du vice qu'elle avait sous les yeux, elle se livra par instinct a celui que lui suggeraient la misere et les privations. Elle devint cupide; et, ne songeant plus qu'a satisfaire ce besoin imperieux, elle y puisa une adresse et une fourberie dont son intelligence bornee n'eut pas semble susceptible. C'est ainsi qu'elle avait pousse Marthe dans le piege, et que desormais elle se flattait de regner sans partage sur la conscience de son frere. "Ce qu'il faisait pour nous, disait-elle tout bas a Suzanne, a cause de cette paienne, il le fera encore mieux quand il saura, grace a nous, combien elle en etait indigne." Suzanne n'avait pas, a beaucoup pres, l'ame aussi noire que sa soeur; mais, habituee a trembler devant elle, elle n'avait que des remords tardifs ou des reactions avortees. Arsene etait bien loin de soupconner la bassesse calculee des intentions de Louise. Il attribua son affreuse perfidie envers Marthe a une de ces haines de femme fondees sur le prejuge, l'intolerance religieuse et l'esprit de domination refoule jusqu'a la vengeance. Il trouva bien une monstrueuse inconsequence entre sa conduite officieuse envers Horace et ses maximes de pudeur farouche; il attribua ces contradictions a l'ignorance, a une devotion mal entendue. Il en fut attriste profondement; mais, plein de compassion et de courage, il resolut d'ensevelir dans le secret de son ame le crime de cette soeur altiere et cruelle. Il se promit de la convertir peu a peu a des sentiments plus vrais et plus nobles; et de ne lui faire de reproches que le jour ou elle serait capable de comprendre sa faute et de la reparer. Par la suite il disait a Eugenie, informee malgre sa discretion de ce qui s'etait passe entre sa soeur et lui: "Que voulez-vous! si je vous eusse dit alors le mal qu'elle m'avait fait, vous l'auriez tous haie et meprisee; vous eussiez dit: C'est un monstre! Et comme la perte de l'estime des honnetes gens est le plus grand malheur qui puisse arriver, ma soeur m'a cause dans ce moment-la tant de pitie, que je n'ai presque pas eu de colere." Aussi lui montra-t-il une douceur pleine de tristesse, qu'elle prit pour un redoublement d'affection. "Si vous desirez rester ici et que ce soit dans vos interets, leur dit-il, je ne m'y oppose pas. Je vous chercherai de l'ouvrage, et je vous soutiendrai en attendant. Nous ne sommes pas assez _fortunes_ pour avoir des logements separes; je demeurerai avec vous. Voila qui est convenu jusqu'a nouvel ordre. --Qu'est-ce que tu veux dire avec ton nouvel ordre? demanda Louison. --Cela veut dire jusqu'a ce que vous puissiez vous passer de moi, repondit-il; car ma vie n'est pas assuree contre la mort comme une maison contre l'incendie. Avisez donc peu a peu aux moyens de vous rendre independantes, soit par d'honnetes mariages, soit en vous faisant, par votre intelligence et votre activite, une bonne clientele. --Sois sur, dit Louison un peu deconcertee, en affectant de la fierte, que nous ne resterons pas a ta charge sans rien faire; nous voulons au contraire te debarrasser de nous le plus tot possible. --Il ne s'agit pas de cela, reprit Arsene, qui craignit de l'avoir blessee. Tant que je serai vivant, tout ce qui est a moi est a vous; mais, je vous l'ai dit, je ne suis pas immortel, et il faut songer... --Mais quelles idees a-t-il donc aujourd'hui! s'ecria Louison en se retournant avec effroi vers Suzanne; ne dirait-on pas qu'il veut se faire perir? Ah ca, mon frere, est-ce que le chagrin te prend? Est-ce que tu vas te faire de la peine pour cette... --Je vous defends de jamais prononcer devant moi le nom de Marthe! dit Arsene avec une expression qui fit palir les deux soeurs. Je vous defends de jamais me parler d'elle, meme indirectement, soit en bien, soit en mal, entendez-vous? La premiere fois que cela vous arrivera, vous me verrez sortir d'ici pour n'y jamais rentrer. Vous etes averties. --Il suffit, dit Louison terrassee, on s'y conformera. Mais ce n'est pas vous parler d'elle, Paul, que de vous conjurer de ne pas avoir de chagrin. --Ceci ne regarde personne, reprit-il avec la meme energie, et je ne veux pas non plus qu'on m'interroge. J'ai parle de mort tout a l'heure, et je dois vous dire que je ne suis pas homme a me suicider. Je ne suis pas un lache; mais le temps est a la guerre, et je ne dis pas qu'une revolution se declarant, je n'y prendrais point part comme j'ai deja fait l'annee derniere. Ainsi, habituez-vous a l'idee de vous suffire un jour a vous-memes, comme d'honnetes artisanes doivent et peuvent le faire. Je vais a mon bureau. Raccommodez vos nippes en attendant; car dans quelques jours vous aurez de l'ouvrage. Mais je vous defends d'en demander ou d'en accepter d'Eugenie." "Vois-tu, dit Louison a sa soeur des qu'il fut sorti, tout a reussi comme je le voulais. Il deteste aussi Eugenie a present. Il croit que c'est elle qui a perdu Marthe." Suzanne baissa la tete avec embarras, puis elle dit: "Il a le coeur bien gros; il ne pense qu'a mourir. --Bah! c'est l'histoire du premier jour, reprit l'autre; tu verras que bientot il n'y pensera plus. Arsene est fier; il ne voudra pas se faire de la peine pour une fille qui se moque de lui avec un autre, et tu verras aussi qu'il sera le premier a nous en parler, et a etre content quand nous dirons du mal d'elle. --C'est egal, je ne le ferai jamais, dit Suzanne. --Oh! toi, _une sans coeur_, une sotte qui aurait tout supporte de la part de Marton sans rien dire! Tu as trop d'indulgence, Suzon. Si tu avais des principes, tu saurais qu'il ne faut pas etre trop bonne pour les femmes sans moeurs. Tu verras, je te dis, qu'un jour n'est pas loin ou mon frere te reprochera aussi ton indifference sur ce chapitre-la. --C'est egal, je te repete, dit Suzanne, que je ne me hasarderai jamais a lui dire un mot contre Marthe, quand meme il aurait l'air de m'y encourager. Je suis bien sure qu'il ne le supporterait pas. Essaies-en, puisque tu te crois si fine!" La journee se passa en querelles, comme a l'ordinaire. Neanmoins, lorsque Arsene rentra, il trouva sa chambre bien rangee, tout son linge raccommode, ses effets nettoyes, plies, et les legumes du souper cuits et servis proprement. Louison lui fit sonner tres-haut tous ces bons offices, et l'accabla de prevenances importunes, qu'il subit sans impatience. Elle s'efforca de l'egayer, mais elle ne put lui arracher un sourire; a peine eut-il avale quelques bouchees, qu'il sortit sans repondre aux questions qu'elle lui adressait. Il fut ainsi le lendemain, le surlendemain, et tous les jours suivants. Il agit avec tant d'esprit et de zele, qu'il sut en peu de temps leur procurer de l'ouvrage, et il mit toujours a leur disposition, pour l'entretien de tous trois, les deux tiers de l'argent qu'il gagnait; mais il fit une part de l'autre tiers, et elles n'en connurent jamais la destination. En vain Louison chercha jusque dans la paillasse de son lit, jusque sous les carreaux de sa chambre, pour voir s'il ne se faisait pas une bourse particuliere, elle ne trouva rien; en vain hasarda-t-elle d'adroites questions, elle n'obtint pas de reponse; en vain essaya-t-elle de lui faire placer cet argent invisible en meubles, en linge, en objets qu'elle disait utiles au menage, il fit la sourde oreille, ne les laissa manquer d'aucune chose necessaire a leur entretien, mais se refusa constamment la moindre superfluite personnelle. Ce fut un grand souci pour Louison, qui, comptant pour rien de disposer de la majeure partie du bien de son frere, se creusait la cervelle pour arriver a la conquete du reste. Il lui semblait qu'Arsene commettait une injustice, presque un vol, en se reservant quelques ecus pour un usage mysterieux. Elle n'en dormait pas; et, si elle l'eut ose, elle eut manifeste le depit qu'elle en ressentait; mais avec sa douceur impassible et son silence glace, Arsene la tenait sous une domination qu'elle n'avait pas prevue si austere. Il fallut pourtant s'y soumettre, renoncer a connaitre le fond de ce coeur qui s'etait ferme pour jamais, et a surprendre une pensee sur ce visage qui s'etait petrifie. J'ai dit ces details de son interieur, quoique je n'y aie point penetre a cette epoque; mais tout ce qui tient aux personnes dont je raconte ici l'histoire m'a ete peu a peu devoile par elles-memes avec tant de precision, que je puis les suivre dans les circonstances de leur vie ou je n'ai pris aucune part, avec la meme fidelite que je ferai quant a celles ou j'ai assiste personnellement. Le depart des deux soeurs fut pour nous un veritable soulagement; mais le mystere et la promptitude qu'Arsene avait mis a effectuer cette separation furent longtemps inexplicables pour nous. Nous pensames d'abord qu'il voulait ne jamais revoir Marthe, et qu'il s'en otait courageusement l'occasion et le pretexte. Mais il revint nous voir comme a l'ordinaire; et lorsque Marthe lui demanda l'adresse de ses soeurs, il eluda ses questions, et finit par lui dire qu'elles etaient placees chez une maitresse couturiere a Versailles. Je savais le contraire, parce que je les rencontrais quelquefois dans les alentours de la maison de commerce ou Arsene etait occupe; leur affectation a m'eviter me faisait pressentir et respecter la volonte d'Arsene. Il fut impossible a Eugenie d'avoir le mot de cette enigme; elle ne put meme pas amener Arsene a une nouvelle explication sur ses sentiments secrets et sur ses resolutions a l'egard de Marthe. Effrayee du calme qu'il montrait, et craignant qu'il ne conservat un reste d'esperance trompeuse, elle essayait souvent de le desabuser; mais il coupait court a tout entretien de ce genre, en lui disant a la hate: "Je sais bien! je sais bien! inutile d'en parler." Du reste, pas un mot, pas un regard qui put faire soupconner a Marthe qu'elle etait l'objet d'une passion ardente et profonde. Il joua si bien son role qu'elle se persuada n'avoir jamais ete qu'une amie a ses yeux; et nous-memes nous commencames a croire qu'il avait triomphe de son amour et qu'il etait gueri. Eugenie, qui prevoyait la confusion et le chagrin de Marthe lorsqu'elle apprendrait les services d'argent qu'il lui avait rendus a son insu, le forca de reprendre celui qu'il avait apporte en dernier lieu. Desormais elle voulut rester chargee exclusivement de son amie, et cette charge etait bien legere. Marthe etait d'une sobriete excessive; elle etait vetue avec une simplicite modeste, et elle aidait assidument Eugenie dans son travail. La seule trace des bienfaits d'Arsene que nous n'eussions pas fait disparaitre, de peur d'affliger trop cet excellent jeune homme, c'etait un petit mobilier qu'il avait acquis pour elle, et qui se composait d'une couchette en fer, de deux chaises, d'une table, d'une commode en noyer, et d'une petite toilette qu'il avait choisie lui-meme, helas! avec tant d'amour! Nous faisions accroire a Marthe que ces meubles etaient a nous, et que nous les lui pretions. Elle agreait nos soins avec tant de candeur et de charme, que nous eussions ete heureux de les lui faire agreer toute notre vie; mais il n'en devait pas etre ainsi. Un mauvais genie planait sur la destinee de Marthe: c'etait Horace. Apres la declaration formelle d'Eugenie, il s'etait attendu a une lutte avec Arsene. Il etait fort humilie d'avoir un semblable rival; et cependant, comme il le savait tres-fin, tres-hardi, tres-estime de nous tous, et de Marthe la premiere, c'en etait assez pour qu'il acceptat cette lutte. Quelques jours auparavant, il eut abandonne la partie plutot que de commettre son esprit elegant et cultive avec la malice un peu crue et un peu rustique du Masaccio; mais a ce moment-la, son amour etait arrive a un paroxysme febrile, et il n'eut pas rougi de disputer l'objet de ses desirs a M. Poisson lui-meme. A la grande surprise de tous, Paul Arsene parut calme jusqu'a l'indifference, et Horace pensa qu'Eugenie avait beaucoup exagere son amour. Mais lorsqu'il sut que Paul n'ignorait plus le sien, et lorsque je lui eus raconte dans quelles angoisses de douleur j'avais surpris ce courageux jeune homme, il commenca a s'inquieter de sa perseverance a reparaitre devant lui, et de l'espece de tranquillite triomphante qu'il semblait jouer pour le braver. Sa jalousie s'alluma; les plus etranges soupcons s'eveillerent dans son esprit, et il les laissa paraitre. Marthe n'y comprit rien d'abord: sa conscience etait trop pure pour qu'elle put s'offenser de doutes qui n'avaient pas de sens pour elle. Le sombre depit d'Horace la troubla sans l'eclairer. Eugenie eut la delicatesse de ne pas se meler de ce qui se passait entre eux, mais elle espera qu'en s'apercevant de l'outrage qui lui etait fait, Marthe se releverait fiere et blessee. Dans ses acces de jalousie, Horace me pria, par depit, de le conduire chez madame de Chailly. Il y retourna deux ou trois fois, et affecta de trouver la vicomtesse de plus en plus adorable. Ce furent autant de blessures dans le coeur de Marthe; mais l'amour naissant est comme un serpent fraichement coupe par morceaux, qui trouve en soi la force de se rapprocher et de se reunir. Aux tristesses, aux insomnies, aux querelles vives et ameres, succederent les raccommodements pleins d'exaltation et d'ivresse; aux serments de ne plus se voir, les serments de ne se jamais quitter. Ce fut un bonheur plein d'orages et mele de beaucoup de larmes; mais ce fut un bonheur plein d'intensite et rendu plus vif par les reactions. Un jour qu'Horace avait voulu railler et denigrer Arsene eu son absence, et que Marthe le defendait avec chaleur, il prit son chapeau, comme il faisait dans ses emportements, et partit sans dire mot a personne. Marthe savait bien qu'il reviendrait le lendemain, et qu'il demanderait pardon de ses torts; mais elle etait de ces ames tendres et passionnees qui ne savent pas attendre fierement la fin d'une crise douloureuse. Elle se leva, jeta son chale sur ses epaules, et s'elanca vers la porte. "Que faites-vous donc? lui dit Eugenie. --Vous le voyez, repondit Marthe hors d'elle-meme, je cours apres lui. --Mais, mou amie, vous n'y songez pas; n'encouragez pas de semblables injustices, vous vous en repentirez. --Je le sais bien, dit Marthe; mais c'est plus fort que moi, il faut que je l'apaise. --Il reviendra de lui-meme, laissez-lui-en du moins le merite. --Il reviendra demain! --Eh bien! oui, demain, certainement. --Demain, Eugenie? Vous ne savez pas ce que c'est que d'attendre jusqu'a demain! Passer toute la nuit avec la fievre, avec le coeur gonfle, avec une insomnie qui compte les heures, les minutes, avec cette horrible pensee impossible a chasser: il ne m'aime pas! et celle-ci plus affreuse encore: il n'est pas bon, il n'est pas genereux, je ne devrais pas l'aimer! Oh! non, vous ne connaissez pas cela, vous. --Mon Dieu, s'ecria Eugenie, vous comprenez que vous avez tort de l'aimer, et quand il vous vient une lueur de raison, vous etes impatiente de la perdre. --Laissez-moi la perdre bien vite, dit Marthe; car cette clarte est la plus intolerable souffrance qu'il y ait au monde." Et, se degageant des bras d'Eugenie, elle s'elanca dans l'escalier et disparut comme un eclair. Eugenie n'osa pas la suivre, dans la crainte d'attirer les regards sur elle et d'occasionner un scandale dans la maison. Elle espera qu'au bas de l'escalier ces amants insenses se rencontreraient, et qu'au bout de quelques instants elle les verrait revenir ensemble. Mais Horace, furieux, marchait avec une rapidite extreme. Marthe le voyait a dix pas; elle n'osait pas l'appeler sur le quai, elle n'avait pas la force de courir. A chaque pas, elle se sentait prete a defaillir; elle le voyait frapper de sa canne sur le parapet, dans un mouvement de rage irrefrenable. Elle se remettait a le suivre, ne songeant plus a sa souffrance personnelle, mais a celle de son amant. Il renversa deux ou trois passants, en fit crier et jurer une demi-douzaine en les heurtant, monta la rue de La Harpe, et arriva a l'hotel de Narbonne, ou il demeurait, sans s'apercevoir que Marthe etait sur ses traces et avait failli dix fois le joindre. Au moment ou il prenait sa clef et son bougeoir des mains de la portiere, il vit le visage renfrogne de celle-ci regarder par-dessus son epaule: "Ou allez-vous donc, Mam'selle?" dit-elle d'une voix courroucee a une personne qui s'appretait a monter l'escalier sans rien lui dire. Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans gants, et pale comme la mort. Il la saisit dans ses bras, l'enleva a demi, et lui jetant un chale sur la tete, comme un voile pour la soustraire aux regards, il l'entraina dans l'escalier, et la conduisit legerement jusqu'a sa chambre. La, il se jeta a ses pieds. Ce fut toute l'explication. Le sujet meme de la querelle fut oublie dans ce premier instant.--Oh! que je suis heureux, s'ecria-t-il dans un delire d'amour; te voila, tu es avec moi, nous sommes seuls! Pour la premiere fois de la vie, je suis seul avec toi, Marthe! Comprends-tu mon bonheur? --Laisse-moi partir, dit Marthe effrayee; Eugenie m'a peut-etre suivie, peut-etre Arsene. Mon Dieu! est-ce un reve! J'ai vu quelque part, en te suivant, la figure d'Arsene, je ne sais ou. Non, je n'en suis pas sure... peut-etre!... C'est egal, tu m'aimes, tu m'aimes toujours! Allons-nous-en, reconduis-moi. --Oh! pas encore! pas encore! disait Horace; encore un instant! Si Eugenie vient, je ne reponds pas; si Arsene vient, je le tue. Reste ainsi, reste encore un instant! Cependant Eugenie seule, inquiete, epouvantee, comptait les minutes, allait du palier a la fenetre, et ne voyait pas revenir Marthe. Enfin elle entend monter l'escalier. C'est elle, enfin!... Non, c'est le pas d'un homme. Elle se rejouit de la pensee que c'etait moi, et qu'elle allait pouvoir m'envoyer a la recherche de Marthe. Elle courut au-devant de moi; mais au lieu de moi, c'etait Arsene. "Ou donc est Marthe? dit-il d'une voix eteinte. --Elle est sortie pour un instant, dit Eugenie, troublee; elle va rentrer tout de suite. --Sortie toute seule a la nuit? dit Arsene; vous l'avez laissee sortir ainsi? --Elle va rentrer avec Theophile, dit Eugenie, eperdue. --Non! non! elle ne rentrera pas avec Theophile, dit Arsene en se laissant tomber sur une chaise. Ne vous donnez pas la peine de me tromper, Eugenie; elle ne rentrera pas meme avec Horace. Elle rentrera seule, elle rentrera desesperee. --Vous l'avez donc vue? --Oui, je l'ai vue qui courait sur le quai du cote de la rue de la Harpe. --Et Horace n'etait pas avec elle? --Je n'ai vu qu'elle. --Et vous ne l'avez pas suivie? --Non; mais je vais l'attendre," dit-il. Et il se leva precipitamment. "Mais pourquoi n'avez-vous pas couru apres elle? dit Eugenie; pourquoi etes-vous venu ici? --Ah! je ne sais plus, dit Arsene d'un air egare. J'avais une idee, pourtant!... Oui, oui, c'est cela: je voulais vous demander, Eugenie, si c'etait la premiere fois qu'elle sortait seule, le soir, ou seule avec lui?... Dites, est-ce la premiere fois? --Oui, c'est la premiere fois, dit Eugenie. Marthe est encore pure, j'en fais le serment. Pourquoi, mon Dieu, n'avoir pas couru apres elle? --Oh! il est peut-etre temps encore de tuer ce miserable! s'ecria Arsene avec fureur." Et, bondissant comme un chat sauvage, il s'elanca dehors. Eugenie comprit les suites funestes que pouvait avoir une telle aventure. Epouvantee, elle se mit a courir aussi apres Arsene. Heureusement je montais l'escalier, et je les arretai tous deux. "Ou allez-vous donc? leur dis-je; que signifient ees figures bouleversees? --Retenez-le, suivez-le, me dit a la hate Eugenie, en voyant qu'Arsene m'echappait deja. Marthe est partie avec Horace, et Paul va faire quelque malheur; allez!" Je courus a mon tour apres le Masaccio, et je le rejoignis. Je m'emparai de son bras, mais sans pouvoir le retenir, quoique je fusse beaucoup plus grand et plus musculeux que lui. La colere avait tellement decuple ses forces qu'il m'entrainait comme il eut fait d'un enfant. J'appris par ses exclamations entrecoupees ce qui s'etait passe, et je vis l'imprudence qu'Eugenie avait commise. La reparer par un mensonge etait le seul moyen qui me restat pour empecher un evenement tragique. "Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que ce soit la premiere fois qu'ils sortent ensemble? c'est au moins la dixieme." Cette assertion tomba sur lui comme l'eau sur le feu. Il s'arreta court, et me regarda d'un air sombre. "Etes-vous bien sur de ce que vous dites? me demanda-t-il d'une voix dechirante. --J'en suis certain..Elle est sa maitresse depuis plus d'un mois. --Eugenie m'a donc trompe? --Non, mais on trompe Eugenie. --Sa maitresse! Il ne veut donc pas l'epouser, l'infame! --Qu'en savez-vous? lui dis-je, ne songeant qu'a le calmer et a l'eloigner; Horace est un homme d'honneur et ce que Marthe voudra, il le voudra aussi. --Vous etes sur qu'il est un homme d'honneur! Jurez-moi cela sur le votre." A force d'assurances evasives et de reponses indirectes, je reussis a lui rendre la raison. Il me remercia du bien que je lui faisais, et il me quitta, en me jurant qu'il allait rentrer aussitot chez lui. Des que je l'eus vu prendre cette direction, je courus a l'hotel de Narbonne; je m'informai d'Horace. "Il est la-haut enferme avec une demoiselle ou une dame, repondit la portiere, enfin avec ce que vous voudrez. Mais je vais la faire descendre; je n'entends pas qu'il y ait du scandale ici." Je la priai de parler plus bas, et je l'y engageai par les _arguments irresistibles_ de Figaro. Elle m'expliqua que la dame etait jolie, qu'elle avait de longs cheveux noirs et un chale ecarlate. Je redoublai mes arguments, et j'obtins la promesse qu'elle ne ferait point de bruit, et qu'elle laisserait repartir la fugitive, a quelque heure que ce fut de la nuit, sans lui adresser une parole et sans faire part a personne de ce qu'elle avait vu. Quand je fus tranquille a cet egard, je revins rassurer Eugenie. Je ne pus me defendre de rire un peu de sa consternation. Arsene mis a la raison et hors de cause, le denouement un peu brusque, mais inevitable, des amours de Marthe et d'Horace, me semblait moins surprenant et moins sombre que ne le voulait voir ma genereuse amie. Elle me gronda beaucoup de ce qu'elle appelait ma legerete. "Voyez-vous, me dit-elle, depuis qu'elle l'aime, elle me fait l'effet d'etre condamnee a mort; et a present je ne ris pas plus que je ne ferais si je la voyais monter a l'echafaud." Nous attendimes une partie de la nuit. Marthe ne rentra pas. Le sommeil finit par triompher de notre sollicitude. A l'aube naissante, la porte de l'hotel de Narbonne s'ouvrit et se referma plus doucement encore apres avoir laisse passer une femme qui couvrait sa tete d'un chale rouge. Elle etait seule, et fit quelques pas rapidement pour s'eloigner. Mais bientot elle s'arreta, faible et brisee, au coin d'une borne, et s'appuya pour ne pas tomber. Cette femme, c'etait Marthe. Un homme la recut dans ses bras: c'etait Arsene. "Quoi! seule! seule! lui dit-il; il ne vous a pas seulement accompagnee! --Je le lui ai defendu, dit Marthe d'une voix mourante; j'ai craint d'etre rencontree avec lui, et puis je n'ai pas voulu qu'il me revit au jour! Je voudrais ne le revoir jamais! Mais que fais-tu ici a cette heure, Paul? --Je n'ai pu dormir, repondit-il, et je suis venu vous attendre pour vous ramener; quelque chose m'avait dit que vous sortiriez de chez lui seule et desesperee." XVI. Marthe etait si confuse et si eperdue qu'elle ne voulait plus rentrer. "Conduisez-moi aupres de vos soeurs, disait-elle a Arsene; elles, du moins, ne sauront pas ou j'ai passe la nuit. --Vous n'avez pas d'amie plus fidele et plus devouee qu'Eugenie, repondit Arsene; n'aggravez pas votre position par une plus longue absence. Venez, je vous accompagnerai jusque chez elle, et je vous reponds qu'elle ne vous adressera pas un reproche." Il la reconduisit jusqu'a la porte de sa chambre. Elle voulut s'y enfermer seule et y pleurer a son aise avant de nous revoir; mais au moment de quitter Arsene, avec qui elle avait epanche son coeur comme s'il n'eut ete que son frere, elle se ressouvint tout a coup qu'il avait pour elle un amour moins calme: elle l'avait oublie, habituee qu'elle etait a compter sur un devouement aveugle de sa part. "Eh bien, Arsene, lui dit-elle avec un accent profond; regrettes-tu maintenant de ne m'avoir pas epousee? --Je le regretterai toute ma vie, repondit-il. --Ne me parle pas ainsi, Arsene, dit-elle; tu me dechires. Oh! que ne puis-je t'aimer comme tu le desires et comme tu le merites! Mais Dieu me hait et me maudit!" Quand elle fut seule, elle se jeta tout habillee sur son lit, et pleura amerement. Eugenie, qui l'entendait sangloter a travers la cloison, frappa vainement a sa porte; elle ne repondit pas. Inquiete, et craignant qu'elle ne fut en proie a ces convulsions nerveuses auxquelles elle etait sujette, Eugenie prit plusieurs clefs, les essaya dans la serrure, en trouva une qui ouvrit, et s'elanca aupres d'elle. Elle la trouva la face enfoncee dans son traversin, et les mains crispees dans ses belles tresses noires toutes ruisselantes de larmes. "Marthe, lui dit Eugenie en la pressant sur son sein, pourquoi donc cette douleur? Est-ce du regret pour le passe, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as dispose de toi, tu etais libre, personne n'a le droit de t'humilier. Pourquoi te caches-tu au lieu de venir a moi, qui t'ai attendue avec tant d'inquietude et qui te retrouve toujours avec tant de joie? --Chere Eugenie, j'ai plus que des regrets, j'ai de la honte et des remords, repondit Marthe en l'embrassant. Je n'ai pas dispose de moi dans la liberte de ma conscience et dans le calme de ma volonte. J'ai cede a des transports que je ne partageais pas, glacee que j'etais par le souvenir des injures recentes et par l'apprehension de nouveaux outrages. Eugenie! Eugenie! il ne m'aime pas; j'ai le profond sentiment de mon malheur! Il a de la passion sans amour, de l'enthousiasme sans estime, de l'effusion sans confiance. Il est jaloux parce qu'il ne croit point en moi, parce qu'il me juge indigne d'inspirer un amour serieux, et incapable de le partager. --C'est parce qu'il en est indigne et incapable lui-meme! s'ecria Eugenie. --Non, ne dites pas cela; tout vient de moi, de ma destinee miserable. Lui, qui n'a point encore aime, lui dont le coeur est aussi vierge que les levres, il meritait de rencontrer une femme aussi pure que lui. --C'est pour cela, dit Eugenie en haussant les epaules, qu'il s'etait epris de la vicomtesse de Chailly, qui a trois amants a la fois! --Cette femme-la du moins, repliqua Marthe, a pour elle l'intelligence, une brillante education, et toutes les seductions de la naissance, des belles manieres et du luxe. Moi, je suis obscure, bornee, ignorante; je sais a peine lire, je ne sais que comprendre; mais je ne puis rien exprimer, je n'ai pas une idee a moi, je ne pourrai en aucun moment dominer le coeur et l'esprit d'un homme comme lui! Oh! il me l'a bien fait sentir, il me l'a bien dit cette nuit dans l'emportement de nos querelles, et a present je vois que j'etais folle de me plaindre de lui. C'est moi seule que je dois accuser, c'est ma vie passee que je dois maudire. --Eh quoi! en etes-vous la? dit Eugenie consternee. Il a deja fait le maitre et le superieur a ce point? J'aurais pense que, du moins, pendant la premiere ivresse, il se serait oublie un peu lui-meme, pour ne voir et n'admirer que vous; et, au lieu d'etre a vos pieds pour vous remercier de cette preuve d'amour et de confiance si solennelle que nous donnons quand nous ouvrons nos bras et notre ame sans reserve, deja il s'est leve en dominateur misericordieux, pour vous honorer de son indulgence et de son pardon! En verite, Marthe, tu as raison d'etre honteuse: car tu es bien humiliee... --Ne dis pas cela, Eugenie. Si tu avais vu son trouble, sa souffrance, ses pleurs, et comme il me disait humblement et tendrement parfois ces choses si cruelles! Non, il ne savait pas le mal qu'il me faisait, il n'y songeait pas. Il souffrait tant lui-meme! Il n'avait qu'une pensee, celle de se debarrasser de soupcons qui le torturaient; et lorsqu'il m'accusait, c'etait pour etre rassure par mes reponses. Mais moi, je n'avais pas la force de le faire. J'etais si effrayee de voir ce noble orgueil, cette pure jeunesse, cette grande intelligence, qui exigeaient tant de moi, et qui avaient le droit de tant exiger; et je me sentais si peu de chose pour repondre a tout cela! J'etais accablee, et il prenait tout a coup ma tristesse pour le remords de quelque faute ou le retour de quelque mauvais sentiment. "Qu'as-tu donc? me disait-il, tu n'es pas heureuse dans mes bras! Tu es sombre, preoccupee; tu penses donc a un autre?" Alors il s'imaginait que j'avais des rapports secrets avec Paul Arsene, et il me suppliait de le chasser d'ici, et de ne jamais le revoir. J'y aurais consenti, oui, j'aurais eu cette faiblesse, s'il eut persiste a me le demander avec tendresse. Mais, des mon premier mouvement d'hesitation, il me laissait voir un depit et une aigreur qui me rendaient la force de lui resister; car, moi aussi, je prenais du depit, je devenais amere. Et nous nous sommes dit des choses bien dures, qui me sont restees sur le coeur comme une montagne! --Tu avais raison de dire qu'il ne t'aime pas, reprit Eugenie; mais tu te trompes quand tu t'imagines que c'est a cause de toi et de ton passe. Le mal ne vient que de son orgueil a lui, et d'un fonds d'egoisme que tu vas encourager par ta faiblesse. L'homme qui a le coeur fait pour aimer ne se demande pas si l'objet de son amour est digne de lui. Du moment qu'il aime, il n'examine plus le passe; il jouit du present, et il croit a l'avenir. Si sa raison lui dit qu'il y a dans ce passe quelque chose a pardonner, il pardonne dans le secret de son coeur, sans faire sonner sa generosite comme une merveille. Cet oubli des torts est si simple, si naturel a celui qui aime! Arsene t'a-t-il jamais accusee, lui? Ne t'a-t-il pas toujours defendue contre toi-meme, comme il t'aurait defendue contre le monde entier? --Je douterais meme d'Arsene, dit Marthe en soupirant. Je crois qu'en amour on est humble et genereux tant qu'on est repousse; mais le bonheur rend exigeant et cruel. Voila ce qui m'arrive avec Horace. Durant ces heures de la nuit que nous avons passees ensemble, il y avait une alternative continuelle de douceur et de fierte entre nous. Quand je me revoltais contre lui, il etait a mes pieds pour me calmer; mais, a peine m'avait-il amenee a m'humilier devant lui, qu'il m'accablait de nouveau. Ah! je crois que l'amour rend mechant! --Oui, l'amour des mechants," repliqua Eugenie en secouant tristement la tete. Eugenie etait injuste; elle ne voyait pas la verite mieux que Marthe. Toutes deux se trompaient, chacune a sa maniere. Horace n'etait ni aussi respectable ni aussi mechant qu'elles se l'imaginaient. Le triomphe le rendait volontiers insolent; il avait cela de commun avec tant d'autres, que si on voulait condamner rigoureusement ce travers, il faudrait mepriser et maudire la majeure partie de notre sexe. Mais son coeur n'etait ni froid ni deprave. Il aimait certainement beaucoup; seulement, l'education morale de l'amour lui ayant manque, ainsi qu'a tous les hommes, comme il n'etait pas du petit nombre de ceux dont le devouement naturel fait exception, il aimait seulement en vue de son propre bonheur, et, si je puis m'exprimer ainsi, pour l'amour de lui-meme. Il vint dans la journee; et, au lieu d'etre confus devant nous, il se presenta d'un air de triomphe que je trouvai moi-meme d'assez mauvais gout. Il s'attendait a des plaisanteries de ma part, et il s'etait prepare a les recevoir de pied ferme. Au lieu de cela, je me permis de lui faire des reproches. "Il me semble, lui dis-je en l'emmenant dans mon cabinet, que tu aurais pu avoir avec Marthe des entrevues secretes qui ne l'eussent pas compromise. Cette nuit passee dehors sans preparation, sans pretexte, pourra faire beaucoup jaser les gens de la maison." Horace recut fort mal cette observation. --J'admire fort, dit-il, que tu prennes tant d'ombrage pour elle, lorsque tu vis publiquement avec Eugenie! --C'est pour cela qu'Eugenie est respectee de tout ce qui m'entoure, repondis-je. Elle est ma soeur, ma compagne, ma maitresse, ma femme, si l'on veut. De quelque facon qu'on envisage notre union, elle est absolue et permanente. Je me suis fait fort de la rendre acceptable a tous ceux qui m'aiment, et d'entourer Eugenie d'assez d'amis devoues pour que le cri de l'intolerance n'arrive pas jusqu'a ses oreilles. Mais je n'ai pas leve le voile qui couvrait nos secretes amours avant de m'etre assure par la reflexion et l'experience de la solidite de notre affection mutuelle. Apres une premiere nuit d'enivrement, je n'ai pas presente Eugenie a mes camarades en leur disant: "Voici ma maitresse, respectez-la a cause de moi." J'ai cache mon bonheur jusqu'a ce que j'aie pu leur dire avec confiance et loyaute: "Voici ma femme, elle est respectable par elle-meme." --Eh bien, moi, je me sens plus fort que vous, dit Horace avec hauteur. Je dirai a tout le monde: "Voici mon amante, je veux qu'on la respecte. Je contraindrai les recalcitrants a se prosterner, s'il me plait, devant la femme que j'ai choisie." --Vous n'y parviendrez pas ainsi, eussiez-vous le bras invincible des antiques _pourfendeurs_ de la chevalerie. Au temps ou nous vivons, les hommes ne se craignent pas entre eux; et on ne respectera votre amante, comme vous l'appelez, qu'autant que vous la respecterez vous-meme. --Mais vous etes singulier, Theophile! En quoi donc ai-je outrage celle que j'aime? Elle est venue se jeter dans mes bras, et je l'y ai retenue une heure ou deux de plus qu'il ne convenait d'apres votre code des convenances. Vraiment, j'ignorais que la vertu et la reputation d'une femme fussent reglees comme le pouvoir des recors, d'apres le lever et le coucher du soleil. --Ce sont la de bien mauvaises plaisanteries, lui dis-je, pour une journee aussi solennelle que celle-ci devrait l'etre dans l'histoire de vos amours. Si Marthe en prenait aussi legerement son parti, j'aurais peu d'estime pour elle. Mais elle en juge tout autrement, a ce qu'il me parait, car elle n'a pas cesse de pleurer depuis ce matin. Je ne vous demande pas la cause de ses larmes; mais n'aurez-vous pas la lui demander avec un visage moins riant et des manieres moins degagees? --Ecoutez, Theophile, dit Horace en reprenant son serieux, je vais vous parler franchement, puisque vous m'y contraignez. L'amitie que j'ai pour vous me defendait de provoquer une explication que votre severite envers moi rend indispensable. Sachez donc que je ne suis plus un enfant, et que s'il m'a plu jusqu'ici de me laisser traiter comme tel, ce n'est pas un droit que vous avez acquis irrevocablement et que je ne puisse pas vous oter quand bon me semblera. Je vous declare donc aujourd'hui que je suis las, extremement las, de l'espece de guerre qu'Eugenie et vous faites, au nom de M. Paul Arsene, a mes amours avec Marthe. Je n'agis pas aussi legerement que vous le croyez en mettant de cote toute feinte et toute retenue a cet egard. Il est bon que vous sachiez tous, vous et vos amis, que Marthe est ma maitresse et non celle d'un autre. Il importe a ma dignite, a mon honneur, de n'etre pas admis ici en surnumeraire, mais d'etre bien pour vous, pour eux, pour Marthe, pour tout le monde et pour moi-meme, l'amant, le seul amant, c'est-a-dire le maitre de cette femme. Et comme depuis quelque temps, grace au singulier role que vous me faites jouer, grace aux pretentions obstinees de M. Paul Arsene, grace a la protection peu deguisee que lui accorde Eugenie (grace a votre neutralite, Theophile), grace a l'amitie equivoque qui regne entre Marthe et lui, grace enfin a mes propres soupcons, qui me font cruellement souffrir, je ne sais plus ou j'en suis, ni ce que je suis ici, j'ai resolu de savoir enfin a quoi m'en tenir, et de bien dessiner ma position. C'est pour cela que je me presente ici ce matin, la tete levee, et que je viens vous dire a tous, sans tergiversation et sans ambiguite: "Marthe a passe cette nuit dans mes bras, et si quelqu'un le trouve mauvais, je suis pret a connaitre de ses droits, et a lui ceder les miens, s'ils ne sont pas les mieux fondes." --Horace, lui dis-je en je regardant fixement, si telle est votre pensee ce matin, a la bonne heure, je l'accepte; mais si c'etait celle que vous aviez hier soir en retenant Marthe aupres de vous pour la compromettre, c'est un calcul bien froid pour un homme aussi ardent que vous le paraissez, et je vois la plus de politique que de passion. --La passion n'exclut point une certaine diplomatie, repondit-il en souriant. Vous savez bien, Theophile, que j'ai commence ma vie par la politique. Si je deviens homme de sentiment, j'espere qu'il me restera pourtant quelque chose de l'homme de reflexion. Mais rassurez-vous, et ne vous scandalisez pas ainsi. Je vous avoue qu'hier soir j'ai ete fort peu diplomate, que je n'ai pense a rien, et que j'ai cede a l'ivresse du moment. Mais ce matin, en me resumant, j'ai reconnu qu'au lieu d'un sot repentir je devais avoir le contentement et l'energie d'un amant heureux. --Ayez-les donc, lui dis-je, mais faites que votre visage et votre contenance n'expriment pas autre chose que ce que vous eprouvez; car, en ce moment, vous avez, malgre vous, l'air d'un fat." J'etais irrite en effet par je ne sais quoi de vain et d'arrogant qu'il avait ce jour-la, et que, pour toute l'affection que je lui portais, j'eusse voulu lui oter. Je craignais que Marthe n'en fut blessee; mais la pauvre femme n'avait plus cette force de reaction. Elle fut intimidee, abattue et comme saisie d'un frisson convulsif a son approche. Il la rassura par des manieres plus douces et plus tendres; mais il y eut entre eux une gene extreme. Horace desirait d'etre seul avec elle; et Marthe, retenue par un sentiment de honte, n'osait plus nous quitter pour lui accorder un tete-a-tete. Il espera quelques instants qu'elle aurait le courage de le faire, et il suscita divers pretextes, qu'elle feignit de ne pas comprendre. Eugenie craignait de paraitre affectee en leur cedant la place, et sur ces entrefaites Paul Arsene arriva. Malgre tout l'empire que ce dernier exercait sur lui-meme, et quoiqu'il se fut bien prepare a la possibilite de rencontrer Horace, il ne put dissimuler tout a fait l'espece d'horreur qu'il lui inspirait. Horace vit l'alteration soudaine de son visage pali et affaisse deja par les angoisses de la nuit; et, saisi d'un transport d'orgueil insurmontable, il leva fierement la tete, et lui tendit la main de l'air d'un souverain a un vassal qui lui rend hommage. Arsene, dans sa genereuse candeur, ne comprit pas ce mouvement, et, l'attribuant a un sentiment tout oppose, il saisit et pressa energiquement la main de son rival, avec un regard de douleur et de franchise qui semblait dire: "Vous me promettez de la rendre heureuse, je vous en remercie." Cette muette explication lui suffit. Apres s'etre informe de la sante de Marthe, et lui avoir serre la main aussi avec effusion, il echanges quelques mots de causerie generale avec nous, et se retira au bout de cinq minutes. XVII. Horace n'etait pas reellement jaloux d'Arsene au point d'etre inquiet des sentiments de Marthe pour lui, mais il craignait qu'il n'y eut entre eux, dans le passe, un engagement plus intime qu'elle ne voulait l'avouer. Il pensait que, pour etre si fidelement devoue a une femme qui vous sacrifie, il fallait conserver, ou une esperance, ou une reconnaissance bien fondee; et ces deux suppositions l'offensaient egalement. Depuis qu'Eugenie lui avait revele tout le devouement d'Arsene, il avait pris encore plus d'ombrage. Ainsi qu'il l'avait naivement avoue, il etait blesse d'un parallele qui ne lui etait pas avantageux dans l'esprit d'Eugenie, et qui lui deviendrait funeste dans celui de Marthe, s'il devait etre continuellement sous ses yeux. Et puis notre entourage voyait confusement ce qui se passait entre eux. Ceux qui n'aimaient pas Horace se plaisaient a douter de son triomphe, du moins ils affectaient devant lui de croire a celui d'Arsene. Ceux qui l'aimaient blamaient Marthe de ne pas se prononcer ouvertement pour lui en chassant son rival, et ils le faisaient sentir a Horace. Enfin, d'autres jeunes gens qui, n'etant pour nous que de simples connaissances, ne venaient pas chez nous et jugeaient de nous avec une legerete un peu brutale, se permettaient sur Marthe ces propos cruels que l'on pese si peu et qui se repandent si vite. Obeissant a cette jalousie non raisonnee que l'on eprouve pour tout homme heureux en amour, ils rabaissaient Marthe, afin de rabaisser le bonheur d'Horace a leurs propres yeux. Plusieurs de ceux-la, qui avaient fait la cour a la beaute du cafe Poisson, se vengeaient de n'avoir pas ete ecoutes, en disant que ce n'etait pas une conquete si difficile et si glorieuse, puisqu'elle ecoutait un hableur comme Horace. Quelques-uns meme disaient qu'elle avait eu pour amant son premier garcon de cafe. Enfin, je ne sais quel esprit fut assez bas, et quelle langue assez grossiere, pour emettre l'opinion qu'elle etait a la fois la maitresse d'Arsene, celle d'Horace et la mienne. Ces calomnies n'arriverent pas alors jusqu'a moi; mais on eut l'imprudence de les repeter a Horace. Il eut la faiblesse d'en etre impressionne, et il ne songea bientot plus qu'a eblouir et terrasser ses detracteurs par une demonstration irrecusable de son triomphe sur tous ses rivaux vrais ou supposes. Il tourmenta Marthe si cruellement qu'il lui fit un crime et un supplice de la vie tranquille et pure qu'elle menait aupres de nous. Il voulut qu'elle se montrat seule avec lui au spectacle et a la promenade. Ces temerites affligeaient Eugenie, et ne lui paraissaient que d'inutiles bravades contre l'opinion. Tout ce qu'elle tentait pour empecher son amie de s'y preter poussait a bout l'impatience et l'aigreur d'Horace. "Jusqu'a quand, disait-il a Marthe, resterez-vous sons l'empire de ce chaperon incommode et hypocrite, qui se scandalise dans les autres de tout ce qui lui semble personnellement legitime? Comment pouvez-vous subir les admonestations pedantes de cette prude, qui n'est pas sans vues interessees, j'en suis certain, et qui regarde comme l'amant preferable celui qui peut donner a sa maitresse le plus de bien-etre et de liberte? Si vous m'aimiez, vous la reduiriez promptement au silence, et vous ne souffririez pas qu'elle m'accusat sans cesse aupres de vous. Puis-je etre satisfait quand je vois ce tiers indiscret s'immiscer dans tous les secrets de notre amour? Puis-je etre tranquille lorsque je sais que votre unique amie est mon ennemie juree, et qu'en mon absence elle vous aigrit et vous met en garde contre moi?" Il exigea qu'elle eloignat tout a fait Paul Arsene, et il y eut dans cette expulsion qu'il lui imposait quelque chose de bien particulier. Il craignait beaucoup le ridicule qui s'attache aux jaloux, et l'idee que le Masaccio pourrait se glorifier de lui avoir cause de l'inquietude lui etait insupportable. Il voulut donc que Marthe agit comme de propos delibere et sans paraitre subir aucune influence etrangere. Il rencontra de sa part beaucoup d'opposition a cette exigence injuste et lache; mais il l'y amena insensiblement par mille tracasseries impitoyables. Elle n'avait plus le droit de serrer la main de son ami, elle ne pouvait plus lui sourire. Tout devenait crime entre eux: un regard, un mot, lui etaient reproches amerement. Si Arsene, obeissant a une habitude d'enfance, la tutoyait en causant, c'etait la preuve flagrante d'une ancienne intrigue entre eux. Si, lorsque nous nous promenions tous ensemble, elle acceptait le bras d'Arsene, Horace prenait un pretexte ridicule, et nous quittait avec humeur, disant tout bas a Marthe qu'il ne se souciait pas de passer pour l'antagoniste de Paul, et que c'etait bien assez de succeder a un M. Poisson, sans partager encore avec son laquais. Quand Marthe se revoltait contre ces persecutions iniques, il la boudait durant des semaines entieres; et l'infortunee, ne pouvant supporter son absence, allait le chercher, et lui demander pour ainsi dire pardon des torts dont elle etait victime. Mais si elle offrait alors d'avoir une franche explication avec le Masaccio, avant de le renvoyer: "C'est cela, s'ecriait Horace, faites-moi passer pour un fou, pour un tyran ou pour un sot, afin que M. Paul Arsene aille partout me railler et me diffamer! Si vous agissez ainsi, vous me mettrez dans la necessite de lui chercher querelle et de le souffleter, quelque beau matin, en plein cafe." Epuisee de cette lutte odieuse, Marthe prit un jour la main d'Arsene, et la portant a ses levres: "Tu es mon meilleur ami, lui dit-elle, tu vas me rendre un dernier service, le plus penible de tous pour toi, et surtout pour moi. Tu vas me dire un eternel adieu. Ne m'en demande pas la raison; je ne peux pas et je ne veux pas te la dire. --C'est inutile, j'ai devine depuis longtemps, repondit Arsene. Comme tu ne me disais rien, je pensais que mon devoir etait de rester tant que tu semblerais desirer ma protection. Mais puisqu'au lieu de t'etre utile, elle te nuit, je me retire. Seulement, ne me dis pas que c'est pour toujours, et promets-moi que quand tu auras besoin de moi, tu me rappelleras. Tu n'auras qu'un mot a dire, un geste a faire, et je serai a tes ordres. Tiens, Marthe, si tu veux, je passerai tous les jours sous ta fenetre: tu n'as qu'a y attacher un mouchoir, un ruban, un signe quelconque, le meme jour tu me verras accourir. Promets-moi Cela." [Illustration: Cette femme, c'etait Marthe.] Marthe le promit en pleurant; Arsene ne revint plus. Mais ce n'etait pas assez pour satisfaire l'orgueil d'Horace. Un jour que, suivant sa coutume, il avait emmene Marthe chez lui, nous l'attendimes en vain pour souper, et nous recumes d'elle, le soir, le billet suivant: "Ne m'attendez pas, chers et dignes amis. Je ne rentrerai plus dans votre maison. J'ai decouvert que je n'y devais pas mon bien-etre a votre seule generosite, mais que Paul y avait longtemps contribue, et qu'il y contribue encore, puisque tous les meubles que vous m'avez soi-disant pretes lui appartiennent. Vous comprenez que, sachant cela, je n'en puis plus profiter. D'ailleurs, le monde est si mechant qu'il calomnie les affections les plus vertueuses. Je ne veux pas vous repeter les vils propos dont je suis l'objet. J'aime mieux, en les faisant cesser et en m'arrachant avec douleur d'aupres de vous, ne vous parler que de mon eternelle reconnaissance pour vos bontes envers moi, et de l'attachement inalterable que vous porte a jamais. "Votre amie, MARTHE." "Voici encore une lachete d'Horace, s'ecria Eugenie indignee. Il lui a revele un secret que j'avais confie a son honneur. --Ces sortes de choses echappent, malgre soi, dans l'emportement de la colere, lui repondis-je; et c'est le resultat d'une querelle entre eux. --Marthe est perdue, reprit Eugenie, perdue a jamais! car elle appartient sans reserve et sans retour a un mechant homme. --Non pas a un mechant homme, Eugenie, mais a quelque chose de plus funeste pour elle, a un homme faible que la vanite gouverne." [Illustration: Voila bien du tapage, monsieur mon proprietaire.] J'etais outre aussi, et je me refroidis extremement pour Horace. Je pressentais tous les maux qui allaient fondre sur Marthe, et je tentai vainement de les detourner. Toutes nos demarches furent infructueuses. Horace, prevoyant que nous ne lui abandonnerions pas sa proie sans la lui disputer, avait change immediatement de domicile Il avait loue, dans un autre quartier, une chambre ou il vivait avec Marthe, si cache, qu'il nous fallut plus d'un mois pour les decouvrir. Quand nous y fumes parvenus, il etait trop tard pour les faire changer de resolution et d'habitudes. Nos representations ne servirent qu'a les irriter contre nous. Horace exercait sur sa maitresse un tel empire, que desormais elle nous retira toute sa confiance. Oubliant qu'elle nous avait longtemps raconte tous ses griefs contre lui, elle voulait nous faire croire desormais a son bonheur, et nous reprochait de lui supposer gratuitement des souffrances dont son visage portait deja l'empreinte profonde. Prevoyant bien qu'elle allait manquer, qu'elle manquait deja d'argent et d'ouvrage, nous ne pumes lui faire accepter le plus leger service. Elle repoussa meme nos offres avec une sorte de hauteur qu'elle ne nous avait jamais temoignee. --Je craindrais, nous dit-elle, qu'un bienfait d'Arsene ne fut encore cache derriere le votre; et, quoique je sache combien votre conduite envers moi a ete genereuse, je vous confesse que j'ai de la peine a vous pardonner les trop justes mefiances que cet etat de choses a inspirees a Horace contre moi. Eugenie poussa la constance de son devouement envers sa malheureuse compagne jusqu'a l'heroisme; mais tout fut inutile. Horace la detestait et indisposait Marthe contre elle; toutes ces avances furent recues avec une froideur voisine de l'ingratitude. A la fin, nous en fumes blesses et fatigues; et, voyant qu'on nous fuyait, nous evitames de devenir importuns. Dans le courant de l'hiver qui suivit, nous nous vimes a peine trois fois; et au printemps, un jour que je rencontrai Horace, je vis clairement qu'il affectait de ne pas me reconnaitre, afin de se soustraire a un moment d'entretien. Nous nous regardames comme definitivement brouilles, et j'en souffris beaucoup, Eugenie encore davantage; elle ne pouvait prononcer le nom de Marthe sans que ses yeux s'emplissent de larmes. XVIII. Horace avait pris, dans les romans ou il avait etudie la femme, des idees si vagues et si diverses sur l'espece en general, qu'il jouait avec Marthe comme un enfant ou comme un chat joue avec un objet inconnu qui l'attire et l'effraie en meme temps. Apres les sombres et delirantes figures de femmes dont le romantisme avait rempli l'imagination des jeunes gens, l'element feminin du dix-huitieme siecle, _le Pompadour_, comme on commencait a dire, arrivait dans sa primeur de resurrection, et faisait passer dans nos reves des beautes plus piquantes et plus dangereuses. Jules Janin donnait, je crois, vers cette epoque, la definition ingenieuse du _joli_, dans le gout, dans les arts, dans les modes; il la donnait a tout propos, et toujours avec grace et avec charme. L'ecole de Hugo avait embelli le _laid_, et le vengeait des proscriptions pedantesques du _beau_ classique. L'ecole de Janin ennoblissait le _maniere_ et lui rendait toutes ses seductions, trop longtemps niees et outragees par le mepris un peu brutal de nos souvenirs republicains. Sans qu'on y prenne garde, la litterature fait de ces miracles. Elle ressuscite la poesie des epoques anterieures; et, laissant dormir dans le passe tout ce qui fut pour les intelligences du passe l'objet de justes critiques, elle nous apporte, comme un parfum oublie, les richesses meconnues d'un gout qui n'est plus a discuter, parce qu'il ne regne plus arbitrairement. L'art, quoiqu'il se pose en egoiste (_l'art pour l'art_), fait de la philosophie progressive sans le savoir. Il fait sa paix avec les fautes et les miseres du passe, pour enregistrer, ainsi qu'en un musee, les monuments de la conquete. Horace ayant une des imaginations les plus impressionnables de cette epoque si impressionnable deja, vivant plus de fiction que de realite, regardait sa nouvelle maitresse a travers les differents types que ses lectures lui avaient laisses dans la tete. Mais quoique ce fussent des types charmants dans les poemes et dans les romans, ce n'etaient point des types vrais et vivants dans la realite presente. C'etaient des fantomes du passe, riants ou terribles. Alfred de Musset avait pris pour epigraphe de ses belles esquisses le mot de Shakspeare: _Perfide comme l'onde_; et quand il tracait des formes plus pures et plus ideales, habitue a voir dans les femmes de tous les temps les dangereuses _filles d'Eve_, il flottait entre un coloris frais et candide et des teintes sombres et changeantes qui temoignaient de sa propre irresolution. Ce poete enfant avait une immense influence sur le cerveau d'Horace. Quand celui-ci venait de lire _Portia_ ou _la Camargo_, il voulait que la pauvre Marthe fut l'une ou l'autre. Le lendemain, apres un feuilleton de Janin, il fallait qu'elle devint a ses yeux une elegante et coquette patricienne. Enfin, apres les chroniques romantiques d'Alexandre Dumas, c'etait une tigresse qu'il fallait traiter en tigre; et apres _la Peau de chagrin_ de Balzac, c'etait une mysterieuse beaute dont chaque regard et chaque mot recelait de profonds abimes. Au milieu de toutes les fantaisies d'autrui, Horace oubliait de regarder le fond de son propre coeur et d'y chercher, comme dans un miroir limpide, la fidele image de son amie. Aussi, dans les premiers temps, fut-elle cruellement ballottee entre les femmes de Shakespeare et celles de Byron. Cette appreciation factice tomba enfin, quand l'intimite lui montra dans sa compagne une femme veritable de notre temps et de notre pays, tout aussi belle peut-etre dans sa simplicite que les heroines eternellement vraies des grands maitres, mais modifiee par le milieu ou elle vivait, et ne songeant point a faire du modeste menage d'un etudiant de nos jours la scene orageuse d'un drame du moyen age. Peu a peu Horace ceda au charme de cette affection douce et de ce devouement sans bornes dont il etait l'objet. Il ne se raidit plus contre des perils imaginaires; il gouta le bonheur de vivre a deux, et Marthe lui devint aussi necessaire et aussi bienfaisante qu'elle lui avait semble lui devoir etre funeste. Mais ce bonheur ne le rendit pas expansif et confiant: il ne le ramena pas vers nous; il ne lui inspira aucune generosite a l'egard de Paul Arsene. Horace ne rendit jamais a Marthe la justice qu'elle meritait dans le passe aussi bien que dans le present; et, au lieu de reconnaitre qu'il l'avait mal comprise, il attribua a sa domination jalouse la victoire qu'il croyait remporter sur le souvenir du Masaccio. Marthe aurait desire lui inspirer une plus noble confiance: elle souffrait de voir toujours le feu de la colere et de la haine pret a se rallumer au moindre mot qu'elle hasarderait en faveur de ses amis meconnus. Elle rougissait des precautions minutieuses et assidues qu'elle etait forcee de prendre pour maintenir le calme de son esclavage, en ecartant toute ombre de soupcon. Mais comme elle n'avait aucune velleite d'independance etrangere a son amour, comme, a tout prendre, elle voyait Horace satisfait de ses sacrifices et fier de son devouement, elle se trouvait heureuse aussi; et pour rien au monde elle n'eut voulu changer de maitre. Cet etat de choses constituait un bonheur incomplet, coupable en quelque sorte; car aucun des deux amants n'y gagnait moralement et intellectuellement, ainsi qu'il l'aurait du faire dans les conditions d'un plus pur amour. Je crois qu'on doit definir passion noble celle qui nous eleve et nous fortifie dans la beaute des sentiments et la grandeur des idees; passion mauvaise, celle qui nous ramene a l'egoisme, a la crainte et a toutes les petitesses de l'instinct aveugle. Toute passion est donc legitime ou criminelle, suivant qu'elle amene l'un ou l'autre resultat, bien que la societe officielle, qui n'est pas le vrai consentement de l'humanite, sanctifie souvent la mauvaise en proscrivant la bonne. L'ignorance ou, la plupart du temps, nous naissons et mourons par rapport a ces verites, fait que nous subissons les maux qu'entraine leur violation, sans savoir d'ou vient le mal et sans en trouver le remede. Alors nous nous acharnons a alimenter la cause de nos souffrances, croyant les adoucir par des moyens qui les enveniment sans cesse. C'est ainsi que vivaient Marthe et Horace: lui croyant arriver a la securite en redoublant d'ombrage et de precautions pour regner sans partage; elle, croyant calmer cette ame inquiete en lui faisant sacrifice sur sacrifice, et donnant par la chaque jour plus d'extension a sa douloureuse tyrannie; car dans toutes les especes de despotisme, l'oppresseur souffre au moins autant que l'opprime. Le moindre echec devait donc troubler cette fragile felicite; et, la jalousie apaisee, la satiete devait s'emparer d'Horace. Il en fut ainsi des que son existence redevint difficile. Un ennemi veillait a sa porte, c'etait la misere. Pendant trois mois il avait reussi a l'ecarter, en confiant a Marthe une petite somme que ses parents lui avaient envoyee en surplus de sa pension. Cette somme, il l'avait demandee pour payer des dettes _imprevues_, dont il n'osait avouer qu'une tres-petite partie, tant elles depassaient le budget de sa famille; et au lieu de la consacrer a amortir cette portion de la dette, il l'avait attribuee aux besoins journaliers de son nouveau menage, accordant a peine aux creanciers quelques legers _a-compte_, dont ils avaient bien voulu se contenter. Son tailleur etait le moins compromis dans cette banqueroute imminente. J'avais donne ma caution, et je commencais a m'en repentir un peu, car les depenses allaient leur train, et chaque fois qu'on presentait le memoire a Horace, il se tirait d'affaire par des promesses et des commandes nouvelles, toujours plus considerables a mesure que la dette augmentait: il n'avait plus le droit de limiter le dandysme que ce fournisseur, bien avise dans ses propres interets, venait chaque jour lui imposer. Quand je vis qu'il y avait speculation de la part de ce dernier et legerete inouie de la part d'Horace, je me crus en droit de borner ma caution aux depenses faites, et de signifier au tailleur qu'elle ne s'etendrait pas aux depenses a faire. Deja j'etais engage pour plus d'une annee de mon petit revenu; je prevoyais une gene dont je me ressentis, en effet, pendant dix ans, et que je n'avais pas le droit d'imposer a des etres plus chers et plus precieux que ce nouvel ami, si peu soigneux de son honneur et du mien. Quand il sut mes reserves, il fut indigne de ce qu'il appelait ma mefiance, et m'ecrivit une lettre pleine d'orgueil et d'amertume, pour m'annoncer qu'il ne voulait plus recevoir de moi aucun service, qu'il avait subi ma protection a son insu et par oubli total de mes offres et de mes demarches, qu'il me priait de ne plus me meler de ses affaires, et que le tailleur serait paye dans huit jours. Il fut paye effectivement, mais ce fut par moi; car Horace oublia aussi vite les promesses qu'il venait de lui faire que celles qu'il avait acceptees de moi; et je m'efforcai d'oublier de meme sa lettre insensee, a laquelle je ne repondis point. Mais les autres creanciers, que je ne pouvais tenir en respect, vinrent l'assaillir. C'etaient de bien petites dettes, a coup sur, qui feraient sourire un dissipateur de la Chaussee-d'Antin; mais tout est relatif, et ces embarras etaient immenses pour Horace. Marthe ignorait tout. Il ne lui permettait pas de travailler pour vivre et lui cachait sa situation, afin qu'elle n'eut pas de remords. Il avait une telle aversion pour tout ce qui eut pu lui rappeler la grisette, que c'etait tout au plus s'il lui laissait coudre ses propres ajustements. Il eut mieux aime, quant a lui, porter son linge en lambeaux, que de voir l'objet de son amour y faire des reprises. Il fallait que la modeste Marthe ne s'occupat que de lecture et de toilette, sous peine de perdre toute poesie aux yeux d'Horace, comme si la beaute perdait de son prix et de son lustre en remplissant les conditions d'une vie naive et simple. Il fallut que pendant trois mois elle jouat le role de Marguerite devant ce Faust improvise; qu'elle arrosat des fleurs sur sa fenetre; qu'elle tressat plusieurs fois par jour ses longs cheveux d'ebene, vis-a-vis d'un miroir _gothique_ dont il avait fait l'emplette pour elle, a un prix beaucoup trop eleve pour sa bourse; qu'elle apprit a lire et a reciter des vers; enfin qu'elle posat du matin au soir dans un tete-a-tete nonchalant. Et quand elle avait cede a ses caprices, Horace ne s'apercevait pas que ce n'etait pas la vraie et ingenue Marguerite, allant a l'eglise et a la fontaine, mais une Marguerite de vignette, une heroine de keepsake. Le moment vint pourtant ou il fallut avouer a Marguerite que Faust n'avait pas de quoi lui donner a diner, et que Mephistopheles n'interviendrait pas dans les affaires. Horace, apres avoir longtemps garde son secret avec courage, apres avoir epuise une a une, pendant plusieurs semaines, la petite bourse de ses amis, apres avoir simule pendant plusieurs jours un manque d'appetit qui lui permettait de laisser quelques aliments a sa compagne, fut pris tout a coup d'un exces de desespoir; et, a la suite d'une journee de silence farouche, il confessa son desastre avec une solennite dramatique que ne comportait pas la circonstance. Combien d'etudiants se sont endormis gaiement a jeun deux fois par semaine, et combien de maitresses patientes et robustes ont partage leur sort sans humeur et sans effroi! Marthe etait nee dans la misere; elle avait grandi et embelli en depit des angoisses frequentes d'une faim mal apaisee. Elle s'effraya beaucoup de la tragedie que jouait tres-serieusement Horace; mais elle s'etonna qu'il fut embarrasse du denouement. "J'ai la encore deux petits pains de seigle, lui dit-elle; ce sera bien assez pour souper, et demain matin j'irai porter mon chale au Mont-de-Piete. J'en aurai vingt francs, qui nous feront vivre plus d'une semaine, si tu veux me permettre de conduire notre menage avec economie. --Avec quel horrible sang-froid tu parles de ces choses-la! s'ecria Horace en bondissant sur sa chaise. Ma situation est ignoble, et je ne comprends pas que tu veuilles la partager. Quitte-moi, Marthe, quitte-moi. Une femme comme toi ne doit pas demeurer vingt-quatre heures aupres d'un homme qui ne sait pas la soustraire a de tels abaissements. Je suis maudit! --Vous ne parlez pas serieusement, reprit Marthe. Vous quitter parce que vous etes pauvre? Est-ce que je vous ai jamais cru riche! J'ai toujours bien prevu qu'un moment viendrait ou vous seriez force de me laisser reprendre mon travail; et si j'ai consenti a etre a votre charge, c'est que je comptais sur la necessite qui me rendrait bientot le droit de m'acquitter envers vous. Allons, j'irai demain chercher de l'ouvrage, et dans quelques jours je gagnerai au moins de quoi assurer le pain quotidien. --Quelle misere! s'ecria de nouveau Horace, irrite de voir sa fierte vaincue. Et quand tu auras pourvu aux exigences de la faim, en quoi serons-nous plus avances? irons-nous mettre un a un nos effets au Mont-de-Piete? --Pourquoi non, s'il le faut? --Et les creanciers? --Nous vendrons ces bijoux que vous m'avez donnes bien malgre moi, et ce sera toujours de quoi gagner du temps. --Folle! ce sera une goutte d'eau dans la mer. Tu n'as aucune idee de la vie reelle, ma pauvre Marthe; tu vis dans les nues, et tu crois que l'on se tire d'affaire par une peripetie de roman. --Si je vis dans les romans et dans les nues, c'est vous qui l'exigez, Horace. Mais laissez-moi en descendre, et vous verrez bien que je n'y ai pas perdu le gout du travail et l'habitude des privations. Est-ce que je suis nee dans l'opulence? Est-ce que je n'ai jamais manque de rien, pour avoir le droit de me montrer difficile? --Eh bien, voila, dit Horace, ce qui m'humilie, ce qui me revolte. Tu etais nee dans la misere; je ne m'en souvenais pas, parce que je te voyais digne d'occuper un trone. Je conservais le parfum de ta noblesse naturelle avec un soin jaloux. Je prenais plaisir a te parer, a preserver ta beaute comme un depot precieux qui m'a ete confie. A present il faudra donc que je te voie courir dans la crotte, marchander avec des bourgeoises pour quelques sous; faire la cuisine, balayer la poussiere, gater et empuantir tes jolis doigts, veiller, patir, porter des savates et rapiecer tes robes, etre enfin comme tu voulais etre au commencement de notre union? Pouah! pouah! tout cela me fait horreur, rien que d'y penser. Ayez donc une vie poetique et des idees elevees au sein d'une pareille existence! Je ne pourrai jamais rever, jamais penser, jamais ecrire. S'il faut que je vive de la sorte, j'aime mieux me bruler la cervelle. --Depuis trois mois que nous menons une vie de princes, vous n'ecrivez pas, dit Marthe avec douceur. Peut-etre la necessite vous donnera-t-elle un elan imprevu. Essayez, et peut-etre que vous allez vous illustrer et vous enrichir tout a coup. --Elle me sermonne et me raille par-dessus le marche! s'ecria Horace en frappant de sa botte au milieu de la buche, helas! la derniere buche qui brulait encore dans la cheminee. --Dieu m'en preserve! repondit Marthe; je voulais vous consoler en vous disant que je ne suis pas fiere, et que le jour ou vous serez dans l'aisance, je ne rougirai pas d'en profiter. Mais, en attendant, laissez-moi travailler, Horace, voyons, je vous en supplie, laissez-moi vivre comme je l'entends. --Jamais! reprit-il avec energie, jamais je ne consentirai a ce que tu redeviennes une grisette, une femme d'etudiant; cela ne se peut pas, j'aime mieux que tu me quittes. --Voila une affreuse parole que vous repetez pour la troisieme fois. Vous ne m'aimez donc plus, que la misere vous effraie avec moi? --O mon Dieu! est-ce pour moi que je la crains? Est-ce que je n'ai pas traverse deja plusieurs fois des crises desesperees? est-ce que je sais seulement si j'en ai souffert? Je ne me souviens pas meme comment j'ai fait pour en sortir. --C'est donc pour moi que vous vous inquietez! Eh bien, rassurez-vous: l'inaction a laquelle vous me condamnez me pese et me tue; le travail, en meme temps qu'il detournera la misere, rendra ma vie plus douce et mon coeur plus gai. --Mais ce travail dont tu parles et cette misere que tu nargues, c'est tout un; oui, Marthe, c'est la meme chose pour moi. Non, non, c'est impossible que je souffre cela! Je trouverai, j'inventerai quelque chose. J'emprunterai le dernier ecu du petit Paulier, et j'irai a la roulette. Peut-etre gagnerai-je un million! --Ne le faites pas, Horace, au nom du ciel, n'essayez pas de cette affreuse ressource! --Tu veux bien aller au Mont-de-Piete, toi? Au Mont-de-Piete! avec les femmes les plus viles, avec les filles perdues! Ce serait la premiere fois de ta vie, n'est-ce pas? reponds, Marthe! Dis-moi que tu n'y as jamais ete. --Quand j'y aurais ete, je n'en serais pas plus humiliee pour cela. C'est une ressource dont toute honte est pour la societe. On y voit plus de meres de famille que de filles perdues, croyez-moi, et bien des pauvres creatures y ont jete leur derniere nippe plutot que de se vendre. --Ah! tu y as ete, Marthe! Je vois que tu y as ete! Tu en parles avec une aisance qui me prouve que ce ne serait pas la premiere fois... Mais pourquoi donc y as-tu ete? Tu ne manquais de rien avec M. Poisson, et ensuite Arsene ne t'y aurait pas laissee aller!" Et, au lieu de songer au devouement tranquille de sa maitresse, Horace se creusait la cervelle pour lui chercher dans le passe quelque faute qui aurait pu la reduire aux expedients qu'elle venait d'imaginer pour le sauver. "Je vous jure, lui dit Marthe, sur le visage de qui le nom de M. Poisson accole a celui d'Arsene venait de faire passer un nuage de honte et de douleur, que j'irai demain pour la premiere fois de ma vie. --Mais qui t'a donne cette idee d'y aller? --J'ai lu ce matin, dans les _Memoires de la Contemporaine_, une scene qu'elle raconte de sa misere. Elle avait ete porter la son dernier joyau, et en voyant une pauvre femme qui pleurait a la porte parce qu'on refusait de prendre son gage, elle partagea avec elle les dix francs qu'elle venait de recevoir. C'est bien beau, n'est-ce pas? --Quoi? dit Horace, je n'ai pas ecoute. Tu me racontes des histoires, comme si j'avais l'esprit aux histoires!" On a remarque avec raison que les malheurs et les contrarietes se tenaient par la main pour nous assaillir sans relache au milieu des mauvaises veines. Horace revait au moyen d'ecarter le dernier creancier avec lequel il avait eu, deux heures auparavant, une conference orageuse, lorsque M. Chaignard, proprietaire de l'hotel garni qu'il occupait alors, vint lui reclamer deux mois arrieres d'un loyer de deux chambres a vingt francs par quinzaine. Horace, deja mal dispose, le recut avec hauteur, et, presse par lui, menace, pousse a bout, le menaca a son tour de le jeter par les fenetres. Chaignard, qui n'etait pas brave, se retira en annoncant une invasion a main armee pour le lendemain. "Tu vois bien qu'il faut aller au Mont-de-Piete demain, pour empecher un scandale, dit Marthe en s'efforcant de le calmer par ses caresses. Si tu te laisses mettre dehors, les autres creanciers deviendront plus pressants, et il n'y aura pas moyen de gagner du temps. --Eh bien! tu n'iras pas, dit Horace, c'est moi qui irai. J'y porterai ma montre. --Quelle montre? tu n'en as pas. --Quelle montre? celle de ma mere! Ah! malediction! il y a longtemps qu'elle y est, et sans doute elle y restera. Ma pauvre mere! si elle savait que sa belle montre, sa vieille montre, sa grosse montre, est la au milieu des guenilles, et que je n'ai pas de quoi la retirer! --Si je mettais a la place la chaine que tu m'as donnee, dit Marthe timidement. --Tu ne tiens guere aux gages de mon amour, dit Horace en arrachant la chaine qui etait accrochee a la cheminee, et en la roulant dans ses mains avec colere. Je ne sais ce qui me retient de la jeter par la fenetre. Au moins quelque mendiant en profiterait, au lieu que demain elle ira tomber dans le gouffre de l'usure, sans nous profiter a nous-memes. Belle ressource, ma foi! Allons, j'ai des habits encore bons; j'ai un manteau surtout dont je peux bien me passer. --Ton manteau! par le froid qu'il fait! quand l'hiver commence! --Et que m'importe? Tu veux y mettre ton chale, toi! --Je ne m'enrhume jamais, et tu l'es deja. D'ailleurs, est-ce qu'un homme peut aller mettre ses habits au Mont-de-Piete? Passe pour une montre, c'est du superflu! mais le necessaire! Si quelqu'un te rencontrait? --Oh! si Arsene me rencontrait, il dirait: Voila celui qui s'est charge de Marthe; elle doit etre bien malheureuse, la pauvre Marthe! Peut-etre le dit-il deja? --Comment pourrait-il dire ce qui n'est pas? --Que sais-je? Enfin avoue qu'il aurait un beau triomphe, s'il savait a quoi nous sommes reduits? --Mais nous n'irons pas nous en vanter, a quoi bon? --Bah! tu vas sortir demain, tu vas courir tous les jours pour de l'ouvrage: tu ne seras pas longtemps sans le rencontrer, il rode toujours par ici... Tu le sais bien, Marthe, ne fais pas l'etonnee. Eh bien! tu le verras; il te fera des questions, et tu lui diras tout dans un jour de douleur. Car tu en auras de ces jours-la, ma pauvre enfant! Tu ne prendras pas toujours la chose aussi philosophiquement qu'aujourd'hui. --Helas! je prevois en effet des jours de douleur, repondit Marthe; mais la misere n'en sera que la cause indirecte. Votre jalousie va augmenter." Ses yeux se remplirent de larmes, Horace les essuya avec ses levres, et s'abandonna aux transports d'un amour plus fievreux que delicat, ce soir-la surtout. XIX. Marthe etait levee depuis longtemps quand Horace se reveilla. Il etait tard. Horace avait bien dormi; il avait l'esprit calme et repose. Des idees plus riantes lui vinrent, lorsqu'il entendit les moineaux s'entre-appeler sur les toits, ou le soleil d'une belle matinee d'hiver faisait fondre la neige de la veille: "Ah! ah! dit-il, on a faim et froid la-haut? c'est encore pis que chez nous. Si tu n'as plus de pain, ma pauvre Marthe, tes habitues n'auront plus de miettes, et ils se plaindront de toi. --Cela n'arrivera pas, dit Marthe; je leur ai garde une partie de mon souper d'hier au soir, un peu de pain de seigle. Ces messieurs ne sont pas difficiles, ils ont fort bien dejeune. --Ils sont plus avances que nous, n'est-ce pas? --Qu'est-ce que cela fait? dit Marthe; nous dinerons mieux ce soir. --Tu parles de diner, c'est toujours une consolation pour qui a bonne envie de dejeuner. Ah ca, tu as donc ete au Mont-de-Piete? --Pas encore, tu me l'as presque defendu hier. J'attends ta permission. --Je te croyais deja revenue," dit Horace en baillant. Marthe se rejouit de ce changement d'humeur, qu'elle attribuait a de plus sages idees, et qui n'etait autre chose que le resultat d'un appetit plus imperieux. Elle jeta son vieux chale rouge sur ses epaules, et plia le neuf dans une belle feuille de papier; puis, craignant qu'Horace ne vint a se raviser, elle se hata de sortir. Mais au bout de quelques minutes, elle rentra pale et consternee: M. Chaignard l'avait forcee de remonter l'escalier en lui disant, d'une maniere peu courtoise, qu'il ne souffrirait pas qu'on emportat le moindre effet de chez lui tant que le loyer ne serait pas paye. Horace, indigne de cette insulte, s'elanca sur l'escalier, ou M. Chaignard grommelait encore, et une discussion violente s'engagea entre eux. Chaignard fut d'autant plus ferme qu'il avait des temoins. Prevoyant l'orage, il s'etait flanque de son portier et d'une espece de conseil qui avait un faux air d'huissier. Ces deux acolytes jouaient, l'un le role de defenseur de la personne sacree du maitre, l'autre celui de pacificateur, pret cependant a verbaliser. Horace sentit bien qu'il n'avait pas le droit pour lui, et qu'il faudrait finir par capituler; mais il se donnait la satisfaction d'accabler le pauvre Chaignard d'epithetes mordantes, et de lui reprocher sa lesinerie dans les termes les plus acres et les plus blessants qu'il pouvait imaginer. Tout ce qu'il depensa d'esprit et de verve bilieuse en cette circonstance eut ete en pure perte, si le bruit n'eut attire quelques auditeurs malins, dont la presence vengea son amour-propre. Chaignard etait rouge, ecumant, furieux; l'huissier, ne voyant point a mordre sur des voies de fait d'une espece aussi delicate que des sarcasmes, attendait d'un air attentif quelque mot plus tranche qui constituat un delit d'offense punissable par la loi. Le portier, qui n'aimait pas son maitre, riait, dans sa barbe grise et sale, des plaisantes reponses d'Horace; et quelques etudiants avaient entrebaille les portes de leurs chambres, pour jouir de ce dialogue pittoresque. Enfin une de ces portes, s'ouvrant tout a fait, laissa voir une grande figure herissee de poils roux, enveloppee dans un vieux couvre-pied d'ou sortaient deux jambes maigres et velues. Le possesseur de cette figure bizarre et de ces jambes demesurees n'etait autre que l'illustre Jean Laraviniere, president des bousingots, installe depuis la veille dans une chambre a quinze francs par mois, entre-sol delicieux, suivant lui, dont il etait oblige d'ouvrir la porte et la fenetre lorsqu'il etendait les deux bras pour passer sa redingote. --Voila bien du tapage, monsieur mon proprietaire, dit-il au bouillant Chaignard. Vous risquez une attaque d'apoplexie; mais c'est la le moindre inconvenient: le pire, c'est de reveiller a huit heures du matin un de vos locataires qui n'est rentre qu'a six. --De quoi vous melez-vous? s'ecria Chaignard hors de lui. --Sont-ce la vos manieres? sont-ce la vos moeurs, mons Chaignard? reprit Laraviniere; vous n'aurez pas longtemps l'honneur de ma presence et le benefice de mon loyer dans votre hotel, si vous traitez ainsi devant moi les enfants de la patrie! --La patrie veut qu'on paie ses dettes, s'ecria Chaignard; je suis lieutenant de la garde nationale... --Je le sais bien, repliqua Laraviniere avec sang-froid; c'est pour cela que je vous engage a vous calmer. --Et je connais mes devoirs de citoyen, continua Chaignard. --En ce cas, nous nous entendrons avec vous, reprit Laraviniere; je connais beaucoup M. Horace Dumontet, et, s'il lui faut une caution aupres de vous, je lui offre la mienne." J'ignore jusqu'a quel point la garantie de Laraviniere rassura le proprietaire; mais il ne demandait qu'un pretexte pour couper court a la scene desagreable dont il venait d'etre le plastron. L'orage s'apaisa, et jusqu'a nouvel ordre chacun se retira dans son appartement. Au bout d'un quart d'heure, Jean Laraviniere ayant quitte ce qu'il appelait son costume de Romain, pour une mise plus moderne et plus decente, il alla frapper a la porte d'Horace. Depuis qu'Horace vivait avec Marthe, il avait eu soin d'ecarter toutes ses connaissances, a la reserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer de jalousie, et qui avaient pour lui cette admiration respectueuse qu'un jeune homme intelligent et presomptueux inspire toujours a une demi-douzaine de camarades plus simples et plus modestes. On peut meme dire, en passant, que la principale cause de l'orgueil qui ronge la plupart des jeunes talents de notre epoque, c'est l'engouement naif et genereux de ceux qui les entourent. Mais cette reflexion est ici hors de propos. Laraviniere n'etait point au nombre des admirateurs d'Horace; il n'avait d'engouement que dans l'ordre des capacites politiques. S'il venait le trouver sous pretexte de rire avec lui de M. Chaignard, il avait probablement d'autres motifs que celui de renouer une liaison qui n'avait jamais ete bien intime, et qui depuis deux ou trois mois semblait totalement abandonnee de part et d'autre. Horace avait toujours eprouve un profond dedain pour ces republicains tout d'une piece (c'est ainsi qu'il les appelait) qui professaient une sorte de mepris pour les arts, pour les lettres, et meme pour les sciences, et qui, un peu entaches de babouvisme, n'etaient pas eloignes de l'idee d'abattre les palais pour mettre des chaumieres a la place. Une telle brusquerie de moyens etait inconciliable avec les besoins d'elegance et les reves de grandeur individuelle que nourrissait Horace. Il tenait donc Laraviniere pour un de ces instruments de destruction que des revolutionnaires plus prudents laissent volontiers mettre en avant, mais auxquels ils n'aimeraient pas a confier leur avenir personnel. Quoi qu'il en soit, il le recut a bras ouverts, sans trop savoir pourquoi. Horace se sentait bien dispose; il etait en train de rire: il venait de raconter a sa compagne les moqueries dont il avait accable le pauvre Chaignard, et il etait bien aise de lui presenter un temoin de sa victoire. Et puis, qui de vous ne l'a pas eprouve, jeunes gens au sort precaire? quand on est dans la detresse, un visage connu, quel qu'il soit, donne toujours une lueur de courage ou de securite qui dispose a la bienveillance. En voyant Marthe, Jean fit un pas en arriere, murmura quelques excuses, et parut vouloir se retirer; mais Horace le retint, le presenta a sa compagne, qui lui tendit la main en souvenir d'une rencontre nocturne ou il l'avait protegee et respectee, et qui lui demanda en souriant le recit de la scene avec M. Chaignard. Quand ils se furent assez egayes sur ce chapitre, Laraviniere attira Horace dans le corridor, et lui dit: "D'apres ce qui s'est passe tout a l'heure, je vois que vous etes dans une de ces crises financieres que nous connaissons tous par experience. Je ne vous offre pas de solder M. Chaignard, je ne le pourrais pas, et d'ailleurs quelques procedes evasifs suffiront pour le museler jusqu'a nouvel ordre. Mais si vous etiez a court de ces quelques ecus toujours necessaires, et souvent introuvables au moment ou on en a le plus besoin, je puis partager avec vous les cinq ou six qui me restent. Horace hesita. Il avait souvent assez mal parle de Laraviniere a Marthe et a moi; il lui avait garde une sorte de rancune pour l'assistance qu'il s'etait vante d'avoir donne a la fugitive du cafe Poisson; enfin il lui repugnait d'accepter les services d'un homme qu'il connaissait a peine. Mais en pensant a la pauvre Marthe, qui n'avait pas dejeune, il se ravisa, et accepta avec une franche gratitude. "A charge de revanche, lui dit Laraviniere. Vous ne me devez pas de remerciments: quand nous changerons de position, nous changerons de role. Chacun son tour. --C'est bien ainsi que je l'entends, repondit Horace, qui des qu'il eut l'argent dans sa poche, se sentit plus froid et plus contraint avec Laraviniere. Le Mont-de-Piete, ce veritable calvaire de la detresse, fut donc evite ce jour-la. Marthe insista neanmoins pour aller chercher de l'ouvrage; et apres qu'Horace lui eut fait jurer qu'elle ne s'adresserait pas a Eugenie, il la laissa prendre des mesures pour s'en procurer. Elle n'y reussit pas vite, et le succes de ses demarches ne fut pas tres-brillant. Cependant, au bout de quelques semaines, elle put pourvoir, ainsi qu'elle l'avait annonce, au pain quotidien; quelques nouvelles avances de Laraviniere pourvurent au reste, et Horace songea serieusement a travailler aussi pour payer ses dettes. Malgre les efforts de l'un et les resolutions de l'autre, ces deux amants tomberent dans une gene toujours croissante. Marthe s'y resigna avec une sorte de satisfaction melancolique. Au milieu de ses fatigues, elle etait fiere d'etre desormais la pierre angulaire de l'existence de son amant; car il faut bien avouer que, sans elle, le diner eut souvent fait defaut. Elle avait, en de certains moments, assez d'empire sur lui pour obtenir qu'il fit prendre patience a ses creanciers par quelques sacrifices: Et puis, les creanciers d'un etudiant sont de meilleure composition que ceux d'un dandy. Ils savent bien qu'avec le fils du bourgeois, ce qui est differe n'est pas perdu, et que, rentre dans sa famille, le jeune citoyen de province tient a honneur de payer ses dettes. Cela se fait lentement; mais enfin, dans cette classe, il n'y a pas de banqueroute reelle, et le desordre n'est que momentane. Horace put donc encore trouver assez de credit chez ses fournisseurs pour paraitre avec une certaine elegance. Mais chose etrange, et cependant chose infaillible! son gout pour la depense augmenta en raison de l'inquietude et des contrarietes qui en furent le resultat. Les caracteres legers ont cela de particulier, que les obstacles et les privations irritent leur soif de jouissances, et redoublent leur au lace a se les procurer. Apres avoir confesse a sa scrupuleuse compagne le veritable etat de ses affaires, apres lui avoir laisse lire les lettres de doux reproches et de plaintes bien fondees que sa mere lui ecrivait, il n'etait plus possible de lui faire illusion, et de l'arracher a son travail, a son plan d'economie consciencieuse et severe. C'eut ete encourir le blame de Marthe, et Horace tenait a etre admire tout autant qu'a etre aime. Il fallut donc Qu'il s'accoutumat a la voir reprendre ses humbles habitudes, et qu'il jouat aupres d'elle le role d'un stoique. Mais ce role lui pesait horriblement, et des lors cet interieur dont il avait fait ses delices cessa de lui plaire. L'ennui l'emporta sur la jalousie. Il etait de ces organisations d'artistes voluptueux chez qui l'amour succombe a la realite prosaique. Le tableau de ce menage austere et pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination. Au lieu de puiser dans l'exemple de Marthe le courage de travailler, il sentit le travail lui devenir plus lourd, plus impossible que jamais. Il avait froid dans cette petite chambre mal chauffee, et le froid, qui n'engourdissait pas les doigts diligents de Marthe, paralysait le cerveau du jeune homme. Et puis cette nourriture sobre, que Marthe preparait elle-meme avec assez de soin et de proprete pour aiguiser l'appetit, n'etait ni assez substantielle ni assez abondante pour alimenter les forces d'un homme de vingt ans, habitue a ne se rien refuser. Il adressait alors a sa menagere patiente des reproches dont la grossierete le faisait rougir de lui-meme et pleurer l'instant d'apres, mais qui recommencaient le lendemain. Il l'accusait de parcimonie mesquine; et lorsqu'elle repondait, les yeux pleins de larmes, qu'elle n'avait que vingt sous par jour pour entretenir la table, il lui demandait parfois avec acrete ce qu'elle avait fait des cent francs qu'il lui avait remis la semaine precedente: il oubliait qu'il avait repris cet argent peu a peu sans le compter, et qu'il l'avait depense dehors en babioles, en spectacles, en glaces, en dejeuners et en prets a ses amis. Car Horace etait la generosite meme: il n'aimait pas a restituer, mais il aimait a donner; et tandis qu'il oubliait de rendre dix francs a un pauvre diable qui avait des bottes percees, il faisait le magnifique avec un joyeux compagnon qui lui en demandait quarante pour regaler sa maitresse. Il prenait des bains parfumes, et donnait cent sous au garcon qui l'avait masse; il jetait une piece d'or a un petit ramoneur pour voir ses joyeuses cabrioles et se faire appeler _mon prince_; il achetait a Marthe une robe de soie qui lui etait fort inutile, vu qu'elle manquait d'une robe d'indienne; il louait des chevaux de selle pour aller courir au bois de Boulogne; enfin le peu d'argent qu'apres mille pressurages sur les besoins de sa famille, madame Dumontet reussissait a lui envoyer etait gaspille en trois jours, et il fallait retourner aux pommes de terre, a la retraite forcee, et aux baillements melancoliques du menage. Cependant un temoin juste et sincere assistait au lent supplice que subissait la pauvre Marthe. C'etait Jean, le bousingot, dont la presence dans la maison n'etait pas une chose aussi fortuite qu'il le laissait croire. Jean etait devoue corps et ame a un homme qui, ne pouvant approcher du triste sanctuaire ou palissait l'objet de son amour, voulait du moins veiller a la derobee et lui continuer sa mysterieuse sollicitude. Cet homme c'etait Paul Arsene. Au profond abattement qu'il avait d'abord eprouve, avait succede une pensee de devouement politique. Il s'etait toujours dit qu'il lui resterait assez de force pour se faire casser la tete au nom de la republique. En consequence, il etait alle trouver le seul homme qu'il connut dans le mouvement organise, et Jean l'avait recu a bras ouverts. XX. A cette epoque, l'association politique la plus importante et la mieux organisee etait celle des _Amis du peuple_. Plusieurs des chefs qui la representaient avaient joue deja un role dans la charbonnerie; ceux-la et d'autres plus jeunes en ont joue un plus brillant depuis 1830. Parmi ces hommes, qui ont surgi et grandi durant cette periode de dix annees, et qui ont deja des noms historiques, la societe des _Amis de peuple_ comptait Trelat, Guinard, Raspail, etc.; mais celui qui exercait le plus de prestige sur les jeunes gens des Ecoles tels que Laraviniere, et sur les jeunes republicains populaires tels que Paul Arsene, c'etait Godefroy Cavaignac. Presque seul, il n'avait pas cette suffisance puerile qui perce chez la plupart des hommes remarquables de notre temps, et qui fait chez eux de l'affectation une seconde nature. Sa grande taille, sa noble figure, quelque chose de chevaleresque repandu dans ses manieres et dans son langage, sa parole heureuse et franche, son activite, son courage et son devouement, tout cela eut suffi pour enflammer la tete du belliqueux Jean, et pour echauffer le coeur du genereux Arsene, quand meme Godefroy n'eut pas emis les idees sociales les plus completes, les plus logiques, je dirai meme les plus philosophiques qui aient pris une forme a cette epoque dans les societes populaires. Ce president, des _Amis du peuple_ a seul professe dans ces clubs ce qu'on peut appeler les doctrines; doctrines qui, a beaucoup d'egards, ne satisfaisaient pas encore le secret instinct d'Arsene et les vastes aspirations de son ame vers l'avenir, mais qui, du moins, marquaient un progres immense, incontestable, sur le liberalisme de la Restauration. Suivant Arsene, et suivant le jugement toujours severe et mefiant du peuple, les autres republicains etaient un peu trop occupes de renverser le pouvoir, et point assez d'asseoir les bases de la republique; lorsqu'ils l'essayaient, c'etait plutot des reglements et une discipline qu'ils imaginaient, que des lois morales et une societe nouvelle. Cavaignac, tout en faisant cette belle opposition qu'il a si largement et si fortement developpee l'annee suivante jusque devant la pale et menteuse opposition de la chambre, s'occupait a murir des idees, a poser des principes. Il songeait a l'emancipation du peuple, a l'education publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, a la modification progressive de la propriete, et il ne renfermait pas, comme certains republicains d'aujourd'hui, ces deux principes nets et vastes dans l'hypocrite question d'_organisation du travail_ et de _reforme electorale_; mots bien elastiques, si l'on n'y prend garde, et dont le sens est susceptible de se resserrer autant que de s'etendre. En 1832, on ne craignait pas comme aujourd'hui de passer pour _communiste_, ce qui est devenu l'epouvantail de toutes les opinions de ce temps-ci. Un jury acquitta Cavaignac, apres qu'il eut dit, entre autres choses d'une admirable hardiesse: "Nous ne contestons pas le droit de propriete. Seulement nous mettons au-dessus celui que la societe conserve, de le regler suivant le plus grand avantage commun." Dans ce meme discours, le plus complet et le plus eleve parmi tous ceux des proces politiques de l'epoque[1], Cavaignac dit encore: "Nous lui contestons (_a votre societe officielle_) le monopole des droits politiques; et ne croyez pas que ce soit seulement pour le revendiquer en faveur des capacites. Selon nous, quiconque est utile est capable. Tout service entraine un droit." [Note 1: Proces du droit d'association, decembre 1832.] Arsene assistait a ce proces; il ecouta avec une emotion contenue; et, tandis que la plupart des auditeurs, subjugues par le magnetisme qu'exerce toujours sur les masses le debit et l'aspect de l'orateur, eclataient en applaudissements passionnes, il garda un profond silence; mais il etait le plus penetre de tous, et il n'entendit pas, ce jour-la, les autres plaidoiries[2]. Il s'absorba entierement dans les idees que Godefroy avait eveillees en lui, et il se retira plein de celle-ci, qu'il vint me repeter mot a mot: "La religion, comme nous l'entendons, nous, c'est le droit sacre de l'humanite. Il ne s'agit plus de presenter au crime un epouvantail apres la mort, au malheureux une consolation de l'autre cote du tombeau. Il faut fonder en ce monde la morale et le bien-etre, c'est-a-dire l'egalite. Il faut que le titre d'homme vaille a tous ceux qui le portent un meme respect religieux pour leurs droits, une pieuse sympathie pour leurs besoins. Notre religion, a nous, c'est celle qui changera d'affreuses prisons en hospices penitentiaires, et qui, au nom de l'inviolabilite humaine, abolira la peine de mort... Nous n'adoptons plus une foi qui met tout au ciel, qui reduit l'egalite devant Dieu, a cette egalite posthume que le paganisme proclamait aussi bien que le christianisme; etc." [Note 2: C'est pourtant dans la meme Seance que Piocque dit ces belles paroles: "Est-ce que le denouement et le besoin ne peuvent pas logiquement reclamer la faculte de se constituer leurs representants, avocats de la faim, de la misere, et de l'ignorance?"] "Theophile, s'ecria Arsene en mettant sa main dans la mienne, voila de grandes paroles et une idee neuve, du moins pour moi. Elle me donne tant a reflechir, que tout, mon passe, c'est-a-dire tout ce que j'ai cru jusqu'a ce jour, se bouleverse a mes propres yeux. --Ce n'est pas une idee qui soit absolument propre a l'orateur que vous venez d'entendre, lui repondis-je: c'est une idee qui appartient au siecle, et qui a ete deja emise sous plusieurs formes. On pourrait meme dire que c'est l'idee qui a domine nos revolutions depuis cent ans, et l'humanite tout entiere depuis qu'elle existe, par une instinctive revelation de son droit, plus puissante que les theories religieuses de l'ascetisme et du renoncement. Mais c'est toujours une chose neuve et grande que de voir le droit humain, pris a son point de vue religieux, proclame par un revolutionnaire. Il y avait bien assez longtemps que vos republicains oubliaient de donner a leurs theories la sanction divine qu'elles doivent avoir. Moi, qui suis _legitimiste_, ajoutai-je en souriant... --Ne parlez pas comme cela, reprit vivement Paul Arsene, vous n'etes pas legitimiste dans le sens qu'on attache a ce mot; vous sentez que la legitimite est dans le droit du peuple. --C'est la verite, Arsene, je le sens profondement; et quoique mon pere fut attache, de fait et par delicatesse de conscience, aux hommes du passe, plus il approchait de la tombe, plus il s'elevait a la conception et au respect des institutions de l'avenir. Croyez-vous que Chateaubriand ne se soit pas dit cent fois que Dieu est au-dessus des rois, dans le meme sens que Cavaignac vous proclamait aujourd'hui le droit de la societe au-dessus de celui des riches? --A la bonne heure, dit Arsene. Il est donc vrai que nous avons droit au bonheur en cette vie, que ce n'est pas un crime de le chercher, et que Dieu meme nous en fait un devoir? Cette idee ne m'avait pas encore frappe. J'etais partage entre un sentiment revolutionnaire qui me rendait presque athee, et des retours vers la devotion de mon enfance qui me rendaient compatissant jusqu'a la faiblesse. Ah! si vous saviez comme j'ai ete froidement cruel aux trois journees au milieu de mon delire! Je tuais des hommes, et je leur disais: Meurs, toi qui as fait mourir! Sois tue, toi qui tues! Cela me paraissait l'exercice d'une justice sauvage; mais je m'y sentais force par une impulsion surnaturelle. Et puis, quand je fus calme, quand je m'agenouillai sur les tombes de juillet, je pensai a Dieu, a ce Dieu de soumission et d'humilite qu'on m'avait enseigne, et je ne savais plus ou refugier ma pensee. Je me demandais si mon frere etait damne pour avoir leve la main contre la tyrannie, et si je le serais pour avoir venge mon frere et mes freres les hommes du peuple. Alors j'aimais mieux ne croire rien; car je ne pouvais comprendre qu'au nom de Jesus crucifie, il fallut se laisser mettre en croix par les delegues de ses ministres. Voila ou nous en sommes, nous autres enfants de l'ignorance: athees ou superstitieux, et souvent l'un et l'autre a la fois. Mais a quoi songent donc nos instituteurs, les chefs republicains, de ne pas nous parler de ce qui est le fond meme de notre etre, le mobile de toutes nos actions! Nous prennent-ils pour des brutes, qu'ils ne nous promettent jamais que la satisfaction de nos besoins materiels? Croient-ils que nous n'ayons pas des besoins plus nobles, celui d'une religion, tout aussi bien qu'ils peuvent l'avoir? Ou bien est-ce qu'ils ne l'ont pas eux? Est-ce qu'ils seraient plus grossiers, plus incredules que nous? Allons, ajouta-t-il, Godefroy Cavaignac sera mon pretre, mon prophete; j'irai lui demander ce qu'il faut croire sur tout cela. --Il ne pourra que vous dire d'excellentes choses, cher Arsene, lui repondis-je; mais ne croyez pas, encore une fois, que le seul foyer des idees nouvelles soit dans cette opinion. Elevez votre esprit a une conception plus vaste du temps ou nous vivons. Ne vous donnez pas exclusivement a tel ou tel homme comme a la verite incarnee; car les hommes sont mobiles. Quelquefois en croyant progresser, ils reculent; en croyant s'ameliorer, ils s'egarent. Il y en a meme qui perdent leur generosite avec leur jeunesse, et qui se corrompent etrangement! Mais attachez-vous a ces memes idees dont vous cherchez la solution. Instruisez-vous en buvant a differentes sources. Voyez, lisez, comparez, et reflechissez. Votre conscience sera le lien logique entre plusieurs notions contradictoires en apparence. Vous verrez que les hommes probes ne different pas tant sur le fond des choses que sur les mots; qu'entre ceux-la un peu d'amour-propre jaloux est quelquefois le seul obstacle a l'unite de croyances; mais qu'entre ceux-la et les hommes du pouvoir, il y a l'immense abime qui separe la privation de la jouissance, le devouement de l'egoisme, le droit de la force. --Oui, il faudrait s'instruire, dit Arsene. Helas! si j'avais le temps! Mais quand j'ai passe ma journee entiere a faire des chiffres, je n'ai plus la force de lire; mes yeux se ferment malgre moi, ou bien j'ai la fievre; et, au lieu de suivre avec l'esprit ce que je lis avec les yeux, je poursuis mes propres divagations en tournant des pages que j'ai remplies moi-meme. Il y a longtemps que j'ai envie d'apprendre ce que c'est que le _fourierisme_. Aujourd'hui, Cavaignac l'a cite, ainsi que la _Revue Encyclopedique_ et les _saint-simoniens_. Il a dit de ces derniers, qu'au milieu de leurs erreurs, ils avaient soutenu avec devouement des idees utiles, et developpe le principe d'association. Eugenie, j'irai les entendre precher." Eugenie etait la sur son terrain; c'etait une adepte assez fervente de la rehabilitation des femmes. Elle commenca a endoctriner son ami le Masaccio, ce qu'elle n'avait pas fait encore; car elle etait de ces esprits delicats et prudents qui ne risquent pas leur influence a moins d'une occasion sure. Elle savait attendre comme elle savait choisir. Elle ne m'avait pas parle dix fois de ses croyances saint-simoniennes; mais elle ne l'avait jamais fait sans produire sur moi une grande impression. Je connaissais mieux qu'elle peut-etre, par l'examen et par la lecture, le fort et le faible de cette philosophie; mais j'admirais toujours avec quelle purete d'intention et quelle finesse de tact elle savait eliminer tacitement des discussions ou s'elaborait la doctrine des adeptes secondaires, tout ce qui revoltait ses instincts nobles et pudiques, pour conclure souvent _a priori_, des secretes elucubrations des maitres, ce qui repondait a sa fierte naturelle, a sa droiture et a son amour de la justice. Je me disais parfois que cette femme forte et intelligente appelee par les _apotres_ a formuler les droits et les devoirs de la femme, c'eut ete Eugenie. Mais, outre que sa reserve et sa modestie l'eussent empechee de monter sur un theatre ou l'on jouait trop souvent la comedie sociale au lieu du drame humanitaire, les saint-simoniens, dans la deviation inevitable ou leurs principes se trouvaient alors, l'eussent jugee, ceux-ci trop rigide, ceux-la trop independante. Le moment n'etait pas venu. Le saint-simonisme accomplissait une premiere phase, qui devait laisser une lacune avant la seconde. Eugenie le sentait, et prevoyait qu'il faudrait encore dix ans, vingt ans d'arret peut-etre, avant que la marche progressive du saint-simonisme put etre reprise. [Illustration: Jean, vous etes un grossier, un brutal.] Paul Arsene, frappe de ce qu'elle lui fit entrevoir dans une premiere conversation, alla ecouter les predications saint-simoniennes. Il se lia avec de jeunes apotres; et sans avoir precisement le temps de s'instruire, il se mit au courant de la discussion, et s'y forma un jugement, des sympathies, des esperances. Ce fut une rapide et profonde revolution dans la vie morale de cet enfant du peuple, qui jusque-la n'etait pas sans prejuges, et qui des lors les perdit ou acquit du moins la force de les combattre en lui-meme. L'amour qu'il nourrissait encore, faute d'avoir pu l'etouffer (car il y avait fait son possible), se retrempa a cette source d'examen qu'il n'avait pas encore abordee, et prit un caractere encore plus calme et plus noble, un caractere religieux pour ainsi dire. En effet, jusque-la Marthe n'avait ete pour lui que l'objet d'une passion tenace, invincible. Il l'avait maudite cent fois, cette passion qui puisait des forces nouvelles dans tout ce qui eut du la detruire; mais comme elle regnait la sur une grande ame, bien qu'elle y fut mysterieuse, incomprehensible pour celui-la meme qui la ressentait, elle n'y produisait que des resultats magnanimes, une generosite sans exemple et sans bornes. Aussi quels affreux combats cette ame fiere et rigide se livrait ensuite a elle-meme! Comme Arsene rougissait d'etre ainsi l'esclave d'un attachement que l'austerite un peu etroite de son education populaire lui apprenait a reprouver! Lui dont les moeurs etaient si pures, epris a ce point de l'ex-maitresse de M. Poisson, de la maitresse actuelle d'un autre! Jamais il n'eut voulu profiter de l'espece de faiblesse et d'entrainement que cette conduite de Marthe lui laissait entrevoir, pour arracher, en secret, a la reconnaissance, a l'amitie exaltee, des faveurs qu'il aurait voulu devoir seulement a l'amour exclusif et durable. Mais malgre le peu d'espoir qui lui restait, il se surprenait toujours a desirer la fin de cet amour pour Horace, et a caresser le reve d'un mariage legal avec Marthe. C'est la que l'attendaient pour le faire souffrir ses anciens prejuges, le blame de ses pareils, l'indignation de sa soeur Louise, l'effroi de sa soeur Suzanne, la crainte du ridicule, une sorte de mauvaise honte, toute puissante parfois sur des caracteres eleves; car elle leur est enseignee par l'opinion, comme le respect de soi-meme et des autres. C'est alors qu'Arsene essayait d'arracher son amour de son sein, comme une fleche empoisonnee. Mais sa nature evangelique s'y refusait: il etait force d'aimer. La haine et le mepris qu'il appelait a son secours ne voulaient pas entrer dans ce coeur plein d'indulgence, parce qu'il etait plein de justice. [Illustration: Il le trouva environne de fusils.] Durant cet hiver qu'il passa loin de Marthe et qu'il consacra a etudier du mieux qu'il put la religion, la nature et la societe, sous les nouveaux aspects qui s'ouvraient devant lui de toutes parts; tour a tour et a la fois fourieriste, republicain, saint-simonien et chretien (car il lisait aussi l'_Avenir_ et venerait ardemment M. Lamennais), Arsene, s'il ne put reussir a batir une philosophie de toutes pieces, epura son ame, eleva son esprit, et developpa son grand coeur d'une maniere prodigieuse. J'en etais frappe chaque jour davantage, et, d'une semaine a l'autre, j'admirais ces progres rapides. J'avais fini par decouvrir sa retraite; et, affrontant l'accueil reveche de sa soeur ainee, j'allais quelquefois, le soir, le surprendre au milieu de ses meditations. Tandis que les deux soeurs travaillaient en echangeant les idees les plus niaises, lui, assis au bout de la table, la tete dans ses mains, un livre ouvert entre ses coudes, et les yeux a demi fermes, etudiait ou revait a la lueur d'une triste lampe dont la clarte arrivait a peine jusqu'a lui. A voir son teint jaune, ses yeux fatigues, son attitude morne, on l'eut pris pour un homme use par la fatigue et la misere; mais des qu'il parlait, son regard reprenait du feu, son front de la serenite, et son langage revelait une energie de mieux en mieux trempee. Je l'emmenais faire un tour de promenade sur les quais, et la, tout en fumant nos cigares de la regie, nous devisions ensemble. Quand nous avions passe en revue les idees generales, nous en venions a nos sentiments individuels; et il me disait souvent, a propos de Marthe: "L'avenir est a moi; le regne d'Horace ne saurait durer longtemps. Le pauvre enfant ne comprend pas le bonheur qu'il possede, il n'en jouit pas, il n'en profitera pas; et vous verrez que Marthe apprendra ce que c'est qu'un veritable amour, en eprouvant tout ce qui manque de grandeur et de verite a celui qu'elle inspire maintenant. Voyez-vous, mon ami, j'ai remporte une grande victoire le jour ou j'ai compris que ce qu'on appelle les fautes d'une femme etaient imputables a la societe et non a de mauvais penchants. Les mauvais penchants sont rares, Dieu merci; ils sont exceptionnels, et Marthe n'en a que de bons. Si elle a choisi Horace au lieu de moi, c'est qu'alors je n'etais pas digne d'elle et qu'Horace lui a semble plus digne. Incertain et farouche, tout en m'offrant a elle avec devouement, je ne savais pas lui dire ce qu'elle eut aime a entendre. Le souvenir de ses malheurs m'inspirait de la pitie seulement; elle le sentait, et elle voulait du respect. Horace a su lui exprimer de l'enthousiasme; elle s'y est trompee, mais la faute n'en est point a elle. Maintenant, je saurais bien lui dire ce qui doit fermer ses anciennes blessures, rassurer sa conscience, et lui donner en moi la confiance qu'elle n'a pas eue. Mon austerite lui a fait peur, elle a craint mes reproches; elle n'a eu pour moi que cette froide estime qu'inspire un homme sage et passablement humain. Elle avait besoin d'un appui, d'un sauveur, d'un initiateur a une vie nouvelle, toute d'exaltation et de charite. Je le repete, Horace, avec ses beaux yeux et ses grands mots, lui est apparu en revelateur de l'amour. Elle l'a suivi. _Mea culpa!_" Je trouvais Arsene injuste envers lui-meme, a force de generosite. Il fallait bien faire, dans l'aveuglement de Marthe, la part d'une certaine faiblesse et d'une sorte de vanite qui est, chez les femmes, le resultat d'une mauvaise education et d'une fausse maniere de voir. Chez Marthe particulierement, c'etait l'effet d'une absence totale d'instruction et de jugement dans cet ordre d'idees, si necessaires et si negligees d'ailleurs chez les femmes de toutes les classes. Marthe avait tout appris dans les romans. C'etait mieux que rien, on peut meme dire que c'etait beaucoup; car ces lectures excitantes developpent au moins le sentiment poetique et ennoblissent les fautes. Mais ce n'etait pas assez. Le recit emouvant des passions, le drame de la vie moderne, comme nous le concevons, n'embrasse pas les causes, et ne peint que des effets plus contagieux que profitables aux esprits sevres de toute autre culture. J'ai toujours pense que les bons romans etaient fort utiles, mais comme un delassement et non comme un aliment exclusif et continuel de l'esprit. Je faisais part de cette observation au Masaccio, et il en tirait la consequence que Marthe etait d'autant plus innocente qu'elle etait plus bornee a certains egards. Il se promettait de l'instruire un jour de la vraie destinee qui convient aux femmes; et lorsqu'il me developpait ses idees sur ce point, j'admirais qu'il eut su, ainsi qu'Eugenie, rejeter du saint-simonisme tout ce qui n'etait pas applicable a notre epoque, pour en tirer ce sentiment apostolique et vraiment divin de la rehabilitation et de l'emancipation du genre humain dans la _personne femme_. J'admirais aussi la belle organisation de ce jeune homme qui, aux facultes perceptives de l'artiste, joignait d'une maniere si imprevue les facultes meditatives. C'etait a la fois un esprit d'analyse et de synthese; et quand je le regardais marcher a cote de moi, avec ses habits rapes, ses gros souliers, son air commun et ses manieres _peuple_, je me demandais, en veritable anatomiste phrenologue que j'etais, pourquoi je voyais les livrees du luxe et les graces de l'elegance orner autour de nous tant d'etres disgracies du ciel, portant au front des signes evidents de la degradation intellectuelle, physique et morale. XXI. Le bon Laraviniere n'etait pas, a beaucoup pres, un aussi grand philosophe. Sa tete etait plus haute que large, c'est dire qu'il avait plus de facultes pour l'enthousiasme que pour l'examen. Il n'y avait de place dans cette cervelle ardente que pour une seule idee, et la sienne etait l'idee revolutionnaire. Brave et devoue avec passion, il se reposait du soin de l'avenir sur les nombreuses idoles dont il avait meuble son Pantheon republicain: Cavaignac, Carrel, Arago, Marrast, Trelat, Raspail, le brillant avocat Dupont, et _tutti quanti_, composaient le comite directeur de sa conscience sans qu'il eut beaucoup songe a se demander si ces hommes superieurs sans doute, mais incertains et incomplets comme les idees du moment, pourraient s'accorder ensemble pour gouverner une societe nouvelle. Le bouillant jeune homme voulait le renversement de la puissance bourgeoise, et son ideal etait de combattre pour en hater la chute. Tout ce qui etait de l'opposition avait droit a son respect, a son amour. Son mot favori etait: "Donnez-moi de l'ouvrage." Il se prit pour Arsene d'une vive amitie, non qu'il comprit toute la beaute de son intelligence, mais parce que sous les rapports de bravoure intrepide et de devouement absolu ou il pouvait le juger, il le trouva a la hauteur de son propre courage et de sa propre abnegation. Il s'etonna beaucoup de voir qu'il cultivait, avec une sorte de soin, une passion qui n'etait pas payee de retour; mais il ceda affectueusement a ce qu'il appelait la fantaisie d'Arsene, en allant demeurer sous le meme toit que la belle Marthe, et en provoquant une sorte de confiance et d'intimite de la part d'Horace. C'etait un role assez delicat pour un homme aussi franc que lui. Pourtant il s'en tira d'une maniere aussi loyale que possible, en ne temoignant point a Horace une amitie qu'il ne ressentait en aucune facon. Suivant les instructions d'Arsene, il fut obligeant, sociable et enjoue avec lui; rien de plus. L'amour-propre confiant d'Horace fit le reste. Il s'imagina que Laraviniere etait attire vers lui par son esprit et le charme qu'il exercait sur tant d'autres. Cela eut pu etre; mais cela n'etait pas. Laraviniere le traitait comme un mari qu'on ne veut pas tromper, mais que l'on menage et que l'on se concilie pour cultiver l'amitie ou l'agreable societe de sa femme. Dans toutes les conditions de la vie cela se pratique en tout bien tout honneur, et non-seulement Laraviniere n'avait pas de pretentions pour lui-meme, mais encore il avait fait ses reserves avec Arsene, en lui declarant que, ne voulant pas agir en traitre, il ne parlerait jamais a Marthe ni contre son amant, ni en faveur d'un autre. Arsene l'entendait bien ainsi; il lui suffisait d'avoir tous les jours des nouvelles de Marthe, et d'etre averti a temps de la rupture qu'il prevoyait et qu'il attendait entre elle et Horace, pour conserver cette forte et calme esperance dont il se nourrissait. Laraviniere voyait donc Marthe tous les jours, tantot seule, tantot en presence d'Horace, qui ne lui faisait pas l'honneur d'etre jaloux de lui; et tous les soirs il voyait Arsene, et parlait avec lui de Marthe un quart d'heure durant, a la condition qu'ils parleraient ensuite de la republique pendant une demi-heure. Quoique Jean ne se fut pas pose en surveillant, il lui fut impossible de ne pas observer bientot l'aigreur et le refroidissement d'Horace envers la pauvre Marthe, et il en fut choque. Il n'avait pas plus reflechi sur la nature et le sort de la femme qu'il ne l'avait fait sur les autres questions fondamentales de la societe; mais, chez cet homme, les instincts etaient si bons, que la reflexion n'eut rien trouve a corriger. Il avait pour les femmes un respect genereux, comme l'ont en general les hommes braves et forts. La tyrannie, la jalousie et la violence sont toujours des marques de faiblesse. Jean n'avait jamais ete aime. Sa laideur lui inspirait une extreme reserve aupres des femmes qu'il eut trouvees dignes de son amour; et quoique a la rudesse de son langage et de ses manieres, on ne l'eut jamais soupconne d'etre timide, il l'etait au point de n'oser lever les yeux sur Marthe qu'a la derobee. Cette mefiance de lui-meme etait parfaitement deguisee sous un air d'insouciance, et il ne parlait jamais de l'amour sans une espece d'emphase satirique dont il fallait rire malgre soi. Les femmes en concluaient generalement qu'il etait une brute; et cet arret une fois prononce contre lui, il eut fallu au pauvre Jean un grand courage et une grande eloquence pour le faire revoquer. Il le sentait bien, et le besoin d'amour qu'il avait refoule au fond de son coeur etait trop delicat pour qu'il voulut l'exposer aux doutes moqueurs qu'eut provoques une premiere explication. Faute de pouvoir abjurer un instant le role qu'il s'etait fait, il s'etait donc condamne a ne frequenter que des femmes trop faciles pour lui inspirer un attachement serieux, mais qu'il traitait cependant avec une douceur et des egards auxquels elles n'etaient guere habituees. Ceci est l'histoire de bien des hommes. Une fierte singuliere les empechait de se montrer tels qu'ils sont, et ils portent toute leur vie la peine d'une innocente dissimulation dans laquelle on les oblige a persister. Mais comme le naturel perce toujours, malgre l'espece de mepris railleur que notre bousingot professait pour les sentiments romanesques, il ne pouvait voir humilier et affliger une femme, quelle qu'elle fut, sans une profonde indignation. S'il voyait une prostituee frappee dans la rue par un de ces hommes infames qui leur sont associes, il prenait parti heroiquement pour elle, et la protegeait au peril de sa vie. A plus forte raison avait-il peine a se contenir lorsqu'il voyait une femme delicate recevoir de ces blessures qui sont plus cruelles au coeur d'un etre noble que les coups ne le sont aux epaules d'un etre avili. Des les commencements de son sejour dans la maison Chaignard, il vit sur les joues de Marthe la trace de ses larmes; il surprit souvent Horace dans des acces de colere que ce dernier avait bien de la peine a reprimer devant lui. Peu a peu Horace, s'habituant a le considerer comme un temoin sans consequence, s'habitua aussi a ne plus se contraindre, et Laraviniere ne put rester longtemps impassible spectateur de ses emportements. Un jour il le trouva dans une veritable fureur: Horace avait passe la nuit au bal de l'Opera; il avait les nerfs agaces, et regardait comme une injure de la part de Marthe, comme un empietement sur sa liberte, comme une tentative de despotisme, qu'elle lui eut adresse quelques reproches sur cette absence prolongee. Marthe n'etait pas jalouse, ou, du moins, si elle l'etait, elle n'en laissait jamais rien paraitre; mais elle avait ete inquiete toute la nuit, parce qu'Horace lui avait promis de rentrer a deux heures. Elle avait craint une querelle, un accident, peut-etre une infidelite. Quoi qu'elle eut souffert, elle ne se plaignait que de ne pas avoir ete avertie, et sa figure alteree disait assez les angoisses de son insomnie cruelle. "N'est-ce pas odieux, je vous le demande, dit Horace en s'adressant a Laraviniere, d'etre traite comme un enfant par sa bonne, comme un ecolier par son precepteur? Je n'ai pas le droit de sortir et de rentrer a l'heure qu'il me plait! Il faut que je demande une permission; et si je m'oublie un peu, je trouve que le delai expire est devant moi comme un arret, comme la mesure exacte et compassee du temps ou il m'est permis de me distraire. Voila qui est plaisant! je me ferai signer un permis avec un dedit de tant par minute. --Vous voyez bien qu'elle souffre! lui dit Laraviniere a demi-voix. --Parbleu! et moi, croyez-vous que je sois sur des roses? reprit Horace a voix haute. Est-ce que des souffrances pueriles et injustes doivent etre caressees, tandis que des souffrances poignantes et legitimes comme les miennes s'enveniment de jour en jour? --Je vous rends donc bien malheureux, Horace! dit Marthe en levant sur lui, d'un air de douleur severe, ses grands yeux d'un bleu sombre. En verite, je ne croyais pas travailler ici a votre malheur. --Oui, vous me rendez malheureux, s'ecria-t-il, horriblement malheureux! Si vous voulez que je vous le dise en presence de Jean, votre eternelle tristesse rend mon interieur odieux. C'est a tel point que quand j'en sors, je respire, je m'epanouis, je reviens a la vie; et que, quand j'y rentre, ma poitrine se resserre et je me sens mourir. Votre amour, Marthe, c'est la machine pneumatique, cela etouffe. Voila pourquoi, depuis quelque temps, vous me voyez moins souvent. --Je crois que vous faites une erreur de date, repondit Marthe, a qui la fierte blessee rendit le courage. Ce n'est pas ma tristesse continuelle qui vous a force a vous absenter; c'est votre absence continuelle qui m'a forcee a etre triste. --Vous l'entendez, Laraviniere! dit Horace, qui avait besoin de trouver une excuse dans la conscience d'autrui, et a qui l'air soucieux de Jean faisait craindre un jugement severe. Ainsi c'est parce que je sors, parce que je mene la vie qui sied a un homme, parce que je fais de mon independance l'usage qui me convient, que je suis condamne a trouver, en rentrant, un visage bouleverse, un sourire amer, des doutes, des reproches, de la froideur, des accusations, des sentences! Mais c'est le plus affreux supplice qui soit au monde! --Je vois, dit Laraviniere en se levant, que vous etes tous les deux fort a plaindre. Ecoutez; si vous voulez m'en croire, vous vous quitterez. --C'est tout ce qu'il desire! s'ecria Marthe en mettant ses deux mains sur son visage. --Et c'est ce que vous demandez formellement par la bouche de Laraviniere, reprit Horace avec emportement. --Un instant, dit Laraviniere. Ne me faites pas jouer ici un personnage que je desavoue. Je n'ai recu en particulier les confidences d'aucun de vous, et ce que je viens de dire, je l'ai dit de mon propre mouvement, parce que c'est mon opinion. Vous ne vous convenez pas, vous ne vous etes jamais convenu; vous marchez de l'engouement a la haine, et vous feriez mieux de mettre le pardon et l'amitie entre vous. --J'accorde que ce beau discours soit une inspiration et une improvisation de Laraviniere, dit Horace; au moins, Marthe, vous me direz si c'est l'expression de votre pensee? --Il a pu aisement la supposer, la deviner peut-etre, repondit-elle avec dignite, en vous entendant m'accuser de votre malheur." Ce n'est pas ainsi qu'Horace l'entendait. Il voulait bien que Marthe fut delaissee par lui; mais il ne voulait pas etre quitte par elle. La force qu'elle montrait en ce moment, et que la presence d'un tiers lui avait inspiree, causa a Horace un des plus violents acces de depit qu'il eut encore eprouves. Il se leva, brisa sa chaise, donna un libre cours a sa colere et a son chagrin. L'ancienne jalousie meme se reveilla, le nom abhorre de M. Poisson revint sur ses levres comme une vengeance; et celui d'Arsene allait s'en echapper, lorsque Laraviniere, prenant le bras de Marthe, lui dit avec force: --Vous avez choisi pour votre defenseur un enfant sans raison et sans dignite; a votre place, Marthe, je ne resterais pas un instant de plus chez lui. --Emmenez-la donc chez vous, Monsieur! dit Horace avec un mepris sanglant, j'y consens de grand coeur; car je comprends maintenant ce qui se passe entre elle et vous. --Chez moi, Monsieur, reprit Jean, avec calme, elle serait honoree et respectee, tandis que chez vous elle est humiliee et insultee. Ah! grand Dieu! ajouta-t-il avec une emotion subite, si j'avais ete aime d'une femme comme elle, seulement un jour, je ne l'aurais oublie de ma vie... Et la voix lui manqua tout a coup, comme si tout son coeur eut ete pret a s'echapper dans une parole. Il y avait tant de verite dans son accent, que la jalousie feinte ou subite d'Horace s'evanouit a l'instant meme; l'emotion de Laraviniere le gagna par un effet sympathique; et obeissant a une de ces reactions auxquelles nous portent souvent les scenes violentes, il fondit en larmes; et lui tendant la main avec effusion: "Jean, lui dit-il, vous avez raison. Vous avez un grand coeur, et moi je suis un lache, un miserable. Demandez pardon pour moi a cette pauvre femme dont je ne suis pas digne." Cette franche et noble resolution termina la querelle, et gagna meme le coeur sincere de Jean. "A la bonne heure, dit-il en mettant la main de Marthe dans celle d'Horace, vous etes meilleur que je ne croyais, Horace; il est beau de savoir reconnaitre ses torts aussi vite et aussi genereusement que vous venez de le faire. Certainement Marthe ne demande qu'a les oublier." Et il s'enfuit dans sa chambre, soit pour n'etre pas temoin de la joie de Marthe, soit pour cacher l'essor d'une sensibilite qu'il etait habitue a reprimer. Malgre ce beau denouement, des scenes semblables se repeterent bientot, et devinrent de plus en plus frequentes. Horace aimait la dissipation; il y cedait avec une legerete effrenee. Il ne pouvait plus passer une seule soiree chez lui; il ne vivait qu'au parterre des Italiens et de l'Opera. La il etait condamne a ne point briller; mais c'etait pour lui une jouissance que de lever les yeux sur ces femmes qui etalent, dans les loges, leur beaute ou leur luxe devant une foule de jeunes gens pauvres, avides de plaisir, d'eclat et de richesse. Il connaissait par leurs noms toutes les femmes a la mode dont les titres, l'argent et l'orgueil semblaient mettre une barriere infranchissable a sa convoitise. Il connaissait leurs loges, leurs equipages et leurs amants; il se tenait au bas de l'escalier pour les voir defiler devant lui lentement, les epaules mal cachees par des fourrures qui tombaient parfois tout a fait en l'effleurant, et qui bravaient audacieusement l'audace de ses regards. Jean-Jacques Rousseau n'a rien dit de trop en peignant l'impudence singuliere des femmes du grand monde; mais c'etait une brutalite philosophique dont Horace ne songeait guere a etre complice. Son ambition hardie n'etait pas blessee de ces regards froids et provoquants par lesquels cette espece de femmes semble vous dire: "Admirez, mais ne touchez pas." Le regard effronte d'Horace semblait leur repondre: "Ce n'est pas a moi que vous diriez cela." Enfin, les emotions de la scene, la puissance de la musique, la contagion des applaudissements, tout, jusqu'a la fantasmagorie du decor et l'eclat des lumieres, enivrait ce jeune homme, qui, apres tout, n'avait en cela d'autre tort que d'aspirer aux jouissances offertes et retirees sans cesse par la societe aux pauvres, comme l'eau a la soif de Tantale. Aussi, lorsqu'il rentrait dans sa mansarde obscure et delabree, et qu'il trouvait Marthe froide et pale, assoupie de fatigue aupres d'un feu eteint, il eprouvait un malaise ou le remords et le depit se combattaient douloureusement. Alors, a la moindre occasion, l'orage recommencait; et Marthe, n'esperant pas guerir d'une passion aussi funeste, desirait et appelait la mort avec energie. Dans ces sortes de secrets domestiques, des qu'on a laisse tomber le premier voile on eprouve de part et d'autre le besoin d'invoquer le jugement d'un tiers; on le recherche, tantot comme un confident, tantot comme un arbitre. Laraviniere fut mediateur dans les commencements. Il etait fache de se sentir entraine a prendre part dans la querelle, et il avouait a Arsene que, malgre ses resolutions de neutralite, il etait oblige de contracter avec Horace une sorte d'amitie. En effet, ce dernier lui temoignait une confiance et lui prouvait souvent une generosite de coeur qui l'engageait de plus en plus. Horace avait, en depit de tous ses defauts, des qualites seduisantes; il etait aussi prompt a se radoucir qu'il l'etait a s'emporter. Une parole sage trouvait toujours le chemin de sa raison; une parole affectueuse trouvait encore plus vite celui de son coeur. Au milieu d'un debordement inoui d'orgueil et de vanite, il revenait tout a coup a un repentir modeste et ingenu. Enfin, il offrait tour a tour le spectacle des dispositions et des instincts les plus contraires, et la dispute que nous avons rapportee en gros ci-dessus resume toutes celles qui suivirent, et que Laraviniere fut appele a terminer. Cependant, lorsque ces disputes se furent renouvelees un certain nombre de fois, Laraviniere, obeissant, ainsi qu'Arsene le lui avait conseille, a la spontaneite de ses impressions, se sentit porte a moins d'indulgence envers Horace. Il y a, dans le retour frequent d'un meme tort, quelque chose qui l'aggrave et qui lasse la patience des ames justes. Peu a peu Laraviniere fut tellement fatigue de la facilite avec laquelle Horace s'accusait lui-meme et demandait pardon, que son admiration pour cette facilite se changea en une sorte de mepris. Il arriva enfin a ne voir en lui qu'un hableur sentimental, et a sentir sa conscience degagee de cette affection dont il n'avait pu se defendre. Cet arret definitif etait bien severe, mais il etait inevitable de la part d'un caractere aussi ferme et aussi egal que l'etait celui de Jean. "Mon pauvre camarade, dit-il a Horace un jour que celui-ci invoquait encore son intervention, je ne peux pas vous laisser ignorer davantage que je ne m'interesse plus du tout a vos amours. Je suis fatigue de voir d'un cote une folie et de l'autre une faiblesse incurable. Je devrais dire peut-etre faiblesse et folie de part et d'autre; car il y a de la monomanie chez Marthe, a vous aimer si constamment, et chez vous il y a une faiblesse miserable dans toutes ces parades de violence dont vous nous _regalez_. Je vous ai cru d'abord egoiste, et puis je vous ai cru bon. Maintenant je vois que vous n'etes ni bon ni mauvais; vous etes froid, et vous aimez a vous demener dans un orage de passions factices; vous avez une nature de comedien. Quand nous sommes la a nous emouvoir de vos trepignements, de vos declamations et de vos sanglots, vous vous amusez a nos depens, j'en suis certain. Oh! ne vous fachez pas, ne roulez pas les yeux comme Bocage dans Buridan, et ne serrez pas le poing. J'ai vu cela si souvent, qu'a tout ce que vous pourriez faire ou dire je repondrais _connu!_ Je suis un spectateur use, et desormais aussi froid qu'un homme qui a ses entrees au theatre. Je sais que vous etes puissant dans le drame; mais je sais toutes vos pieces par coeur. Si vous voulez que je vous ecoute, reprenez votre serieux, jetez votre poignard, et parlez-moi raison. Dites-moi prosaiquement que vous n'aimez plus votre maitresse parce qu'elle vous ennuie, et autorisez-moi a le lui faire comprendre avec tous les egards et les menagements qui lui sont dus. C'est alors seulement que je vous rendrai mon estime et que je vous croirai un homme d'honneur. --Eh bien, dit Horace avec une rage concentree, je consens a vous parler froidement, tres-froidement; car je sais me vaincre, et commence par vous dire serieusement et tranquillement que vous me rendrez raison de toutes les insultes que vous venez de me faire... --Allons au fait, reprit Jean. C'est la dixieme fois depuis un mois que vous me provoquez; et c'eut ete vous rendre service que de vous prendre au mot; mais j'ai un meilleur emploi a faire de mon sang que de le compromettre avec un maladroit comme vous. Rappelez-vous donc que je fais sauter votre fleuret toutes les fois que nous nous amusons a l'escrime, et en consequence souffrez que je refuse votre nouveau defi. --Je saurai vous y contraindre, dit Horace pale comme la mort. --Vous m'insulterez publiquement? vous me donnerez un soufflet? mais avec un croc-en-jambe et un revers de mon _frere-jean_... Dieu m'en preserve, Horace! ces facons-la sort bonnes avec les mouchards et les gendarmes. Tenez, quoique je ne vous aime plus, j'ai encore pour vous quelque chose qui me ferait supporter de vous un acte de folie plutot que d'y repondre. Taisez-vous donc. Je vous previens que je ne me defendrai pas, et qu'il y aurait lachete de votre part a m'attaquer. --Mais qui donc ici attaque et provoque? qui donc est lache, trois fois lache, de vous ou de moi? Vous m'accablez d'outrages, vous me traitez avec le dernier mepris, et vous dites que vous ne m'accorderez point de reparation! Ah! dans ce moment, je comprends le duel des Malais, qui dechirent leurs propres entrailles en presence de leur ennemi. --Voila une belle phrase, Horace, mais c'est encore de la declamation; car je ne suis pas votre ennemi; et je jure que je ne veux pas vous insulter. Je vous donne une lecon amicale, et vous pouvez bien la recevoir, puisque vous etes venu si souvent la chercher. Il y a longtemps que je vous l'epargne et que j'accepte de votre part des excuses dont je ne crois pas avoir jamais abuse contre vous. --Vous en abusez horriblement dans ce moment-ci; vous me faites rougir de l'abandon et de la loyaute de coeur que j'ai eus avec vous. --Je n'en abuse pas, puisque c'est pour vous empecher de vous humilier de nouveau que je vous defends d'y revenir. --Mon Dieu! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, s'ecria Horace en pleurant de rage et en se tordant les mains, pour etre traite de la sorte? --Ce que vous avez fait, je vais vous le dire, repondit Laraviniere. Vous avez fait souffrir et deperir une pauvre creature qui vous adore et que vous n'estimez seulement pas. --Moi! je n'estime pas Marthe! Osez-vous dire que je n'estime pas la femme a qui j'ai donne ma jeunesse, ma vie, la virginite de mon coeur? --Je ne pense pas que ce soit a titre de sacrifice que vous l'ayez fait, et, dans tous les cas, je suis peu dispose a vous en plaindre. --Parce que vous ne comprenez rien a l'amour. C'est vous qui etes un etre froid et sans intelligence des passions. --C'est possible, dit Jean avec un sourire mele d'amertume; mais je ne fais pas le semblant du contraire. Eh bien, expliquez-moi donc, en ce cas, en quoi vous etes si a plaindre? --Jean, s'ecria Horace, vous ne savez pas ce que c'est que d'aimer pour la premiere fois, et d'etre aime pour la seconde ou troisieme. --Ah! nous y voila, dit Laraviniere en haussant les epaules. La Vierge Marie etait seule digne de monsieur Horace Dumontet! _Connu!_ mon cher. Vous l'avez dit assez souvent devant moi a cette pauvre Marthe. Mais dire ces choses-la, voyez-vous, en avoir seulement la pensee, prouve qu'on etait digne tout au plus de mademoiselle Louison. Quelle vanite et quelle erreur sont les votres! Il y a certaines femmes perdues qui valent mieux que certains adolescents. --Jean, vous etes un grossier, un brutal, un insolent personnage. --Oui, mais je dis la verite. Il y a des coeurs purs sous des robes souillees, et des coeurs corrompus sous des gilets magnifiques." Horace dechira son gilet de velours cramoisi et en jeta les lambeaux a la figure du Laraviniere. Jean les esquiva, et les poussant du bout de son pied: "C'est cela, dit-il; comme si vous n'etiez pas assez endette avec votre tailleur! --Je le suis avec vous, Monsieur, dit Horace. Je ne l'avais pas oublie; mais je vous remercie de me le rappeler. --Si vous vous en souvenez, tant mieux, dit Laraviniere avec insouciance; il y a dans les prisons de pauvres patriotes qui en profiteront pour acheter des cigares. Allons, rallumez le votre, et parlons un peu sans nous facher. Que vous ayez eu envers Marthe des torts incontestables, vous ne pouvez pas le nier; et moi, sachant que vous etes un enfant gate, que vous avez pour vous l'esprit, les belles paroles et une superbe figure, je vous excuse jusqu'a un certain point. Je sais bien que c'est le privilege des beaux garcons, comme celui des belles femmes, d'avoir des caprices; je ne peux pas exiger que vous ayez la sagesse d'un homme comme moi, qui ressemble a un sanglier plus qu'a un chretien, et dont la face a ete labouree un jour qu'il grelait des hallebardes. Mais ce que je ne vous pardonne pas, c'est d'aimer a faire souffrir; c'est de ne pas rompre une liaison dont vous etes degoute; c'est de manquer de franchise, en un mot, et de ne pas vouloir guerir le mal que vous avez fait. --Mais je l'aime, cette femme que je fais souffrir! je ne puis m'en separer! je ne m'habituerais pas a vivre sans elle! --Quand meme cela serait vrai (et j'en doute, puisque vous vous arrangez de maniere a rester avec elle le moins que vous pouvez), votre devoir serait de vaincre un amour qui lui est nuisible. --Quand je le voudrais, elle n'y consentirait jamais. --En etes-vous bien sur? --Elle se tuera si je l'abandonne. --Si vous l'abandonnez froidement et brutalement, c'est possible; mais si vous le faites par loyaute, par devouement, au nom de l'honneur, au nom de votre amour meme... --Jamais! jamais Marthe ne se resignera a me perdre, je le sais trop. --Voila de la fatuite. Autorisez-moi a lui parler avec la meme franchise que je viens d'avoir avec vous, et nous verrons. --Jean! encore un coup, vous avez des vues sur elle! --Moi? Il faudrait pour cela trois choses: 1 deg. qu'il n'y eut plus un seul miroir dans l'univers; 2 deg. que Marthe perdit la vue; 3 deg. qu'elle et moi n'eussions aucun souvenir de ma figure. --Mais quelle obstination avez-vous a nous separer? --Je vais vous le dire sans detour: j'ai des vues pour un autre. --Vous etes charge de la seduire ou de l'enlever? Pour quel prince russe ou pour quel don Juan du Cafe de Paris? --Pour le fils d'un cordonnier, pour Paul Arsene. --Comment, vous le voyez? --Tous les jours. --Et vous m'en avez fait mystere?... Voila qui est etrange! --C'est fort simple, au contraire. Je savais que vous ne l'aimez pas, et je ne voulais pas vous entendre mal parler de lui, parce que je l'aime. --Ainsi vous etes le Mercure de ce Jupiter, qui deja s'est change en pluie de gros sous pour me supplanter? --Triple insulte pour _lui_, pour _elle_ et pour _moi_. Grand merci! C'etait dans votre role? Vous l'avez tres-bien dit! Si j'etais claqueur, je me pamerais d'admiration. --Mais enfin, Laraviniere, c'est a me rendre fou! Vous agissez ici contre moi, vous me trahissez, vous parlez pour un autre. Et moi qui me fiais a vous! --Et vous aviez raison, Monsieur. Je n'ai jamais prononce le nom d'Arsene devant Marthe. Et quant a vous brouiller avec elle, je n'ai jamais fait que le contraire. Aujourd'hui je renonce a vous reconcilier: mon coeur et ma conscience me le defendent. Ou je quitte la maison aujourd'hui pour ne plus revoir ni vous ni Marthe, ou je l'engage, avec votre autorisation, a rompre un engagement qui vous pese et qui la tue." Horace, vaincu par la rude franchise et la fermete impitoyable de Laraviniere, mis au pied du mur, et ne sachant plus comment faire pour regagner l'estime de cet homme dont il craignait le jugement, promit de reflechir a sa proposition, et demanda quelques jours pour prendre un parti definitif. Mais les jours s'ecoulerent, et il ne sut se decider a rien. XXII. Il ne mentait pas en disant que Marthe lui etait necessaire. Il avait horreur de la solitude, et il avait besoin du devouement d'autrui, deux choses qui lui rendaient Marthe plus precieuse encore qu'il n'osait le dire a Laraviniere; car celui-ci n'etait plus dispose a se faire illusion sur son compte, et, s'il eut devine le veritable motif de cette perseverance, il l'eut taxe d'egoisme et d'exploitation. Marthe etait plus facile a tromper ou a contenter. Il lui suffisait qu'Horace lui dit un mot de crainte ou de regret a l'idee de separation, pour qu'elle acceptat heroiquement toutes les souffrances attachees a cette union malheureuse. "Il a plus besoin de moi qu'on ne pense, disait-elle; sa sante n'est pas si forte qu'elle le parait. Il a de frequentes indispositions par suite d'une irritabilite des nerfs qui m'a fait parfois craindre, sinon pour sa vie, du moins pour sa raison. A la moindre douleur, il s'exaspere d'une facon effrayante. Et puis il est distrait, nonchalant; il ne sait pas s'occuper de lui-meme: si je n'etais pas la, au milieu de ses reveries et de ses divagations, il oublierait de dormir et de manger. Sans compter qu'il n'aurait jamais la precaution et l'attention de mettre tous les jours vingt sous de cote pour diner. Enfin, il m'aime, malgre toutes ses boutades. Il m'a dit cent fois, dans ces moments d'abandon et de repentir ou l'on est vraiment soi-meme, qu'il preferait souffrir encore mille fois plus de son amour que de guerir en cessant d'aimer." C'est ainsi que Marthe parlait a Laraviniere; car ce dernier, voyant qu'Horace ne se decidait a rien, avait rompu la glace avec elle, apres avoir bien et dument averti Horace de ce qu'il allait faire. Horace, qui l'avait pris, pour ses amere critiques, en une veritable aversion, prevoyant qu'il faudrait desormais en venir a des querelles serieuses pour l'eloigner, l'avait mis ironiquement au defi de lui voler le coeur de Marthe, et lui donnait desormais carte blanche aupres d'elle. Quoiqu'il fut outre de l'aplomb dedaigneux avec lequel Jean procedait ouvertement contre lui, il ne le craignait pas. Il le savait maladroit, timide, plus scrupuleux et plus compatissant qu'il ne voulait le paraitre; et il sentait bien que d'un mot il detruirait, dans l'esprit de son indulgente amie, tout l'effet du plus long discours possible de Laraviniere. Il en fut ainsi, et il se donna la peine de regagner son empire sur Marthe, comme s'il se fut agi de gagner un pari. Combien d'amours malheureuses se sont ainsi prolongees et comme ranimees avec effort dans des coeurs lasses ou eteints, par la crainte de donner un triomphe a ceux qui en predisaient la fin prochaine! Le repentir et le pardon, dans ces cas-la, ne sont pas toujours tres-desinteresses, et il y a plus de loyaute qu'on ne pense a braver le scandale d'une rupture devenue necessaire. Laraviniere travaillait donc en pure perte. Depuis qu'il avait resolu de sauver Marthe, elle etait plus que jamais ennemie de son propre salut. Il vit bientot qu'au lieu de l'amener au dessein qu'il avait concu, il la fortifiait dans le dessein contraire. Il avoua a Arsene qu'au lieu de le servir, il avait empire sa situation; et il rentra dans sa neutralite, se consolant avec l'idee que Marthe apparemment n'etait pas aussi malheureuse qu'il l'avait juge. Il eut, a celle epoque, quitte l'hotel de M. Chaignard, si des raisons etrangeres a nos deux amants ne lui eussent rendu ce domicile plus sur et plus propice qu'aucun autre a certains projets qui l'occupaient secretement. Pourquoi ne le dirais-je pas aujourd'hui, que le brave Jean n'est plus a la merci des hommes, et que ceux qui partagerent son sort sont, aussi bien que lui, soit par la mort, soit par l'absence, a l'abri de toute persecution? Jean conspirait. Avec qui, je l'ai toujours ignore, et je l'ignore encore. Peut-etre conspirait-il tout seul; je ne pense pas qu'il fut exploite, seduit, ni entraine par personne. Avec le caractere ardent que je lui connaissais et l'impatience d'agir qui le devorait, j'ai toujours pense qu'il etait homme plutot a gourmander la prudence des chefs de son parti et a outrepasser leurs intentions, qu'a se laisser devancer par eux dans une entreprise a main armee. Ma situation ne me permettait pas d'etre son confident. A quel point Arsene le fut, je ne l'ai pas su davantage, et je n'ai pas cherche a le savoir. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Horace, entrant brusquement dans la chambre de Laraviniere, un jour que celui-ci avait oublie de s'enfermer, il le trouva environne de fusils de munition qu'il venait de tirer d'une grande malle, et qu'il inspectait en homme verse dans l'entretien des armes. Dans la meme malle, il y avait des cartouches, de la poudre, du plomb, un moule, tout ce qui etait necessaire pour envoyer le possesseur de ces dangereuses reliques devant un jury, et de la en place de Greve ou au Mont-Saint-Michel. Horace etait precisement dans une heure de spleen et d'abandon. Il avait encore de ces moments-la avec Laraviniere, quoiqu'il se fut promis de n'en plus avoir. "Oui-da! s'ecria-t-il en le voyant refermer precipitamment son coffre, jouez-vous ce jeu-la? Eh bien! ne vous en cachez pas. Je sympathise avec cette maniere de voir; et si vous voulez, en temps et lieu, me confier une de ces clarinettes, je suis tres-capable d'en jouer aussi. --Dites-vous ce que vous pensez, Horace? repondit Jean en attachant sur lui ses petits yeux verts et brillants comme ceux d'un chat. Vous m'avez si souvent raille amerement pour mon emportement revolutionnaire, que je ne sais pas si je puis compter sur votre discretion. Cependant, quelque peu de sympathie que vous inspirent mon projet et ma personne, quand vous vous rappellerez qu'il y va de ma tete, vous ne vous amuserez pas, j'espere, a me plaisanter tout haut sur mon gout pour les armes a feu. --J'espere, moi, que vous n'avez aucune crainte a cet egard; et je vous repete que, loin de vous critiquer, je vous approuve et vous envie. Je voudrais, moi aussi, avoir une esperance, une conviction assez forte pour me faire hacher a coups de sabre derriere une barricade. --Eh! si le coeur vous en dit, vous pouvez vous adresser a moi. Voyez, Horace, est-ce que ne voila pas une plume avec laquelle un jeune poete comme vous pourrait ecrire une belle page et se faire un nom immortel?" En parlant ainsi, il soulevait une carabine assez jolie qu'il s'etait reservee pour son usage particulier. Horace la prit, la pesa dans sa main, en fit jouer la batterie, puis s'assit en la posant sur ses genoux, et tomba dans une reverie profonde. "A quoi bon vivre dans ce temps-ci? s'ecria-t-il lorsque Laraviniere, achevant de serrer ses dangereux tresors, lui ota doucement son arme favorite; n'est-ce pas une vie d'avortement et d'agonie? N'est-ce pas un leurre infame que cette societe nous fait, lorsqu'elle nous dit: Travaillez, instruisez-vous, soyez intelligents, soyez ambitieux, et vous parviendrez a tout! et il n'y aura pas de place si haute a laquelle vous ne puissiez vous asseoir! Que fait-elle, cette societe menteuse et lache, pour tenir ses promesses? Quels moyens nous donne-t-elle de developper les facultes qu'elle nous demande et d'utiliser les talents que nous acquerons pour elle? Rien! Elle nous repousse, elle nous meconnait, elle nous abandonne, quand elle ne nous etouffe pas. Si nous nous agitons pour parvenir, elle nous enferme ou nous tue; si nous restons tranquilles, elle nous meprise ou nous oublie. Ah! vous avez raison, Jean, grandement raison de vous preparer a un glorieux suicide! --Oh! si vous croyez que je songe a ma gloire et a celle de mes amis, vous vous trompez beaucoup, dit Laraviniere. Je suis tres-content de la societe en ce qui me concerne. J'y jouis d'une independance absolue, et j'y savoure une faineantise delicieuse. Je la traverse en veritable bohemien, et je n'y ai qu'une affaire, qui est de conspirer pour son renversement; car le peuple souffre, et l'honneur appelle ceux qui se sont devoues pour lui. Il en sera ce que Dieu voudra! --Le peuple, voila un grand mot, reprit Horace; mais, soit dit sans vous offenser, je crois que vous vous souciez aussi peu de lui qu'il se soucie de vous. Vous aimez la guerre et vous la cherchez; voila tout, mon cher president: chacun obeit a ses instincts. Voyons, pourquoi aimeriez-vous le peuple? --Parce que j'en suis. --Vous en etes sorti, vous n'en etes plus. Le peuple seul si bien que vous avez des interets differents des siens, qu'il vous laisse conspirer tout seul, ou peu s'en faut. --Vous ne savez rien de cela, Horace, et je n'ai pas a m'expliquer la-dessus; mais soyez sur que je suis sincere quand je dis: "J'aime le peuple." Il est vrai que j'ai peu vecu avec lui, que je suis une espece de bourgeois, que j'ai des gouts epicuriens qui me generont si nous avons un jour un regime spartiate qui prohibe la biere et le _caporal_. Mais qu'importe tout cela? Le peuple, c'est le droit meconnu, c'est la souffrance delaissee, c'est la justice outragee. C'est une idee, si vous voulez; mais c'est l'idee grande et vraie de notre temps. Elle est assez belle pour que nous combattions pour elle. --C'est une idee que l'on retournera contre vous quand vous l'aurez proclamee. --Et pourquoi donc, a moins que je ne la desavoue? Et pourquoi le ferais-je? comment pourrais-je changer? Est-ce qu'une idee meurt comme une passion, comme un besoin? La souverainete de tous sera toujours un droit: l'etablir ne sera pas l'affaire d'un jour. Il y a bien de l'ouvrage pour toute ma vie, quand meme je ne trouverais pas la mort au commencement." Ce n'etait pas la premiere fois qu'ils debattaient leurs theories a cet egard. Jean y avait toujours eu le dessous, quoiqu'il eut pour lui la verite et la conviction; il n'avait pas l'intelligence assez prompte et assez subtile pour repousser toutes les objections et toutes les moqueries de son adversaire. Horace voulait aussi la republique, mais il la voulait au profit des talents et des ambitions. Il disait que le peuple trouverait le sien a remettre ses interets aux mains de l'intelligence et du savoir; que le devoir d'un chef serait de travailler au progres intellectuel et au bien-etre du peuple; mais il n'admettait pas que ce meme peuple dut avoir des droits sur l'action des hommes superieurs, ni qu'il put en faire un bon usage. Beaucoup d'aigreur entrait souvent dans ces discussions, et le grand argument d'Horace contre les democrates bourgeois, c'est qu'ils parlaient toujours, et n'agissaient jamais. Quand il eut acquis la preuve que Laraviniere jouait un role actif, ou etait pret a le jouer, il concut pour lui plus d'estime, et se repentit de l'avoir blesse. Tout en continuant de contester le principe d'une revolution en faveur du peuple, il crut a cette revolution, et desira n'y prendre part, afin d'y trouver de la gloire, des emotions, et un essor pour son ambition trompee par le regime constitutionnel. Il demanda a Jean sa confiance, se reconcilia avec lui; et, soit qu'il y eut alors une apparence de sympathie chez les masses, soit que Laraviniere se fit des illusions gratuites, Horace crut a un mouvement efficace, s'engagea par serment aupres de Jean a s'y jeter au premier appel, et se tint pret a tout evenement. Il se procura un fusil, et fit des cartouches avec une ardeur et une joie enfantines. Des lors il fut plus calme, plus sedentaire, et d'une humeur plus egale. Ce role de conspirateur l'occupait tout entier. Ce role ranimait son espoir abattu; il le vengeait secretement de l'indifference de la societe envers lui; il lui donnait une contenance vis-a-vis de lui-meme, une attitude vis-a-vis de Jean et de ses camarades. Il aimait a inquieter Marthe, a la voir palir lorsqu'il lui faisait pressentir les dangers auxquels il brulait de s'exposer. Il se pleurait aussi un peu d'avance, et repandait des fleurs sur sa tombe; il fit meme son epitaphe en vers. Quand il rencontra madame la vicomtesse de Chailly a l'Opera, et qu'elle le salua fort legerement, il s'en consola en pensant qu'elle viendrait peut-etre l'implorer lorsqu'il serait un homme puissant, un grand orateur ou un publiciste influent dans la republique. Soit que les evenements qui approchaient ne fussent pas prevus par d'autres que par lui, soit que des circonstances cachees en eussent retarde l'accomplissement, Laraviniere n'avait eu autre chose a faire qu'a fourbir ses fusils, dans l'attente d'une revolution, lorsque le cholera vint eclater dans Paris, et distraire douloureusement les masses de toute preoccupation politique. J'etais a l'ambulance, roule dans mon manteau, par une de ces froides nuits du printemps qui semblaient donner plus d'intensite au fleau, et j'attendais, en volant a _l'ennemi_ un quart d'heure de mauvais sommeil, qu'on vint m'appeler pour de nouveaux accidents, lorsque je sentis une main se poser sur mon epaule. Je me reveillai brusquement, et me levant par habitude, je fus pret a suivre la personne qui me reclamait, avant d'avoir ouvert tout a fait mes yeux appesantis par la fatigue. Ce fut seulement lorsqu'elle passa aupres de la lanterne rouge suspendue a l'entree de l'ambulance, que je crus la reconnaitre, malgre le changement qui s'etait opere en elle. "Marthe! m'ecriai-je, est-ce donc vous! Et pour qui venez-vous me chercher, grand Dieu? --Pour qui voulez-vous que ce soit? dit-elle en joignant les mains. Oh! venez tout de suite, venez avec moi!" J'etais deja en route avec elle. "Est-il gravement attaque? lui demandai-je chemin faisant. --Je n'en sais rien, me dit-elle; mais il souffre beaucoup, et son esprit est tellement frappe, que je crains tout. Il y a plusieurs jours qu'il a des pressentiments, et aujourd'hui il m'a dit a plusieurs reprises qu'il etait perdu. Cependant il a bien dine, il a ete au spectacle, et en rentrant il a soupe. --Et quels accidents? --Aucun; mais il souffre, et il m'a dit avec tant de force de courir a l'ambulance, que la frayeur s'est emparee de moi tout a coup, et je puis a peine me soutenir. --En effet, Marthe, vous avez le frisson. Appuyez-vous sur mon bras. --Oh! c'est seulement un peu de froid! --Vous etes a peine vetue pour une nuit aussi froide, enveloppez-vous de mon manteau. --Non, non, cela nous retarderait, marchons! --Pauvre Marthe! vous etes maigrie, lui dis-je tout en marchant vite, et en regardant a la lueur blafarde des reverberes, ses joues amincies, que creusait encore l'ombre de ses cheveux noirs flottants au gre de la bise. --Je suis pourtant tres-bien portante," me dit-elle d'un air preoccupe. Puis tout a coup, par une liaison d'idees qui ne s'etait pas encore faite en elle: Dites-moi donc plutot, s'ecria-t-elle vivement, comment se porte Eugenie. --Eugenie va bien, lui dis-je; elle ne souffre que d'avoir perdu votre amitie. --Ah! ne dites pas cela! repondit-elle avec un accent dechirant. Mon Dieu! epargnez-moi ce reproche-la! Dieu sait que je ne le merite pas! Dites-moi plutot qu'elle m'aime toujours. --Elle vous aime toujours tendrement, chere Marthe. --Et vous aimez toujours Horace? reprit Marthe, oubliant tout ce qui lui etait personnel, et me tirant par le bras pour me faire courir. Je courus, et nous fumes bientot pres de lui. Il fit un cri percant en me voyant, et se jetant dans mes bras: "Ah! maintenant je puis mourir, s'ecria-t-il avec chaleur; j'ai retrouve mon ami." Et il retomba sur son fauteuil, pale et brise, comme s'il etait pres d'expirer. Je fus tres-effraye de cette prostration. Je tatai son pouls, qui etait a peine sensible. Je l'examinai, je le fis coucher, je l'interrogeai attentivement, et je me disposai a passer la nuit pres de lui. Il etait malade en effet. Son cerveau etait en proie a une exasperation douloureuse, tous ses nerfs etaient agites; il avait une sorte de delire, il parlait de mort, de guerre civile, de cholera, d'echafaud; et melant, dans ses reves, les diverses idees qui le possedaient, il me prenait tantot pour un croque-mort qui venait le jeter dans la fatale _tapissiere_, tantot pour le bourreau qui le conduisait au supplice. A ces moments d'exaltation succedaient des evanouissements, et quand il revenait a lui-meme, il me reconnaissait, pressait mes mains avec energie, et s'attachant a moi, me suppliait de ne pas l'abandonner, et de ne pas le laisser mourir. Je n'en avais pas la moindre envie, et je me mettais a la torture pour deviner son mal; mais quelque attention que j'y apportasse, il m'etait impossible d'y voir autre chose qu'une excitation nerveuse causee par une affection morale. Il n'y avait pas le moindre symptome de cholera, pas de fievre, pas d'empoisonnement, pas de souffrance determinee. Marthe s'empressait autour de lui avec un zele dont il ne semblait pas s'apercevoir, et, en la regardant, j'etais si frappe de son air de deperissement, et d'angoisse, que je la suppliai d'aller se coucher. Je ne pus l'y faire consentir. Cependant, a la pointe du jour, Horace s'etant calme et endormi, elle tomba a son tour assoupie sur un fauteuil au pied du lit. J'etais au chevet, vis-a-vis d'elle, et je ne pouvais m'empecher de comparer la figure d'Horace, pleine de force et de sante, avec celle de cette femme que j'avais vue naguere si belle, et qui n'etait plus devant mes yeux que comme un spectre. J'allais m'endormir aussi, lorsque, sans reveiller personne, Laraviniere entra sur la pointe du pied, et vint s'asseoir pres de moi. Il avait passe lui-meme la nuit aupres d'un de ses amis atteint du cholera, et, en rentrant, il avait appris que Marthe etait allee a l'ambulance pour Horace. "Qu'a t-il donc?" me demanda-t-il en se penchant vers lui pour l'examiner. Quand je lui eus avoue que je n'y voyais rien de grave, et que cependant il m'avait occupe et inquiete toute la nuit, Jean haussa les epaules. "Voulez-vous que je vous dise ce que c'est? me dit-il en baissant la voix encore davantage: c'est une panique, rien de plus. Voila deux ou trois fois qu'il nous a fait des scenes pareilles; et si j'avais ete ici ce soir, Marthe n'aurait pas ete, tout effrayee, vous deranger. Pauvre femme! elle est plus malade que lui. [Illustration: J'etais a l'ambulance, roule dans mon manteau.] --C'est ce qui me semble. Mais vous me paraissez, vous, bien severe pour mon pauvre Horace? --Non; je suis-juste. Je ne pretends pas qu'Horace soit ce qu'on appelle un lache; je suis meme sur qu'il est brave, et qu'il irait resolument au feu d'une bataille ou d'un duel. Mais il a ce genre de lachete commun a tous les hommes qui s'aiment un peu trop: il craint la maladie, la souffrance, la mort lente, obscure et douloureuse qu'on trouve dans son lit. Il est ce que nous appelons _douillet_. Je l'ai vu une fois tenir tete, dans la rue, a des gens de mauvaise mine qui voulaient l'attaquer, et que sa bonne contenance a fait reculer; mais je l'ai vu aussi tomber en defaillance pour une petite coupure qu'il s'etait faite au bout du doigt en taillant sa plume. C'est une nature de femme, malgre sa barbe de Jupiter Olympien. Il pourrait s'elever a l'heroisme, il ne supporte pas un _bobo_. --Mon cher Jean, repondis-je, je vois tous les jours des hommes dans toute la force de l'age et de la volonte, qui passent pour fermes et sages, et que la pensee du cholera (et meme de bien moindres maux ) rend pusillanimes a l'exces. Ne croyez pas qu'Horace soit une exception. Les exceptions seules affrontent la maladie avec stoicisme. --Aussi ne fais-je point, reprit-il, le proces a votre ami; mais je voudrais que cette pauvre Marthe s'habituat a ses manieres, et ne prit pas l'alarme toutes les fois qu'il lui passe par la tete de se croire mort. --Est-ce donc la, demandai-je, la cause de son air triste et accable? --Oh! ce n'en est qu'une entre toutes. Mais je ne veux pas faire ici le delateur. Je me suis abstenu jusqu'a present de vous dire ce qui se passait. Puisque vous voila revenu chez eux, vous en jugerez bientot par vous-meme. XXIII. En effet, etant revenu le lendemain m'assurer de l'etat de parfaite sante ou se trouvait Horace, j'obtins de lui, sans la provoquer beaucoup, la confidence de ses chagrins. "Eh bien, oui, me dit-il, repondant a une observation que je lui faisais, je suis mecontent de mon sort, mecontent de la vie, et, pourquoi ne le dirais-je pas? tout a fait las de vivre. Pour une goutte de fiel de plus qui tomberait dans ma coupe, je me couperais la Gorge. [Illustration: Marthe.] --Cependant hier, en vous croyant pris du cholera, vous me recommandiez vivement de ne pas vous laisser mourir. J'espere que vous vous exagerez a vous-meme votre spleen d'aujourd'hui. --C'est qu'hier j'avais mal au cerveau, j'etais fou, je tenais a la vie par un instinct animal; aujourd'hui que je retrouve ma raison, je retrouve l'ennui, le degout et l'horreur de la vie." J'essayai de lui parler de Marthe, dont il etait l'unique appui, et qui peut-etre ne lui survivrait pas s'il consommait le crime d'attenter a ses jours. Il fit un mouvement d'impatience qui allait presque jusqu'a la fureur; il regarda dans la chambre voisine, et s'etant assure que Marthe n'etait pas rentree de ses courses du matin, "Marthe! s'ecria-t-il! eh bien, vous nommez mon fleau, mon supplice, mon enfer! Je croyais, apres toutes les predictions que vous m'avez faites a cet egard, qu'il y allait de mon honneur de vous cacher a quel point elles se sont realisees; eh bien, je n'ai pas ce sot orgueil, et je ne sais pas pourquoi, quand je retrouve mon meilleur, mon seul ami, je lui ferais mystere de ce qui se passe en moi. Sachez donc la verite, Theophile: j'aime Marthe, et pourtant je la hais; je l'idolatre, et en meme temps je la meprise; je ne puis me separer d'elle, et pourtant je n'existe que quand je ne la vois pas. Expliquez cela, vous qui savez tout expliquer, vous qui mettez l'amour en theorie, et qui pretendez le soumettre a un regime comme les autres maladies. --Cher Horace, lui repondis-je, je crois qu'il me serait facile de constater du moins l'etat de votre ame. Vous aimez Marthe, j'en suis bien certain; mais vous voudriez l'aimer davantage, et vous ne le pouvez pas. --Eh bien, c'est cela meme! s'ecria-t-il. J'aspire a un amour sublime, je n'en eprouve qu'un miserable. Je voudrais embrasser l'ideal, et je n'etreins que la realite. --En d'autres termes, repris-je en essayant d'adoucir par un ton caressant ce que mes paroles pouvaient avoir de severe, vous voudriez l'aimer plus que vous-meme, et vous ne pouvez pas meme l'aimer autant." Il trouva que je traitais sa douleur un peu plus cavalierement qu'il ne l'eut souhaite; mais tout ce qu'il me dit pour modifier une opinion qui ne lui semblait pas a la hauteur de sa souffrance, ne servit qu'a m'y confirmer. Marthe rentra, et Horace, oblige de sortir a son tour, me laissa avec elle. Ce que je voyais de leur interieur ne m'inspirait guere l'espoir de leur etre utile. Pourtant je ne voulais pas les quitter sans m'etre bien assure que je ne pouvais rien pour adoucir leur infortune. Je trouvais Marthe aussi peu disposee a me laisser penetrer dans son coeur, qu'Horace avait ete prompt a m'ouvrir le sien. Je devais m'y attendre: elle etait l'offensee, elle avait de justes sujets de plainte contre lui, et une noble generosite la condamnait au silence. Pour vaincre ses scrupules, je lui dis qu'Horace s'etait accuse devant moi, et m'avait confesse tous ses torts: c'etait la verite. Horace ne s'etait pas epargne; il m'avait devoile ses fautes, tout en se defendant de la cause egoiste que je leur assignais. Mais cet encouragement ne changea rien aux resolutions que Marthe semblait avoir prises; je remarquai en elle une sorte de courage sombre et de desespoir morne que je n'aurais pas cru conciliables avec l'enthousiaste mobilite et la sensibilite expansive que je lui connaissais. Elle excusa Horace, me dit que la faute etait toute a la societe, dont l'opinion implacable fletrit a jamais la femme tombee, et lui defend de se relever en inspirant un veritable amour. Elle refusa de s'expliquer sur son avenir, me parla vaguement de religion et de resignation. Elle refusa egalement l'offre que je lui fis de lui amener Eugenie, en disant que ce rapprochement serait bientot brise par les memes causes qui avaient amene la desunion; et tout en protestant de son affection profonde pour mon amie, elle me conjura de ne point lui parler d'elle. La seule idee qui me parut arretee dans son cerveau, parce qu'elle y revint a plusieurs reprises, fut celle d'un devoir qu'elle avait a remplir, devoir mysterieux, et dont elle ne determina point la nature. En examinant avec attention sa contenance et tous ses mouvements, je crus observer qu'elle etait enceinte; elle etait si peu disposee a la confiance, que je n'osai pas l'interroger a cet egard, et me reservai de le faire en temps opportun. Quand je l'eus quittee, le coeur attriste profondement de sa souffrance, je passai par hasard devant un cafe ou Horace avait l'habitude d'aller lire les journaux; et comme il y etait en ce moment, il m'appela et me forca de m'asseoir pres de lui. Il voulait savoir ce que Marthe m'avait dit; et moi, je commencai par lui demander si elle n'etait pas enceinte. Il est impossible de rendre l'alteration que ce mot causa sur son visage. "Enceinte! s'ecria-t-il; de quoi parlez-vous la, bon Dieu? Vous la croyez enceinte? Elle vous a dit qu'elle l'etait? Malediction de tous les diables! il ne me faudrait plus que cela! --Qu'aurait donc de si effrayant une pareille nouvelle? lui dis-je. Si Eugenie m'en annoncait une semblable, je m'estimerais bien heureux!--Il frappa du poing sur la table, si fort qu'il fit trembler toute la faience de l'etablissement. --Vous en parlez a votre aise, dit-il; vous etes philosophe d'abord, et ensuite vous avez trois mille livres de rente et un etat. Mais moi, que ferais-je d'un enfant? a mon age, avec ma misere, mes dettes, et mes parents, qui seraient indignes! Avec quoi le nourrirais-je? avec quoi le ferais-je elever? Sans compter que je deteste les marmots, et qu'une femme en couches me represente l'idee la plus horrible!... Ah! mon Dieu! vous me rappelez qu'elle lit l'_Emile_, sans desemparer depuis quinze jours! C'est cela, elle veut nourrir son enfant! elle va lui donner une education a la Jean-Jacques, dans une chambre de six pieds carres! Me voila pere, je suis perdu!" Son desespoir etait si comique, que je ne pus m'empecher d'en rire. Je pensai que c'etait une de ces boutades sans consequence qu'Horace aimait a lancer, meme sur les sujets les plus serieux, rien que pour donner un peu de mouvement a son esprit, comme a un cheval ardent qu'on laisse caracoler avant de lui faire prendre une allure mesuree. J'avais bonne opinion de son coeur, et j'aurais cru lui faire injure en lui remontrant gravement les devoirs que sa jeune paternite allait lui imposer. D'ailleurs je pouvais m'etre trompe. Si Marthe eut ete dans la position que je supposais, Horace eut-il pu l'ignorer? Nous nous separames, moi riant toujours de son aversion sarcastique pour les marmots, et lui continuant a declamer contre eux avec une verve inepuisable. Je trouvai en rentrant chez moi une liste de malades qui s'etaient fait inscrire. J'etais recu medecin depuis l'automne precedent, et je commencais ma carriere par la sinistre et douloureuse epreuve du cholera. J'avais donc tout a coup une clientele plus nombreuse que je ne l'aurais desire, et je fus tellement accapare pendant plusieurs jours, que je ne revis Horace qu'au bout d'une quinzaine. Ce fut sous l'influence d'un evenement etrange qui coupait court a toutes ses ameres faceties sur la progeniture. Il entra chez moi un matin, pale et defait. "Est-elle ici? fut le premier mot qu'il m'adressa. --Eugenie? lui dis-je; oui, certainement, elle est dans sa chambre. --Marthe! s'ecria-t-il avec agitation. Je vous parle de Marthe; elle n'est point chez moi, elle a disparu. Theophile, je vous le disais bien, que je devrais me couper la gorge; Marthe m'a quitte, Marthe s'est enfuie avec le desespoir dans l'ame, peut-etre avec des pensees de suicide." Il se laissa tomber sur une chaise, et, cette fois, son epouvante et sa consternation n'avaient rien d'affecte. Nous courumes chez Arsene. Je pensais que cet ami fidele de Marthe avait pu etre informe par elle de ses dispositions. Nous ne trouvames que ses soeurs, dont l'air etonne nous prouva sur-le-champ qu'elles ne savaient rien, et qu'elles ne pressentaient pas meme le motif de la visite d'Horace. Comme nous sortions de chez elles, nous rencontrames Paul qui rentrait. Horace courut a sa rencontre, et, se jetant dans ses bras par un de ces elans spontanes qui reparaient en un instant toutes ses injustices: "Mon ami, mon frere, mon cher Arsene! s'ecria-t-il dans l'abondance de son coeur, dites-moi ou _elle_ est, vous le savez, vous devez le savoir. Ah! ne me punissez pas de mes crimes par un silence impitoyable. Rassurez-moi; dites-moi qu'elle vit, qu'elle s'est confiee a vous. Ne me croyez pas jaloux, Arsene. Non, a cette heure, je jure Dieu que je n'ai pour vous qu'estime et affection. Je consens a tout, je me soumets a tout! soyez son appui, son sauveur, son amant. Je vous la donne, je vous la confie; je vous benis si vous pouvez, si vous devez lui donner du bonheur; mais dites-moi qu'elle n'est pas morte, dites-moi que je ne suis pas son bourreau, son assassin!" Quoique Marthe n'eut pas ete nommee, comme il n'y avait qu'_elle_ au monde qui put interesser Arsene, il comprit sur-le-champ, et je crus qu'il allait tomber foudroye. Il fut quelques instants sans pouvoir repondre. Ses dents claquaient dans sa bouche, et il regardait Horace d'un air hebete, en retenant dans sa main froide et fortement contractee la main que ce dernier lui avait tendue. Il ne fit aucune reflexion. Un melange d'effroi et d'espoir le jetait dans une sorte de delire farouche. Il se mit a courir avec nous. Nous allames a la Morgue; Horace avait eu deja la pensee d'y aller; il n'en avait pas eu le courage. Nous y entrames sans lui; il s'arreta sous le portique, et s'appuya contre la grille pour ne pas tomber, mais evitant de tourner ses regards vers cet affreux spectacle, qu'il n'aurait pu supporter s'il lui eut offert parmi les victimes de la misere et des passions l'objet de nos recherches. Nous penetrames dans la salle, ou plusieurs cadavres, couches sur les tables fatales, offraient aux regards la plus hideuse plaie sociale, la mort violente dans toute son horreur, la preuve et la consequence de l'abandon, du crime ou du desespoir. Arsene sembla retrouver son courage au moment ou celui d'Horace faiblissait; il s'approcha d'une femme qui reposait la avec le cadavre de son enfant enlace au sien; il souleva d'une main ferme les cheveux noirs que le vent rabattait sur le visage de la morte, et comme si sa vue eut ete troublee par un nuage epais, il se pencha sur cette face livide, la contempla un instant, et la laissant retomber avec une indifference qui, certes, ne lui etait pas habituelle: "Non," dit-il d'une voix forte; et il m'entraina pour repeter vite a Horace ce _non_", qui devait le soulager momentanement. Au bout de quelques pas, Arsene s'arretant: "Montrez-moi encore, lui dit-il, le billet qu'elle vous a laisse." Ce billet, Horace nous l'avait communique. Il le remit de nouveau a Paul, qui le relut attentivement. Il etait ainsi concu: "Rassurez-vous, cher Horace, je m'etais trompee. Vous n'aurez pas les charges et les ennuis de la paternite; mais apres tout ce que vous m'avez dit depuis quinze jours, j'ai compris que notre union ne pouvait pas durer sans faire votre malheur et ma honte. Il y a longtemps que nous avons du nous preparer mutuellement a cette separation, qui vous affligera, j'en suis sure, mais a laquelle vous vous resignerez, en songeant que nous nous devions mutuellement cet acte de courage et de raison. Adieu pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait inutile. Ne vous inquietez pas de moi, je suis forte et calme desormais. Je quitte Paris; j'irai peut-etre dans mon pays. Je n'ai besoin de rien, je ne vous reproche rien. Ne gardez pas de moi un souvenir amer. Je pars en appellant sur vous la benediction du ciel." Celle lettre n'annoncait pas des projets sinistres; cependant elle etait loin de nous rassurer. Moi surtout, j'avais trouve naguere chez Marthe tous les symptomes d'un desespoir sans ressource, et cette farouche energie qui conduit aux partis extremes. "Il faut, dis-je a Horace, faire encore un grand effort sur vous-meme, et nous raconter textuellement ce qui s'est passe entre vous depuis quinze jours; d'apres cela, nous jugerons de l'importance que nous devons laisser a nos craintes. Peut-etre les votres sont exagerees. Il est impossible que vous ayez eu envers Marthe des procedes assez cruels pour la pousser a un acte de folie. C'est un esprit religieux, c'est peut-etre un caractere plus fort que vous ne le pensez. Parlez, Horace; nous vous plaignons trop pour songer a vous blamer, quelque chose que vous ayez a nous dire. --Me confesser devant lui? repondit Horace en regardant Arsene. C'est un rude chatiment; mais je l'ai merite, et je l'accepte. Je savais bien qu'il l'aimait, lui, et que son amour etait plus digne d'elle que le mien. Mon orgueil souffrait de l'idee qu'un autre que moi pouvait lui donner le bonheur que je lui deniais; et je crois que, dans mes acces de delire, je l'aurais tuee plutot que de la voir sauvee par lui! --Que Dieu vous pardonne! dit Arsene; mais avouez jusqu'au bout. Pourquoi la rendiez vous si malheureuse? Est-ce a cause de moi? Vous savez bien qu'elle ne m'aimait pas! --Oui, je le savais! dit Horace avec un retour d'orgueil et de triomphe egoiste; mais aussitot ses yeux s'humecterent et sa voix se troubla. Je le savais, continua-t-il, mais je ne voulais seulement pas qu'elle t'estimat, noble Arsene! C'etait pour moi une injure sanglante que la comparaison qu'elle pouvait faire entre nous deux au fond de son coeur. Vous voyez bien, mes amis, que, dans ma vanite, il y avait des remords et de la honte. --Mais enfin, reprit Arsene, elle ne me regrettait pas assez, elle ne pensait pas assez a moi, pour qu'il lui en coutat beaucoup de m'oublier tout a fait? --Elle vous a longtemps defendu, repondit Horace avec une energie qui me portait a la fureur. Et puis tout a coup elle ne m'a plus parle de vous, elle s'y est resignee avec un calme qui semblait me braver et me mepriser interieurement. C'est a cette epoque que la misere m'a contraint a lui laisser reprendre son travail, et quoique j'eusse vaincu en apparence ma jalousie, je n'ai jamais pu la voir sortir seule, sans conserver un soupcon qui me torturait. Mais je le combattais, Arsene; je vous jure qu'il m'arrivait bien rarement de l'exprimer. Seulement quelquefois, dans des accents de colere, je laissais echapper un mot indirect, qui paraissait l'offenser et la blesser mortellement. Elle ne pouvait pas supporter d'etre soupconnee d'un mensonge, d'une dissimulation si legere qu'elle fut dans ma pensee. Sa fierte se revoltait contre moi tous les jours dans une progression qui me faisait craindre son changement ou son abandon. Pourtant, depuis quelques semaines, j'etais plus maitre de moi, et, injuste qu'elle etait! elle prenait ma vertu pour de l'indifference. Tout a coup une malheureuse circonstance est venue reveiller l'orage. J'ai cru Marthe enceinte; Theophile m'en a donne l'idee, et j'en ai ete consterne. Epargnez-moi l'humiliation de vous dire a quel point le sentiment paternel etait peu developpe en moi. Suis-je donc dans l'age ou cet instinct s'eveille dans le coeur de l'homme? et puis l'horrible misere ne fait-elle pas une calamite de ce qui peut etre un bonheur en d'autres circonstances? Bref, je suis rentre chez moi precipitamment, il y a aujourd'hui quinze jours, en quittant Theophile, et j'ai interroge Marthe avec plus de terreur que d'esperance, je l'avoue. Elle m'a laisse dans le doute; et puis, irritee des craintes chagrines que je manifestais, elle me declara que si elle avait le bonheur de devenir mere, elle n'irait pas implorer pour son enfant l'appui d'une paternite si mal comprise et si mal acceptee par les hommes de _ma condition_. J'ai vu la un appel tacite vers vous, Arsene, je me suis emporte; elle m'a traite avec un mepris accablant. Depuis ces quinze jours, notre vie a ete une tempete continuelle, et je n'ai pu eclaircir le doute poignant qui en etait cause. Tantot elle m'a dit qu'elle etait grosse de six mois, tantot qu'elle ne l'etait pas, et, en definitive, elle m'a dit que si elle l'etait, elle me le cacherait, et s'en irait elever son enfant loin de moi. J'ai ete atroce dans ces debats, je le confesse avec des larmes de sang. Lorsqu'elle niait sa grossesse, j'en provoquais l'aveu par une tendresse perfide, et lorsqu'elle l'avouait, je lui brisais le coeur par mon decouragement, mes maledictions, et, pourquoi ne dirais-je pas tout? par des doutes insultants sur sa fidelite, et des sarcasmes amers sur le bonheur qu'elle se promettait de donner un heritier a mes dettes, a ma paresse et a mon desespoir. Il y avait pourtant des moments d'enthousiasme et de repentir ou j'acceptais cette destinee avec franchise et avec une sorte de courage febrile; mais bientot je retombais dans l'exces contraire, et alors Marthe, avec un dedain glacial, me disait: "Tranquillisez-vous donc; je vous ai trompe pour voir quel homme vous etiez. A present que j'ai la mesure de votre amour et de votre courage, je puis vous dire que je ne suis pas grosse, et vous repeter que si je l'etais, je ne pretendrais pas vous associer a ce que je regarderais comme mon unique bonheur en ce monde." "Que vous dirai-je? chaque jour la plaie s'envenimait. Avant-hier la mesintelligence fut plus profonde que la veille, et puis hier, elle le fut a un exces qui m'eut semble devoir amener une catastrophe, si nous n'eussions pas ete comme blases l'un et l'autre sur de pareilles douleurs. A minuit, apres une querelle qui avait dure deux mortelles heures, je fus si effraye de sa paleur et de son abattement, que je fondis en larmes. Je me mis a genoux, j'embrassai ses pieds, je lui proposai de se tuer avec moi pour en finir avec ce supplice de notre amour, au lieu de le souiller par une rupture. Elle ne me repondit que par un sourire dechirant, leva les yeux au ciel, et demeura quelques instants dans une sorte d'extase. Puis, elle jeta ses bras autour de mon cou, et pressa longtemps mon front de ses levres dessechees par une fievre lente. "Ne parlons plus de cela, me dit-elle ensuite en se levant: ce que vous craignez tant n'arrivera pas. Vous devez etre bien fatigue, couchez-vous; j'ai encore quelques points a faire. Dormez tranquille; je le suis, vous voyez!" "Elle etait bien tranquille en effet! Et moi, stupide et grossier dans ma confiance, je ne compris pas que c'etait le calme de la mort qui s'etendait sur ma vie. Je m'endormis brise, et je ne m'eveillai qu'au grand jour. Mon premier mouvement fut de chercher Marthe, pour la remercier a genoux de sa misericorde. Au lieu d'elle, j'ai trouve ce fatal billet. Dans sa chambre rien n'annoncait un depart precipite. Tout etait range comme a l'ordinaire; seulement la commode qui contenait ses pauvres hardes etait vide. Son lit n'avait pas ete defait: elle ne s'etait pas couchee. Le portier avait ete reveille vers trois heures du matin par la sonnette de l'interieur; il a tire le cordon comme il fait machinalement dans ce temps de cholera, ou, a toute heure, on sort pour chercher ou porter des secours. Il n'a vu sortir personne, il a entendu refermer la porte. Et moi je n'ai rien entendu. J'etais la, etendu comme un cadavre, pendant qu'elle accomplissait sa fuite, et qu'elle m'arrachait le coeur de la poitrine pour me laisser a jamais vide d'amour et de bonheur." Apres le douloureux silence ou nous plongea ce recit, nous nous livrames a diverses conjectures. Horace etait persuade que Marthe ne pouvait pas survivre a cette separation, et que si elle avait emporte ses hardes, c'etait pour donner a son depart un air de voyage, et mieux cacher son projet de suicide. Je ne partageais plus sa terreur. Il me semblait voir dans toute la conduite de Marthe un sentiment de devoir et un instinct d'amour maternel qui devaient nous rassurer. Quant a Arsene, apres que nous eumes passe la journee en courses et en recherches minutieuses autant qu'inutiles, il se separa d'Horace, en lui serrant la main d'un air contraint, mais solennel. Horace etait desespere. "Il faut, lui dit Arsene, avoir plus de confiance en Dieu. Quelque chose me dit au fond de l'ame qu'il n'a pas abandonne la plus parfaite de ses creatures, et qu'il veille sur elle." Horace me supplia de ne pas le laisser seul. Etant oblige de remplir mes devoirs envers les victimes de l'epidemie, je ne pus passer avec lui qu'une partie de la nuit. Laraviniere avait couru toute la journee, de son cote, pour retrouver quelque indice de Marthe. Nous attendions avec impatience qu'il fut rentre. Il rentra a une heure du matin sans avoir ete plus heureux que nous; mais il trouva chez lui quelques lignes de Marthe, que la poste avait apportees dans la soiree. "Vous m'avez temoigne tant d'interet et d'amitie, lui disait-elle, que je ne veux pas vous quitter sans vous dire adieu. Je vous demande un dernier service: c'est de rassurer Horace sur mon compte, et de lui jurer que ma position ne doit lui causer d'inquietude, ni au physique ni au moral. Je crois en Dieu, c'est ce que je puis dire de mieux. Dites-le aussi a _mon frere_ Paul. Il le comprendra." Ce billet, en rendant a Horace une sorte de tranquillite, reveilla ses agitations sur un autre point. La jalousie revint s'emparer de lui. Il trouva dans les derniers mots que Marthe avait traces un avertissement et comme une promesse detournee pour Paul Arsene. "Elle a eu, en s'unissant a moi, dit-il, une arriere-pensee qu'elle a toujours conservee et qui lui revenait dans tous les mecontentements que je lui causais. C'est cette pensee qui lui a donne la force de me quitter. Elle compte sur Paul, soyez-en surs! Elle conserve encore pour notre liaison un certain respect qui l'empechera de se confier tout de suite a un autre. J'aime a croire, d'ailleurs, que Paul n'a pas joue la comedie avec moi aujourd'hui, et qu'en m'aidant a chercher Marthe jusqu'a la Morgue, il n'avait pas au fond du coeur l'egoiste joie de la savoir vivante et resignee. --Vous ne devez pas en douter, repondis-je avec vivacite; Arsene souffrait le martyre, et je vais tout de suite, en passant, lui faire part de ce dernier billet, afin qu'il repose en paix, ne fut-ce qu'une heure ou deux. --J'y vais moi-meme, dit Laraviniere; car son chagrin m'interesse plus que tout le reste." Et sans faire attention au regard irrite que lui lancait Horace, il lui reprit le billet des mains, et sortit. "Vous voyez bien qu'ils sont tous d'accord pour me jouer! s'ecria Horace furieux. Jean est l'ame damnee de Paul, et l'entremetteur sentimental de cette chaste intrigue. Paul, qui doit si bien comprendre, au dire de Marthe, comment et pourquoi elle _croit en Dieu_ (mot d'ordre que je comprends bien aussi, allez!...), Paul va courir en quelque lieu convenu, ou il la trouvera; ou bien il dormira sur les deux oreilles, sachant qu'apres deux ou trois jours donnes aux larmes qu'elle croit me devoir, l'infidele orgueilleuse l'admettra a offrir ses consolations. Tout cela est fort clair pour moi, quoique arrange avec un certain art. Il y a longtemps qu'on cherchait un pretexte pour me repudier, et il fallait me donner tort. Il fallait qu'on put m'accuser aupres de mes amis, et se rassurer soi-meme contre les reproches de la conscience. On y est parvenu; on m'a tendu un piege en feignant, c'est-a-dire en _feignant de feindre_ une grossesse. Vous avez ete innocemment le complice de cette belle machination; on connaissait mon faible: on savait que cette eventualite m'avait toujours fait fremir. On m'a fourni l'occasion d'etre lache, ingrat, criminel... Et quand on a reussi a me rendre odieux aux autres et a moi-meme, on m'abandonne avec des airs de victime misericordieuse! C'est vraiment ingenieux! Mais il n'y aura que moi qui n'en serai pas dupe; car je me souviens comment on a abandonne le _Minotaure_, et comment on s'est tenu cache pour laisser passer la premiere bourrasque de colere et de chagrin. Lui aussi, le pauvre imbecile, a cru a un suicide! lui aussi, il a ete a la police et a la Morgue! lui aussi, sans doute, a trouve un billet d'adieu et de belles phrases de pardon au bout d'une trahison consommee avec Paul Arsene! Je pense que c'est un billet tout pareil au mien; le meme peut servir dans toutes les circonstances de ce genre!..." Horace parla longtemps sur ce ton avec une acrete inouie. Je le trouvai en cet instant si absurde et si injuste, que, n'ayant pas le courage de le blamer hautement, mais ne partageant nullement ses soupcons, je gardai le silence. Apres tout, comme j'etais force de le laisser a lui-meme jusqu'au lendemain, j'aimais mieux le voir ranime par des dispositions ameres que terrasse par l'inquietude insupportable de la journee. Je le quittai sans lui rien dire qui put influencer son jugement. XXIV. Lorsque je revins le revoir dans l'apres-midi, je le trouvai au lit avec un peu de fievre et une violente agitation nerveuse. Je m'efforcai de le calmer par des remontrances assez severes; mais je cessai bientot, en voyant qu'il ne demandait qu'a etre contredit afin d'exhaler tout son ressentiment. Je lui reprochai d'avoir plus de depit que de douleur. Alors il me soutint qu'il etait au desespoir; et a force de parler de son chagrin, il en ressentit de violents acces: la colere fit place aux sanglots. En cet instant Arsene entra. Le genereux jeune homme, sans s'inquieter des soupcons injurieux d'Horace, que Laraviniere ne lui avait pas caches, venait tacher de lui faire un peu de bien en les dissipant. Il y mit tant de grandeur et de dignite, qu'Horace se jeta dans son sein, le remercia avec enthousiasme, et, passant de l'aversion la plus puerile a la tendresse la plus exaltee, le pria d'etre _son frere, son consolateur, son meilleur ami, le medecin de son ame malade et de son cerveau en delire_. Quoique nous sentissions bien, Arsene et moi, qu'il y avait de l'exageration dans tout cela, nous fumes attendris des paroles eloquentes qu'il sut trouver pour nous interesser a son malheur, et nous voulumes passer le reste de la journee avec lui. Comme il n'avait plus de fievre, et qu'il n'avait rien pris la veille, je l'emmenai diner avec Arsene chez le brave Pinson. Nous rencontrames Laraviniere en chemin, et je l'emmenai aussi. D'abord notre repas fut silencieux et melancolique comme le comportait la circonstance; mais peu a peu Horace s'anima. Je le forcai de boire un peu de vin pour reparer ses forces et retablir l'equilibre entre le principe sanguin et le principe nerveux. Comme il etait ordinairement sobre dans ses boissons, il eprouva plus rapidement que je ne m'y attendais les effets de deux ou trois verres de bordeaux, et alors il devint expansif et plein d'energie. Il nous temoigna a tous trois un redoublement d'amitie que nous accueillimes d'abord avec sympathie, mais qui bientot deplut un peu a Paul, et beaucoup a Laraviniere. Horace ne s'en apercut pas, et continua a s'enthousiasmer, a les proner l'un et l'autre sans qu'ils sussent trop a propos de quoi. Insensiblement le souvenir de Marthe venant se meler a son effusion, il se livra a l'esperance de la retrouver, jeta au ciel ce brulant defi, se vanta de l'apaiser, de la rendre heureuse, et, pour nous faire partager sa confiance, nous entretint de la passion qu'il avait su lui inspirer et nous en peignit l'ardeur et le devouement avec un orgueil peu convenable. Arsene palit plusieurs fois en entendant parler de la beaute et des graces ineffables de Marthe en style de roman, avec une chaleur pleine de vanite. Le fait est qu'Horace, retenu jusqu'alors par le peu d'encouragement et d'approbation que nous avions donne a son triomphe sur Marthe, avait souffert de le savourer toujours en silence. Maintenant qu'un interet commun nous avait fortuitement conduits a lui parler a coeur ouvert, a l'interroger, a l'ecouter et a discuter avec lui sur ce sujet delicat, maintenant qu'il voyait toute l'estime et toute l'affection que nous portions a celle qu'il avait si mal appreciee, il eprouvait une vive satisfaction d'amour-propre a nous entretenir d'elle, et a repasser en lui-meme la valeur du tresor qu'il venait de perdre. C'etait un pretexte pour faire briller ce tresor devant nous sans fatuite coupable, et il etait facile de voir qu'il etait a demi console de son desastre par le droit qu'il en prenait de rappeler son bonheur. Quoique Arsene fut au supplice, il l'ecouta, et l'aida meme a cet epanchement imprudent avec un courage etrange. Quoique le sang lui montat au visage a chaque instant, il semblait etre resolu a etudier Marthe dans l'imagination d'Horace comme dans un miroir qui la lui revelait sous une face nouvelle. Il voulait surprendre le secret de cet amour que son rival avait eu le bonheur d'inspirer. Il savait bien comment il l'avait perdu, car il connaissait le cote serieux du caractere de Marthe; mais ce cote romanesque qui s'etait laisse dominer par la passion d'un insense, il l'analysait et le commentait dans sa pensee en l'entendant depeindre par cet insense lui-meme. Plusieurs fois il pressa le bras de Laraviniere pour l'empecher d'interrompre Horace, et quand il en eut assez appris, il lui dit adieu sans amertume et sans mepris, quoique tant de legerete et de forfanterie deplacee lui inspirat bien quelque secrete pitie. A peine nous eut-il quittes, que Laraviniere, cedant a une indignation longtemps comprimee, fit a Horace quelques observations d'une franchise un peu dure. Horace etait, comme on dit, tout a fait monte. Il avalait du cafe mele de rhum, quoique je me plaignisse de cet exces de zele a outrepasser ma prescription. Il leva la tete avec surprise en voyant la muette attention de Laraviniere se changer en critiques assez seches. Mais il n'etait deja plus d'humeur a supporter humblement un reproche: l'acces de repentir et de modestie etait passe, la gloriole avait repris le dessus. Il repondit au froid dedain de Laraviniere par des sarcasmes amers sur l'amour ridicule et malavise qu'il lui supposait pour Marthe; il eut de l'esprit, il acheva de s'enivrer avec la verve de ses reponses et de ses attaques. Il devint blessant; il prit de la colere en s'efforcant de rire et de denigrer. Ce diner eut fini fort mal si je ne fusse intervenu pour couper court a une discussion des plus envenimees. --Vous avez raison, me dit Laraviniere en se levant, j'oubliais que je parlais a un fou. Et, apres m'avoir serre la main, il lui tourna le dos. Je ramenai Horace chez lui: il etait completement gris, et ses nerfs plus irrites qu'avant. Il eut un nouvel acces de fievre, et comme j'etais force d'aller encore a mes malades, je craignis de le laisser seul. Je descendis chez Laraviniere, qui venait de rentrer de son cote, et le priai de monter chez Horace. --Je le veux bien, dit-il; je le fais pour vous, et puis aussi pour Marthe, qui me le recommanderait si elle le savait tant soit peu malade. Quant a lui personnellement, voyez-vous, il ne m'inspire pas le moindre interet, je vous le declare. C'est un fat qui se drape dans sa douleur, et qui en a infiniment moins que vous et moi. Aussitot que je fus sorti, Jean s'installa aupres du lit de son malade, et le regarda attentivement pendant dix minutes. Horace pleurait, criait, soupirait, se levait a demi, declamait, appelait Marthe tantot avec tendresse, tantot avec fureur. Il se tordait les mains, dechirait ses couvertures et s'arrachait presque les cheveux. Jean le regardait toujours sans rien dire et sans bouger, pret a s'opposer aux actes d'un delire serieux, mais resolu de n'etre pas dupe d'une de ces scenes de drame qu'il lui attribuait la faculte de jouer froidement au milieu de ses malheurs les plus reels. A mes yeux (et je crois l'avoir connu aussi bien que possible), Horace n'etait pas, comme le croyait Jean, un froid egoiste. Il est bien vrai qu'il etait froid; mais il etait passionne aussi. Il est bien vrai qu'il avait de l'egoisme; mais il avait en meme temps un besoin d'amitie, de soins et de sympathie qui denotait bien l'amour des semblables. Ce besoin etait si puissant chez lui, qu'il etait porte jusqu'a l'exigence puerile, jusqu'a la susceptibilite maladive, jusqu'a la domination jalouse. L'egoiste vit seul; Horace ne pouvait vivre un quart d'heure sans societe. Il avait de la personnalite, ce qui est bien different de l'egoisme. Il aimait les autres par rapport a lui; mais il les aimait, cela est certain, et on eut pu dire sans trop sophistiquer que, ne pouvant s'habituer a la solitude, il preferait l'entretien du premier venu a ses propres pensees, et que, par consequent, il preferait en un certain sens les autres a lui-meme. Lorsque Horace avait du chagrin, il n'avait qu'un moyen de s'etourdir, et ce moyen etait egalement bon pour ramener a lui les coeurs qu'il avait blesses, et pour dissiper sa propre souffrance: il se fatiguait. Cette fatigue singuliere, qui agissait sur le moral aussi bien que sur le physique, consistait a donner a son chagrin un violent essor exterieur par les paroles, par les larmes, les cris, les sanglots, meme par les convulsions et le delire. Ce n'etait pas une comedie, comme le croyait Laraviniere; c'etait une crise vraiment rude et douloureuse dans laquelle il entrait a volonte. On ne peut pas dire qu'il en sortit de meme. Elle se prolongeait quelquefois au dela du moment ou il en avait senti le ridicule ou la fatigue; mais il suffisait d'un tres petit accident exterieur pour la faire cesser. Un reproche ferme, une menace de la personne qu'il prenait pour consolateur ou pour victime, l'offre subite d'un divertissement, une surprise quelconque, une petite contusion ou une mince ecorchure attrapee en gesticulant ou en se laissant tomber, c'en etait assez pour le ramener de la plus violente exaltation a la tranquillite la plus docile, et c'etait la pour moi la meilleure preuve que ces emotions n'etaient pas jouees; car dans le cas ou il eut ete aussi grand acteur que Jean le pretendait, il eut menage plus habilement le passage de la feinte a la realite. Laraviniere etait impitoyable avec lui, comme les gens qui se gouvernent et se possedent le sont avec ceux qui s'exaltent et s'abandonnent. S'il eut exerce les fonctions de medecin ou d'infirmier, il eut vite appris qu'il est entre les enfants et les fous une variete d'hommes a la fois ardents et faibles, irritables et dociles, energiques et indolents, affectes et naifs, en un mot froids et passionnes, comme je l'ai dit plus haut, et comme je tiens a le dire encore pour constater un fait dont l'observation n'est pas rare, bien qu'il soit communement regarde comme invraisemblable. Ces hommes-la sont souvent mediocres, et ils sont parfois d'une intelligence superieure. C'est en general l'organisation nerveuse et compliquee des artistes qui presente plus ou moins ces phenomenes. Quoiqu'ils s'epuisent a ce frequent abus de leurs facultes exuberantes, on les voit rechercher avec une sorte d'avidite fatale tous les moyens possibles d'excitation, et provoquer volontairement ces orages qui n'ont que trop de veritable violence. C'est ainsi qu'Horace faisait usage du delire et du desespoir, comme d'autres font usage d'opium et de liqueurs fortes. "Il n'a qu'a se secouer un peu, disait Jean, aussitot la fureur vient comme par enchantement, et vous le croiriez possede de mille passions et de dix mille diables. Mais menacez-le de le quitter, et vous le verrez se calmer tout a coup comme un enfant que sa bonne menace de laisser sans chandelle." Jean ne songeait pas qu'il y a a Bicetre des fous furieux qui se tueraient si on les laissait faire, et que la menace d'un peu d'eau froide sur la tete rend tout a coup craintifs et silencieux. "Mais, disait-il, Horace fait tout ce bruit-la pour qu'on l'entende, et quand personne ne se derange, il prend son parti de dormir ou d'aller se promener." C'etait malheureusement la verite, et, sous ce rapport, le pauvre enfant etait inexcusable. Ses crises lui faisaient du bien: elles attiraient a lui l'interet, les soins, le devouement; et alors les personnes qui lui etaient attachees faisaient mille efforts et trouvaient mille moyens de le distraire et de le consoler. L'un le flattait, et relevait par la son orgueil blesse; un autre le plaignait et le rendait interessant a ses propres yeux; un troisieme le menait au spectacle malgre lui, et remediait par les amusements qu'il lui procurait a l'ennui que lui imposait son denument. Enfin, il aimait a etre malade, comme font les petits collegiens pour aller a l'infirmerie prendre du repos et des friandises, et, comme un conscrit qui se mutile pour ne pas aller a l'armee, il se fut fait beaucoup de mal pour se soustraire a un devoir penible. Malheureusement pour lui, il eut affaire cette nuit-la au plus severe de ses gardiens. Il le savait, mais il se flattait de le vaincre et de le dominer par un grand deploiement de souffrance. Il augmenta volontairement sa fievre et se rendit aussi malade qu'il lui fut possible. Laraviniere fut cruel. "Ecoutez, lui dit-il d'un ton glacial, je n'ai aucune pitie de vous. Vous avez merite de souffrir, et vous ne souffrez pas autant, que vous le meritez. Je blame toute votre conduite, et je meprise des remords tardifs. Vous avez des flatteurs, des seides, je le sais; mais je sais aussi que s'ils vous avaient vu d'aussi pres que moi, au lieu de passer la nuit a vous veiller, comme je fais, ils iraient faire des gorges chaudes. Moi qui vous maltraite tout en vous gardant le secret de vos miseres, je vous rends de plus grands services que tous ces niais qui vous gatent en vous admirant. Mais ecoutez bien un dernier avis. Ces gens-la apprendront a vous connaitre, et ils vous mepriseront; et vous serez le but de leurs quolibets si vous ne commencez bien vite a etre un homme et a vous conduire en consequence; car il ne sied pas a un homme de pleurer et de se ronger les poings pour une femme qui le quitte. Vous avez autre chose a faire, et vous n'y songez pas. Une revolution se prepare, et si vous etes las de la vie comme vous le dites, il y a la un moyen tres-simple de mourir avec honneur et avec fruit pour les autres hommes. Voyez si vous voulez vous asphyxier comme une grisette abandonnee, ou vous battre comme un genereux patriote." Ce furent la les seules consolations qu'Horace recut du president des bousingots, et il fallut bien les accepter. Il etait trop tard pour en nier la logique et l'opportunite; car avant la fuite de Marthe, avant ce grand desespoir qu'il en ressentait, il s'etait engage, soit par amour-propre, soit par ennui, soit par ambition, a prendre part a la premiere affaire. Au dire de Jean, cette occasion ne tarderait pas a se presenter. Horace l'appela hautement de ses voeux; et Jean, dont le faible etait de tout pardonner, a la condition qu'on prendrait un fusil pour moyen d'expiation, lui rendit promptement son estime, sa confiance et son devouement. Il consentit pendant plusieurs jours a le soigner, a le promener, a l'exciter par les preparatifs de cette grande journee que chaque jour il lui promettait pour le lendemain, et Horace, recommencant les apprets de sa mort, cessa de pleurer Marthe, et n'osa plus parler d'elle. Un mois s'etait ecoule depuis la disparition de cette jeune femme. Aucun de nous n'avait rien decouvert sur son compte; et ce profond silence de sa part, dont Eugenie et Arsene surtout s'etaient flattes d'etre exceptes, nous rejeta dans une morne epouvante. Je commencai a croire qu'elle avait ete cacher loin de Paris un suicide, ou tout au moins une maladie grave, une mort douloureuse, et je n'osai plus me livrer avec mes amis aux commentaires que je faisais interieurement. Je crois que le meme decouragement s'etait empare des autres. Je ne voyais presque plus Arsene. Horace ne prononcait plus le nom de l'infortunee, et semblait nourrir des projets sinistres qu'il me faisait entrevoir d'un air tragique et sombre. Eugenie pleurait souvent a la derobee. Laraviniere etait plus conspirateur que jamais, et la politique l'absorbait entierement. Sur ces entrefaites, madame de Chailly la mere m'ecrivit que le cholera venait de faire irruption dans la petite ville que ses proprietes avoisinaient. Elle tremblait, non pour elle-meme (elle n'y songeait seulement pas), mais pour ses amis, pour sa famille, pour ses paysans, et m'engageait de la maniere la plus pressante et la plus affectueuse a venir passer dans le pays cette triste epoque. Il n'y avait pas de medecin dans nos campagnes; le cholera cessait a Paris. Je vis un devoir d'humanite et d'amitie en meme temps a remplir, car tous les anciens amis de mon pere etaient menaces. Je me disposai a partir et a emmener Eugenie. Horace vint a plusieurs reprises me faire ses adieux. Il me felicitait de pouvoir quitter _cette affreuse Babylone_. Il enviait mon sort a tous les egards; il eut bien desire pouvoir _s'en aller_ avec moi. Enfin, je vis qu'il avait besoin de s'epancher; et, suspendant pour quelques heures mes apprets de depart, je l'emmenai au Luxembourg, et le priai de s'expliquer. Il se fit prier beaucoup, quoiqu'il mourut d'envie de parler. Enfin il me dit: "Eh bien, il faut vous ouvrir mon coeur, quoiqu'un serment terrible me lie. Je ne puis agir en aveugle dans une circonstance aussi grave; il me faut un bon conseil, et vous seul pouvez me le donner. Voyons! mettez-vous a ma place: si vous etiez engage sur la vie, sur l'honneur, sur tout ce qu'il y a de sacre, a partager les convictions et a seconder les efforts d'un homme en matiere politique, et si tout a coup vous aperceviez que cet homme se trompe, qu'il va commettre une faute, compromettre sa cause... je dis plus, si vos idees avaient depasse les siennes, et que ses principes fussent devenus absurdes a vos yeux dessilles, pensez-vous qu'il aurait le droit de vous mepriser; pensez-vous que quelqu'un au monde aurait celui de vous blamer, pour avoir delaisse l'entreprise et rompu avec ses moteurs a la veille d'y mettre la main? Dites, Theophile: ceci est bien serieux. Il y va de ma reputation, de ma conscience, de tout mon avenir. --D'abord, lui dis-je, je suis heureux de vous entendre parler de votre avenir; car il y a un mois que je m'effraie de vos idees sombres et de vos continuelles pensees de mort. Maintenant vous me prenez pour arbitre a propos d'un fait ou d'un sentiment politique. Me voila bien embarrasse; vous savez combien ma position est fausse sur ce terrain-la: fils de gentilhomme, ami et parent de legitimistes, j'ai une sorte de dignite exterieure assez delicate a garder. Bien que mes principes, mes certitudes, ma foi, mes sympathies soient encore plus democratiques peut-etre que ceux de Laraviniere et consorts, je ne puis, chose etrange et penible, leur donner la main pour faire un seul pas avec eux. J'aurais l'air d'un transfuge; je serais meprise dans le camp ou j'ai ete eleve; je serais repousse avec mefiance de celui ou je viendrais me presenter. Mon sort est celui d'un certain nombre de jeunes gens sinceres qui ne peuvent desavouer du jour au lendemain la religion de leurs peres, et qui pourtant ont le coeur chaud et le bras solide. Ils sentent que la cause du passe est perdue, qu'elle ne merite pas d'etre disputee plus longtemps, que la victoire des novateurs est juste et sainte. Ils voudraient pouvoir arborer les couleurs nouvelles de l'egalite, qu'ils aiment et qu'ils pratiquent. Mais il y a la une question de convenances qu'on ne leur permet pas de violer, et que, de toutes parts, on les force a respecter, quoique, de toutes parts, on sache aussi bien qu'eux qu'elle est arbitraire, vaine et injuste. Je suis donc force de m'abstraire de tout concours a l'action politique; et quand je serai electeur, j'ignore absolument s'il me sera possible de voter avec l'impartialite et le discernement que je voudrais apporter a cette noble fonction. En un mot, je me suis retranche jusqu'a nouvel ordre, et qui sait pour combien d'annees, dans un jugement philosophique des hommes et des choses de mon temps. C'est une souffrance profonde parfois, quand je me souviens que j'ai vingt-cinq ans, et que j'ai l'ardeur et le courage de ma jeunesse; c'est aussi une jouissance infinie quand je considere que les passions politiques, avec leurs erreurs, leurs egarements, leurs crimes involontaires, me sont pour longtemps interdites, et que je puis garder sans lachete ma religion sociale dans toute sa candeur. Mais comment voulez-vous qu'un homme ainsi separe de vos mouvements et isole de vos agitations vous montre la direction que vous devez prendre, vous, republicain de nature, de position, et pour ainsi dire de naissance? --Tout ce que vous dites la, reprit Horace, me donne beaucoup a penser. Il y a donc une autre maniere d'aimer la republique et d'en pratiquer les principes, que de se jeter en aveugle et a corps perdu dans les mouvements partiels qui preparent sa venue? Oui, certes, je le savais bien, je le sentais bien, et il y a longtemps que j'y songe! il est une region de perseverance et d'action philosophique au-dessus de ces orages passagers! il est un point de vue plus vrai, plus pur, plus eleve que toutes les declamations et les conspirations emeutieres! --Je n'ai tranche ainsi la question, repondis-je, que par rapport a moi et a cause de ma situation pour ainsi dire exceptionnelle dans le mouvement present. J'ignore ce que je ferais a votre place; cependant, je puis vous dire que si j'etais royaliste, legitimiste et catholique, comme la plupart des jeunes gens de ma caste, je n'hesiterais pas a me joindre a la duchesse de Berri, comme a un principe. --Vous feriez la guerre civile? dit Horace; eh bien, voila ce qu'on me propose, voila ou l'on veut m'entrainer. Et moi je repugne a de tels moyens, et j'attends mieux de la Providence. --A la bonne heure! En ce cas, vous renoncez a jouer un role actif; car une revolution parlementaire ne peut manquer de durer au moins un siecle, au point ou en sont les choses. --Un siecle! Le peuple n'attendra pas un siecle! s'ecria Horace, oubliant la question personnelle pour la question generale. --Soyez donc d'accord avec vous-meme, lui dis-je: ou il y aura des revolutions violentes, et par consequent des conflits rapides et energiques entre les citoyens, ou bien il y aura de longs debats de paroles, une lutte patiente de principes, un progres sur, mais lent, ou nous n'aurons rien a faire, vous et moi, qu'a profiter pour notre compte des enseignements de l'histoire. C'est deja beaucoup, et je m'en contente. --Ce sera plus prompt que vous ne croyez, et pour ma part je compte bien aider a l'oeuvre, soit par la parole, soit par les ecrits, si je puis trouver une tribune ou un journal. --En ce cas, vous n'hesitez pas a vous retirer de toute emeute, et j'approuve votre fermete courageuse, car la tentation est forte, et moi-meme qui ne puis y prendre part, j'ai souvent de la peine a y resister. --Oui, sans doute, ce sera un grand courage, dit Horace avec un peu d'emphase; mais je l'aurai, parce que je dois l'avoir. Ma conscience me fait d'amers reproches de m'etre laisse entrainer a ces projets incendiaires; je lui obeis. Vous m'avez rendu un grand service, Theophile, de m'avoir explique a moi-meme. Je vous en remercie." Je ne voyais pas trop en quoi j'avais eclairci Horace sur un point qu'il avait pose nettement des le commencement de l'explication; et, le trouvant si bien d'accord avec lui-meme, j'allais le quitter, lorsqu'il me retint. "Vous n'avez pas repondu a ma question, me dit-il. --Vous ne m'en avez point fait que je sache, repondis-je. --Pardieu! reprit-il, je vous ai demande si quelqu'un de mes amis ou de mes pretendus coopinionnaires, si Jean le bousingot, par exemple, pourrait s'arroger le droit de me blamer en me voyant renoncer aux folies de la conspiration emeutiere, pour rentrer dans cette voie plus large et plus morale dont je n'aurais jamais du sortir. --D'apres ce que vous me dites, je vois, repondis-je, que vous avez commis une faute. Vous vous etes lie par des promesses a quelque affiliation... --C'est mon secret," reprit-il precipitamment. Puis il ajouta: "Je ne connais ni affiliation, ni conspiration; mais Laraviniere est un fou, un exalte, comme bien vous savez. Il n'en fait aucun mystere a ses amis, et personne n'ignore qu'il est en avant dans toutes les bagarres de faubourg. Vous devez bien pressentir que nous n'avons pas habite la meme maison pendant plusieurs mois, sans qu'il m'entretint de ses reves revolutionnaires. Dans un moment de desespoir de toutes choses et de complet abandon de moi-meme, j'ai desire des emotions, des combats, des dangers et, pourquoi ne l'avouerais-je pas, une mort tragique, a laquelle se serait attachee quelque gloire. Je me suis livre comme un enfant, et, si je m'arrete aujourd'hui, il ne manquera pas de dire que je recule. Dans son heroisme grossier, il m'accusera d'avoir peur, et je serai force peut-etre de me battre avec lui pour lui prouver que je ne suis point un lache. --Dieu nous preserve d'un pareil incident! m'ecriai-je. Il vous faut eviter a tout prix la necessite de vous couper la gorge avec un de vos meilleurs amis. Mais je ne crois pas qu'il y mette la violence et la brutalite que vous supposez. Une franche et loyale explication de vos idees, de vos principes et de vos resolutions, lui fera juger plus sainement de votre caractere. --Malheureusement, reprit Horace, Jean n'a ni idees ni principes. Ses resolutions ardentes sont le resultat de ses instincts belliqueux, de son temperament sanguin, comme vous diriez. Il ne me comprendra pas, et il m'accusera, et puis il y a un danger beaucoup plus grave que celui de l'irriter et de croiser l'epee avec lui: c'est le bruit qu'il va faire de ma pretendue defection parmi ses compagnons, bousingots, braillards et tracassiers, qui ne savent que declamer dans les estaminets, detonner _la Marseillaise_, echanger quelques horions avec les sergents de ville, et se dissiper avec la fumee du premier coup de fusil. Je suppose que leurs folles entreprises reussissent, que le peuple prenne parti pour eux et avec eux un beau matin, que le gouvernement bourgeois soit culbute, et qu'un essai de republique commence; ces jeunes gens-la, veritables mouches du coche, vont se faire passer pour des heros. Il y a tant de charlatanisme en ce monde, et les mouvements revolutionnaires favorisent si bien cette sale puissance, qu'on les proclamera peut-etre les sauveurs de la patrie. Ils auront donc un pied a l'etrier; et moi je serai rejete bien loin, et taxe par eux de m'etre cache dans les caves au jour du danger. Voyez! les choses les plus bouffonnes ont parfois des resultats serieux. Savez-vous que les principaux chefs de l'opposition de 1830 ont perdu beaucoup de leur influence sur les masses pour avoir desavoue l'emeute au 27 juillet, et pour avoir a peine compris, le 28, que c'etait une revolution? A plus forte raison, moi, jeune homme obscur, qui n'ai encore pour m'etayer et me developper que ce miserable noyau d'etudiants bousingots, serai-je entache et comme fletri, au debut de ma carriere, par les souvenirs arrogants et les accusations stupides de ces gens-la? Qu'en pensez-vous? Voila ce que je vous demande. --Je vous repondrai, mon cher Horace, que tout est possible, mais qu'il y a un moyen sur d'echapper a de pareilles accusations: c'est d'etre logique, et de ne prendre part a aucune action violente, le lendemain beaucoup moins encore que la veille. Vous etes philosophe comme moi, ou revolutionnaire comme l'ami Jean. Il n'y a pas de terme moyen. Si vous conservez vos reves d'ambition, vous avez besoin de l'opinion des masses. Vous n'avez encore pour milieu qu'une coterie; il faut plaire a cette coterie, marcher avec elle, et lui obeir afin de la convaincre, de l'eblouir et de la dominer plus tard. Si vous pensez comme moi, que le moment n'est pas venu pour les hommes serieux de voir realiser leurs principes; si vous croyez (comme vous l'avez dit en commencant cette conversation) que les entreprises ou l'on vous pousse compromettent la cause de la liberte, il faut etre bien resolu d'avance a ne pas chercher des avantages personnels dans un resultat inespere. Il faut remettre votre carriere politique a des temps plus eloignes. Vous etes jeune, vous verrez peut-etre arriver le triomphe de la civilisation par des moyens conformes a vos principes de morale." [Illustration: Elle se costuma en amazone.] Horace ne me repondit rien, et revint avec moi tout reveur et tout triste. En arrivant a ma porte, il me remercia de mes avis, les declara logiques et rationnels, et me quitta sans me dire a quel parti il s'arretait. Je partais le lendemain matin. Dans la soiree, inquiet de la maniere dont nous nous etions separes, et craignant qu'il ne se portat a quelque resolution dangereuse, j'allai chez lui, mais je ne le trouvai pas, et M. Chaignard me dit de l'air le plus gracieux: "M. Dumontet est parti pour la province depuis une heure, il a recu une lettre de ses parents; madame sa mere est a l'extremite. Le pauvre jeune homme est parti tout bouleverse. Il m'a laisse la moitie de ses effets en depot. Sans doute il reviendra dans peu de jours." Je montai chez Laraviniere. "Avez-vous vu Horace? lui demandai-je--Non, me dit-il; mais Louvet l'a vu monter en diligence d'un air aussi peu afflige que s'il allait heriter d'un oncle, au lieu d'enterrer sa mere. --Vraiment, vous le haissez trop, m'ecriai-je; vous etes cruel pour lui; Horace est un bon fils, il adore sa mere. --Sa mere! repondit Jean en levant les epaules; elle n'est pas plus malade que vous et moi." Il ne voulut pas s'expliquer davantage. XXV. Le cholera fit assez de ravages dans la ville voisine de nos campagnes; mais il ne passa point la riviere, et les habitants de la rive gauche, desquels nous faisions partie, furent preserves. Dans l'attente d'une irruption toujours possible, je restai dans ma petite propriete, voyant tous les jours la famille de Chailly, dont le chateau etait situe a la distance d'un quart de lieue, et veillant avec sollicitude sur ma vieille amie la comtesse, et sur ses petits-enfants dont elle etait beaucoup plus occupee que leur mere, la merveilleuse vicomtesse Leonie. Cette derniere, quoique fort bienveillante pour moi dans ses manieres, me deplaisait de plus en plus. Ce n'est pas qu'elle manquat d'esprit, ni de caractere. Elle avait certaines qualites brillantes a l'exterieur, qui attiraient egalement les gens tres-affectes et les gens tres-ingenus: ceux-ci, la prenant de bonne foi pour la femme superieure qu'elle voulait etre, et ceux-la souscrivant a ses pretentions, moyennant une convention tacite, passee avec elle, d'etre reconnus pour hommes superieurs eux-memes. Elle avait a Chailly comme a Paris, une petite cour assez ridicule, et meme plus ridicule qu'a Paris; car elle la recrutait de plusieurs gentilshommes campagnards, elegants frelates dont elle se moquait cruellement avec les elegants de meilleur aloi qu'elle avait amenes de Paris. Ces pauvres jeunes gens du cru se guindaient pour etre a la hauteur de son bel esprit, et n'en etaient que plus sots; mais ils montaient a cheval avec elle, la suivaient a la chasse, bourdonnaient sur sa piste; ou papillonnaient autour de son etrier, sans s'apercevoir qu'ils n'etaient accueillis que pour faire nombre au cortege, et afin que les femmes de la province eussent a dire, avec depit, que la vicomtesse accaparait tous les hommes du departement. [Illustration: Ils partirent en assez bonne intelligence] La comtesse, habituee a la haute tolerance de la bonne compagnie, menait une vie a part dans le chateau. Elle surveillait les enfants, les precepteurs et gouvernantes, les travaux de la terre et l'ordre de la maison. Alerte et vigilante, malgre son grand age, elle etait si necessaire a l'indolente Leonie, qu'elle en obtenait des egards et des gracieusetes ou l'affection n'entrait cependant pour rien. Le vicomte, son fils, etait un personnage fort nul, indulgent par insouciance, et tres-dispose a tout permettre a sa femme a condition qu'elle ne le generait en rien. Riche et borne, il etait plus occupe a depenser son bien avec des demoiselles de l'Opera qu'a le faire prosperer avec sa mere. Il etait presque toujours a Paris, et, pour se faire pardonner ses absences un peu equivoques, il s'acquittait scrupuleusement des nombreuses emplettes de toilette dont le chargeait la vicomtesse. C'etait la le veritable lien conjugal entre eux, et le secret de leur bonne intelligence. Le pauvre homme aimait ses enfants instinctivement, et sa mere avec plus de tendresse qu'il n'en avait jamais eu pour personne; mais il ne la comprenait pas, et il etait incapable de donner a ses enfants une bonne direction. Tout dans cette famille respirait exterieurement l'union et l'harmonie, quoique en realite ce ne fut pas une famille, et que, sans le devouement absolu et infatigable de la veille femme qui en etait le chef et la providence, il n'eut pas ete possible aux autres de vivre vingt-quatre heures sous le meme toit. J'etais depuis peu de jours dans le pays, lorsque je recus un billet d'Horace, date de sa petite ville, "Ma mere est sauvee, me disait-il. Je retourne a Paris la semaine prochaine; je passe a vingt lieues de chez vous. Si vous y etes encore, je puis faire un detour et aller causer avec vous quelques heures sous les tilleuls qui vous ont vu naitre. Un mot, et je trace mon itineraire en consequence." Eugenie fit une petite moue quand je lui dis que j'avais repondu a ce billet par une invitation empressee; mais lorsque Horace arriva, elle ne lui en fit pas moins les honneurs de notre humble manoir avec l'obligeance digne et simple dont elle ne pouvait se departir. Madame Dumontet n'avait pas ete aussi gravement malade que son mari l'avait ecrit a Horace sous l'influence d'une premiere inquietude. Le cholera n'avait pas ete par la, et Horace avait trouve sa mere presque retablie; mais il n'avait pu s'arracher tout a coup des bras de ses parents, et s'il eut voulu les croire, il aurait passe avec eux le reste de l'ete. "Mais cette petite ville m'est devenue intolerable, dit-il, et j'ai senti cette fois plus vivement que jamais que j'en ai fini avec mon pauvre pays. Quelle existence, mon ami, que cette economie sordide a l'abri de laquelle on vegete la, sans honneur, sans jouissance et sans utilite! Quelles gens que ces provinciaux, envieux, ignares, encroutes et vains! S'il me fallait rester parmi eux trois mois entiers, je vous jure que je me brulerais la cervelle." Le fait est que les habitudes modestes, l'esprit de controle un peu taquin, et l'obscurite un peu forcee des petites villes, etaient inconciliables avec les gouts et les besoins que l'education avait crees a Horace. Ses bons parents avaient tout fait pour qu'il en fut ainsi, et cependant ils etaient naivement stupefaits du resultat de leur ambition. Ils ne comprenaient rien aux enormes depenses de ce jeune homme qu'ils voyaient si dedaigneux des plaisirs de leur endroit, le bal public, le cafe, les actrices ambulantes, la chasse, etc. Ils s'affligeaient de l'ennui mortel qui le gagnait aupres d'eux, et qu'il n'avait pas la force de leur cacher. Son intolerance pour leur prudence en matiere de politique, son mepris acerbe pour leurs vieux amis, son degout devant les caresses et les avances des parents campagnards, sa melancolie sans cause avouee, ses declamations contre le siecle de l'argent (avec de si grands besoins d'argent), son humeur sombre et inegale, ses mysterieuses reticences lorsqu'il etait question de femmes, d'amour ou de mariage, c'etaient la autant de chagrins profonds et devorants pour eux, et surtout pour la pauvre mere, qui voulait decouvrir en lui quelque cause de malheur exceptionnel, inoui, ne voyant pas que les autres enfants de sa province, eleves comme lui, maudissaient comme lui leur sort. Quelques heures d'entretien avec Horace m'apprirent toute l'anxiete de sa famille, tout l'ennui qu'il en avait ressenti, et tous les torts qu'il avait eus, quoiqu'il ne me les avouat qu'en les presentant comme des consequences inevitables de sa position. Il etait _obsede_ des questions inquietes que son pere s'etait permis de lui faire sur ses etudes et sur ses projets. Il etait _supplicie_ par les recommandations et les instances de sa mere, relativement a son travail et a sa depense. Enfin, apres avoir recrimine, declame, pleure de rage et de tendresse en me peignant l'amour aveugle et inintelligent des chers et insupportables auteurs de ses jours, il conclut a un besoin immodere de se distraire, afin de secouer tous ses degouts, et il me demanda de le mener au chateau de Chailly, ou il avait appris qu'une belle partie de chasse se preparait. Une heure apres, il fut invite par la comtesse elle-meme, qui vint, au milieu de sa promenade, se reposer un instant chez moi, comme elle le faisait souvent. Elle avait compris Eugenie au premier coup d'oeil, et avait concu pour elle une bienveillante sympathie. Horace fut frappe de l'amicale familiarite avec laquelle cette grande dame s'assit aupres de la fille du peuple, de la maitresse du carabin, et lui parla simplement et affectueusement. Il remarqua aussi le bon sens et la dignite qu'Eugenie mit dans cet entretien avec la comtesse. A partir de ce jour il eut pour elle un respect qui se dementit rarement, et abjura presque toutes ses anciennes preventions. L'arrivee d'Horace au chateau fut une bonne fortune pour la vicomtesse, qui commencait a s'ennuyer de son entourage, et qui se souvenait d'avoir trouve de l'esprit et de l'originalite a ce jeune homme. Elle lui fit d'agreables reproches de l'avoir negligee a Paris. "Vous avez trouve notre maison ennuyeuse, lui dit-elle avec ce ton ou la flatterie tenait de si pres a la moquerie qu'il etait difficile de savoir jamais laquelle des deux l'emportait; nous le serons peut-etre moins ici; et d'ailleurs a la campagne, on est moins difficile. --C'est cette consideration qui m'a donne le courage de me presenter devant vous, Madame," repondit Horace avec une humilite impertinente qui ne fut pas mal recue. La vicomtesse ne se connaissait pas plus en veritable esprit qu'en veritable merite. Elle ne cherchait dans un homme qu'une seule capacite, celle qui consiste a savoir louer et aduler une femme. Au premier coup d'oeil elle se rendait compte de l'effet qu'elle pouvait produire sur l'esprit d'un nouveau venu; et s'il n'y avait pas de prise pour elle sur cet esprit-la, elle ne se donnait point de peine inutile, et le traitait tout de suite en ennemi. En cela consistait tout son tact. Elle ne se compromettait vis-a-vis de personne, et ne reculait devant aucune inimitie. Elle savait se faire assez de partisans pour ne pas craindre les adversaires. Pour juger les hommes qui l'approchaient, elle n'avait donc qu'un poids et qu'une mesure: quiconque ne l'appreciait pas etait tenu, sans retour et sans appel, pour un butor, un cuistre ou un sot; quiconque la remarquait et cherchait a se faire remarquer par elle, etait note et enrole d'avance dans la brigade de ses favoris ou de ses proteges. Les manieres timides, l'emotion d'un jeune adorateur, lui plaisaient; mais l'audace d'un fat entreprenant lui plaisait davantage. Froide et maladive, elle ne pouvait pas etre tout a fait galante; mais elle etait coquette et dissolue a sa maniere, et donnait de pretendus droits sur son coeur, toutes sortes d'esperances, et du minces faveurs, a plusieurs hommes a la fois, tout en ayant l'habilete de faire croire a chacun, qu'il etait le premier et le dernier qu'elle eut aime ou qu'elle dut aimer. Comme il n'est point de mechant caractere qui n'ait, comme on dit, les qualites de ses defauts, on pouvait dire, a sa louange, qu'elle n'avait pas d'hypocrisie avec le monde, et qu'elle n'affectait pas les principes qu'elle n'avait pas. Elle montrait beaucoup d'independance dans ses idees et d'excentricite dans sa conduite. Elle ne croyait a aucune vertu; mais, ne blamant aucun vice, elle parlait des autres femmes avec plus de loyaute que ne le font ordinairement les femmes du monde. Elle le faisait sans menagement et sans malice, ne se piquant pas de pudeur a cet egard, et n'en ayant pas plus que de passion. Horace ne songea pas meme a douter de cette superiorite feminine qui recherchait son hommage. Il l'accepta d'emblee, non-seulement parce qu'elle etait riche, patricienne, courtisee et paree, et que tout cela etait neuf et seduisant pour lui, mais encore parce qu'il avait absolument la meme maniere de juger les gens, et de les prendre, comme elle, en affection ou en antipathie selon qu'il etait goute ou dedaigne. Des le premier jour ou le regard de la vicomtesse avait croise le sien, ce mutuel besoin de l'admiration d'autrui qui les possedait s'etait manifeste. Leurs vanites reciproques s'etaient prises corps a corps, se defiant et s'attirant comme deux champions avides de mesurer leurs forces et de se glorifier aux depens l'un de l'autre. La vicomtesse songea toute la nuit aux trois toilettes qu'elle ferait le lendemain. D'abord elle apparut des le matin sur le perron, en robe de chambre si blanche, si fine, si flottante, qu'elle rappelait Desdemona chantant la romance du Saule. Puis, pendant qu'on appretait les chevaux, elle se costuma en amazone du temps de Louis XIII, risquant une plume noire sur l'oreille, qui eut ete de mauvais gout au bois de Boulogne, et qui etait fort piquante et fort gracieuse au fond des bois de Chailly. Au retour de la chasse, elle fit une toilette de campagne d'un gout exquis, et se couvrit de tant de parfums qu'Horace en eut la migraine. Quant a lui, il s'etait leve avant le jour pour s'equiper en chasseur convenable, et grace a ma garde-robe, il s'improvisa un costume qui ne sentait pas trop le basochien de Paris. Je le previns que mon cheval etait un peu vif, et l'engageai a le traiter doucement. Ils partirent en assez bonne intelligence; mais quand le cavalier fut sous le feu des regards de la chatelaine, il ne tint compte de mes avis, et eut de rudes demeles avec sa monture. La galerie remarqua qu'il ne savait nullement gouverner un cheval. "Vous montez en casse-cou, mon cher, lui cria familierement le comte de Meilleraie, adorateur principal de la vicomtesse; vous vous ferez ecraser contre la muraille." Horace trouva la lecon de mauvais gout, et, pour prouver qu'il la meprisait, il fit cabrer son cheval avec rage. Il etait hardi et solide, quoiqu'il eut peu de lecons de manege, et sachant bien qu'il ne pouvait lutter d'art et de science avec les ecuyers experimentes et pedants qui entouraient la vicomtesse, il voulut du moins les eclipser par son audace. Il reussit a effrayer la dame de ses pensees, au point qu'elle le supplia en palissant d'avoir plus de prudence. L'effet etait produit, et le triomphe d'Horace sur tous ses rivaux fut assure. Les femmes prisent plus le courage que l'adresse. Les hommes soutinrent que c'etait un genre detestable, et qu'aucun d'eux ne voudrait preter son cheval a un pareil fou; mais la vicomtesse leur dit qu'aucun d'eux n'oserait faire de pareilles folies et risquer sa vie avec autant d'insouciance. Comme elle voyait fort bien que toute cette cranerie d'Horace etait en son honneur, elle lui en sut un gre infini, et s'occupa de lui seul tout le temps de la chasse. Horace l'y aida merveilleusement en ne la quittant presque pas, et en montrant pour la chasse en elle-meme toute l'indifference qu'il y portait. Il ne savait pas plus chasser que manier un cheval, et comme il n'y eut fait que des fautes, il affecta un profond mepris pour cette passion grossiere. "Pourquoi etes-vous donc venu? lui dit madame de Chailly, qui voulait provoquer une reponse galante. --J'y viens pour etre aupres de vous," repondit-il sans facon. C'etait plus que n'avait attendu la vicomtesse. Mais les circonstances servaient bien Horace; car cette brusque declaration qu'il lui jetait a la tete, et qu'un peu plus de savoir-vivre lui eut fait tourner plus delicatement, sembla a celle qui la recevait l'effet d'une passion violente et prete a tout oser. Cette femme, d'une beaute contestable et d'un coeur problematique, n'avait jamais ete aimee. On l'avait attaquee et poursuivie par curiosite ou par amour-propre. Jamais on ne l'avait desiree, et elle ne desirait rien tant elle-meme que d'inspirer un amour emporte, dut-il compromettre la reputation de delicatesse, de gout et de fierte qu'elle avait travaille a se faire. Elle esperait peut-etre qu'un tel amour eveillerait en elle les emotions d'un enthousiasme qu'elle ne connaissait pas. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que son imagination etait satisfaite a tous autres egards; que sa vanite etait blasee sur les triomphes de l'esprit et de la coquetterie, et qu'elle n'avait jamais eprouve les transports que la beaute allume et que la passion entretient. Elle etait lasse d'adulations, de soins et de fadeurs. Elle voulait voir faire des folies pour elle; elle voulait, non plus de l'excitation, mais de l'enivrement, et Horace semblait tout dispose a ce role d'amant furieux et temeraire dont la nouveaute devait faire cesser la langueur et l'ennui des vulgaires amours. Cette pauvre femme avait eu cependant un ami dans sa vie, et elle l'avait conserve. C'etait le marquis de Vernes, qui, a l'age de cinquante ans, avait ete son premier amant. Il y avait de cela une vingtaine d'annees, et le monde ne l'avait pas su, ou n'en avait jamais ete certain. Ami de la maison, ce roue habile avait profite des premiers sujets de depit que l'infidelite du vicomte de Chailly avait donnes a sa femme. Il avait ete le confident des chagrins de Leonie, et il en avait abuse pour seduire une enfant sans experience, qui le regardait comme un pere et se fiait a lui. Jusque-la cette infortunee n'avait eu d'autre defaut que la vanite; cet affreux debut dans la vie, avec un vieux libertin, developpa des vices dans son coeur et dans son intelligence. Elle eut horreur de sa chute, se sentit avilie, et se crut perdue a jamais, si, a force de science et de coquetterie, elle ne parvenait a s'en relever. Le marquis l'y aida; non qu'il fut accessible au remords, mais parce que, dans l'espece de morale qu'il s'etait faite de ses vices, il tenait a honneur de ne pas fletrir une femme aux yeux du monde et aux siens propres. C'etait un homme singulier, mysterieux, profond en ruses, et d'une dissimulation froide, au milieu de laquelle regnait une sorte de loyaute. Ne pour la diplomatie, mais eloigne de cette carriere par les evenements de sa vie, il avait fait servir sa puissance secrete a satisfaire ses passions, non sans vanite, du moins sans scandale. Par exemple, il se piquait d'etre ce que les femmes du monde appellent un _homme sur_; et bien qu'a son regard doucereusement cynique, a ses propos delicatement obscenes, a son ton finement dogmatique en matiere de galanterie, on reconnut en lui le libertin superieur, le debauche de premier ordre, jamais le nom d'une de ses maitresses, fut-elle morte depuis quarante ans en odeur de saintete, ne s'etait echappe de ses levres; jamais une femme n'avait ete compromise par lui. Econduit, il ne s'etait jamais plaint; trahi, il ne s'etait jamais venge. Aussi le nombre de ses conquetes avait ete fabuleux, quoiqu'il eut toujours ete fort laid. N'aimant point par le coeur, et sachant bien qu'il ne devait ses triomphes qu'a son adresse, il n'avait jamais ete aime; mais partout il s'etait rendu necessaire, et avait conserve ses droits plus longtemps que ne le font les hommes qu'on aime, et qui nuisent a la reputation et au repos. Tant qu'il desirait, il etait le persecuteur le plus dangereux du monde, et fascinait par une audace perseverante et glacee. Des qu'il possedait, il redevenait non-seulement inoffensif, mais encore utile et precieux. Il se conduisait genereusement, faisait les actes du devouement le plus delicat, travaillait a reparer l'existence de la femme qu'il avait souillee, en un mot, relevait en public, par sa tenue, ses discours et sa conduite, la reputation de celle qu'il avait perdue en secret. Il faisait tout cela froidement, systematiquement, soumettant toutes ses intrigues a trois phases bien distinctes, tromper, soumettre et conserver. Au premier acte, il inspirait la confiance et l'amitie; au second, le honte et la crainte; au troisieme, la reconnaissance et meme une sorte de respect: bizarre resultat de l'amour a la fois le plus deloyal et le plus chevaleresque qui soit jamais passe par une cervelle humaine. La vicomtesse Leonie avait ete une des dernieres victimes du marquis. Desormais elle etait la femme a laquelle il se montrait le plus devoue. Le drame immonde de la seduction avait ete aussi plus serieux pour lui, avec elle, qu'avec la plupart des autres. Il n'avait pas trouve chez elle le moindre entrainement, et il avait ete force d'attaquer et de flatter sa vanite, plus ingenieusement et plus patiemment peut-etre qu'il ne l'avait fait de sa vie. Sa triste victoire avait excite chez Leonie un degout profond, un ressentiment amer, voisin de la haine et de la fureur. Elle l'avait menace de devoiler sa conduite a sa famille, de demander vengeance a son mari, meme de se faire justice elle-meme en le poignardant. Cette reaction violente n'etait pas chez elle l'effet de la vertu outragee, mais celui de la vanite blessee et humiliee. Elle, si hautaine et si eprise d'elle-meme, appartenir a un homme vieux, laid et froid! Elle en faillit mourir, et ce fut la le le plus grand chagrin de sa vie. Le marquis en fut effraye, lui qui ne l'avait jamais ete; aussi travailla-t-il a la rassurer et a la relever a ses propres yeux avec un soin et un zele qui depassaient tous ses miracles precedents en ce genre. Pour rien au monde il n'eut voulu laisser dans une ame si dedaigneuse et si vindicative un souvenir odieux. Il alla jusqu'a jouer le remords, le desespoir et la passion, et il le fit si bien, que la vicomtesse crut etre le premier amour de ce vieillard blase. Son premier soin fut de lui trouver et de lui donner un amant qui consolat son amour-propre, et il y parvint sans que cet homme se doutat de son plan et s'apercut de son concours. Leonie ne savait pas que le marquis avait agi ainsi avec toutes les femmes dont il avait voulu rester l'ami; et puis il fit pour elle cette difference, qu'avec les autres il avait parle en philosophe du dix-huitieme siecle, et qu'avec elle il parla en heros du dix-neuvieme. Il feignit de se sacrifier, de s'arracher le coeur en se donnant un rival; et comme elle aimait a se croire capable d'inspirer un sentiment sublime, elle accepta le role nouveau qu'il venait de creer pour elle. De son cote, il y gouta le plaisir d'inspirer une reconnaissance exaltee; et ils jouerent ensemble cette comedie tout le reste de leur vie. Il fut le confident resigne de tous ses caprices et l'entremetteur sentimental de toutes ses intrigues. Trop vieux desormais pour pretendre au partage, il s'en consola en se voyant prone et cajole ouvertement par une femme qui eut rougi d'avouer l'origine de leur intimite, mais qui le declarait l'homme le plus remarquable, le plus grand esprit, et le plus beau caractere qu'elle eut jamais rencontre. Les femmes de seconde et de troisieme jeunesse, qui avaient connu le marquis a leurs depens, n'etaient pas dupes de cette amitie filiale; mais elles ne se vantaient pas d'en avoir devine la cause; et lorsqu'il arrivait a quelqu'une d'entre elles de dire _amen_ a tous les eloges que decernait Leonie au marquis, c'etait quelque chose d'assez curieux que la contenance chaste et calme de ces deux femmes qui esperaient se tromper reciproquement, et qui savaient tres-bien l'amer secret l'une de l'autre. Il ne fallut qu'une journee au marquis pour deviner le penchant de la vicomtesse pour Horace. Comme, au point de vue de la prudence, qui est toute la morale du monde, il ne lui avait jamais donne que de bons conseils, il vit d'abord cette inclination d'un mauvais oeil. Il ne pouvait pas suivre la chasse; mais il lut sur le front du jeune roturier, lorsqu'au retour celui-ci aida la vicomtesse a descendre de cheval, que ses esperances avaient couru le grand galop. Il penetra dans les appartements de Leonie pendant qu'elle se faisait coiffer par une de ces soubrettes comme il en reste peu, devant lesquelles on ne se gene pas. Assister a la toilette des dames etait un privilege de l'ancien regime auquel l'age du marquis l'autorisait encore. "Ah ca! ma chere enfant, dit-il a Leonie, j'espere que si vous vous coiffez pour ce beau brun qui nous est tombe des nues, vous n'allez pas du moins vous coiffer de lui. C'est un garcon de bonne mine, et qui cause bien, j'en tombe d'accord; mais c'est un homme qui ne vous convient pas. --Comme je suis habituee a vos plaisanteries, je ne me defendrai pas de cette supposition, repondit la vicomtesse en riant; mais dites-moi toujours pourquoi cet homme-la ne me conviendrait pas. --Vous le savez bien, vous la femme la plus clairvoyante et la plus perspicace de la terre. --Ma perspicacite ne m'a rien dit; car je n'ai pas fait a lui la moindre attention. --En ce cas, je vais vous le dire, reprit le marquis, a qui ce mensonge n'en imposait nullement: ce monsieur-la est un homme de rien, un etre commun, une _espece_ en un mot. --Cher ami, ceci n'a pas de sens pour moi, dit la vicomtesse; vous oubliez toujours que je date mes opinions et mes idees d'apres la revolution. --Je date d'auparavant, et je n'ai cependant pas plus de prejuges que vous, ma chere vicomtesse; mais il y a des faits, et je les observe. Les gens d'une certaine classe peuvent avoir des qualites qui nous manquent; mais ils ont aussi des defauts que nous n'avons pas, et qui ne peuvent pas transiger avec les notres. Je ne leur refuse ni le talent, ni l'instruction, ni l'energie; mais je leur refuse positivement le savoir-vivre. --Est-ce que ce garcon en a manque? dit la vicomtesse d'un air distrait; je n'y ai pas pris garde. --Il n'en a pas manque encore; il n'en manquera pas, tant qu'il ne s'agira que de se tenir parmi vos humbles serviteurs. Il ne pourrait, dans cette situation, que manquer parfois d'usage, et vous savez que je n'attache pas d'importance a de telles miseres; mais si vous releviez a une hauteur pour laquelle il n'est point fait, vous le verriez bientot, comme tous ses pareils en pareil cas, manquer de tact, de reserve, de gout et de tenue, et vous auriez bientot a rougir de lui. --Mais vraiment, s'ecria la vicomtesse avec un rire force, vous en parlez comme d'une chose arretee dans ma pensee, et je n'ai pas seulement songe a regarder comment il a le nez fait." Horace avait dans le marquis un dangereux adversaire, et, s'il s'en fut doute, il l'aurait certainement indispose encore plus par sa hauteur et ses bravades. Mais le pauvre enfant etait trop candide pour soupconner l'empire qu'exercait le vieux roue sur l'esprit de sa belle vicomtesse. Il s'en mefiait si peu, qu'il ceda a cette bienveillante admiration que lui inspiraient les gens de qualite. Malgre tout son republicanisme, Horace etait aristocrate dans l'ame. On pouvait lui appliquer le mot pittoresque du Misanthrope: "_La qualite l'entete_." Il eprouvait pour ce monde-la une tolerance politique sans bornes, une sympathie de nature. Il ne pouvait voir un crime dans les habitudes d'elevation et de grandeur, lui qui etait devore du besoin de ces choses, et qui se sentait fait pour en prendre sa part. Il admirait donc la bonne compagnie sans la respecter; il desirait s'y mettre a l'unisson par ses manieres, et il s'y essayait avec la pleine confiance d'y reussir bien vite. Cette facilite a se transformer, cette absence de raideur et de crainte, lui donnaient veritablement un grand charme. Il faisait vingt gaucheries dont pas une ne deplaisait, parce qu'il s'en apercevait le premier et en riait de bonne grace, ne demandant pas pardon d'ignorer ce qu'on ne lui avait pas appris, declarant a qui voulait l'entendre qu'il n'avait jamais vu le monde, et ne montrant ni fausse honte ni sot orgueil. Le laisser-aller de la campagne venait a son secours. La vicomtesse affectait de pousser ce sans-gene aussi loin qu'il etait possible, et de friser le mauvais ton dans son enjouement avec une mesure toujours exquise. Elle riait de tout son coeur des maladresses du nouveau venu, apres les avoir bien provoquees; mais elle n'en riait que devant lui et avec lui; et il mettait de son cote tant de bonhomie et d'ouverture de coeur, que, malgre toutes les preventions de l'entourage, il gagna en un jour toutes les sympathies, meme celle du comte de Meilleraie, qui ne prit de lui aucun ombrage, se confiant dans la superiorite de ses belles manieres. Par malheur, le comte attribuait a ces manieres une importance dont la vicomtesse ne faisait plus aucun cas depuis douze heures. Horace etait cent fois plus aimable, avec sa tenue etourdie et degagee, que le comte avec son dandysme et son dandinage. Ce dernier mot fut celui dont elle se servit pour expliquer a Horace, qui le lui demandait naivement, ce que signifiait litteralement le premier. Malgre la fatigue de la journee, on veilla longtemps au salon; a minuit on prit le the, et a deux heures du matin on causait encore avec animation autour de la table chargee de fruits et de friandises sur lesquels Horace faisait main basse sans ceremonie. Le comte de Meilleraie, qui savait combien Leonie etait romantique (au point de declarer que lord Byron, qu'elle n'avait jamais vu, etait le seul homme qu'elle eut aime), se rejouissait de voir celui qui l'avait inquiete le matin se presenter sous un aspect aussi prosaique. Il le bourrait de patisseries et de confitures, enchante de voir la vicomtesse rire aux eclats de cette voracite d'ecolier, et plein d'amicale gratitude pour Horace, qui se pretait si bien a ce role d'homme sans consequence. Mais la vicomtesse riait pour la premiere fois de sa vie sans ironie; elle comprenait qu'Horace se devouait a la divertir pour etre admis, n'importe a quel prix, dans son intimite. Elle l'avait entendu parler mieux qu'aucun des hommes par lesquels il se laissait maintenant plaisanter; elle l'avait vu a la chasse franchir des fosses et des barrieres devant lesquels tous avaient recule, parce qu'il y avait en effet dix chances contre une de s'y briser. Elle savait donc qu'il etait superieur a eux tous en esprit et en courage. Avec ces avantages-la, accepter le dernier role pour lui faire plaisir, c'etait, selon elle, un acte de devouement admirable et la preuve d'un amour sans bornes. XXVI. Mais celui qui, apres elle, se laissa le plus gagner a l'apparente bonhomie d'Horace, fut son antagoniste declare, le vieux marquis de Vernes. Avec celui-la, Horace ne joua pas de role; il s'engoua sur-le-champ de ce caractere de grand seigneur, de ces gravelures princieres, et de cette insolence leste et brillante qui lui apportaient un reflet des moeurs d'autrefois. Pour quiconque n'a vu les marquis du bon temps que sur la scene, voir poser dans la vie reelle un echantillon de cette race perdue est une veritable bonne fortune. Horace, sans songer que les courtisans de la royaute absolue avaient degenere dans leur genre, tout aussi bien que les preux de la feodalite, crut voir un Lauzun ou un Crequi dans le marquis de Vernes. Peu s'en fallut qu'il n'y vit, en d'autres moments, un duc de Saint-Simon. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se prit pour lui d'un respect et d'une admiration qui se resumaient dans le desir de l'egaler et de le copier autant que possible. Horace avait une telle mobilite d'esprit, il etait si impressionnable, qu'il ne pouvait se defendre de l'imitation. Il n'y avait pas trois jours qu'il allait au chateau, que deja il s'essayait devant nous a prononcer du bord des levres comme le marquis, et qu'il me conjura de lui donner une des tabatieres de mon pere afin de s'exercer a semer elegamment du tabac sur sa chemise, copiant l'indolence gracieuse du vieillard, aussi bien que pouvait le faire un etudiant de seconde annee, c'est-a-dire de la facon la plus ridicule du monde. Eugenie l'en avertit, et le mortifia beaucoup; car il avait oublie que le modele etait assez pres de nous pour oter a son plagiat toute apparence d'originalite. Mais il n'en resta pas moins decide a singer le marquis devant tous ceux qui ne pourraient pas faire, comme nous, la comparaison du maitre avec l'ecolier. Grace a une des anomalies nombreuses de son caractere, tandis qu'il nous rendait temoins de ses tentatives d'affectation, a un quart de lieue de la, sous les yeux de la vicomtesse, il deployait tous les charmes de la simplicite. Qui eut pu deviner que c'etait la encore un role, et toujours une maniere d'etre arrangee pour l'effet? Horace avait, certes, une ingenuite reelle; mais il s'en servait et s'en debarrassait suivant l'occurrence. Quand elle lui reussissait, il s'y laissait aller, et il etait _lui-meme_, c'est-a-dire adorable. Quand elle lui nuisait, il entrait dans n'importe quel role, avec une facilite inconcevable, et il dominait quand il n'avait pas affaire a trop forte partie. Ce jeu-la eut ete bien dangereux avec le vieux marquis, qui en savait plus long que lui, et encore plus avec la vicomtesse, eleve du vieux roue, et capable de lutter avec avantage contre son maitre lui-meme. Aussi Horace, prenant le parti d'etre naturel, les seduisit tous deux. Le marquis n'aimait pas les jeunes gens, bien que, dans la societe des femmes auxquelles il s'etait voue, il fut force de vivre sans cesse au milieu d'eux; mais Horace lui temoigna tant de sympathie, l'ecouta si avidement, s'egaya de si grand coeur a ses vieilles anecdotes, lui fit tant de questions, lui demanda tant de conseils, en un mot le prit si aveuglement pour guide et pour arbitre, que le vieillard, plus vain encore que mechant, s'engoua de lui a son tour, et declara, meme a la vicomtesse, que c'etait la le plus aimable, le plus spirituel et le meilleur jeune homme de toute la generation nouvelle. Horace, se voyant goute, se livra entierement. Il prit le marquis pour confident, et le conjura de lui enseigner a plaire a la vicomtesse. Alors il se passa dans l'esprit du maitre quelque chose d'assez etrange; il devint pensif, serieux, presque melancolique, et frappant sur l'epaule de son eleve; "Jeune homme, lui dit-il, vous me mettez la dans une situation bien delicate. Donnez-moi quelques heures pour y songer, et jusqu'a ce soir pour vous repondre." Le ton solennel du marquis, auquel il etait loin de s'attendre, enflamma la curiosite d'Horace. D'ou vient que cet homme qui, dans les epanchements railleurs, faisait si bon marche de toute morale, prenait un air grave quand il s'agissait de Leonie? Etait-elle donc une femme a part, meme aux yeux de ce contempteur de toute pudeur humaine? Jusque-la elle lui avait semble degagee de prejuges (c'est ainsi qu'elle appelait ce que d'autres appellent principes), et Horace, qui n'en avait aucun en fait d'amour, goutait fort cette maniere de voir. Mais de ce qu'elle n'imposait aucun frein a ses penchants, etait-ce a dire qu'elle put en avoir d'assez prononces pour favoriser un nouveau venu au milieu d'une phalange d'aspirants mieux fondes en titre? N'avait-elle point fait un choix parmi ceux-la? Le comte de Meilleraie n'etait-il pas son amant? Etait-il possible de le supplanter, et toutes ces avances qu'on semblait lui faire n'etaient-elles pas un piege qu'on lui tendait pour le forcer a se ranger au plus vite parmi les amants rebutes? Pendant qu'Horace interrogeait ainsi sa destinee, le marquis revait de son cote a la conduite qu'il tracerait a son jeune ami. Dans ce moment-la, le vieux diplomate etait completement dupe de son disciple. Il le jugeait si candide, si passionne, si genereux, qu'il etait effraye des consequences de son amour pour une femme aussi habile, aussi froide, aussi personnelle que l'etait la vicomtesse. Il craignait des orages qu'il ne pourrait plus conjurer; et comme toute la tactique enseignee par lui a Leonie consistait a se preserver toujours du scandale, il ne savait comment concilier l'espece d'affection qu'il avait reellement pour elle, et la vive sympathie que l'amour-propre flatte lui avait fait concevoir pour Horace. Pour la premiere fois de sa vie peut-etre, il prit le parti d'etre sincere, comme si la franchise d'Horace eut exerce sur lui le meme magnetisme que sa propre rouerie exercait sur ce jeune homme. "Tenez, lui dit-il en parcourant avec lui, au clair de la lune, les allees desertes du jardin anglais, je vais vous parler net. Je crois, de toute mon ame, que vous etes epris de la vicomtesse, et je ne crois pas impossible qu'elle vienne a vous ecouter. Mais si, malgre vos agitations (et vos esperances, que je devine fort bien), vous etes encore capable d'ecouter un bon conseil, vous renoncerez a pousser votre pointe dans ce coeur-la. --J'y renoncerai si vous avez de bonnes raisons a me donner, repondit Horace; et vous n'en devez pas manquer, monsieur le marquis, car vous avez pese les votres toute la journee. --Vous ne voulez pas me croire sur parole, et vous abstenir, sauf a deviner plus tard mes raisons vous-meme? --Comment pouvez-vous me demander pareille chose, vous qui connaissez si bien le coeur humain? Plein de foi en vous, je vous promettrais en vain ce que je ne pourrais pas tenir. --Eh bien, je vais tacher de vous convaincre. Avez-vous deja aime? --Oui. ~-Quelle espece de femme? --Une femme obscure comme moi, mais belle, intelligente et devouee. --Fidele? --Je le crois. --Futes-vous jaloux? --Comme un fou, ou, pour mieux dire, comme un sot. --Comment l'avez-vous quittee? --Ne me le demandez pas; j'ai ete ridicule ou odieux, je ne sais pas lequel. --Mais est-ce fini avec elle? --Vous voulez me forcer a vous dire une chose dont le souvenir me navre, et dont vous ne me conseillerez pas de rire, j'en suis certain: elle s'est suicidee. --Ah! voila qui est bien, tres-bien, dit le marquis avec beaucoup de serieux; je vous felicite. Cela ne m'est jamais arrive. Un suicide! C'est superbe cela, mon cher, a votre age. Qu'on le sache, et toutes les femmes sont a vous. Oui-da! vous etes appele a une belle carriere! Puisqu'il en est ainsi, je vous conseille de prendre votre temps et de choisir. Dites-moi: comment avez-vous pris ce suicide? avez-vous ete tres-frappe? --Monsieur le marquis, dit Horace, ceci passe la plaisanterie. Je ne concois pas que vous m'interrogiez sur un sujet si delicat; mais dussiez-vous me mepriser pour ma faiblesse, je vous dirai que j'ai ete bien pres de me bruler la cervelle. Riez maintenant, si vous voulez. --Mais vous ne l'avez pas fait? continua le marquis poursuivant toujours son interrogatoire avec le plus grand sang-froid. Vous n'avez pas pris des pistolets? Vous ne vous etes pas blesse? Allons, dites, vous n'avez pas fait une pareille niaiserie?" Horace resta interdit, partage entre l'indignation que lui inspirait le calme cynique de son maitre, et le besoin de voir excuser sa propre legerete. Le marquis reprit avec la meme aisance: "Vous etiez donc bien amoureux? --Au contraire, repondit Horace, je ne l'etais pas assez. C'etait une femme trop parfaite: je m'ennuyais de la vie avec elle. --Et elle s'est tuee pour vous rattacher a l'existence? C'est bien beau de sa part. Ah ca! exigez-vous qu'a l'avenir on se tue pour vous?" Horace, qui n'avait fait cet aveu amplifie du suicide de Marthe que par un mouvement de vanite, sentit qu'il avait fait la une sottise; le marquis l'en avertissait par ses railleries. Confus et irrite, il se laissa accabler quelques instants en silence. Enfin, n'y pouvant plus tenir. "Monsieur le marquis, dit-il, j'esperais mieux de votre superiorite. Il n'y a pas de gloire a ecraser un pauvre diable quand on est grand seigneur, et un enfant quand on a des cheveux blancs. Vous me trouvez fat et ridicule d'aspirer a la vicomtesse. Eh bien, si vous etes autorise a vous moquer de moi... --Que feriez-vous dans ce cas-la? dit le marquis vivement. --Que pourrais-je faire vis-a-vis d'une femme et d'un... --Et d'un vieillard? dit le marquis en achevant la phrase d'Horace avec calme. Eh bien, voyons! vous vous retireriez tout penaud? --Peut-etre que non, monsieur le marquis, repondit Horace avec energie; peut-etre accepterais-je le defi, sauf a en sortir vaincu; mais du moins je ne cederais pas sans combattre. --A la bonne heure, dit le marquis en lui tendant la main. Voila comme j'aime a entendre parler. Maintenant ecoutez-moi. Je ne me moque pas, je vous estime, et je vous plains; car vous avez encore trop d'illusions et de fougue pour ne pas jouer a vos depens la comedie, ou, si vous voulez que je parle d'une facon plus moderne, le _drame_ des passions. Vous n'avez pas d'experience, mon cher ami. --Je le sais bien, et c'est pour cela que je vous demandais conseil. --Eh bien, je vous conseille de vous en tenir encore pendant cinq ou six ans aux femmes enthousiastes et folles qui se tuent par amour ou par depit. Quand vous en aurez detruit ou desole une douzaine, vous serez mur pour la grande entreprise, concue par vous temerairement aujourd'hui, d'attaquer une femme du monde. --C'est une lecon? je l'accepte; mais je la veux entiere et serieuse afin d'en pouvoir profiter. Voyons, sans dedain, sans mechancete, Monsieur, une femme du monde est donc bien forte, bien invincible pour un homme qui n'est pas du monde? --Tout au contraire. Rien n'est si facile que de vaincre comme vous l'entendez la plus forte de ces femmes-la. Vous voyez que je ne suis ni dedaigneux, ni mechant pour vous. --En ce cas... achevez, dites tout. --Vous le voulez? Apprenez donc qu'il est facile de triompher des desirs et de la curiosite d'une femme. Ceci n'est rien. Sans jeunesse, sans beaute, avec quelque esprit seulement, on y parvient tous les jours. Maie n'etre pas culbute le lendemain par ce coursier indocile qu'on appelle la _reflexion_, voila ce qui n'est pas donne a tous, et ce qui demande un certain art. Vous pourriez des cette nuit, par surprise, obtenir ce qu'on repute la victoire. Mais vous pourriez bien aussi etre econduit demain soir, et rencontrer apres-demain votre conquete sans qu'elle vous rendit seulement un salut. --En est-il ainsi? sont-ce la leurs facons d'agir? --Ce sont la leurs droits; qu'y trouvez-vous a redire? Nous les obsedons; nous violentons leurs pensees, leur imagination, leur conscience; a force de ruse et d'audace nous arrachons leur consentement, et elles ne pourraient pas se raviser au moment ou notre desir perd son intensite avec sa puissance! Elles ne pourraient pas se venger d'avoir ete gagnees au jeu, et prendre leur revanche a la premiere occasion! Allons donc! sommes-nous musulmans pour leur interdire le jugement et la liberte? --Vous avez raison, et je commence a comprendre. Mais quelle est donc cette science mysterieuse sans laquelle on ne peut leur plaire plus d'un jour? --Eh mais, c'est la science de ne jamais deplaire! C'est une grande science, croyez-moi. --Enseignez-la-moi, je veux l'apprendre," dit Horace. Alors le vieux marquis, avec une complaisance secrete pour lui-meme et avec le pedantisme de sa vanite satisfaite par les sacrifices humiliants et les intrigues pueriles d'un demi-siecle de galanterie, exposa longuement ses plans et sa doctrine a Horace. Il y mit la meme solennite que s'il se fut agi de leguer a un jeune adepte une science profonde, un secret important a l'avenir des hommes. Horace l'ecouta avec stupeur, et se retira tellement bouleverse et brise de tout ce qu'il venait d'entendre, qu'il en fut malade toute la nuit. Il s'obstinait a admirer le marquis; mais, malgre lui, il avait ete saisi d'un tel degout a la peinture de ces profanations de l'amour, et a l'idee de ces froides machinations, qu'il ne put se decider a retourner au chateau le lendemain. Il resta trois jours sous le coup de ces revelations mortelles, ne croyant plus a rien, regrettant ses illusions avec amertume, rougissant tantot de ce monde ou il s'etait jete avec tant d'ardeur, tantot de lui-meme, qu'il sentait si inferieur, dans l'art du mensonge, et ne songeant plus a la vicomtesse, qu'il voyait desormais, a travers les analyses seches et rebutantes du marquis, comme un cadavre informe sortant d'un alambic. Cette absence non premeditee lui fit faire a son insu bien du chemin dans le coeur de la vicomtesse. Elle avait arrange dans sa tete un roman qu'elle ne voulait pas laisser au premier chapitre. D'une longue-vue placee sur le perron eleve du chateau, elle voyait distinctement notre maisonnette et les prairies environnantes. Elle distingua Horace se promenant a quelque distance, dans un lieu decouvert touchant a l'extremite du parc de Chailly. Elle alla s'y promener comme par hasard, le rencontra, marcha longtemps avec lui, deploya toutes les graces de son esprit, et ne l'amena pourtant pas a lui faire une declaration. Horace avait ete si frappe des instructions du marquis, il etait si epouvante de la science qu'il lui avait donnee, que, malgre l'ivresse de vanite ou le plongeaient les avances sentimentales de Leonie, il se sentit la force de resister. Il eut cette force bien longtemps, c'est-a-dire environ trois semaines, phase immense entre deux etres qui se desirent mutuellement, et qui ne sont retenus par aucune consideration morale. Peut-etre le courage de ce jeune homme eut offense et rebute la vicomtesse s'il eut persiste davantage. Mais le marquis de Vernes, qui craignait le cholera tout en feignant de le braver, ayant oui dire qu'un cas s'etait manifeste sur la rive gauche de la riviere, pretexta une lettre de son banquier qui le forcait de retourner a Paris, et partit le jour meme. Prive de son mentor, Horace n'eut plus de force. La vicomtesse, piquee au vif, se voyant desiree, et ne pouvant concevoir ou un enfant sans experience prenait l'energie de suspendre des poursuites d'abord si vives, avait resolu de vaincre, et chaque jour elle imaginait de nouvelles seductions. Cent fois elle le vit pret a flechir, et tout a coup il s'arrachait d'aupres d'elle, emu, bouleverse, mais n'ayant pas dit un mot d'amour. On s'en tenait a la sympathie, a l'amitie. La vicomtesse, au milieu de ses plus delicieux abandons, savait reprendre a temps son sang-froid, et se tirer des mauvais pas ou elle s'etait risquee, avec une presence d'esprit admirable. Horace voyait bien que, tout en se jetant a sa tete, elle conservait tous ses avantages. Il attendait vainement qu'elle n'eut plus la possibilite d'une arriere-pensee; et, quoi qu'il fit, au bout de trois semaines de coquetteries effrenees, elle ne lui avait pas dit une syllabe qu'elle ne put reprendre et interpreter en sens inverse, au premier caprice de resistance qui lui passerait par l'esprit. Cette lutte miserable le faisait horriblement souffrir, et cependant il ne pouvait s'y soustraire. Il oubliait tout: il ne songeait plus a retourner a Paris; il n'osait faire savoir a ses parents qu'il ne les avait quittes que pour s'arreter a mi-chemin, et, pour ne pas les affliger par cette preuve d'indifference, il les laissait en proie a l'inquietude d'attendre en vain de ses nouvelles et d'ignorer ce qu'il etait devenu. Quant a Marthe, il ne semblait pas qu'elle eut jamais existe pour lui. Absorbe par une seule pensee, jouant avec stoicisme son role d'insouciant dans la societe de la vicomtesse, s'entourant d'un mystere sombre et bizarre dans ses tete-a-tete avec elle, et revenant chez nous le soir, amer et taciturne, il etait devore de mille furies, et poursuivait, en faiblissant peu a peu, l'apprentissage de roue auquel il s'etait condamne pour ressembler au marquis de Vernes. Apres avoir longtemps cherche le cote vulnerable de cette cuirasse merveilleuse, la vicomtesse trouva enfin le joint: c'etait l'amour-propre litteraire. Elle parvint a lui faire avouer qu'il etait poete, et lui demanda a voir ses essais. Horace, n'ayant jamais rien complete, eut ete bien embarrasse de la satisfaire; mais elle manifesta pour le talent d'ecrire un tel enthousiasme, qu'il desira vivement gouter le poison de ce nouveau genre de flatterie, et se mit a l'oeuvre. Il y avait bien trois mois qu'il n'avait trempe une plume dans l'encre pour coudre deux phrases ou deux vers ensemble. Lorsqu'il fouilla dans les limbes de son cerveau, il n'y trouva qu'une impression tant soit peu vive et complete: la disparition de Marthe et son suicide presume. Il ne faut pas oublier que cette presomption etait passee a l'etat de certitude chez Horace, depuis qu'il avait fait de l'effet sur deux ou trois personnes, en leur confiant le tragique secret qui etait cense avoir brise son ame et desenchante sa vie. Le sujet etait dramatique; il s'en inspira heureusement. Il fit d'assez beaux vers, et me les lut avec une emotion qui les faisait valoir. J'en fus tres-emu moi-meme. J'ignorais que c'etait la premiere fois, depuis six semaines, qu'il pensait a Marthe; il ne m'avait pas confie ses affaires de coeur avec la vicomtesse; en un mot, j'etais loin de deviner que les larmes qui coulaient de ses yeux sur son elegie n'etaient qu'une repetition de la scene qu'il se menageait avec Leonie. Le lendemain marqua son triomphe litteraire et sa defaite diplomatique aupres de la vicomtesse. Il lui recita ses vers, qu'il pretendit avoir faits deux ans auparavant; car il est bon de vous dire qu'il se vieillissait de quelques annees pour ne pas paraitre trop enfant dans ce monde-la. En outre, cette douleur antidatee lui donnait un aspect plus byronien. Il declama avec plus de talent encore qu'il ne m'en avait montre; les sanglots lui couperent la voix au dernier hemistiche. La vicomtesse faillit s'evanouir, tant elle se donna de peine pour pleurer! Elle en vint a son honneur, et versa des larmes... de veritables larmes. Helas! oui, on pleure par affectation aussi bien que par emotion vraie. Cela se voit tous les jours, et c'est encore une decouverte physiologico-psychologique acquise a la science du dix-neuvieme siecle, decouverte que j'ai niee longtemps, mais dont j'ai vu des preuves eclatantes, incontestables, atroces. Ce qu'il y a d'etrange chez les sujets doues de cette faculte, c'est qu'ils sont facilement dupes quand ils rencontrent des natures analogues. Horace savait bien qu'il pleurait sur Marthe sans la regretter; il ne vit pas qu'il faisait pleurer la vicomtesse sans l'avoir attendrie. Quand il contempla l'effet qu'il venait de produire sur elle, la tete lui tourna: il oublia toutes ses resolutions, toutes les lecons du marquis. Il se jeta aux pieds de Leonie, et lui exprima sa passion avec une grande eloquence; car il etait en verve; tous les ressorts de son intelligence etaient tendus. Il avait encore l'oeil humide, la voix eteinte, les cheveux agites et les levres pales. La vicomtesse se crut adoree, et la joie du triomphe la rendit belle et jeune pendant quelques instants. Mais elle n'etait pas femme a ceder un jour trop tot. Elle voulait, apres avoir pris tant de peine pour etre attaquee, faire sentir le prix de sa pretendue defaite, et prolonger le plus grand plaisir que connaissent les coquettes, celui de se faire implorer. Elle sembla tout a coup faire sur elle-meme un puissant effort, et s'arrachant des bras d'Horace avec toute la mimique de l'effroi, de la surprise et de la honte, elle le laissa consterne dans son boudoir, ou cette scene venait d'etre jouee, et courut s'enfermer dans sa chambre. Peut-etre croyait-elle qu'Horace forcerait sa porte. Il n'eut ni cet esprit ni cette sottise. Il quitta le chateau, mortellement blesse, se croyant joue, outrage, et en proie a une sorte de fureur. La vicomtesse ne prit point cette susceptibilite pour une maladresse. Elle l'observa comme une preuve d'orgueil immense, et ne se trompa guere. Elle se felicita donc de son inspiration, voyant bien qu'il fallait briser cet orgueil piece a piece, si elle ne voulait exposer le sien a de graves atteintes. Ce jeu egoiste et de mauvaise foi dura encore plusieurs jours. Horace avait perdu tous ses avantages. Il bouda; on le ramena, toujours au nom de l'amitie. On consentit a l'ecouter, apres l'avoir force a parler. On lui imposa silence quand il eut dit tout ce qu'on desirait entendre. On le nourrit de refus et d'esperances. On joua la candeur d'une amitie fraternelle prise a l'improviste, et bouleversee par l'etonnement, l'inquietude, la tendre compassion, le desir genereux et timide de fermer une blessure qu'on semblait avoir faite involontairement. Leonie s'en donna a coeur joie; mais, prise dans ses propres filets, elle fut tout aussi ridiculement trompee que perfidement hypocrite. Elle s'imagina lutter avec un amour serieux, combattre avec un remords encore saignant, triompher d'un passe terrible. La pauvre Marthe servit d'enjeu a cette partie. La vicomtesse crut effacer son souvenir, et ne se douta pas que ce n'etait la qu'une fiction pour l'attirer dans le piege. Qui fut trompe d'Horace ou de Leonie? Ils le furent tous deux; et le jour ou ils succomberent l'un a l'autre, leur amour, si tant est qu'ils eussent ressenti des feux dignes d'un si beau nom, etait epuise deja par les fatigues et les ennuis de la guerre. XXVII. Ce jour de _bonheur_, memorable et funeste entre tous dans la vie d'Horace, fut enregistre d'une maniere plus serieuse et plus solennelle dans l'histoire. C'etait le 5 juin 1832; et quoique j'aie passe ce jour et le lendemain dans l'ignorance complete de la tragedie imprevue dont Paris etait le theatre, et ou plusieurs de mes amis furent acteurs, j'interromprai le recit des bonnes fortunes d'Horace pour suivre Arsene et Laraviniere au milieu du drame sanglant d'une revolution avortee. Ma tache n'est pas de rappeler des evenements dont le souvenir est encore saignant dans bien des coeurs. Je n'ai rien su de particulier sur ces evenements, sinon la part que mes amis y ont prise. J'ignore meme comment Laraviniere y fut mele, s'il les avait prevus, ou s'il s'y jeta inopinement, pousse par les provocations de la force militaire au convoi de l'illustre Lamarque, et par le desordre encore mal explique de cette deplorable journee. Quoi qu'il en soit, cette lutte ne pouvait passer devant lui sans l'entrainer. Elle entraina aussi Arsene, qui n'en esperait point le succes; mais qui, desirant la mort, et voyant son cher Jean la chercher derriere les barricades, s'attacha a ses pas, partagea ses dangers, et subit l'heroique et sombre enivrement qui gagna les defenseurs desesperes de ces nouvelles Thermopyles. A l'heure derniere de ces martyrs, comme la troupe envahissait le cloitre Saint-Mery, Laraviniere, deja crible, tomba frappe d'une derniere Balle. [Illustration: Arsene fut un de ceux qui s'echapperent par un toit.] "Je suis mort, dit-il a Arsene, et la partie est perdue. Mais tu peux fuir encore; pars! --Jamais, dit Arsene en se jetant sur lui; ils me tueront sur ton corps. --Et Marthe! repondit Laraviniere, Marthe qui existe peut-etre, et qui n'a que toi sur la terre! La derniere volonte d'un mourant est sacree. Je te legue l'avenir de Marthe, et je t'ordonne de sauver ta vie pour elle. Puisqu'il n'y a plus rien a faire ici, tu peux et tu dois te soustraire a ces bourreaux qui s'approchent, ivres de vengeance et de vin; pauvres soldats qui se croient vainqueurs cent contre un!" Deux minutes apres, l'intrepide Jean tomba inanime sur le sein d'Arsene. La maison, dernier refuge des insurges, etait envahie. Arsene fut un de ceux qui s'echapperent par un toit. Cette evasion tint du miracle, et arracha malheureusement peu de braves a la furie des assaillants. Cache a plusieurs reprises dans des cheminees, dans des lucarnes de greniers, vingt fois apercu et poursuivi, vingt fois soustrait aux recherches avec un bonheur qui semblait proclamer l'intervention de la Providence, Arsene, couvert de blessures, brise par plusieurs chutes, se sentant a bout de ses forces et de son courage, tenta un dernier effort pour disputer une vie a laquelle une faible esperance le rattachait a peine. Il s'agissait de sauter d'un toit a l'autre pour entrer dans une mansarde par une fenetre inclinee qu'il apercevait a quelques pieds de distance. Ce n'etait qu'un pas a faire, un instant de resolution et de sang-froid a ressaisir; mais Arsene etait mourant et a demi fou. Le sang de Laraviniere, mele au sien, etait chaud sur sa poitrine, sur ses mains engourdies, sur ses tempes embrasees. Il avait le vertige. La douleur morale etait si violente qu'elle ne lui permettait pas de sentir la douleur physique; et cependant l'instinct de la conservation le guidait encore, sans qu'il put se rendre compte de l'epuisement qui augmentait avec rapidite, sans qu'il eut connaissance de l'agonie qui commencait. "Mon Dieu, pensa-t-il en s'approchant de la fente entre les deux toits, si ma vie est encore bonne a quelque chose, conserve-la; sinon, permets qu'elle s'eloigne bien vite!" Et penchant le corps en avant, il se laissa tomber plutot qu'il ne s'elanca sur le bord oppose. Alors, se trainant sur ses genoux et sur ses coudes, car ses pieds et ses mains lui refusaient le service, il parvint jusqu'a la fenetre qu'il cherchait, l'enfonca en posant ses deux genoux sur le vitrage, et, laissant porter sur ce dernier obstacle tout le poids de son corps, s'abandonnant avec indifference a la generosite ou a la lachete de ceux qu'il allait surprendre dans cette miserable demeure, il roula evanoui sur le carreau de la mansarde. En recevant ce dernier choc qu'il ne sentit pas, il eut comme une reaction de lucidite qui dura a peine quelques secondes. Ses yeux virent les objets; son cerveau les comprit a peine, mais son coeur eprouva comme un dilatement de joie qui eclaira son visage au moment ou il perdit connaissance. [Illustration: Elle se pencha sur cette tete meurtrie.] Qu'avait-il donc vu dans cette mansarde? Une femme pale, maigre, et miserablement vetue, assise sur son grabat et tenant dans ses bras un enfant nouveau-ne, qu'elle cacha avec epouvante derriere elle, en voyant un homme tomber du toit a ses pieds. Arsene avait reconnu cette femme. Pendant un instant aussi rapide que l'eclair, mais aussi complet qu'une eternite dans sa pensee, il l'avait contemplee; et, oubliant tout ce qu'il avait souffert comme tout ce qu'il avait perdu, il avait goute un bonheur que vingt siecles de souffrance n'eussent pu effacer. C'est ainsi qu'il exprima par la suite cet instant ineffable dans sa vie, qui lui avait ouvert une source de reflexions nouvelles sur la fiction du temps creee par les hommes, et sur la permanence de l'abstraction divine. Marthe ne l'avait pas reconnu. Brisee, elle aussi, par la souffrance, la misere et la douleur, elle n'etait pas soutenue par une exaltation febrile qui put la ranimer tout d'un coup et lui faire sentir la joie au sein du desespoir. Elle fut d'abord effrayee; mais elle ne chercha pas longtemps l'explication d'une visite aussi etrange. Toute la journee, toute la nuit precedente, toute la veille, attentive aux bruits sinistres du combat, dont le theatre etait voisin de sa demeure, elle n'avait eu qu'une pensee: "Horace est la, se disait-elle, et chacun de ces coups de fusil que j'entends peut avoir sa poitrine pour but." Horace lui avait fait pressentir cent fois qu'il se jetterait dans la premiere emeute; elle le croyait capable de persister dans une telle resolution. Elle avait pense aussi a Laraviniere, qu'elle savait ardent et pret a toutes ces luttes; mais elle avait entendu tant de fois Arsene detester les tragiques souvenirs des journees de 1830, qu'elle ne le supposait pas mele a celles-ci. Lorsqu'elle vit un homme tomber expirant devant elle, elle comprit que c'etait un fugitif, un vaincu, et, de quelque parti qu'il fut, elle se leva pour le secourir. Ce ne fut qu'en approchant sa lampe de ce visage noirci de poudre et souille de sang, qu'elle songea a Arsene; mais elle n'en crut pas ses yeux. Elle prit son tablier pour etancher ce sang et pour essuyer cette poudre, sans peur et sans degout: les malheureux ne sont guere susceptibles de telles faiblesses. Elle se pencha sur cette tete meurtrie et defiguree, qu'elle venait de poser sur ses genoux tremblants; et alors seulement elle fut certaine que c'etait la son frere devoue, son meilleur ami. Elle le crut mort, et, laissant tomber son visage sur cette face livide qui lui souriait encore avec une bouche contractee et des yeux eteints, elle l'embrassa a plusieurs reprises, et resta sans verser une larme, sans exhaler un gemissement, plongee dans un desespoir morne, voisin de l'idiotisme. Quand elle eut recouvre quelque presence d'esprit, elle chercha dans le battement des arteres a retrouver quelque symptome de vie. Il lui sembla que le pouls battait encore; mais le sien propre etait si gonfle, qu'elle ne sentait pas distinctement et qu'elle ne put s'assurer de la verite. Elle marcha vers la porte pour appeler quelques voisins a son aide; mais, se rappelant aussitot que parmi ces gens, qu'elle ne connaissait pas encore, un scelerat ou un poltron pouvait livrer le proscrit a la vengeance des lois, elle tira le verrou de la porte, revint vers Arsene, joignit les mains, et demanda tout haut a Dieu, son seul refuge, ce qu'il fallait faire. Alors, obeissant a un instinct subit, elle essaya de soulever ce corps inerte. Deux fois elle tomba a cote de lui sans pouvoir le deranger; puis tout a coup, remplie d'une force surnaturelle, elle l'enleva comme elle eut fait d'un enfant, et le deposa sur son lit de sangle, a cote d'un autre infortune, d'un veritable enfant qui dormait la, insensible encore aux terreurs et aux angoisses de sa mere. "Tiens, mon fils, lui dit-elle avec egarement, voila comme ta vie commence; voila du sang pour ton bapteme, et un cadavre pour ton oreiller." Puis elle dechira des langes pour essuyer et fermer les blessures d'Arsene. Elle lava son sang colle a ses cheveux; elle contint avec ses doigts les veines rompues, elle rechauffa ses mains avec son haleine, elle pria Dieu avec ferveur du fond de son ame desolee. Elle n'avait rien, et ne pouvait rien de plus. Dieu vint a son secours, et Arsene reprit connaissance. Il fit un violent effort pour parler. "Ne prends pas tant de peine, lui dit-il; si mes blessures sont mortelles, il est inutile de les soigner; si elles ne le sont pas, il importe peu que je sois soulage un peu plus tot. D'ailleurs je ne souffre pas; assieds-toi la, donne-moi seulement un peu d'eau a boire, et puis laisse-moi ce mouchoir, j'arreterai moi-meme le sang qui coule de ma poitrine. Laisse ta main sur ma tempe, je n'ai pas besoin d'autre appareil. Dis-moi que je ne reve pas, car je suis heureux!... Heureux?" ajouta-t-il avec effroi en se ravisant, car le souvenir de Laraviniere venait de se reveiller. Mais en songeant que Marthe avait bien assez a souffrir, il lui cacha l'horreur de cette pensee, et garda le silence. Il but l'eau avec une avidite qu'il reprima aussitot. "Ote-moi ce verre, lui dit-il; quand les blesses boivent, ils meurent aussitot. Je ne veux pas mourir, Marthe; a cause de toi, il me semble que je ne dois pas mourir. Cependant il fut durant toute cette nuit entre la mort et la vie. Devore d'une soif furieuse, il eut le courage de s'abstenir. Marthe etait parvenue a arreter le sang. Les blessures, quoique profondes, ne constituaient pas par elles-memes l'imminence du danger; mais l'exaltation, le chagrin et la fatigue allumaient en lui une fievre delirante, et il sentait du feu circuler dans ses arteres. S'il eut cede aux transports qui le gagnaient, il se fut ote la vie; car il sentait la rage de destruction qui l'avait possede depuis deux jours se tourner maintenant contre lui-meme. Dans cet etat violent, il conservait cependant assez de force pour combattre son mal: son ame n'etait pas abattue. Cette ame puissante, aux prises avec la desorganisation de la vie physique, ressentait un trouble cruel, mais se raidissait contre ses propres detresses, et, par des efforts presque surhumains, elle terrassait les fantomes de la fievre et les suggestions du desespoir. Vingt fois il se leva, pret a dechirer ses blessures, a repousser Marthe, que par instants il ne reconnaissait plus et prenait pour un ennemi, a trahir le secret de sa retraite par des cris de fureur, a se briser la tete contre les murs. Mais alors il se faisait en lui des miracles de volonte. Son esprit, profondement religieux, conservait, jusque dans l'egarement, un instinct de priere et d'esperance; et il joignait les mains en s'ecriant: "Mon Dieu! qu'est-ce que c'est? ou suis-je? que se passe-t-il en moi et hors de moi? M'abandonneriez-vous, mon Dieu? ne me donnerez-vous pas du moins une fin pieuse et resignee?" Puis, se tournant vers Marthe: "Je suis un homme, n'est-ce pas? lui disait-il; je ne suis pas un assassin, je n'ai pas verse a dessein le sang innocent! je n'ai pas perdu le droit de l'invoquer! Dis-moi que c'est bien toi qui es la, Marthe! dis-moi que tu esperes, que tu crois! Prie, Marthe, prie pour moi et avec moi, afin que je vive ou que je meure comme un homme, et non pas comme un chien." Puis il enfoncait son visage sur le traversin, pour etouffer les rugissements qui s'echappaient de sa poitrine; il mordait les draps pour empecher ses dents de se broyer les unes contre les autres; et quand les objets prenaient a ses yeux des formes chimeriques, quand Marthe se transformait dans son imagination en visions effrayantes, il fermait les yeux, il rassemblait ses idees, il forcait les hallucinations a ceder devant la raison; et de la main ecartant les spectres, il les exorcisait au nom de la foi et de l'amour. Cette lutte epouvantable dura pres de douze heures. Marthe avait pris son enfant dans ses bras; et lorsque Paul perdait courage et s'ecriait douloureusement: "Mon Dieu, mon Dieu! voila que vous m'abandonnez encore!" elle se prosternait et tendait a Arsene cette innocente creature, dont la vue semblait lui imposer une sorte de respect craintif. Arsene n'avait encore exprime aucune pensee par rapport a cet enfant. Il le voyait, il le regardait avec calme; il ne faisait aucune question; mais des qu'il avait, malgre lui, laisse echapper un gemissement ou un sanglot, il se retournait vivement pour voir s'il ne l'avait pas eveille. Une fois, apres un long silence et une immobilite qui ressemblait a de l'extase, il dit tout a coup: "Est-ce qu'il est mort? --Qui donc? demanda Marthe. --L'_enfant_, repondit-il, l'enfant qui ne crie plus! il faut cacher l'enfant, les brigands triomphent, ils le tueront. Donne-moi l'enfant que je le sauve; je vais l'emporter sur les toits, et ils ne le trouveront pas. Sauvons l'enfant: vois-tu, tout le reste n'est rien, mais un enfant, c'est sacre." Et ainsi en proie a un delire ou l'idee du devoir et du devouement dominait toujours, il repeta cent fois: "L'_enfant_, l'enfant est sauve, n'est-ce pas?... Oh! sois tranquille pour l'enfant, nous le sauverons bien." Quand il revenait a lui-meme, il le regardait, et ne disait plus rien. Enfin cette agitation se calma, et il dormit pendant une heure. Marthe, epuisee, avait replace l'enfant sur le lit, a cote du moribond. Assise sur une chaise, d'un de ses bras elle entourait son fils pour le preserver, de l'autre elle soutenait la tete de Paul; la sienne etait tombee sur le meme coussin; et ces trois infortunes reposerent ainsi sous l'oeil de Dieu, leur seul refuge, isoles du reste de l'humanite par le danger, la misere et l'agonie. Mais bientot ils furent reveilles par une sourde rumeur qui se faisait autour d'eux. Marthe entendit des voix inconnues, des pas lourds et presses qui lui glacerent le coeur d'epouvante. Des agents de police visitaient les mansardes, cherchant des victimes. On approchait de la sienne. Elle jeta les couvertures sur Arsene, nivela le lit avec ses hardes, qu'elle cacha sous les draps, et, placant son enfant sur Arsene lui-meme, elle alla ouvrir la porte avec la resolution et la force que donnent les perils extremes. Les debris du chassis de sa fenetre avaient ete caches dans un coin de la chambre; elle avait attache son tablier en guise de rideau devant cette fenetre brisee pour voiler le degat. Une voisine charitable, chez qui on venait de faire des perquisitions, suivit les sbires jusqu'au seuil de Marthe. "Ici, mes bons messieurs, leur dit-elle, il n'y a qu'une pauvre femme a peine relevee de couches, et encore bien malade. Ne lui faites pas peur, mes bons messieurs, elle en mourrait." Cette priere ne toucha guere les etres sans coeur et sans pitie auxquels elle s'adressait; mais le sang-froid avec lequel Marthe se presenta devant eux leur ota tout soupcon. Un coup d'oeil jete dans sa chambre trop petite et trop peu meublee pour receler une cachette, leur persuada l'inutilite d'une recherche plus exacte. Ils s'eloignerent sans remarquer des traces de sang mal effacees sur le carreau, et ce fut encore un des miracles qui concoururent au salut d'Arsene. La vieille voisine etait une digne et genereuse creature qui avait assiste Marthe dans les douleurs de l'enfantement. Elle l'aida a cacher le proscrit, se chargea de lui apporter des aliments et quelques remedes; mais, ne connaissant aucun medecin dont les opinions pussent lui garantir le silence, et terrifiee par les rigueurs vraiment inquisitoriales qui furent deployees a l'egard des victimes du cloitre Saint-Mery, elle se borna aux secours insuffisants qu'elle pouvait fournir elle-meme. Marthe n'osait faire un pas hors de sa chambre, dans la crainte qu'on ne revint l'explorer en son absence. D'ailleurs Arsene etait devenu si calme que l'inquietude s'etait dissipee, et qu'elle comptait sur une prompte guerison. Il n'en fut pas ainsi. La faiblesse se prolongea au point que, pendant plus d'un mois, il lui fut impossible de sortir du lit. Marthe coucha tout ce temps sur une botte de paille, qu'elles etait procuree sous pretexte de se faire une paillasse; mais elle n'avait pas le moyen d'en acheter la toile. La vieille voisine etait dans une indigence complete. L'etat du malade et son propre accablement ne permettaient pas a Marthe de travailler, encore moins de sortir pour chercher de l'ouvrage. Depuis deux mois qu'elle s'etait separee d'Horace, resolue de n'etre a charge a personne en devenant mere, elle avait vecu du prix de ses derniers effets vendus ou engages au Mont-de-Piete; sa delivrance ayant ete plus longue et pus penible qu'elle ne l'avait prevu, elle avait epuise cette faible ressource, et se trouvait dans un denument absolu. Arsene n'etait pas plus heureux. Depuis quelque temps; prevoyant, d'apres les discours de Laraviniere, un bouleversement dans Paris, et voulant etre libre de s'y jeter, il avait donne toutes ses petites epargnes a ses soeurs, et les avait renvoyees en province. Croyant n'avoir plus qu'a mourir, il n'avait rien garde. La situation de ces deux etres abandonnes etait donc epouvantable. Tous deux malades, tous deux brises; l'un cloue sur un lit de douleur, l'autre allaitant un enfant, ne vivant que de pain et dormant sur la paille, n'etant pas meme abritee dans cette mansarde dont elle n'osait pas faire reparer la fenetre, puisqu'un secret de mort etait lie a cette trace d'effraction, et n'ayant d'ailleurs pas la force de faire un pas. Et puis, ajoutez a ces empechements une sorte d'apathie et d'impuissance morale, causee par les privations, l'epuisement, une habitude de fierte outree, et l'isolement qui paralyse toutes les facultes: et vous comprendrez comment, pouvant avertir Eugenie et moi avec quelques precautions et un peu moins d'orgueil, ils se laisserent deperir en silence durant plusieurs semaines. L'enfant fut le seul qui ne souffrit pas trop de cette detresse. Sa mere avait peu de lait; mais la voisine partageait avec le nourrisson celui de son dejeuner, et chaque jour elle allait le promener dans ses bras au soleil du quai aux Fleurs. Il n'en faut pas davantage a un enfant de Paris pour croitre comme une plante frele, mais tenace, le long de ces murs humides ou la vie se developpe en depit de tout, plus souffreteuse, plus delicate, et cependant plus intense qu'a l'air pur des champs. Pendant cette dure epreuve, la patience d'Arsene ne se dementit pas un instant; il ne profera pas une seule plainte, quoiqu'il souffrit beaucoup, non de ses blessures, qui ne s'envenimerent plus et se fermerent peu a peu sans symptomes alarmants, mais d'une violente irritation du cerveau qui revenait sans cesse et faisait place a de profonds accablements. Entre l'exaltation et l'affaissement, il eut peu d'intervalles pour s'entretenir avec Marthe. Dans la fievre, il s'imposait un silence absolu, et Marthe ignorait alors combien il etait malade. Dans le calme, il menageait a dessein ses forces, afin de pouvoir lutter contre le retour de la crise. Il resulta de cette resolution stoique une guerison dont la lenteur surprit Marthe, parce qu'elle ne comprenait pas la gravite du mal, et dont la rapidite me parut inexplicable, lorsque, par la suite, je tins de la bouche d'Arsene le detail de tout ce qu'il avait souffert. Par instants, malgre la confiance qu'il avait su lui donner, Marthe s'effrayait pourtant de l'espece d'indifference avec laquelle il semblait attendre sa guerison sans la desirer. Elle pensait alors que ses facultes mentales avaient recu une grave atteinte, et craignait qu'il n'en retrouvat jamais completement la vigueur. Mais tandis qu'elle s'abandonnait a cette sinistre conjecture, Arsene, plein de persistance et de determination, comptait les jours et les heures; et sentant les acces de son mal diminuer lentement, il en concluait avec raison qu'une grave rechute etait imminente, a moins qu'il ne gardat les renes de sa volonte toujours egalement tendues. Il voulait donc s'abstenir de toute emotion violente, de tout decouragement pueril, et semblait ne pas voir l'horreur de la situation que Marthe partageait avec lui. Un jour qu'il avait les yeux fermes et semblait dormir, il entendit la vieille voisine exprimer de l'interet a Marthe, selon la portee de ses idees et de ses sentiments bons et humains sans doute, mais bornes et un peu grossiers. "Savez-vous, mon coeur, lui disait-elle, que c'est un grand malheur pour vous d'avoir ete forcee de recueillir cet homme-la? Vous etiez deja bien assez depourvue, et voila que vous etes obligee de partager avec lui un pauvre morceau de pain quotidien qui vous ferait du lait pour votre enfant! --Que ne puis-je partager, en effet, ma bonne amie! repondit Marthe avec un triste sourire; mais il ne mange pas une once de pain par jour dans sa soupe. Et quelle soupe! une goutte de lait dans une pinte d'eau; je ne comprends pas qu'il vive ainsi. --Aussi cela va durer eternellement, cette maladie! repondit la vieille; il ne pourra jamais retrouver ses forces avec un pareil regime. Vous aurez beau faire, vous vous epuiserez sans pouvoir le sauver. --J'aimerais mieux mourir avec lui que de l'abandonner, dit Marthe. --Mais si vous faites mourir votre enfant? dit la vieille. --Dieu ne le permettra pas! s'ecria Marthe epouvantee. --Je ne dis pas que cela arrive, reprit la vieille avec douceur; je ne dis pas non plus que votre devouement pour ce refugie soit pousse trop loin. Je sais ce qu'on doit a son prochain; mais ce serait a lui de comprendre qu'il ne se sauve de l'echafaud que pour vous conduire avec lui a l'hopital. Le pauvre jeune homme ne peut pas savoir combien il vous nuit. Il ne voit pas qu'a dormir sur la paille, comme vous faites, avec une fenetre ouverte sur le dos, vous ne pouvez pas durer longtemps. La maladie lui ote la reflexion, c'est tout simple; mais si vous me permettiez de lui parler, je vous assure que le jour meme il prendrait son parti de se trainer dehors comme il pourrait. Tenez, a nous deux, en le soutenant bien, nous le conduirions a l'hopital; il y serait mieux qu'ici. --A l'hopital! s'ecria Marthe en palissant. N'avez-vous pas entendu dire (et ne me l'avez-vous pas repete), qu'il etait enjoint aux medecins de livrer les blesses qui se confieraient a leurs soins, et que chaque malade accueilli dans un hospice etait designe a l'examen de la police par un ecriteau place au-dessus de son lit? Comment! la delation est imposee (sous peine d'etre accuses de complicite) aux hommes dont les fonctions sont les plus saintes; et vous voulez que j'abandonne cette victime a la vengeance d'une societe ou de tels ordres sont acceptes de tous sans revolte, et peut-etre sans horreur de la part de beaucoup de gens? Non, non, si le monde est devenu un coupe-gorge, du moins il reste dans le coeur des pauvres femmes, et sous les tuiles de nos mansardes, un peu de religion et d'humanite, n'est-ce pas, bonne voisine? --Allons! repondit la voisine en essuyant ses yeux avec le coin de son tablier, voila que vous faites de moi ce que vous voulez. Je ne sais pas ou vous prenez ce que vous dites, mon enfant; mais vous parlez selon Dieu et selon mon coeur. Je vais vous chercher un peu de lait et de sucre pour votre malade, et aussi pour ce cher tresor, ajouta-t-elle en embrassant l'enfant suspendu au sein de sa mere. --Non, ma chere amie, dit Marthe, ne vous depouillez pas pour nous; vous avez deja assez fait. Il n'est pas juste qu'a votre age vous vous condamniez a souffrir. Nous sommes jeunes, nous autres, et nous avons la force de nous priver un peu. --Et si je veux me priver, si je veux souffrir, moi! s'ecria la bonne femme tout en colere; me prenez-vous pour un mauvais coeur, pour une avare, pour une egoiste? Avez-vous le droit de me refuser, d'ailleurs, quand il s'agit d'un _amour d'enfant_ comme le votre, et d'un malheureux que le bon Dieu nous confie? --Eh bien, j'accepte, repondit Marthe en jetant ses bras amaigris et couverts de haillons au cou de la vieille femme; j'accepte avec joie. Un jour viendra, qui n'est pas loin peut-etre, ou nous vous rendrons tout le bien que vous nous faites maintenant; car Dieu aussi nous rendra la force et la liberte! --Tu as raison, Marthe, dit Arsene d'une voix faible et mesuree, lorsque la voisine fut sortie. La liberte nous sera rendue, et la force nous reviendra. Ta pitie me sauve, et j'aurai mon tour. Va, ma pauvre Marthe, conserve ton courage, comme j'entretiens le mien dans le silence et la soumission. Il m'en faut plus qu'a toi pour te voir souffrir comme tu fais, et pour songer sans desespoir que non-seulement je ne puis te soulager, mais que encore j'augmente ta misere. Durant les premiers jours, je me suis souvent demande si je ne ferais pas mieux de remonter sur les toits, et de m'en aller mourir dans quelque gouttiere, comme un pauvre oiseau dont on a brise l'aile; mais j'ai senti, a ma tendresse pour toi, que je surmonterais cette maladie; qu'a force de vouloir vivre je vivrais, et qu'en acceptant ton appui, je t'assurais le mien pour l'avenir. Vois-tu, Marthe, Dieu sait bien ce qu'il fait! Dans ta fierte, tu t'etais eloignee et cachee de moi. Tu voulais passer ta vie dans l'isolement, dans la douleur et dans le besoin, plutot que d'accepter mon devouement. A present que la destinee m'a envoye ici pour profiler du tien, tu ne pourras plus me repousser, tu n'auras plus le droit de refuser mon appui. Je ne t'offre rien que mon coeur et mes bras, Marthe; car je ne possede ni or, ni argent, ni vetement, ni asile, ni talent, ni protection; mais mon coeur te cherit, et mes bras pourront te nourrir, toi et _ce cher tresor_, comme dit la voisine." En parlant ainsi, Paul prit l'enfant et l'embrassa; c'etait la premiere marque d'affection qu'il lui donnait. Jusqu'a ce jour, il l'avait souvent soutenu et berce sur ses genoux pour soulager la mere; il l'avait endormi toutes les nuits a plusieurs reprises dans ses bras, et rechauffe contre sa poitrine, mais en lui donnant ces soins, il ne l'avait jamais caresse. En cet instant, une larme de tendresse coula de ses yeux sur le visage de l'enfant, et Marthe l'y recueillit avec ses levres. "Ah! mon Paul, ah! mon frere! s'ecria-t-elle, si tu pouvais l'aimer, ce cher et douloureux tresor! --Tais-toi, Marthe, ne parlons pas de cela, repondit-il en lui rendant son fils. Je suis encore trop faible; je ne t'ai pas encore dit un mot la-dessus. Nous en parlerons, et tu seras contente de moi, je l'espere. En attentant, souffrons encore, puisque c'est la volonte divine. Je vois bien que tu jeunes, je vois bien que tu couches sur le carreau avec une poignee de paille sous ta tete, et je n'ose pas seulement te dire: Reprends ton lit, et laisse-moi m'etendre sur cette litiere; car, a cette idee-la, tu te revoltes, et tu m'accables d'une bonte qui me fait trop de mal et trop de bien. Il faut que je reste la, que je subisse la vue de tes fatigues, et que je sois calme, et que je dise: _Tout est bien!_ Helas! mon Dieu, faites que je remporte cette victoire jusqu'au bout! "Pourvu, Marthe, lui dit-il dans un autre moment de calme qu'il eut le lendemain, que tu n'ailles pas oublier ce que tu fais pour moi, et que tu ne viennes pas me dire un jour, quand je te le rappellerai, que tu n'as pas autant souffert que je veux bien le pretendre! C'est que je te connais, Marthe: tu es capable de cette perfidie-la." Un pale sourire effleura leurs levres a tous les deux; et, Marthe, se penchant sur lui, imprima un chaste baiser sur le front de son ami. C'etait la premiere caresse qu'elle osait lui donner depuis cinq semaines qu'ils etaient enfermes ensemble tete a tete le jour et la nuit. Durant tout ce temps, chaque fois que Marthe, dans une effusion de douleur et d'effroi pour sa vie, s'etait approchee de lui pour l'embrasser comme pour lui dire adieu, il l'avait toujours repoussee vivement, en lui disant avec une sorte de colere: "Laisse-moi. Tu veux donc me tuer?" C'etaient les seuls moments ou le souvenir de sa passion avait paru se reveiller. Hors de ces emotions rapides et rares, que Marthe avait appris a ne plus provoquer par son elan fraternel, ils n'avaient pas echange un mot qui fit allusion aux malheurs precedents. On eut dit qu'entre la paisible amitie de leur enfance et la tragique journee du cloitre Saint-Mery il ne s'etait rien passe, tant l'un mettait de delicatesse a detourner le souvenir des temps intermediaires, tant l'autre eprouvait de honte et d'angoisse a les rappeler! Ce jour-la seulement tous deux y songerent sans trouble au meme moment, et tous deux comprirent que cette pensee pouvait cesser d'etre amere. Paul, loin de repousser le baiser de Marthe, le rendit a son enfant avec plus de tendresse encore qu'il n'avait fait la veille, et il ajouta avec une sorte de gaiete melancolique: "Sais-tu, Marthe, que cet enfant est charmant? On dit que ces petits etres sont tous laids a cet age-la; mais ceux qui parlent ainsi n'en ont jamais regarde un avec des yeux de pere!" XXVIII. Horace nous avait fait pressentir, des les premiers jours de son assiduite au chateau de Chailly, les vues qu'il avait sur la vicomtesse et les esperances qu'il avait concues. Eugenie l'avait raille de sa fatuite; et moi, qui ne regardais point son succes comme impossible, je ne l'avais pas felicite de cette entreprise. Loin de la: je lui avais dit sans ambiguite le peu de cas que je faisais du caractere de Leonie. Notre maniere d'accueillir ses confidences lui avait deplu, et il ne nous en faisait plus depuis longtemps, lorsque le jour de sa victoire arriva, et le remplit d'un orgueil impossible a reprimer. Ce jour-la, en soupant avec nous, il ne put s'empecher de ramener a tout propos, dans la conversation, les graces imposantes, l'esprit superieur, le tact exquis, toutes les seductions qu'il voulait nous faire admirer chez la vicomtesse. Eugenie, qui avait ete sa couturiere, et qui avait vu sa beaute, ses belles manieres et son grand esprit en deshabille, s'obstinait a ne pas partager cet enthousiasme et a declarer cette femme hautaine dans sa familiarite, seche et blessante jusque dans ses intentions protectrices. Le souvenir de Marthe, l'indignation qu'Eugenie eprouvait secretement de la voir oubliee si lestement, rendirent ses contradictions un peu ameres. Horace s'emporta, et la traita comme une peronnelle, qui devait du respect a madame de Chailly, et qui l'oubliait. Il affecta de lui dire qu'elle ne pouvait pas comprendre le charme d'une femme de cette condition et de ce merite. "Mon cher Horace, lui repondit Eugenie avec la plus parfaite douceur, ce que vous dites la ne me fache pas. Je n'ai jamais eu la pretention de lutter dans votre estime contre qui que ce soit. Si, en vous disant mon opinion avec franchise, je vous ai blesse, mon excuse est dans l'interet que je vous porte et dans la crainte que j'ai de vous voir tourmente et humilie par cette belle dame, qui a joue beaucoup d'hommes aussi fins que vous, et qui s'en vante meme devant ses _habilleuses_; ce que j'ai trouve, quant a moi, de mauvais gout et de mauvais ton." Horace etait de plus en plus irrite. Je tachai de le calmer en insistant sur la verite des assertions d'Eugenie, et en le suppliant pour la derniere fois de bien reflechir avant de s'exposer aux railleries de la vicomtesse. Ce fut alors que, blesse de cette idee, et ne pouvant plus se contenir, il nous ferma la bouche en nous annoncant dans des termes fort clairs, qu'il ne courait plus le risque d'etre econduit honteusement, et que si la vicomtesse prenait fantaisie d'ajouter une depouille a la brochette de victimes qu'elle portait a l'epingle de son fichu, il pourrait bien, lui aussi, attacher ses couleurs a la boutonniere de son habit. "Vous ne le feriez pas, repliqua Eugenie froidement: car un homme d'honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes." Horace se mordit les levres; puis, il ajouta, apres un moment de reflexion: "Un homme d'honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes tant qu'il en est fier; mais quelquefois il s'en accuse, quand on le force a en rougir. C'est ce que je ferais, n'en doutez pas, envers la femme qui me pousserait a bout. --Ce n'est pas le systeme de votre ami le marquis de Vernes, lui repondis-je. --Le systeme du marquis, reprit Horace (et c'est un homme qui en sait plus que vous et moi sur ce chapitre), est d'empecher qu'on se moque jamais de lui. Je n'ai pas la pretention de me faire son imitateur en adoptant les memes moyens. Chacun a les siens, et tous sont bons s'ils arrivent au meme but. --Je ne sais pas ce que pense la-dessus le marquis de Vernes, dit Eugenie; mais, quant a moi, je suis sure de ce que vous penseriez si vous vous trouviez dans un cas pareil. --Vous plait-il de me le dire? demanda Horace. --Le voici, repondit-elle. Vous peseriez, dans un esprit de raison et de justice, les torts qu'on aurait eus envers vous, et ceux que vous seriez tente d'avoir. Vous compareriez le tort qu'une femme peut vous faire en se vantant de vous avoir repousse, et celui que vous lui feriez immanquablement en vous vantant de l'avoir vaincue; et vous verriez que ce serait vous venger tout au plus d'un ridicule par un outrage. Car le monde (oui, j'en suis sure, le grand monde comme l'opinion populaire) respecte la femme qui est respectee par son amant, et meprise celle que son amant meprise. On lui fait un crime de s'etre trompee; et il faut reconnaitre que, sous ce rapport, les femmes sont fort a plaindre, puisque les plus prudentes et les plus habiles sont encore exposees a etre insultees par l'homme qui les implorait la veille. Voyons, n'en est-il pas ainsi, Horace? ne riez pas et repondez. Pour etre ecoute de la vicomtesse elle-meme, que je ne crois pas tres farouche, ne seriez-vous pas oblige d'etre bien assidu, bien humble, bien suppliant pendant quelque temps? Ne vous faudrait-il pas montrer de l'amour ou en faire le semblant? Dites! --Eugenie, ma chere, repliqua Horace, demi-trouble, demi-satisfait de ce qu'il prenait pour une interrogation detournee, vous faites des questions fort indiscretes; et je ne suis pas force de vous rendre compte de ce qui a pu ou de ce qui pourrait se passer entre la vicomtesse et moi. --Je ne vous fais que des demandes auxquelles vous pouvez repondre sans compromettre personne, et je ne vous pose qu'une question de principes. N'est-il pas certain que vous ne feriez pas la cour a une femme qui se livrerait sans combats? --Vous le savez, je ne concois pas qu'on s'adresse a d'autres femmes qu'a celles qui se defendent, et dont la conquete est perilleuse et difficile. --Je connais votre fierte a cet egard, et je dis qu'en ce cas vous n'aurez jamais le droit de trahir aucune femme, parce que vous n'en possederez aucune a qui vous n'ayez jure respect, devouement et discretion. La diffamer apres, serait donc une lachete et un parjure. --Ma chere amie, reprit Horace, je sais que vous avez cultive la controverse a la salle Taitbout; je sais par consequent que toutes vos conclusions seront toujours a l'avantage des droits feminins. Mais quelque subtile que soit votre argumentation, je vous repondrai que je n'acquiesce pas a cette domination que les femmes doivent s'arroger selon vous. Je ne trouve pas juste que vous ayez le droit de nous faire passer pour des sots, pour des impertinents ou pour des esclaves, sans que nous puissions invoquer l'egalite. Eh quoi! une coquette m'attirerait a ses pieds, m'agacerait durant des semaines entieres, triompherait de ma prudence, me donnerait enfin sur elle, en echange de sa victoire, les droits d'un epoux et d'un maitre, et puis elle recommencerait le lendemain avec un autre, et se debarrasserait de moi en disant a mon successeur, a ses amis, a ses femmes de chambre: "Vous voyez bien ce paltoquet? il m'a obsedee de ses desirs; mais je l'ai remis a sa place, et j'ai rabattu son sot amour-propre!" Ce serait un peu trop fort, et, par ma foi, je ne suis pas dispose a me laisser jouer ainsi. Je trouve qu'un ridicule est aussi serieux qu'aucune autre honte. C'est meme peut-etre en France, a l'heure qu'il est, la pire de toutes; et la femme qui me l'infligera peut s'attendre a de franches represailles, dont elle se souviendra toute sa vie. C'est la peine du talion qui regit nos codes. --Si vous acceptez cette peine-la comme juste et humaine, repondit Eugenie, je n'ai plus rien a dire. En ce cas, vous souscrivez a la peine de mort et a toutes les autres institutions barbares, au-dessus desquelles je pensais que votre coeur s'etait eleve. Du moins, je vous l'avais entendu affirmer; et j'aurais cru que, dans ces actes de conduite personnelle ou nous pouvons tous corriger l'ineptie et la cruaute des lois, dans vos rapports avec l'opinion, par exemple, vous chercheriez plus de grandeur et de noblesse que vous n'en professez en ce moment. Mais, ajouta-t-elle en se levant de table, j'espere que tout ceci est, comme on dit dans ma classe de bonnes gens, l'_histoire de parler_, et que dans l'occasion vos actions vaudront mieux que vos paroles." Malgre la resistance d'Horace, les nobles sentiments d'Eugenie firent impression sur lui. Quand elle fut sortie, il me dit avec un genereux entrainement: "Ton Eugenie est une creature superieure, et je crois qu'elle a, sinon autant d'esprit, du moins plus d'idees que ma vicomtesse. --Elle est donc _tienne_ decidement, mon pauvre Horace? lui dis-je en lui prenant la main. Eh bien! j'en suis reellement afflige, je te l'avoue. --Et pourquoi donc? s'ecria-t-il avec un rire superbe. Vraiment, vous etes etonnants, Eugenie et toi, avec vos compliments de condoleances. Ne dirait-on pas que je suis le plus malheureux des hommes, parce que je possede la plus adorable et la plus seduisante des femmes? Je ne sais pas si elle est une heroine de roman parfaite, telle que vous la voudriez; mais pour moi, qui suis plus modeste, c'est une belle conquete, une maitresse delirante. --L'aimes-tu? lui demandai-je. --Le diable m'emporte si je le sais, repondit-il d'un air leger. Tu m'en demandes trop long. J'ai aime, et je crois que ce sera pour la premiere et la derniere fois de ma vie. Desormais, je ne peux plus chercher dans les femmes qu'une distraction a mon ennui, une excitation pour mon coeur a demi eteint. Je vais a l'amour comme on va a la guerre, avec fort peu de sentiment d'humanite, pas une idee de vertu, beaucoup d'ambition et pas mal d'amour-propre. Je t'avoue que ma vanite est caressee par cette victoire, parce qu'elle m'a coute du temps et de la peine. Quel mal y trouves-tu? Vas-tu faire le pedant? Oublies-tu que j'ai vingt ans, et que si mes sentiments sont deja morts, mes passions sont encore dans toute leur violence? --C'est que tout cela me parait faux et guinde, lui dis-je. Je te parle dans la sincerite de mon coeur, Horace, sans aucun menagement pour cette vanite derriere laquelle tu te refugies, et qui me parait un sentiment trop petit pour toi. Non, le grand sentiment, le grand amour n'est pas mort dans ton sein; je crois meme qu'il n'y est pas encore eclos, et que tu n'as point aime jusqu'ici. Je crois que de nobles passions, etouffees longtemps par l'ignorance et l'amour-propre, fermentent chez toi, et vont faire ton supplice, si elles ne font pas ton bonheur. Oh! mon cher Horace, tu n'es pas, tu ne peux pas etre le don Juan que decrit Hoffmann, encore moins celui de Byron. Ces creations poetiques occupent trop ton cerveau, et tu le manieres pour les faire passer dans la realite de ta vie. Mais tu es plus jeune et plus puissant que ces fantomes-la. Tu n'es pas brise par la perte de ton premier amour; ce n'a ete qu'un essai malheureux. Prends garde que le second, en depit de la legerete que tu veux y mettre, ne soit l'amour serieux et fatal de ta vie. --Eh bien, s'il en est ainsi, repondit Horace, dont l'orgueil accepta facilement mes suppositions, vogue la galere! Leonie est bien faite pour inspirer une passion veritable; car elle l'eprouve, je n'en peux pas douter. Oui, Theophile, je suis ardemment aime, et cette femme est prete a faire pour moi les plus grands sacrifices, les plus grandes folies. Peut-etre que cet amour eveillera le mien, et que nous aurons ensemble des jours agites. C'est tout ce que je demande a la destinee pour sortir de la torpeur odieuse ou je me sentais plonge naguere. --Horace, m'ecriai-je, elle ne t'aime pas. Elle n'a jamais rien aime, et elle n'aimera jamais personne; car elle n'aime pas ses enfants. --Absurdites, pedagogie que tout cela! repondit-il avec humeur. Je suis charme qu'elle n'aime rien, et qu'elle me livre un coeur encore vierge. C'est plus que je n'esperais, et ce que tu dis la m'exalte au lieu de me refroidir. Pardieu! si elle etait bonne epouse et bonne mere, elle ne pourrait pas etre une amante passionnee. Tu me prends pour un enfant. Crois-tu que je puisse me faire illusion sur elle, et que je n'aie pas senti ses transports aujourd'hui? Ah! que ton ivresse etait differente du chaste abandon de Marthe! Celle-la etait une religieuse, une sainte; amour et respect a sa memoire, a jamais sacree! Mais Leonie! c'est une femme, c'est une tigresse, un demon! --C'est une comedienne, repris-je tristement. Malheur a toi, quand tu rentreras avec elle dans la coulisse! Si la vicomtesse avait eu aupres d'elle en ce moment un ami veritable, il lui aurait dit les memes choses d'Horace que je disais d'elle a celui-ci; mais livree au desir exalte d'etre aimee avec toute la fureur romantique qu'elle trouvait dans les livres, et qu'aucun homme de sa caste ne lui avait encore exprimee, elle n'eut pas mieux recu un bon conseil qu'Horace n'ecouta les miens. Elle se livra a lui, croyant inspirer une passion violente, et entrainee seulement par la vanite et la curiosite. On peut donc dire qu'ils etaient a _deux de jeu_. Je n'ai jamais compris, pour ma part, comment une femme aussi penetrante, formee de bonne heure par les lecons du marquis de Vernes a la ruse envers les hommes et a la prevoyance devant les evenements, put se tromper sur le compte d'Horace, comme le fit la vicomtesse. Elle se flatta de trouver en lui un devouement romanesque que rien ne pourrait ebranler, une admiration qui n'y regarderait pas de trop pres, une sorte de vanite modeste qui se tiendrait toujours pour honoree de la possession d'une femme comme elle. Elle s'abusait beaucoup: Horace, enivre durant quelques jours, devait bientot, eclaire subitement dans son inexperience par les interets de son amour-propre, lutter avec force contre celui de Leonie. Je ne puis m'expliquer l'erreur de cette femme, sinon en me rappelant qu'elle s'etait aventuree sur un terrain tout a fait inconnu, en choisissant l'objet de son amour dans la classe bourgeoise. Elle n'avait certainement aucun prejuge aristocratique. Elle s'etait donc fait un type de superiorite intellectuelle, et elle le revait dans un rang obscur, afin de lui donner plus d'etrangete, de mystere, et de poesie. Elle avait l'imagination aussi vive que le coeur froid, il ne faut pas l'oublier. Ennuyee de tout ce qu'elle connaissait, et sachant d'avance par coeur toutes les phrases dont ses nobles adorateurs articulaient les premieres syllabes, elle trouva, dans l'originale brusquerie d'Horace, la nouveaute dont elle avait soif. Mais, en devinant le merite de l'homme sans naissance, elle ne pressentit pas les defauts de l'homme sans usage, sans _savoir-vivre_, comme disait le vieux marquis avec une grande justesse d'expression. Dans une societe sans principes, le point d'honneur qui en tient lieu, et l'education qui en fait affecter le semblant, sont des avantages plus reels qu'on ne pense. Horace sentait cette espece de superiorite de ce qu'on appelle la bonne compagnie. Amoureux de tout ce qui pouvait l'elever et le grandir, il eut voulu se l'inoculer. Mais s'il y reussit dans les petites choses, il ne put le faire dans les grandes. Le naturel et l'habitude furent vaincus la ou l'etiquette ne commandait que des sacrifices faciles; mais lorsqu'elle ordonna celui de la vanite, elle fut impuissante, et l'amour-propre un peu grossier, la presomption un peu deplacee, la personnalite un peu apre de l'homme _du tiers_, reprirent le dessus. C'etait tout le contraire de ce qu'eut souhaite la vicomtesse. Elle aimait la gaucherie spirituelle et gracieuse d'Horace; elle trouva qu'il la perdait trop vite. Elle esperait de sa part une grande abnegation, une sorte d'heroisme en amour; elle n'en trouva pas en lui le moindre elan. Cependant, comme le coeur de ce jeune homme n'etait pas corrompu, mais seulement fausse, il eprouva, durant les premiers jours, une reconnaissance vraie pour la vicomtesse. Il le lui exprima avec talent, et elle se crut enfin adoree, comme elle avait l'ambition de l'etre. Il y eut meme une sorte de grandeur dans la maniere dont Horace accepta sans mefiance, sans curiosite, et sans inquietude, le passe de sa nouvelle maitresse. Elle lui disait qu'il etait le premier homme qu'elle eut aime. Elle disait vrai en ce sens qu'il etait le premier homme qu'elle eut aime de cette maniere. Horace n'hesitait point a la prendre au mot. Il acceptait sans peine l'idee qu'aucun homme n'avait pu meriter l'amour qu'il inspirait; et quant aux peccadilles dont il pensait bien que la vie de Leonie n'etait point exempte, il s'en souciait si peu, qu'il ne lui fit a cet egard aucune question indiscrete. Il ne connut point avec elle cette jalousie retroactive qui avait fait de ses amours avec Marthe un double supplice. D'une part, ses idees sur le merite des femmes s'etaient beaucoup modifiees dans la societe de la vicomtesse et a l'ecole du vieux marquis. Il ne cherchait plus cette chastete bourgeoise dont il avait fait longtemps son ideal, mais bien la desinvolture leste et galante d'une femme a la mode. D'autre part, il n'etait pas humilie des predecesseurs que lui avait donnes la vicomtesse, comme il l'avait ete de succeder dans le coeur de Marthe a M. Poisson, le cafetier, et (selon ses suppositions) a Paul Arsene, le garcon de cafe. Chez Leonie, c'etait a des grands seigneurs sans doute, a des ducs, a des princes peut-etre, qu'il succedait; et cette brillante avant-garde, qui avait ouvert et precede sa marche triomphale, lui paraissait un cortege dont on ne devait pas rougir. La pauvre Marthe, pour avoir accepte avec douceur et repentance le reproche d'une seule erreur, avait ete accablee par l'orgueil ombrageux d'Horace. La fiere vicomtesse, prete a se vanter d'une longue serie de fautes, fut respectee, grace a ce meme orgueil. Interrogee comme Marthe l'avait ete, la vicomtesse n'eut pas daigne repondre. L'eut-elle fait, elle n'eut cache aucune de ses actions. Elle n'etait pas hypocrite de principes. Tout au contraire, elle avait a cet egard un certain cynisme voltairien qui donnait un dementi formel a ses hypocrisies de sentiment. Elle n'avait pas la pretention d'etre une femme vertueuse, mais bien celle d'etre une ame jeune, ardente, ouverte aux passions qu'on saurait lui inspirer. C'etait une sorte de prostitution de coeur, car elle allait s'offrant a tous les desirs, se faisant respecter par ce mot: "Je ne peux pas aimer;" se laissant attaquer par cet autre qu'elle ajoutait pour certains hommes: "Je voudrais pouvoir aimer." Lorsque Horace devint son amant, elle etait a peu pres seule avec lui dans une sorte d'intimite au chateau de Chailly. Le comte de Meilleraie s'etait absente, les adorateurs d'habitude s'etaient disperses; le cholera avait effraye les uns, et apporte aux autres des heritages precieux ou des pertes sensibles. Cependant le fleau s'eloignait de nos contrees, et Leonie ne rappelait pas sa cour autour d'elle. Absorbee par son nouvel amour, et embarrassee peut-etre d'en faire accepter les apparences a ses amis, elle ecartait toutes les visites, en repondant a toutes les lettres, qu'elle etait a la veille de retourner a Paris. Cependant, les semaines se succedaient, et Horace triomphait secretement (trop secretement a son gre) de l'absence de ses rivaux. Malgre ses affectations de franchise ordinaire, la vicomtesse, a cause de sa belle-mere et de ses enfants, exigea d'Horace le plus profond mystere. Grace a l'aplomb de Leonie, plus encore qu'au voisinage des habitations respectives et aux precautions prises, le secret de cette liaison ne transpira point. Les moeurs de Leonie, ses discours, ses pretentions, ses reticences, ses demi-aveux, tout son melange de franchise et de faussete, avaient fait de sa vie a l'exterieur quelque chose d'enigmatique, que les amants heureux s'etaient plu a voiler pour rendre leur gloire plus piquante, et les amants rebutes a respecter, pour adoucir la honte de leur position. Horace passa pour un intime de plus, pour un de ces assidus dont on disait: Ils sont tous heureux, ou bien il n'y en a pas un seul; tous sont egalement favorises ou tenus a distance. Ce n'etait pas ainsi qu'Horace eut arrange son role, si on lui en eut laisse le choix; son principal sentiment aupres de Leonie avait ete le desir d'ecraser tous ses rivaux dans l'apparence, sinon dans la realite, et de faire dire de lui: "Voila celui qu'elle favorise; aucun autre n'est ecoute." Il souffrit donc bien vite de l'obscurite de sa position et du peu de retentissement de sa victoire. Il s'en consola en la confiant sous le sceau du secret, non-seulement a moi, mais a quelques autres personnes qu'il ne connaissait pas assez pour les traiter avec cet abandon, et qui, le jugeant extremement fat, ne voulurent pas croire a son succes. Ces indiscretions tournerent donc a la honte d'Horace et a la glorification de la vicomtesse, qui les apprit et les dementit en disant, avec un sang-froid admirable et une douceur angelique, que cela etait impossible, parce qu'Horace etait un homme d'honneur, incapable d'inventer et de repandre un fait contraire a la verite. Mais lorsqu'elle le revit tete a tete, elle lui fit sentir sa faute avec des menagements si cruels et une bonte si mordante, qu'il fut force, tout en etouffant de rage, de se lancer aupres d'elle dans un systeme de denegations et de mensonges pour reconquerir sa confiance et son estime. Mais c'en etait fait deja pour jamais. La curiosite de Leonie etait satisfaite; sa vanite etait assouvie par toutes les louanges ampoulees qu'Horace lui avait prodiguees, au lieu d'ardeur, dans ses epanchements, au lieu d'affection, dans ses epitres en prose et en vers. Il avait epuise pour elle tout son vocabulaire ebouriffant de l'amour a la mode; il l'avait saturee d'epithetes delirantes, et ses billets etaient cribles de points d'exclamation. Leonie en avait assez. En femme d'esprit, elle s'etait vite lassee de tout ce mauvais gout poetique. En diplomate clairvoyant, elle avait reconnu que cet amour-la n'etait different de celui qu'elle connaissait que par l'expression, et que ce n'etait pas la peine de s'exposer vis-a-vis du public a des propos ridicules, pour ecouter un jargon d'amour qui ne l'etait pas moins. Apres un mois de cette experience, chaque jour plus froide et plus triste, Leonie resolut de se debarrasser peu a peu de cette intrigue, afin de pouvoir, en attendant mieux, retourner au comte de Meilleraie, qui etait un homme d'excellent ton. La vicomtesse, qui ne rougissait point de ses fautes, rougissait fort souvent de ceux qui les lui avaient fait commettre; et de la venait qu'en se confessant parfois avec beaucoup de candeur, il ne lui etait jamais arrive de nommer personne. Elle avait douloureusement commence a nourrir cette honte mysterieuse en devenant la proie du vieux marquis. Elle n'avait conserve avec lui que des relations filiales: mais elle n'avait pas trouve dans ses autres amours de quoi s'enorgueillir assez pour effacer cette blessure, et laver cette tache a ses propres yeux. Elle en avait garde une haine et un mepris profonds pour les hommes qui ne lui plaisaient pas, ou qui ne lui plaisaient plus; et meme a l'egard de ceux qui etaient en possession de lui plaire, elle nourrissait une mefiance continuelle. Elle n'avait jamais ratifie leur puissance sur elle par des confidences a ses amis (il faut en excepter le marquis, a qui elle disait presque tout), encore moins par des demarches compromettantes. En general, elle avait ete secondee par la delicatesse de leurs procedes et la froideur de leur rupture, parce que c'etaient des hommes du monde, egalement incapables d'un regret et d'une vengeance. Horace, pour qui elle avait failli abjurer sa prudence; Horace, qu'elle avait juge si pur, si epris, si naif; Horace, dont elle ne s'etait pas defiee, lui parut le plus miserable de tous, lorsqu'il voulut s'imposer a elle pour amant aux yeux d'autrui. Elle en fut si revoltee, que non-seulement elle jura de l'econduire au plus vite, mais encore de se venger en ne laissant pas derriere elle la moindre trace de ses bontes pour lui. "Tu seras puni par ou tu as peche, lui disait-elle en son ame ulceree; tu as voulu passer pour mon maitre, et, a la premiere occasion, je te ferai passer pour mon bouffon. Ta fatuite retombera sur ta tete; et ou tu as seme la gloriole, tu ne recueilleras que la honte et le ridicule." Horace pressentit cette vengeance, et une nouvelle lutte s'engagea entre eux, non plus pour se dominer mutuellement, mais pour se detruire. XXIX. Cependant nous ignorions absolument le sort de trois personnes qui nous interessaient au plus haut point: Marthe, que nous etions deja habitues a regarder comme perdue a jamais pour nous; Laraviniere, que ses amis cherchaient sans pouvoir le retrouver; et Arsene, qui nous avait promis de nous ecrire, et dont nous ne recevions pas plus de nouvelles que des deux autres. La disparition de Jean avait ete complete. On presumait bien qu'il etait mort au cloitre Saint-Mery, car les bousingots les plus courageux l'avaient suivi durant toute la journee du 5 juin; mais dans la nuit ils s'etaient disperses pour chercher des armes, des munitions et du renfort. Le 6 au matin, il leur avait ete impossible de se reunir aux insurges, que la troupe, echelonnee sur tous les points, parquait dans leur derniere retraite. Je ne saurais affirmer que ces etudiants eussent tous mis une audace bien perseverante a operer cette jonction; mais il est certain que plusieurs la tenterent, et qu'a la prise de la maison ou leur chef etait retranche, ils profiterent de la confusion pour s'efforcer de le retrouver, afin d'aider a son evasion, ou tout au moins de recueillir son cadavre. Cette derniere consolation leur fut refusee. Louvet retrouva seulement sa casquette rouge, qu'il garda comme une relique, et il ne put savoir si son ami etait parmi les prisonniers. Plus tard, le proces qu'on instruisait contre les victimes n'amena aucune decouverte, car il n'y fut pas fait mention de Laraviniere. Ses amis le pleurerent, et se reunirent pour honorer sa memoire par des discours et des chants funebres, dont l'un d'eux composa les paroles et un autre la musique. [Illustration: Il debuta par le role d'un valet fripon et battu.] Ils m'ecrivirent a cette occasion pour me demander si je n'avais pas de nouvelles de Paul Arsene, et c'est ainsi que j'appris que lui aussi avait disparu. J'ecrivis a ses soeurs, qui n'etaient pas plus avancees que moi. Louison nous repondit une lettre de lamentations ou elle exprimait assez ingenument sa tendresse interessee pour son frere. Elle terminait en disant: "Nous avons perdu notre unique soutien, et nous voila forcees de travailler sans relache pour ne pas tomber dans la misere." Pendant que nous etions tous livres a ces perplexites, auxquelles Horace n'avait guere le loisir de prendre part, bien qu'il donnat des regrets sinceres a Jean et a Paul quand on l'y faisait songer, Paul entrait en convalescence dans la mansarde ignoree de la pauvre Marthe. Celle-ci commencait a sortir, et s'etait assuree de la tranquillite qui regnait enfin dans le quartier. Bien que les voisins des mansardes eussent quelque soupcon d'un _patriote_ refugie chez elle, ce secret fut religieusement garde, et la police ne surveilla pas ses mouvements. Cependant il etait bien important qu'Arsene, des qu'il voudrait sortir, changeat de quartier, et s'eloignat d'un lieu ou certainement sa figure avait ete remarquee dans les barricades et dans la maison mitraillee. Il ne pourrait se montrer trois fois dans les rues environnantes sans que des temoins malveillants ou maladroits fissent sur lui tout haut des remarques qu'une oreille d'espion pouvait saisir au passage. Il resolut donc d'aller demeurer a l'autre extremite de Paris. La difficulte n'etait pas de sortir de sa retraite: il commencait a marcher, et, en descendant le soir avec precaution, il etait facile de s'esquiver sans etre vu. Mais il n'osait pas abandonner Marthe, dans l'etat de misere ou elle se trouvait, aux persecutions d'un proprietaire qu'elle ne pouvait pas payer, et qui, en verifiant l'etat des lieux, remarquerait certainement l'effraction de la fenetre; alors ce creancier courrouce livrerait peut-etre Marthe aux poursuites de la police. Enfin, comme en restant les bras croises il ne detournerait pas ce peril, Paul se decida a sortir de la maison avant le jour de l'echeance, et s'alla confier a Louvet, qui sur-le-champ le mit en fiacre, l'installa a Belleville, et alla porter a la vieille voisine l'argent necessaire pour tirer Marthe d'embarras. On chercha ensuite un ouvrier devoue a la cause republicaine: ce ne fut pas difficile a trouver; on lui fit reparer sans bruit la lucarne, et Louvet amena Marthe, l'enfant et la voisine, qui ne voulait plus les quitter, dans le pauvre local ou il avait etabli Arsene sous son propre nom, en lui pretant son passe-port. Ce Louvet etait un excellent jeune homme, le plus pauvre et par consequent le plus genereux de tous ceux qu'Arsene avait connus dans l'intimite de Laraviniere. Paul souffrait de ne pouvoir immediatement lui rembourser les avances qu'il lui faisait avec tant d'empressement; mais, a cause de Marthe, il etait force de les accepter. Louvet ne lui avait pas donne le temps de les solliciter; en route il lui promit le secret sur toutes choses, et il le garda si religieusement, que ce changement de situation me laissa dans la meme ignorance ou j'etais sur le compte de Marthe et d'Arsene. [Illustration: Son vieux ami le marquis de Vernes.] A peine etabli a Belleville, Paul chercha de l'ouvrage; mais il etait encore si faible, qu'il ne put supporter la fatigue, et fut renvoye. Il se reposa deux ou trois jours, reprit courage, et s'offrit pour journalier a un maitre paveur. Arsene n'avait pas de temps a perdre, et pas de choix a faire. Le pain commencait a manquer. Il n'entendait rien a la besogne qui lui etait confiee; on le renvoya encore. Il fut tour a tour garcon chez un marchand de vins, batteur de platre, commissionnaire, machiniste au theatre de Belleville, ouvrier cordonnier, terrassier, brasseur, gache, gindre, et je ne sais quoi encore. Partout il offrit ses bras et ses sueurs, la ou il trouva a gagner un morceau de pain. Il ne put rester nulle part, parce que sa sante n'etait pas retablie, et que, malgre son zele, il faisait moins de besogne que le premier venu. La misere devenait chaque jour plus horrible. Les vetements s'en allaient par lambeaux. La voisine avait beau tricoter, elle ne gagnait presque rien. Marthe ne pouvait trouver d'ouvrage; sa paleur, ses haillons, et son etat de nourrice, lui nuisaient partout. Elle alla faire des menages a six francs par mois. Et puis elle reussit a etre couturiere des comparses du theatre de Belleville; et comme elle n'etait pas souvent payee par ces dames, elle se decida a solliciter a ce theatre l'emploi d'ouvreuse de loges. On lui prouva que c'etait trop d'ambition, que la place etait importante; mais par pitie on lui accorda celle d'habilleuse, et les _grandes coquettes_ furent contentes de son adresse et de sa promptitude. Ce fut alors que Paul, qui, dans son court emploi de machiniste, avait ecoute les pieces et observe les acteurs avec attention, songea a s'essayer sur le theatre. Il avait une memoire prodigieuse. Il lui suffisait d'entendre deux repetitions pour savoir tous les roles par coeur. On l'examina: on trouva qu'il ne manquait pas de dispositions pour le genre serieux; mais tous les emplois de ce genre etaient envahis, et il n'y avait de vacant qu'un emploi de comique, ou il debuta par le role d'un valet fripon et battu. Arsene se traina sur les planches, la mort dans l'ame, les genoux tremblants de honte et de repugnance, l'estomac affame, les dents serres de colere, de fievre et d'emotion. Il joua tristement, froidement, et fut outrageusement siffle. Il supporta cet affront avec une indifference stoique. Il n'avait pas ete braver ce public pour satisfaire un sot amour-propre: c'etait une tentative desesperee, entre vingt autres, pour nourrir sa femme et son enfant; car il avait epouse Marthe dans son coeur, et adopte le fils d'Horace devant Dieu. Le directeur, en homme habitue a ces sortes de desastres, rit de la mesaventure de son debutant, et l'engagea a ne pas se risquer davantage; mais il remarqua le sang-froid et la presence d'esprit dont il avait fait preuve au milieu de l'orage, sa prononciation nette, sa diction pure, sa memoire infaillible, et son entente du dialogue. Il concut des esperances sur son avenir, et, pour lui fournir les moyens de se former sans irriter le public de Belleville, il lui donna l'emploi de souffleur, dont il s'acquitta parfaitement. En peu de temps, Arsene montra qu'il s'entendait aussi aux costumes et aux decors, qu'il croquait vite et bien, qu'il avait du gout et de la science. Ce qu'il avait vu et copie chez M. Dusommerard lui servit en cette occasion. La modestie de ses pretentions, sa probite, son activite, son esprit d'ordre et d'administration, acheverent de le rendre precieux, et il devint enfin, apres plusieurs mois de desespoir, d'anxietes, de souffrances et d'expedients, une sorte de factotum au theatre, avec des honoraires de quelques centaines de francs assures et bien servis. De son cote, tout en habillant les actrices et en assistant dans la coulisse aux representations, Marthe s'etait familiarisee avec la scene. Sa vive intelligence avait saisi les cotes faibles et forts du metier. Elle retenait, comme malgre elle, des scenes entieres, et, rentree dans son grenier, elle en causait avec Arsene, analysait la piece avec superiorite, critiquait l'execution avec justesse, et, apres avoir contrefait avec malice et enjouement la mechante maniere des actrices, elle disait leur role comme elle le sentait, avec naturel, avec distinction, et avec une emotion touchante, qui plusieurs fois humecta les paupieres d'Arsene et fit sangloter la vieille voisine, tandis que l'enfant, etonne des gestes et des inflexions de voix de sa mere, se rejetait en criant dans le sein de la vieille Olympe. Un jour Arsene s'ecria: "Marthe, si tu voulais, tu serais une grande actrice. --J'essaierais, repondit-elle, si j'etais sure de conserver ton estime. --Et pourquoi la perdrais-tu? repondit-il; ne suis-je pas, moi, un ex-mauvais acteur?" Marthe protegee par la _grande coquette_, qui voulait faire piece a une _ingenue_, sa rivale et son ennemie, debuta dans un premier role, et elle eut un succes eclatant. Elle fut engagee quinze jours apres, avec cinq cent francs d'appointements, non compris les costumes, et trois mois de conge. C'etait une fortune; l'aisance et la securite vinrent donc relever ce pauvre menage. La mere Olympe fut associee au bien-etre; et, tout enflee de la brillante condition de ses jeunes amis, elle promenait l'enfant dans les rues pittoresques de Belleville, d'un air de triomphe, cherchant des promeneurs ou des commeres a qui elle put dire, en l'elevant dans ses bras: "C'est le fils de madame Arsene!" Tout en portant le nom de son ami, tout en habitant sous le meme toit, tout en laissant croire autour d'elle qu'elle etait unie a lui, Marthe n'etait cependant ni la femme ni la maitresse de Paul Arsene. Il y a des conditions ou un pareil mensonge est un acte d'impudence ou d'hypocrisie. Dans celle ou se trouvait Marthe, c'etait un acte de prudence et de dignite, sans lequel elle n'eut pas echappe aux malignes investigations et aux pretentions insultantes de son entourage. Le couple modeste et resigne avait reconnu l'impossibilite ou il etait de se soutenir dans la dure mais honorable classe des travailleurs. Certes, il ne repugnait ni a l'un ni a l'autre de perseverer dans la voie peniblement tracee par ses peres; certes, ni l'un ni l'autre ne se sentait porte par gout et par ambition vers la vocation vagabonde de l'artiste bohemien; mais il est certain que le domaine de l'art etait le seul ou ils pussent trouver un refuge pour leur existence materielle, un milieu pour le developpement de leur vie intellectuelle. Dans la hierarchie sociale, toutes les positions s'acquierent encore par droit d'heredite. Celles qui s'enlevent par droit de conquete sont exceptionnelles. Dans le proletariat, comme dans les autres classes, elles exigent certains talents particuliers qu'Arsene n'avait pas et ne pouvait pas avoir. Oublieux de son propre avenir, et occupe seulement de procurer quelque bien-etre aux objets de son affection, il n'avait pas songe a se perfectionner dans une specialite quelconque. Il eut fait volontiers quelque dur et patient apprentissage, s'il eut ete seul au monde; mais, toujours charge d'une famille, il avait ete au plus presse, acceptant toute besogne, pourvu qu'elle fut assez lucrative pour remplir le but genereux qu'il s'etait propose. Par surcroit de malheur, la force physique lui avait manque au moment ou elle lui eut ete plus necessaire. Il fallait donc qu'il allat grossir le nombre, enorme deja, des enfants perdus de cette civilisation egoiste qui a oublie de trouver l'emploi des pauvres maladifs et intelligents. A ceux-la le theatre, la litterature, les arts, dans tous leurs details brillants ou miserables, offrent du moins une carriere, ou, par malheur, beaucoup se precipitent par mollesse, par vanite ou par amour du desordre, mais ou, en general, le talent et le zele ont des chances d'avenir. Arsene avait de l'aptitude et l'on peut meme dire du genie pour toutes choses. Mais toutes choses lui etaient interdites, parce qu'il n'avait ni argent ni credit. Pour etre peintre, il fallait de trop longues etudes, et il ne pouvait pas s'y consacrer. Pour etre administrateur, il fallait de grandes protections, et il n'en avait pas. La moindre place de bureaucrate est convoitee par cinquante aspirants. Celui qui remportera ne le devra ni a l'estime de son merite, ni a l'interet qu'inspireront ses besoins, mais a la faveur du nepotisme. Arsene ne pouvait donc frapper qu'a cette porte, dont le hasard et la fantaisie ont les clefs, et qui s'ouvre devant l'audace et le talent, la porte du theatre. C'est parfois le refuge de ce que la societe aurait de plus grand, si elle ne le forcait pas a etre souvent ce qu'il y a plus de vil. C'est la que vont les plus belles et les plus intelligentes femmes, c'est la que vont des hommes qui avaient peut-etre recu d'en haut le don de la predication. Mais l'homme qui aurait pu, dans un siecle de foi, faire les miracles de la parole; mais la femme qui, dans une societe religieuse et poetique, devrait etre pretresse et initiatrice, s'il faut qu'ils descendent au role d'histrion pour amuser un auditoire souvent grossier et injuste, parfois impie et obscene, quelle grandeur, quelle conscience, quelle elevation d'idees et de sentiments peut-on exiger d'eux, chasses qu'ils sont de leur voie et fausses dans leur impulsion? Et cependant, a mesure que l'horreur du prejuge s'efface et ne vient plus ajouter le decouragement, la revolte et l'isolement a ces causes de demoralisation deja si puissantes, on voit, par de nombreux exemples, que si l'honneur et la dignite ne sont pas faciles, ils sont du moins possibles dans cette classe d'artistes. Je ne parle pas seulement des grandes celebrites, existences qui sont passees au rang de sommite sociale; mais parmi les plus humbles et les plus obscures, il en est de chastes, de laborieuses et de respectables. Celle de Marthe en fut une nouvelle preuve. Delicate de corps et d'esprit, portee a l'enthousiasme, douee d'une intelligence plutot saisissante que creatrice; trop peu instruite pour tirer des oeuvres d'art de son propre fonds, mais capable de comprendre les sentiments les plus eleves et prompte a les bien exprimer; ayant dans sa personne un charme extreme, une beaute accompagnee de grace et de distinction innee, elle ne pouvait pas, sans souffrir, concentrer toutes ces facultes, aneantir toute cette puissance. Elle le faisait pourtant sans amertume et sans regret depuis qu'elle etait au monde; elle ignorait meme la cause de ces langueurs et de ces exaltations soudaines, de ces accablements profonds et de ce continuel besoin d'enthousiasme et d'admiration qu'elle ressentait. Son amour pour Horace avait ete la consequence de ces dispositions excitees et non satisfaites par la lecture et la reverie. Le theatre lui ouvrit une carriere de fatigues necessaires, d'etudes suivies et d'emotions vivifiantes. Arsene comprit qu'a cette ame tendre et agitee il fallait un aliment, et il encouragea ses tentatives. Il ne se dissimula pas certains dangers, et il ne les craignit guere. Il sentait qu'un grand calme etait descendu dans le coeur de Marthe, et qu'une grande force avait ranime le sien propre, depuis que l'un et l'autre avaient un but indique. Celui de Marthe etait d'assurer a son enfant, par son travail, les bienfaits de l'education; celui d'Arsene etait de l'aider a atteindre ce resultat, sans entraver son independance et sans compromettre sa dignite. C'est que jusque la, en effet, la dignite de Marthe avait souffert de cette position d'obligee et de protegee, qui fait de la plupart des femmes les inferieures de leurs maris ou de leurs amants. Depuis qu'au lieu de subir l'assistance d'autrui, elle se sentait mere et protectrice efficace et active a son tour d'un etre plus faible qu'elle, elle eprouvait un doux orgueil, et relevait sa tete longtemps courbee et humiliee sous la domination de l'homme. Ce bien-etre nouveau eloigna ce que l'idee d'etre encore une fois protegee avait eu pour elle de penible au commencement de son union avec Arsene, Elle s'habitua a ne plus s'effrayer de son devouement, et a l'accepter sans remords, maintenant qu'elle pouvait s'en passer. Elle ne vit plus en lui le mari qu'elle devait accepter pour soutien de son enfant, l'amant qu'elle devait ecouter pour payer la dette de la reconnaissance. Arsene fut a ses yeux un frere, qui s'associait par pure affection, et non plus par pitie genereuse, a son sort et a celui de son fils. Elle comprit que ce n'etait pas un bienfaiteur qui venait lui pardonner le passe, mais un ami qui lui demandait, comme une grace, le bonheur de vivre aupres d'elle. Cette situation imprevue soulagea son coeur craintif et satisfit sa juste fierte. Elle le sentit d'autant mieux qu'Arsene ne lui avait pas adresse un seul mot d'amour depuis la rencontre miraculeuse du 6 juin. Chaque jour, elle avait attendu avec crainte l'explosion de cette tendresse longtemps comprimee, et cependant, au lieu d'y ceder, Arsene semblait l'avoir vaincue: car il etait calme, respectueux dans sa familiarite, enjoue dans sa melancolie. Il n'y avait eu d'autre explication entre eux que la demande reiteree de la part d'Arsene de ne pas etre exile d'aupres d'elle durant les mauvais jours. Quand la prosperite fut assuree de part et d'autre, Arsene parla enfin, mais avec tant de noblesse, de force et de simplicite, que, pour toute reponse, Marthe se jeta dans ses bras, en s'ecriant: "A toi, a toi tout entiere et pour toujours! J'y suis resolue depuis longtemps, et je craignais que tu n'y eusses renonce.--Mon Dieu, tu as eu enfin pitie de moi! dit Arsene avec effusion en levant ses bras vers le ciel.--Mais mon enfant? ajouta Marthe en se jetant sur le berceau de son fils; songe, Arsene qu'il faut aimer mon enfant comme moi-meme.--Ton enfant et toi, c'est la meme chose, repondit Arsene. Comment pourrais-je vous separer dans mon coeur et dans ma pensee? A ce propos, ecoute, Marthe, j'ai une question importante a te faire. Il faut te resigner a prononcer un nom qui n'a pas seulement effleure nos levres depuis longtemps. Maintenant que tu vas etre a moi, et moi a toi, il faut que cet enfant soit a nous deux, et il ne faut pas qu'un autre ait des droits sur ce que nous aurons de plus cher au monde. Depuis que tu t'es separee d'Horace, as-tu eu quelque relation avec lui?--Aucune, repondit Marthe; j'ai toujours ignore ou il etait, a quoi il songeait; j'ai desire quelquefois le savoir, je te l'avoue, et, bien que je n'aie plus pour lui aucun sentiment d'affection, j'ai eprouve malgre moi des mouvements de pitie et d'interet. Mais je les ai toujours etouffes, et j'ai resiste au desir de t'adresser une seule question sur son compte. --Que veux-tu faire? quelle conduite as-tu resolu de tenir a son egard? --Je n'ai rien resolu. J'ai desire de ne jamais le revoir, et j'espere que cela n'arrivera pas. --Mais s'il venait un jour te reclamer son enfant, que lui repondrais-tu? --Son enfant! son enfant! s'ecria Marthe epouvantee; un enfant qu'il ne connait pas, dont il ignore meme l'existence? un enfant qu'il n'a pas desire, qu'il a engendre dans mon sein malgre lui, et dont il a deteste en moi l'esperance? un enfant qu'il m'aurait defendu de mettre au monde si cela eut ete en notre pouvoir? Non, ce n'est pas son enfant, et ce ne le sera jamais! Ah! Paul! comment n'as-tu pas compris que je pouvais pardonner a Horace de m'humilier, de me briser, de me hair; mais que, pour avoir hai et maudit l'enfant de mes entrailles, il ne lui serait jamais pardonne? Non, non! cet enfant est a nous, Arsene, et non pas a Horace. C'est l'amour, le devouement et les soins qui constituent la vraie paternite. Dans ce monde affreux, ou il est permis a un homme d'abandonner le fruit de son amour sans passer pour un monstre, les liens du sang ne sont presque rien. Et quant a moi, j'ai profite a cet egard de la faculte que me donnait la loi, pour rompre entierement le lien qui eut uni mon fils a Horace. La mere Olympe l'a porte a la mairie sous mon nom, et a la place de celui de son pere, on a ecrit celui d'_inconnu_. C'est toute la vengeance que j'ai tiree d'Horace: elle serait sanglante, s'il avait assez de coeur pour la sentir. --Mon amie, reprit Arsene, parlons sans amertume et sans ressentiment d'un homme plus faible que mauvais, et plus malheureux que coupable. Ta vengeance a ete bien severe, et il pourrait arriver que tu en eusses regret par la suite. Horace n'est qu'un enfant, il le sera peut-etre encore pendant plusieurs annees; mais enfin il deviendra un homme, et il abjurera peut-etre les erreurs de son coeur et de son esprit. Il se repentira du mal qu'il a fait sans le comprendre, et tu seras dans sa vie un remords cuisant. S'il revoit un jour ce bel enfant, qui, grace a toi, sera sans doute adorable, et si tu lui refuses le droit de le serrer sur son coeur... --Arsene, ta generosite t'abuse, interrompit Marthe avec une energie douloureuse; Horace n'aimera jamais son enfant. Il n'a pas senti cet amour a l'age ou le coeur est dans toute sa puissance; comment l'eprouverait-il dans l'age de l'egoisme et de l'interet personnel? Si son fils avait de quoi le rendre vain, il s'en amuserait peut-etre pendant quelques jours; mais sois sur qu'il ne lui donnerait pas des preceptes et des exemples selon mon coeur. Je ne veux donc pas qu'il lui appartienne. Oh! jamais! en aucune facon! --Eh bien, dit Arsene, es-tu bien decidee a cela? et veux-tu t'arreter sans retour a cette determination? --Je le veux, repondit Marthe. --En ce cas, reprit-il, il y a un moyen bien simple. Cet enfant passe pour etre mon fils, parce que personne dans notre entourage actuel ne sait nos relations passees ou presentes. On nous croit epoux ou amants. Il n'entre guere dans les moeurs du theatre de demander a un couple quelconque la preuve legale de son association. Nous avons laisse cette opinion se former; nous l'avons jugee necessaire a notre securite. Il n'y a que la mere Olympe qui pourrait dire que cet enfant ne m'appartient pas, et elle est trop discrete et trop devouee pour trahir nos intentions. Jusqu'ici rien de plus simple: il ne s'agit que de laisser subsister un fait deja etabli. Mais quand nous retrouverons nos anciens amis (car lors meme que nous les eviterions, il nous serait impossible de ne pas en rencontrer quelqu'un; un jour ou l'autre cela doit arriver), dis-moi, Marthe, que leur dirons-nous?" Marthe, interdite et comme affligee, reflechit un instant; puis, prenant son parti, elle repondit avec beaucoup de fermete: "Nous leur dirons ce que nous avons dit aux autres, que cet enfant est le tien. --Songes-tu aux consequences de ce mensonge, ma pauvre Marthe? Souviens-toi que la jalousie d'Horace etait bien connue de ses amis: tous ne te connaissaient pas assez pour etre surs qu'elle n'etait pas fondee... Ils croiront donc que tu le trompais; et cette accusation injuste, que tu n'as pu supporter dans la bouche d'Horace, elle sera donc dans la bouche de tout le monde, meme dans celle des amis qui n'avaient jamais doute de toi, comme Theophile, Eugenie, et quelques autres!" Marthe palit. "Cela me fera souffrir beaucoup, repondit-elle. J'ai ete si fiere! j'ai montre tant d'indignation d'etre soupconnee! L'on pensera maintenant que j'ai ete impudente et que j'ai menti avec effronterie. Mais, apres tout, qu'importe? On ne pourra m'accuser que de sottise et de vaine gloire; car on saura bien que je n'ai pas presente cet enfant a Horace comme le sien, et que je me suis eloignee de lui au moment de devenir mere. --On dira qu'il t'a chassee, que tu as essaye de le tromper, mais qu'il s'est apercu de ton infidelite; et il sera completement justifie aux yeux des autres et aux siens propres. --Aux siens propres! s'ecria Marthe, frappee d'une idee qui ne lui etait pas encore venue. Oh! cela est bien vrai! Ce serait lui epargner la punition que lui reserve la justice de Dieu! Ce serait lui oter la honte qu'il doit eprouver en voyant comment tu as rempli a sa place les devoirs qu'il a meconnus. Non! je ne veux pas qu'il ignore ta grandeur et la purete de ton amour! Je veux qu'il en soit humilie jusqu'au fond de son ame, et qu'il soit force de se dire: Marthe a eu bien raison de se refugier dans le sein d'Arsene! --Ceci importe peu, reprit Arsene; mais ce qui m'importe, a moi, c'est que cet homme aveugle et violent ne s'arroge pas le droit de te mepriser et d'aller crier chez tes veritables amis: "Vous voyez! j'avais bien raison de me mefier de Marthe. Elle etait la maitresse d'Arsene en meme temps que la mienne. J'avais bien raison de maudire sa grossesse. L'enfant qu'elle voulait me donner a eu deux peres, et je ne sais auquel des deux il appartient." --Tu as raison, repondit Marthe. Eh bien, nous ne mentirons pas a nos anciens amis; et si jamais j'ai le malheur de rencontrer Horace, j'aurai le courage de lui dire a lui-meme: "Vous n'avez pas voulu de votre enfant; un autre est fier de s'en charger, et par la il a merite d'etre mon epoux, mon amant, mon frere a jamais." Marthe, en parlant ainsi, se precipita dans les bras d'Arsene, et couvrit son visage de baisers et de larmes. Puis elle prit l'enfant dans son berceau, et le lui donna solennellement. Paul l'eleva dans ses mains, prit Dieu temoin, et consacra a la face du ciel cette adoption, plus sainte et plus certaine qu'aucune de celles que les lois ratifient a la face des hommes. XXX. A la fin de l'ete, la vicomtesse avait hate son depart de la campagne, sous pretexte d'affaires pressantes, mais en realite pour fuir Horace, qu'elle n'aimait plus, et que meme elle commencait a detester. Pour se debarrasser de cet amant dangereux, elle avait ecrit a son vieux ami le marquis de Vernes, et lui avait demande conseil comme elle avait coutume de le faire lorsqu'elle avait besoin de lui. Elle lui avait avoue en meme temps et son gout pour Horace et le degout qui l'avait suivi, le mepris et le ressentiment que lui avaient cause ses indiscretions, et la crainte qu'elle eprouvait qu'il n'en commit de nouvelles. Elle lui avait raconte comment, ayant essaye de le traiter d'un peu haut pour l'habituer au respect, ce moyen avait echoue: Horace avait voulu faire sentir ses droits, et, pour se faire craindre sans se rendre odieux, il avait parle de jalousie et de vengeance comme un heros de Calderon. Leonie, epouvantee, demandait en grace au marquis de venir a son secours pour la delivrer de ce forcene. "J'avais bien prevu ce qui arrive, avait repondu le marquis. Ce jeune homme m'a plu, et a vous encore d'avantage. Il a les qualites du talent et les travers de l'_homme de rien_. Il vous aime, et il va bientot vous hair, parce que vous ne pouvez ni le hair, ni l'aimer comme il l'entend. Sa haine ou son amour vous seront egalement funestes. Il n'y a qu'un moyen de vous en preserver: c'est de travailler a le rendre indifferent. Pour cela, il faut bien vous garder de lui temoigner de l'indifference. Ce serait ranimer ses desirs, eveiller son depit, et le pousser aux dernieres extremites. Soyez passionnee au contraire; rencherissez sur ses jalousies, sur ses injustices, sur ses menaces. Effrayez-le, fatiguez-le d'emotions. Tachez de l'ennuyer a force d'exigences. Faites l'amante espagnole a votre tour, et rendez-le si malheureux, qu'il desire vous quitter. Tachez qu'il fasse le premier pas vers une rupture, et qu'il le fasse violemment; alors vous serez sauvee: il aura eu les premiers torts. Votre empressement a en profiter pour l'abandonner sera de la fierte legitime, la dignite d'un grand caractere, la colere implacable d'un grand amour! Je vous reponds du reste. Je m'emparerai de lui quand l'occasion sera venue; j'ecouterai ses plaintes, je lui prouverai qu'il est le seul coupable, et, tout en vous haissant, il sera force de vous respecter. Il vous importunera peut-etre, il fera des folies pour arriver jusqu'a vous. Soyez sans pitie. Peut-etre se brulera-t-il la cervelle, mais seulement un peu; il a trop d'esprit pour vouloir renoncer aux beaux romans dont son avenir est gros. Toutes les extravagances qu'il pourra faire alors pour vous, loin de vous compromettre, tourneront au triomphe de votre fierte. Tout le monde saura peut-etre que ce jeune homme vous adore; mais on saura aussi que vous le reduisez au desespoir; et s'il lui arrive de se vanter du passe dans sa colere, on le regardera comme un fat ou comme un fou. De tout ceci, ma belle amie, il resultera pour vous un surcroit de gloire. Votre puissance sera plus enviee que jamais par les femmes, et les hommes viendront se prosterner par centaines a vos genoux." La vicomtesse suivit fidelement le conseil de son mentor. Elle joua si bien la passion, qu'Horace eu fut epouvante. Des qu'elle le vit reculer, elle avanca, et ne craignit pas d'exiger de lui qu'il l'enlevat. Cette idee sourit d'abord a Horace, a cause du retentissement qu'aurait une pareille aventure, et de l'honneur que lui ferait, dans la province et meme dans le monde, la passion _echevelee_ d'une dame de ce rang et de cet esprit. La vicomtesse fremit en le voyant irresolu; mais, au bout de vingt quatre heures, Horace s'effraya de l'idee de vivre avec une maitresse aussi jalouse et aussi imperieuse. Il songea a la souffrance qu'il eprouverait lorsque les curieux, se precipitant sur ses pas pour le voir passer avec sa conquete, l'un dirait: "Tiens! elle n'est pas plus belle que cela?" l'autre: "Elle n'est, pardieu, pas jeune!" Et, tout bien considere, il refusa le sacrifice qu'elle lui offrait, sous pretexte qu'il etait pauvre, et qu'il ne pouvait se resoudre a faire partager sa misere a une femme comme elle, bercee dans l'opulence. Ce pretexte etait d'ailleurs assez bien fonde. La vicomtesse feignit de n'en tenir compte, de dedaigner les richesses, de vouloir braver le monde, qu'elle pretendait hair et mepriser. Mais des qu'elle se fut bien assuree de la repugnance sincere d'Horace a prendre ce parti, elle l'accusa de ne point l'aimer; elle feignit d'etre jalouse d'Eugenie; elle inventa je ne sais quels sujets absurdes de soupcon et de ressentiment. Elle pleura meme, et s'arracha quelques faux cheveux. Puis tout a coup elle chassa Horace de son boudoir, fit ses apprets de depart, refusa de recevoir ses excuses et ses adieux, et s'en retourna a Paris, bien fatiguee du drame qu'elle venait de jouer, bien satisfaite d'etre enfin delivree du sujet de ses terreurs. De ce moment, ainsi que l'avait predit le marquis, sa victoire fut assuree; et Horace, tout en la plaignant de sa pretendue douleur, tout en se rejouissant de n'avoir plus a en subir les violences, se sentit le plus faible, parce qu'il se crut le plus froid. Les jeunes gens nobles du pays qui avaient compose la cour ordinaire de Leonie resterent dans leurs chateaux pour s'y adonner au plaisir de la chasse durant l'automne; et l'un d'eux, qui avait pris Horace en amitie, et qui le tenait serieusement pour un grand homme, l'invita a venir achever la saison dans ses terres. Horace accepta cette offre avec plaisir. Son hote etait riche et garcon. Il avait peu d'esprit, aucune instruction, un bon coeur et de bonnes manieres. C'etait l'homme qu'Horace pouvait eblouir de son erudition et charmer par le brillant de son esprit, en meme temps qu'il trouvait a profiter dans son commerce pour se former aux habitudes aristocratiques, dont il etait alors plus que jamais infatue. Son premier besoin fut d'oublier les semaines d'agitation penible qu'il venait de subir, et la maison de Louis de Meran lui fut un lieu de delices. Avoir de beaux chevaux a monter, un tilbury a sa disposition, des armes magnifiques et des chiens excellents pour la chasse, une bonne table, de gais convives, voire quelques autres distractions dont il ne se vanta pas a moi apres tout le mepris qu'il avait temoigne pour ce genre de plaisir, mais auxquelles il s'abandonna en voyant ses modeles les dandys vanter et cultiver la debauche: c'en fut assez pour l'etourdir et l'enivrer jusqu'aux approches de l'hiver. Comme il etait reellement superieur par son intelligence a tous ses nouveaux amis, il rachetait a force d'esprit le defaut de naissance, de fortune et d'usage, dont, au reste, on ne lui eut fait un tort que s'il en eut fait parade; mais il s'en garda bien. Il craignit tellement de voir l'orgueil de ces jeunes gens s'elever au-dessus du sien, qu'il leur laissa croire qu'il etait d'une bonne famille de robe, et jouissait d'une honnete aisance. L'exiguite de sa valise donnait bien un dementi a ses gasconnades: mais il etait en voyage; c'etait par hasard qu'il s'etait arrete dans ce pays, ou il etait venu seulement avec l'intention de passer quelques jours; et pour rendre excusable aux yeux de Louis de Meran, la legerete de sa bourse, qui etait par trop evidente, il feignit plusieurs fois de vouloir partir, afin, disait-il, d'aller chercher au moins _chez son banquier_ l'argent qui lui manquait. "Qu'a cela ne tienne! lui dit son hote, qui avait le malheur de s'ennuyer lorsqu'il etait seul dans son chateau, et pour qui Horace etait une societe agreable, ma bourse est a votre disposition. Combien vous faut-il? Voulez-vous une centaine de louis? --Il ne me faut rien qu'une centaine de francs, s'ecria Horace, a qui une offre aussi magnifique fit ouvrir de grands yeux, et qui jusque-la ne s'etait tourmente que de la maniere dont il donnerait le _pourboire_ aux laquais de la maison en s'en allant. --Vous n'y songez pas! lui dit son ami: nous allons avoir une grande reunion de jeunes gens, a l'occasion d'une sorte de fete villageoise ou nous allons tous, et ou nous passons quelquefois huit jours en parties de plaisir. On y joue un jeu d'enfer. Il faudra que vous puissiez jeter quelques poignees d'or sur la table, si vous ne voulez, vous, inconnu dans la province, passer pour _une espece._" Bien qu'Horace sut parfaitement qu'il ne pourrait jamais rendre cet argent, a moins d'etre heureux au jeu, il n'eut pas plus tot entrevu cette chance de succes, qu'il s'y confia aveuglement, et accepta les offres de son ami. Il n'avait jamais joue de sa vie, parce qu'il n'avait jamais ete a meme de le faire, et il ignorait tous les jeux excepte le billard, ou il etait de premiere force, ce qui lui avait valu l'estime de plusieurs des graves personnages au milieu desquels il s'etait lance. Il eut bientot compris la bouillotte en les voyant s'y exercer, et le jour de la fete, il debuta avec passion dans cette nouvelle carriere d'emotions et de perils. Il eut, pour son malheur a venir, un bonheur insolent ce jour-la. Avec cent louis il en gagna mille. Il se hata de restituer la somme premiere a Louis de Meran, mit de cote quatre cents louis, et continua a jouer les jours suivants avec les cinq cents autres. Il perdit, regagna, et, apres plusieurs fluctuations de la fortune, retourna enfin au chateau de Meran avec dix-sept mille francs en or et en billets de banque dans sa valise. Pour un jeune homme qui avait de grands besoins d'argent, et qui n'avait jamais connu qu'un sort precaire, c'etait une fortune. Il en pensa devenir fou de joie, et je crois bien qu'a partir de la il le devint reellement un peu. Il vint nous voir pour nous faire part de son bonheur, et ne songea pas a me restituer cent cinquante louis qu'il me devait. Je n'osai le lui rappeler, quoique je fusse assez gene; je regardais comme impossible qu'il l'oubliat. Cependant il ne s'en souvint jamais, et je le lui pardonne de tout mon coeur, certain que sa volonte n'y fut pour rien. L'empressement avec lequel il vint m'annoncer sa richesse en est la meilleure preuve. Son premier soin fut d'envoyer cent louis a sa mere; mais il n'osa pas lui dire que c'etait l'argent du jeu: la bonne femme s'en fut effrayee plus que rejouie. Il lui manda que c'etait le prix de travaux litteraires auxquels il se livrait dans mon ermitage, et qu'il envoyait a Paris a un editeur. "Je pretends, me dit-il en riant, la reconcilier avec la profession d'homme de lettres, qu'elle avait tant de regret a me voir embrasser, et qu'elle va desormais regarder comme tres-honorable. Dans quelques mois je lui enverrai encore un millier de francs, ainsi de suite, tant que j'aurai de l'argent. Que ne puis-je lui faire passer des aujourd'hui la somme entiere! Je serais si heureux de pouvoir m'acquitter en un instant des sacrifices qu'elle fait pour moi depuis que j'existe! Mais elle comprendrait si peu ce qui m'arrive, qu'elle me demanderait des explications impossibles; et les gens de ma province, qui sont aussi judicieux que charitables, voyant la mere Dumontet remonter sa vaisselle et acheter des robes a sa fille, en concluraient certainement que, pour procurer a ma famille une telle opulence, il faut que j'aie assassine quelqu'un. Il est vrai que mon bon pere, qui se pique un peu de belles-lettres, voudra lire de ma prose imprimee. Je lui dirai que j'ecris sous un pseudonyme, et je couperai, dans un volume de quelque poete mystique allemand nouvellement traduit, une centaine de pages que je lui enverrai en lui disant qu'elles sont de moi. Il n'y verra que du feu, et il les montrera a tous les beaux esprits de sa petite ville, qui, n'y comprenant goutte, reconnaitront enfin que je suis un homme superieur." En disant ces folies, Horace, qui se moquait parfois de lui-meme de fort bonne grace, eclata de rire. C'etait la verite qu'il eut envoye tout son argent a sa mere s'il eut pu le faire a l'instant meme sans l'effrayer. Son coeur etait genereux; et s'il se rejouissait tant d'etre riche, ce n'etait pas tant a cause de la possession, qu'a cause de l'espece de victoire remportee sur ce qu'il appelait son mauvais destin. Malheureusement il ne songea plus a ses resolutions le lendemain. Sa mere ne recut plus rien de lui, et tous ses creanciers de Paris furent egalement oublies. Il ne lui resta, de cet instant de devouement enthousiaste, qu'une sorte d'orgueil insense et bizarre, qui consistait a croire a son etoile en fait de succes d'argent, comme Napoleon croyait a la sienne en fait de gloire militaire. Cette confiance absurde en une providence occupee a favoriser ses caprices, et en un dieu dispose a intervenir dans toutes ses entreprises, le rendit vain et temeraire. Il commenca a mener le train d'un jeune homme pour qui quinze mille francs auraient ete le semestre d'une pension de trente mille. Il acheta un cheval, sema les pieces d'or a tous les valets de son hote, ecrivit a Paris a son tailleur qu'il avait fait un heritage, et qu'il eut a lui envoyer les modes les plus nouvelles. Quinze jours apres, il se montra equipe le plus ridiculement du monde. Ses amis se moquerent de cet accoutrement de mauvais gout, et lui conseillerent de destituer son tailleur du quartier latin pour une celebrite de la _fashion_. Il distribua aussitot sa nouvelle garde-robe aux piqueurs de ces messieurs, et en commanda une autre a Humann, qui habillait Louis de Meran. Recommande par ce jeune homme elegant et riche, il eut chez ce prince des tailleurs un credit ouvert dont il ne s'inquieta pas, et qui creusa sous lui comme un gouffre invisible. Les joyeux compagnons qui l'entouraient, des qu'ils le virent insolemment prodigue et revetu d'un costume de dandy qui deguisait incroyablement son origine plebeienne, l'adopterent tout a l'ait, et firent de lui le plus grand cas. Ce n'est plus le temps, c'est l'argent qui est un grand maitre. Horace, n'etant plus retenu et contriste par la misere, se livra a tous les elans de sa brillante gaiete et de son audacieuse imagination. L'argent fit en lui des miracles; car il lui rendit, avec la confiance en l'avenir et les jouissances du present, l'aptitude au travail, qu'il semblait avoir a jamais perdue. Il retrouva toutes ses facultes, emoussees par les chagrins et les soucis de l'hiver precedent. Son humeur redevint egale et enjouee. Ses idees, sans devenir plus justes, se coordonnerent et s'etendirent. Son style se forma tout a coup. Il ecrivit un petit roman fort remarquable, dont la triste Marthe fut l'heroine, et ses amours le sujet. Il s'y donna un plus beau role qu'il ne l'avait eu dans la realite; mais il y motiva et y poetisa ses fautes d'une maniere tres-habile. L'on peut dire que son livre, s'il eut eu plus de retentissement, eut ete un des plus pernicieux de l'epoque romantique. C'etait non pas seulement l'apologie, mais l'apotheose de l'egoisme. Certainement Horace valait mieux que son livre; mais il y mit assez de talent pour donner a cet ouvrage une valeur reelle. Comme il etait riche alors, il trouva facilement un editeur; et le roman, imprime a ses frais, et publie peu du temps apres son retour a Paris, eut une sorte de succes, surtout dans le monde elegant. Cette vie de luxe, melee de travail intellectuel et d'activite physique, etait l'ideal et l'element veritable d'Horace. Je remarquai que sa parole et ses manieres, d'abord ridicules lorsqu'il avait voulu les transformer de bourgeoises en patriciennes, devinrent gracieuses et dignes, lorsque fort de son propre merite et riche de son propre argent, il ne chercha plus, en se reformant, a imiter personne. A Paris, ses nouveaux amis le presenterent dans diverses maisons riches ou nobles, ou il vit l'ancienne bonne compagnie et le nouveau grand monde. Il vit les fetes des banquiers israelites, et les soirees moins somptueuses et plus epurees de quelques duchesses. Il entra partout avec aplomb, certain de n'etre deplace nulle part, apres avoir ete l'amant et l'eleve de la precieuse vicomtesse de Chailly. Au bout de deux mois d'une telle vie, Horace fut completement transfigure. Il vint nous voir un matin dans son tilbury, avec son groom pour tenir son beau cheval. Il monta nos cinq etages comme s'il n'eut fait autre chose de sa vie, et eut le bon gout de ne pas paraitre essouffle. Sa mise etait irreprochable; sa chevelure inculte avait enfin ete domptee par Boucherot, successeur de Michalon. Il avait la main blanche comme celle d'une femme, les ongles tailles en biseau, des bottes vernies et une canne Verdier. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'est qu'il avait pris un ton parfaitement naturel, et qu'il etait impossible de deviner que tout cela fut le resultat d'une etude. La seule chose qui trahit la nouveaute de sa metamorphose, c'etait l'espece de joie triomphante qui eclairait son front comme une aureole. Eugenie, a qui il baisa la main en arrivant (pour la premiere fois de sa vie), eut un peu de peine d'abord a tenir son serieux, et finit par s'etonner autant que moi de la facilite avec laquelle ce jeune papillon avait depouille sa chrysalide. Il avait ete a si bonne ecole, qu'il avait appris non-seulement a se bien tenir, mais encore a bien causer. Il ne parlait plus de lui; il nous questionnait sur tout ce qui pouvait nous interesser personnellement, et il avait l'air de s'y interesser lui-meme. Nous avions vu ses premiers efforts pour atteindre au type qu'il possedait enfin, et nous etions emerveilles qu'il eut deja perdu l'enflure et l'arrogance du parvenu. "Parle-moi donc de toi un peu, lui dis-je. Tes affaires me paraissent florissantes. J'espere que ta nouvelle fortune ne repose pas entierement sur les cartes, mais bien sur la litterature, ou tu as fait un si joli debut.--L'argent du jeu tire a sa fin, me repondit-il naivement; j'espere bien le renouveler en puisant a la meme source, et jusqu'ici mes essais ne sont pas malheureux; mais comme il faut etre en mesure de perdre, j'ai songe a la litterature, comme a un fonds plus solide. Mon editeur m'a verse ces jours-ci trois mille francs pour un petit volume que je lui ferai en une quinzaine de jours; et si le public recoit celui-la avec autant d'indulgence que l'autre, j'espere que je ne me trouverai plus a court d'argent." trois mille francs un petit volume, pensai-je, c'est un peu cher; mais tout depend des arrangements. "Il faut, lui dis-je, que je te parle de ce roman que tu viens de publier.--Oh! je t'en prie, s'ecria-t-il, ne m'en parle pas. C'est si mauvais, que je voudrais bien n'en entendre jamais parler.--Ce n'est pas mauvais le moins du monde, repris-je: on peut meme dire, au point de vue de l'art, que c'est une paraphrase tres-remarquable d'_Adolphe_, ce petit chef-d'oeuvre litteraire de Benjamin Constant, que tu sembles avoir pris pour modele." Ce compliment ne plut pas beaucoup a Horace; sa figure changea tout d'un coup. "Tu trouves, me dit-il en s'efforcant de garder son air indifferent, que mon livre est un pastiche? C'est bien possible: mais je n'y ai pas songe, d'autant plus que je n'ai jamais lu _Adolphe_. --Je te l'ai prete cependant l'annee derniere. --Tu crois? --J'en suis certain. --Ah! je ne m'en souviens pas. Alors mon livre est une reminiscence. --Il est impossible, repris-je, que le premier ouvrage d'un auteur de vingt ans soit autre chose; mais comme le tien est bien fait, bien ecrit et interessant, personne ne s'en plaint. Cependant, au risque d'etre pedant, je veux te gronder un peu quant au sujet. Tu as fait, ce me semble, la rehabilitation de l'egoisme... --Ah! mon cher, laissons cela, je t'en prie, dit Horace avec un peu d'ironie, tu parles comme un journaliste. Je te vois venir! tu vas me dire que _mon livre est une mauvaise action_. J'ai lu au moins ce mois-ci quinze feuilletons qui finissaient de meme." J'insistai. Je lui fis un peu la guerre; je combattis ses theories de _l'art pour l'art_ avec une sorte d'obstination dont je me faisais un devoir d'amitie envers lui, mais contre laquelle ne tint pas longtemps le vernis de modestie enjouee que l'elude du gout lui avait donne. Il s'impatienta, se defendit avec humeur, attaqua mes idees avec amertume; et, perdant peu a peu toutes ses graces et tout son calme d'emprunt pour revenir a ses anciennes declamations, a ses eclats de voix, a ses gestes de theatre, meme a quelques-unes de ces locutions de cafe-billard du quartier latin, il laissa le vieil homme sortir du sepulcre mal blanchi ou il avait pretendu l'enfermer. Quand il s'apercut de ce qui lui arrivait, il en fut si honteux et si courrouce interieurement, qu'il devint tout a coup sombre et taciturne. Mais ceci n'etait pas plus nouveau pour nous que sa colere bruyante: nous l'avions si souvent vu passer de la declamation a la bouderie! "Tenez, Horace, lui dit Eugenie en lui posant familierement ses deux mains sur les epaules, tout charmant que vous etiez au commencement de votre visite, et tout maussade que vous voila maintenant, je vous aime encore mieux ainsi. Au moins c'est vous, avec tous vos defauts, que nous savons par coeur, et qui ne nous empechent pas de vous aimer; au lieu que, quand vous voulez etre accompli, nous ne vous reconnaissons plus, et nous ne savons que penser. --Grand merci, ma belle," dit Horace en cherchant a l'embrasser cavalierement pour la punir de son impertinence. Mais elle s'en preserva en le menacant d'une petite balafre de son aiguille au visage, ce qui l'eut empeche de paraitre le soir dans le monde, et il ne s'y exposa point. Il essaya de reprendre son air aise et ses manieres distinguees avant de nous quitter; mais il n'en put venir a bout, et, se sentant gauche et guinde, il abregea sa visite. "Je crains que nous ne l'ayons fache, et qu'il ne revienne pas de si tot, dis-je a Eugenie lorsqu'il fut parti. --Nous le reverrons quand il aura gagne encore de l'argent, et qu'il aura un coupe a deux chevaux a nous faire voir, repondit-elle. --Pendant un quart d'heure je l'ai cru corrige de tous ses defauts, repris-je, et je m'en rejouissais. --Et moi, je m'en affligeais, dit Eugenie; car il me semblait etre arrive a l'impudence, qui est le pire de tous les vices. Heureusement, voyez-vous, il ne pourra jamais s'empecher d'etre ridicule, parce qu'en depit de toutes ses affectations, il a un fonds de naivete qui l'emporte." Ce meme jour, nous fumes surpris et bouleverses par une visite autrement agreable. Comme nous etions encore penches sur le balcon pour suivre de l'oeil le rapide tilbury d'Horace, nous remarquames qu'il faillit, au detour du pont, ecraser un homme et une femme qui venaient a sa rencontre en se donnant le bras, et en causant la tete baissee, sans faire attention a ce qui se passait autour d'eux. Horace cria: Gare donc! d'une voix retentissante qui monta jusqu'a nous par-dessus tous les bruits du dehors, et nous le vimes fouetter son cheval fougueux avec quelque intention d'effrayer ces gens malappris qui l'avaient force de s'arreter une seconde. Nos yeux suivirent involontairement ce couple modeste qui venait toujours de notre cote, et qui semblait n'avoir remarque ni le dandy ni son equipage. Ils marchaient appuyes l'un sur l'autre, et plus lentement que tous les gens affaires qui suivaient le trottoir. "As-tu jamais observe, me dit Eugenie, qu'on peut deviner, a l'allure de deux personnes de sexe different qui se donnent le bras, le sentiment qu'elles ont l'une pour l'autre? Voici un couple qui s'adore, je le parierais! ils sont jeunes tous deux, je lu vois a leur taille et a leur demarche. La femme doit etre jolie, du moins elle a une tournure charmante; et a la maniere dont elle s'appuie sur le bras de ce jeune mari ou de ce nouvel amant, je vois qu'elle est heureuse de lui appartenir. --Voila tout un roman dont ces deux passants ne se doutent peut-etre guere, repondis-je. Mais vois donc, Eugenie! a mesure que cet homme s'approche, il me semble le reconnaitre. Il a fait un geste comme Arsene; il leve la tete vers notre balcon. Mon Dieu! si c'etait lui? --Je ne vois pas ses traits de si haut, dit Eugenie; mais quelle serait donc cette femme qu'il accompagne? A coup sur, ce n'est ni Suzanne ni Louison. --C'est Marthe! m'ecriai-je. J'ai de bons yeux; elle nous a regardes, elle entre ici... Oui, Eugenie, c'est Marthe avec Paul Arsene! --Ne me fais pas de pareils contes! dit Eugenie tout emue en s'arrachant du balcon. Ce sont de fausses joies que tu me donnes." J'etais si sur de mon fait, que je m'elancai sur l'escalier a la rencontre de ces deux revenants, qui, un instant apres, pressaient Eugenie dans leurs bras entrelaces. Eugenie, qui les avait crus morts l'un et l'autre, et qui les avait amerement pleures, faillit s'evanouir en les retrouvant, et ne reprit la force de les embrasser qu'en les arrosant de larmes. Cet accueil les toucha vivement, et ils passerent plusieurs heures avec nous, durant lesquelles ils nous informerent complaisamment des moindres details de leur histoire et de leur vie presente. Quand Eugenie sut que son amie etait actrice, elle la regarda avec surprise, et me dit en la montrant: "Vois donc comme elle est toujours la meme! elle a embelli, elle est mise avec plus d'elegance; mais sa voix, son ton, ses manieres, rien n'a change. Tout cela est aussi simple, aussi vrai, aussi aimable que par le passe. Ce n'est pas comme..." Et elle s'arreta pour ne pas prononcer un nom que Marthe, dans son recit, avait repete cependant plusieurs fois sans emotion penible. Mais a chaque instant, Eugenie, en regardant Paul et Marthe, et en poursuivant interieurement son parallele avec Horace, ne pouvait s'empecher de s'ecrier: "Mais ce sont eux! ils n'ont pas change. Il me semble que je les ai quittes hier." Marthe voulut avoir l'explication de ces reticences, et je jugeai qu'il valait mieux lui parler ouvertement et naturellement d'Horace que de la forcer a nous interroger sur son compte. Je lui racontai la visite qu'il venait de nous faire, et tout ce qui devait expliquer cette opulence soudaine. Je lui parlai meme de ses relations avec la vicomtesse de Chailly. Je crus devoir le faire pour mettre la derniere main, s'il en etait besoin, a la guerison de cette ame sauvee. Elle en sourit de pitie, fremit legerement, et, se jetant dans le sein de son epoux, elle lui dit avec un sourire doux et triste: "Tu vois que je connaissais bien Horace!" Ils furent forces de nous quitter a quatre heures. Marthe jouait le soir meme. Nous allames l'entendre, et nous revinmes tout emus et tout bouleverses de son talent, joyeux jusqu'aux larmes d'avoir retrouve ces deux etres cheris, unis enfin et heureux l'un par l'autre. XXXI. Horace, lance dans le monde avec une belle figure, une bonne tenue, beaucoup d'esprit de conversation, un commencement de renommee litteraire, les apparences d'une certaine fortune, et un nom qu'il signait _Du Montet_, ne pouvait manquer d'etre remarque; et il y eut un moment ou, sans trop d'illusions, il put se flatter d'etre appele aux plus grands succes aupres de ces belles poupees de salon qu'on appelle femmes a la mode. Deux ou trois coquettes sur le retour l'eussent mis en vogue, s'il eut voulu se laisser proner par elles; mais il visa plus haut, et cela le perdit. Il se mit dans l'esprit que ces passageres amours etaient trop faciles, et qu'il pouvait aspirer a un brillant mariage. Depuis qu'il avait tate de la richesse, il lui semblait qu'il n'y avait que cela de reel et de desirable. Il ne regardait plus le talent et la gloire que comme des moyens de parvenir a la fortune, et il comptait sur les dons qu'il avait recus de la nature pour captiver le coeur de quelque riche heritiere. Avec de l'habilete, du temps et de la prudence, qui sait si son reve ne se serait pas realise? Mais il ne sut pas menager les ressources de sa position, et son trop de confiance l'egara. Prompt a s'abuser sur les sentiments qu'il inspirait, il entama une intrigue avec la fille d'un banquier, pensionnaire romanesque qui repondit a ses billets, lui donna des rendez-vous, et concerta avec lui un enlevement et un mariage a Gretna-Green. Malheureusement Horace n'avait pas assez d'argent pour faire cette equipee. Les deux ou trois mille francs du second roman avaient ete manges avant d'etre touches, et il commencait a devenir aussi malheureux au jeu qu'il se flattait d'etre heureux en amour. Il brusqua les choses, demanda la demoiselle a ses parents d'un ton assez imperatif, se vanta aupres d'eux de la passion qu'elle avait pour lui, et leur donna meme a entendre qu'il n'etait plus temps de la lui refuser. Ce dernier point etait une ruse d'amour dont il esperait rendre la jeune personne, complice; car il avait ete, malgre lui, plus delicat qu'il ne voulait l'avouer. Il avait respecte l'imprudente petite heroine de son roman, et meme leurs relations avaient ete si chastes, qu'elle n'avait cru courir aucun danger aupres de lui. Les parents, fins et prudents comme des gens qui ont fait leur fortune eux-memes, eurent bientot penetre la verite. Ils prirent l'enfant par la douceur, lui peignirent Horace comme un fat, un homme sans coeur, pret a la compromettre pour s'enrichir en l'epousant. Ils parlementerent, suspendirent la correspondance, et les rendez-vous mysterieux, gagnerent du temps, parlerent d'accorder la main et de retenir la dot, et en peu de jours surent si bien degouter ces deux amants l'un de l'autre, qu'Horace se retira furieux contre sa belle, qui le repoussait de son cote avec mepris et aversion. Cette triste aventure fut tenue secrete: on ne fut tente de s'en vanter de part ni d'autre, et Horace, par depit, s'adressa precipitamment a une veuve de bonne maison, qui jouissait d'une vingtaine de mille livres de rentes, et qui etait encore jeune et belle. [Illustration: Comme nous etions encore penches sur le balcon.] Comme elle etait devote, sentimentale et coquette, il s'imagina qu'elle ne lui appartiendrait que par le mariage, et il se trompa. Soit que la veuve ne voulut faire de lui qu'un cavalier servant en tout bien tout honneur, soit qu'elle fut moins scrupuleuse et voulut aimer sans perdre sa liberte, il fut accueilli avec grace, agace avec art, et commenca a se sentir amoureux avant de savoir a quoi s'en tenir. J'ignore si, malgre son extreme jeunesse, qu'il dissimulait dans sa barbe epaisse, son nom roturier, qu'il avait arrange sur ses cartes de visite, et sa misere, qu'il pouvait encore cacher sous des habits neufs pendant quelque temps, il eut satisfait son amour et son ambition. L'esperance d'etre un jour homme politique lui etait revenue avec celle de devenir eligible par contrat de mariage. Il se nourrissait des plus doux projets, et attendait, pour avouer sa veritable situation, qu'il eut inspire un amour assez violent pour la faire accepter; mais il avait une ennemie qui devait lui barrer le chemin, c'etait la vicomtesse de Chailly. Quoiqu'elle n'eut plus d'amour pour lui, elle avait espere le voir ramper devant elle, conformement aux predictions du marquis de Vernes, aussitot qu'elle l'aurait abandonne; mais le marquis, en jugeant Horace orgueilleux en amour, s'etait trompe. Horace n'etait que vain, et son inconstance, jointe a sa bonte naturelle, l'empechait de concevoir un depit serieux. Il vit bien que la vicomtesse etait retournee au comte de Meilleraie; mais comme elle le recevait avec une apparente bienveillance et l'admettait au rang de ses amis, il se tint pour satisfait, et continua a la voir sans amertume et sans pretention. C'eut ete pour tous deux le meilleur etat de choses; mais Horace ne pouvait passer une semaine sans commettre une faute grave. Il aimait a se griser, pour etouffer peut-etre quelques secrets remords. A la suite d'un dejeuner au Cafe de Paris, il s'enivra, devint expansif, vantard, et se laissa arracher l'aveu de ses succes aupres de la vicomtesse. Un de ceux qui l'aiderent perfidement a cette confession haissait Leonie, et voyait intimement le comte de Meilleraie. Des le lendemain, ce dernier fut informe de l'infidelite de sa maitresse. Il lui fit, non pas une scene, il ne l'aimait pas assez pour s'emporter, mais de piquants reproches, qui la blesserent profondement. Des lors, Horace fut l'objet de la haine implacable de cette femme. Elle connaissait assez particulierement la veuve qu'il courtisait, et deja elle s'etait apercue de la tournure que prenait cette liaison. Elle lui temoigna de l'amitie, gagna sa confiance, et la degouta d'Horace en lui disant ce simple mot: C'est un homme _qui parle_. Horace fut econduit brusquement. Il lutta, et sa defaite n'en fut que plus honteusement Consommee. [Illustration: C'etait la vraie fille de Lucifer.] Cette mortification cruelle ne pouvait arriver dans un plus facheux moment. Son second roman venait de paraitre, et il n'etait pas bon. Horace avait epuise dans le premier la petite somme de talent qu'il avait amassee, parce qu'il y avait depense la petite somme d'emotion qu'il avait recue. Il eut fallu, pour produire un nouvel ouvrage, que sa vie interieure fut renouvelee assez rapidement pour rechauffer et l'inspirer une seconde fois. Il avait force son cerveau a un enfantement qui avortait. En essayant de peindre Leonie et son amour pour elle, il avait ete froid et faux comme son modele et comme son propre sentiment. Il eut pu avoir neanmoins un certain succes dans un certain monde avec ce mauvais ouvrage, s'il eut designe clairement la vicomtesse a la mechancete du public des salons, et s'il eut fourni a ses elegants lecteurs l'appat d'un petit scandale. Mais Horace avait un trop noble coeur pour chercher ce genre de vogue. Il avait tellement poetise son heroine, qu'elle n'etait pas vraie, et que personne ne pouvait la reconnaitre. Incapable de garder un secret d'amour, il etait egalement incapable de le proclamer froidement et par vengeance. Le meme jour ou il fut congedie par la prudente veuve, il perdit au jeu ses derniers louis, et rentra chez lui dans une disposition d'esprit assez tragique. Il trouva sur sa cheminee une lettre de son editeur, en reponse a un billet qu'il lui avait ecrit la veille pour lui demander de nouvelles avances en retour de la promesse d'un nouveau roman. "Odieux metier! s'ecria-t-il en decachetant la lettre; il faudra donc ecrire encore, ecrire toujours, quelle que soit ma disposition d'esprit; etre leger de style avec une cervelle appesantie de fatigue, tendre de sentiments avec une ame dessechee de colere, frais et fleuri de metaphores avec une imagination fletrie par le degout!" Il brisa convulsivement le cachet, et, a sa grande surprise, lut un refus tres-net en style d'editeur mecontent, qui appelle un chat, un chat, et un succes manque un _bouillon_. Le digne homme en etait pour ses frais. Depuis quinze jours que l'ouvrage etait publie, il ne s'en etait pas vendu trente exemplaires. Et puis il etait si court! Le volume etait plat, les libraires ne prenaient cette _galette_ qu'au rabais. Si Horace avait voulu le croire, il aurait allonge le denoument. Deux feuilles de plus, et son livre gagnait cinquante centimes par exemplaire. Et puis le titre n'etait pas assez _ronflant_, la donnee n'etait pas _morale_, il y avait _trop de reflexions_; et mille autres causes de non-succes qui firent sauter au plancher le pauvre auteur outre de colere et rempli de desespoir. Quand on n'a pour toute fortune que de belles paroles, des bottes percees et un habit rape, on ne se decourage pas pour un refus d'editeur; on se met en campagne, et de rebuffades en rebuffades, on finit par en trouver un plus confiant ou plus riche. Mais courir en tilbury et suivi de son groom, de porte en porte, pour demander l'aumone, ce n'est pas aussi facile. Horace l'essaya pourtant des le lendemain. Partout il fut recu avec beaucoup de politesse, mais avec un sourire d'incredulite pour son avenir litteraire. Son premier roman avait eu un succes d'estime plutot qu'un succes d'argent. Le second avait fait un _fiasco_ complet. L'un lui demandait une preface d'Eugene Sue, l'autre une lettre de recommandation de M. de Lamartine, un troisieme exigeait qu'on lui assurat un feuilleton de Jules Janin. Tous s'accordaient pour ne point faire les frais de l'edition, et aucun n'entendait debourser la moindre avance de fonds. Horace les envoya tous au diable, petits et gros, et revint chez lui la mort dans l'ame. Le lendemain il vendit son cheval pour payer et congedier son domestique; le surlendemain il vendit sa montre pour avoir quelques pieces d'or, et pouvoir jouer encore un jour le role d'un homme riche. Il alla voir Louis de Meran, qui jouait au whist avec ses amis. Horace gagna quelques louis, les perdit, les regagna, et se retira vers trois heures du matin endette de cinq cents francs, que, selon les lois de ce monde-la, il devait payer dans un delai de trois jours a un de ses meilleurs amis, riche de trente mille livres de rente, sous peine d'etre meprise et taxe de gueuserie. Apres s'etre en vain mis en quatre pour se les procurer chez un editeur, le soir du troisieme jour, il se decida a les emprunter a Louis de Meran, non sans un trouble mortel; car il savait qu'a moins d'un nouveau bonheur au jeu, il ne pourrait pas les rendre, et l'insouciance qu'il avait eue naguere s'etait changee en mefiance et en terreur depuis qu'il avait connu les apres jouissances de la possession et les soucis amers de la ruine. Cette souffrance fut d'autant plus grande, qu'il lui sembla voir dans le regard et dans tout l'exterieur de son ami quelque chose de froid et de contraint qui contrastait avec son empressement et sa confiance habituels. Jusque-la ce jeune homme avait paru, en lui pretant de l'argent, le remercier plutot que l'obliger, et il est certain que jusque-la Horace le lui avait scrupuleusement restitue. Depuis qu'il se faisait passer pour riche, il payait exactement, non ses anciennes dettes, mais celles qu'il contractait dans son nouvel entourage. Ce jour-la il lui sembla que Louis de Meran lui faisait l'aumone avec un deplaisir contenu par la politesse. Aurait-il devine que ce jour-la, pour la premiere fois, Horace n'avait pas le moyen de s'acquitter? Mais comment eut-il pu le deviner? Horace avait reforme son equipage et quitte le joli appartement garni qu'il occupait, sous pretexte d'un prochain voyage en Italie annonce depuis longtemps, projet a la faveur duquel il s'etait dispense d'acheter des meubles et de s'installer conformement a sa pretendue aisance. Il feignit d'etre encore retenu pour quelques jours par des affaires imprevues, esperant que, durant ce peu de jours, la fortune du jeu, et meme celle de l'amour, changeraient en sa faveur, et lui permettraient de reculer indefiniment son voyage. Neanmoins, ce froid visage de son noble ami, et une sorte d'affectation qu'il crut remarquer en lui de ne pas l'accompagner a l'Opera, lui causerent une profonde inquietude. Il craignit d'avoir laisse soupconner sa position facheuse par l'air soucieux qu'il avait depuis quelques jours, et resolut d'effacer ces doutes en se montrant le soir en public avec son dandysme accoutume. Il alla trouver au fond de la Cite un brocanteur auquel il avait eu affaire autrefois, et il lui vendit a grande perte son epingle en brillants; mais il eut une centaine de francs dans sa poche, loua une remise, mit le meilleur habit qui lui restat, passa une rose magnifique dans sa boutonniere, et alla s'installer a l'avant-scene de l'Opera, dans une de ces loges en evidence qu'on appelle aujourd'hui, je crois, _cages aux lions_. A cette epoque-la, les elegants du Cafe de Paris ne portaient pas encore ce nom bizarre; mais je crois bien que c'etait la meme espece de dandys, ou peu s'en faut. Horace etait enrole dans cette variete de l'espece humaine, et faisait profession de se montrer. Il avait ses entrees dans cette loge, ou Louis de Meran payait une part de location, et l'emmenait une ou deux fois par semaine. Il y etait toujours accueilli par les autres occupants avec cordialite; car on l'aimait, et son esprit animait ce groupe flaneur et ennuye. Mais ce soir-la on tourna a peine la tete lorsqu'il entra, et personne ne se derangea pour lui faire place. Il est vrai que Nourrit chantait avec madame Damoreau le duo de Guillaume Tell: O Mathilde, idole de ma vie, etc. Probablement on ecoutait dans ce moment avec plus d'attention. Horace, un instant effraye, se rassura; et bientot il reprit tout son aplomb, lorsqu'a la fin de l'acte un de ces messieurs l'engagea a venir souper chez lui, avec les autres, apres le spectacle. Il s'efforca d'etre enjoue, et il vint a bout d'avoir enormement d'esprit. Cependant, de temps a autre, il lui semblait remarquer un sourire de mepris echange autour de lui. Un nuage alors passait devant ses yeux, ses oreilles bourdonnaient, il n'entendait plus l'orchestre, il ne voyait plus flotter dans la salle qu'une assemblee de fantomes qui le regardaient, le montraient au doigt, ricanaient affreusement; et des spectres de femmes qui se disaient les uns aux autres des mots etranges derriere leur eventail: _aventurier, aventurier! hableur, fanfaron! homme de rien! homme de rien!_ Alors il etait pret a s'evanouir, et quand, revenu a lui-meme, il s'assurait que ce n'etait qu'une hallucination, il faisait de violents efforts pour cacher son angoisse. Une fois un de ses compagnons lui demanda pourquoi il etait si pale. Horace, encore plus trouble par cette remarque, repondit qu'il etait souffrant. _Peut-etre avez-vous faim?_ lui dit un antre. Horace perdit tout a fait contenance. Il crut voir dans ce mot insignifiant une atroce epigramme. Il songea a se retirer, a se cacher, a ne jamais reparaitre. Et puis il se dit qu'il ne fallait pas abandonner ainsi la partie, qu'il devait aborder une explication, affronter l'attaque, afin de se defendre avec audace, et de savoir a tout prix s'il etait victime d'une secrete persecution, ou en proie a un mauvais reve. Il suivit la bande joyeuse chez l'amphitryon de la nuit, tour a tour glace ou rassure par l'air froid ou bienveillant des convives. La dame du logis etait une fille entretenue, fort belle, fort intelligente, fort railleuse, et mechante a l'exces. Horace l'avait toujours haie et redoutee, quoiqu'elle lui eut fait des avances. Elle avait ce jour-la une robe de satin ecarlate, ses cheveux blonds flottants, et un certain air plus impertinent que de coutume. Ses yeux brillaient d'un eclat diabolique: c'etait la vraie fille de Lucifer. Elle accueillit Horace avec des graces de chat, le placa aupres d'elle a table, et lui versa de sa belle main les vins du Rhin les plus capiteux. On s'egaya beaucoup, on traita Horace aussi bien que de coutume, on lui fit reciter des vers, on l'applaudit, on le flatta, et on parvint a l'enivrer, non pas jusqu'a perdre la raison, mais jusqu'a reprendre confiance en lui-meme. Alors un des convives lui dit: "A propos de femmes, apprenez-nous donc, mon cher, pourquoi la vicomtesse de Chailly vous en veut si fort. Est-il vrai qu'a un dejeuner au Cafe de Paris, avec B... et A..., vous l'ayez compromise? --Le diable m'emporte si je m'en souviens, repondit Horace; mais je ne crois pas l'avoir fait. --Alors vous devriez vous justifier aupres d'elle, car on lui a dit que vous vous etiez vante de ce dont un homme d'honneur ne se vante jamais... --A jeun! reprit un autre. Mais _in vino veritas_, n'est ce pas, Horace? --En ce cas, repondit Horace, quelque gris que j'aie pu etre, je n'ai du me vanter de rien. --Il veut dire par la, observa Proserpine (c'est ainsi qu'Horace appelait ce soir-la la maitresse de son hote), qu'il n'y aurait pas de quoi se vanter, et c'est mon avis. Votre vicomtesse est seche, reluisante et anguleuse comme un coquillage. --Elle a beaucoup d'esprit, reprit-on. Avouez, Horace, que vous en avez ete amoureux. --Pourquoi non? Mais si je l'ai ete, je ne m'en souviens pas davantage. --On dit pourtant que vous vous en etes souvenu au point de raconter des choses etranges sur votre sejour a la campagne, l'ete dernier? --Que signifient toutes ces questions? dit Horace en levant la tete. Suis-je devant un jury? --Oh! non, dit Proserpine: c'est tout au plus de la police correctionnelle. Allons, mon beau poete, vous allez nous dire cela entre amis. La vicomtesse ne vous hairait pas tant si elle ne vous avait pas tant aime. --Et depuis quand m'honore-t-elle de sa haine? --Depuis que vous lui avez ete infidele, bel inconstant! --Si je ne l'ai pas ete, c'est votre faute, belle inhumaine, repondit Horace du meme ton moqueur. --Vous avouez donc, reprit-elle, que vous lui aviez jure fidelite jusqu'au tombeau? --Cela va-t-il durer longtemps de la sorte? dit Horace en riant. --Il est certain, dit quelqu'un, que vous causez un violent depit a la vicomtesse, et qu'elle dit beaucoup de mal de vous. --Et quel mal peut-elle dire de moi, s'il vous plait? --Tenez vous a le savoir? --Un peu. --Eh bien! elle pretend que vous etes pauvre, et que vous vous faites passer pour riche; que vous etes un enfant, et que vous faites semblant d'etre un homme; que vous etes econduit par toutes les femmes, et que vous jouez le role de vainqueur." Nous y voila, pensa Horace; le moment est venu de braver l'orage. "Si la vicomtesse se plait a debiter de pareilles impertinences, repondit-il avec fermete, comme je ne sais pas le moyen de me venger d'une femme, je me bornerai a dire qu'elle se trompe; mais si un homme me le repetait avec le moindre doute sur ma loyaute, je lui repondrais qu'il en a menti." L'interlocuteur a qui s'adressait cette reponse fit un mouvement de colere. Son voisin le retint, et se hata de dire d'un ton assez equivoque: "Personne ne doute ici de votre loyaute. Si vous avez trahi le secret de vos amours avec une femme, dans un de ces _apres-boire_ ou vraiment la verite nous echappe sans que nous en ayons conscience, la vicomtesse pousse trop loin sa vengeance en vous calomniant. Mais si vous l'aviez calomniee, vous? si, par depit de ses refus, vous aviez menti, il faudrait l'excuser d'user de represailles. --Mais vous-meme, Monsieur, dit Horace, vous paraissez incertain? Je desirerais savoir votre opinion sur mon compte. --Mon opinion, c'est que vous avez ete son amant, que vous l'avez conte a quelqu'un dans les fumees du champagne, et que vous avez fait la une grave imprudence. --Que vous en semble? dit Proserpine en remplissant le verre d'Horace; prononcez, messieurs du tribunal. --Cela merite tout au plus deux jours d'emprisonnement au secret dans l'oratoire de madame de ***." Ici on nomma la belle veuve qu'Horace avait espere d'epouser. "Ah! est-ce qu'il y a aussi un acte d'accusation par rapport a celle-la?" dit Proserpine en regardant Horace d'un air de reproche a lui donner des vertiges de vanite. Quoique Horace fut un peu anime, il comprit qu'il avait besoin de toute sa tete, et il s'abstint de vider son verre; il chercha a deviner dans les regards des convives si cette petite guerre etait un piege perfide ou une taquinerie amicale. Il crut n'y rien trouver de malveillant, et il soutint toutes les interrogations avec enjouement. Tout ce qu'on lui disait l'eclairait sur un point jusqu'alors mysterieux pour lui: c'est que la vicomtesse l'avait desservi aupres de la veuve. Il voyait en outre qu'elle avait tache de le desservir dans l'opinion de ses amis, et la maniere dont on presentait les choses donnait a penser que cette guerre cruelle etait le resultat de l'amour offense. Il trouvait tout le monde dispose a le juger ainsi, et a l'absoudre, dans ce cas, des doutes injurieux eleves contre lui par une femme irritee et jalouse. Il ne pouvait se justifier qu'en avouant son intimite avec elle; mais il ne pouvait l'avouer sans encourir le reproche de fatuite, qu'il repoussait depuis un quart d'heure. Il n'avait qu'un parti a prendre, c'etait de se griser tout a fait, et il le fit de son mieux, afin d'etre autorise a parler comme malgre lui. Mais par une de ces bizarreries de la raison humaine, qui ne nous quitte que lorsque nous voulons la retenir, et qui s'obstine a nous rester fidele lorsque nous la voulons ecarter, plus il buvait, moins il se sentait gris. Il avait la migraine, sa paupiere etait lourde, sa langue embarrassee; mais jamais son cerveau n'avait ete plus lucide. Cependant il fallait deraisonner, helas! et Horace deraisonna. Il me l'a confesse depuis, presse par un severe interrogatoire: il joua l'ivresse n'etant pas ivre, et, feignant d'avoir perdu la raison, il donna, avec beaucoup de discernement, des preuves irrecusables de la verite. Il le fit avec une certaine jouissance de ressentiment contre la mechante creature qui avait voulu le deshonorer, et il crut avoir savoure le plaisir funeste de la vengeance; car il vit son auditoire convaincu applaudir a ses aveux, et les enregistrer comme pour demasquer la prudence de son ennemie. Mais tout a coup son hote, se levant pour recevoir les adieux de la compagnie, qui se retirait, lui dit ces paroles cyniques avec une froideur meprisante: "Allez vous coucher, Horace; car, bien que vous ne soyez pas plus gris que moi, vous etes _soul comme un_..." Horace n'entendit pas le dernier mot, et je me garderai bien de le repeter. Il eut comme un eblouissement; et ses jambes ne pouvant plus le soutenir, sa langue ne pouvant plus articuler un mot, on l'entraina, et on le jeta, plutot qu'on ne le deposa a la porte de Louis de Meran, chez lequel, depuis le jour ou il avait quitte son logement, il avait accepte un gite provisoire. Ce qu'il souffrit lorsqu'il se trouva seul ne saurait etre apprecie que par ceux qui auraient d'aussi miserables fautes a se reprocher. En proie a d'horribles douleurs physiques, et ne pouvant se trainer jusqu'a son lit, il passa le reste de la nuit sur un fauteuil, a mesurer l'horreur de sa position; car, pour son supplice, sa raison etait parfaitement eclaircie, et il ne se faisait plus illusion sur le blame, la mefiance et le mepris de ces hommes qu'il avait voulu eblouir et tromper, et qui, malgre la superiorite de son esprit, venaient de le faire tomber dans un piege grossier. Maintenant il comprenait l'epreuve a laquelle on l'avait soumis, et la conduite qu'il eut du tenir pour en sortir justifie. S'il eut affronte dignement les imputations de Leonie, en persistant a respecter le secret de sa faiblesse, et en acceptant le soupcon au lieu de l'ecarter au moyen d'une lache vengeance, quoique ses juges ne fussent ni tres-eclaires, ni tres-delicats sur de telles matieres, ils auraient eu assez d'instinct genereux dans l'ame pour lui tout pardonner. Ils auraient estime la noblesse et la bonte de son coeur, tout en blamant la vanite de son caractere. Ces jeunes gens frivoles, qui ne valaient pas mieux que lui a beaucoup d'egards, avaient du moins recu du grand monde une sorte d'education chevaleresque qui les eut rendus magnanimes, si Horace eut su leur en donner l'exemple. Faute d'avoir pris son role de haut, il retombait plus bas qu'il ne meritait d'etre. Il n'en pouvait plus douter. En le ramenant dans leur voiture, quatre ou cinq jeunes gens, feignant de le croire endormi, comme il feignait de l'etre, avaient fait entendre a ses oreilles des paroles terribles de secheresse et d'ironie. Il avait ete condamne a ne pas les relever, parce qu'il s'etait condamne a ne pas paraitre les entendre. Il avait eu envie de crier; des convulsions furieuses avaient passe par tous ses membres, et, pour la premiere fois de sa vie, au lieu de ceder a son exasperation nerveuse, il avait eu la force de la reprimer, parce qu'il voyait qu'on n'y croirait pas et qu'on serait impitoyable pour son delire. Vraiment c'etait un chatiment trop rude pour un jeune homme qui n'etait que vain, leger et maladroit. Au grand jour, Louis de Meran entra dans sa chambre avec un visage si severe, qu'Horace, ne pouvant soutenir cet accueil inusite, cacha sa tete dans ses deux mains pour cacher ses larmes. Louis, desarme par sa douleur, prit une chaise, s'assit a cote de lui, et, s'emparant de ses mains avec une bonte grave, lui parla avec plus de raison et d'elevation d'idees qu'il ne paraissait susceptible d'en montrer. C'etait un jeune homme assez ignorant, eleve en enfant gate, mais foncierement bon; la delicatesse du coeur eleve l'intelligence quand besoin est. "Horace, lui dit-il, je sais ce qui s'est passe cette nuit a ce souper ou je n'ai pas voulu me trouver, pour ne pas etre temoin des humiliations qu'on vous y menageait. J'aurais malgre moi pris parti pour vous, et je me serais fait quelque grave affaire avec des gens que, par droit d'anciennete et par suite d'un long echange de services, je suis force de preferer a vous. J'ai fait mon possible pour vous engager a rester chez vous hier; vous n'avez pas voulu me comprendre. Enfin vous vous etes livre, et vous avez empire votre situation. Vous avez commis des fautes que, dans la justice de ma conscience, je trouve assez pardonnables, mais pour lesquelles vous ne trouverez aucune indulgence dans ce monde hautain et froid que vous avez voulu affronter sans le connaitre. Vous avez une ennemie implacable, a qui vous pouvez rendre blessure pour blessure, outrage pour outrage. C'est une mechante femme, dont j'ai appris a mes depens a me preserver. Mais elle est du monde, mais vous n'en etes pas. Les rieurs seront pour vous, les influents seront pour elle. Elle vous fera chasser de partout, comme elle vous a fait congedier par madame de ***. Croyez-moi, quittez Paris, voyagez, eloignez-vous, faites-vous oublier; et si vous voulez reparaitre absolument dans ce qu'on appelle, tres-arbitrairement sans doute, la bonne compagnie, ne revenez qu'avec une existence assuree et un nom honorable dans les lettres. Vous avez eu un tort grave: c'est de vouloir nous tromper. A quoi bon? Aucun de nous ne vous eut jamais fait un crime d'etre pauvre et d'une naissance obscure. Avec votre esprit et vos qualites, vous vous seriez fait accepter de nous, un peu plus lentement peut-etre, mais d'une maniere plus solide. Vous avez voulu, partant d'une condition precaire, jouir tout d'un coup des avantages de fortune et de consideration que votre travail et votre attitude fiere et discrete vis-a-vis de nous eussent pu seuls vous faire conquerir. Si j'avais su qu'au lieu de vingt-cinq ans vous n'en aviez que vingt, je vous aurais guide un peu mieux. Si j'avais su que vous etiez le fils d'un petit fonctionnaire de province, et non le petit-fils d'un conseiller au parlement, je vous aurais detourne de l'idee puerile de falsifier votre nom. Enfin, si j'avais su que vous ne possediez absolument rien, je ne vous aurais pas lance dans un train de vie ou vous ne pouviez que compromettre votre honneur. Le mal est fait. Laissez au temps, qui efface les medisances et a mon amitie, qui vous restera fidele, le soin de le reparer. Vous avez du talent et de l'instruction. Vous pouvez, avec de l'esprit de conduite, marcher un jour de pair avec ces personnages brillants dont l'air degage vous a seduit, et que vous regarderez peut-etre alors en pitie. Vous allez partir, promettez-le-moi, et sans chercher par aucun coup de tete a vous venger des soupcons qu'on a concus contre vous. Vous auriez dix duels, que vous ne prouveriez pas que vous avez dit la verite, et vous donneriez a votre aventure un eclat qu'elle n'a pas encore. Vous avez besoin d'argent pour voyager; en voici: trop peu a la verite pour mener en pays etranger le train d'un fils de famille, mais assez pour attendre modestement le resultat de votre travail. Vous me le rendrez quand vous pourrez. Ne vous en tourmentez guere; j'ai de la fortune, et je vous proteste, Horace, que je n'ai jamais eu autant de plaisir a vous obliger que je le fais en cet instant." Horace, penetre de repentir et de reconnaissance, pressa fortement la main de Louis, refusa obstinement le portefeuille qu'il lui presentait, le remercia de ses bons conseils avec une grande douceur, lui promit de les suivre, et quitta precipitamment sa maison. Louis de Meran m'ecrivit aussitot, pour me mettre au courant de toutes ces choses, et pour m'engager a faire accepter en mon nom a Horace les avances qu'il n'avait pas voulu recevoir de lui, et qui lui etaient necessaires pour se mettre en voyage. Malheureusement le devouement de cet excellent jeune homme ne put etre aussi promptement efficace qu'il le souhaitait. Horace ne vint pas me voir, et je le cherchai rendant plusieurs jours sans pouvoir decouvrir sa retraite. XXXII. Il passa donc trois ou quatre jours dans la solitude, en proie aux angoisses de la honte et de la misere, ne sachant ou fuir l'une et comment arreter les progres de l'autre. Son ame avait recu la plus douloureuse atteinte qu'elle fut disposee a ressentir. Les chagrins de l'amour, les tourments du remords, les soucis meme de la pauvrete ne l'avaient jamais serieusement ebranle; mais une profonde blessure portee a sa vanite etait plus qu'il ne fallait pour le punir. Malheureusement ce n'etait pas assez pour le corriger. Horace etait sans force et sans espoir de reaction contre l'arret qui venait de le frapper. Enferme dans un grenier, errant la nuit seul par les rues, il se tordait les mains et versait des larmes comme un enfant. Le monde, c'est-a-dire la vie d'apparat et de dissipation, cet Elysee de ses reves, ce refuge contre tous les reproches de sa conscience, lui etait donc ferme pour jamais! Les consolations que Louis de Meran avait essaye de lui donner lui paraissaient illusoires. Il savait bien que les gens qui vivent de pretentions, selon eux legitimes, sont sans pitie pour les pretentions mal fondees d'autrui. Il avait assez de fierte pour ne vouloir pas rentrer en grace en cherchant a justifier sa conduite; et lors meme qu'il eut ete assure de sortir vainqueur aux yeux du monde d'une lutte contre la vicomtesse, la seule pensee d'affronter des humiliations comme celles qu'il venait de subir le faisait fremir de douleur et de degout. Il avait fait tant d'etalage de sa courte prosperite, tant aupres de ses anciens amis que dans sa correspondance avec ses parents, qu'il n'osait plus, dans sa detresse, s'adresser a personne. Et a vrai dire il ne pouvait s'arreter a aucun projet. Il sentait bien que le plus court et le plus sage etait de retourner dans son pays, et d'y travailler a une oeuvre litteraire, afin de payer ses dernieres dettes et d'amasser de quoi se mettre en route, a pied, pour l'Italie; mais il n avait pas ce courage. Il savait que ses parents, abuses sur ses succes litteraires, n'avaient pas manque de les proclamer sur tous les toits de leur petite ville, et il craignait qu'un beau jour une medisance, recueillie par hasard au loin, n'y vint changer en mepris la consideration qu'il s'etait faite. Six mois plus tot, il eut emprunte gaiement et insoucieusement un louis par semaine a differents camarades d'etudes. Dans ce monde-la, nul ne rougit d'etre pauvre, et l'on se conte l'un a l'autre en riant qu'on n'a pas dine la veille, faute de neuf sous pour payer son ecot chez Rousseau. Mais quand on a frequente les salons fermes aux necessiteux, quand on a eclabousse de son equipage les amis qui vont a pied, on cache son indigence comme un vice et sa faim comme un opprobre. Cependant, un soir, Horace se decida a monter chez moi, non sans etre revenu sur ses pas dix fois au moins. Son aspect etait dechirant a voir; sa figure etait fletrie, ses joues creusees, ses yeux eteints. Sa chevelure en desordre portait encore les traces de la frisure, et, cherchant a reprendre son attitude naturelle, se dressait par meches raides et contournees autour de son front. Le courage de dissimuler sa misere sous un essai de proprete lui avait manque. On voyait dans toute sa personne negligee et debraillee le decouragement profond ou il s'etait laisse tomber. Sa chemise fine et plissee avec recherche, etait sale et chiffonnee. Son habit, d'une coupe elegante, avait plusieurs boutons emportes ou brises, et l'on voyait que depuis plusieurs jours il n'avait pas songe a le brosser. Ses bottes etaient couvertes d'une boue seche. Il n'avait pas de gants, et il portait, en guise de canne, un gros baton plombe, comme s'il eut ete sans cesse en garde contre quelque guet-apens. Heureusement nous etions prevenus, Eugenie et moi, et nous ne fimes paraitre aucune surprise de le voir ainsi metamorphose. Nous feignimes de ne pas nous en apercevoir, et, sans lui faire de questions, nous lui proposames bien vite de diner avec nous. Nous avions deja dine pourtant; mais Eugenie, en moins d'un quart d'heure, nous organisa un nouveau repas auquel nous fimes semblant de toucher, et dont Horace avait trop besoin pour s'apercevoir de la supercherie. Il etait si affame, qu'il eprouva un accablement extraordinaire aussitot qu'il se fut assouvi, et tomba endormi sur sa chaise avant que la nappe fut enlevee. L'appartement que Marthe avait occupe a cote du notre se trouvait par hasard vacant. Nous y portames a la hate un lit de sangle et quelques chaises; puis, s'approchant d'Horace avec douceur, Eugenie lui dit: "Vous etes fort souffrant, mon cher Horace, et vous feriez, bien de vous jeter sur un lit que nous avons pu offrir ces jours derniers a un ami de province, et qui est encore la tout pret. Profitez-en jusqu'a ce que vous vous sentiez mieux. --Il est vrai que je me sens tout a fait malade, repondit Horace; et si je ne suis pas indiscret, j'accepte l'hospitalite jusqu'a demain." Il se laissa conduire dans la chambre de Marthe, et ne parut frappe d'aucun souvenir penible. Il etait comme abruti, et cet etat, si contraire a son animation naturelle, avait quelque chose d'effrayant. Il dormait encore le lendemain matin, lorsque Paul Arsene entra chez nous, portant l'enfant de Marthe dans ses bras. "Je vous apporte votre filleul, dit-il a Eugenie, qui avait pris ce gros garcon en affection, et qui lui avait donne le nom d'Eugene. Sa mere est accablee de travail aujourd'hui, et moi par consequent. Elle debute ce soir au Gymnase, ou je suis recu caissier comme vous savez. La mere Olympe est un peu malade et perd la tete. Nous craignons que notre _tresor_ ne soit mal soigne. Il faut que vous veniez a notre secours et que vous le gardiez toute la journee, si vous pouvez le faire sans trop vous gener. --Donnez-moi bien vite le _tresor_, s'ecria Eugenie en s'emparant avec joie du marmot, que, dans sa tendresse naive et grande, Arsene n'appelait plus autrement. --Le tresor est adorable, lui dis-je; mais songez-vous a l'entrevue qui est inevitable tout a l'heure?... --Arsene, dit Eugenie, prends ton courage et ton sang-froid a deux mains: Horace est ici." Arsene palit, "N'importe, dit-il; d'apres ce que vous m'aviez confie, je devais bien m'attendre a l'y rencontrer un de ces jours. Le nom de l'enfant n'est point ecrit sur son front, et d'ailleurs, grace a lui, le _tresor_ est anonyme. Pauvre ange! ajouta-t-il en embrassant le fils d'Horace; je vous le confie, Eugenie; ne le rendez pas a son possesseur legitime. --Il ne vous le disputera pas, soyez tranquille! repondit-elle avec un soupir. Vous avertissez votre femme, afin qu'elle ne vienne pas ici durant quelques jours. Horace ne peut pas rester a Paris, et il est facile d'eviter cette rencontre. --Je le desire beaucoup, dit Arsene; il me semble que cet homme ne peut seulement pas la regarder sans lui faire du mal. Cependant, si elle desire le voir, que sa volonte soit faite! Jusqu'ici elle dit qu'elle ne le veut pas. Adieu. Je reviendrai chercher mon enfant ce soir." "Ah! vous avez un enfant? dit Horace avec indifference, lorsqu'il entra chez nous vers dix heures pour dejeuner. --Oui, nous avons un enfant, repondit Eugenie avec un sentiment secret de malice austere. Comment le trouvez-vous?" Horace le regarda. "Il ne vous ressemble pas, dit-il avec la meme indifference. Il est vrai que ces poupons-la ne ressemblent a rien, ou plutot ils se ressemblent tous: je n'ai jamais compris qu'on put distinguer un petit enfant d'un autre enfant du meme age. Combien a celui-la? un mois? deux mois? --On voit bien que vous n'en avez jamais regarde un seul! dit Eugenie. Celui-ci a huit mois, et il est superbe pour son age. Vous ne trouvez pas que ce soit un bel enfant? --Je ne m'y connais pas du tout. Je le trouverai _delirant_ si cela vous fait plaisir... Mais j'y songe! il est impossible que vous soyez sa mere. Je vous ai vue il y a huit mois... Allons donc! cet enfant n'est pas a vous. --Non, dit Eugenie brusquement. Je me moquais de vous, c'est l'enfant de mon portier, c'est mon filleul. --Et cela vous amuse, de le porter sur vos bras, tout en faisant votre menage? --Voulez-vous le tenir un peu, dit-elle en le lui presentant, pendant que je servirai le dejeuner? --Si cela nous fait dejeuner un peu plus vite, je le veux bien; mais je vous assure que je ne sais comment toucher a _cela_, et que s'il lui prend fantaisie de crier, je ne saurai pas faire autre chose que de le poser par terre. Fi! puisque vous n'etes pas sa mere, je puis bien vous dire, Eugenie, que je le trouve fort laid avec ses grosses joues et ses yeux ronds! --Il est plus beau que vous, s'ecria Eugenie avec une colere ingenue, et vous n'etes pas digne d'y toucher. --Tenez, le voila qui piaille, dit Horace: permettez-moi de le reporter dans la loge de ses chers parents." L'enfant, effraye de la grosse barbe noire d'Horace, s'etait rejete, en criant, dans le sein d'Eugenie. "Et moi, dit-elle en le caressant pour l'apaiser, moi qui serais si heureuse d'avoir un enfant comme toi, mon pauvre tresor!" Horace sourit dedaigneusement, et, s'enfoncant dans un fauteuil, il devint reveur. Le passe sembla enfin se reveiller dans sa memoire, et il me dit avec abattement, lorsque Eugenie, ayant depose l'enfant sur mes genoux, passa dans la chambre voisine: "Jamais Eugenie ne me pardonnera de n'avoir pas compris les joies de la paternite: vraiment, les femmes sont injustes et impitoyables. J'y ai beaucoup reflechi, depuis _mon malheur_; et j'ai eu beau chercher comment les delices de la famille pouvaient etre appreciables a un homme de vingt ans, je ne l'ai pas trouve. Si un enfant pouvait venir au monde a l'age de dix ans, au developpement de sa beaute et de son intelligence (en supposant gratuitement qu'il ne fut ni laid, ni roux, ni bossu, ni idiot), je comprendrais, jusqu'a un certain point, qu'on put s'interesser a lui. Mais soigner ce petit etre malpropre, rechigne, stupide, et pourtant despotique, c'est le fait des femmes, et Dieu leur a donne pour cela des entrailles differentes des notres. --Cela n'est vrai que jusqu'a un certain point, repondis-je. Les femmes les aiment plus delicatement, et s'entendent mieux a les elever durant les premieres annees; mais je n'ai jamais compris, moi, qu'en presence de cet etre faible et mysterieux qui porte en lui un passe et un avenir inconnus, on put eprouver, pour tout sentiment, la repugnance. Les hommes du peuple sont meilleurs que nous, Horace. Ils aiment leurs petits avec une admirable naivete. N'avez-vous jamais ete saisi de respect et d'attendrissement a la vue d'un robuste ouvrier portant le soir dans ses bras nus, encore tout noircis par le travail, son marmot sur le seuil de la porte, pour l'egayer et soulager sa mere? --Ce sont des vertus inconciliables avec la proprete," repondit Horace sur un ton de persiflage dedaigneux, et sans songer que dans ce moment-la il etait fort malpropre lui-meme. Puis, passant la main sur son front, comme pour rassembler ses idees: "Je vous remercie de m'avoir heberge cette nuit, dit-il; mais je ne sais si c'est pour reveiller en moi un remords salutaire que vous m'avez mis dans cette chambre fatale; j'y ai fait des reves affreux, et il faut, puisque me voila decidement dans la position d'esprit la plus sinistre, que je vous fasse une question penible et delicate. Avez-vous jamais su, Theophile, ce qu'etait devenue l'infortunee dont j'ai si affreusement brise le coeur par un crime vraiment etrange, pour n'avoir pas ete enchante de l'idee d'etre pere a vingt ans, et lorsque j'etais dans l'indigence! --Horace, lui dis-je, ne faites-vous cette question avec le sentiment que vous avez, en ce moment, sur le visage, c'est-a-dire avec une curiosite assez indolente, ou avec celui que vous devez avoir dans le coeur? --Mon visage est petrifie, mon pauvre Theophile, repondit-il avec un accent qui redevenait peu a peu declamatoire, et j'ignore si je pourrai jamais pleurer ou sourire desormais. Ne m'en demandez pas la cause, c'est mon secret. Quant a mon coeur, c'est sa destinee d'etre meconnu; mais vous qui avez toujours ete meilleur et plus indulgent pour moi que tous les autres, comment pouvez-vous l'outrager a ce point d'ignorer qu'il saignera eternellement par cette blessure? Si j'etais sur que Marthe vecut et qu'elle se fut consolee, je serais peut-etre soulage aujourd'hui d'une des montagnes qui oppressent tout le passe de ma vie, tout mon avenir peut-etre! --En ce cas, lui dis-je, je vous repondrai la verite: Marthe n'est pas morte; Marthe n'est pas malheureuse, et vous pouvez l'oublier." Horace ne recut pas cette nouvelle avec l'emotion que j'en attendais. Il eut plutot l'air d'un homme qui respire en jetant bas son fardeau, que d'un coupable qui rentre en grace avec le ciel. "Dieu soit loue!" dit-il sans penser a Dieu le moins du monde; et il retomba dans sa reverie, sans ajouter une seule question. Cependant il y revint dans la journee, et voulut savoir ou elle etait et comment elle vivait. "Je ne suis autorise a vous donner aucune espece d'explication a cet egard, lui repondis-je, et je vous conseille pour votre repos et pour le sien, de n'en point chercher; il serait trop tard pour reparer vos fautes, et il doit vous suffire d'apprendre qu'elles n'ont aucun besoin de reparation." Horace me repondit avec amertume: "Du moment que Marthe m'a quitte sans regrets et sans les projets de suicide dont je m'effrayais; du moment qu'elle n'a point ete malheureuse, et qu'elle s'est debarrassee de son amour par lassitude ou par inconstance, je ne vois pas que mes fautes soient si graves et que ni elle ni personne ait le droit de me les rappeler. --Brisons la-dessus, lui dis-je. Le moment de s'en expliquer est tres-inopportun." Il prit de l'humeur et sortit; cependant il revint a l'heure du diner. Eugenie n'avait pas ose l'inviter, dans la crainte de paraitre informee de sa situation. Je ne voulais pas lui dire que je la connaissais, et j'attendais qu'il m'en fit l'aveu. Il n'y paraissait pas encore dispose, et il me dit en rentrant: "C'est encore moi; nous nous sommes quittes tantot assez froidement, Theophile, et je ne puis rester ainsi avec toi." Il me tendit la main. "C'est bien, lui dis-je: mais, pour me prouver que tu ne m'en veux pas, tu vas diner avec nous. --A la bonne heure, repondit-il, s'il ne faut que cela pour effacer mon tort..." Nous nous mimes a table, et nous y etions encore, lorsque la mere Olympe vint chercher l'enfant pour le mener coucher. Au milieu des occupations multipliees de ce jour, Arsene et Marthe avaient oublie de prevoir que la bonne femme pourrait rencontrer Horace chez nous, et jaser devant lui. Elle aimait malheureusement a parler. Elle etait tout coeur et tout feu, comme elle disait elle-meme, pour ses jeunes amis; et ce jour-la, plus que de coutume, exaltee par la splendeur de leur position nouvelle a un theatre en vogue, elle eprouvait le besoin imperieux de s'emouvoir en parlant d'eux. Eugenie fit de vains efforts pour la renvoyer au plus vite avec son _tresor_, pour l'emmener a la cuisine, pour lui faire baisser la voix: la mere Olympe, ne comprenant rien a ces precautions, exhala sa joie et son attendrissement en longs discours, en sonores exclamations, et prononca plusieurs fois les noms de monsieur et de madame Arsene. Si bien qu'Horace, qui d'abord la prenant pour la portiere, n'avait pas daigne preter l'oreille a ses paroles, la regarda, l'observa, et nous interrogea avidement des qu'elle fut partie. De quel Arsene parlait-elle? Le Masaccio etait-il donc epoux et pere? Le pretendu enfant du portier etait donc le sien? Et pourquoi ne le lui avait-on pas dit tout de suite? "J'aurais du le deviner; au reste, ajouta-t-il," son poupard est deja aussi laid et aussi camus que lui. Tout ce denigrement superbe impatientait Eugenie jusqu'a l'indignation. Elle cassa deux assiettes, et je crois que, malgre sa douceur et la dignite habituelle de ses manieres, elle eut grande envie de jeter la troisieme a la tete d'Horace. Je la soulageai infiniment en prenant le parti de dire tout de suite la verite. Puisque aussi bien Horace devait l'apprendre tot ou tard, il valait mieux qu'il l'apprit de nous et dans un moment ou nous pouvions en surveiller l'effet sur lui. Arsene m'avait autorise depuis plusieurs jours, et, pour son compte et de la part de Marthe, a agir comme je le jugerais utile en cette circonstance. "Comment se fait-il, Horace, lui dis-je, que vous n'ayez pas devine deja que la femme de Paul Arsene est une personne tres-connue de vous, et qui nous est infiniment chere?" Il reflechit une minute en nous regardant alternativement avec des yeux troubles. Puis, prenant tout a coup une attitude degagee, imitee du marquis de Vernes: "Au fait, dit-il, ce ne peut etre qu'_elle_, et je suis un grand sot de n'avoir pas compris pourquoi vous etiez si embarrasses tout a l'heure devant la vieille fee qui emportait l'enfant... Mais l'enfant?... Ah! l'enfant!... j'y suis! la vieille a tres-nettement dit _son pere_ en parlant d'Arsene... l'enfant de huit mois... car il a huit mois, vous me l'avez dit ce matin, Eugenie!... et il y a neuf mois que Marthe m'a quitte, si j'ai bonne memoire... Vive Dieu! voila un denoument sublime et dont je ne m'etais pas avise dans mon roman!" Ici Horace se renversa sur une chaise avec un rire eclatant tellement force, tellement apre, qu'il nous fit mal comme le rale d'un homme a l'agonie. "Ah! finissez de rire, s'ecria Eugenie en se levant d'un air courrouce qui la rendait vraiment belle et imposante: cet enfant que Paul Arsene eleve et cherit comme le sien, c'est le votre, puisque vous voulez le savoir. Vous l'avez trouve laid, parce que, selon vous, il lui ressemble: et lui le trouve beau, quoiqu'il ressemble, le pauvre innocent, a l'homme le plus egoiste et le plus ingrat qui soit au monde!" Cet elan de sainte colere epuisa Eugenie: elle retomba sur sa chaise, suffoquee et les joues ruisselantes de larmes. Horace, irrite de cette sorte de malediction jetee sur lui avec tant de vehemence, s'etait leve aussi; mais il retomba aussi sur sa chaise, comme foudroye par le cri de sa conscience, et cacha son visage dans ses deux mains. Il resta ainsi plus d'une heure. Eugenie, essuyant ses yeux, avait repris ses travaux de menage, et j'attendais en silence l'issue du combat que l'orgueil, le doute, le repentir, la honte, se livraient dans le coeur d'Horace. Enfin il sortit de cette orageuse meditation, en se levant et en marchant dans la chambre a grands pas et avec de grands gestes. "Eugenie, Theophile! s'ecria-t-il en nous saisissant le bras a tous deux et en nous regardant fixement, ne vous jouez pas de moi! Ceci est une crise decisive dans ma vie; c'est ma porte ou mon salut que vous tenez dans vos mains. Il s'agit de savoir si je suis le plus ridicule ou le plus lache des hommes. J'aimerais encore mieux etre le plus ridicule, je vous en donne ma parole d'honneur. --Je le crois bien! repondit Eugenie avec mepris. --Eugenie, dis-je a ma fiere compagne, ayez de l'indulgence et de la douceur avec Horace, je vous en supplie. Il est fort a plaindre parce qu'il est fort coupable. Vous avez cede a l'impetuosite de votre coeur en l'accablant tout a l'heure d'un reproche bien grave. Mais ce n'est pas ainsi qu'on doit traiter les infirmites de l'ame. Laissez-moi lui parler, et fiez-vous a mon respect, a mon affection, a ma veneration pour vos amis absents. --Respect, veneration, reprit Horace, rien que cela!... c'est peu: ne sauriez-vous inventer quelque terme d'idolatrie plus digne du grand, du divin Paul Arsene? Moi, je veux bien repondre _amen_ a vos litanies; mais pas avant que vous m'ayez prouve d'une maniere irrecusable que je suis bien le pere, _le pere unique_, entendez-vous? de cet enfant qu'on veut maintenant me mettre sur le corps. --On a des intention" tres-differentes, lui dis-je avec une froide severite. On desire que vous ne vous occupiez jamais de votre fils; on ne vous l'a jamais presente comme tel; on ne vous en a jamais parle; et si la fantaisie, vous venait de le reclamer un jour, comme la loi ne vous donne aucun droit sur lui, on saurait le soustraire a une protection tardive et usurpatrice. Ainsi n'outragez pas la noblesse et le devouement que vous ne pouvez pas comprendre. Ce serait vous avilir a tous les yeux, et meme aux votres, lorsque le voile grossier qui les couvre sera tombe. Au reste, il ne s'agit pas d'autre chose dans ce moment de crise decisive, comme vous l'appelez avec raison, que de secouer ce voile funeste. Il faut que vous remportiez la victoire sur des sentiments indignes de vous, et que vous ayez un repentir profond. Il faut que vous sortiez d'ici plein de respect pour la mere de votre fils, et de reconnaissance pour son pere adoptif, entendez-vous bien? Il faut que vous me disiez que vous vous etes conduit comme un enfant, comme un fou, ou bien que vous emportiez a tout jamais mon antipathie et mon degout pour votre caractere. --Fort bien, repondit-il en essayant de lutter encore contre mon arret, il faut que je fasse amende honorable, parce que l'on m'a rendu pere d'un enfant dont je n'ai jamais entendu parler et qui se trouve devoir etre le mien! Quelle epreuve dois-je subir pour prouver combien je suis repentant? quelle penitence publique dois-je faire pour laver mon crime? --Aucune! Toute cette histoire est un secret entre quatre personnes, et vous etes la cinquieme. Mais si vous aviez la folie et le malheur de la publier, de la raconter a votre maniere, je serais force de dire la verite, et d'apprendre a tous ceux qui vous connaissent que vous en avez menti. Vous demandez des preuves materielles, qui soient irrecusables! comme si l'on pouvait en fournir comme s'il y en avait d'autres que des preuves morales C'est comme si vous declariez que vous avez l'esprit trop epais et l'ame trop basse pour croire a autre chose qu'au temoignage direct de vos sens. Dans cette hypothese, il n'y a pas un homme sur la terre qui ne put meconnaitre et repousser ses enfants sous pretexte qu'il n'a pas ete temoin de tous les instants de l'existence de sa femme. --Qu'exigez-vous donc de moi? reprit-il avec une fureur concentree. Que j'apprenne mon secret a tout le monde, et que je proclame la vertu de Marthe aux depens de mon honneur? C'est un duel a mort entre la reputation de cette femme et la mienne que vous me proposez! --Nullement, Horace; nous ne sommes pas ici dans le monde que vous venez de quitter. Vingt salons n'ont pas les yeux ouverts sur le secret de votre vie domestique, et l'honneur de Marthe n'a pas besoin, comme celui d'une certaine vicomtesse, que le votre soit compromis. Le milieu ou ces evenements se sont accomplis est bien restreint et bien obscur. Tout au plus quatre ou cinq anciens amis vous demanderont compte de vos amours avec elle. Si vous leur repondez qu'elle a ete une amante sans foi et sans dignite, ce bruit pourra se repandre davantage et l'atteindre dans la position plus evidente et plus enviee qu'elle est en train de se faire. Mais vous pouvez garder votre dignite et la sienne, qui ne sont point ici en lutte le moins du monde. Si vous ne comprenez pas la conduite que vous devez tenir en cette circonstance, je vais vous la dire. Vous refuserez d'entrer dans aucune explication; vous ne parlerez jamais de l'enfant qu'Arsene reconnait et declare, par un pieux mensonge, etre le sien; vous direz, du ton ferme et bref qui convient a un homme serieux, que vous avez pour Marthe l'estime et le respect qu'elle merite; et croyez-moi, cette declaration vous fera honneur, meme aux yeux de ceux qui soupconneraient la verite. Cela seul pourra leur faire excuser et taire vos egarements... Si vous aviez agi ainsi, meme a l'egard d'une autre femme qui en est moins digne, vous seriez peut-etre rehabilite aujourd'hui dans l'estime de juges plus pointilleux et plus exigeants que ne le seront vos anciens camarades." Cette insinuation eleva un autre sujet d'explication, et Horace, consterne, recut mes admonestations avec le silence de l'abattement. Mais en ce qui concernait Marthe, il se debattit longtemps, et pendant deux heures j'eus a lutter, non contre son incredulite, elle etait feinte, mais contre son obstination et son depit. Malgre sa resistance, je voyais pourtant bien qu'il etait ebranle et que je gagnais du terrain. A neuf heures du soir, il sortit, en me disant qu'il avait besoin d'etre seul, de respirer l'air et de reflechir en marchant. "Je reviendrai avant minuit, me dit-il, et je vous avouerai franchement le resultat de mon examen de conscience. Nous causerons encore de tout cela, si vous n'etes pas horriblement las de moi." [Illustration: Et je me suis jete a ses pieds.] Il rentra vers une heure du matin avec un visage anime, bien que fort pale encore, et avec des manieres affectueuses et communicatives. "Eh, bien? lui dis-je en secouant la main qu'il me tendait.--Eh bien! me repondit-il, j'ai remporte la victoire, ou plutot c'est Marthe et vous qui m'avez vaincu, et desormais vous ferez tous de moi ce que vous voudrez. J'etais un fou, un malheureux tourmente de mille doutes poignants; mais vous autres, vous etes des etres forts, calmes et sages. Vous m'aidez a retrouver la face de la verite, quand elle se brouille dans les nuages de mon imagination. Ecoutez ce qui m'est arrive; je veux tout vous dire. En vous quittant, j'ai ete au Gymnase; je voulais voir Marthe, travestie en comedienne sur cette scene mesquine, debiter en minaudant les gravelures sentimentales de nos petits drames bourgeois, Oui, je voulais la voir ainsi, pour me guerir a jamais du depit qu'elle m'avait laisse dans l'ame, pour la mepriser interieurement et me mepriser moi-meme de l'avoir aimee. Je n'etais pas assis depuis cinq minutes, que je vois paraitre un ange de beaute et que j'entends une voix pure et touchante comme celle de mademoiselle Mars. C'etait bien la beaute, c'etait bien la voix de ma pauvre Marthe; mais combien poetisees, combien idealisees par la culture de l'esprit et par le travail serieux de la seduction! Je vous le disais autrefois: une femme qui n'est pas occupee avant tout du soin de plaire n'est pas une femme; et dans ce temps-la, Marthe, en depit de tous ses dons naturels, avait une indolence melancolique, une reserve humble et triste qui lui faisaient perdre, la plupart du temps, tous ses avantages. Mais quelle metamorphose, grand Dieu! s'est operee en elle! quel luxe de beaute, quelle distinction de manieres, quelle elegance de diction, quel aplomb, quelle grace aisee! et tout cela sans perdre cet air simple, chaste et doux, qui jadis me faisait rentrer en moi-meme et tomber a genoux au milieu de mes soupcons et de mes emportements! Elle a eu ce soir, je vous l'assure, un succes, non pas eclatant, mais bien reel et bien merite. Son role etait mauvais, faux, ridicule meme; elle a su le rendre vrai, noble et saisissant, sans grands effets, sans moyens temeraires. On applaudissait peu; on ne disait pas: C'est sublime, c'est delirant! mais chacun regardait son voisin et disait: Voila qui est bien; comme c'est bien! Oui, _bien_ est le mot qui convient. J'ai appris dans le monde, ou l'on apprend quelques bonnes choses au milieu d'un grand nombre de mauvaises, que le bien est plus difficile a atteindre que le beau; ou, pour mieux dire, le bien est une face du beau plus raffinee, plus chatiee que toutes les autres. Ah! vraiment, je serai fort aise que toutes ces impertinentes eventees qu'on appelle femmes du monde voient comme cette pauvre grisette sait marcher, s'asseoir, tenir son bouquet, causer, sourire, avec plus de convenance et de charme qu'elles toutes! Mais ou donc Marthe a-t-elle appris tout cela? Oh! que l'intelligence est une force rapide et penetrante! Sur mon honneur, je ne me serais jamais doute que Marthe en eut autant; et cette pensee m'a fait ouvrir les yeux. Combien je l'ai meconnue! me disais-je en la regardant. Je l'ai crue si souvent bornee ou extravagante, et la voila qui me donne un dementi, et qui semble se venger de mon erreur, en se montrant accomplie et triomphante, devant moi, a tout ce public, a tout Paris! car tout Paris va bientot parler d'elle, et se disputer le plaisir de la voir et de l'applaudir! J'ai beaucoup rougi de moi, je vous l'avoue: et des que la piece ou elle jouait a ete finie, j'ai couru a la porte des acteurs, j'ai force toutes les consignes, j'ai mis en fureur tous les portiers et tous les gardiens de cet etrange sanctuaire; j'ai cherche, j'ai trouve sa loge, j'ai pousse la porte apres avoir frappe, et, sans attendre qu'on vint, selon l'usage, parlementer avec moi, j'ai ose penetrer jusqu'a elle. Elle etait encore dans son elegant costume, mais elle avait essuye son fard; ses cheveux, dont elle avait ote les fleurs, tombaient plus longs, plus noirs, et plus beaux que jamais sur ses epaules de reine. Elle etait encore plus belle que sur la scene, et je me suis jete a ses pieds; j'ai presse ses genoux contre ma poitrine, au grand scandale de sa soubrette, qui m'a paru une villageoise bien naive pour une habilleuse de theatre. Je savais que je ne trouverais pas Arsene aupres d'elle; je me souvenais bien qu'il est caissier, qu'il est occupe a la regie pendant que sa femme fait sa toilette. Mes amis, vous me direz tout, ce que vous voudrez: elle est mariee, elle cherit son mari, elle le respecte, elle l'estime; tout cela est bel et bon: mais elle m'aime! oui, Marthe m'aime encore, elle m'aime toujours, et, bien qu'elle m'ait dit tout le contraire, je n'en puis pas douter. Elle est devenue, en me voyant, pale comme la mort; elle a chancele; elle serait tombee evanouie si je ne l'eusse retenue dans mes bras et assise sur sa causeuse. Elle a ete cinq minutes sans pouvoir me dire un mot, et comme egaree; et enfin, lorsqu'elle m'a parle pour me vanter son bonheur, son repos, son mariage... ses yeux humides et son sein haletant me disaient tout autre chose; et moi, n'entendant que vaguement avec mes oreilles les paroles de sa bouche, je comprenais avec tout mon etre la voix de son coeur, qui parlait bien plus haut et plus eloquemment. Elle voulait que j'attendisse dans sa loge l'arrivee d'Arsene; je crois qu'elle craignait ses soupcons, si elle eut semble me recevoir comme en cachette de lui. Mais M. Arsene m'a bien assez inquiete et tourmente pendant un an, pour que je ne me fasse pas grand scrupule de lui rendre la pareille pendant une soiree. D'ailleurs, je ne me sentais pas du tout dispose a voir cet etre vulgaire et prosaique tutoyer, embrasser et emmener celle que je ne puis me deshabituer tout d'un coup de regarder comme ma maitresse et ma compagne. Je me suis esquive en lui promettant de ne la revoir que quand elle voudrait et, devant qui elle voudrait. Mais au moins pendant une heure j'ai ete agite, emu, et, puisqu'il faut tout vous dire, epris comme je ne l'ai ete de longtemps. Je vous l'ai dit vingt fois au milieu de toutes mes folies, souvenez-vous-en, Theophile: je n'ai jamais aime que Marthe, et je sens bien que je n'aimerai jamais qu'elle, en depit de tout, en depit d'elle et de moi-meme. [Illustration: Et le poussant par les epaules...] "Mais pourquoi froncez-vous le sourcil? pourquoi Eugenie hausse-t-elle les epaules d'un air chagrin, et inquiet? Je suis un honnete homme; et comme Marthe est une femme fiere et juste, comme elle ne voudra plus me revoir certainement qu'en presence de son mari; comme, si son mari y consent, ce sera pour moi un engagement tacite de respecter sa confiance et son honneur, vous l'avez guere a craindre, ce me semble, que je trouble la serenite de ce menage. Oh! ne vous inquietez pas, je vous en prie; je n'ai pas le moindre desir de lui enlever sa femme, quoiqu'il m'ait enleve ma maitresse. Il s'est admirablement conduit envers elle et envers mon fils... puisque c'est mon fils! Marthe ne m'a pas dit un mot de l'enfant, ni moi non plus, comme vous pouvez croire... Mais enfin, il est bien, certain qu'un lien sacre, indissoluble, m'unit a elle, et que si jamais je fais fortune, je n'oublierai pas que j'ai un heritier. Je saurai donc recompenser indirectement Arsene des soins qu'il lui aura donnes; et puisque c'est leur volonte de me retirer mes droits de pere, je n'exercerai ma paternite que d'une facon mysterieuse, et pour ainsi dire providentielle. Vous voyez, mes bons amis, que je n'ai l'intention d'etre ni si lache ni si pervers que vous le pensiez ce matin; que, loin d'etre l'ennemi et le calomniateur de Marthe, je reste son admirateur, son serviteur et son ami. Je ne pense pas qu'Arsene puisse le trouver mauvais: en s'attachant a la femme qui m'avait appartenu, il a bien du prevoir que je ne pouvais pas etre mort pour elle, ni elle pour moi. C'est un homme sage et froid, qui ne la tyrannisera pas, puisqu'il me connait. Quant a moi, je me sens releve, console, et comme ressuscite par les evenements de cette journee. J'ai ete absurde et maussade ce matin. Oubliez cela, et regardez-moi desormais comme l'ancien Horace que vous avez aime, estime, et que le monde n'a pu ni avilir ni corrompre. Laissez-moi vous dire que j'aime Marthe plus que jamais, que je l'aimerai toute ma vie; car je vous reponds qu'elle n'aura plus jamais a trembler ni a souffrir de mon amour, de meme que vous n'aurez plus jamais rien a reprimer ni a condamner dans ma conduite envers elle." Tandis qu'Horace, au milieu de mille vanteries, de mille projets et de mille esperances, qui se contredisaient les unes les autres, nous faisait les plus hardies promesses de vertu et de raison, Marthe, rentree chez elle avec son mari, lui racontait avec la plus grande franchise l'entrevue qu'elle avait eue avec lui. Arsene eprouva un grand effroi et un grand dechirement de coeur a cette nouvelle; mais il n'en fit rien paraitre, et il approuva d'avance tout ce que sa femme pouvait projeter. "Es-tu donc d'avis, lui dit-elle, que je le revoie encore, et que je lui temoigne de l'amitie? --Je n'ai pas d'avis la-dessus, Marthe, repondit-il, tu ne lui dois rien; cependant, si tu te decides a le voir, tu es forcee de le traiter doucement et amicalement. D'abord tu n'aurais peut-etre pas la force d'etre severe et froide avec lui, et si tu l'avais, a quoi servirait de le manifester, a moins qu'il ne t'y contraignit par de nouvelles pretentions? Tu me dis qu'il n'en a pas, qu'il n'en peut plus avoir, qu'il te demande seulement le pardon du passe et un peu de pitie genereuse pour son repentir; si tu as lieu d'etre satisfaite de sa maniere d'etre aujourd'hui avec toi, et de ne rien craindre de lui a l'avenir... --Paul, dit Marthe en l'interrompant, tandis que tu me parles ainsi, ta figure est pale et ta voix troublee: tu as de l'inquietude au fond de l'ame?" Arsene hesita un instant, puis il lui repondit: "Je le jure devant Dieu, ma bien-aimee, que si tu n'en as pas toi-meme, si tu te sens aussi calme et aussi heureuse que tu l'etais ce matin, je suis moi-meme heureux et tranquille. --Paul! s'ecria-t-elle, ce n'est pas a vous, que je cheris plus que tout au monde, que je voudrais faire un mensonge. Je ne me sens pas dans la meme situation que ce matin. Je me trouve d'autant plus heureuse d'etre a vous, que j'ai revu l'homme qui m'a fait un mal affreux; mais je ne me suis pas sentie calme en sa presence, et a l'heure qu'il est, je suis encore agitee et bouleversee comme si j'avais vu la foudre tomber pres de moi." Arsene garda le silence pendant quelques instants; et quand il se sentit la force de parler, il pria Marthe de ne lui rien cacher et de lui expliquer le genre d'emotion qu'elle eprouvait, sans craindre de l'affliger ou de l'inquieter. "Il me serait tout a fait impossible de le definir, repondit-elle; car depuis une heure je cherche en vain a le faire vis-a-vis de moi-meme. Il me semble que c'est un sentiment de terreur douloureuse, un frisson comme celui qu'on eprouverait en regardant les instruments d'une torture qu'on aurait subie. Ce que je peux te dire avec certitude, c'est que tout, dans cette emotion, est penible, affreux meme; qu'il s'y mele de la honte, du remords de t'avoir si longtemps meconnu, le regret d'avoir tant souffert pour un homme si peu serieux, une sorte de degout et de haine contre moi-meme. Enfin cela me fait mal, sans le plus petit melange de satisfaction et d'attendrissement: tout ce que dit cet homme semble affecte, vain et faux. Il me fait pitie; mais quelle pitie amere et humiliante pour lui et pour moi! Il me semble que quand tu le reverras tel qu'il est maintenant, elegant et malpropre, humble et pretentieux, fletri et pueril, tu ne pourras pas t'empecher de me mepriser, pour t'avoir prefere ce comedien plus mauvais, helas! que tous ceux avec lesquels j'ai eu le malheur de jouer des scenes d'amour a Belleville." Marthe disait sincerement ce qu'elle pensait, et ne faisait aucun effort hypocrite pour rassurer son epoux. Cependant elle ne put dormir de la nuit. L'agitation que son debut lui avait causee ajoutait a celle qu'Horace etait venu lui imposer. Elle fit des reves fatigants, durant lesquels elle s'imagina, a plusieurs reprises, etre retombee sous sa domination funeste, et ou les scenes cruelles du passe se representerent a son imagination plus violentes et plus horribles encore que dans la realite. Elle se jeta plusieurs fois dans le sein d'Arsene avec des cris etouffes, comme pour y chercher un refuge contre son ennemi; et Arsene, en la rassurant et en la benissant de cet instinct de confiance et de tendresse, se sentit beaucoup plus malheureux que s'il l'eut trouvee indifferente au souvenir d'Horace. A son lever, Marthe ayant pris son enfant dans ses bras pour oublier en le caressant toutes les angoisses de la nuit, la mere Olympe lui remit une lettre qu'Horace avait passe cette meme nuit a lui ecrire. Il me l'avait montree avant de la lui faire porter: c'etait vraiment un chef-d'oeuvre, non-seulement de style et d'eloquence, mais de sentiments et d'idees. Jamais il n'avait ete mieux inspire pour s'exprimer, et jamais il n'avait semble rempli d'instincts plus nobles, plus purs, plus tendres et plus genereux. Il etait impossible de n'etre pas subjugue par la grandeur de son mouvement et de ne pas ajouter foi a ses promesses. Il demandait ardemment le pardon, l'amitie, la confiance de Marthe et de Paul. Il s'accusait avec une entiere franchise; il parlait d'Arsene avec un enthousiasme bien senti. Il implorait, comme une grace, de voir son fils en leur presence, el de le remettre lui-meme, humblement et courageusement, entre les bras de celui qui l'avait adopte, et qui etait plus digne que lui d'en etre le pere. Paul trouva sa femme lisant cette lettre avec des yeux pleins de larmes. "Tiens, lui dit-elle en la lui remettant, c'est une lettre d'Horace, et tu vois, elle me fait pleurer. Et cependant quelque chose me dit que ce ne sont la encore que des paroles comme il en sait dire." Arsene lut la lettre attentivement, et la rendant a sa femme avec une emotion grave; "Il est impossible, lui dit-il, que ce ne soit pas la l'expression d un sentiment vrai et d'une resolution genereuse. Cette lettre est belle, et cet homme est bon malgre ses vices. Il m'est impossible de ne pas le croire meilleur qu'il ne sait le prouver par sa conduite. On ne parle pas ainsi pour se divertir. Il a pleure en t'ecrivant. Je t'assure que tu ne dois pas rougir de l'avoir cru plus fort et plus sage qu'il ne l'est: il avait toutes les intentions des vertus qu'il n'avait pas. Tu lui dois le pardon et l'amitie qu'il demande; et si je t'en detournais, je te donnerais un conseil egoiste et lache. --Eh bien, je le verrai, mais en ta presence, repondit Marthe. La seule chose qui me fasse souffrir, c'est de penser qu'il verra Eugene, qu'il l'embrassera devant nous, qu'il l'appellera son fils, et qu'il verra en moi la mere de son enfant. Non, je n'aurais pas voulu reveiller et reconstituer ainsi en quelque sorte le passe. Je m'etais habituee a regarder cet enfant comme le tien. Je ne me rappelais plus que bien rarement qu'il ne l'est pas; et maintenant, on va nous l'oter en quelque sorte, en nous volant une de ses caresses! --Cette idee m'est plus cruelle qu'a toi, ma pauvre Marthe, reprit Arsene; mais c'est un devoir auquel il faut se soumettre. J'ai reflechi toute la nuit a ces choses-la, et je m'en suis dit une bien serieuse, et que tu vas comprendre. Au-dessus de nos desirs, de notre choix et notre volonte, il y a le dessein, le choix et la volonte de Dieu. Dieu ne fait rien qui ne soit necessaire, et ses intentions mysterieuses nous doivent etre sacrees. Il a voulu qu'Horace fut pere, bien qu'Horace repoussat les joies et les peines de la famille. Il a voulu qu'Horace le revit, et sentit le desir d'embrasser son fils, bien qu'il ait jusqu'ici abjure les douceurs et les devoirs de la paternite. Dieu seul sait quelle influence cachee et puissante cet enfant peut avoir sur l'avenir d'Horace. C'est un lien entre le ciel et lui, qu'il n'est au pouvoir de personne de briser. Ce serait une impiete, un crime, de le tenter. Lui ravir la faculte de connaitre et d'aimer son fils, dut-il le connaitre et l'aimer faiblement, serait une sorte de rapt et comme un dommage irreparable que nous causerions a son etre moral. Il nous faut donc, loin d'accaparer notre _tresor_ a son prejudice, l'admettre a en jouir, parce que Dieu l'appelle a profiter de ce bienfait. Je ne veux pas croire que la vue de cet enfant ne le rende pas meilleur et n'amene pas un changement serieux dans son ame." Marthe se rendit a de si hautes considerations religieuses, et sa veneration pour Arsene en augmenta. Un dejeuner fut arrange chez moi pour cette rencontre. Marthe, et Arsene amenerent l'enfant; et cette fois Horace, redevenu affectueux, naif et sensible, fut admirable en tous points pour lui, pour sa mere, et surtout pour Arsene, dont l'attitude noble et sereine le frappa de respect et d'attendrissement. Ce fut le plus beau jour de la vie d'Horace. La vanite avait seule fait eclore ce beau mouvement dans son ame, il faut bien le confesser. Avili et outrage par les gens du monde, humilie et blesse par nous, il s'etait senti enfin dechu et souille a ses propres yeux. Il avait eprouve violemment le besoin de sortir de cet abaissement et de se rehabiliter vis-a-vis de nous et de lui-meme, en attendant qu'il put se laver plus tard aux yeux du monde. Il n'avait pas voulu sortir a demi de cette situation, et se contenter de se montrer bon et repentant: il voulait se montrer grand, et changer notre pitie en admiration. Il y reussit pendant tout un jour. Son ostentation eut au moins l'avantage de lui faire connaitre des joies d'amour-propre qu'il ne connaissait pas encore, et qu'il reconnut preferables aux mesquines satisfactions d'une vanite plus etroite. Il entra, a partir de ce jour, dans la phase de l'orgueil; et son etre, sans changer de nature, s'agrandit au moins dans la voie qui lui etait ouverte. Le lendemain il se reveilla un peu fatigue de ces emotions nouvelles et de la grande crise qui s'etait operee en lui un peu rapidement. Il pensa a Marthe un peu plus qu'a Arsene, et a lui-meme un peu plus qu'a son fils. Son amitie enthousiaste pour Marthe reprit le caractere d'une passion qui se reveille, et qui n'abandonne pas tout a coup de chimeriques et coupables esperances. Enfin selon l'expression d'Eugenie, qui avait retenu quelques mots de science, son etoile eut une defaillance de lumiere. Il etait temps qu'Horace partit et n'eut pas l'occasion de revenir sur ses nobles resolutions. Je l'y forcai en quelque sorte, non sans peine ni sans lutte; car, bien que charme de l'idee de voyager, il voulait gagner quelques jours. Mais j'y mis une fermete excessive, sentant bien que de sa conduite avec Marthe en cette circonstance dependait tout son avenir moral. Je lui fis accepter, comme venant de moi, la somme que Louis de Meran m'avait envoyee pour lui, et je fixai le jour de son depart pour l'Italie sans lui permettre de revoir personne. XXXIII. La joie de se voir possesseur d'une nouvelle petite fortune, et celle de realiser un de ses plus doux projets, enivra si vivement Horace dans les derniers jours, que je m'effrayai des dispositions folles dans lesquelles je le vis se preparer a son voyage. Il se forgeait sur toutes choses des illusions qui me faisaient craindre de grandes imprudences ou d'amers desenchantements. Apres la semaine d'abattement et de spleen profond que lui avait cause son _fiasco_ dans le beau monde, il avait eu une semaine d'enthousiasme, d'expansion delirante et d'orgueil sublime. Toutes ces emotions avaient brise son corps appauvri par la vie de plaisir qu'il avait menee durant tout l'hiver; et je le voyais en proie a une fievre d'autant plus reelle qu'il ne s'en plaignait pas et ne s'en apercevait pas. Craignant qu'il ne tombat malade en route, je resolus de le conduire jusqu'a Lyon, afin de l'y faire reposer et de l'y soigner, si les premiers jours de mouvement, au lieu de faire une heureuse diversion, venaient a hater l'invasion d'une maladie. Nous fimes donc ensemble nos apprets de depart, et je le gardai a vue pour qu'il ne fit pas echouer nos projets par quelque subite extravagance. J'avais le pressentiment d'une crise imminente. Il y avait du desordre dans ses idees, des preoccupations etranges dans ses moindres actions, et sur sa figure quelque chose de voile et de bizarre qui frappait egalement Eugenie. "Je ne sais pas pourquoi je ne peux plus le regarder, me disait-elle, sans m'imaginer qu'il est condamne a mourir fou. Il n'y a pas jusqu'aux grands sentiments qu'il montre depuis quelques jours, qui ne me semblent provenir d'un secret derangement dans tout son etre; car enfin ces sentiments ne sont plus joues, je le vois bien, et pourtant ils ne lui sont pas naturels, et on n'abjure pas ainsi d'un jour a l'autre l'habitude de toute une vie." Je grondais Eugenie de douter ainsi de l'action divine sur une ame humaine; mais au fond de la mienne, je n'etais pas eloigne de partager ses craintes. La verite est qu'Horace, pour la premiere et pour la derniere fois de sa vie, n'etait pas maitre de lui-meme. Il ne se rendait pas compte des mouvements impetueux que, jusque-la, il avait provoques en lui et comme caresses avec amour. L'affront qu'il avait vecu dans le monde lui avait laisse un secret mais cuisant chagrin; il reussissait a s'en distraire et a le chasser, en s'exaltant a ses propres yeux dans une nouvelle carriere d'emotions. Mais ce cauchemar le poursuivait, et venait le faire palir jusqu'au milieu de ses joies les plus pures. Plus il croyait en triompher en se raidissant contre cet amer souvenir et en cherchant a se grandir a ses propres yeux par d'interieures declamations, et moins il reussissait a atteindre ce calme stoique, ce mepris des laches attaques et des sots propos, dont il se vantait. Pour le resumer, et le definir une derniere fois, au moment de clore le recit de cette periode de sa vie, je dirai que c'etait un cerveau tres-bien organise, tres-intelligent et tres-solide, qui pouvait cependant se troubler et se deteriorer en un instant, comme une belle machine dont on briserait le moteur principal. Le grand ressort du cerveau d'Horace, c'etait cette faculte que Spurzheim, fondateur d'une nouvelle langue psychologique, a, par un neologisme ingenieux, qualifiee d'_approbativite_; et l'approbativite d'Horace avait recu un choc terrible la nuit du souper chez _Proserpine_. Malgre l'appareil que les douces effusions du dejeuner chez moi avec Marthe avaient pose sur cette blessure, le trouble et la confusion regnaient dans les profondeurs de la pensee d'Horace. Le matin du 25 mai 1833 (notre place etait retenue aux diligences Laffitte et Caillard pour le soir meme), Horace, voyant tous ses preparatifs termines, et se sentant excede de ma surveillance, m'echappa adroitement, et courut chez Marthe. Il eprouvait un desir insurmontable de la revoir seule et de lui faire ses adieux. Peut-etre la maniere calme et douce avec laquelle elle avait pris conge de lui a notre derniere reunion lui avait-elle laisse un secret mecontentement. Il voulait bien la quitter et renoncer a elle pour jamais par un effort magnanime; mais il entendait faire par la un admirable sacrifice de ses droits et de sa puissance sur l'ame de cette femme; tandis qu'elle, comprenant son role autrement, croyait, en lui laissant presser sa main et embrasser son fils, lui accorder une sorte d'absolution religieuse. Horace, en acceptant cette position, ne se trouvait pas assez haut dans l'opinion de Marthe, a qui il voulait laisser des regrets; dans celle d'Arsene, a qui il voulait inspirer de la reconnaissance; et dans la notre, qu'il voulait eblouir de toutes manieres. Le jour du dejeuner, je ne crois pas qu'il eut eu aucune arriere-pensee; mais il en avait eu le lendemain; et en nous trouvant tous resolus a ne pas renouveler cette scene delicate, il avait ete mecontent de nous tous, et de l'attitude qu'il avait ete force de garder vis-a-vis de nous. Il voulait, en un mot, emporter quelques baisers et quelques larmes de Marthe, afin de pouvoir faire son entree en Italie en triomphateur genereux d'une femme, et non en victime de l'abandon de trois ou quatre. Disons bien vite, pour l'excuser un peu, que ces pensees n'etaient pas formulees dans son esprit, et que ce n'etait pas le froid disciple du marquis de Vernes qui allait chercher sa revanche aupres de Marthe; mais le veritable Horace, trouble par la fievre de sa vanite blessee, allant, comme malgre lui et sans aucun plan arrete, chercher un soulagement quelconque, ne fut-ce qu'un regard et un mot, a cette souffrance insupportable. Il entra dans un cafe, a trois portes de la maison que Marthe habitait, non loin du Gymnase. Il y traca au crayon quelques mots sans suite qu'il fit porter par un voyou. L'enfant revint au bout d'un quart d'heure avec cette reponse: "Je ne demande pas mieux que de vous dire un dernier adieu: nous irons, Arsene et moi, avec Eugene dans nos bras, vous voir monter en diligence. Dans ce moment-ci il me serait impossible de vous recevoir. Horace sourit amerement, froissa le billet dans ses mains, le jeta par terre, le ramassa, le relut, demanda du cafe a plusieurs reprises pour eclaircir ses idees qui s'egaraient de plus en plus, et s'arreta enfin a cette hypothese: ou elle est enfermee avec un nouvel amant, et en ce cas elle est la derniere des femmes; ou son mari est absent, et elle n'ose pas se trouver seule avec moi, et alors elle est la plus adorable des amantes et la plus vertueuse des epouses. Dans ce dernier cas, je veux la presser sur mon coeur une derniere fois; dans l'autre, je veux m'assurer de son impudence, afin d'etre a jamais delivre de son souvenir. Il remit le billet dans sa poche, rajusta sa coiffure devant une glace, et se trouva si pale et si tremblant qu'il demanda de l'extrait d'absinthe, croyant arriver a la force de l'esprit, grace a ces excitants qui produisaient en lui l'effet tout contraire. Enfin il franchit le seuil de cette maison inconnue, monte cinq etages, sonne, feint de ne pas entendre le refus positif de la vieille Olympe, la repousse aisement, franchit deux petites pieces, et penetre dans un boudoir des plus simples et des plus chastes, ou il trouve Marthe seule, etudiant un role, avec son enfant endormi a ses cotes sur le sofa. En le voyant, Marthe fit un cri, et la peur se peignit dans tous ses traits. Elle se leva, et se plaignit, d'une voix seche, quoique tremblante, de l'obstination d'Horace. Mais il se jeta a ses pieds, versa des larmes, et lui peignit son amour insense avec toute l'ardeur que savait lui preter son eloquence naturelle. Marthe accueillit d'abord ce langage avec une froideur amere; puis elle essaya, par des discours presque evangeliques et tout empreints de la bonte pieuse qu'Arsene avait su lui inspirer, de ramener Horace aux sentiments nobles qu'il lui avait temoignes naguere. Mais plus elle se montrait grande, forte, pleine de coeur et d'intelligence, plus Horace sentait le prix, du tresor qu'il avait perdu par sa faute; et une sorte de desespoir, d'orgueil sombre et violent, comme celui d'un veritable amour, s'emparait de lui. Il s'y livra avec une energie extraordinaire; et Marthe, effrayee, allait appeler Olympe pour qu'elle courut chercher son mari au theatre, lorsque Horace, tirant de son sein un poignard veritable, la menaca de s'en frapper si elle ne consentait a l'entendre jusqu'au bout. Alors il lui fit, a sa maniere, le recit de la vie solitaire et affreuse qu'il avait menee loin d'elle, des efforts furieux qu'il avait tentes pour chasser son souvenir dans les bras d'autres femmes, des brillantes conquetes qu'il avait faites, et dont aucune n'avait pu l'etourdir un instant. Il lui annonca qu'il partait pour Rome avec l'intention de se noyer dans le Tibre s'il ne pouvait se guerir de son amour; et apres de longues tirades, si belles qu'il aurait du les garder pour son editeur, il lui fit les offres les plus folles; il la supplia de fuir ou de se suicider avec lui. Marthe l'ecoula avec cette incredulite radicale qu'on acquiert en amour a ses depens. Elle trouva sa conduite absurde et ses intentions coupables et laches. Cependant, quoique son coeur lui fut ferme sans retour, elle sentit avec terreur que l'ancien magnetisme exerce sur elle par cet homme si funeste a son repos etait pres de se ranimer, et qu'une influence mysterieuse, satanique en quelque sorte, et dont elle avait horreur, commencait a penetrer dans ses veines comme le froid de la mort. Son coeur se serrait, un tremblement convulsif agitait ses mains, qu'Horace retenait de force dans les siennes; et lorsqu'il se jetait a genoux devant son fils endormi, lorsqu'au nom de cette innocente creature, qui les unissait pour jamais l'un a l'autre en depit du sort et des hommes, il lui demandait un peu de pitie, elle sentait se reveiller, pour celui qui l'avait rendue mere, une sorte de tendresse fatale, melee de compassion, de mepris et de sollicitude. Horace vit ses yeux se remplir de larmes, et son sein se gonfler de sanglots; il l'entoura de ses bras avec energie en s'ecriant: "Tu m'aimes, ah! tu m'aimes, je le vois, je le sais!" Mais elle se degagea avec une force superieure; et, prenant tout a coup une resolution desesperee pour se delivrer a jamais de son mauvais genie: "Horace, lui dit-elle, votre passion est mal placee, et vous devez vous en guerir au plus vite. Je ne saurais plus longtemps conserver votre estime, au prix de votre repos et de votre dignite. Je ne merite pas les eloges dont vous m'accablez, je vous ai manque de foi; vos soupcons n'ont ete que trop fondes: cet enfant n'est pas de vous. C'est bien veritablement le fils de Paul Arsene, dont j'etais la maitresse en meme temps que la votre." Marthe, en proferant ce mensonge, faisait un veritable acte de fanatisme. C'etait comme un exorcisme _pour chasser les demons au nom du prince des demons_. Horace etait si hagard qu'il ne songea pas a l'invraisemblance d'une telle assertion, apres la conduite d'Arsene envers lui. Il n'hesita pas a accuser cet homme vertueux de complicite avec une femme impudente, pour lui faire accepter la paternite d'un enfant. Il oublia qu'il etait sans nom, sans fortune, et sans position, et que par consequent Arsene ne pouvait avoir aucun interet a le tromper si grossierement. Il crut seulement a cet instant de remords que Marthe venait dejouer pour se debarrasser de lui; et, transporte d'une fureur subite, saisi d'un acces de veritable demence, il s'elanca vers elle en s'ecriant: "Meurs donc, prostituee, et ton fils, et moi, avec toi." Il avait son poignard a la main; et quoiqu'il n'eut certainement d'intention bien nette que celle de l'effrayer, elle recut, en se jetant au-devant de son fils, non pas le coup de la mort, mais, helas! puisqu'il faut le dire, au risque de denouer platement la seule tragedie un peu serieuse qu'Horace eut jouee dans sa vie... une legere egratignure. A la vue d'une goutte de sang qui vint rougir le beau bras de Marthe, Horace, convaincu qu'il l'avait assassinee, essaya de se poignarder lui-meme. J'ignore s'il aurait pousse jusque-la son desespoir; mais a peine avait-il effleure son gilet, qu'un homme, ou plutot un spectre qui lui parut sortir de la muraille, s'elanca sur lui le desarma, et, le poussant par les epaules, le precipita dans les escaliers en lui criant avec un rire amer: "Courez, mon cher Oreste, debuter aux Funambules, et surtout allez vous faire pendre ailleurs." Horace chancela, heurta la muraille, se rattrapa a la rampe, et entendant le pas d'Arsene, qui montait et venait a sa rencontre, il se hata de fuir, la tete baissee, le chapeau enfonce sur les yeux, et se disant: "Bien certainement, je suis fou; tout ce qui vient de se passer est un reve, une hallucination, surtout cette vision que je viens d'avoir de Jean Laraviniere, tue l'an dernier au cloitre Saint-Mery, sous les yeux et dans les bras de Paul Arsene." Il se jeta dans un cabriolet de place, et se fit conduire, aussi vite que la rosse put courir, a Bourg-la-Reine, ou il profita du passage de la premiere diligence, se croyant sur le point d'etre poursuivi pour meurtre, et impatient de fuir Paris au plus vite. Je l'attendis en vain toute la soiree; je perdis les arrhes que j'avais donnees pour nos places, mais ne supposai point qu'il etait parti sans moi, sans ses effets et sans son argent. Quand j'eus vu s'eloigner la voiture qui devait nous emporter, je courus chez Marthe, et la j'appris en deux mots ce qui s'etait passe. "Il ne m'aurait pas tuee, dit Marthe avec un sourire de mepris; mais il se serait fait peut-etre un peu de mal, si je n'eusse ete delivree par un revenant. --Que voulez-vous dire? lui demandai-je; etes-vous folle aussi, ma chere Marthe! --Tachez de ne pas le devenir vous-meme, me repondit-elle; car il va vraiment de quoi le devenir de joie et d'etonnement. Voyons, etes-vous prepare a l'evenement le plus inoui et le plus heureux qui puisse nous arriver? --Pas tant de preambule! dit Jean, sortant du boudoir de Marthe; j'avais voulu lui laisser le temps de vous preparer a embrasser un mort, mais je ne puis tenir a l'impatience d'embrasser les vivants que j'aime." C'etait bien le president des bousingots en chair et en os, en esprit et en verite, que je pressais dans mes bras. Jete parmi les morts dans l'eglise Saint-Mery, le jour du massacre, il s'etait senti encore tenir a la vie par un fil, et, se trainant sur ces dalles ensanglantees, il etait parvenu a se blottir dans un confessionnal, ou un bon pretre l'avait trouve, recueilli et secouru le lendemain. Ce digne chretien l'avait cache et soigne pendant plusieurs mois qu'il avait passes chez lui, toujours entre la vie et la mort. Mais comme c'etait un homme timide et craintif, il lui avait beaucoup exagere le resultat des persecutions essayees contre les victimes du 6 juin, et l'avait empeche de faire connaitre son sort a ses amis, affirmant qu'il etait impossible de le faire sans les compromettre et sans l'exposer lui-meme aux rigueurs de la justice. "J'avais alors l'esprit et le corps si affaibli, dit Laraviniere en nous racontant son histoire, que je me laissai diriger comme le voulait mon bienfaiteur; et la peur de cet homme, admirable d'ailleurs, etait si grande, qu'il n'attendit pas que je fusse transportable pour me conduire dans sa province. Il m'y laissa chez de bons paysans auvergnats, ses pere et mere, qui m'ont tenu jusqu'a present cache au fond de leurs montagnes, me soignant de leur mieux, me nourrissant fort mal, et me tourmentant beaucoup pour me faire confesser: car ils sont fort devots, et mon etat d'agonie continuelle leur donnait tous les jours a penser que le moment de rendre mes comptes etait venu. Ce moment n'est pas eloigne; il ne faut pas vous faire illusion, mes chers amis, parce que vous me voyez sur mes jambes et assez fort pour donner la chasse a M. Horace Dumontet. Je suis frappe a fond, et sur toutes les coutures. J'ai deux balles dans la poitrine, et une vingtaine d'autres horions qui ne pardonnent pas. Mais j'ai voulu venir mourir sous le ciel gris de mon Paris bien-aime, dans les bras de mes amis et de ma soeur Marthe. Me voila bien content, habitue a souffrir, resolu a ne plus me soigner, enchante d'avoir echappe a la confession, et tranquille pour le peu de temps qui me reste a vivre, puisque l'acte d'accusation des patriotes du 6 juin n'a pas fait mention de ma laide figure. Ah! dame! je ne suis pas embelli, ma pauvre Marthe, et vous ne devez plus craindre de tomber amoureuse de ce Jean que vous avez connu si beau, avec un teint si uni, une barbe si epaisse, et de si grands yeux noirs!" Jean plaisanta ainsi toute la soiree, et Arsene, qui l'avait deja embrasse (mais a qui on avait cache l'algarade d'Horace), etant rentre, nous soupames tous ensemble, et la gaiete heroique du _revenant_ ne se dementit pas. En le voyant si heureux et si enjoue, Marthe ne pouvait se persuader qu'il fut incurable. Moi-meme, en observant ce qui restait de force et d'animation a ce corps extenue, je ne voulais point renoncer a l'esperance; mais, craignant de me faire illusion, je le soumis a un long et minutieux examen. Quelle fut ma joie lorsque je trouvai intacts les organes que Laraviniere avait crus attaques, et lorsque je me convainquis de la possibilite d'appliquer un traitement efficace! Ce fut pendant plusieurs mois mon occupation la plus constante; et, grace a la bonne constitution et a l'admirable patience de mon malade, nous le vimes reprendre a la vie, et retrouver la sante rapidement. Les tendres soins de Marthe et d'Arsene y contribuerent aussi. Il s'associa desormais a ce jeune menage, dont il vit avec joie l'heureuse et noble union. "Vois-tu, me disait-il un jour, je me suis autrefois imagine que j'etais amoureux de cette femme, lorsque je la voyais malheureuse avec Horace: c'etait une illusion de l'amitie ardente que je lui porte. Depuis qu'elle est relevee, purifiee et recompensee par un autre, je sens, a la joie de mon ame, que je l'aime comme ma soeur et pas autrement." Je ne vous dirai point le reste de l'histoire de Laraviniere: la suite de sa vie fournirait trop de choses, et amenerait des reflexions qu'il faudrait developper a part et lentement. Tout ce que je puis vous en apprendre, c'est que, persistant dans son incorrigible et sauvage heroisme, il a peri, et cette fois, helas! tout de bon, dans la rue, et le fusil a la main, a cote de Barbes, heureux d'echapper au moins aux tortures du mont Saint-Michel! Quant a Horace, quelques jours apres son brusque depart, je recus de lui une lettre datee d'Issoudun, ou il m'avouait la verite, temoignait sa honte et son repentir, et me priait de lui envoyer son portefeuille et sa malle. Je fus touche de sa tristesse, et vivement afflige de la position miserable qu'il s'etait faite, lorsqu'il lui eut ete si facile d'en avoir une fort belle. J'eus un reste de crainte pour lui, et songeai encore a l'aller rejoindre pour le sermonner et le consoler jusqu'a la frontiere; mais comme sa lettre etait fort raisonnable, je me bornai a lui envoyer ses effets et ses valeurs, en lui promettant, de la part de Marthe et de nous tous, le pardon, l'oubli et le secret. L'editeur de cette histoire engage chaque lecteur a vouloir bien lui faire la meme promesse, d'autant plus que le dernier acces de folie d'Horace ne compromit en rien le bonheur de Marthe, et qu'Horace est devenu lui-meme un excellent jeune homme, range, studieux, inoffensif, encore un peu declamatoire dans sa conversation et ampoule dans son style, mais prudent et reserve dans sa conduite. Il a vu l'Italie; il a envoye aux journaux et aux revues des descriptions assez remarquables et tres-poetiques, auxquelles personne n'a fait attention: aujourd'hui le talent est partout. Il a ete precepteur chez un riche seigneur napolitain, et je le soupconne d'en etre sorti avant d'avoir mene ses eleves en quatrieme, pour avoir fait la cour a leur mere. Il a compose ensuite un drame flamboyant qui a ete siffle a l'Ambigu. Il a refait trois romans sur ses amours avec Marthe, et deux sur ses amours avec la vicomtesse. Il a ecrit des _premiers-Paris_ d'une politique assez sage dans plusieurs journaux de l'opposition. Enfin, ayant moins de succes en litterature que de talent et de besoins, il a pris le parti d'achever courageusement son droit; et maintenant il travaille a se faire une clientele dans sa province, dont il sera bientot, j'espere, l'avocat le plus brillant. FIN D'HORACE. End of the Project Gutenberg EBook of Horace, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HORACE *** ***** This file should be named 13671.txt or 13671.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/6/7/13671/ Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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