Project Gutenberg's Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue, by Michel Zevaco This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue Author: Michel Zevaco Release Date: September 25, 2004 [EBook #13523] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 04, *** Produced by Renald Levesque MICHEL ZEVACO LES PARDAILLAN Tome 04 Fausta vaincue I LA FLAGELLATION DE JESUS Une foule immense etait rassemblee sur la Greve; elle allait assister au depart de la grande procession organisee pour porter au roi Henri III les doleances de la bonne ville de Paris. Pour la grande majorite des Parisiens, il s'agissait de reconcilier le roi avec sa capitale. Pour une autre categorie, moins nombreuse et initiee a certains projets de Mgr de Guise, il s'agissait d'imposer a Henri III une terreur salutaire et d'obtenir de lui, moyennant la soumission de Paris et son repentir de la journee des Barricades, une guerre a outrance contre les huguenots, c'est-a-dire leur extermination. Pour une troisieme categorie, il s'agissait de s'emparer du roi et de le deposer apres l'avoir prealablement tondu. Enfin, pour une quatrieme categorie, reduite a une douzaine d'inities, il s'agissait de tuer Henri III. Non seulement la Greve etait noire de monde, mais encore les rues avoisinantes regorgeaient de bourgeois qui, la pertuisane d'une main, un cierge de l'autre, se disposaient a processionner jusqu'a Chartres. Le voyage a Chartres, en tenant compte des lenteurs d'un pareil exode, devait durer quatre jours. Le duc de Guise avait fait crier qu'il avait dispose trois gites d'etape le long du chemin, et qu'a chacun de ces gites on tuerait cinquante boeufs et deux cents moutons pour nourrir le peuple en marche. Ce jour-la, donc, vers huit heures du matin, les cloches des paroisses de Paris se mirent a carillonner. Sur la place de Greve vinrent se ranger, successivement, les delegues de l'Hotel de Ville, les representants des diverses eglises, puis les confreries, les theories de moines tels que feuillants, capucins, et enfin les Penitents blancs. Parmi les files interminables de cierges et d'arquebuses, on vit dans cette procession des choses magnifiques. D'abord les douze apotres en personne, revetus d'habillements tels qu'on en portait du temps de Jesus-Christ, et quelques soldats romains portant les instruments de supplice de Jesus-Christ. En effet, Jesus-Christ lui-meme etait represente par Henri de Bouchage, duc de Joyeuse, lequel avait pris l'habit de capucin sous le nom de frere Ange, et devait plus tard rejeter le froc pour guerroyer, puis rentrer encore en religion. Le duc de Joyeuse, donc, ou frere Ange, comme on voudra, portait sur ses epaules une croix qui, par bonheur, etait en carton; sur sa tete, une couronne d'epines egalement en carton peint, et autour du cou, par un bizarre anachronisme, le chapelet des ligueurs. Derriere Joyeuse, deguise en Christ, venaient deux grands gaillards qui le fouettaient ou faisaient semblant de le fouetter, ce qui soulevait dans la foule des cris d'indignation. Et cette indignation, vraie ou feinte, prenait des proportions de rage lorsque, par un anachronisme plus bizarre encore (mais on n'y regardait pas de si pres), les deux flagellants, tous les quinze ou vingt pas, s'ecriaient: --C'est ainsi que les huguenots ont traite Notre-Seigneur Jesus! --Mort aux parpaillots! reprenait la foule. A une vingtaine de pas derriere Jesus, ou frere Ange, ou duc de Joyeuse, marchaient, cote a cote, quatre penitents qui, se tenant par le bras, tete baissee, capuchon sur le visage, se faisaient remarquer par leurs enormes chapelets et par leur piete extraordinaire. Peu a peu, le desordre s'etant mis dans les rangs de la procession, ces quatre penitents finirent par se trouver derriere Jesus au moment ou celui-ci, d'une voix retentissante, criait: "Mes freres, mort aux huguenots qui m'ont flagelle!..." Une acclamation salua ces paroles du Christ qui, ayant essuye la sueur qui coulait de son front, continua: --Puisque nous allons voir Herode... --Le roi! interrompit une voix imperieuse. Dites: le roi, messire, puisque Paris se reconcilie avec Sa Majeste! --C'est juste, sire de Bussi-Leclerc! reprit Jesus-Christ. Donc, mes freres, puisque nous allons voir le roi, nous devons avant tout obtenir qu'il renvoie ses Ordinaires!... --Tres juste, dit Bussi-Leclerc. Mort aux Quarante-Cinq! --A mort! A mort! reprit la foule des penitents. La procession s'etendait sur une longueur d'une bonne lieue. Bien en avant de ce troupeau. Guise, Mayenne et leur freres, a cheval, entoures d'une cinquantaine de gentilshommes bien armes, s'entretenaient a voix basse de choses mysterieuses. Quant aux quatre penitents que nous avons signales, ils causaient entre eux sans precautions. --Dis donc, Chalabre, disait l'un, as-tu entendu frere Ange? --J'ai envie de frotter un peu les cotes de messire Jesus! --Es-tu bien retabli, mon cher Loignes?... Ta blessure? --Eh! le coup fut bien applique. Le cher duc n'y va pas de main morte quand il frappe. J'ai cru que j'etais mort. N'importe, je veux que Guise recoive de ma main le meme coup qu'il m'a porte!... --Tu es ingrat, Loignes! dit Montsery. Comment serions-nous sortis de Paris s'il n'avait eu l'idee d'aller en procession voir notre sire?... --Oui, fit sourdement Loignes. Il va a Chartres pour demander nos tetes au roi! --Et les offrir ensuite a Bussi-Leclerc et a Joyeuse! continua Sainte-Maline. --Messieurs, dit Chalabre, Joyeuse a crie tout a l'heure: "Mort aux Ordinaires!" Bussi-Leclerc a crie: "Mort aux Quarante-Cinq!..." Joyeuse est un miserable fou et ne vaut pas son coup de poignard. Quant a Leclerc, il n'arrivera pas a Chartres. Est-ce dit?... --C'est dit! reprirent les trois autres. Laissant les quatre spadassins--quatre des Ordinaires d'Henri III--a leurs projets de vengeance et de meurtre, nous suivrons la fantastique procession en marche sur Chartres, et nous rejoindrons une litiere fermee qui vient a quelques centaines de toises derriere la colonne. Cette litiere etait entouree par une dizaine de cavaliers; dedans se trouvaient deux femmes: Fausta et Marie de Montpensier. --L'homme? demanda Fausta au moment ou nous rejoignons la litiere. --Confondu dans la foule des penitents, il chemine en silence. --Vous etes bien sure que ce moine se trouve dans la procession? insistait Fausta. --Je l'ai vu, repondit la duchesse, vu de mes yeux. --Pardaillan m'avait dit vrai, soupira Fausta, Jacques Clement, libre, marche a sa destinee. Allons! Valois est condamne. Rien ne peut le sauver maintenant... --Que dites-vous, ma belle souveraine? Il me semble que vous avez prononce un nom... celui du sire de Pardaillan... --Oui! dit Fausta en regardant fixement la duchesse. --C'est que, ce nom, mon frere et ses gentilshommes le prononcent bien souvent depuis trois ou quatre jours... --Eh bien, si vous voulez que votre frere ne prononce plus ce nom... --Moi? Cela m'est egal! fit Marie en riant. --Oui, cela vous est egal, a vous. Mais il est necessaire que le duc de Guise ait l'esprit libre pour ce qui va etre entrepris. Et, pour qu'il ait l'esprit libre... --Eh bien? demanda Marie. --Dites-lui, faites-lui savoir, des que nous serons entres dans Chartres, que Pardaillan est mort!... Et, afin qu'il n'ait point de doute, dites-lui que c'est moi qui l'ai tue... Ayant ainsi parle, Fausta baissa la tete et ferma les yeux comme pour indiquer qu'elle voulait se renfermer dans ses pensees. Et ces pensees devaient etre funebres, car son visage, dans son immobilite, semblait refleter la mort... Nos personnages sont donc ainsi disposes: en tete de ce long serpent de foule qui se deroule sur la route, un groupe de cavaliers: Guise, ses freres, ses gentilshommes. Pres de lui, Maineville insoucieux et Maurevert inquiet. Quant a Bussi-Leclerc, il s'interesse a la procession, sans doute, car il en parcourt les rangs, et on le voit tantot sur un point, tantot sur un autre. Puis, derriere cette bande de seigneurs, a une certaine distance, commence la procession. Puis, presque a la queue de la colonne, un moine marche seul, le capuchon sur la figure, et ses mains serrent contre sa poitrine une dague solide: c'est Jacques Clement. Enfin, tres en arriere, c'etait la litiere de Fausta. Le troisieme jour de marche, la procession se reposa dans le village de Latrape, l'un des gites d'etape organises par le sieur Cruce, marechal des logis de cet exode. Les penitents y etaient arrives vers quatre heures, et aussitot s'etaient mis a table, c'est-a-dire qu'ils avaient envahi une immense prairie ou ils s'etaient assis dans l'herbe. Naturellement, Guise et sa suite avaient pris leurs logis dans les meilleures maisons du village. Dans la prairie, les gens de Latrape allaient et venaient, empresses a faire bon accueil aux penitents. Ces braves gens avaient fait cuire d'innombrables fournees de pain, mis en perce une trentaine de tonneaux de cidre et de vin, et allume de grands feux dans la prairie. Devant ces feux rotissaient des moutons entiers, des quartiers de boeuf et de cochon. Apres cette enorme ripaille, chacun s'enveloppa de son manteau et chercha un coin pour dormir. Dix heures sonnerent au petit clocher du village. A ce moment, dans l'avant-derniere maison en allant vers Chartres, deux hommes dormaient cote a cote, etendus sur des bottes de paille de la grange. Ou du moins, si l'un de ces deux hommes, en proie a quelque insomnie, soupirait et se retournait sur la paille, l'autre dormait pour deux. Dans cette meme maison, non plus dans la grange ni sur la paille, mais dans une chambre assez convenable, dormait un autre personnage. Et qui se fut approche de ce dormeur eut reconnu l'un des plus fideles, des plus solides et des plus brillants gentilshommes du duc de Guise, c'est-a-dire messire de Bussi-Leclerc en personne. Comme dix heures venaient de tinter au clocher, quatre hommes s'approcherent de la maison que nous venons de signaler: c'etaient les quatre fideles de Henri III qui, profitant de la procession pour rejoindre le roi sans danger d'arrestation, avaient jusque-la voyage avec elle. C'etaient Montsery, Sainte-Maline, Chalabre et Loignes qui guettaient l'occasion d'exercer leurs talents de spadassins sur la poitrine du sire de Bussi-Leclerc. --Tu es sur que c'est la? demanda Sainte-Maline. --Je ne l'ai pas perdu de vue, repondit Chalabre. Surement, nous allons trouver le sanglier dans sa bauge. --Comment allons-nous proceder? demanda Montsery. --Moi, je veux me battre avec lui, dit Sainte-Maline. --Et s'il te tue? --Vous me vengerez... --C'est cela! firent Chalabre et Montsery, bataille!... --Messieurs, dit Loignes, je crois que vous perdez la tete. Parce que ce maroufle vous a injuries de son mieux, quand il vous tenait a la Bastille, vous voulez, par-dessus le marche, qu'il vous etripe l'un apres l'autre... Loignes etait le plus age des quatre; c'etait un homme serieux et positif, exercant en conscience son metier d'assassin royal. Les trois autres, tout jeunes, comme nous avons dit, manquaient encore d'experience. Devant les sages observations de leur aine--leur maitre en guet-apens--ils baisserent donc la tete. --Que faut-il faire? demanderent-ils. --C'est bien simple. Nous allons l'appeler comme si son duc le mandait a l'instant. Nous aurons nos dagues a la main. Et, quand il sortira, nous le larderons proprement jusqu'a ce qu'il rende sa belle ame au diable. Il faut rendre cette justice aux trois jeunes ecerveles qu'ils se rallierent instantanement a ce plan si limpide. Par ou entre-t-on? reprit le comte de Loignes. --Il faut faire le tour, dit Chalabre qui, toute la journee, avait guette pas a pas Bussi-Leclerc. Suivez-moi, messieurs! Chalabre enfila aussitot un sentier, et, a vingt pas de la route, sauta lestement par-dessus une porte a claire-voie. Les autres le suivirent. Ils se trouvaient alors dans une cour dont le sol disparaissait sous le fumier. Derriere eux, ils avaient une grange ou, sur la paille, dormaient les deux inconnus que nous avons signales tout a l'heure. Devant eux, la maison, ou plutot la chaumiere, divisee en deux parties: a droite, le logis assez vaste des maitres de ceans, et a gauche une chambre isolee, avec sa porte particuliere. Chalabre designa la porte du doigt. Tous les quatre degainerent leurs dagues; Sainte-Maline et Montsery se placerent a gauche de la porte, le long du mur, prets a bondir sur Bussi-Leclerc des qu'il apparaitrait. Chalabre se placa a droite. Puis Loignes, ayant jete un coup d'oeil satisfait sur ce dispositif d'attaque, heurta rudement a la porte du pommeau de son epee. --Hola! hola! messire de Bussi-Leclerc! vocifera le comte de Loignes. Vite, eveillez-vous et courez a monseigneur qui vous mande a l'instant! --Au diable monseigneur! grommela Bussi-Leclerc. Attendez-moi, monsieur, je m'habille. --Non, non! Je cours reveiller M. de Maineville que le duc mande egalement. Hatez-vous donc!... La-dessus, Loignes s'effaca contre le mur, pres de Chalabre. Leclerc, habitue a ces alertes continuelles, ne pouvait avoir aucune defiance. Les quatre, ramasses sur eux-memes, la dague a la main, attendaient. Tout a coup, ils entendirent le bruit que faisait Bussi-Leclerc en commencant a ouvrir la porte. --Bonsoir, messieurs! dit a ce moment une voix tres calme et sans nulle raillerie apparente. Il parait que vous voulez meurtrir ce bon M. de Bussi-Leclerc. --Ouais! gronda Leclerc, qui, a l'interieur, s'arreta d'ouvrir, que veut dire cela? --Trahison! crierent les quatre spadassins en s'elancant le poignard leve sur l'homme qui venait de parler, et qui s'avancait en saluant poliment et repetait: --Bonsoir, messieurs! Les poignards leves s'abaisserent; les trois jeunes gens s'arreterent et saluerent tres bas. Un rayon de lune se jouait sur le visage audacieux et paisible de celui qui venait d'intervenir, et, ce visage, ils venaient de le reconnaitre... Loignes, ne comprenant rien a cette scene imprevue, fit un bond pour s'elancer sur ce defenseur de Bussi-Leclerc. Mais, en meme temps, il se sentit saisi a bras-le-corps. --C'est notre sauveur! dit Chalabre... --C'est celui qui nous a tires de la Bastille! dit Montsery. --C'est le chevalier de Pardaillan! dit Sainte-Maline. Loignes recula d'un pas, se decouvrit et dit: --Eussiez-vous ete le pape que vous eussiez tate de mon fer pour le mal que vous faites ici; mais vous etes M. de Pardaillan, et je n'ai rien a dire. Retirez-vous donc, chevalier, et laissez-nous accomplir notre besogne. --Si je vous laisse faire, maintenant! cria la voix narquoise de Bussi-Leclerc, derriere la porte. --Bon, bon! patiente un peu, et tu verras comme on defonce une porte et une poitrine! repondit Loignes. Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant a Pardaillan, c'est Bussi-Leclerc qui est la; c'est votre ennemi autant que le notre; je pense que, si vous ne voulez pas nous aider, vous nous laisserez du moins occire en paix ce sacripant. --Messieurs, dit Pardaillan, lorsque j'eus le bonheur de vous tirer des mains du gouverneur de la Bastille, vous m'avez promis, en echange des votres, trois vies et trois libertes... --C'est vrai! firent d'une seule voix Chalabre, Montsery et Sainte-Maline. --J'ai donc l'honneur de vous prier de payer cette nuit le tiers de votre dette: je vous demande la vie et la liberte de M. de Bussi-Leclerc. Les trois spadassins, d'un seul mouvement, s'inclinerent. Loignes lui-meme rengaina aussitot sa dague et son epee qu'il avait tirees. --Monsieur, dit Sainte-Maline en saluant galamment, nous vous cedons Bussi-Leclerc. --Reste a deux, observa tranquillement le chevalier. --Tres juste, dit Montsery, et nous tiendrons parole jusqu'au bout. Les quatre hommes saluerent et se retirerent sans repondre a Bussi-Leclerc qui, derriere sa porte, criait: --Au revoir, messieurs! Je vais vous faire preparer un cabanon digne de vous, a la Bastille... Mais Sainte-Maline revint brusquement sur ses pas: --Monsieur le chevalier, fit-il, y aurait-il de l'indiscretion a vous demander pourquoi vous sauvez ce damne Leclerc qui vous veut autant de mal qu'a nous?... --Aucune, monsieur, repondit Pardaillan. J'ai promis sa revanche a M. de Bussi-Leclerc. Or, comment aurais-je tenu ma promesse, si je l'avais laisse tuer ce soir? Sainte-Maline regarda avec etonnement le chevalier qui souriait, salua et se hata de rattraper ses compagnons. Pardaillan s'etait approche de la porte derriere laquelle se trouvait Bussi-Leclerc et avait frappe du poing: --Monsieur! he! monsieur de Bussi-Leclerc! cria-t-il. --Que desirez-vous, sire de Pardaillan? demanda Leclerc, goguenard. --Moi? Rien. Je veux simplement vous dire que, maintenant, je suis seul. Alors, s'il vous convient d'essayer de prendre cette revanche apres laquelle vous courez depuis si longtemps, eh bien, je suis votre homme. --Bon! je prefere attendre... --Comme il vous plaira, monsieur, j'ai tant de chances d'etre tue par d'autres qu'il ne vous en reste guere de me retrouver. Qui sait si j'arriverai seulement jusqu'a Chartres? --Si vous mourez d'ici la, reprit Bussi-Leclerc haineux, soyez sur que je le regretterai, car c'est ma plus douce esperance, maintenant, que de penser a l'heureux moment ou je vous mettrai les tripes au vent! --Merci, dit Pardaillan. Qui donc vous empeche, en ce cas, d'essayer de satisfaire cette douce envie a l'instant? --Ah! reprit Leclerc, c'est que je ne suis pas egoiste, moi. Je vais vous dire. Nous sommes quatre qui vous haissons, et nous avons lie partie pour vous mettre a mal. Je puis meme vous dire comment les choses se passeront. --Je serai flatte de l'apprendre... --Vous allez voir comme c'est simple: d'abord, je vous passerai mon epee au travers du ventre, sans vous tuer toutefois; puis Maineville vous attachera a l'aile du premier moulin; c'est une manie, chez lui, vous comprenez? Puis, quand vous aurez tourne suffisamment, c'est-a-dire jusqu'a ce que mort s'ensuive, Maurevert vous arrachera le coeur, car il a fait gageure de le manger saute aux petits lards; enfin, Mgr de Guise abandonnera votre carcasse au bourreau pour la tirer a quatre chevaux. Pardaillan comprit que Bussi-Leclerc, en parlant ainsi, devait ecumer. Il l'entendit grincer des dents. --Vous comprenez, reprit Leclerc, que, si je vous tuais tout de suite, mes trois associes m'en voudraient la malemort. Tachez donc de vivre encore quelques jours, jusqu'a ce que nous puissions mettre la main sur vous... --Je tacherai, fit doucement Pardaillan. Mais, vraiment, je vous repete que je crains de ne pas arriver vivant jusqu'a Chartres. Vous devriez profiter de l'occasion... --Non! rugit Bussi-Leclerc. --Allons donc, c'est que tu as peur, Leclerc! La porte, a l'interieur, fut labouree de coups de poignard. Il y eut un trepignement furieux. --Bussi-Leclerc a peur! cria Pardaillan a haute voix. --Truand de sac et de corde! Si Maurevert te mange le coeur, je te mangerai le foie!... Bussi-Leclerc se mit a frapper la porte a coups de dague. Pardaillan haussa les epaules, et, dans la cour, sur le fumier, a la clarte de la lune, il vit les gens de la chaumiere qui, reveilles par le bruit, etaient sortis et livides d'effroi, assistaient a cette fantastique conversation. Sans s'inquieter d'eux, sans les voir peut-etre, le chevalier se dirigea vers la grange et, a l'entree, trouva son compagnon qui, l'epee a la main, attendait les evenements. --Oh! murmurait le jeune duc d'Angouleme, c'est affreux. Les menaces de cet homme sont horribles. --Oui, c'est assez hideux. Partons, monseigneur; l'air de ce village est malsain pour nous maintenant. Et. quant a Maurevert, nous le retrouverons surement a Chartres. Les deux hommes s'envelopperent de leur manteau et d'un pas rapide, prirent la route de Chartres. Bussi-Leclerc, la dague et l'epee aux poings, sortit et grogna: --Ou est-il? Un paysan repondit: --Je ne sais par ou il a pris, monseigneur, mais le fait est qu'il a fui, et il doit etre loin. --Je le retrouverai, grommela Leclerc. Il sortit donc en toute hate de la chaumiere, et, par un chemin de traverse que lui indiquerent ses hotes, gagna la place de l'eglise, au coin de laquelle se dressait un grand calvaire. Autour de ce calvaire, quelques tentes avaient ete dressees, et le duc de Guise dormait dans l'une d'elles sur un lit de camp, tandis que Maurevert et un autre officier dormaient sur des bottes de paille. Quant a Maineville, il avait, comme Bussi, cherche gite dans le village. Leclerc envoya chercher Maineville qui, une demi-heure plus tard, arriva en pestant fort contre l'interruption de son sommeil. Alors, il fit egalement reveiller le duc, et, ayant eu la permission d'entrer dans la tente, les quatre se trouverent reunis. Et Bussi-Leclerc fit le recit de ce qui venait de se passer. Guise profera une imprecation de rage; Maineville sortit sa dague et en tata la pointe; Maurevert prononca ces etranges paroles: --Puisqu'il en est ainsi, monseigneur, le voyage a Chartres est inutile: nous ferions mieux de retourner a Paris. --Pourquoi? s'ecrierent Maineville et Bussi-Leclerc. --Parce que, dit sourdement Maurevert, si Pardaillan est dans la procession, la procession est maudite! Parce que ce n'est pas Henri III qui sera tue, mais nous! Et ces quatre hommes, egalement braves, passerent le reste de la nuit a discuter comment ils se debarrasseraient de l'aventurier. Guise, sombre et pensif, ecoutait sans rien dire ses trois fideles conseillers. Mais, comme le jour se levait, il donna l'ordre de se mettre en route. --Pour Paris? demanda Maurevert. --Pour Chartres! repondit le duc. Maurevert haussa les epaules et s'assura que sa cotte de mailles etait solidement bouclee. La procession se remit en marche et, s'engouffrant par la porte Guillaume dans la bonne ville de Chartres, se dirigea vers la cathedrale. Une fois la porte franchie, la tete de la procession se trouva en presence d'une nombreuse troupe armee. Guise reconnut Crillon a cheval, qui dit en saluant: --Sa Majeste, pour vous faire honneur, voulait absolument que je vinsse a votre rencontre avec huit mille arquebusiers et les trois mille cavaliers que nous avons assembles autour de Chartres. Mais j'ai fait observer a Sa Majeste que deux ou trois mille hommes suffisaient pour escorter une procession... --Vous avez bien fait, messire. Ou et quand pourrai-je voir le roi avec les echevins de Paris? --Le roi est en ce moment a la cathedrale. --Allons donc a la cathedrale! dit Guise. --Monseigneur, je vous montre le chemin. Il serait inutile que ces dignes penitents essayassent d'en trouver un autre. Eh effet, toutes les rues sont pleines de nos gens d'armes qu'a attires une legitime curiosite, sans compter les bourgeois de cette bonne ville venus acclamer le roi. --Allez, messire! dit Guise. Nous sommes venus en fideles sujets, et nous joindrons nos acclamations a celles de la ville. Et, levant sa toque empanachee et ornee d'un triple rang de perles. Guise, d'une voix forte, cria: --Vive le roi! Mais, derriere lui, une immense acclamation repondit: --Vive Henri le Saint!... C'etait la procession qui donnait ainsi son avis, si bien que Crillon se demanda un instant s'il ne ferait pas mieux de fermer les portes et de laisser hors des murs les trois quarts des penitents qui attendaient. Mais Crillon, brave, se dit qu'il serait ridicule d'avoir l'air de redouter des porteurs de cierges. Ordonnant donc a ses hommes, d'un coup d'oeil, de surveiller etroitement les arrivants, il se dirigea vers la cathedrale. Guise suivait avec ses gentilshommes. Derriere ce groupe, venait la procession des Parisiens que les gens de la ville, du haut de leurs fenetres, examinaient curieusement et non sans une certaine sympathie. L'apparition de Jesus, suant sous son enorme croix de carton et plus flagelle que jamais, fut saluee par un long murmure de pitie. Devant la cathedrale, la foule etait plus serree, plus nerveuse, et Guise put lire sur tous ces visages de bons provinciaux la curiosite passionnee qu'il inspirait. En effet, Henri III, apres sa fuite, avait ete accueilli par les habitants de Chartres avec courtoisie, mais sans enthousiasme. La, comme dans tout le royaume, le nom de Guise etait populaire et celui du roi meprise ou deteste. Le duc jeta les yeux autour de lui, comme pour chercher s'il n'apercevait pas le moine. A ce moment, les portes de l'immense cathedrale s'ouvraient, et une foule de gentilshommes en sortaient, refoulant les bourgeois. En meme temps les soldats de Grillon, par une habile manoeuvre, couperent la procession et ne laisserent autour de Guise qu'une dizaine de ses familiers. --On se mefie de nous, ici! dit le duc en froncant le sourcil. --Non pas, monseigneur, on vous rend les honneurs, repondit Grillon. Joyeuse, quelques-uns de ses apotres et ses deux flagellants se trouvaient dans ce cercle forme par les gens d'armes, les gentilshommes royaux et la foule. --Frappez! Frappez! dit Joyeuse. Les deux flagellants se mirent a frapper a tour de bras, avec leurs fausses lanieres. --Sire! s'ecria Jesus, ou etes-vous? Voyez ce que font les huguenots! et, pourtant, je ne me plains pas!... Un grondement de la foule des bourgeois repondit a ces paroles. Et deja, comme a Paris, les cris de: Vive Henri le Saint! eclataient, lorsque Jesus, c'est-a-dire Joyeuse, se mit a pousser des lamentations qui, cette fois, n'avaient rien de feint. En effet, quatre penitents venaient de s'approcher de lui et s'etaient mis a le flageller, non plus avec des lisieres de drap ou des lanieres de carton, mais avec de bonnes et solides etrivieres de cuir. Cela dura quelques minutes, pendant que les soldats contenaient la foule, pendant que Guise, pale et stupefait, se demandait s'il n'etait pas venu se jeter dans la gueule du loup. Les quatre enrages frappaient de plus belle. --Assez! dit tout a coup une voix forte. Un homme venait de paraitre sous le porche de la cathedrale. Les quatre flagellants cesserent aussitot leur besogne, et, s'etant precipites dans l'eglise ou ils se depouillerent de leurs frocs, apparurent sous les traits de Chalabre, Montsery, Loignes et Sainte-Maline... L'homme qui venait de surgir s'avancait avec une sorte de dignite vers le malheureux Joyeuse. A son aspect, un grand silence s'etablit, les gens de Crillon presenterent les armes. Guise mit pied a terre et, se decouvrant, s'inclina profondement... Cet homme, c'etait le roi de France. II HENRI III Le roi, sans faire attention a Guise, s'arreta devant Joyeuse et, s'agenouillant, cria dans le silence: --Monseigneur Jesus, vous m'avez appele, moi, pauvre roi que ses sujets ont frappe, abandonne, chasse! Me voici, mon doux seigneur Jesus! Et, puisque vous avez tant fait que de m'appeler a votre aide, laissez-moi essuyer le precieux sang qui coule de vos plaies!... A ces mots, Henri III se releva, saisit son mouchoir et se mit a essuyer Joyeuse. La foule est mobile dans ses sentiments. A la vue du roi s'agenouillant devant le figurant qui representait Jesus, s'incorporant pour ainsi dire a la procession parisienne, des applaudissements furieux eclaterent. Le roi leva les bras pour commander le silence. --Qu'on saisisse ces deux miserables! cria-t-il en designant les deux flagellants effares; qu'on les jette en prison et puis qu'on les pende haut et court! --Mais, sire, begaya Joyeuse, Votre Majeste fait erreur... ce ne sont pas eux... --Ainsi seront traites les ennemis de Dieu et de l'Eglise! cria Henri III. Une immense acclamation salua ces paroles, et, cette fois, ce fut un grand cri de "Vive le roi!" qui monta jusqu'au ciel; Henri III eut un eclair dans les yeux. Alors, il se tourna vers le duc de Guise: --Mon cousin, dit-il, allons louer et benir le Seigneur de la grande joie qu'il nous accorde en ce jour. Et puis, nous ecouterons en l'hotel de messieurs les echevins de cette bonne ville les plaintes que nos Parisiens vous ont charge de nous transmettre. Et, tournant le dos a Guise, il se dirigea le premier vers le portail central ouvert a deux battants. --Oh! gronda Guise en lui-meme, ce fantome de roi ose me braver et se moquer de moi! Et j'hesitais!... Il suivit avec ses gentilshommes et penetra dans l'enorme eglise, ou la messe d'action de graces fut aussitot commencee. Dehors, la foule des penitents parisiens et des bourgeois de Chartres confondus prenait de cette messe ce qu'elle pouvait en prendre, c'est-a-dire ce qui lui arrivait de cantiques et de benedictions par les portes ouvertes. Quand la messe fut terminee, Henri III, entoure de gardes, sortit de l'eglise et se dirigea vers l'hotel des echevins, ou il recevait de la ville de Chartres une hospitalite sinon royale, du moins tres suffisante pour un roi sans royaume. Il n'avait pas adresse un mot a Henri de Guise. Sur le parvis, le duc s'etait arrete, incertain de ce qu'il ferait, devorant sa rage et se demandant s'il n'allait pas reprendre a l'instant le chemin de Paris. A ce moment, l'un des gentilshommes d'Henri III s'approcha de lui et, l'ayant salue, lui dit: --Monsieur le duc, le roi mon maitre m'a charge de vous dire qu'il vous recevra demain matin a neuf heures, en audience a l'hotel de ville, ainsi que les robins et bourgeois qui vous servent d'escorte... --Dites a Sa Majeste, repondit-il, que je la remercie de l'audience qu'elle veut bien m'accorder et que je m'y trouverai a l'heure dite. La-dessus, Guise et ses gens se dirigerent vers l'hotellerie du Soleil-d'Or. Quant au cardinal de Guise, quant a Mayenne, ils s'y etaient rendus directement et ne s'etaient pas montres depuis l'entree de la procession de Chartres. Au moment ou Guise et ses gentilshommes entraient dans l'hotellerie, Maurevert saisit le bras de Maineville pres de lui, et, lui montrant une figure dans la foule, lui dit en palissant: --Regarde... --Qu'est-ce? fit Maineville, insoucieux. --Non, ce n'est pas lui! reprit alors Maurevert en passant la main sur son front... mais il m'a semble d'abord que c'etait Pardaillan... Le duc entendit ces mots et tressaillit. --Ou est-il? demanda-t-il d'une voix basse et rauque. --Il est mort! repondit quelqu'un pres de lui. Guise, Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, d'un meme mouvement, se retournerent et virent la duchesse de Montpensier qui souriait. Elle fit signe a Guise de la suivre. --Pardieu! grogna Bussi-Leclerc, s'il est mort, il n'y a pas longtemps! Le duc, trouble, avait marche jusqu'a l'appartement qui lui etait destine, entraine par sa soeur. --Mon frere, lui dit celle-ci quand ils furent seuls, vous devez cesser de vous enquerir de ce Pardaillan. --Vous dites qu'il est mort? Comment le savez-vous? --Je le sais par celle qui sait tout, qui jusqu'ici ne s'est jamais trompee, ne nous a jamais trompes... --Fausta? fit le duc en tressaillant. --Elle vient de me confirmer la chose. Guise demeura pensif. Bussi-Leclerc s'etait-il trompe?... Fausta, elle, ne se trompait jamais! Sans doute, elle savait que Pardaillan etait dans la procession. Sans doute elle avait etabli quelque piege ou cette nuit meme le chevalier etait tombe, apres sa rencontre avec Leclerc. Guise dissimula soigneusement ses impressions. Mais le profond soupir qui lui echappa prouva a sa soeur quel soulagement il eprouvait de cette nouvelle. --Laissons cela, reprit-il. Que cet aventurier soit mort ou vif, cela m'est egal. Ou est l'homme? --Dans Chartres, repondit tranquillement la duchesse. Il est venu avec la procession. Etes-vous pret, mon frere? --Pret?... Qu'entendez-vous par la? fit le duc en fremissant. Je ne veux, d'aucune facon, etre mele a ce qui va se passer. Je suis perdu si jamais on apprend... --Soyez donc tranquille! La mort du roi ne sera qu'un de ces accidents que Dieu permet parfois. Nul ne saura. Jacques Clement lui-meme ne sait pas. Seulement soyez pret, mon frere!... --Quand aura lieu... l'accident? Marie de Montpensier regarda son frere et repondit: --Demain!... --Si tot!... murmura le duc en tressaillant. --Demain, apres l'audience, Valois se rendra a la cathedrale, en procession, les pieds nus, un cierge a la main et couvert d'un sac. C'est un voeu qu'il a fait s'il se reconciliait avec Paris. Or, demain, la reconciliation sera parfaite. Le moine marchera pres du roi, car, dans ces processions, il est accessible a tous. Le coup sera porte devant la cathedrale. Vous, cependant, vous reunirez hors des murs ce que vous avez de gentilshommes et de ligueurs... le reste vous regarde! Le duc de Guise, ayant fait appeler Mayenne et le cardinal, confera longtemps avec eux. Puis, vers le soir, il se mit a table, et voulut que Maurevert, Leclerc et Maineville prissent place a ses cotes. Et, malgre l'acte terrible qui se preparait dans l'ombre, ce fut encore de Pardaillan qu'ils causerent. Bussi-Leclerc se rappela fort a-propos que le chevalier lui avait dit: --Je n'arriverai peut-etre pas jusqu'a Chartres!... Il ne fallait plus en douter: Pardaillan etait mort. Vers cette heure-la, celui qui faisait l'objet de ces pensees sinistres dinait tranquillement avec le duc d'Angouleme dans une petite auberge, a une table accotee contre une fenetre. En face de l'auberge se dressait un hotel,, et, de temps a autre, Pardaillan, soulevant les rideaux de la fenetre, jetait un coup d'oeil sur la facade ou tout etait eteint. --A qui appartient cet hotel? demanda Pardaillan a la servante, en soulevant encore une fois le rideau. --Cet hotel?... Ah! dame... il appartient comme qui dirait a personne. C'est-a-dire, dans les temps jadis, c'etait l'hotel des sires de Bonneval. Mais, depuis que je vis, et il y a vingt-neuf ans de cela, je n'ai vu personne entrer la-dedans, jamais la porte ou les fenetres s'ouvrir. --Oui, murmura Pardaillan, mais, en ce moment, des gens sont rassembles la-dedans. Et je voudrais bien savoir ce qu'ils font... --Que voulez-vous qu'ils fassent, cher ami, grommela le duc d'Angouleme, si ce n'est de conspirer quelque mauvais coup, puisque c'est la Fausta qui les a assembles la?... --C'est vrai. J'ai vu ma belle tigresse et ses gens se glisser dans l'hotel par la porte du jardin. --Pardaillan, fit le jeune duc avec un soupir, comme nous sommes loin de... --De Violetta, hein?... Patience, mon prince. Patience! Il y a deux etres au monde qui peuvent nous faire savoir de quel cote nous devons nous tourner: c'est Fausta... et c'est Maurevert. Nous les suivons. Nous les tenons. Il faudra bien que l'un ou l'autre tombe dans nos mains. En tout cas, notre situation est moins tragique que lorsque j'etais dans la nasse. --Figurez-vous que, cette nasse, au lieu d'etre en osier, etait en fer, un solide treillis en fer, et que, dans chaque maille, je pouvais a peine passer les bras... Heureusement, il y avait des cadavres, sans quoi je serais encore dans la nasse... C'est une jolie invention de Mme Fausta, que Dieu veuille me garder saine et sauve, car j'ai resolu de lui rendre epouvante pour epouvante... Le jeune duc frissonna. Il entrevoyait, a travers l'explication de Pardaillan, une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les esprits les plus fermes. Le chevalier n'avait cesse de regarder a travers les petits vitraux ronds et verts de la fenetre. Charles regardait lui aussi, et, dans la nuit de la ruelle, vit une ombre qui s'avancait. Je savais bien qu'il viendrait! Et qu'il viendrait la! murmura Pardaillan. L'ombre se rapprochait de la grande porte de l'hotel. C'etait un homme enveloppe d'un manteau qui lui cachait la figure. Mais, sans doute, Pardaillan le reconnaissait a la taille et a la demarche, car il repeta: --C'est lui! L'homme ne heurta pas le marteau de la porte, mais frappa dans ses mains. La grande porte s'entrouvrit aussitot et l'inconnu se glissa dans l'interieur. --Qui est-ce? demanda Charles. --Vous le saurez tout a l'heure, dit Pardaillan. Lorsque je me reveillai, j'etais assis, vous le savez, a califourchon sur deux poutres dont l'une plongeait dans l'eau et dont l'autre partait en diagonale pour aller soutenir le plancher de la salle ou se tenait le trou carre... l'entree de la nasse. J'avais dormi. Comment? Je n'en sais rien. Je vis qu'il faisait jour; la lumiere entrait par-dessous le plancher qui etait au-dessus de ma tete, et je vis que j'etais entoure de poutres qui s'enlacaient comme les madriers d'un echafaudage: "Pardieu! me dis-je, je n'ai qu'a gagner de poutre en poutre jusqu'a l'exterieur!" Et je voulus gagner la poutre voisine qui me rapprochait de la grande ouverture par ou coulaient tout a la fois l'eau du fleuve et la lumiere du jour. Ce fut alors que je me heurtai au treillis de fer... J'avais oublie la nasse!... --Alors j'examinai cette machine a prendre les hommes. Et je vis que j'etais perdu. En effet, la nasse formait comme un puits en treillis de fer, qui partait du plancher meme, pour aller plonger dans l'eau. Je dus abandonner l'idee qui m'etait venue de me hisser de maille en maille pour arriver a passer par-dessus. L'idee inverse me parut la bonne: c'est-a-dire que je m'accrochai aux mailles, et que je me mis a descendre, dans l'espoir que je pourrais passer par-dessous en plongeant. Arrive au ras de l'eau, je fus heurte de nouveau par les cadavres. Comprenant que la folie allait me gagner si je ne sortais au plus tot, je me laissai glisser parmi les cadavres. Et, alors, je compris pourquoi les cadavres ne s'en allaient pas, pourquoi ils ne plongeaient pas... Lorsque j'eus de l'eau jusqu'aux epaules, je sentis avec mes pieds que, de toutes parts, le treillis de fer se rejoignait dans l'eau et que cela formait comme le fond d'une bouteille! Pas moyen de sortir par en haut! Pas moyen de sortir par en bas!... Je me hissai le long des mailles de fer pour eviter l'attouchement des cadavres, et, accroche a une certaine hauteur, je m'arretai, et j'eus la pleine horreur de ma situation: j'etais destine a mourir lentement dans ce puits de fer!... --C'est horrible! dit Charles en fremissant. --Justement. Comme vous dites, c'etait horrible. Si bien qu'apres quelques heures je pris la resolution de grimper jusqu'en haut et de frapper au plancher jusqu'a ce qu'on m'entendit, jusqu'a ce qu'on achevat de me tuer! --Et comment etes-vous sorti? Pardaillan se mit a rire et repondit: --C'est bien simple; je suis sorti avec les cadavres. Sans doute, cela ne devait pas etre fort agreable a Fausta, de dormir au-dessus de ces morts. Pour cette raison, ou pour d'autres, il est certain que, si les morts etaient prisonniers dans la nasse, Fausta devait avoir la pensee de leur rendre la liberte. Et comment rendre libre ces cadavres prisonniers? En les repechant l'un apres l'autre? Non, non! Fausta est la femme des combinaisons simples! Pour delivrer les morts, il n'y avait qu'a les laisser partir au fil de l'eau! Pardaillan se mit a rire, puis jeta a l'exterieur un coup d'oeil inquiet. --Il ne faut pas manquer la sortie de notre homme, dit-il, il prend les derniers ordres de la belle Fausta... Donc, comme je vous l'ai dit, j'etais depuis plusieurs heures accroche au treillis de fer, a demi assis sur une poutre, lorsque j'entendis au-dessus de moi une sorte de grincement; et, en meme temps, de l'autre cote du treillis, je vis une chose que je n'avais pas remarquee encore: une corde!... et cette corde montait! D'en haut, on la tirait. Levant les yeux, je vis qu'elle passait, a travers un trou pratique dans le plancher. Alors, d'un coup d'oeil, je suivis la corde de haut en bas, et je fus a l'instant meme rassure... En effet, monseigneur, la corde soulevait un carree du treillis menageant une large ouverture. Dans le meme instant, je vis les cadavres qui s'en allaient en se bousculant comme s'ils eussent eu hate de partir. Au bout de deux minutes, ils etaient tous partis, entraines par le fleuve. Pardaillan avala un grand gobelet de vin et ajouta: "Je fis comme eux... voila tout! Je me laissai tomber dans l'eau, je franchis l'ouverture d'une brassee frenetique, et me trouvai hors de la nasse. Deux minutes plus tard, j'abordai au quai. Un long silence suivit ces paroles. Charles considerait son compagnon avec une sorte d'effroi. Le chevalier sifflotait entre ses dents, et regardait toujours par la fenetre. --Il est temps de sortir, dit-il enfin. Et, s'adressant a la servante: --Dites-moi, la belle enfant, mon camarade et moi, nous voudrions prendre l'air avant de nous coucher. Comment ferons-nous pour rentrer? Je dis: rentrer sans frapper, ni reveiller personne... --Dame! vous passerez par les ecuries, que je laisserai ouvertes; et, une fois dans la cour, vous n'aurez qu'a monter l'escalier de bois qui est a l'interieur. Pardaillan s'etait sans doute rendu compte de la disposition des lieux, car il approuva d'un signe de tete, et, suivi de Charles, sortit par la porte de l'auberge qui, aussitot, se referma derriere eux. Dans la rue, ou plutot dans la ruelle etroite et tortueuse ou ils se trouvaient, Pardaillan fit une dizaine de pas, puis s'arreta dans un renfoncement. --Attendons ici, murmura-t-il; notre homme ne saurait tarder a sortir. --Qui est-ce? demanda Charles pour la deuxieme fois. --Vous ne l'avez pas reconnu?... C'est le moine! C'est Jacques Clement! C'est l'homme qui, a l'auberge du Pressoir-de-Fer, etait assis pres de nous et nous ecoutait... --L'homme qui a dit qu'il vous vengerait en se vengeant... --Oui: de Catherine de Medicis!... --C'est-a-dire en assassinant son fils Henri III, dit froidement le chevalier. --Pardaillan! fit le jeune duc, ceci est affreux. --Eh quoi! vous vous plaignez! Songez que votre pere a ete pousse au desespoir, a la folie, a la mort par trois etres qui etaient: sa mere Catherine, son frere le duc d'Anjou, aujourd'hui roi de France, et, enfin, Mgr le duc de Guise! Vous voulez, vous cherchez un terrible chatiment contre le roi? --Oui. J'ai toujours pense que mon oncle Henri de France tomberait un jour sous la morsure imprevue de l'une de ces douleurs qu'il a semees sur la route de sa vie. Mais, si cela depend de moi. Pardaillan, Jacques Clement ne frappera pas le roi. Ce n'est pas cela que je voulais!... --Ainsi, monseigneur, si vous le pouvez, vous arreterez le bras du moine? --Je l'arreterai, dit Charles, sourdement. Pardaillan hocha la tete: --Allons! murmura-t-il satisfait, Guise n'est pas encore roi de France! A ce moment, il saisit le bras du jeune homme qu'il serra fortement. D'un signe, il lui montra la porte de l'hotel qui s'ouvrait a ce moment, livrant passage a un moine encapuchonne qui sortait, et, lentement, s'avancait vers eux. --Je veux dire, reprit-il froidement, que vous tenez en ce moment le sort du royaume et de la chretiente dans vos mains, monseigneur. Voyez cet homme qui vient a nous. S'il passe, il marche au meurtre... demain, votre oncle Henri III est poignarde, demain le duc de Guise est roi... Monseigneur, voici la destinee qui passe! Un geste de vous, et la fortune du monde est changee... Le moine arrivait a leur hauteur. Pardaillan se renfonca contre le mur et se croisa les bras. Le moine passait... Charles d'Angouleme, apres une hesitation, fit deux pas rapides, posa sa main sur l'epaule de l'homme et dit: --Hola! sire moine, deux mots, s'il vous plait!... Le moine s'etait arrete, avait releve sa tete penchee, et, avec cet etonnement dedaigneux de l'homme qui se sait protege par des destins superieurs, disait: --Que me voulez-vous? --Je veux vous prier de m'accorder quelques minutes d'entretien. --Passez donc au large, gronda le moine, car, cette nuit, je ne puis avoir d'entretien qu'avec Dieu!... Pardaillan, a ce moment, s'avanca rapidement et, de sa voix la plus joyeuse, s'ecria: --Eh quoi! vous vous refusez donc a vous reposer un instant avec des amis, messire Jacques Clement? Le moine tressaillit; une joie profonde detendit ses traits d'ivoire et colora son front; il tendit la main. --Le chevalier de Pardaillan! fit-il d'une voix changee. --Et Mgr le duc d'Angouleme, dit Pardaillan. Venez donc. Que diable, meme en temps de procession, un verre de vin n'a jamais fait peur a un moine! Jacques Clement fit signe qu'il acceptait l'invitation, et tous trois se dirigerent vers la petite auberge close, aveugle et muette a cette heure. Mais, comme l'avait promis la servante, il n'y eut qu'a pousser la porte des ecuries voisines. Quelques instants plus tard, ils etaient assis autour d'une table qu'eclairait une chandelle fumeuse et sur laquelle se trouvaient quelques bouteilles d'un certain vin, tres estime dans tout le pays. Pardaillan remplit trois verres et vida le sien d'un trait. Jacques Clement posa ses levres sur les bords de son verre et le laissa presque plein... Cependant, ses yeux pales etaient animes d'une espece de cordialite rayonnante. --Ce vin rechauffe le coeur, dit-il. Mais, bien plus encore, mon coeur se dilate pres d'un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirais-je? Dans ma triste vie, dans mes moments de desespoir, quand je me sentais si seul au monde, c'est a vous que je songeais. Moi qui ne portais dans mes souvenirs ni l'image d'une mere ni celle d'un pere, il me semblait que vous aviez ete pour moi comme un grand frere... Vous souvenez-vous du jour ou je fabriquais des aubepines en papier et ou vous vous etes arrete pres de moi? --Certes! fit Pardaillan, emu. --Vous m'avez encourage... puis, je vous ai revu le jour terrible... ou vous m'avez montre la tombe de ma mere; et, de ce jour-la, vos traits sont graves dans mon coeur... Jacques Clement frissonna, saisit la main de Pardaillan, et ajouta d'une voix grave: --Dans cette nuit qui est sans doute une des dernieres de ma vie, si pres de l'heure ou un evenement terrible va s'accomplir, c'est une etrange rencontre que celle-ci! C'est la volonte de Dieu que j'aie eu cette derniere joie de rencontrer le seul homme au monde qui soit pour moi toute la famille de mon coeur!... Pardaillan, mon coeur crie malheur a ceux qui ont tue ma mere! --Oui, vous ne l'avez jamais connue, fit Pardaillan pensif; et qui sait si, de la, ne vient pas cet amour que vous conservez a sa memoire! --Je sais ce que vous voulez dire, gronda le moine en palissant. Je vous dis que j'ai confesse l'une des femmes de la vieille Catherine! Je vous dis que j'ai su toute la vie de ma mere... et ses crimes! --Alice ne fut pas criminelle, dit gravement le chevalier. Elle fut malheureuse, voila tout. --N'est-ce pas? s'ecria le moine, radieux. --Certes!... La vieille Medicis fut seule coupable. Quant a votre mere, martyre d'un amour, prise dans l'alternative ou d'etre meprisee par l'homme qu'elle adorait ou de tuer ce meme homme, sa vie fut d'une admirable defense! Ce qu'elle depensa de force et d'esprit pour lutter contre Catherine n'est pas supposable. Ce qu'elle souffrit depasse les chatiments les plus cruels!... Jacques Clement avait rabattu son capuchon et on l'entendait sangloter doucement. --Pardaillan, reprit-il au bout de quelques minutes, je comprends votre pensee. Vous ne voulez pas dire au fils ce que fut la mere, et vous ne voulez pas mentir. --Nulle femme au monde autant qu'Alice de Lux ne merita la pitie, dit Pardaillan. Jacques Clement se leva et laissa retomber son capuchon sur ses epaules. --Chevalier, dit-il d'une voix morne, vous me rappelez a la realite terrible. Demain, ma mere sera vengee. Demain, la vieille Catherine connaitra le desespoir sans issue. --Ainsi, vous voulez tuer le roi de France? --C'est un secret entre moi, Dieu et deux de ses anges, dit Jacques Clement. Oui, chevalier, demain je tuerai le roi de France!... Demain, vous serez venge du mal que Catherine nous a fait! Demain, vous aussi, fils de Charles IX, serez venge du mal que Catherine et Henri ont fait a votre pere!... Le moine demeura quelques instants pensif. Puis, comme il faisait un mouvement pour se retirer: --Puisque vous avez tant fait que de nous confier ce secret, dit Pardaillan, achevez de nous instruire en nous disant comment vous comptez proceder... --Soit! fit le moine apres avoir reflechi. Je ne vois pas pourquoi je vous cacherai ces details, a vous. Demain, donc, a neuf heures du matin, Valois recevra le duc de Guise en audience a l'hotel de ville. Apres l'audience, il doit se rendre a la cathedrale. Je sais que le roi sera prevenu qu'un confesseur doit s'approcher de lui pour lui remettre indulgence pleniere de ses fautes. Ce confesseur viendra a ses cotes, au moment ou il entrera dans la cathedrale. Ce confesseur, ce sera moi!... Charles d'Angouleme fremit et demanda: --Vous suivrez donc le roi pendant la procession?... --Non, repondit le moine: je l'attendrai a la porte de la cathedrale. Alors seulement je m'approcherai de lui, et quand il s'agenouillera... regardez bien alors... Valois s'agenouillera pour ne plus se relever. Jacques Clement baissa la tete. Puis, d'une voix sourde, il repeta: --Adieu, priez pour moi!... Et il se dirigea vers la porte. Charles se leva vivement pour s'elancer. Mais Pardaillan le retint de la main, et, au moment ou le moine ouvrait deja la porte: --Jacques Clement, dit-il, j'ai un service a vous demander!... Le moine s'arreta court, tressaillit, revint rapidement sur ses pas et, rayonnant de joie, s'ecria: --Aurais-je vraiment ce bonheur de pouvoir etre utile avant de mourir! Vous avez parle d'un service... Chevalier? --Un grand, dit Pardaillan avec une simplicite qui avait je ne sais quoi de solennel; voici: j'ai besoin qu'Henri III vive encore quelque temps... je vous demande la vie d'Henri de Valois, roi de France... --Vous avez besoin que Valois vive encore? balbutia Jacques Clement, livide. --Oui. Ma vie est liee a la vie de ce roi que vous voulez tuer. Et, puisque Dieu, dites-vous, a voulu notre rencontre cette nuit, je vous dis: Clement... je te demande de me laisser vivre en laissant vivre Valois, roi de France!... --Que maudite soit la minute ou je t'ai rencontre! rala Jacques Clement... Il grelottait. Ses dents claquaient. Il fixait sur Pardaillan des yeux hagards... Et, si Pardaillan eut pu entendre la pensee de ce moine, voici ce qu'il eut entendu: "La vie du roi! Il me demande cela!... Mais alors... L'ange... l'ange d'amour. Elle m'attend a minuit!... J'aurai ma recompense terrestre et son amour!... Et Pardaillan me demande de renoncer a cela... a l'amour de Marie!..." Comme Jacques Clement ruminait ces pensees, minuit sonna dans le grand silence de la ville endormie... Au premier coup, le moine se releva, frissonnant de fievre. Au sixieme coup, il joignit les mains et murmura: --Grace, Pardaillan!... Pardaillan assistait, etonne, a un drame qu'il ne pouvait comprendre. Le douzieme coup de minuit sonna. Puis, il y eut un long silence. Alors, le moine se laissa tomber a genoux, baissa la tete et murmura: --Le roi de France vivra!... O ma mere, c'est pour le chevalier de Pardaillan!... --Je crois, dit Pardaillan, que ce moine vient de faire un acte heroique!.... III HENRI III (suite) Le lendemain matin, le roi Henri III se reveilla de bonne heure dans la chambre qu'il occupait en l'hotel de M. Cheverni, gouverneur de la Beauce. Henri etait parti de Paris la mort dans l'ame. Mais, lorsqu'il eut trouve dans l'hotel de ville de Chartres une deputation de bourgeois venus pour le saluer, lorsqu'il eut passe en revue les reitres de Crillon, il commenca a se dire que le metier de roi en exil ne serait peut-etre pas trop deplaisant. Plus d'une fois, la pensee lui vint de s'en retourner a Paris, de rentrer dans son Louvre et de dire aux Parisiens: --Me voila... tachons de nous entendre! Car il ne manquait nullement de courage. Mais ses intimes, comme Villequier, d'Epernon et d'O, ne manquaient pas de lui faire observer que la reine mere etait restee a Paris pour arranger la situation, et que le roi gaterait tout par un retour precipite! Ce matin-la, donc, le roi se leva fort joyeux, passa dans l'appartement voisin, ou Catherine de Medicis, arrivee depuis huit jours, lui avait fait dire qu'elle l'attendait. Il entra gaiement chez sa mere et l'embrassa sur les deux joues, contre son habitude. --Mon fils, dit Catherine, voila bien longtemps que vous n'aviez embrasse ainsi votre vieille mere. --C'est que je suis bien content, madame; fit Henri en se jetant dans un fauteuil. Grace a vous, ma mere, mes bons Parisiens veulent se reconcilier avec moi, et, comme je ne vois pas d'obstacle a cette reconciliation, je veux etre a Paris sous deux jours et y faire une entree dont il sera parle, j'ose le dire. Catherine de Medicis regarda son fils avec etonnement; mais elle vit qu'il etait sincere. --Henri, dit-elle, si je vous disais tout ce que veut le peuple de Paris, tout ce qu'attend le peuple de France, je vous etonnerais. Si pres de la tombe, j'ai jete un regard plus clairvoyant sur l'univers, mais je ne vous dirai rien de tout cela, sire... car vous n'entendriez pas sans doute la langue que je parle... Par Notre-Dame, je suis resolue a me defendre et a vous defendre. Mon fils, ecoutez-moi: vous ne pouvez retourner a Paris maintenant. Henri III bondit. Il connaissait la prudence de Catherine; mais il savait aussi qu'elle etait mortellement blessee dans son orgueil de reine et de mere, qu'elle preparait avec ardeur la rentree a Paris et le chatiment des Parisiens; il savait enfin qu'elle etait femme a braver tous les dangers. Pour qu'elle se fut decidee a parler ainsi, il fallait donc que le retour a Paris fut reellement impossible. --Pourquoi, demanda-t-il avec une sourde irritation, pourquoi ne pourrais-je rentrer a Paris? Ne suis-je donc pas le roi?... Qu'est-ce a dire? --C'est-a-dire, mon fils, qu'on veut vous attirer dans un piege et vous massacrer! Vous, moi, mes amis... Henri III s'ecroula dans son fauteuil et essuya son front mouille de sueur, en disant: --Que faut il faire, ma mere?... Chartres etait assez pres de Paris pour que je pusse m'y rendre d'un bond. Dans la terrible conjoncture que vous m'exposez, Chartres est trop pres de Paris!... --Calmez-vous, mon cher fils, dit la vieille mere. Chartres est trop pres de Paris! eh bien, nous avons Blois avec son chateau imprenable, ou l'on soutiendrait au besoin un siege de dix ans!... --Oui, oui!... Partons, ma mere, partons! s'ecria Henri. Puis, se frappant brusquement le front: --Et ces gens qui sont la!... Ces miserables!... Ce Guise imposteur!... Oh! je ne veux pas les voir! --Vous allez, mon fils, vous rendre a l'hotel de ville comme c'est convenu, interrompit Catherine. Vous aurez votre air le plus confiant pour ecouter les doleances des bourgeois de Paris. Et, quand vous verrez Guise triomphant, alors vous lui dechargerez le coup que je lui ai prepare... Pas de reponse! Le silence! Un mot: un seul!... Et ce mot... ce mot qui sera l'ecrasement de Guise vous ramenera le royaume presque tout entier... --Dites! dites! ma mere!... Quel sera ce mot? --Le voici: le roi convoque les etats generaux a Blois!... Les etats generaux! Comprenez-vous? Guise n'est plus rien! Les Parisiens ne sont plus rien! Le roi discute avec les ordres assembles... sans compter que nous gagnons du temps, ajouta Catherine avec un mince sourire. Henri III respira bruyamment et eclata de rire. --Pardieu! fit-il, le tour est bien joue... Oui, vous avez raison, madame! Les etats generaux arrangent tout! --Allez donc, mon fils, allez porter ce coup a Guise... Et, quant a celui qu'on voulait vous porter, a vous, des ce soir, mes espions auront acheve de me renseigner. Allez a l'hotel de ville, puis faites votre procession comme si rien ne vous menacait... Henri embrassa de nouveau sa mere et se retira. Il etait bien le fils de Catherine: s'il ne reculait pas devant un coup d'epee a donner ou a recevoir, la ruse lui semblait la meilleure des armes. Il donna l'ordre de porter douze cierges a Notre-Dame de Chartres pour la mettre dans ses interets, puis declara qu'il etait temps de se rendre a l'hotel de ville. Dix minutes plus tard, le roi, entoure de ses gentilshommes, marchait a l'hotel de ville, dans une double haie de soldats que Crillon avait disposes le long du chemin. Derriere chaque haie, la foule silencieuse et presque hostile regardait. C'etait sinistre. La route s'acheva sans le moindre incident, et le roi, etant entre a l'hotel de ville, prit place sur un trone qui lui avait ete eleve dans la grande salle et donna l'ordre d'introduire la deputation des Parisiens. Il semblait que Guise eut compris les soupcons et eut voulu rassurer completement le roi. En effet, ce n'etait pas a l'hotel de ville que devait se jouer le drame combine par Fausta: c'etait dans la cathedrale que Jacques Clement devait frapper Henri III. Guise avait donc rassemble hors des murs tout ce qu'il avait de gens en etat de se battre, ligueurs et gentilshommes. Aussitot la reception, il devait les rejoindre et attendre le signal: douze coups de la grosse cloche devaient signifier que le roi etait mort; six coups que Jacques Clement avait manque son attaque. Le chef de la Ligue entra donc, accompagne seulement de quelques bourgeois que conduisait Maineville. A l'aspect de cette si faible troupe, le roi respira. Guise traversa la salle dans toute sa longueur. Il etait calme et grave. Parvenu devant le trone, il s'inclina profondement. --Mon cousin, dit gracieusement le roi, il parait que quelque sujet de discorde s'est eleve entre mes bons Parisiens et moi. On m'affirme que vous avez voulu recueillir les plaintes de mes sujets pour me les apporter. Parlez donc hardiment, et soyez sur que je suis resolu a donner pleine satisfaction a toute plainte. --Oui, sire, repondit Guise; c'est le premier devoir de la noblesse de soutenir le roi... C'est pourquoi, sire, je suis reste a Paris pour representer aux bourgeois combien il etait necessaire de retablir une paix durable entre le roi et ses sujets. La se borne mon role. Et, quant aux plaintes des Parisiens, je n'ai pas eu a les recueillir. Si j'ai eu le bonheur de decider les Parisiens a se reconcilier avec Votre Majeste, il ne m'appartient pas de connaitre sur quelles bases doit se faire la paix... Ces paroles, a la fois modestes et fieres, laisserent le roi impassible. --Sire, continua le duc de Guise, voici les deputes du corps de ville. Ils vous diront, si cela plait a Votre Majeste, quels sont les desirs de votre peuple... Les deputes s'inclinerent en signe d'assentiment. --Parlez, messieurs: je suis pret a vous entendre, dit le roi. Alors, du groupe des bourgeois, se detacha un homme qu'Henri III reconnut aussitot. --Est-ce vous, monsieur de Maineville, qui parlez au nom des Parisiens? C'etait Maineville, en effet. Il s'inclina et dit: --Sire, la requete que je vais avoir l'honneur de vous soumettre est adressee a Votre Majeste par MM. les cardinaux, princes, seigneurs et deputes de la ville de Paris et autres villes catholiques, associes et unis pour la defense de la religion... Le roi tressaillit. Il ne s'agissait plus de quelques doleances des Parisiens. C'etait tout le royaume, prelats, seigneurs et peuple, qui parlait par la voix de Maineville. --Voyons la requete, dit le roi d'un ton bref. --Sire, reprit Maineville, lesdits associes, dont j'ai l'insigne honneur d'etre ici le representant, ont decide et decident de supplier Votre Majeste: --Premierement, d'eloigner M. le duc d'Epernon comme fauteur d'heresie, perturbateur et dilapidateur de finances. D'Epernon eclata de rire. --Sire, dit-il, faut-il partir tout de suite?... Il se fit un silence terrible. Le roi eut un pale sourire, tourna a demi la tete vers d'Epernon et dit: --Comme il vous plaira, monsieur le duc... A ces mots, d'Epernon devint livide. Guise regarda le roi avec stupefaction, et les bourgeois deputes acclamerent le roi. Pale de rage, d'Epernon saisissait deja son epee, et il allait se livrer a quelque acte de folie, lorsqu'il vit le regard du roi fixe sur lui, avec le meme sourire. Il comprit ou crut comprendre qu'Henri III jouait la comedie. --Sire, dit-il, je m'en irai, non pas quand il me plaira ni quand il plaira aux bourgeois de Paris, mais quand Votre Majeste, pour prix de mes services et du sang verse pour elle, m'en donnera l'ordre. En attendant, je reste! --Continuez, monsieur de Maineville, dit le roi. --Lesdits cardinaux, princes, seigneurs et deputes supplient Votre Majeste: "Deuxiemement, de marcher de votre personne contre les heretiques de Guyenne et d'envoyer M. le duc de Mayenne contre ceux du Dauphine; Sa Majeste la reine mere tiendrait Paris en repos pendant l'absence du roi. "Troisiemement, d'oter au sieur d'O tout gouvernement ou commandement dans la ville de Paris. "Quatriemement, d'approuver les elections des nouveaux, echevins et prevots qui ont ete faites tant a Paris qu'en diverses villes. "Cinquiemement, de rentrer en votre dite ville de Paris, et de tenir tous gens de guerre eloignes de la capitale d'au moins douze lieues." Maineville se tut: son role etait termine. Tout a coup, le roi se redressa dans son fauteuil et jeta sur cette assemblee ce coup d'oeil froid et vitreux qu'il tenait de sa mere: --Monsieur de Maineville, dit-il d'une voix claire, et vous, messieurs les bourgeois de Paris, et vous, mon cousin de Guise, ecoutez-moi. Ce qui vient de nous etre expose ne touche pas seulement aux divisions qui ont si malheureusement eclate entre nous et notre bonne ville de Paris. En ce cas, il ne sied pas que je reponde ici: c'est devant tout le royaume que le roi doit sa franche reponse... Ici, Henri III prit un temps, comme pour mieux porter a Guise le coup qu'avait prepare Catherine: --C'est en presence des, deputes des trois ordres que nous devons parler, reprit le roi d'une voix plus forte. Messieurs, veuillez donc porter, en attendant, cette reponse, la seule qui soit digne de nous et de notre peuple; le roi assemblera les etats generaux... Un tonnerre d'applaudissements eclata dans la salle et se propagea au-dehors, ou la nouvelle se repandit avec une foudroyante rapidite: le roi consent a reunir les etats generaux!... --Les etats generaux, continua le roi, auront lieu dans notre ville de Blois, et nous en fixons l'ouverture au quinzieme de septembre. --Vive le roi! crierent les deputes avec un sincere enthousiasme. Et, dans la ville, bourgeois de Chartres et penitents de Paris reprenaient ce cri, avec une sorte d'orgueil: la convocation des etats generaux, c'etait en effet une victoire qu'on n'eut ose esperer. Dans la rue, les bourgeois de Chartres, les moines et penitents venus de Paris se formerent en rang. Mais les ligueurs, qui etaient venus armes, n'etaient pas la. Bientot, on vit apparaitre Henri III, qui s'avancait nu-tete, pieds nus et revetu d'une longue chemise de toile grossiere. Il portait le chapelet autour du cou et tenait un grand cierge a la main. Il marchait seul dans un vaste espace vide; a quelques pas derriere lui, venaient deux moines soigneusement encapuchonnes. Hors des murs, Mayenne et le cardinal de Guise attendaient. Ils avaient reuni la trois ou quatre cents ligueurs bien armes. Le duc de Guise arriva au moment ou toutes les cloches de la ville se mettaient a carillonner. Le cardinal l'interrogea du regard. --Eh bien! dit le duc en haussant les epaules, il convoque les etats generaux pour le 15 septembre, a Blois. --Oh! oh! dit le cardinal, voila qui pourrait bien sauver Valois si sa destinee ne devait s'accomplir aujourd'hui meme, dans quelques minutes. --Comment saurons-nous la chose? demanda Mayenne. --La grosse cloche sonnera douze coups... Six coups voudront dire que le coup est manque... mais il ne peut manquer!... --Oh! s'ecria a ce moment le cardinal, voici les cloches qui se taisent... le roi est a la cathedrale... c'est la minute tragique... Et tous trois, penches sur l'encolure de leurs chevaux, ecouterent ce grand silence qui venait de la ville. Quelques minutes se passerent... Les trois freres se regardaient.. La grosse cloche de la cathedrale se taisait... --Approchons-nous du camp royal, dit Guise pour echapper a cette impression de terrible attente. A ce moment, dans le silence de la campagne, une sorte de mugissement aux larges et profondes sonorites s'epandit dans les airs... c'etait le premier coup de la grosse cloche de la cathedrale!... Les trois freres demeurerent petrifies. --Un! murmura le cardinal en tourmentant le manche de sa dague. --Deux! fit Mayenne, dont les yeux s'exorbitaient. --Trois!... quatre!... cinq!... comptait le cardinal, livide. --Six, gronda le duc de Guise. Attention!... Et, alors, un gemissement rala dans sa gorge; le cardinal baissa la tete, Mayenne grommela entre les dents un juron... Et tous les trois, se regardant encore, virent qu'ils avaient des visages convulses de criminels qui ont peur! Le septieme coup ne sonnait pas!... La grosse cloche se taisait!... Henri III n'etait pas mort!... Le moine n'avait pas frappe!... Pendant pres d'une demi-heure encore, les Guise attendirent, muets, terribles, immobiles et livides. Enfin, le duc de Guise se maitrisa, les veines de ses tempes se degonflerent; ses yeux, stries de fibrilles sanglantes, reprirent leur eclat normal; le souffle rauque qui soulevait sa poitrine s'apaisa. --Mes freres, dit-il alors, c'est un immense malheur qui nous frappe... --D'autant plus que la situation va changer, puisque Valois promet les etats generaux! dit le cardinal. --Oui, et nous avons besoin de nous recueillir, d'examiner cette situation avec le courage et la froideur des gens dont la tete ne tient plus que par miracle sur les epaules. --Bah! fit Mayenne, Paris sera toujours a nous! --C'est vrai! Allez donc m'attendre au village de Latrape ou mes gentilshommes doivent me rejoindre. La, nous saurons ce qui s'est passe, et nous pourrons alors parler de l'avenir avec plus de certitude. Le cardinal et Mayenne firent un geste d'assentiment et, piquant leurs chevaux, s'eloignerent sur la route de Paris. Guise s'avanca sur les ligueurs, essayant de donner a son visage l'expression d'un triomphe qui etait bien loin de sa pensee. --Mes bons amis, dit-il, nous venons de decider Sa Majeste a un acte qui est plus qu'une grande victoire pour Paris: le roi promet d'assembler les etats generaux... --Vive le grand Henri!... hurlerent les ligueurs. --Vive le roi! reprit le duc avec une rage concentree. Sa Majeste temoigne une bonne volonte pour laquelle nous lui devons toute notre reconnaissance. En une semblable et si heureuse conjoncture, mes bons amis, vous n'avez plus qu'a retourner paisiblement a Paris, pour y preparer vos cahiers. Vous savez que je vous aiderai de tout mon coeur, lorsqu'il s'agira de les presenter a Sa Majeste... --Vive Lorraine! Vive le pilier de l'Eglise! vocifererent avec frenesie les ligueurs. Mais deja le grand Henri avait mis son cheval au petit galop et disparaissait vers le Nord, laissant derriere lui cette ville de Chartres, ou il etait venu chercher une couronne. Il etait sombre. Bientot, ce calme qu'il s'etait impose se fondit comme la glace au soleil. La fureur se dechaina en lui. Seul, pareil a un fugitif, il courait sur la route. Il labourait de coups d'eperon les flancs de son cheval. Au bout d'une heure de cette course folle, la bete s'abattit. Guise, cavalier consomme, sauta, se retrouva sur ses pieds. Ce qui le rongeait surtout, c'etait de ne pas savoir pourquoi le moine n'avait pas frappe. La chose etait si bien combinee!... Il avait fallu quelque miracle pour sauver Henri III. Comme il meditait ainsi, une quinzaine de cavaliers apparurent a l'horizon et se rapprocherent de lui, rapidement. Bientot, il les distingua clairement: c'etait une partie de ses gentilshommes qui le rejoignaient. A leur tete couraient Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. En apercevant le duc de Guise a pied, debout pres de son cheval fourbu, ils s'arreterent. L'un des gentilshommes mit pied a terre et ceda sa monture au duc, qui aussitot se mit en selle. Toute la troupe repartit en silence. Une heure plus tard, on rejoignit le duc de Mayenne et le cardinal. Alors, seulement, le duc de Guise interrogea ses familiers. --Vous etiez a la cathedrale; vous avez tout vu... que s'est-il passe?... Le moine... --Le moine n'est pas venu, monseigneur, dit Bussi-Leclerc. --Il a trahi! Je m'en doutais!... --Le moine n'a pas trahi! Quelqu'un s'est empare de lui, cette nuit,.. --Ce quelqu'un, gronda le duc d'une voix tremblante de rage, qui est-ce?... Vous ne le savez pas?... --Pardon, monseigneur, nous le savons parfaitement. Maurevert s'avanca alors, et, avec un etrange sourire qui courait sur son visage livide: --Eh bien, monseigneur, c'est Pardaillan! IV PARDAILLAN ET FAUSTA Nous avons signale qu'au moment ou la procession royale se mit en marche vers la cathedrale, deux capucins vinrent se placer derriere Henri III. Et, par les bribes d'entretiens que nous avons rapportes, nous devinons que ces frocs couvraient, l'un, la personne gracieuse et quand meme toujours souriante de la duchesse de Montpensier, l'autre, la personne majestueuse, sombre et fatale de Fausta. Nul ne songeait a se defier de ces deux moines, et, d'ailleurs, le roi avait positivement ordonne qu'on ne mit pas de gardes autour de lui pendant la procession. Revetu de son sac, les pieds nus, le cierge a la main et la tete basse, le roi de France s'acheminait donc vers la cathedrale. A la porte de l'eglise, le roi devait trouver un pere confesseur qui venait en ligne droite de Rome et lui apportait force indulgences plenieres. Les deux capucins, en approchant de la cathedrale, jeterent un avide regard sous le portail. La, tout le clerge de Chartres attendait Sa Majeste. Mais, a gauche, un peu isole, sous une statue, se tenait, immobile, un moine dont le chapelet se terminait par une croix d'or, destinee sans doute a le faire reconnaitre. --Le voici! murmura Marie de Montpensier. Lorsque le roi parvint pres du choeur et s'agenouilla, Marie sentit ses jambes flechir. Le moment terrible etait venu... C'etait a l'instant precis de l'agenouillement que Jacques Clement devait frapper. Le roi s'agenouilla... Marie se pencha comme pour mieux voir... Et, a ce moment, une sorte de terreur s'empara d'elle... Le roi s'agenouillait... et le moine ne frappait pas!... Le moine s'agenouillait pres du roi!... Le moine, a voix basse, parlait au roi!... "O salutaris hostia!..." entonnait alors le roi. Le cantique se deroulait avec lenteur. La duchesse tombait a genoux, n'ayant plus la force de se soutenir. Que pensait Fausta pendant cette tragique minute ou son regard glacial demeurait rive sur le moine qui ne frappait pas?... Elle regardait le moine et songeait: --Ce n'est pas lui!... Qui est la?... Qui est ce moine?... Oh! je le saurai!... je veux le savoir!... La ceremonie de l'adoration etait terminee... le roi se relevait... le roi se remettait en marche... Et le moine, s'etant redresse lui aussi, demeurait a la meme place!... Marie de Montpensier jeta une sorte de gemissement rauque. Et, comme la foule s'ecoulait, Fausta marcha au moine... s'arreta devant lui... Une longue minute, ils se regarderent, tandis que la duchesse de Montpensier, affolee, eperdue, cherchait le sonneur pour lui donner l'ordre de sonner les six coups... le signal de la defaite... --Qui es-tu? demanda Fausta d'une voix rude. En meme temps, elle chercha sous son froc le poignard qu'elle portait toujours sur elle. Au son de cette voix, le moine avait eu un mouvement, et Fausta percut comme une espece d'eclat de rire. --Pardieu, madame, repondit le moine, moi je n'ai pas besoin de voir votre visage! Car votre voix est de celles qu'on n'oublie jamais, surtout quand on a ete dans la nasse!... Vous voulez savoir qui je suis?... Regardez, madame! Aux premiers mots, aux premiers sons de cette voix, Fausta avait recule de deux pas. Sous son capuchon, son visage devint d'une paleur de morte. Et, pendant que le moine parlait, elle se disait: --C'est sa voix! C'est lui! Et il est mort! C'est sa voix que je hais et... que j'aime!... A ce moment, et comme le moine prononcait les derniers mots, il rabattit son capuchon, et la tete de Pardaillan apparut. Fausta vit cette tete pale, ou eclatait l'ironie nuancee de pitie. Un fremissement la bouleversa. Le delire du meurtre, l'appetit de tuer se dechainerent en elle. Et elle se ramassa comme pour bondir et frapper. Pardaillan ne fit pas un geste. Un geste... Et il etait mort peut-etre!... Cela dura un eclair. Cette immobilite de spectre sauva Pardaillan. Fausta, vaincue encore une fois par cet homme qui n'etait rien dans le gouvernement des hommes, s'appuya a un pilier pour ne pas defaillir. Pardaillan s'approcha d'elle. Sur son visage, il n'y avait plus d'ironie. --Madame, dit-il d'une voix basse, mais penetrante, laissez-moi vous repeter ce que je vous ai dit a notre premiere rencontre: vous etes belle, vous etes la jeunesse radieuse. Retournez en Italie... Soyez simplement une femme... et vous trouverez le bonheur. Aimez l'amour. L'amour, c'est toute la femme et tout l'homme. Etre reine ou papesse, la belle affaire! Allez-vous-en, madame! Et laissez-nous nous debrouiller ici contre ceux qui sont rois, princes ou ducs, car nous voulons notre part de soleil et de vie. Vous avez voulu me tuer. Mais, en me tuant, vous pleuriez. C'est pourquoi, madame, avant de parvenir aux luttes irremediables, j'ai voulu vous donner un fraternel avis. Plus tard, ma pitie serait un crime... Fausta demeurait muette. Il semblait, que rien ne palpitat en elle. Pas un frisson n'agitait les plis rigides de la robe de moine qui l'enveloppait tout entiere... Qui sait quelles mortelles pensees traversaient a ce moment son esprit?... Pardaillan continua: --A ce sujet, madame, je dois vous dire que je me suis mis trois choses dans la tete: d'abord que M. de Guise ne sera pas roi. Depuis ma rencontre avec lui devant la Deviniere, le compte que j'ai a regler avec lui s'est encore charge; ensuite, que je tuerai M. de Maurevert. Enfin, que M. le duc d'Angouleme et la petite Violetta seront unis... Quoi, madame, n'avez-vous pas pitie de ces deux enfants? Voyons, madame, qu'ayez-vous fait de Violetta?... Si vous ne me repondez pas, je serai force d'en venir a de rudes extremites... Pardaillan se tut. L'eglise fut pleine de silence. Des parfums d'encens flottaient encore. --Madame, reprit Pardaillan, songez que j'attends votre reponse: ou est la petite bohemienne Violetta? Fausta jeta un rapide regard autour d'elle. Elle se vit seule, a la merci du chevalier. Et comme elle avait resolu de ne pas mourir encore... --Je l'ignore, dit-elle dans un souffle. Cette enfant ne m'interesse pas. Elle n'est rien pour moi... Pardaillan tressaillit. Fausta reprit de sa voix morne: --Ne vous l'ai-je pas dit a Paris, alors que je n'avais nul besoin de deguiser la verite? Ce qu'est devenue cette enfant, je l'ignore depuis qu'elle appartient a M. de Maurevert. Pardaillan palit. Il n'y avait pas moyen de douter de ce que disait Fausta. Il etait bien evident qu'elle n'avait eu aucun interet a mentir dans leur rencontre a Paris. Ce n'etait donc plus du cote de Fausta qu'il fallait chercher: seul Maurevert pouvait parler. --Adieu, madame, dit-il d'une voix alteree par l'emotion. J'eprouve ici une cruelle deception. Mais dois-je vous le dire? Je suis encore heureux de savoir que, du moins, dans cette recherche, je ne vous ai point pour ennemie. --Je ne suis pas votre ennemie, dit Fausta a ce moment. Et, ce mot, elle le prononca avec une telle douceur que Pardaillan s'arreta. Fausta se rapprocha de lui, et posa sa main sur le bras du chevalier. --Attendez un instant, dit-elle toujours avec douceur. --Que me veut-elle? grommela Pardaillan en lui-meme. Fausta semblait hesiter. Sa main posee sur le bras du chevalier tremblait legerement. --Vous avez parle, dit-elle enfin d'une voix oppressee, a mon tour, voulez-vous?... Fausta s'arreta soudain, comme si elle eut regrette d'avoir parle. Et, dans cette minute ou un double flot de passions contraires venait se heurter en elle, humiliee dans son reve de purete extra humaine et de divine domination, soulevee par l'amour feminin qu'elle portait dans son sein, Fausta comprit avec terreur qu'elle etait double, qu'il y avait deux etres en elle... Il y avait en elle un orgueil sublime et un amour devorant. Et, par un effort vraiment digne d'admiration, l'orgueil, jusqu'ici, avait vaincu l'amour... Ces deux etres donc, ces deux ames contradictoires qui habitaient le meme corps se livraient une effroyable bataille. Il fallait le triomphe de l'un ou de l'autre; ils ne pouvaient plus coexister. Ou Fausta demeurerait la vierge, la pretresse, la dominatrice plus que reine,--et il fallait la mort de Pardaillan. Ou Fausta renoncerait a son reve, redeviendrait une femme--et il fallait l'amour de Pardaillan... Fausta, ayant annonce qu'elle voulait parler, Fausta se taisait. Une derniere lutte se livrait en elle. Puis, peu a peu, cette forme de statue s'anima; l'attitude devint feminine, et enfin, Pardaillan, avec un etonnement mele de crainte et de pitie, entendit que Fausta sanglotait doucement. Fausta pleurait sur son reve!... elle pleurait sur la deroute de son orgueil. L'amour, une fois de plus dans l'eternelle histoire de l'humanite, l'amour etait vainqueur. Elle se rapprocha un peu plus de Pardaillan. Sa main se crispa sur son bras. Et, dans un murmure d'une douceur desesperee, elle prononca: --Ecoute-moi. Mon coeur eclate. Je dois dire aujourd'hui des choses definitives. Et, si je te les dis, a toi, alors qu'il me semblait que jamais aucun homme ne les entendrait, c'est que tu n'es semblable a aucun homme... ou plutot! non! ceci est une excuse indigne... Si je dis que j'aime, c'est que, malgre moi, l'amour est en moi. Pourquoi est-ce toi que j'aime? Je ne sais pas. Dans mon palais, je te l'ai dit sans crainte... Car, alors, j'etais sure de tuer mon amour en te tuant... Tu es vivant! Et, lorsque je veux te crier que je te hais! mes levres, malgre moi, te disent que je t'aime... Me comprends-tu, Pardaillan? --Helas! madame, dit Pardaillan. --Moi aussi, continua Fausta, par les printemps embaumes, jeune, belle, adulee, je me disais: n'aimeras-tu pas? Non, tu n'aimeras pas comme les autres femmes. Voila ce que je me disais, Pardaillan. Je t'ai vu et, d'une seule secousse, tu m'as ramenee du ciel sur la terre. Fausta se tut. Pardaillan baissa la tete, et, apres quelques secondes de silence, il dit doucement: --Madame, pardonnez-moi ma simplicite d'esprit. Pourquoi diable vouliez-vous chercher le bonheur si haut et si loin, alors qu'il est partout autour de vous? --Pardaillan, reprit Fausta, comme si elle n'eut pas entendu, Pardaillan, tu connais maintenant ma pensee. Or, ecoute-moi; tu m'as dit, tu me repetes que je trouverai le bonheur autour de moi si je veux renoncer a la domination sublime que je revais. Pardaillan, j'y renonce! Le chevalier tressaillit et ne put s'empecher de respirer. --Je renonce a tout ce que j'avais patiemment elabore. Demain, je dis adieu a la France. Je vais chercher au fond de l'Italie la paix, la joie, le bonheur et l'amour... Mais, continua Fausta, c'est toi qui me conduis!... Voila ce que je t'offre... La-bas, j'ai des domaines, des richesses. Si tu veux, demain, nous partons, Pardaillan, poursuivit-elle avec une espece de fievre, celle qui s'offre a toi ne s'offrira plus jamais ni a toi ni a personne. Elle etait belle... non plus de cette beaute tragique et fatale qui inspirait autant d'effroi que d'admiration, mais d'une beaute de douleur, d'espoir et d'amour qui la transfigurait. Elle rayonnait et palpitait. Pardaillan soupira et songea, fremissant: "Que de malheur va semer encore cet incomparable esprit de malfaisance!... O ma pauvre petite Loise! Tu n'etais pas habile aux sublimes discours, mais comme un seul regard de tes yeux bleus etait plus sublime encore, puisque, apres tant d'annees, c'est le souvenir de ton dernier regard qui me penetre et me charme, tandis que la flamme de ces magnifiques yeux noirs ne me donne que malaise et frisson!..." --Madame, reprit-il, que voulez-vous qu'un pauvre aventurier comme moi reponde aux choses admirables que vous me dites? Que puis-je donc vous dire, sinon ceci que vous savez deja: j'aimais une enfant, une jolie petite fille d'amour qui s'appelait Loise. Elle est morte... et je l'aime toujours... et toujours l'aimerai... Il baissa la tete. Fausta, d'un geste lent et raide, ramena son capuchon sur son visage livide. Elle n'ajouta pas un mot et s'eloigna. Quand elle fut a quelques pas, elle se retourna et vit que Pardaillan pleurait... Alors, une sorte de rage, une jalousie furieuse contre la morte eclata dans son coeur. Lorsque Pardaillan releva la tete, il vit qu'il etait seul et que Fausta s'en etait allee. Il secoua la tete, et rapidement sortit a son tour. Quant a Fausta, elle etait rentree dans le mysterieux hotel qui se trouvait en face de l'auberge du Chant-du-Coq, c'est-a-dire cette petite auberge ou Pardaillan et Charles d'Angouleme avaient pris leur logis. Nul, dans l'entourage de Fausta, ne put se douter des emotions terribles qu'elle venait d'eprouver. Peut-etre meme, ces emotions, ne les eprouvait-elle plus, car, rentree dans sa chambre, elle murmura froidement: "Soit!... la lutte continue!... En fin de compte, la victoire doit me rester. Et, pour commencer, frappons le miserable moine qui a trahi!..." Elle saisit une plume et ecrivit en hate: "Majeste, une amie devouee du roi vous previent qu'un moine de l'ordre des Jacobins, nomme Jacques Clement, est venu a Chartres pour tuer le roi. C'est un miracle du Seigneur Dieu que Sa Majeste n'ait pas ete assassinee pendant la procession." Quelques minutes plus tard un gentilhomme deposait cette lettre a l'hotel de Cheverni et disparaissait aussitot. V L'AUBERGE DU CHANT-DU-COQ HENRI III, cependant, apres avoir accompli ses devotions a la cathedrale, etait rentre dans l'hotel de M. de Cheverni ou il se mit aussitot a table et dina de grand appetit en presence de ses gentilshommes les plus intimes. Lorsque, tout a coup, parut un envoye de la reine mere qui lui dit quelques mots a l'oreille. --Dites a Madame la reine que je me rendrai aupres d'elle apres la refection, repondit Henri III. Et il continua de diner, riant et plaisantant. Comme le roi se levait de table, le meme envoye de Catherine reparut. --La reine est impatiente de connaitre la deconfiture de M. de Guise, dit le roi. Allons, j'y vais... Et, cette fois, il se dirigea vers l'appartement de sa mere. --Dieu soit loue! s'ecria la vieille reine en le voyant. --Qu'avez-vous madame? s'ecria le roi. Vous voila toute pale, comme si vous veniez de courir quelque grand risque. --Le risque etait pour vous, mon fils... risque de mort! Henri III palit et regarda autour de lui avec inquietude. Mais la vieille reine le serra dans ses bras en lui disant: --Rassurez-vous, Henri, tout danger est conjure, pour l'instant... --Pour l'instant!... Mais ce danger, madame, pourrait donc se representer?... --J'espere que non, si vous ecoutez mes avis. Au nom du Ciel, mou fils, ne paraissez plus seul et sans armes dans ces processions. Savez-vous que vous avez failli etre tue tout a l'heure? Lisez ceci, mon fils. La reine tendit a Henri III la missive qu'elle venait de recevoir. --Un moine! murmura le roi quand il eut lu. Et un moine de l'ordre des jacobins! Je connais le prieur Bourgoing: c'est un homme qui est incapable d'avoir trempe dans une aussi noire trahison... Qu'en pensez-vous, madame? --Je pense, dit Catherine, que votre confiance est la chose la plus etonnante que j'aie vue. Defendez-vous, mon fils. Chartres, vous l'avez dit vous-meme, est trop pres de Paris. Eh bien! que des demain, votre depart pour Blois se prepare. Une fois en surete dans le vieux chateau, vous pourrez avec plus de sang-froid chercher le moyen de sauver la religion, le peuple... et la monarchie. En attendant, il faut a tout prix retrouver ce moine, s'il est encore dans Chartres, et en faire un exemple terrible. --Soyez tranquille, ma mere, dit Henri III en se levant. Si l'homme est encore dans Chartres, il ne m'echappera pas! La vieille reine, demeuree seule, pressa son front ride dans ses doigts maigres et jaunes comme de l'ivoire. "Clement! murmura-t-elle. Ou ai-je entendu deja ce nom?... Il y a longtemps... bien longtemps... Qu'est-ce que ce Clement? Il faut que je sache... allons voir Ruggieri!" Elle traversa deux pieces et aboutit a un escalier qui conduisait aux combles de l'hotel Cheverni. La, dans un de ces combles amenages en chambre, assis a une table couverte de papiers, lisait un personnage que nous avons entrevu au debut de cette histoire: c'etait l'astrologue Ruggieri, alors bien vieux, bien fatigue, mais travaillant toujours a son reve, courant toujours apres la chimere, qui fuyait des qu'il croyait la tenir enfin... La pierre philosophale!... L'elixir de la vie eternelle!... Ruggieri, ayant leve la tete, vit Catherine assise devant lui et sourit. Il aimait la vieille reine. Ces deux existences etaient liees. --Eh bien. Majeste, fit Ruggieri, vous avez vu Loignes? Gueri, bien gueri, tel qu'il etait aux jours ou il donnait des rendez-vous a Mme la duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son coeur: une belle haine bien feroce contre le duc... --Je ne suis venue te parler ni de Loignes, ni de Guise, dit la vieille reine. Ruggieri, on veut tuer le roi!... On veut me tuer mon fils. Pourquoi ne cherche-t-on pas a me percer le coeur? J'ai verse plus de larmes que la derniere des malheureuses dans sa chaumiere. Mais j'avais une consolation. Si on me tue mon Henri, qu'est-ce que je vais devenir, moi? Ruggieri, ce sont les Guise. J'en suis sure!... Ils ont arme contre Henri le bras d'un moine... --Un moine?... --Oui. Un jacobin. Le moine devait frapper aujourd'hui. Il n'a pas ose peut-etre. Mais ce n'est pas cela qui m'epouvante le plus... Ruggieri, ce moine, ce jacobin, porte un nom que je crois avoir entendu et prononce moi-meme... Ou?... Quand?... Ton admirable memoire va m'aider. Ruggieri, etonne, considerait la vieille reine qui froissait dans ses mains pales la lettre denonciatrice. --Ce moine, reprit-elle brusquement, s'appelle Jacques Clement... Ce nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien? L'astrologue tressaillit. Son visage devint plus pale. Il se rapprocha de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d'une voix ou il y avait de la terreur et de la pitie: --Madame, vous avez raison d'avoir peur!... Organisez autour de vous-meme et de votre fils une incessante surveillance! --Ruggieri, Ruggieri, tu m'epouvantes!... Cet homme! Oh! cet homme!... qui est-ce?... --Je vous epouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus epouvantee encore. Car vous allez savoir! Car cet homme ne vient au nom ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom! Car cet homme, madame, vient pour venger sa mere martyrisee et tuee par vous!... L'amant d'Alice de Lux s'appelait Clement! Et, Jacques Clement, c'est le fils d'Alice de Lux!... La reine demeura immobile, les yeux exorbites. Puis elle poussa une espece de soupir rauque et rala: --Le fis d'Alice de Lux!... mon fils condamne!... Alors, avec un gemissement, elle leva les bras au ciel, et, a pas tremblants, elle gagna la porte et disparut. Ruggieri s'enveloppa d'un manteau et descendit. Dans le grand vestibule de l'hotel, une trentaine de gentilshommes bavardaient et riaient. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les rires cesserent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et qui s'ecartaient de lui. Ruggieri, sans s'apercevoir de l'impression qu'il produisait, cherchait des yeux quelqu'un dans cette foule et, ayant enfin apercu Chalabre, il marcha droit a lui et lui dit: --Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu'a vos deux amis. --A vos ordres, seigneur. Il suivit donc l'astrologue en faisant signe a Sainte-Maline et a Montsery de l'accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens rejoignirent Ruggieri qui s'arreta: --Messieurs, dit-il, je pense que vous etes devoues a Sa Majeste... Je sais aussi que vous etes braves, et que vous n'avez pas peur de trouer une poitrine humaine... --Quand c'est pour le service du roi, firent les trois spadassins en s'inclinant. --Justement, reprit vivement Ruggieri, c'est de cela qu'il s'agit... Messieurs, voulez-vous sauver le roi? Un homme est venu a Chartres, dans l'intention... --De tuer le roi! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons. --Et Sa Majeste vient de nous charger de retrouver cet homme! ajouta Montsery. --C'est cela meme, fit Chalabre. --Voila qui simplifie beaucoup ce que j'avais a vous dire, reprit Ruggieri. Messieurs, il faut que ce moine meure! --C'est ce qui se fera des que nous aurons mis la main sur lui, seigneur astrologue, dit Sainte-Maline. --Messieurs, fit Ruggieri, encore une question: connaissez-vous l'homme? --Non!... --En ce cas, messieurs, il faut suivre mes avis. Je connais le moine, moi! S'il est encore dans la ville, je reponds de le trouver. Restez donc a l'hotel, ne vous ecartez pas du roi, ne le perdez pas de vue un instant. Ruggieri, ayant parle, s'eloigna aussitot. Pas un instant l'idee ne vint aux trois spadassins de s'etonner du ton d'autorite qu'avait pris l'astrologue. Ils rentrerent donc a l'hotel, et, se conformant aux instructions recues, se mirent a monter la garde devant la porte du roi. Toute la journee ils attendirent le retour de Ruggieri. La nuit tomba. Le roi recut ses gentilshommes comme d'habitude, et leur annonca le depart pour Blois. La presence des trois spadassins qu'il avait charges de retrouver le moine lui fit froncer les sourcils. Mais, habitue a garder pour lui ses impressions, il ne souffla mot de cette affaire. Le resultat de ses reflexions fut qu'il modifia la date du depart pour Blois, et decida que, des le lendemain, on se mettrait en route. Puis il s'alla coucher en recommandant a Crillon de doubler partout les gardes. A onze heures, Ruggieri parut a l'hotel et reveilla les trois jeunes gens. Chacun s'assura qu'il avait bien son poignard, ils suivirent l'astrologue, marcherent en silence. Ruggieri devant, les trois autres venant ensuite de front. Ruggieri entra enfin dans une ruelle et s'arreta devant une assez pauvre maison elevee d'un seul etage. La nuit etait noire. Une faible lumiere, d'une fenetre de l'etage, jetait dans cette nuit de vagues lueurs qui eclairaient confusement une enseigne qui se balancait au bout de sa tringle. Cette maison etait une auberge, et, cette auberge, c'etait celle du Chant-du-Coq... Ruggieri leva le bras vers la fenetre eclairee et dit: --Il est la... --Bon! grogna Chalabre, par ou entre-t-on? --Cette porte, fit Ruggieri. Vous arrivez dans une cour. Il y a un escalier de bois. En haut de l'escalier, une porte vitree. C'est la!... Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se glisserent vers la porte, souples, nerveux, leurs poignards a la main. Ruggieri, en les voyant disparaitre, murmura: --Jacques Clement est mort!... Un de plus!... Puisque la mere est morte, le fils peut bien mourir!.. Il ecouta un instant et rentra a l'hotel de Cheverni ou, ayant trouve la reine mere qui veillait, il lui dit: --Rassurez-vous, Catherine. Si le roi doit mourir, ce ne sera pas de la main de Jacques Clement... --On a tue le moine? demanda la vieille reine. --On le tue! repondit Ruggieri, qui, alors, regagna les combles de l'hotel. Sainte-Maline, Chalabre et Montsery avaient rapidement traverse la cour. Ils monterent l'escalier exterieur sans bruit. Chalabre, doucement, tres doucement, essaya d'ouvrir la porte. Mais la porte etait fermee au verrou a l'interieur. Chalabre, d'un coup de coude, fit sauter une vitre, passa la main, tira le verrou; la porte s'ouvrit. Tous les trois, le poignard au poing, firent irruption dans la piece. --Voila, pardieu, une nouvelle mode d'entrer chez les gens! cria une voix. --Monsieur de Pardaillan, murmurerent les trois spadassins en s'arretant court, effares d'etonnement. --Ca, messieurs, reprit le chevalier, etes-vous enrages? Ou bien est-ce que vous venez me demander a boire? Dans le premier cas, je vais vous jeter par la fenetre; dans le deuxieme, asseyez-vous et aidez-moi a vider cette dame-jeanne de Beaugency... Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeuraient hagards. Assis autour d'une table, Pardaillan, Charles d'Angouleme et un troisieme personnage les regardaient. Pardaillan, qui etait place le dos a la porte, s'etait retourne vers les assaillants en pivotant sur son escabeau. --Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, excusez-nous de la facon un peu vive avec laquelle nous sommes entres chez vous; mais ce n'est pas vous que nous comptions trouver ici... et ce digne reverend que nous voyons la pourrait peut-etre nous renseigner sur celui que nous cherchons... --Qui cherchez-vous? demanda le moine ainsi interpelle, tandis que Pardaillan faisait signe a Angouleme de se tenir pret a degainer. --Nous cherchons, dit Montsery, un certain frocard coupable de haute trahison envers Sa Majeste le roi... un frocard du nom de Jacques Clement. --Et que lui voulez-vous? reprit le moine. --Nous voulons, dit Chalabre, lui faire faire connaissance avec les trois dagues que voici. Le moine se leva et, d'une voix tres calme, prononca: --Jacques Clement, c'est moi!... --Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline se tournant vers le chevalier, etes-vous fidele et devoue a Sa Majeste? --Ma foi, monsieur, dit Pardaillan avec sincerite, cela depend des jours... Ainsi, aujourd'hui, j'etais devoue au roi, puisque j'ai pris la precaution de l'accompagner jusqu'a la cathedrale, faute de quoi il lui fut sans doute arrive malheur... Est-ce vrai, messire Clement? --C'est vrai, fit gravement le moine. --La nuit derniere, reprit Pardaillan, j'etais encore tout devoue a Sa Majeste, puisque j'ai obtenu la faveur que le roi ne fut point tue aujourd'hui. Est-ce vrai, messire? --C'est vrai, repeta le moine. --Et maintenant? demanderent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline. --Ce soir, dit tranquillement le chevalier, pas plus qu'hier, pas plus que demain, je ne prends conseil de personne. Messieurs, moi vivant, aucun de vous ne touchera un cheveu du reverend jacobin qui est mon hote... Au meme instant, Pardaillan et Charles d'Angouleme furent debout, l'epee a la main. --Une minute, messieurs!... s'ecria Sainte-Maline, chevalier, je dois vous prevenir que la ville est sillonnee par les patrouilles de M. de Crillon. Vainqueur ou non, vous serez pris. Reflechissez, il en est temps encore... --Ce que vous dites la est plein de sens, fit Pardaillan en abaissant la pointe de son epee. J'ai besoin de quitter Chartres au point du jour, et je me soucie peu d'etre arrete. Aussi, messieurs, ne me battrai-je pas contre vous, a moins que vous ne me forciez a vous tuer, ce dont j'aurais le plus vif regret... --Vous nous laissez donc faire? s'ecria Chalabre. --Non pas!... Seulement, j'avais marque dans ma tete deux existences que je comptais vous demander en paiement de votre dette. Je renonce a l'une d'elles, et je vous demande la vie de messire Clement... C'est le deuxieme tiers de votre dette, messieurs. En parlant ainsi, Pardaillan rengaina paisiblement sa rapiere et reprit place a table; il paraissait certain que les spadassins tiendraient parole. Il ne se trompait pas. Ces trois bravi qui, sur un signe de leur maitre, tuaient sans scrupules, etaient gens d'honneur. Devant la soudaine requete de Pardaillan, sans la moindre hesitation, les trois assassins remirent poignards et epees au fourreau... --Monsieur de Pardaillan, fit Montsery, cela fait deux existences payees! --Reste a une, dit Pardaillan. --Nous serons heureux, dit Sainte-Maline, que cette une et derniere que vous avez a nous reclamer soit la votre! --Quand je n'aurai plus que ma propre vie a demander c'est que tout ira bien... dit-il en hochant la tete. Et comme les trois faisaient un mouvement pour se retirer: --Une minute, messieurs! faites-nous donc la grace de boire avec nous... Les trois spadassins se regarderent, puis, prenant leur parti de la situation, s'assirent en eclatant de rire. Quelques moments plus tard, ils choquaient leurs verres contre celui de l'homme qu'ils etaient venus tuer!... --Ce n'est pas tout, reprit Chalabre, que dirons-nous au roi? Nous ne pouvons lui raconter que, venus pour verser le sang, nous nous sommes contentes de verser du Beaugency en compagnie de messire Clement? --Messieurs, intervint Pardaillan, voulez-vous me permettre?... --Dites, dites! s'ecrierent les trois, car un homme comme vous doit etre de precieux conseil... --Voici donc ce que je vous propose, reprit Pardaillan. Procurez-nous trois bons chevaux. Conduisez-nous jusqu'a la premiere porte. Et, comme vous avez surement le mot de passe, faites-nous ouvrir... Alors, nous disparaissons... le reverend rentre dans son couvent, vous n'entendez plus parler de lui, et il vous est possible de dire au roi que vous l'avez debarrasse de Jacques Clement. --Par Notre-Dame, comme dit Sa Majeste la reine, le conseil est excellent! s'ecria Sainte-Maline. Qu'en dis-tu, Chalabre? --Je dis qu'il faut l'executer a l'instant meme. L'oeil de Pardaillan brilla d'un eclair malicieux. Chalabre et Montsery viderent un dernier verre de Beaugency et s'eloignerent aussitot. Sainte-Maline demeura avec Pardaillan, le duc d'Angouleme et Jacques Clement. --C'est dommage, fit Sainte-Maline, que le digne pere jacobin n'ait pas un habit de cavalier... Pour toute reponse, Jacques Clement se defit de son froc, le roula et le jeta sous le lit. Il apparut alors en cavalier, a sa ceinture etait passe le poignard que lui avait donne l'ange... le poignard avec lequel il devait frapper Henri III. Il etait ainsi meconnaissable. Charles d'Angouleme deposa sur la table un ecu d'or en paiement de la depense qu'ils avaient faite. Puis, tous les quatre descendirent sans faire de bruit. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient dans la rue. ---Voulez-vous que je vous dise? murmura le jeune duc a Pardaillan. Nous allons a un bon guet-apens. Les deux autres ont ete chercher du renfort, et nous allons avoir tout a l'heure une vingtaine d'assaillants sur les bras. --Vous faites injure a ces gentilshommes, dit Pardaillan; ce sont des assassins au service du roi de France, mais ils sont incapables de manquer a la parole donnee. Un quart d'heure se passa dans le silence de l'attente. Au bout de ce temps, deux cavaliers deboucherent d'une rue voisine. Charles d'Angouleme tressaillit et murmura: --Vous aviez pardieu raison! Ce sont eux!... Chalabre et Montsery etaient a cheval. Montsery conduisait une troisieme monture par la bride. Les deux spadassins mirent pied a terre. Pardaillan, Charles d'Angouleme et Jacques Clement enfourcherent les trois betes. Alors Chalabre se detacha en avant et alla parlementer avec l'officier du poste qui gardait la porte. Une minute plus tard, on entendit le grincement des chaines du pont-levis, et Chalabre, de loin, cria: --Quand il vous plaira, messieurs! Le coeur de Charles battait avec violence. Tout cela lui semblait exorbitant. Jacques Clement, tout insensible qu'il fut, murmurait une priere. Pardaillan souriait: --Messieurs, dit-il, jusqu'au plaisir de vous revoir... Les trois cavaliers passerent sous la porte. Quelques instants apres, Jacques Clement, escorte par Charles d'Angouleme et Pardaillan, galopait sur la route de Paris. A l'aube, ils s'arreterent dans un bourg pour laisser souffler les chevaux, et entrerent dans un bouchon. --Je vous quitte ici, dit Jacques Clement qui n'avait pas ouvert la bouche depuis Chartres. Il faut que je rentre en mon couvent. Je n'en etais sorti que pour accomplir les ordres de Dieu... --Et de la signora Fausta! grommela Pardaillan --Il a plu au Tout-Puissant, continua Jacques Clement, de vous mettre sur ma route: c'est que l'heure de Valois n'est pas sonnee encore. Je rentre donc dans ma cellule, et j'y attendrai qu'un ordre nouveau me soit donne. Car je ne doute pas que l'ange ne revienne me voir... --Tenez, fit Pardaillan emu, voulez-vous que je vous dise? Vous devriez quitter votre couvent, votre cellule, vos prieres, vos macerations, votre solitude. Vous etes jeune... vous pouvez aimer... etre aime... Jacques Clement palit horriblement. --Pardaillan, dit-il en secouant la tete, ma destinee doit s'accomplir. Je ne suis pas seulement l'envoye de Dieu, chevalier! Si Dieu m'a choisi pour debarrasser le monde de ce monstre qu'on nomme Valois, c'est sans doute a l'intercession de celle qui a souffert, pleure, qui est morte en maudissant Catherine de Medicis... Pardaillan, c'est la voix de ma mere qui me guide!... --Allez donc, fit Pardaillan songeur, je vois que rien ne saurait vous detourner de la voie etroite... --Rien! dit le moine. --Seulement, reprit le chevalier, puisque vous etes decide a frapper le roi de France... car vous etes decide plus que jamais? --Il serait mort a cette heure si vous ne m'aviez dit: "J'ai besoin qu'il vive encore..." Valois vivra donc tant que vous aurez besoin de sa vie... Je suis patient... j'attendrai!... --Je vous l'ai dit et vous le repete; la vie du roi de France m'est indifferente. Seulement, je ne veux pas que sa mort puisse servir les interets de M. de Guise. --Oui... Tant que Guise peut devenir roi par la mort de Valois, vous ne voulez pas que Valois meure!... Mais apres, Pardaillan? --Oh! alors... je vous assure bien que la mort ou la vie de Valois sera le dernier de mes soucis. --Bien. Recevez donc mon serment, dit le moine d'une voix solennelle, Pardaillan, par la memoire de ma mere, je vous jure que ce poignard ne sortira pas de sa gaine tant que votre main sera etendue sur la tete de Valois... A ces mots, Jacques Clement sauta sur son cheval et s'eloigna rapidement dans la direction de Paris. Sainte-Maline, Chalabre et Montsery etaient rentres a l'hotel de Cheverni. Comme ils allaient rentrer chez eux, une porte s'ouvrit dans le corridor qu'ils longeaient, et un homme parut. Ils reconnurent Ruggieri... --Bonsoir, messieurs, dit l'astrologue. --Bonsoir, monsieur de Ruggieri, firent tres poliment les trois spadassins. --Eh bien, messieurs... est-ce fait? --Le moine est trepasse! dit Sainte-Maline. --Qu'avez-vous fait du corps? fit le vieillard, au bout de quelques instants. Car je vous sais gens de precaution... --Le corps?... Ma foi, si vous aviez envie de le ressusciter, allez le redemander aux flots de l'Eure... --Bien, bien... vous etes de bons et fideles serviteurs... Bonsoir, messieurs, bonsoir... Les trois jeunes gens rentrerent chez eux et se haterent de pousser les verrous. Quelques minutes plus tard, la vieille reine etait informee que le moine Jacques Clement etait mort!... VI LA VIE DE COCAGNE Croasse et Picouic, apres les innombrables tribulations que nous avons relatees precedemment, venaient de se trouver, l'un et l'autre, sans le sou. Ils etaient fort marris... et tres affames, se demandant ce qu'ils allaient faire; soudain Croasse eut une idee merveilleuse qu'il expliqua a Picouic: --Dans ce couvent de benedictines, que tu vois tout pres de nous, sur la hauteur de Montmartre, il y a une sainte femme a qui j'ai inspire un amour extraordinaire: de par cet amour, c'est bien le moins que soeur Philomene me nourrisse! --Il est impossible, dit Picouic, que tu aies inspire une telle passion a cette Philomene. --Et pourquoi? demandait Croasse sans se vexer. --Parce que tu es hideux. --C'est peut-etre pour cela qu'elle m'aime! Tout en discutant, les deux comperes atteignirent le couvent des benedictines et passerent par la breche. Cependant, Croasse, la main en abat-jour sur les yeux, etudiait attentivement le terrain de culture des benedictines. Il vit bien passer deux ou trois soeurs, mais non celle que desiraient a la fois son coeur et son estomac. Croasse se frappa le front, et designant l'enclos: --Approchons-nous de ces palissades, dit-il, je suis sur que nous allons trouver la celle que je cherche. Mais, dans l'interieur des palissades, il y avait un batiment et c'est dans ce batiment, si l'on s'en souvient, que Croasse avait recu de Belgodere une volee de coups de gourdin qu'il ne pouvait avoir oubliee, lui. Belgodere etait-il encore la? Ce n'etait pas possible, puisque le bohemien n'etait la que pour surveiller Violetta. Or, Violetta n'y etait plus, puisque lui, Croasse, avait prevenu le chevalier de Pardaillan qui etait parti pour la delivrer. Malgre ces raisonnements, Croasse n'approchait de l'enceinte qu'avec prudence. L'enclos etait solitaire. Le batiment ou il avait ete rosse paraissait abandonne. --Eh bien, demanda Picouic, ta belle Philomene?... Une chimere de ton imagination!... --Non, de par tous les diables! Elle existe bien, et je suis sur de sa tendresse... Ou peut-elle etre? Tout a coup, il tressaillit. --Qu'y a-t-il? fit Picouic. Est-ce elle, enfin?... --Regarde! repondit lugubrement Croasse. --Eh bien, mais je ne vois rien que deux jeunes filles qui viennent de sortir de ce batiment... --Oui... mais reconnais-tu l'une d'elles?... --Attends... elles me tournent le dos... elles se promenent... ou plutot on dirait qu'elles marchent avec precaution... elles semblent effrayees... Sur ma foi! on dirait des prisonnieres qui cherchent a se sauver... ce sont sans doute des religieuses qui en ont assez du couvent!... Les deux jeunes filles signalees venaient de se retourner. --Tu l'as reconnue? demanda Croasse. --Violetta!... --Allons-nous-en! reprit Croasse, car, du moment que la petite Violetta est la, Belgodere y est aussi!... --Qui peut etre l'autre? fit Picouic, suivant son idee. --Peu importe... detalons!... Croasse allait joindre l'acte a la parole lorsqu'il demeura cloue sur place par ces mots prononces derriere lui par une voix criarde: --Que faites-vous la?... Il se retourna timidement et poussa un cri de joie: --Philomene!... C'etait en effet Philomene qui, en reconnaissant Croasse, baissa pudiquement ses paupieres de vieille fille. Mais Philomene n'etait pas seule: elle etait accompagnee d'une vieille, sorte de paysanne mal vetue, aux yeux defiants, a la voix reveche, et c'etait elle qui venait de crier. Cette vieille, c'etait soeur Mariange. --Que faites-vous la? --Mais, dit Croasse, nous venons voir Belgodere, notre excellent ami Belgodere... il va bien? --Belgodere?... Qu'est-ce que Belgodere? fit Mariange d'un air pointu. --Le bohemien... vous savez bien... qui logeait la... --Oui! Eh bien, il est parti. Dieu merci, le couvent est debarrasse de ce paien!... --Parti! s'exclama Croasse. Ah! Philomene, ma chere Philomene, que je suis donc heureux de vous revoir!... Et, avant que Philomene eut pu s'en defendre, il la saisissait, la soulevait, l'embrassait sur les deux joues et la reposait ensuite sur le sol. Mariange etait indignee. --Sortez, dit-elle, hatez-vous de sortir des terres du couvent, mauvais sacripants que vous etes... --Oh! ma soeur, dit doucement Philomene, M. Croasse n'est pas un sacripant... il a une si belle voix!... --Enfin, que faites-vous ici, mauvais droles? reprit la megere qui pourtant s'apaisait. --Je vais vous le dire, madame, fit Picouic en tirant son chapeau. --Appelez-moi soeur Mariange, dit la vieille. --Eh bien, ma soeur, ma digne soeur Mariange, voici ce qui m'amene, ce qui nous amene... Je dois vous dire que je suis l'ami intime de M. Croasse que vous voyez ici, a tel point qu'on nous prend pour les deux freres... --Eh bien, depuis qu'il est venu ici, mon ami ne dort plus, ne mange plus, il n'est plus que l'ombre de lui-meme, et, s'il continue a maigrir ainsi, il n'en restera plus rien, pas meme l'ombre. Et tout cela, demoiselles et seigneurs... je veux dire ma soeur, tout cela parce que mon ami, mon frere, a oublie ici, en partant, un tresor... --Un tresor! fit Mariange dont les petits yeux petillerent. --Son coeur! Oui, son coeur qu'il a laisse entre les mains de la belle Philomene ici presente!... --Quelle infamie! cria soeur Mariange. --Ma soeur... supplia Philomene palpitante. Soeur Mariange allait repliquer vertement, lorsque, tout a coup, elle s'elanca vers la porte de l'enclos qui venait de s'ouvrir, livrant passage aux deux jeunes filles. --Sainte Vierge! cria-t-elle, les deux paiennes vont fuir! Et elle se mit a courir de toute la force de ses jambes courtes... Violetta et sa compagne, legeres comme des biches, bondissaient deja vers la breche... Soeur Philomene et Croasse etaient demeures sur place, petrifies. Picouic, avec le coup d'oeil sur et prompt de l'homme affame qui entrevoit un moyen de s'assurer le gite et la pitance, etudia la situation. En un instant, sa decision fut prise: il ouvrit l'immense compas de ses jambes, et se mit a arpenter le terrain gagnant sur les deux fugitives pour leur couper la retraite. En quelques enjambees, il eut atteint la breche avant qu'elles n'y fussent arrivees elles-memes. Violetta et sa compagne s'arreterent. Une expression de desespoir envahit leurs visages; Violetta baissa la tete avec un soupir de detresse, et celle qui l'accompagnait se prit a pleurer. --Hola! coquines! faisait a ce moment Picouic, ou couriez-vous si vite? On voulait donc fausser compagnie a ces bonnes religieuses pour courir la pretantaine?... --Monsieur... balbutia Violetta... Et comme elle levait ses beaux yeux sur Picouic, elle le reconnut. Et elle frissonna de terreur. Non pas que Picouic ou Croasse lui eut jamais fait du mal quand elle faisait partie de la troupe vagabonde... Mais, du moment qu'elle voyait Picouic, elle pouvait supposer que Belgodere n'etait pas loin... --Ah! murmura-t-elle avec accablement, je suis perdue... Belgodere rode par ici... A ce moment Picouic les rejoignait et les saisissait chacune par un bras. A voix basse, rapidement, il murmura: --Ne craignez rien, n'ayez pas peur, mais surtout feignez de me considerer comme un ennemi... et pourtant, par le ciel qui nous eclaire, je suis votre ami et je vous sauverai... car je suis un serviteur fidele de M. de Pardaillan et de Mgr le duc d'Angouleme... Violetta demeura saisie, extasiee... A ce nom que venait de prononcer l'hercule, elle poussa un cri de joie. --Silence! fit Picouic. Ca! reprit-il a haute voix, suivez-moi, que je vous remette es-mains de cette digne, de cette sainte, de cette excellente religieuse! Mariange arrivait a ce moment toute essoufflee. --Ouais! grommelait-elle, sans ce digne cavalier, les deux paiennes se sauvaient, et je ne sais trop ce qui serait advenu de moi... Picouic, continuant a tenir Jeanne et Violetta chacune par un bras, les conduisit jusqu'a la porte de l'enclos, les fit entrer, et referma la porte. Mariange, alors, leva la tete pour apercevoir le visage de Picouic, et ce nez pointu, ces yeux en trous de vrille lui plurent sans doute. --Comment vous appelez-vous? demanda-t-elle. --Picouic, pour vous servir, ma soeur, ma chere soeur, l'homme le plus catholique de tout Paris, a telles enseignes qu'il sait chanter au lutrin, en voici la preuve! Sur ce mot, Picouic, d'une voix de fausset qui n'avait rien de desagreable aux oreilles de Mariange, entonna: "Tantum ergo sacramentum..." Soeur Mariange joignit les mains avec une beate admiration. A ce moment, la voix basse-taille profonde de Croasse se joignait a celle de Picouic. --Quelle voix! Quelle voix! repetait soeur Philomene. Soeur Mariange considerait du coin de l'oeil soeur Philomene qui, palpitante, ne pouvait detacher son regard de Croasse, lequel relevait en croc ses moustaches. --A coup sur, songeait soeur Mariange, si je fais accueil a ces deux hommes, la pauvre soeur Philomene va etre induite en tentation de peche mortel... Mais, grace a ce grand bel homme, les deux paiennes n'ont pu se sauver.,. Ecoutez, maitre Picouic... je vois que je m'etais trompee sur votre compte. Vous etes un homme de coeur... En arretant ces deux malheureuses heretiques au moment ou elles s'enfuyaient, vous avez rendu a la reverende superieure un service qu'elle ne saurait oublier... Je vais de ce pas lui en parler, et vous serez recompenses. --Et quelle sera notre recompense, ma soeur?... --Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre chapelle. --Ma soeur, dit Picouic, excusez encore cette question: quel est le paiement accorde a vos chantres? --Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignite; les ressources du couvent sont trop reduites pour le moment; mais le couvent ne saurait manquer de devenir tres riche dans peu de temps... Alors, vous serez paye double... --Tenez, ma soeur, fit Picouic, j'aime autant vous le dire tout de suite: je suis d'une modestie dont vous n'avez pas idee, je souffre d'avance a l'idee de recevoir les eloges de la sainte et reverende mere abbesse... je vous en prie, ne lui parlez pas de nous... --Vraiment? fit Mariange, qui d'ailleurs, chargee de veiller sur Violetta, ne tenait nullement a raconter a l'abbesse la tentative de fuite due a sa negligence. --C'est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse ni moi-meme, nous ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous promettre, c'est-a-dire la faveur du ciel, et la votre.,. --Ah! s'ecria Croasse, nous ne vous quittons plus! --Comment, vous ne nous quittez plus! s'ecria soeur Mariange interloquee. --Mon Dieu, oui, nous nous installons ici... Ne craignez rien, ma soeur! Vous serez amplement dedommagee de l'hospitalite que vous allez nous donner. D'abord, nous cultiverons pour vous; ensuite, nous surveillerons etroitement les deux paiennes... Soeur Mariange entrevit le parti qu'elle pouvait tirer de deux serviteurs qui feraient sa besogne, et surtout qui deviendraient deux geoliers pour les drolesses heretiques dont elle avait la garde. --C'est dit! fit-elle tout a coup. --Quoi? s'ecria Picouic, vous consentez a nous donner l'hospitalite? --Certes... et de grand coeur... --Et a... nous... nourrir? --Sans aucun doute!... --Venez, dit soeur Mariange aux deux hercules ravis. Toute la bande se dirigea alors vers le pavillon voisin de la breche, et y entra. --Voila, reprit Mariange, vous habiterez la; ce soir, a la nuit, avec soeur Philomene, nous vous apporterons de la bonne paille fraiche, que nous prendrons dans les ecuries de l'abbesse. Vous ne vous montrerez pas, lorsque nos soeurs seront dans le jardin; de plus, vous surveillerez l'enclos et la breche... --Pardon, ma soeur, dit Picouic, vous venez de nous promettre un lit. Mais quelle sera notre nourriture? --Vous mangerez ce que notre industrie nous procure tous les jours, car, s'il fallait compter sur les vivres du couvent, il y a longtemps que nous serions mortes... Dans un recoin cache, nous elevons des poules... Et le dimanche, ajouta Mariange, nous tordons le cou a un poulet. --Admirable! fit Croasse. --Enfin, nous avons les legumes que nous cultivons, et dont nous faisons une soupe presque tous les jours. Quand nous pouvons y joindre un quartier de boeuf ou de lard, nous n'y manquons pas. --Et le vin? s'ecria tout a coup Picouic. --Nous buvons de l'eau, fit modestement soeur Philomene. Les deux hercules firent la grimace. Mais soeur Philomene, les yeux baisses, ajouta du meme ton de modestie: --J'ai le moyen d'entrer dans la cave de l'abbesse... je crois donc que nous pouvons esperer au moins une bouteille ou deux par jour... --Une derniere question, ma soeur?... fit Picouic en extase, a quelle heure dinez-vous? --Peut-etre ces braves cavaliers ont-ils faim? insinua Philomene. --C'est-a-dire que nous avons fait un magnifique repas, sous un chene de la porte Montmartre, mais comme la course nous a aiguise l'appetit... --Ma soeur, dit Philomene, je vais querir quelques oeufs que j'accommoderai et que j'apporterai avec ce restant de venaison dont nous fit hier cadeau le reverend frere queteur. Et, sans attendre cette fois l'assentiment de sa compagne, Philomene s'eloigna rapidement. Un quart d'heure plus tard, elle revenait avec les provisions annoncees. --Quant au vin, dit-elle en rougissant, il faut attendre la nuit pour s'en procurer. Les deux nonnes s'eloignerent alors pour vaquer a la grande occupation qui leur etait devolue, c'est-a-dire pour aller espionner et surveiller les deux jeunes filles enfermees dans l'enclos. Picouic et Croasse, tout aussitot, se mirent a table. --Qu'est-ce que je te disais! fit Croasse en devorant avec frenesie. --Croasse, je te proclame le plus adroit compagnon! --C'est comme cela que je suis... repondit Croasse avec modestie. --Si nous sommes habiles, notre fortune est faite quand nous nous en irons d'ici! fit Picouic. --Comment cela?... --Ecoute... la petite Violetta est ici, detenue prisonniere. Si M. le chevalier de Pardaillan et M. le duc d'Angouleme sortent de la Bastille, comme ils en sont bien capables, notre fortune est faite. --Oui, mais sortiront-ils jamais de la Bastille?... --En ce cas, j'aviserai d'autre maniere; il faut que je voie la petite Violetta et que je l'interroge... J'ai toujours pense que cette petite etait de haute famille. Qui sait si cette famille ne la cherche pas?... Je te dis que Violetta, c'est notre fortune. Croasse!... --Veux-tu que j'aille la chercher et que je l'amene? Picouic haussa les epaules. --Non, dit-il. Ne te mele de rien. Laisse-moi faire. Tu m'aideras seulement quand il en sera temps... d'ici la, puisque nous sommes en pays de cocagne, contente-toi d'engraisser un peu, tu en as besoin. VII MARIE DE MONTPENSIER Jacques Clement, rentre a Paris, se dirigea tout droit vers son couvent, rue Saint-Jacques. Il etait sept heures du soir lorsqu'il arriva devant la porte du couvent, ayant accompli dans sa journee les vingt lieues qui separent Chartres de Paris. Le prieur Bourgoing etait a table. Il lisait une lettre qui venait de lui etre remise et froncait les sourcils, ce qui ne l'empechait pas de faire honneur a un excellent repas. Bourgoing n'aimait pas beaucoup qu'on le derangeat dans une aussi importante occupation que le diner. Mais, lorsqu'il sut que le frere Clement etait dans son antichambre, il replia vivement la lettre qu'il lisait, et donna l'ordre d'introduire le jeune moine. --Quoi, mon frere! s'ecria Bourgoing en apercevant Jacques Clement. Dans ce costume si peu conforme aux regles de notre ordre!... Ce n'est pas tout. Voila cinq jours que vous etes absent du monastere et que je vous fais chercher partout dans Paris!... Vous n'avez recu aucune mission qui puisse expliquer une si longue absence... --Pardon, reverendissime seigneur, dit froidement Jacques Clement, ou vos esprits sont frappes d'un trouble que je ne concois pas, ou vous devez vous souvenir... --Je ne me souviens de rien! --Quoi! venerable pere... vous ne m'avez pas vous-meme donne votre benediction a mon depart!... --Le malheureux delire! s'ecria Bourgoing en levant les bras au ciel. --Que ne suis-je devenu fou, en effet! dit amerement Jacques Clement. Quoi!... ne m'avez-vous pas encourage vous-meme, m'affirmant que l'Ecriture autorise certains actes irreguliers, quand il s'agit du service du Seigneur! --Mais, au nom du Ciel! cria le prieur en agitant son couteau, de quels actes irreguliers voulez-vous parler? --D'un seul, mon reverend pere, d'un seul! --D'aucun! d'aucun! interrompit le prieur. Vous puisiez dans votre imagination malade des pensees qui sont sans aucun doute la suggestion du malin esprit... --C'en est trop! dit Jacques Clement. Je suis parti avec approbation, avec votre benediction, avec votre absolution! je suis parti, dis-je, avec la grande procession de frere Ange, pour rejoindre a Chartres le roi de France, et le tuer avec le poignard que voici!... --Que dites-vous la? Tuer le roi!... Quel crime epouvantable osez-vous concevoir!... --Par le Dieu vivant, mon pere, je jure que... --Ne jurez rien!... Estimez-vous heureux que je ne vous remette au bras seculier! Allez, mon frere, allez. Mettez-vous a reciter les psaumes de la Penitence. Jacques Clement baissa la tete: il comprenait que, le coup etant manque, Henri III n'ayant pas ete tue, le digne prieur voulait garder le silence sur cette tentative... Il supposa que le prieur le renvoyait dans sa cellule pour y faire penitence, mais, dans l'antichambre, il trouva une douzaine de moines, solides gaillards, qui l'entourerent. Alors seulement Jacques Clement comprit que non seulement on voulait lui imposer silence, mais encore qu'on le punissait d'avoir manque le coup!... Il voulut pousser un cri, se debattre... car le cachot de penitence etait une oubliette dont rarement on sortait vivant... mais il fut baillonne, lie, entraine... Le cachot de penitence se trouvait au-dessous des caves du couvent. On y descendait par un escalier de quarante marches en spirale. Il y avait seulement une vieille cruche que Jacques Clement trouva pleine d'eau et un pain. Ainsi, sa mise au cachot etait decidee avant qu'il n'eut vu le prieur!... Il avait ete delie et debaillonne au moment ou il avait ete pousse dans le cachot de penitence. Il etait donc libre de ses mouvements. Mais l'obscurite etait opaque. Jacques Clement demeura donc immobile, s'accroupit dans cet angle ou du pied il avait heurte la cruche et le pain, et, la tete sur les genoux, se mit a mediter. Il y avait trois etres en Jacques Clement: le visionnaire, l'amoureux, le vengeur. C'etait la triple manifestation d'un coeur passionne. La vision, l'amour et la vengeance etaient parfaitement d'accord dans son esprit, son coeur et son ame. Henri III, tyran de la religion catholique parce qu'il ne consentait pas a recommencer la Saint-Barthelemy, Henri III, fils de Catherine de Medicis, ne devait mourir que de sa main. Apres les premiers mouvements irraisonnes et nerveux de la repulsion qu'il eprouvait a se trouver dans cette tombe, il se dit qu'il n'avait rien a redouter puisque le roi etait encore vivant... Puisqu'il etait, lui, designe pour tuer Henri III, rien ne pouvait l'atteindre tant que l'acte ne serait pas accompli. Quelques heures s'ecoulerent, au bout desquelles il se sentit faim et soif. Il mangea donc une moitie du pain qu'on lui avait laisse, et but a la cruche. Il finit par s'endormir d'un sommeil sinon paisible, du moins exempt de crainte. Lorsqu'il se reveilla, il eut encore faim et soif; il mangea le reste du pain et but une partie de l'eau qui restait dans la cruche. Cependant les heures s'ecoulerent sans qu'il entendit le moindre bruit. Un moment vint ou il n'y eut plus une goutte d'eau dans la cruche... Il avait faim et soif. Mais ce n'etait pas encore la souffrance veritable qui tord les entrailles. Depuis des heures, deja, il marchait autour du cachot. Les tenebres etaient toujours aussi completes, aussi absolues. Mais, par le toucher, par le frolement de son epaule contre les murailles, par la regularite des pas toujours poses de meme, il avait pris connaissance de son cachot et il y marchait avec une certaine assurance. Cette marche monotone finit par le briser de fatigue, et, une fois encore, il s'endormit. Cette fois, son sommeil fut peuple de reves... --Oh! que j'ai soif! rala Jacques Clement en se reveillant. Il se leva et, pour tromper la soif, il voulut se remettre a marcher. Et, alors, il s'apercut que ses jambes lui refusaient tout service. Et, alors, il comprit l'horrible verite: il etait en train de mourir de faim et de soif!... Il se traina vers l'endroit ou il savait que se trouvait la porte, et essaya de frapper; mais ses poings heurterent a peine le chene... il retomba epuise... Alors, la souffrance se declara avec une sorte d'impetuosite... Puis, au bout d'un temps qu'il ne put apprecier, les souffrances s'apaiserent, et il n'eprouva plus qu'une infinie faiblesse. Combien d'heures demeura-t-il ainsi, pantelant et ralant, etendu en travers des dalles?... Il n'eut su le dire... Il lui sembla enfin qu'il s'endormait, et perdit la notion des choses. Dans cette sorte de sommeil, ou plutot d'evanouissement, son reve prit une forme. C'etait Marie de Montpensier qui lui apparaissait. Il se trouvait dans un appartement ou regnait une exquise fraicheur. Il distinguait confusement qu'il etait etendu dans un lit d'une rare magnificence. Dans cette chambre. Marie de Montpensier allait et venait, legere, gracieuse comme une apparition qu'elle etait. Du fond de son reve, Jacques Clement la suivait des yeux, extasie, tremblant de se reveiller bientot, ainsi qu'il arrive souvent dans ces songes ou l'esprit se dedouble. --Tout a l'heure, songea-t-il, je vais recommencer a souffrir... puisque tout ceci n'est qu'un reve. Et il recommenca a regarder Marie de Montpensier... Il fit un effort pour joindre les mains et, dans ce mouvement, il s'apercut que ses mains froissaient reellement une etoffe tres fine et tres fraiche; dans le meme instant, il s'apercut que ses yeux etaient reellement ouverts et que cette etoffe c'etaient les draps du lit... Il ne revait pas!... Et il n'etait plus sur les dalles du vieux tombeau!... Comment se trouvait-il dans cette chambre?... Quand, comment y avait-il ete transporte?... A ce moment, et comme il venait de joindre les mains. Marie se rapprocha de lui en souriant. Elle tenait a la main un gobelet d'or, tandis que de l'autre elle soulevait legerement la tete pale, ascetique et pourtant belle encore du jeune moine. --Buvez un peu, dit-elle d'une voix de tendresse et de pitie, en presentant a ses levres les bords du gobelet. A mesure qu'il buvait, Jacques Clement sentait une fraicheur suave l'envahir, en meme temps qu'il se ranimait et que la faiblesse se dissipait. Lorsque sa tete retomba sur les doubles oreillers il voulut balbutier un mot... Mais elle placa sa main sur sa bouche comme pour lui recommander le silence. Et, sur cette main, il deposa un baiser qui la fit frissonner. --Dormez maintenant, reprit-elle doucement. Il obeit... il ferma les yeux, et presque aussitot tomba dans un profond sommeil. Quand il se reveilla, il se sentit fort, l'esprit degage, les membres souples. Sur un fauteuil, pres de lui, il apercut les vetements de cavalier qu'il avait lorsqu'il avait fait la route de Chartres a Paris. Il s'habilla promptement et alors chercha des yeux son poignard; mais le poignard avait disparu. Il n'eut pas le temps de s'inquieter de cette disparition, car a ce moment ses yeux tomberent sur une table toute servie ou deux couverts etaient dresses, et presque aussitot une porte s'ouvrit. Marie de Montpensier parut. Avec cette demarche sautillante qui lui servait a dissimuler sa boiterie et qui etait un charme de plus chez elle, la soeur du duc de Guise s'approcha et lui dit en souriant: --Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous? --Madame, balbutia le moine, suis-je au ciel? L'eternel bonheur a-t-il commence pour moi?... --Helas! non. Ce n'est pas ici le paradis!... C'est tout bonnement l'hotel de Montpensier... et l'ange que vous voyez, messire, bien loin d'etre un ange, n'est qu'une pauvre pecheresse qui a bien besoin d'indulgence... Mais, asseyez-vous la... et moi ici... La table etait admirablement servie en mets et friandises de haut gout, en vins genereux. Nul n'etait la pour servir les deux convives: c'etait la duchesse elle-meme qui, avec une dexterite savante et gracieuse, decoupait pates, venaison de chevreuil, remplissait les verres de ses blanches mains chargees de diamants. C'etait comme un reve qu'eut fait le jeune homme. Il mangeait et buvait sans s'en apercevoir, et peu a peu l'ivresse montait a son cerveau. Mais cette ivresse provenait surtout du spectacle merveilleusement impur qu'il avait sous les yeux. En effet. Marie de Montpensier portait un costume que lui eut envie quelque opulente ribaude. C'est a peine si les gazes legeres qui flottaient autour d'elle dissimulaient ses formes delicates. Un rire pervers, une volonte malicieuse etincelaient dans ses yeux. Cependant, des l'instant ou ils s'etaient assis, ils s'etaient mis a causer de choses qui ne se rattachaient pas a leur principale pensee en ce moment--pensee de seduction chez la duchesse, pensee de delire, d'enivrement et de defense chez le moine. Toute la scene etait pour la seduction. Les paroles n'etaient la qu'un pretexte. --Je suis bien heureuse, disait Marie de Montpensier, que vous soyez revenu a la vie, et a la sante. Vous voici maintenant hors d'affaire. Mais depuis neuf jours que vous etes ici... que de fois j'ai tremble!... --Neuf jours!... --Sans doute!... Ne vous en souvenez-vous plus?... Au surplus la fievre a du vous faire oublier... --Je ne me souviens de rien, madame. --Quoi! vous ne vous souvenez meme pas de l'instant ou je vous ai trouve a demi-mort... dans la Cite, derriere Notre-Dame. Il etait environ dix heures du soir. Je regagnais mon hotel en sortant d'une maison que vous connaissez... Soudain, un de mes porte-torches s'ecria qu'il y avait un gentilhomme evanoui ou mort sur la chaussee. Je me penchai de ma litiere... Je vous reconnus... Je descendis et, comme je me penchais sur vous, vous revintes au sentiment, et vous me dites que des truands vous avaient traque et laisse pour mort... --Je vous ai dit?... je vous ai vue?... je vous ai parle? --La preuve, c'est que je vous fis placer dans ma litiere et transporter ici... Jacques Clement etait stupefait. Mais, au fond, il admettait sans discussion l'evenement, le miracle. L'ange l'avait enleve du cachot de penitence et depose sur la route ou Marie de Montpensier devait infailliblement passer. Jacques Clement passa lentement une de ses mains sur son front: le reve le reprenait. Ou bien le cachot etait un reve, ou bien c'etait l'heure presente qui ne pouvait etre qu'une illusion!... En effet, Marie de Montpensier affirmait qu'elle l'avait trouve evanoui dans la Cite le lendemain soir de la procession, c'est-a-dire au moment ou il entrait au cachot de penitence ou il avait sejourne au moins une semaine!... --Madame, s'ecria-t-il, frappe d'une sourde terreur, je vous supplie de rappeler exactement vos souvenirs... C'est bien le lendemain de la procession de Chartres que vous m'ayez trouve?... --Exactement, messire; le lendemain de ce jour ou Valois devait mourir! Jacques Clement tressaillit. Ceci, du moins, n'etait pas une illusion!... Le roi devait mourir!... --Et vous m'avez trouve dans la Cite? reprit-il. --Prive de sens, etendu de votre long, non loin de l'auberge du Pressoir-de-Fer. --La reconnaissance deborde de mon coeur, dit ardemment Jacques Clement; mais il n'est pas besoin de cette gratitude pour vous assurer que la vie de Valois est seulement prolongee de quelques jours... Ce qui ne s'est pas fait a Chartres, madame, se fera ailleurs... Marie de Montpensier palit. Son rire frais et sonore se figea sur ses levres, et un eclair funeste jaillit de ses yeux. Elle quitta vivement sa place, repoussa la table et vint s'asseoir sur les genoux de Jacques Clement dont elle entoura le cou de ses bras. Ils etaient ainsi places comme dans la nuit ou le duc de Guise avait surpris sa femme dans les bras du comte de Loignes... Jacques Clement, comme alors, sentait la double ivresse du vin et de l'amour monter a son front brulant. Son coeur battit a grands coups sourds; la passion le faisait vibrer tout entier, et, au fond de son ame, la terreur, la honte, le remords du peche mortel grondaient... --Vraiment? murmura la seductrice, la jolie fee aux ciseaux d'or... vraiment? vous seriez pret a frapper?... Ce n'est donc pas la peur qui vous a retenu a Chartres?... --La peur! gronda Jacques Clement. Non, non, madame, ce n'est pas la peur qui m'a empeche de frapper Valois. Ce n'est pas la pitie non plus, car ni lui ni les siens n'ont eu pitie des miens... --Alors... pourquoi? fit Marie d'une voix mourante et en resserrant son etreinte. --Pourquoi?... Ah! madame, je dois penser que Dieu a voulu prolonger la vie du tyran dans un but que seule connait sa supreme sagesse, car il a place sur mon chemin le seul etre qui pouvait saisir mon bras et me dire: "Clement, je ne veux pas que tu frappes aujourd'hui!..." Cet homme, madame! c'est le seul qui puisse disposer de ma volonte et de ma vie... car, lorsque ma mere souffrait la plus effroyable agonie, cet homme est le seul qui ait eu pitie d'elle! --Pardaillan! s'ecria Marie de Montpensier avec une soudaine inspiration. --Je n'ai pas dit que ce fut lui! fit sourdement Jacques Clement. Seulement, l'homme dont je parle a etendu sa main sur le roi de France, et des lors le roi m'est sacre... Mais, bientot, cette protection s'effacera, et alors, je le jure, le roi de France mourra de ma main!... --Je vous crois, fit Marie frissonnante, je vous crois... Et comme si, des lors, elle n'eut eu plus rien a dire, elle se leva vivement et disparut. Jacques Clement demeura seul, en proie a un trouble inexprimable. La journee se passa sans que la duchesse ne reparut. Il avait essaye de sortir, mais il avait trouve les portes fermees. Peu a peu il reprit son sang-froid, n'ayant plus qu'une inquietude: celle de retrouver le poignard sacre qui lui avait ete confie par l'ange dans la chapelle des jacobins. Vers le soir, il se sentit quelque appetit; La table etait encore la, offrant en vins et en mets des restes estimables. Jacques Clement dina donc tout seul, puis, n'ayant rien de mieux a faire, se mit au lit et tomba rapidement dans un profond sommeil... Reve peut-etre?... Chimere!... Il lui sembla tout a coup qu'une etrange sensation le reveillait... dans le lit, pres de lui, se glissait une femme qui l'enlacait de ses bras... il sentait, il reconnaissait son parfum prefere!... et, soudain, il eut sur les levres l'impression violente et douce a en mourir d'un baiser d'amour... Alors, il entrouvrit les yeux... et reconnut les yeux rieurs et malicieux de Marie de Montpensier. Il voulut balbutier quelques mots: elle etouffa ses paroles sous ses baisers... Lorsqu'il redescendit sur terre, il portait au coeur un souvenir imperissable, et il se murmurait a lui-meme que, pour une autre nuit semblable, pour retrouver celle que ses mains brulantes de fievre cherchaient encore, il donnerait plus que sa vie... Il damnerait son ame. Marie, en effet, avait disparu. Une soif ardente dessechait la gorge de Jacques Clement. Pres du lit, pres de lui, sur une petite table, il vit le gobelet d'or, le saisit et but, reconnaissant le gout et la reposante fraicheur de la boisson qu'elle lui avait versee pendant son delire. Presque aussitot apres avoir bu, il retomba lourdement sur les oreillers et perdit la connaissance des choses... De reve en reve!... Jacques Clement vivait sans doute une partie d'existence dans le fantastique. Reve ou realite?... oh! ou etait le reve?... Ou etait la realite?... Il venait de se reveiller... Une etrange torpeur engourdissait sa pensee... Il venait d'ouvrir les yeux qu'il promenait sur ce qui l'entourait... Et ce n'etait plus le cachot de penitence!... Mais ce n'etait plus le lit a colonnes d'ebene... la chambre de delice et de volupte... Il etait dans un lit etroit, sur une dure couchette. Les murs etaient nus. Il apercevait seulement un crucifix, une petite table chargee de livres... Et il tressaillit violemment: sur cette table, cet objet qui jetait une vive lueur... c'etait son poignard!... Et il reconnut qu'il etait dans sa cellule du couvent des jacobins. Il se leva, s'habilla de son froc jete au pied du lit sur un escabeau. D'un geste rapide, il saisit le poignard et le baisa... Puis il le remit dans la gaine qu'il trouva sur la table et l'accrocha a sa ceinture, sous le froc. A ce moment la porte de sa cellule, entrebaillee selon la regle, s'ouvrit tout a fait, et le prieur Bourgoing parut. --Deo gratias! fit le prieur en entrant. Recevez ma benediction, mon frere. Cette mauvaise fievre vous a, donc quitte?... Ah! depuis dix jours que vous etes rentre au couvent, que de soucis nous avons eus!... --Depuis dix jours? fit Jacques Clement. --Certainement, mon frere. C'est-a-dire depuis le soir ou vous etes revenu de ce voyage a Chartres, que vous aviez entrepris pour la plus grande gloire du Seigneur... --Ainsi, reprit le moine, je suis dans le couvent depuis mon retour de Chartres?... --Et vous n'avez pas bouge de votre cellule, mon frere... Seulement, le delire ne vous a pas quitte; mais, grace au ciel, je vois que c'est fini... --Tout a fait fini, mon digne pere, repondit Jacques Clement pensif. Permettez-moi seulement de vous poser une question... Avant mon entree au cachot... je veux dire avant mon delire, votre haute bienveillance m'avait accorde certaines libertes compatibles avec un projet dont je crois me rappeler que je vous ai fait part... --Je ne me souviens nullement de ce projet, dit Bourgoing. --Et bien, mon digne pere, je voudrais savoir si je jouis encore des memes privileges... des memes libertes... --Toujours, mon frere, toujours! s'ecria le prieur. Vous etes libre d'aller et de venir le jour ou la nuit, de vous absenter du couvent, et meme sans m'en prevenir en cas de necessite urgente. Venez donc, mon frere, venez... Tous nos freres sont rassembles a la chapelle afin de louer Dieu de votre heureux retour a la sante et a la raison... Jacques Clement suivit le prieur a la chapelle et alla s'agenouiller a sa place habituelle. Mais, tandis que les moines attaquaient un cantique d'actions de grace, lui, prosterne, sa tete pale dans ses mains, se murmurait: "Ou est le reve?... Ou est la realite?..." VIII LE CALVAIRE DE MONTMARTRE Nous avons laisse le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angouleme sur la route de Chartres a Paris, arretes dans une pauvre auberge pour s'y restaurer de leur mieux. La halte dura deux heures, au bout desquelles ils se remirent en selle et poursuivirent leur chemin. En somme, le voyage a Chartres n'avait donne aucun resultat, du moins en ce qui concernait l'amour du pauvre petit duc. En effet, la Fausta n'avait pu donner aucune indication sur Violetta. Pardaillan avait raconte a Charles la scene de la cathedrale, et flegmatiquement ajoute qu'il n'avait aucune raison de supposer que Fausta avait menti. Donc toute trace de la petite bohemienne etait perdue. --Ah! ca, monseigneur, dit a un moment Pardaillan, pourquoi tant de tristesse?... Faites attention, monseigneur, que naguere vous etiez enferme a la Bastille, et que moi-meme j'etais dans la nasse de Mme Fausta... Or, nous voici chevauchant, sains de corps et d'esprit, parfaitement capables de realiser l'impossible, meme de retrouver Violetta... Que vous faut-il de plus? --Retrouver Violetta! dit amerement le petit duc. Comme vous dites, Pardaillan, il faudrait pour cela realiser l'impossible!... --Et qui vous dit que c'est une oeuvre impossible que de retrouver une jeune fille qui, de son cote, ne demande qu'a voler vers vous? --Nous n'avons aucune indication. Ou tourner nos pas?... --Nous irons simplement ou va Maurevert, dit Pardaillan. Charles ignorait encore l'etrange mariage qui s'etait accompli dans l'eglise Saint-Paul. Il ignorait que Maurevert eut sur Violetta des droits de mari. --Maurevert, reprit Pardaillan, c'est l'ame damnee du duc de Guise. Or, vous pouvez tenir pour certain que Guise est pour quelque chose dans la disparition de votre jolie petite bohemienne. Pouvons-nous directement nous attaquer a Guise, qui ne sort jamais sans une imposante escorte?... --C'est vrai, Pardaillan, c'est vrai... mais Maurevert?... --Eh bien, nous rentrons a Paris! nous retrouvons facilement Maurevert; nous l'attirons dans un endroit a l'abri de tout regard indiscret: et, quand nous le tenons, nous lui mettons la dague sur la gorge et nous lui disons: "Mon ami, vous passerez de vie a trepas si vous ne nous dites pas ce que votre illustre maitre a fait de Mlle Violetta." Que dites-vous de mon plan? --Je dis, cher ami, que vous etes le coeur le plus genereux, le bras le plus terrible, l'esprit le plus fecond en ressources... --Fiez-vous donc a moi, reprit Pardaillan, du soin de mettre la main sur Maurevert. Je sens que le moment approche ou je vais pouvoir liquider avec lui une vieille dette. Les deux cavaliers, en devisant ainsi, continuaient a marcher au pas ou au trot de leurs chevaux, sans se hater. Le lendemain, ils entraient dans Paris et filaient tout droit sur la Deviniere, ou ils arriverent sans encombre sur le coup de midi. Huguette etait dans la cuisine, surveillant, en depit de son chagrin, les allees et venues des domestiques, jetant un coup d'oeil sur les casseroles, encourageant le tournebroche. Elle etait fort pale et triste, la bonne hotesse de la Deviniere, Elle croyait Pardaillan toujours a la Bastille. Pour le sauver, elle avait essaye une tentative desesperee. Cette aventure avait avorte comme on va le voir. Et la pauvre Huguette se desesperait. Elle passa dans la grande salle pour veiller a ce que tout fut en bon ordre, et ce fut en passant cette inspection qu'el-le apercut tout a coup Pardaillan, qui la regardait aller et venir avec un sourire attendri. Huguette demeura petrifiee et se mit a trembler. Pardaillan se leva, alla a elle, lui saisit les mains. --Ah! monsieur le chevalier, murmurait Huguette toute pale, je n'ose en croire mes yeux. --Croyez-en donc alors ces deux baisers, fit Pardaillan qui l'embrassa sur les deux joues. Huguette se mit a rire en meme temps que les larmes coulaient de ses yeux. --Ah! monsieur, reprit-elle, vous voila donc libre!... Mais comment avez-vous pu sortir de la Bastille? --C'est bien simple, ma chere hotesse, j'en suis sorti par la grande porte... --M. de Bussi-Leclerc vous fit donc grace?... --Non, Huguette. C'est moi qui ai fait grace a M. de Bussi-Leclerc! Rasserenee, joyeuse, epanouie par ce sentiment ou il y avait peut-etre autant l'affection d'une mere retrouvant son enfant que l'humble amour d'une amante devouee, elle courait a la cave et en rapportait bientot une venerable bouteille couverte de poussiere authentique. --C'est de celui que preferait Monsieur votre Pere, dit Huguette; il n'en reste plus maintenant que cinq bouteilles... Pardaillan deboucha la bouteille, remplit trois verres et avanca un siege pour l'hotesse. Huguette palit de plaisir. --Ma chere Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides, vous me parliez tout a l'heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez donc ce digne gouverneur de la Bastille? Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet emoi. --Pourquoi rougissez-vous? --M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des maitres d'armes qu'il traitait magnifiquement apres les avoir battus en quelque passe d'escrime,.. --Voila qui est d'un galant homme... Et alors? --Alors... murmura Huguette, je comptais sur lui... pour vous delivrer... Il m'a si souvent affirme... --Quoi donc, chere amie?... Vous savez qu'on peut tout me dire, a moi... --Qu'il etait tout pret... a se mesallier!... Elle redressa la tete fierement. --Veuve, reprit-elle avec plus de fermete, sans enfants, libre de ma personne, sinon de mon coeur, j'eusse pu accepter la proposition qu'il me fit a diverses reprises et m'engager a etre une epouse fidele... Ma vie en eut ete un peu plus triste, voila tout... Huguette disait ces choses tres simplement, n'ayant pas conscience de ce qu'il y avait de sublime dans son devouement. Le chevalier la considerait avec un inexplicable attendrissement. Donc, reprit-il, vous etes allee trouver ce Bussi-Leclerc? --Oui, mais, le premier jour que j'y allai, je ne pus entrer a la Bastille. Une sorte d'emeute venait de se produire a Chartres, avec la procession de M. de Guise... J'attendais son retour. --Il doit etre rentre, fit Pardaillan, et cette fois, vous le trouverez surement. --Pour quoi faire, puisque vous voila libre? dit Huguette. Pardaillan et Charles d'Angouleme reprirent dans l'hotellerie les chambres qu'ils y avaient occupees. La journee, la nuit, et encore la journee et la nuit se passerent paisiblement. Ce repos n'etait pas de trop apres les secousses de toute nature qu'avaient subies Pardaillan et son compagnon. Il etait d'ailleurs necessaire pour leur permettre d'etablir un plan d'operations. Le troisieme jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et, pour mettre un peu d'ordre dans la chronologie de ces divers evenements qui se croisent, il n'est peut-etre pas inutile de faire remarquer que, ce matin-la, il y avait quatre jours que Jacques Clement se trouvait dans le cachot de penitence du couvent des jacobins. Pardaillan se precipita vers la vieille rue du Temple. --Nous allons donc a l'hotel de Guise? demanda Charles, chemin faisant. --Sinon a l'hotel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible, le sire de Maurevert. Celui-ci n'ignore rien de ce que fait, dit ou pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que, si quelqu'un au monde sait ou se trouve la dame de vos pensees, c'est Guise. Apres tout, peut-etre pensez-vous qu'il vaut mieux s'adresser a Dieu qu'a ses saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l'hotel et penetrer jusqu'au duc a travers les deux cents gardes ou gentilshommes qu'il a autour de lui. --Ce que vous dites la est impossible, dit le jeune duc. Mais, enfin pourquoi nous adresser de preference a Maurevert plutot qu'a tel autre familier de Guise? --Parce que je veux faire coup double, arranger a la fois vos affaires et les miennes; vous savez que j'ai un vieux compte avec Maurevert et que je cours apres lui depuis fort longtemps... L'explication etait plausible, et soulagea le jeune duc de la vague inquietude qu'il commencait a eprouver. Bientot, les deux compagnons arriverent pres de la grande porte de l'hotel ou stationnait toujours une certaine foule de badauds qui discutaient en gesticulant. Dans cette foule, Pardaillan et Charles d'Angouleme passerent parfaitement inapercus et se glisserent dans un groupe assez epais au centre duquel perorait un homme qui exposait ses idees. Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurerent les yeux fixes sur cette porte grande ouverte a tout venant, et Charles commencait a trouver que l'idee d'aller trouver le duc lui-meme n'etait pas mauvaise, quitte a y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa du coude, et, d'un signe de tete, lui montra trois gentilshommes qui entraient dans l'hotel. C'etait Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les levres soudain palies de Pardaillan. Mais dela les trois avaient disparu dans l'hotel. Cependant, le temps s'ecoulait. Midi sonna. --Qui sait s'ils sortiront aujourd'hui... ou meme s'ils ne sont pas deja sortis par une autre porte? murmura Charles. Comme il disait ces mots, il apercut Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. Le chevalier les avait vus lui aussi... Dans la rue, les trois gentilshommes s'arreterent, causant entre eux a voix basse. Puis, Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s'en allerent ensemble. Maurevert demeura un instant a la meme place, puis se mit en marche. Pardaillan ne quitta pas Maurevert des yeux. Celui-ci se dirigeait vers la porte du Temple... Il la franchit. Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marecages du Careme-Prenant, et, suivant le chemin battu qui contournait l'enceinte de Paris, chemin coupe de bosquets et parfois de masures qui permettaient aux deux suiveurs de s'effacer. Maurevert allait a Montmartre... Lorsqu'il commenca a monter la colline, un sourire plus livide crispa les levres de Pardaillan; Maurevert se dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline ou se trouve aujourd'hui le Calvaire du Tertre... C'etait le chemin qu'il avait suivi, seize ans auparavant, avec Loise, avec le marechal de Montmorency, avec son pere mourant dans une voiture!... C'etait pres d'un champ de ble qu'on venait de faucher depuis quelques jours... qu'il avait arrete la voiture... la que son pere etait mort dans ses bras... la que Maurevert apparaissant tout a coup avait frappe Loise avec le poignard empoisonne de Catherine de Medicis!... Oui!... C'etait vers ce point a jamais inoubliable dans la memoire de Pardaillan que Maurevert, ce jour-la, se dirigeait!... Pardaillan etait devenu pale. D'un geste plus rapide, il s'assura qu'il portait sa dague et son pistolet a la ceinture. Il s'arreta un instant, amorca le pistolet. --Allez-vous donc l'abattre de loin? murmura Charles. --Non, fit le chevalier en souriant, mais, comme il va essayer de se sauver, comme il detale avec une rapidite de cerf... je l'ai vu a l'oeuvre... je veux m'assurer qu'il ne nous echappera pas; il suffira de lui casser une jambe et nous pourrons alors causer... Maurevert montait toujours... Pardaillan se remit en marche, et soudain, a un detour de roches eboulees, il apercut la croix de bois qui marquait l'endroit ou il avait enterre son pere. Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu'etait-ce que cette forme... Une femme?... Que faisait-elle la?... Pardaillan n'y preta aucune attention et la vit a peine. Maurevert, en passant pres de la tombe du vieux Pardaillan, s'etait arrete. Lui aussi, sans aucun doute, songeait a cette lointaine journee d'aout, rayonnante comme celle-ci, ou, dans ce coin paisible, il avait bondi d'un buisson pour frapper Loise de Montmorency!... Maurevert jeta les yeux au loin, vers un point de la pente ou se trouverait aujourd'hui la place Ravignan. La, il vit un cheval attache a un arbre, et, pres de ce cheval, une voiture attelee de deux betes vigoureuses. Un laquais surveillait le tout, assis a l'ombre des chataigniers. --Bon! fit Maurevert. Tout est pret!... Dans vingt minutes la petite bohemienne est a moi... Ce que j'en ferai? peu importe, pourvu qu'elle ne soit ni a l'imbecile duc incapable de me proteger, ni surtout a l'ami de Pardaillan!... Je l'enferme dans la voiture, je saute a cheval... Dans quatre jours au plus, je suis a Orleans... et, la nous verrons!... Allons! Adieu, Guise! Adieu, Pardaillan!... En prononcant ces mots, Maurevert s'etait retourne vers Paris avec un sombre regard... Pardaillan etait devant lui, a vingt pas! Sur un signe de Pardaillan, le duc d'Angouleme qui marchait pres de lui s'arreta et, saisissant l'intention de son compagnon, se croisa les bras, pour exprimer que, dans ce qui allait se passer, il allait etre temoin et non acteur. Le chevalier continua de s'avancer seul; mais, quand il fut a dix pas de Maurevert, il s'arreta egalement. Maurevert etait seul... seul en face de Pardaillan!... Il comprit que toute tentative de defense etait vaine, car Pardaillan, c'etait plus que le Droit et la Justice, c'etait la Represaille vivante qui se dressait au nom des morts, pour un combat loyal, a armes egales!... Et, dans un combat a armes egales, Maurevert contre Pardaillan, c'etait le chacal contre le lion. Maurevert, ayant regarde a droite et a gauche, avec cette expression d'epouvante qui decomposait son visage, murmura quelque chose de confus qui voulait dire: --Que me voulez-vous?... Pardaillan parla alors,.. --Remarquez, monsieur, dit-il, que j'ai ma rapiere et ma dague, mais que vous avez aussi votre poignard et votre epee... Il est vrai que j'ai un pistolet, mais je ne m'en servirai que si vous essayez de fuir. Ceci, me semble-t-il, nous met sur un pied d'egalite parfaite. Maurevert fit un signe d'assentiment. --Vous me demandez ce que je vous veux, continua Pardaillan. Je veux vous tuer. En vous tuant, monsieur, je crois bien sincerement debarrasser la terre d'un etre qui doit lui procurer de l'horreur. Ce que vous m'avez dit dans le cachot de la Bastille m'a prouve une chose dont je pouvais encore douter: c'est que vous etes un venimeux reptile qu'il faut ecraser. Je vous jure donc que, trois minutes apres vous avoir tue, j'aurai oublie jusqu'a votre nom... Je vais donc vous tuer. Mais pas ici. Je vous prierai de m'accompagner jusqu'a Montfaucon. Vous ne voudriez pourtant pas que votre sang tombat comme une rosee maudite sur ce coin de terre qui recouvre la depouille de mon pere... Montfaucon me parait un endroit favorable au combat que je vous propose et au repos de vos os. Consentez-vous a m'accompagner jusque-la? Maurevert fit un nouveau signe d'assentiment. Une esperance se levait dans son esprit. La route etait assez longue de Montmartre a Montfaucon. Peut-etre une occasion de fuite se presenterait-elle. En tout cas, c'etait plus d'une demi-heure de gagnee... un siecle! Ce fut donc avec une sorte de joie empressee qu'il repondit: --Montfaucon, soit! La ou ailleurs, soyez sur que je ne me laisserai pas tuer sans essayer de vous envoyer d'abord rejoindre Monsieur votre pere... Un peu rassure, Maurevert reprenait la forme de courage qui lui convenait, c'est-a-dire l'insolence. --Je ne sais si je succomberai dans le duel que je vous offre, dit Pardaillan: c'est possible. Mais ce qui est sur, c'est que je vous tuerai. Il me parait donc convenable de vous dire en deux mots pourquoi j'ai resolu de vous tuer. En meme temps, je vous poserai une question... --Mille questions, monsieur de Pardaillan, repondit Maurevert. Au moment meme ou il prononcait ces mots, il fit un bond terrible en arriere et se placa derriere la croix qui surmontait la tombe du vieux Pardaillan. Aussitot, il se mit a courir frenetiquement vers le cheval et la voiture qu'il avait tout a l'heure examines. --Ah! miserable! hurla le duc d'Angouleme en s'elancant. Pardaillan sourit, tira son pistolet et visa Maurevert. Il allait lacher le coup... A cet instant, du pied de la croix ou elle etait accroupie, une ombre se dressa, s'interposa entre le canon du pistolet et Maurevert... Cette forme, c'etait une femme... Pardaillan eut un regard terrible vers le ciel... Son bras retomba... Toute droite, appuyee a la croix, ses magnifiques cheveux d'or deroules sur ses epaules, elle semblait ne voir ni Pardaillan, ni rien de ce qui etait autour d'elle... Pardaillan la regarda a peine: ses yeux etaient fixes sur Maurevert qui fuyait et sur Charles qui le poursuivait... Maurevert faisait des bonds insenses. Tout a coup, il eut l'impression que quelqu'un... passait a son cote, le devancait, se retournait, et, soudain, il trouva devant lui le jeune duc qui degainait en disant: --Arriere, monsieur, ou vous etes mort!... La rapiere de Maurevert flamboya au soleil: au meme instant, il tomba en garde et fonca furieusement. L'epee de Charles le piqua au visage... Il recula!... Silencieux, les deux adversaires se tenaient, les epees engagees, sans un geste... Soudain un bras se detendait... Puis tous deux reprenaient la garde. Mais, a chaque coup porte par Maurevert, Charles, apres une parade, demeurait en place; tandis qu'a chaque fois que son bras, a lui, se detendait, la pointe touchait presque le visage de Maurevert qui bondissait en arriere... Et, alors, le jeune duc avancait vivement de plusieurs pas... Ecumant, livide, d'une paleur mortelle, Maurevert essayait alors de passer a droite ou a gauche... Mais toujours, devant son visage, il trouvait la pointe menacante. Il reculait, il remontait vers la croix... et, comme il y arrivait enfin, il entendit un etrange eclat de rire qui semblait sortir de la tombe. Alors, un frisson glacial le saisit, et il jeta ou plutot laissa tomber son epee et se retourna: il vit Pardaillan qui n'avait pas bouge d'une place... Il vit la femme aux cheveux d'or qui venait de pousser cet eclat de rire funebre... --Monseigneur, fit Pardaillan, veuillez remettre a cet homme son epee. Le duc obeit, ramassa la rapiere par la pointe et la presenta par la poignee a Maurevert qui la prit machinalement et la rengaina. Alors, comme si rien ne se fut passe, comme si rien n'eut interrompu les paroles qu'il adressait tout a l'heure a Maurevert, Pardaillan continua: --La question que j'ai a vous poser, monsieur, la voici: que vous avait-elle fait, elle? que vous ayez essaye dix fois, vingt fois, de me frapper a mort, c'etait tout naturel. Que vous m'ayez cherche dans l'hotel Coligny, que vous ayez lance contre mon pere et moi une troupe de tueurs que le grand carnage rendait fous furieux, je le comprends encore. --Mais elle!... Que vous avait-elle fait? Que vous n'ayez pas eu pitie de tant d'innocence, de jeunesse et de beaute, voila ce que je cherche a comprendre depuis seize ans sans y parvenir! Et si fort qu'il fut, quelle que fut a ce moment la haine qui ravageait son coeur, Pardaillan ne put etouffer un rale de detresse et d'amour... --Voila ma question, reprit-il au bout de quelques instants. Vous ne repondez pas?... Maurevert se taisait en effet... Et qu'eut-il pu dire?... Pardaillan s'approcha de lui jusqu'a le toucher presque. Maurevert laissa echapper un sourd gemissement. Il oubliait que Pardaillan lui offrait un combat loyal. Il songeait seulement qu'il allait mourir... --Vous ne repondez pas, dit alors Pardaillan. Eh bien, il faut que je vous le dise: c'est pour cela... que j'ai resolu de vous tuer. Tout le reste vous est pardonne. Mais, cela, j'ai voulu vous le faire expier par seize ans d'epouvante. Et aujourd'hui je trouve que vous ayez assez eu peur de la mort pour mourir enfin; et, puisque je vous rencontre sous mon pied, je vous ecrase... Maurevert s'abattit a genoux, leva son front ruisselant de sueur glacee et gronda d'une voix rauque: --Laissez-moi vivre... Faites-moi grace de la vie!... Grace! Grace!... Au nom de Loise! Ne me tuez pas!... Pardaillan, a ce nom, frissonna. Puis, jetant vers le duc d'Angouleme un regard que le jeune duc eut trouve sublime s'il eut connu le sacrifice qu'exprimait ce regard: --Relevez-vous... dit-il, ecoutez-moi... peut-etre puis-je vous faire grace comme vous me le demandez... D'un bond, Maurevert fut debout. Ses mains crispees se serrerent convulsivement l'une contre l'autre. --Oh! rala-t-il, que faut-il faire? Parlez!... Ordonnez! Oui, vous avez droit de vie et de mort sur moi! Oui, j'ai ete infame!... Mais vous... vous dont on dit que vous etes le dernier chevalier de notre age... vous qui etes la bravoure et la generosite... oh! vous serez aussi le pardon!... Le rire de la femme aux cheveux d'or, le rire etrangement funebre de cette femme debout, appuyee a la croix, retentit de nouveau... Et Pardaillan tressaillit... --Vous parlez de pardon, fit celui-ci en secouant la tete. Je puis faire grace, mais non pardonner. Voici ce que je puis faire... Ici, un soupir s'etrangla dans la gorge de Pardaillan. Mais, reprenant toute sa volonte, il continua: --Vous avez assassine une jeune fille... Il en est une autre a laquelle vous pouvez rendre la vie et le bonheur: contre la vie de Violetta, je vous fais grace pour la mort de Loise. Charles se rapprocha d'un bond, saisit la main du chevalier, et, le coeur debordant, murmura: --Pardaillan!... mon frere!... --Violetta? fit Maurevert. Vous dites que, si je vous rends Violetta, vous me faites grace de la vie?... --Je le dis, repondit simplement Pardaillan. Parlez donc: ou est cette jeune fille? --Maurevert repondit: --Je l'ignore!... Sur Dieu qui m'entend, j'ignore ou est cette jeune fille... mais... A ce dernier mot, Pardaillan respira. Charles, qui sentait le desespoir l'envahir, se reprit a esperer. Et tous deux s'ecrierent: --Mais?... Vous savez donc quelque chose?... --Il ne sait rien! C'est un imposteur! Qui peut savoir ou est la bohemienne?... C'etait la femme aux cheveux d'or qui parlait ainsi. Mais ni Pardaillan ni le duc d'Angouleme ne firent attention a elle... Maurevert, pantelant, avait ferme les yeux pour ne pas laisser eclater la joie frenetique et la pensee infernale qui etait la source de cette joie. --Oui! fit-il d'une voix haletante, je sais quelque chose... Je puis... par une trahison, il est vrai... mais qu'importe une trahison, puisque vous me faites grace!... Maurevert baissa la tete... Il n'avait qu'une peur a ce moment: c'est que l'accent de sa voix ne parut pas assez emouvant, c'est que son geste ne revelat la joie hideuse qui l'inondait... --Vous dites, fit le chevalier, que vous ignorez ou se trouve cette jeune fille? --Maintenant, oui! haleta Maurevert. Je le jure. --Mais vous dites que vous pouvez le savoir? --Des ce soir, monsieur!... Cela ne tient qu'a moi!... Oh! que n'ai-je eu la precaution de m'en enquerir avant de sortir de Paris! --Pardaillan! supplia ardemment le jeune duc. --Messieurs, messieurs! continua Maurevert en se tordant les mains, je vous jure sur mon ame que je puis vous donner cette satisfaction... Tenez!... que l'un de vous m'accompagne!... Pardaillan jeta un nouveau coup d'oeil sur Charles, qu'il vit bouleverse d'espoir et de desespoir... --Calmez-vous, monsieur, dit-il. --Oh!... il y aurait donc un moyen?... Parlez!... --Si ce que vous dites est vrai... --Je le jure sur le paradis!... --Je vous crois. Eh bien! nous ne pouvons en effet vous accompagner, M. le duc d'Angouleme et moi, nous sommes resolus a ne plus mettre les pieds dans Paris ou il y a trop de dangers pour nous... Maurevert ecoutait avec une profonde attention. --Nous nous sommes installes a la Ville-l'Eveque, continua Pardaillan. Non pas ce soir, car la nuit est traitresse, mais demain, en plein jour, a dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l'indication moyennant laquelle vous aurez la vie sauve. Viendrez-vous, monsieur?... --Je viendrai! fit resolument Maurevert bleme de joie, comme, tout a l'heure il avait ete bleme de terreur! --C'est bien, dit Pardaillan. Allez: vous etes libre. Pour la troisieme fois s'eleva le rire de la femme aux cheveux d'or,,. Maurevert souleva son chapeau, salua du meme geste Pardaillan et Charles immobiles et il s'eloigna... Tant qu'il sentit peser sur lui les regards des deux hommes, il put, par un effort de volonte, marcher d'un pas calme et mesure. Mais, des qu'il pensa qu'on ne pouvait plus le voir, il se mit a bondir d'une course insensee. --Il viendra! disait pendant ce temps le duc d'Angouleme. --Je le crois! fit Pardaillan avec un soupir. Et Charles etait si heureux qu'il lui eut ete impossible de comprendre tout ce qu'il y avait d'amertume dans le soupir de cet homme qui venait de renoncer a une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de son jeune ami... --Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous etions installes a la Ville-l'Eveque, et que nous n'entrerions plus dans Paris?... --Precaution supreme... Maurevert viendra... Maurevert ne trahira pas ceux qui viennent de lui donner vie sauve... je le crois!... Mais, enfin, est-ce qu'on sait?... Ils demeurerent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n'avait aucun doute a cet egard. La sincerite de Maurevert lui semblait evidente. En tout cas, si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le retrouver... En songeant ainsi, il s'etait rapproche de la tombe et, chapeau bas, la tete penchee, se disait a lui-meme des choses par quoi il esperait attenuer la douleur de son sacrifice. Et, comme il relevait les yeux, il vit la femme aux cheveux d'or qui le regardait fixement. Alors seulement il la reconnut. C'etait Saizuma la bohemienne. C'etait la mere de Violetta... Charles d'Angouleme, lui aussi, l'avait reconnue et s'etait approche. Peut-etre le lecteur n'a-t-il pas oublie qu'apres sa premiere visite au couvent des benedictines Pardaillan avait amene la bohemienne a l'auberge de la Deviniere, ou il l'avait confiee aux soins de dame Huguette. Mais, des le soir meme du jour ou le chevalier s'etait rendu au duc de Guise, Saizuma avait disparu de l'auberge. Avait-elle ete effrayee par le tumulte? Qu'etait-elle devenue depuis ce temps? Comment avait-elle vecu?... Ou avait-elle trouve un gite?... Saizuma le regardait en souriant. Il etait evident qu'elle le reconnaissait et qu'elle se souvenait parfaitement de la scene de l'auberge de l'Esperance. --Prenez garde au traitre! dit-elle d'une voix douce. Prenez garde a ceux qui font des serments! --Madame, dit Pardaillan, venez avec nous. Il n'est pas seant qu'une Montaigues soit ainsi errante par les chemins... --Montaigues! fit-elle fremissante. Quel est ce nom?... --Leonore, baronne de Montaigues, c'est le votre! --Leonore? J'ai connu une pauvre fille qui s'appelait ainsi!... Elle est morte!... La bohemienne etait devenue toute blanche. Charles saisit, une de ses mains et la pressa dans les siennes. --Vous etes Leonore, repetait-il, vous etes la mere de celle que j'aime!... Ah! madame. Ecoutez-nous... rappelez-vous!... Souvenez-vous du pavillon de l'abbaye ou nous vous avons trouvee... Vous etiez avec celui qui vous a aimee... avec celui qui nous a dit votre nom et le sien... le prince Farnese... l'eveque!... Elle eut un sanglot... un instant la lueur de la raison eclaira ses yeux splendides... car, dans ces yeux, il y avait de la haine!... Charles la fixait avec angoisse. Reconquerir la raison de cette infortunee! Retrouver Leonore de Montaigues dans la bohemienne Saizuma! Et rendre sa mere a Violetta, retrouvee elle-meme... --Votre fille, madame! cria le jeune duc. Votre fille!... Votre Violetta!... --Je n'ai pas de fille... dit-elle d'une voix morne. Charles laissa retomber sa main et detourna son regard vers Pardaillan comme pour lui dire: --Qui donc au monde pourrait lui rendre la raison, puisque le nom de sa fille la laisse indifferente?... En effet, si Charles et Pardaillan avaient su, dans le pavillon de l'abbaye, le vrai nom de la bohemienne et qu'elle etait la mere de Violetta, ils ignoraient encore en quelles terribles circonstances l'enfant etait nee... Folle avant d'etre mere, Leonore s'etait reveillee en prison sans savoir qu'elle etait mere!... Elle s'etait appuyee a la croix, ses yeux regardaient au loin sur la campagne solitaire, et elle etait bien ainsi, toute raide, adossee a cette croix, d'une beaute tragique, emouvante, qui faisait frissonner les deux hommes immobiles. --Qui a crie ainsi? reprit-elle. De quel abime de honte et de desespoir a jailli ce cri atroce que j'entendrai toujours?... C'est la, dans la vaste cathedrale, qu'a retenti cette clameur... Malheur a la sorciere! Oh! tous les poings qui se tendent sur elle! et puis... plus rien! Rien que le silence de la tombe, la nuit du cachot... le delire de l'agonie... Et puis, tout a coup, elle revoit le jour, un jour sombre ou le ciel voile sa face... Et voici la bohemienne que l'on conduit la-bas... vers la hideuse machine de mort... et la... la... au pied du poteau terrible, qui a encore crie?... Saizuma s'interrompit soudain. Et, sur ces levres decolorees, ce rire que Pardaillan avait entendu tout a l'heure, ce meme rire funebre eclata. --Adieu, dit-elle. Et surtout ne vous avisez pas de suivre la bohemienne, car sa route est celle du malheur. A ces mots, elle s'eloigna de son pas majestueux. Hors de lui, haletant, le duc d'Angouleme s'elanca en criant: --Leonore! Elle se retourna, leva un doigt vers le ciel et dit: --Pourquoi appelez-vous la morte? Si vous cherchez Leonore, allez au pied du gibet. --Le gibet! balbutia Charles eperdu, cloue sur place. Pourquoi la mere de Violetta parle-t-elle du gibet? A ce moment, Saizuma disparut derriere les roches eboulees. Les deux amis s'elancerent sur le sentier qu'avait pris Saizuma pour s'eloigner. Mais, lorsqu'ils eurent contourne les roches, ils ne la virent plus. Charles d'Angouleme et Pardaillan battirent en vain les environs. Saizuma demeura introuvable. Alors, ils reprirent le chemin de Paris ou ils rentrerent par la porte Montmartre. Ils passerent a la Deviniere une nuit exempte de toute alerte et, le lendemain, a la premiere heure, se rendirent au rendez-vous que Maurevert avait accepte, mais ils s'arreterent a mi-chemin de la Ville-l'Eveque; Pardaillan etait persuade que Maurevert, enfin vaincu dans son esprit de trahison, tiendrait parole. Mais, bien que Maurevert eut accumule les serments, il pouvait bien, en une nuit, les avoir oublies. C'est pourquoi, sans aller jusqu'a la Ville-l'Eveque, il prit position avec le jeune duc dans un epais bosquet de chenes. Vers neuf heures et demie, ils apercurent un cavalier qui s'avancait rapidement. --C'est lui! dit tranquillement Pardaillan. --C'est ma foi vrai! dit Charles lorsque Maurevert fut pleinement visible. --Avancons, dit Pardaillan. Ils sortirent alors du bosquet et rejoignirent le sentier. Bientot Maurevert sauta a terre, fut sur eux. Il se decouvrit et dit: --Me voici, messieurs... IX LA PAROLE DE MAUREVERT Apres etre rentre dans Paris, la veille, a la suite de sa rencontre avec Pardaillan, Maurevert s'etait mis a parcourir la ville, au hasard, pour le besoin de marcher. Parfois, une sorte de rugissement de joie le soulevait. D'autres fois, au contraire, venant a reconstituer cette minute horrible ou il s'etait vu en face de Pardaillan, il eprouvait le choc en retour de l'epouvante et se sentait defaillir. Alors, il entrait dans le premier cabaret, buvait d'un trait un verre de vin, jetait sur la table une piece de monnaie, puis reprenait sa marche... Il tenait Pardaillan!... Enfin! Enfin! Enfin! Il ne meditait pas encore comment il s'emparerait de Pardaillan. Il le tenait!... Le soir tomba sur Paris, bientot il fit nuit... Maurevert allait toujours, passant et repassant vingt fois par les memes rues sans s'en apercevoir. Il se dirigea vers l'auberge du Pressoir-de-Fer; en meme temps qu'il recouvrit son calme, il s'etait apercu qu'il avait grand appetit. Il entra donc a l'auberge au moment ou on allait fermer les portes. Et, comme la Roussette lui faisait observer que l'heure du couvre-feu etait passee, Maurevert repondit par ce meme signe mysterieux qu'avait fait Jacques Clement. Puis il ajouta: --Maintenant, vous pouvez clore fenetres et porte, et me preparer un bon souper, car je meurs de faim. La Roussette et Paquette, fascinees sans doute par le signe, se haterent d'obeir. Les deux hotesses, rallumant leurs feux, s'empresserent de preparer un diner que Maurevert depecha de grand appetit. Puis, brusquement, il laissa inachevee sa bouteille, et tomba dans une sombre meditation. Enfin, Maurevert se leva et rajusta son epee. Deja la Roussette se precipitait pour lui ouvrir la porte. Mais il l'arreta d'un geste en disant: --Ce n'est pas par la que je m'en vais... Et il refit le signe. L'hotesse s'inclina, marcha devant Maurevert et parvint a cette salle qui communiquait avec le palais de Fausta... Maurevert frappa sur les clous disposes en forme de croix... La porte s'ouvrit... il passa... Dans la lumiere douce qui regnait toujours en cette piece, Maurevert apercut les deux suivantes favorites Myrthis et Lea. --Votre maitresse peut-elle me recevoir? demanda-t-il. Est-elle endormie? Elles le regarderent d'un air etonne, comme s'il eut ete etrange de supposer que Fausta put se reposer et dormir. Et, en effet, a peine avait-il fini de parler que Fausta parut et prit place dans son fauteuil. Les deux suivantes disparurent a l'instant. --Je ne m'attendais pas a voir ce soir le sire de Maurevert, dit-elle. Vous deviez attendre mes ordres a Orleans. --C'est vrai, madame... --Un cheval et une voiture vous attendaient sur les pentes de Montmartre: la voiture pour elle, le cheval pour vous. --J'ai vu le cheval et la voiture, madame; ils etaient bien au rendez-vous que vous m'avez indique. --Je vous avais fait donner une mission par M. de Guise, afin que vous soyez libre de toute entrave, et puissiez gagner huit jours. --C'est vrai, madame. Et le duc me croit sur la route de Blois ou j'ai ordre de noter l'installation du roi et les forces dont il peut disposer a l'occasion. --Donc, tout etait parfaitement combine pour legitimer votre absence et preparer votre depart. Je fais disposer pour vous vos relais pour une marche rapide, Tout est pret. Vous n'avez qu'a partir... Et vous voici! Monsieur de Maurevert, vous jouez un jeu dangereux. --C'est vrai, madame. La partie que je joue en ce moment est dangereuse. Ma vie n'a tenu qu'a un fil aujourd'hui, et peut-etre demain serai-je mort. Sur les pentes de Montmartre, au moment ou je me dirigeais vers l'abbaye, je me suis heurte a un obstacle: Pardaillan. -Fausta rougit legerement, ce qui chez elle indiquait une violente emotion. Elle demeura quelques instants silencieuse, sans doute pour que sa voix ne trahit pas son trouble. --Vous avez rencontre Pardaillan? demanda-t-elle froidement. Il vous a vu? --Il m'a parle! fit Maurevert avec un frisson. Madame, je vois dans vos yeux l'etonnement de me voir vivant. Je vais vous etonner davantage: Pardaillan est a nous! Cette fois, en effet, la stupefaction fut si reelle chez Fausta qu'elle ne songea pas a la deguiser. --Vous l'avez blesse? fit-elle sans pouvoir dominer un sentiment que Maurevert prit pour de la joie, et ou il y avait en effet de la joie. Maurevert secoua la tete. --Expliquez-vous... --Nous le tenons, madame, dit Maurevert en qui eclata alors la haine. Demain, a dix heures, nous n'avons qu'a le prendre! Il ne s'agit que de combiner une bonne embuscade, et il y viendra tete baissee... Un rire terrible secoua Maurevert. Fausta alors comprit comme elle ne l'avait pas encore compris... --Pardonnez-moi, haleta l'homme, je ris depuis cet apres-midi... je ris comme jamais je n'ai pu rire depuis seize ans!... Ecoutez-moi, madame, nous n'avons qu'a preparer l'embuscade: une centaine d'hommes solides et bien armes suffiront. Car, Pardaillan ne se doute de rien. Sa confiance, voyez-vous, est prodigieuse; au fond, c'est un imbecile... Il m'a donne rendez-vous, demain, a dix heures, a la Ville-l'Eveque; le reste nous regarde!... Fausta, appuyee sur le bras de son fauteuil, pensive, considerait cette manifestation de haine avec une curiosite effrayante. --Ils etaient tous deux sur les pentes de Montmartre, continua Maurevert, car ils n'osent rentrer dans Paris. Ils sont a la recherche de la petite bohemienne. Je marchais, je montais, j'allais a l'abbaye... et, tout a coup, j'ai vu Pardaillan... Et j'ai vu que j'allais mourir, madame! j'ai vu cela dans ses yeux... Alors, la peur, la hideuse peur qui me tient depuis tant d'annees, m'a mordu au coeur et je suis tombe a genoux... et j'ai demande grace!... Ah! il ne manquait que cela a ma haine!... Cette chose plus affreuse que tout ce que j'avais pu supposer: il m'a fait grace. Fausta eut un bref tressaillement. --Il m'a fait grace de la vie! continua Maurevert. Et, je vous le dis, madame, cela manquait a ma haine!... Voici: il m'a fait grace pour que je puisse lui dire demain ou se trouve la petite bohemienne!... Maurevert fut secoue de nouveau par son effroyable rire. "Demain! murmura Fausta. Demain... a dix heures... a la Ville-l'Eveque." Elle songeait... elle cherchait une solution... Ah! certes, ce n'etait pas la solution exterieure qui l'occupait!... Prendre Pardaillan? S'emparer de lui? C'etait facile en l'occurrence!... Quels que fussent le courage, la force et la ruse de Pardaillan, il succomberait infailliblement!... Non! ce n'etait pas la ce qui l'inquietait! La solution qu'elle cherchait etait interieure... Depuis la scene de la cathedrale de Chartres, un travail etrange se faisait dans le coeur de cette femme. Il y avait en elle de la haine et de l'amour a poids egaux... La haine, c'etait l'orgueil. L'amour, c'etait la verite. Une seconde avant que Maurevert eut indique le moyen de s'emparer de Pardaillan, Fausta songeait a le tuer. Une seconde apres que Maurevert eut parle, cette decision n'existait plus. Dans les dix minutes qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu'elle n'etait plus maitresse d'elle-meme. Voila la solution que cherchait Fausta... Hair!... Aimer?... Tuer, et reprendre son role d'ange, de vierge de statue?... Sauver Pardaillan... et vivre dans la honte de cette defaite?... Maurevert tachait de suivre sur son visage le reflet de ses pensees. Tout a coup, Fausta releva la tete... Et, alors, Maurevert fremit. L'eclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna l'impression qu'elle venait de prendre une resolution terrible... Et c'etait vrai!... La haine l'emportait!... Fausta venait de condamner Pardaillan!... Et Maurevert, qui venait de la voir si calme, la vit un instant pale comme une morte... Une fois la mort de Pardaillan resolue, rapidement, elle combina le lieu de la mort et le mode... En finir d'un coup!... Et, en meme temps, debarrasser le duc de Guise de l'amour qui l'obsedait et le paralysait. Voila la question qui se posa alors dans cet esprit si terriblement lucide... Oui, faire disparaitre d'un coup, dans la meme catastrophe, tout ce qui entravait sa marche au grand triomphe. Pardaillan et le duc d'Angouleme!... Et Violetta!... Et le cardinal Farnese!... Et le bourreau... maitre Claude! Les aneantir ensemble! Et alors, delivree, oublier cet episode, et, plus forte, plus puissante, son orgueil fortifie par cette victoire, reprendre le vaste projet de domination. Devenir a la fois reine de France en epousant Guise, roi par la mort de Valois.., et maitresse de l'Italie... maitresse de la chretiente en ecrasant le vieux Sixte-Quint!... --Monsieur de Maurevert, dit-elle alors, vous avez recu une mission du duc de Guise? --Grace a vous, oui, madame, fit Maurevert etonne. --Eh bien, cette mission, il faut la remplir. Vous allez prendre le chemin de Blois. Vous etudierez le chateau, les forces de Crillon et leur disposition... l'installation du roi et les precautions qu'on a pu prendre pour le mettre a l'abri d'un coup de main... Quand vous aurez vu tout cela, vous reviendrez en rendre compte a votre maitre... Maurevert etait stupefait. Il considerait Fausta avec une sorte de rage. Tout cela, reprit-elle, peut vous demander huit jours, mettons dix... --Madame, gronda Maurevert, je crois que vous n'avez pas... --Je crois, interrompit Fausta froidement, que votre tete tient a peine sur vos epaules et que je puis la faire tomber rien qu'en la designant a M. le duc... --J'obeis, madame, murmura Maurevert. Mais ma tete que vous menacez, madame, je la donne!... Oui, je consens a mourir pourvu que je le voie d'abord mourir, lui!... --Prenez patience. Obeissez, et vous le verrez mourir... --Et le rendez-vous a la Ville-l'Eveque? fit Maurevert haletant. --Eh bien, vous irez... Vous irez seul... Maurevert frissonna. --Cela est necessaire. Il faut que la confiance de l'homme que vous voulez tuer soit absolue... Puisque votre voyage a Blois durera huit jours... mettons dix... eh bien! vous direz a ces deux hommes que, s'ils veulent revoir la petite bohemienne, ils doivent se trouver, le dixieme jour, a dater d'aujourd'hui, a la porte Montmartre, d'ou vous les conduirez... --Et ou les conduirai-je alors? haleta Maurevert. --A la mort! dit Fausta d'une voix si calme et si glaciale que Maurevert fut secoue d'un frisson. --Quelle heure devrai-je designer?... --Midi, repondit Fausta apres un instant de reflexion. Vous pouvez leur faire serment, cette fois sans parjure, qu'ils verront Violetta... A ces mots, Fausta se leva et, avant que Maurevert eut pu ajouter un mot, disparut. Les suivantes, Myrthis et Lea, entrerent et lui firent signe de les suivre. Elles l'escorterent jusqu'a la porte, et Maurevert se trouva dans la rue. Maurevert regagna son logis, entra sans faire de bruit a l'ecurie, sella son cheval et, laissant les portes ouvertes derriere lui, s'eloigna, trainant la bete par la bride. Vers huit heures du matin, il se retrouva dans la campagne, galopant eperdument pour se briser de fatigue, repris d'une crise d'allegresse effrayante comme celle de la veille... Enfin, il revint sur Paris, et, comme l'heure du rendez-vous approchait, il se mit a trotter dans la direction de la Ville-l'Eveque. Il vit alors combien une embuscade eut ete difficile, lorsqu'il apercut Pardaillan et le duc d'Angouleme qui, etant sortis du bosquet, arrivaient sur le sentier. Ce fut encore une minute de terrible angoisse pour Maurevert. Qui sait si Pardaillan ne s'etait pas repenti de sa generosite!... Il marcha cependant et, etant arrive pres d'eux, mit pied a terre en disant: --Messieurs, ma presence au rendez-vous que vous m'aviez assigne doit vous prouver que j'ai songe, a tenir ma parole. Il s'arreta un instant comme pour attendre un mot, un geste d'approbation. Mais Pardaillan demeurait dans la meme immobilite. --Messieurs, reprit Maurevert, en acceptant votre merci, je m'engageais ou a vous donner satisfaction, ou a revenir me mettre a votre disposition. Je dois vous declarer que je n'ai pas reussi aussi completement que je l'esperais. Et c'est pourquoi, si vous ne m'accordez un nouveau credit, je serai votre prisonnier... Charles avait affreusement pali. Pardaillan, aux derniers mots de Maurevert, le regarda avec etonnement. --Votre attitude, monsieur, rachete bien des choses, dit-il avec une sorte de douceur. Vous disiez que vous n'aviez pas entierement reussi. Ceci laisse supposer que vous avez reussi tout au moins en partie. Le jeune duc etait haletant. --Voici, de tres exacte facon, fit Maurevert, ce que j'ai pu savoir, et ce que je n'ai pas pu savoir: la jeune fille dont vous me parliez n'est plus a Paris; cela est certain. Mais en quel lieu monseigneur le duc l'a-t-il fait conduire? Voila ce que je n'ai pu etablir. Et pourtant, messieurs, j'ai passe ma nuit a cette recherche. --Perdue! Perdue pour toujours! murmura Charles. --Monsieur, dit Maurevert avec une apparente emotion, vous pouvez croire que je n'ai aucun motif de haine contre cette jeune fille. Laissez-moi donc vous dire que, peut-etre, tout n'est-il pas dit!... --Parlez!... si vous avez un indice, si faible soit-il! --Monsieur, dit Maurevert en se tournant vers Pardaillan, je vous appartiens; pensez-vous que nous devons nous battre, ou bien m'accordez-vous un nouveau credit de quelques jour? --Parlez, dit Pardaillan. --Eh bien, voici, messieurs: je me ferais fort, dans dix jours, non seulement de vous dire ou se trouve la jeune fille, mais de vous mettre en sa presence... Dix jours, messieurs, cela peut vous sembler long. Mais c'est juste le temps qu'il me faut pour aller dans une ville ou je suis sur de trouver l'indication cherchee, et d'en revenir. --Quelle est cette ville? demanda Pardaillan. --C'est Blois, repondit Maurevert du ton le plus naturel. L'homme a qui la jeune fille a ete confiee est a Blois. Ceci, messieurs, est un secret politique. Or, si je puis trahir le duc sur une question d'amour, j'aimerais mieux etre tue sur place que de le trahir sur une question d'Etat... --Ceci etait admirable... Ceci confirmait la bonne volonte de Maurevert. --Que la jeune fille soit a Blois, continua Maurevert, j'en doute. Mais a Blois, messieurs, je trouverai l'homme qui sait. Or, cet homme, messieurs, n'a rien a me refuser, et, quand je lui aurai dit que ma vie depend du renseignement que je lui demande, a l'instant meme j'aurai l'indication voulue... Charles regarda Pardaillan. Et ce regard voulait dire: --Il n'y a pas a hesiter... C'etait aussi l'avis du chevalier, qui dit a Maurevert: --Nous sommes au 12 octobre... le 21, a midi, aux environs de la porte Montmartre, nous y serons, monsieur. --Je puis donc partir, messieurs? --Partez, monsieur, repondit Pardaillan, de cette voix rude qu'il avait depuis quelques minutes. Maurevert sauta en selle. --A vous revoir, messieurs, le 21 octobre, a midi, dit-il alors. J'entreprends une besogne difficile et perilleuse. Mais y eut-il mille difficultes, mille dangers, ce serait encore avec joie que je l'entreprendrais, car le souvenir de la journee d'hier ne s'effacera jamais de mon coeur. Aussitot, il mit son cheval au petit galop et s'eloigna pour rejoindre directement la route de Blois. Pardaillan, pensif, le regarda tant qu'il put le voir. --Que dites-vous de cela? lui demanda alors le jeune duc. --Je dis, fit Pardaillan en passant une main sur son front, que cet homme est moins mauvais que je n'avais suppose... --Il prend bien la route de Blois... --La route du pardon! murmura Pardaillan. X LE CARDINAL Le lendemain du jour ou Maurevert s'etait mis en route sur Blois, Fausta sortit de son palais en litiere fermee, sans escorte. Elle portait un vetement sombre. La litiere s'arreta sur la place de Greve, pres du fleuve. Fausta, sans prendre les precautions dont elle s'entourait toujours, marcha vers la maison ou nous avons a diverses reprises introduit le lecteur. Elle heurta le marteau, a plusieurs reprises, jusqu'a ce qu'un homme vint ouvrir. Cet homme, ce n'etait pas celui qu'elle avait place la, naguere; dans la maison, il n'y avait plus une creature a elle... --Je viens, dit-elle, pour consulter Son Eminence le cardinal Farnese... Le serviteur la regarda avec etonnement et repondit: --Vous vous trompez, madame. Celui que vous dites n'est pas ici. Il n'y a d'ailleurs dans toute la maison que moi qui suis charge de la garder. --Mon ami, dit Fausta souriant, allez dire a votre maitre que je viens lui parler de Leonore de Montaigues... Alors, du fond de l'ombre que formait la voute du porche, quelqu'un se detacha, s'approcha lentement, ecarta le serviteur, et d'une voix qui tremblait: --Daignez entrer, madame, dit-il. Cette ombre, qui venait de s'avancer, cet homme aux yeux pleins de feu et de passion, mais aux cheveux et a la barbe devenus entierement blancs, c'etait le prince Farnese. Il offrit la main a sa visiteuse qui s'y appuya, et, ensemble, ils monterent au premier etage, dans cette large salle spacieuse qui donnait sur la place de Greve. Fausta, tout naturellement, alla s'asseoir dans le fauteuil d'ebene recouvert d'un dais. --Cardinal, dit Fausta d'une voix douce, en vain vous essayez de me fuir. Oh! Je sais que vous ne craignez pas la mort. Vous avez voulu vivre pour la revoir... elle!... Mais pourquoi vous ecarter de moi?... Vous etiez en mon pouvoir. Notre tribunal vous avait condamne. Je n'avais qu'a vous laisser mourir... Et, cependant, je vous ai rendu a la liberte... C'est que je vous aimais encore malgre votre trahison, Farnese... Elle s'arreta un instant, puis, plus aprement, reprit: --D'ailleurs, si j'avais voulu me saisir de vous, je le pouvais, cardinal!... Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis que, presque mort de faim, je vous ai fait ouvrir la porte de votre prison?... Vous etes reste trois jours dans l'auberge de la Deviniere... Puis, sachant que j'etais revenue d'un voyage que je fis a Chartres, vous avez trouve sans doute que la rue de la Calandre etait trop pres du palais Fausta; vous vous etes dit que je ne pourrais pas supposer que vous chercheriez un refuge ici meme... chez moi!... et, voyant la maison vide, vous etes venu l'occuper. --De terribles souvenirs m'y attiraient! murmura sourdement le cardinal. --Je suis bien eloignee de vous en faire un reproche. J'ai seulement voulu vous prouver qu'il etait inutile de vous garder contre moi. Un sourire livide sur les levres, Fausta continua: --Remarquez encore, Farnese, que je suis venue seule, en sorte que vous pourriez facilement me tuer... Vous me tueriez peut-etre? Le cardinal leva sur elle des yeux sans colere. --J'en suis bien sure, dit Fausta. Mais je vous ai dit que j'avais a vous entretenir de Leonore... --Il n'est plus de bonheur pour moi, dit le cardinal. --Qu'en savez-vous?... Jeune encore, un rayon d'amour peut faire fondre cette glace qui pese sur votre coeur... Que Leonore revienne a la sante... qu'elle vous pardonne le passe... que vous soyez releve de vos voeux religieux... Le cardinal ecoutait en fremissant. Un immense etonnement le stupefiait, le paralysait... Revoir Leonore! murmura-t-il. Un eclair illumina l'oeil de Fausta. Elle comprit qu'elle venait de porter au cardinal un coup decisif. Cet homme etait donc encore ce qu'il avait toujours ete... le faible qui n'ose prendre de decision. --Cardinal, reprit Fausta, je n'essaierai pas de vous ecraser sous une generosite qui n'existe pas; si je vous ai laisse vivre, si je vous offre de vous rendre Leonore et de vous rendre votre fille, c'est que j'ai besoin de vous. --Violetta! murmura Farnese ebloui... Toute ma vie!... Et une esperance plus ferme, plus lucide rentra dans ce coeur. Car il connaissait l'orgueil et l'ambition de Fausta, et il fallait, en effet, qu'elle eut bien besoin de lui pour parler comme elle venait de faire. --Parlez, madame, dit-il d'une voix fremissante. --Eh bien, dit Fausta, j'ai besoin de vous, Farnese! Tandis que je suis ici, tandis que je prepare les grand evenements que vous connaissez. Sixte, rentre en Italie, travaille avec sa prodigieuse activite... Notre plan initial, qui etait d'attendre la mort de ce vieillard pour nous declarer, ce plan est renverse... D'abord, Sixte ne meurt pas! Ensuite, ce qui se passe en Italie nous oblige a precipiter les choses... En France, tout va bien... Valois va succomber et bientot ce royaume aura le roi de notre choix. --C'est donc en Italie que ma faible puissance pourrait vous etre utile?... demanda Farnese, tres attentif. --Oui, l'Italie m'echappe. Plusieurs de nos cardinaux ont fait leur soumission au Vatican. Une grande quantite d'eveques demeurent dans l'attente, prets a se retourner contre moi au premier coup qui me frappera. Or, c'est vous, Farnese. qui aviez entraine la plupart de ces eveques et de ces cardinaux... C'est lorsqu'ils vous ont vu separe de moi qu'ils ont tourne leur sourire vers le vieux Sixte. Un profond soupir de sourde joie souleva la poitrine du cardinal. Oui, tout cela etait vrai! --Voici donc ce que je suis venue vous demander... Il s'agirait, cardinal, de vous rendre en Italie, de voir les hesitants, et surtout ceux qui se declarent contre nous. Vous avez sur eux un ascendant qu'ils ont tous reconnus. Mais, pour frapper leurs esprits d'une terreur salutaire, vous leur direz ce qui est la stricte verite... Ici, Fausta s'arreta, hesitante. --Parlez, madame, dit Farnese, parlez sans crainte: meme si nous devions etre ennemis, les secrets que vous me confiez demeureront scelles dans mon coeur. --Eh bien, s'ecria Fausta, dites-leur donc, a ces pretres orgueilleux et rebelles, dites-leur d'abord ce que vous savez deja: qu'Henri de Valois va mourir! qu'Henri Ier de Lorraine va etre roi de France... qu'il va repudier Catherine de Cleves... que je serai, moi, la reine de ce grand et puissant royaume!... Mais dites-leur aussi une chose que vous ignorez... Alexandre Farnese a prepare et reuni dans les Pays-Bas une armee, la plus forte, la plus terrible qu'on ait vue depuis la grande armee de Charles Quint!... Ces troupes devaient etre embarquees a bord des vaisseaux de Philippe d'Espagne pour etre jetees en Angleterre... Alexandre, sur un signe de moi, est pret a entrer en France... il attend... et, des que Valois sera mort, ses troupes viendront se joindre aux troupes de la Sainte Ligue!... Vous savez l'admiration et la terreur que le nom d'Alexandre Farnese inspire en Italie... Dites-leur donc qu'il m'est tout devoue! Que ce torrent, je le precipiterai sur l'Italie! Fausta s'arreta, fremissante... Et le cardinal, subjugue par cette femme, courba la tete et murmura, vaincu. --Que Votre Saintete veuille bien me donner ses ordres: ils seront executes... --Cardinal, dit Fausta avec emotion, vous etes donc de nouveau avec nous, vous rentrez donc dans le giron de notre Eglise? --Madame, dit sourdement Farnese, je vous ai promis de vous obeir, mais c'est parce que vous m'avez promis, vous, de me donner le moyen de sortir de cette Eglise. --C'est vrai, murmura Fausta, pensive, la passion est plus forte chez vous que la foi. Farnese, vous etes donc resolu a partir pour l'Italie?... --Des que vous m'en donnerez l'ordre. --Tenez-vous pret a partir le 22 de ce present octobre. Vous vous demandez pourquoi le vingt-deuxieme jour de ce mois, n'est-ce pas, cardinal? --Non, madame, dit le cardinal palpitant, mais vous m'avez fait tout a l'heure une promesse. --Celle de vous rendre Leonore et son enfant... Je m'explique, Farnese: je ne pretends pas vous rendre la pauvre folle que le bohemien Belgodere, un jour, rencontra, errante et sans gite, et qu'il attacha a sa pitoyable destinee. Celle dont je parle, Farnese, c'est Leonore de Montaigues, c'est la fiancee du prince Farnese... Je connais le moyen de rappeler la raison dans cet esprit... y jeter le germe du pardon qu'elle vous accordera... Quant a ramener l'amour dans son coeur, ceci vous regarde!... --Leonore... o Leonore!... balbutia Farnese, eperdu. --Je vous rendrai Leonore, reprit Fausta avec une sorte de gravite, et, avec elle, je vous rendrai cette enfant qui est comme un trait d'union entre vous et celle que vous aimez. Donc, vous partez le vingt-deuxieme d'octobre... mais vous ne partez pas seul... vous partez avec elles!... Et, si j'ai choisi ce jour-la pour votre depart, c'est que le vingt et un d'octobre sera rassemble le saint concile qui vous relevera de vos voeux, qui fera du cardinal un homme, et qui vous dira: voici ton epouse, voici ta fille!... Farnese tomba a genoux... Il saisit une main de Fausta et y appuya ses levres... Et il eclata en sanglots... Fausta s'eloigna, laissant le cardinal ebloui, fascine, eperdu de bonheur... Il la vit rejoindre sa litiere qui bientot disparut. Alors il poussa un profond soupir et remonta dans la piece du premier etage. Un homme etait la, debout, qui l'attendait. Cet homme, c'etait maitre Claude. --Vous avez entendu? demanda Farnese. --Tout! dit Claude d'une voix sombre. L'ancien bourreau regarda le cardinal: --Je vous admire, dit-il avec un sourire d'une effrayante tristesse, vous etes plus jeune de vingt ans... --Oh! murmura Farnese, revoir Leonore et Violetta!... ma fiancee... ma fille... Toutes deux les emmener!... --Et me laisser, moi, dans mon enfer!... --Que voulez-vous dire?... --La verite, monseigneur! dit humblement maitre Claude. Vous allez partir avec celle que vous adorez... et, ajouta-t-il avec un soupir etouffe, avec elle... avec l'enfant... --Maitre, j'ai assez souffert dans ma vie. Dieu me pardonne. N'est-il pas juste que je connaisse une heure de joie apres tant d'annees de desespoir? --Oui, dit lentement Claude, Dieu vous pardonne a vous qui avez fait le mal. Mais il ne me pardonne pas, a moi qui n'ai pas fait le mal. Ceci est juste... Le cardinal baissa les yeux, mais ne dit pas un mot. Claude se fit plus humble encore: --Je reste, monseigneur... Cette enfant que j'adore... qui est ma fille... vous partez avec elle... vous me l'enlevez... Monseigneur, n'avez-vous rien a me dire?... --Que puis-je donc vous dire? fit sourdement le cardinal, sinon que je compatis a votre douleur... --Eh! quoi, monseigneur, dit Claude avec plus d'humilite encore, est-ce vraiment tout ce que vous trouvez comme consolation?... Cette enfant, des que je l'eus prise dans mes bras, je me suis mis a l'aimer! Monseigneur... de grace... ayez pitie de ma detresse!... Pourquoi voulez-vous m'arracher le coeur en m'arrachant ma fille?... --Parlez, balbutia le cardinal, que puis-je?... Qu'avez-vous espere? --Pendant que cette femme parlait, j'ai espere que le bonheur vous rendrait genereux, monseigneur! Que vous auriez une minute assez de courage pour me dire: tu es le bourreau, c'est vrai! Mais tu es le vrai pere de Violetta!... Viens donc avec nous et prends ta part de bonheur!... --Jamais! gronda violemment le prince Farnese... Maitre, perds-tu la tete? Oublies-tu ce que tu as ete? --Monseigneur, vous me dites ce que je me suis dit maintes fois. Mais sachez qu'elle sait, vous dis-je, ce que je fus! Et cet ange ne m'a pas repousse... --Mais, moi, moi... je mourrais de honte et d'horreur a voir ma fille te donner la main... --Monseigneur... vous ne me comprenez pas... Qu'est-ce que je demande?... d'etre simplement un de vos serviteurs. Je ne vivrais meme pas dans votre palais. Tenez, vous pourriez m'employer a cultiver vos jardins... --Maitre Claude, dit froidement Farnese, renoncez a ces idees. Vous-meme vous sentez et comprenez que l'ancien bourreau jure de Paris ne peut vivre aupres d'une princesse Farnese, meme parmi ses serviteurs... Seulement, je m'engage sur le salut de mon ame a vous faire tenir tous les trois ou six mois une lettre qui vous parlera d'elle... --Vraiment? Vous me jurez cela?... Et c'est tout? Vous dites que jamais vous ne consentiriez a me laisser vivre pres de mon enfant? --Jamais! Il y eut une longue minute de silence. Et le cardinal put croire qu'il avait dompte le bourreau. Mais maitre Claude, les sourcils contractes, semblait faire un effort de memoire... Enfin il alla a la porte et poussa les verrous. Farnese eut un livide sourire et s'appreta a combattre par le poignard. Mais, au lieu de marcher sur lui, Claude s'adossa a la porte, les bras croises et, d'une voix changee, tres calme, mais rude, ou il y avait une menace contenue, il prononca: --Monseigneur, ecoutez. Vous avez le papier, que je vous ai signe de mon sang! Voici maintenant, monseigneur, le papier que vous m'avez signe, vous!... Nous avons droit de vie et de mort l'un sur l'autre! Me suis-je bien conforme a ce que j'avais signe de mon sang?... --Oui! repondit Farnese sourdement. --Puisque notre pacte prend fin aujourd'hui par votre reconciliation avec la femme nommee Fausta, suis-je bien dans mon droit en vous rappelant que vous m'appartenez, quels que soient le jour et l'heure?... --Oui! repondit Farnese d'une voix d'epouvante. Claude s'avanca de quelques pas, s'arreta devant Farnese, sans le toucher, et prononca: --Monseigneur, ce jour et cette heure sont venus. Vous m'appartenez, et je vais user de mon droit!... --Soit! rala le cardinal avec un accent de farouche desespoir... puisque vous avez acquis droit de vie et de mort sur moi.., tuez-moi! --Monseigneur, ce n'est pas vous que je dois tuer. Vous faites erreur... repondit simplement Claude. --Et qui donc? balbutia le cardinal en tressaillant. --Fausta! dit Claude. --Fausta!... Pourquoi elle et non moi?... --Parce que je veux que vous viviez, monseigneur! Tandis qu'en tuant Fausta je ne fais qu'executer le pacte qui nous lie!... Ensemble nous avons convenu que cette femme doit mourir. Ecoutez, monseigneur, je tuerai Fausta... je la tuerai devant vous... mais, vous, je vous laisserai vivre. --Demon! gronda le cardinal. Oh! je te comprends!... --Le vingt et un octobre, on doit vous venir chercher de la part de Fausta, continua Claude, pour vous conduire devant le concile. Ce jour-la, vous devez Sortir de l'Eglise et recouvrer votre liberte... Le lendemain, monseigneur, vous devez quitter Paris avec Leonore et Violetta... Eh bien, ecoutez ceci: le vingt et un octobre, il n'y aura pas de concile! Nul ne viendra vous chercher de la part de Fausta, parce que Fausta sera morte!... Le cardinal haletait. Claude lui appuya sa large main sur l'epaule. --Grace! hurla Farnese en tombant a genoux. --Me faites-vous grace, vous?... --Oui! rugit Farnese avec un terrible soupir. --Vous consentez donc? --Oui, oui! Tout ce que tu m'as demande, je l'accorde!... Le cardinal se releva alors et darda vers le ciel un regard ou il y avait une interrogation supreme... Claude, lui, avait baisse les yeux. D'une voix redevenue humble, avec une douceur et une tristesse etranges, il murmura: --Je vous remercie, monseigneur!... --Oh! gronda Farnese en lui-meme, honte affreuse! Ma fille vivant avec le bourreau!... Et, a ce moment, maitre Claude le bourreau songeait a ceci: --Ma Violetta, ne crains rien de moi! Ne redoute pas que je t'inflige la honte de vivre pres du bourreau!... Que j'assure seulement ton bonheur! Que je te voie une fois resplendissante de ta felicite pres du jeune prince que tu aimes... que tu tiendras de moi!... Et alors... adieu pour toujours... je disparaitrai... dans la mort!... XI LA MERE La matinee etait pure. Huit heures venaient de sonner a la vieille abbaye aux murs a demi ecroules. Dans les fourres des pentes de Montmartre, les rouges-gorges, les pinsons et les moineaux chantaient a coeur joie. Pourtant, Fausta, qui montait a ce moment les rampes de la colline, etait sourde a ces cris des oiseaux. Au sommet, la litiere s'arreta. Fausta descendit. Mais, au lieu d'aller sonner a la grande porte de l'abbaye, elle se dirigea vers ces quelques chaumieres qui s'etaient baties autour du couvent des benedictines, et entra dans une pauvre maison. L'interieur etait aussi miserable que l'annoncait l'exterieur de cette chaumiere. Une femme, assise a la porte, filait une quenouille. A la vue de Fausta, cette femme se leva precipitamment: --La bonne dame de Paris! avait murmure la paysanne. --Eh bien, bonne femme? dit gaiement la visiteuse. Deja de si bonne heure a l'ouvrage? --Helas! ma noble dame! fit la paysanne. Voila que je me fais vieille et que l'heure approche ou il faudra que je dise adieu a ce monde,.. Alors, je file mon linceul. Fausta demeura saisie. La vieille la regardait, surprise de son etonnement. --Grace a vous, ma noble dame, reprit-elle, grace aux pieces d'or que vous m'avez donnees, mon linceul sera du plus beau lin, et il me restera encore assez d'argent pour payer d'avance les messes necessaires au salut de mon ame, et encore il en restera assez pour la layette de l'enfant que ma fille va mettre au monde... --Je vous en donnerai d'autres, dit Fausta. Mais, dites-moi, avez-vous fait ce que je vous ai demande? --Oui, ma noble dame. Depuis votre visite benie, mon fils ne quitte plus la bohemienne; il la suit pas a pas, selon vos ordres, sans se montrer a elle, c'est entendu... --Et, depuis, elle n'a pas essaye de s'ecarter de cette montagne?... --Non. La bohemienne rode autour de la sainte abbaye sans jamais y entrer, mais sans jamais s'en eloigner non plus... Quand elle a faim, elle vient ici. --Je vous tiendrai compte de votre zele, dit Fausta. --Que votre volonte s'accomplisse! dit la vieille en saisissant les trois ou quatre ecus d'or que lui tendait la visiteuse. --Et ou est maintenant la bohemienne? demanda Fausta. --Partie des le chant du coq. Elle va et vient, et aime souvent a se reposer aupres de cette croix noire que vous n'aurez pas manque de remarquer, ma noble dame. Le plus souvent elle rode autour du couvent. --C'est bien, bonne femme. Voulez-vous envoyer quelqu'un a la recherche de votre fils? La paysanne, sortant sur le pas de sa porte, dit quelques mots a un marmot qui partit en courant. Vingt minutes plus tard, le fils de la paysanne arrivait. --Ou est la bohemienne? demanda Fausta. --La-bas, fit le jeune homme en etendant le bras dans la direction du couvent. --Conduis-moi aupres d'elle... Le paysan s'inclina et se mit a marcher devant Fausta. Il contourna les murs du couvent et parvint a la breche situee pres du pavillon. La, Fausta apercut Saizuma, qui, assise sur une pierre et dominant ainsi les terrains de culture du couvent, regardait fixement devant elle. --Tu peux te retirer, dit-elle a son guide. Alors Fausta franchit la breche sans que la bohemienne parut prendre garde a elle. Quand elle fut dans le jardin, elle se retourna vers Saizuma, et d'une voix tres douce: --Pauvre femme... pauvre mere... Saizuma abaissa son regard sur la femme qui lui parlait ainsi, et la reconnut aussitot. Saizuma n'avait vu Fausta que peu d'instants dans la chambre de l'abbesse, Claudine de Beauvilliers; et pourtant elle la reconnut. --Ah! dit-elle avec une sorte de repulsion, c'est vous qui m'avez parle de l'eveque!... Fausta fut stupefaite, mais resolut de profiter de ce qu'elle prenait pour un acces de lucidite. --Leonore de Montaigues, dit-elle, oui, c'est moi qui vous ai parle de l'eveque. C'est moi qui vous ai conduite vers lui, dans ce pavillon. Mais je croyais que, peut-etre, vous l'aimiez encore... --L'eveque est mort, dit Saizuma d'une voix sourde. Fausta baissa la tete, reflechissant a ce qu'elle pourrait dire pour eveiller une etincelle de raison dans ce cerveau. --Ainsi, reprit-elle, vous croyez que l'eveque est mort? --Sans doute! fit Saizuma avec une tranquillite farouche. Sans quoi, serais-je vivante, moi?... --Eh bien, vous avez raison plus que vous ne croyez peut-etre. Mais ecoutez-moi, pauvre femme... Vous avez bien souffert dans votre vie... --Mon mal n'est pas de ceux qu'on peut soulager, dit Saizuma avec douceur, et il suffit que vous m'ayez plainte avec votre ame... Comme vous etes belle! --Leonore, vous avez ete plus belle encore, vous! dit sourdement Fausta. Vous avez souffert dans votre coeur, Leonore! et c'est pourquoi vous ne croyez plus au bonheur... Mais si je vous disais que le bonheur est encore possible pour vous! --Je ne suis pas Leonore; je suis Saizuma, bohemienne qui va par le monde, lisant dans la main des gens... --Tu es Leonore, affirma Fausta avec force. Et tu seras heureuse... Ecoute, maintenant... Oui, l'eveque est mort! Oui, celui-la ne te fera plus souffrir... Mais il est quelqu'un qui est vivant encore, qui te cherche et qui t'adore... Celui qui t'a aimee. Celui que tu as aime... --Qui est-ce? fit la bohemienne avec indifference. --Jean... Saizuma tressaillit et preta l'oreille comme a une voix qui lui eut parle de tres loin. --Jean? murmura-t-elle. Oui... peut-etre... oui... je crois que j'ai entendu ce nom... --Jean! duc de Kervilliers! repeta Fausta. Saizuma palit. Elle se leva toute droite. --Quel est ce nom? balbutia-t-elle avec douleur. --Le nom de celui que tu as aime! reprit Fausta avec autorite. Jean de Kervilliers, c'est celui qui devait etre ton epoux... Tu vois bien que tu l'aimes encore, puisque tu fremis et palis a ce seul nom... Souviens-toi, Leonore... --Souviens-toi. Souviens-toi comme tu etais heureuse lorsque tu l'attendais... lorsque, du balcon du vieil hotel de Montaigues, tu guettais son arrivee. --Oui... oui...! murmura la bohemienne dans un souffle. --Souviens-toi comme il te prenait dans ses bras et comme tu te sentais defaillir sous ses baisers. Jean de Kervilliers t'adorait... et, si une fatalite vous a separes, il en a souffert autant que toi. Lui-meme me l'a dit. Il n'a cesse de t'aimer!... Il te cherche... ne veux-tu pas le voir?... Saizuma, arrachant ses deux mains a l'etreinte de Fausta, les avait placees devant ses yeux comme si une lumiere trop vive les eut eblouis. Elle palpitait. De rapides frissons la secouaient. De confuses images de son passe lui revenaient par lambeaux. Ce nom, Jean de Kervilliers, etait un flambeau qui eclairait bien les recoins tenebreux de son esprit. Fausta la considerait avec l'attention passionnee qu'elle apportait a tout ce qu'elle entreprenait. --Suis-moi, dit-elle, je te jure qu'un jour, bientot, tu reverras celui que tu aimes. Palpitante, Saizuma suivit cette femme qui exercait sur elle un prodigieux ascendant. Elle ne savait pas exactement qui etait ce Jean de Kervilliers. Mais elle savait que ce nom provoquait en elle une douleur melee de joie. Fausta entra dans le pavillon. Saizuma l'y suivit en tremblant. --Oh! dit-elle, c'est ici que j'ai revu l'eveque!... Si vous avez pitie de moi, faites que jamais plus je ne le revoie. --Et Jean de Kervilliers?... Un sourire illumina le charmant visage de la folle: --Je voudrais le voir, lui!... Pourtant, je ne le connais pas... et je dois l'avoir connu... --Tu le reverras, je te le jure!... Maintenant, ecoute-moi, Leonore... Ce n'est pas seulement Jean de Kervilliers que tu verras, mais ta fille... comprends-tu... ta fille... --Ma fille! murmura Saizuma pensive. Mais je n'ai pas de fille, moi... Les deux gentilshommes m'ont dit aussi que j'avais une fille... Voila qui est etrange... --Les deux gentilshommes? interrogea Fausta avec une sourde inquietude. --Oui. Mais je ne les ai pas crus. --Et pourtant, Leonore, tu te souviens de Jean de Kervilliers... son nom et son image sont dans ton coeur... Saizuma Jeta autour d'elle des yeux hagards et frissonna. --Silence, madame, supplia-t-elle avec angoisse. Ne prononcez plus ce nom... Si mon pere entrait tout a coup... S'il entendait!... Il faudrait donc lui jurer encore qu'il n'y a personne dans la chambre!... --Oui, gronda Fausta, ce serait terrible, Leonore!... Mais combien plus terrible encore si le vieux baron se doutait de la verite que tu caches... Saizuma, brusquement, porta les mains a son visage. Un faible cri jaillit de ses levres. --Mon masque! murmura-t-elle. Mon masque rouge comme la honte de mon front!... Je l'ai perdu!... Madame, vous ne savez pas... vous ne saurez jamais... --Je sais! Je sais quelle est ta honte et quel est ton bonheur, Leonore!... Ton secret, ton cher secret que tu caches a ton pere, mais que tu as dit a celui que tu aimes, je le sais!... Tu vas etre mere, Leonore!... Saizuma laissa tomber ses mains. Une immense stupefaction se lisait sur son visage bouleverse. --Mere? demanda-t-elle. Vous avez dit cela? --N'est-ce pas la ton secret?... N'est-il pas vrai que Jean le sait?... et qu'il va t'epouser... --Oui, oui, haleta l'infortunee. Car il ne faut pas que mon pere connaisse notre faute. Mon enfant, madame, mon pauvre cherubin, si vous saviez comme je l'aime... comme je lui parle... Il aura un nom dont il sera fier. --Ton enfant... ta fille!... Oh! mais souviens-toi! fais un effort!... Mere! tu l'as ete!... Souviens-toi, Leonore!... Souviens-toi: la place noire de monde, la foule, les cloches qui sonnent le glas, les pretres qui te soutiennent... --Le gibet... hurla Saizuma en reculant, affolee, jusque dans un angle du pavillon... Toute a son infernale besogne, toute a son projet, transformee en tourmenteuse sans pitie, Fausta courut a elle et la releva: --Ecoute!... On t'a fait grace! puisque tu vis!... --Oui... oui!... Je vis!... Par quel miracle? Je vis!... mais que s'est-il passe en moi?... --Il s'est passe que tu es mere... Il s'est passe que l'enfant de Jean de Kervilliers est venu au monde!... Et que, pour cette enfant innocente, on t'a fait grace!... --Quoi! balbutia la bohemienne. J'ai une fille!... Un eclat de rire, brusquement, resonna sur ses levres; et, presque aussitot, elle se mit a pleurer. Peut-etre cette scene qui venait de se derouler sortait-elle deja de son esprit. Mais, ce qui y demeurait fortement, c'etait cette idee qu'elle etait mere... qu'elle avait une fille... --Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant, Leonore de Montaigues?... --Je l'ai appele bien souvent! murmura la folle a travers ses sanglots. Je ne savais pas que j'etais mere. --Ou peut etre mon enfant?... Si j'ai une fille, comment se fait-il qu'elle n'est pas avec moi?... --Je le sais, moi! dit Fausta. --Oh! vous savez donc tout! gronda Saizuma d'une voix plus naturelle, et surement une lueur de raison s'allumait dans ses yeux. Qui etes-vous donc? --Ah! eclata Fausta, tu reviens donc a toi! Tu me demandes qui je suis? Une femme qui a pitie, voila tout! Un hasard m'a fait connaitre les secrets de ta pauvre vie, et m'a fait rencontrer deux etres que j'ai voulu mettre en ta presence: ton amant et ta fille... Vous etes devenue mere en un temps ou la douleur avait egare votre esprit et ou vous etiez en prison... --Je me rappelle la prison, dit Saizuma en fremissant. --Des mechants s'emparerent de votre enfant... --Pauvre petite!... Comme elle a du souffrir!... --Non! Rassurez-vous. Elle vecut au contraire heureuse. Il se trouva un homme de bien, qui put soustraire l'enfant a ses persecuteurs et qui l'eleva comme sa propre fille... --Cet homme, madame! Son nom, pour que je le benisse? --Il est mort, dit Fausta. --Mort!... --Il est mort miserable, au fond d'une prison... Saizuma baissa la tete en pleurant. --Son nom? fit-elle. Que je sache au moins son nom. --Il s'appelait Fourcaud... c'etait un procureur... --Fourcaud!... Ce nom est maintenant grave dans mon coeur pour toujours... Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir miserable? Qui fut cause de son malheur?... --Votre fille!... Elle en fut la cause bien innocente, helas! Car elle adorait celui qu'elle croyait son pere... Le procureur Fourcaud, ce digne homme, voulut elever votre fille dans une religion qui etait la votre... Souvenez-vous. Votre pere n'etait pas catholique... --Non... nous n'allions jamais a l'eglise catholique... --Vous etiez ce qu'on appelle des huguenots... Le procureur Fourcaud voulut donc que Jeanne... votre fille, fut elevee dans la religion des huguenots, qui etait celle de votre pere et la votre.. religion proscrite... --Oui, oui, helas!... Combien des notres sont morts! --C'est vrai. Fourcaud a donc ete denonce comme heretique, et jete en prison ou il est mort... --Denonce!... Oh! si je connaissais le denonciateur!... J'irais lui arracher le coeur! --Je sais par qui cet homme de bien a ete denonce, dit alors lentement Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme... une jeune fille... --C'est atroce! --Oui... vous avez raison... c'est atroce... car le pauvre Fourcaud fut supplicie... on l'attacha sur une croix... et on l'y laissa mourir... --Et vous dites que vous la connaissez? --Certes!... C'est elle-meme une heretique, une de ces filles sans feu ni lieu... une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohemes... son nom est Violetta... --Violetta!... Et c'est elle qui l'a fait mourir sur une croix?... --C'est elle!... Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas inconnu?... --Je la connais, en effet, dit Saizuma d'une voix sombre. J'ai vecu avec elle. Car, moi-meme, je suivais cette troupe de bohemes. Elle chantait. Sa voix m'allait au coeur. Quelquefois, quand je la regardais, j'avais, envie de la serrer dans mes bras... mais elle semblait avoir peur de moi... --Ou plutot, c'etait une creature perverse, dit sourdement Fausta. Une de ces filles qui n'ont pitie de rien ni de personne, puisqu'elle n'avait pas pitie de votre malheur... --C'est vrai, dit Saizuma avec un soupir, il fallait que ce fut une creature bien perverse pour denoncer le bienfaiteur de ma fille... Tenez, madame, ne parlons plus d'elle!... --Elle merite pourtant un chatiment!... --Oui! oh! un chatiment terrible!... Malheur a cette fille du demon si mon enfant a souffert par elle!... --Certes, elle a souffert, puisqu'elle-meme a ete en prison!... Elle vous le dira... --Elle me le dira! Je la verrai donc!... --Je vous l'ai promis... --Quand?... Ah! madame... si cela etait!... Si je pouvais seulement savoir le jour... --Des demain, dit Fausta, si c'est possible. Certainement d'ici quelques jours... Je vous jure que vous reverrez aussi la Violetta maudite... Seulement, il faut faire ce que je vous dirai... Il est necessaire que, pendant ces quelques jours, tandis que j'irai chercher votre Jeanne pour l'amener... il est necessaire qu'on ne vous voie pas... vous comprenez?... --Je resterai cachee sur le haut de la montagne, je connais de braves gens qui me donnent a manger et qui me laissent dormir la nuit chez eux... C'est la que je me retirerai... --Et c'est la que je vous amenerai votre fille Jeanne! --Venez donc, dit Saizuma, radieuse, transfiguree, venez que je vous montre la demeure de ces gens... La bohemienne s'elanca, repassa par la breche et arriva a la chaumiere ou Fausta etait entree tout a l'heure... "Maintenant, gronda Fausta en elle-meme, je crois que Dieu meme ne pourrait pas les sauver.., je les tiens tous!..." XII LA FILLE Fausta entra alors dans le couvent et se fit conduire chez l'abbesse, laquelle la recut comme toujours avec ce melange d'inquietude et de respect qu'elle avait pour ce personnage enigmatique. Elle etait dans le secret de la grande conspiration. Elle savait que Valois etait condamne et que le duc de Guise devait regner. De l'avenement de Guise devait dater sa fortune et celle de son couvent. Claudine de Beauvilliers savait que son abbaye serait richement dotee par le nouveau roi. Elle savait d'autre part l'influence certaine de Fausta sur le duc de Guise. C'etait plus qu'il n'en fallait pour temoigner a la mysterieuse Fausta un respect et une obeissance tres sinceres. Lorsque Fausta entra chez l'abbesse, celle-ci etait en train d'etablir ses comptes. Et, navree, elle constatait qu'il lui manquait six mille livres pour arriver a gagner la fin de l'annee. Lorsque Fausta parut, Claudine se leva et fit la reverence. --Que faisiez-vous la, mon amie? demanda Fausta. --Helas! madame, dit Claudine en poussant elle-meme un fauteuil dans lequel Fausta s'assit, je revisais les comptes de l'abbaye... --Et vous trouviez?... --Que nos pauvres soeurs mourront de faim surement s'il ne nous tombe quelque manne du ciel... --Voyons, dit Fausta avec une sorte de bonhomie, vous disiez qu'il vous manquait... --Je ne le disais pas, madame, mais il me manque six mille livres... --En sorte que, si je mettais encore a votre disposition une vingtaine de mille livres... --Ah! madame! je serais sauvee... --Et vous pourriez attendre le grand evenement!... --Certes!... surtout s'il ne se fait pas trop desirer, ajouta Claudine en riant. --Eh bien, ecoutez, mon enfant. Dans peu de jours.... prenons une date: le vingt-deux octobre, par exemple... --Ce jour me convient, madame. --Ce jour-la, envoyez en mon palais un homme sur, il vous rapportera les deux cent mille livres convenues. Claudine fit un bond. --Qu'avez-vous, mon enfant? demanda Fausta. --Vous venez de dire... balbutia Claudine... mais c'est une erreur. --J'ai dit deux cent mille livres. --Cette somme... cette somme enorme... --Elle est a vous le jour que je vous ai dit, a condition que, la veille de ce jour... c'est-a-dire le vingt et unieme d'octobre, vous m'aidiez dans une petite operation que j'ai resolu de mener a bien. --Ah! madame, est-ce que je ne vous appartiens pas tous les jours!... --N'en parlons donc plus. Au moment voulu, je vous expliquerai mon operation et vous assignerai votre role. Pour le moment, veuillez m'envoyez chercher celle de vos petites prisonnieres qui s'appelle Jeanne. Claudine, encore tout eblouie, s'elanca. Quelques minutes plus tard, elle revenait, conduisant par la main la compagne de captivite de Violetta, c'est-a-dire Jeanne Fourcaud. Depuis qu'elle etait enfermee dans l'enclos du couvent, Jeanne Fourcaud s'attendait toujours a voir apparaitre sa soeur Madeleine, ainsi qu'on le lui avait promis. Elle avait cent fois repete a Violetta sa triste histoire et sa merveilleuse delivrance. Condamnee a mourir avec sa soeur Madeleine, une nuit, dans son cachot de la Bastille, elle avait vu soudain entrer des gens; elle avait cru que sa derniere heure etait venue et qu'on venait la chercher pour la conduire au supplice. Mais une femme, un ange descendu dans cet enfer, ou la pitie l'avait guidee, s'etait penchee sur elle en disant: --Jeanne Fourcaud, vous ne mourrez pas. Et non seulement vous vivrez, mais encore vous etes libre... --Et Madeleine? s'etait ecriee Jeanne. --Madeleine, avait repondu la femme, est deja delivree et en surete... Alors, ivre de joie, elle avait suivi sa liberatrice. On l'avait conduite jusqu'a une litiere qui se trouvait dans la sombre cour de la forteresse; on l'avait fait monter dans cette litiere; un homme s'etait installe pres d'elle, la litiere s'etait mise en route, et ne s'etait arretee que devant la porte de l'abbaye de Montmartre... la, on l'avait enfermee dans le pavillon de l'enclos... Et puis, elle attendait... songeant a cette inconnue qui l'avait delivree. Qui etait cette femme? Lorsque Jeanne Fourcaud parut devant Fausta, elle ne la reconnut pas, puisque Fausta portait un masque la nuit ou elle etait descendue dans les cachots de la Bastille. La pauvre petite etait tremblante. Elle etait bien jolie aussi. --Je suis, dit doucement Fausta, celle qui est descendue dans votre cachot de la Bastille et vous a delivree... Jeanne jeta un cri de joie. Ses yeux s'illuminerent. Elle s'avanca rapidement, saisit une main de Fausta et la baisa... --Oh! madame! murmura-t-elle, combien je suis heureuse de pouvoir vous remercier! Elle s'arreta, hesitante, et, timidement, leva sur Fausta ses yeux noyes de larmes. --Parlez sans crainte, mon enfant, dit Fausta avec une douceur qui bouleversa la pauvre petite. --Oui, dit-elle, je sens, je devine combien vous devez etre bonne... je puis donc vous dire que, si je vous ai benie depuis cette nuit-la, j'ai beaucoup pleure... madame, ma soeur Madeleine... quand dois-je la retrouver? Si impassible que fut Fausta, si terrible que fut la pensee qui la guidait, elle ne put s'empecher de frissonner. --Vous reverrez votre soeur Madeleine, dit-elle... mais, mon enfant, je suis venue vous trouver ici, ou je vous ai mise a l'abri, pour vous entretenir d'un sujet bien grave... Dites-moi, vous rappelez-vous votre pere?... --Helas! madame, balbutia la malheureuse qui eclata en sanglots, comment pourrais-je l'avoir oublie, alors qu'il y a quatre mois a peine mon pauvre pere, plein de vie, nous prodiguait encore ses caresses, a ma soeur et a moi?... --Et votre mere? --Madame, vous ne savez donc pas que ma mere est morte peu de temps apres m'avoir donne le jour? Ma soeur Madeleine, plus agee que moi, pourra sans doute vous parler d'elle... --Et qu'en disait votre soeur?... Quelle femme etait votre mere?... Belle, n'est-ce pas? --Tres belle, madame; Madeleine me disait que notre mere etait d'une admirable beaute... --N'avait-elle pas des yeux bleus?... De grands cheveux blonds?... --C'est bien le portrait que m'en a souvent trace Madeleine... Mais, madame... auriez-vous connu ma mere?... --Je la connais, dit Fausta simplement. --Oh!... mais... vous parlez comme si ma mere n'etait pas morte depuis de longues annees deja... --Dites-moi, mon enfant, reprit Fausta, est-ce que votre pere vous parlait de votre mere?... --Jamais, madame... Fausta eut un tressaillement de joie. --Sans doute mon pauvre pere cherchait a ecarter de lui de penibles souvenirs. --Et si je vous disais qu'il y a une autre explication plus naturelle au silence de votre pere?... Si je vous disais que votre mere n'est pas morte? Supposez qu'a la suite d'une grande terreur votre mere soit tombee malade... Supposez qu'elle soit... par exemple... devenue folle... Jeanne fremissait de tout son etre. --Si cela est, continua Fausta, si votre mere, a la suite de quelque catastrophe, a perdu la raison, si votre pere a desespere de la guerir, si enfin dans un acces de sa folie, elle a disparu, et si votre pere, apres l'avoir longtemps cherchee, a du renoncer a la retrouver, n'est-il pas naturel qu'il vous ait fait croire qu'elle etait morte?... Eh bien, Jeanne, tout ce que je viens de vous dire est l'exacte verite!... Jeanne tomba a genoux et se prit, a sangloter doucement. Fausta se pencha vers Jeanne Fourcaud, la releva et lui dit doucement: --Ne pleurez pas, pauvre petite... Ou plutot... oui, pleurez... car votre mere, helas! n'est pas encore guerie... Seulement je sais, moi, le moyen de lui rendre la raison... C'est de vous conduire a elle... C'est vous, vous seule, qui pouvez guerir votre mere... XIII FIN DE LA VIE DE COCAGNE Quelques jours se passerent et l'on arriva a la veille de ce vingt et unieme d'octobre ou Fausta devait detruire d'un seul coup ses ennemis--et Violetta! Pardaillan et le duc d'Angouleme devaient etre amenes a midi par Maurevert et succomber sous les coups des gens d'armes de Guise. Fausta se reservait de faire prevenir a onze heures le duc de Guise que le chevalier et son compagnon se trouvaient a Montmartre; les gens de Guise arriveraient a l'abbaye presque en meme temps que les deux gentilshommes. Fausta avait parfaitement calcule son affaire: prevenir le duc plus tot, c'etait le mettre en presence de Violetta vivante encore, et Guise, amoureux de la petite bohemienne, etait tout a fait capable de la sauver. L'execution de Violetta etait fixee a dix heures, en presence de son pere et de sa mere, Fausta le voulait ainsi. Fausta comptait que la mort de Violetta serait aussi la mort du cardinal Farnese et de Leonore. Apres cette hecatombe, il ne resterait plus a Fausta qu'a consoler le duc de Guise de la mort de Violetta, chose facile, pensait-elle. Et, alors, on marcherait sur Blois. Alors, c'etait la mort de Henri III. Alors, c'etait la royaute de Guise... le triomphe de la Ligue... l'entree en France d'Alexandre Farnese... la marche sur l'Italie, l'ecrasement de Sixte-Quint... la souverainete assuree sur le monde chretien!... La veille donc du vingt et un octobre, Picouic et Croasse virent avec etonnement un certain nombre d'ouvriers penetrer dans le terrain de culture. Depuis quelques jours, a leur grande surprise, l'une des deux petites prisonnieres avait disparu. Nos lecteurs ont vu que Jeanne Fourcaud avait ete conduite a Fausta. Que devint cette jeune fille pendant ces quelques jours? Il est vraisemblable qu'elle fut menee a Saizuma dans la chaumiere ou habitait celle-ci. Picouic avait mis dans sa tete que Violetta serait l'instrument de sa fortune. Il avait donc tout interet a s'opposer a une fuite de la jeune fille, mais, s'il la surveillait etroitement, c'est qu'il voulait la garder pour lui... nous voulons dire qu'en ramenant la petite chanteuse a Pardaillan il esperait se faire payer tres cher son devouement. Malheureusement pour la pauvre petite Violetta, Picouic ne mit aucune hate a realiser les esperances qu'il fondait sur elle. A quoi bon?... Tant qu'il aurait le vivre et le couvert assures, pourquoi eut-il contrarie le destin?... Quant a Croasse, il nageait en pleine felicite. Quelles ne furent donc pas la stupeur et l'inquietude de Picouic, lorsque, la veille du vingt et un octobre, il apercut des ouvriers macons se diriger vers la breche et commencer a la boucher tres convenablement au moyen de grosses pierres cimentees. --Mais il me semble qu'on nous enferme, dit-il a Croasse. Les deux comperes s'etaient places de facon a tout voir sans etre vus. Lorsque la breche fut entierement bouchee, ils durent constater qu'en effet ils ne pouvaient plus s'en aller, sinon par la grande porte du couvent. Les murs de cette abbaye etaient ce qu'etaient alors tous les murs: de veritables fortifications. S'il etait possible a Picouic de franchir les murailles, il lui serait sans doute presque impossible de les faire escalader a Violetta. Cette impossibilite d'emmener avec lui la jeune fille qui devait assurer sa fortune devint une evidence lorsque Picouic apercut six hommes d'armes portant des piques se diriger vers l'enclos ou etait enfermee la petite chanteuse. Deux d'entre eux s'arreterent a la porte de l'enclos, deux autres se mirent a faire, les cent pas dans l'enclos, et les deux derniers, enfin, se placerent a la porte meme de la batisse qui servait de prison. Cette fois, Picouic palit. Il se passait quelque chose de nouveau et d'anormal dans le couvent. Alors il decida d'aller observer les evenements. Se faufilant d'arbre en arbre, il ne tarda pas a gagner le pavillon, et le contourna avec sa prudence habituelle. Un etrange spectacle frappa alors ses yeux. Derriere le pavillon, une vingtaine d'ouvriers s'occupaient activement, sous les ordres de l'abbesse Claudine de Beauvilliers elle-meme, a diverses besognes. Il se prepare ici une fete religieuse... Telle fut la premiere pensee de Picouic. En effet, voici ce qui se passait. Derriere le pavillon, s'etendait une esplanade bordee d'un cote par le pavillon lui-meme, d'un autre par le mur d'enceinte, et bordee au fond par un massif de cypres entourant le cimetiere des benedictines. Sur le derriere du pavillon, s'ouvrait une porte; en sorte qu'une personne entree dans ce vieux batiment par la porte situee pres de la breche (maintenant bouchee) pouvait, par cette porte de derriere, aboutir directement sur cette esplanade face au massif de cypres cloturant le cimetiere. Maintenant, qu'on se figure que ce pavillon lui-meme n'etait que le prolongement ou pour mieux dire le vestibule d'une batisse plus vaste, qui avait du jadis s'elever sur cette esplanade. Cette batisse avait disparu; elle s'en etait allee en ruine. Mais quelques debris encore debout permettaient de supposer que le batiment, ruine par le temps et l'incurie, avait du etre sans doute affecte au service religieux. Entre deux colonnes, Picouic put apercevoir les restes d'un haussement dalle de marbre, et qui avait peut-etre supporte le maitre-autel!... Il regarda avec anxiete. Or, a quoi s'occupait cette compagnie d'ouvriers dont Picouic suivait les faits et gestes? Une partie d'entre eux raclait l'herbe qui avait pousse, nettoyait les marches de marbre, et cette sorte d'estrade dallee sur laquelle sans doute s'etait eleve le maitre-autel. Ils raclaient egalement et lavaient a grande eau une stalle de marbre... une de ces stalles reservees a l'officiant, dans les grandes ceremonies. Au-dessus de cette stalle, de ce siege marmoreen, d'autres ouvriers dressaient un dais en etoffe brochee. Et la stupefaction de Picouic fut a son comble et confina a la terreur lorsqu'il eut constate que, sur la retombee de ce dais, se croisaient les clefs symboliques de saint Pierre... Qui allait donc s'asseoir la?... et cette terreur du brave Picouic devint plus aigue lorsque l'abbesse dit a ceux qui travaillaient sous ses ordres: --Maintenant, suivez-moi au cimetiere... Picouic, pousse par la curiosite, se glissa vers le rideau de cypres. Le soir enveloppait maintenant la colline de Montmartre, et les premieres etoiles commencaient a clignoter dans le ciel pale. Deux torches s'allumerent, et ce fut a la lueur de ces torches que Picouic put assister au travail bizarre qui se faisait dans le cimetiere. Au centre du cimetiere, s'elevait une grande croix de bois qui etendait dans l'ombre ses larges bras moussus verdis par l'eau du ciel... C'etait cette croix que deplantaient les travailleurs nocturnes, a la lueur des torches. Elle fut transportee sur l'esplanade qu'on venait de si bien nettoyer, et on la dressa debout, contre le mur du pavillon, pres de la porte. --Creusez la le trou! commanda alors l'abbesse. L'endroit qu'elle designait etait juste en face la porte de derriere du pavillon, et a quelques pas sur le flanc de la stalle de marbre. La croix fut alors portee au trou qui venait d'etre creuse, et essayee; elle s'y tenait parfaitement debout, et, l'ayant deplantee, les travailleurs de cette scene nocturne la coucherent sur le sol. Quand tous ces preparatifs furent acheves, les ouvriers macabres disparurent, et l'abbesse elle-meme regagna les batiments de l'abbaye. Pour si peu dispose a la reverie que fut Picouic, il demeura longtemps a la meme place, se demandant s'il ne revait pas. Alors, il se decida a regagner l'endroit ou il avait laisse Croasse, et le trouva etendu dans l'herbe. Picouic avait son idee, comme on va voir. Il frappa sur l'epaule de son compagnon. --Il faut fuir, dit-il. --Fuir? Attendons au moins le jour, et achevons la nuit dans l'enclos. Picouic jeta un coup d'oeil vers le batiment ou Violetta etait enfermee, et le vit eclaire. Alors, il songea a ces six hommes armes, qui etaient venus prendre position dans l'enclos. Et ce souvenir se juxtaposa pour ainsi dire a celui des preparatifs sinistres auxquels il avait assiste derriere le pavillon... --Oh! murmura-t-il, est-ce que ce serait possible?... --Quoi donc? As-tu vu quelque chose? fit Croasse en regardant avec inquietude autour de lui. --Rien. Fuyons si nous pouvons. Quant a l'enclos, il n'y faut pas songer. Il est garde... Croasse, sans plus d'objection, suivit machinalement son compere qui, traversant avec rapidite le terrain de culture, parvint au mur d'enceinte. --Cher ami, dit alors Picouic, colle-toi contre ce mur, tu me feras la courte echelle; apres quoi, je te hisserai en haut, et nous n'aurons qu'a nous laisser tomber de l'autre cote. Croasse prit la position indiquee par Picouic, lequel, en quelques instants, se trouva hisse sur ses epaules, du haut desquelles il put en effet atteindre, non sans peine, le sommet du mur, sur lequel il s'assit a cheval. A mon tour, dit Croasse, penche-toi et me tends les mains. --Excellent moyen de me faire retomber a l'interieur, dit tranquillement Picouic; tache de trouver une issue; quant a moi, il faut que je parte a l'instant; mais, sois tranquille, je reviendrai te delivrer. La-dessus, laissant son compagnon stupefait, Picouic, se suspendant par les mains, se laissa tomber de l'autre cote du mur, et se mit a descendre bon train la colline. XIV MONSIEUR PERETTI Or, dans cette soiree meme, un cavalier, qui venait de franchir la Porte-Neuve un peu apres le coucher du soleil, se dirigeait vers le moulin de la butte Saint-Roch, ou nous avons eu naguere occasion de conduire le lecteur. Parvenu au pied de la butte Saint-Roch, le cavalier descendit de sa monture, qu'il attacha a un arbre. --Halte-la! fit une voix tout a coup. Un homme arme d'un poignard et d'un pistolet surgit d'une haie, et braqua le canon de son arme sur le cavalier, qui pour toute reponse montra sa main, a un doigt de laquelle brillait un anneau d'or. --C'est bien, passez, dit alors respectueusement la sentinelle, apres avoir jete un coup d'oeil sur l'anneau. Par trois fois encore, avant de pouvoir penetrer dans le moulin, le cavalier fut arrete de cette facon, et, a chaque fois, grace a l'anneau, il put continuer son chemin. Dans le moulin, on l'introduisit dans une piece bien eclairee dont les fenetres etaient dissimulees sous des rideaux epais. A cette lumiere, quelqu'un qui se fut interesse aux faits et gestes du cavalier eut reconnu en lui l'un des principaux acolytes de Fausta. C'etait le cardinal Rovenni, celui-la qui, dans le palais Fausta, avait lu l'acte d'accusation contre Farnese et maitre Claude. Dans la piece ou il venait de penetrer, un vieillard etait enfoui au fond d'un vaste fauteuil. Replie sur lui-meme, tres pale, secoue par des acces de toux, le vieillard semblait bien pres de sa fin. Le cardinal Rovenni s'approcha du fauteuil, se courba, s'inclina, s'agenouilla et murmura: --Saint-Pere, me voici aux ordres de Votre Saintete... --Relevez-vous, mon cher Rovenni, rala d'une voix bien faible le vieillard, et causons en bons amis... Ce mourant, c'etait en effet le meunier qui, dans cette piece meme, avait eu, sous le nom de M. Peretti, un entretien avec le chevalier de Pardaillan. C'etait Sixte-Quint... --J'ai voulu, fit le pape, gouter a la grandeur supreme, et voila que la tiare m'ecrase... Ah! si je pouvais deposer le pouvoir!... mais il est trop tard maintenant. --Vous avez encore de longues annees a vivre, heureusement pour l'Eglise, dit Rovenni. Sixte-Quint haussa les epaules. --Six mois, mon bon Rovenni... voila ce que j'ai devant moi... et encore!... Et tant d'affaires a arranger!... Cette conspiration dans laquelle vous vous etes laisse entrainer... --Saint-Pere!... --Ce n'est pas un reproche. Vous et d'autres, n'avez peche que par ma faute... je me suis montre un peu dur... je croyais bien faire... n'en parlons plus! Il faut donc, avant que je ne m'en aille rendre compte a Dieu, laisser les clefs a un vigilant gardien de la Maison. Rovenni tressaillit et considera le vieillard avec plus d'attention. --Celui qui doit me remplacer... continua Sixte. Un acces de toux l'interrompit, si dechirant que Rovenni se leva pour appeler du secours. --Vous voyez, fit-il tristement... Quand je dis six mois... je crains d'exagerer... L'essentiel, dis-je, est que j'ecrase cette conspiration avant de mourir, et puis que j'assure ma succession a quelqu'un qui en sera digne... Le pape darda un pale regard sur Rovenni palpitant. --Ce quelqu'un, ajouta-t-il, vous le connaissez... c'est un de vos amis... votre meilleur ami... --Saint-Pere! balbutia Rovenni en palissant de joie. --Chut!... Je n'ai pas dit que ce fut vous que je destine a me remplacer, interrompit le pape avec un sourire; j'ai seulement dit que c'etait votre meilleur ami... --Je sais que je suis indigne d'un tel honneur... --Pourquoi donc? dit Sixte. Parce que vous m'avez trahi?... Per bacco, d'abord cela prouve que vous avez de l'energie, et j'aime les gens energiques, moi! Ensuite, vous etes revenu a temps dans le giron de la veritable Eglise... Eh! j'ai garde des pourceaux, moi, si vous avez frequente des traitres!... Mon successeur, termina le pape, sera celui qui m'aura aide a vaincre la terrible ennemie que m'a suscite Satan. Or, c'est vous, mon bon Rovenni, qui m'apportez cette joie inesperee... Plus convaincu que jamais, Rovenni s'inclina en fremissant d'espoir. --Sait-elle ou je suis? reprit tout a coup le vieillard. --Elle vous croit en Italie, Saint-Pere, bien loin de supposer que vous etes aux portes de Paris. Elle a connu votre entrevue avec le roi de Navarre et en a use avec une grande habilete pour decider le duc de Guise. --Navarre! murmura Sixte-Quint. Le huguenot! --Que vous avez excommunie, Saint-Pere, et exclu de tout droit a quelque trone ou principaute que ce soit!... --Certes! dit Sixte avec un sourire. Mais si l'heretique rentrait dans le sein de l'Eglise!... Si Henri de Bearn abjurait, l'excommunication serait levee, entendez-vous, Rovenni?. Henri de Bearn reprendrait tous ses droits. Je lui aurais ainsi donne la couronne de France... mais j'aurais du meme coup decapite l'heresie!... --Vos vues sont sages et profondes, murmura Rovenni. --Les hommes sont des pourceaux. Il faut donc leur promettre ample glandee si on veut les faire rentrer, au soir... Le soir est venu pour moi, Rovenni. Il faut que je fasse rentrer mon troupeau avant de me coucher. Mais laissons Navarre pour le moment. Vous dites donc qu'elle ne sait pas que je n'ai pas quitte la France? --Elle vous croit en Italie, repeta Rovenni. --Oui... Et vous me disiez donc, mon bon Rovenni, que peut-etre une occasion pouvait se presenter... tandis qu'elle me croit bien loin... J'ai la tete si faible... --Je vous disais, Saint-Pere, reprit le cardinal Rovenni, qu'une circonstance devait se presenter bientot ou Votre Saintete pourrait trouver les conspirateurs rassembles pour y preparer les evenements que vous connaissez... --C'est-a-dire la chute de Henri III et l'avenement des Guise au trone de France. --Oui, Saint-Pere!... Donc, les principaux d'entre les conspirateurs, cardinaux ou eveques, doivent s'assembler pour une de ces ceremonies qu'elle sait organiser avec son infernal talent. Vous saurez que nul comme elle ne s'entend a frapper l'imagination de ceux qui l'entourent. --Oui. C'est un point que j'ai trop neglige. Il faut aux hommes du theatre, des spectacles magnifiques ou terribles. N'oubliez pas cela quand vous serez pape, Rovenni... --Ah! balbutia le cardinal, qui palit et joignit les mains, que dit la Votre Saintete?... --Cela m'a echappe... mais pas un mot!... Mettez que je n'ai rien dit... poursuivez, mon bon ami... --Eh bien, Saint-Pere, je disais que rien ne serait plus facile que de profiter de cette reunion... --Mais Guise? interrogea le pape, dans l'oeil duquel s'alluma un eclair. --Le duc de Guise doit venir a cette ceremonie avec ses gentilshommes et ses gens d'armes... Or, savez-vous qui doit le prevenir?... C'est moi, Saint-Pere! --Eh bien, fit le pape comme s'il n'eut pas deja compris. --Eh bien, je ne le previendrai pas, voila tout!... Toute la question est de savoir si Votre Saintete pourra... --Rassurez-vous, mon cher ami. Pour cette circonstance, Dieu fera un miracle et me rendra les forces necessaires. --Et vous pouvez ajouter, Saint-Pere, que, grace a moi, la plupart des conspirateurs sont maintenant hesitants, et qu'il faudrait bien peu de chose pour les ramener a vous... --Bien, mon ami... bien... Et ou doit avoir lieu cette reunion?... Dans Paris?... --Non, heureusement; dans un endroit solitaire, assez eloigne: a l'abbaye de Montmartre. --Va bene... J'enverrai en avant un homme a moi qui vous portera mes instructions. --A quoi le reconnaitrons-nous, Saint-Pere? --Il portera au doigt un anneau semblable a celui que je vous ai donne... Il ne vous restera plus, mon bon Rovenni, qu'a me prevenir du jour... --C'est de cela que je suis venu vous informer, Saint-Pere... C'est demain! fit Rovenni triomphant. Si demain, vers dix heures du matin. Votre Saintete entre a l'abbaye de Montmartre, elle y trouvera rassembles autour de la revoltee des cardinaux qui persistent encore en ce schisme etrange. Un imperceptible tressaillement agita le vieillard. Rovenni s'etait leve, et ce ne fut pas sans angoisse qu'il demanda: --Moi et ceux qui sont prets a rentrer dans le devoir, devrons-nous attendre Votre Saintete? --Oui, dit nettement Sixte-Quint. Lors meme que je serais plus malade encore. Dieu fera un miracle... j'irai! Le cardinal Rovenni tomba a genoux, recut la benediction de Sixte-Quint, puis, se relevant, sortit du moulin. Au bas de la butte Saint-Roch, il retrouva son cheval ou il l'avait laisse. Il considera le moulin qui se profilait sur le front pale de la nuit et murmura: --Pape!... Avant deux mois je serai pape!... A peine le cardinal etait-il sorti de la piece ou M. Peretti l'avait recu que le vieillard affaisse dans son fauteuil redressa sa taille, puis se releva et ricana: --C'est trop facile decidement de jouer les hommes! Avec une promesse, on leur ferait trahir Dieu... Toi, pape!... Allons donc!... Et puis... patience! je ne suis pas mort!... XV LE 21 OCTOBRE 1588 Vers huit heures du matin, le prince Farnese attendait dans la maison de la place de Greve l'envoye de Fausta. Maitre Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botte, cuirasse de buffle, le grand manteau de voyage agrafe aux epaules, il etait pret pour le depart. Parfois, sa main, machinalement, s'arretait a l'aumoniere de cuir qu'il portait suspendue a son ceinturon. L'aumoniere contenait un petit flacon; dans le flacon, il y avait du poison. "Pourtant, songeait maitre Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Je n'en suis pas moins l'ancien bourreau de Paris. M. le duc d'Angouleme, s'il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains... Tandis que moi mort... oui... mais pas avant de la voir vraiment en surete, heureuse et libre... Le prince Farnese, assis pres de la fenetre ouverte, revait. Il allait revoir Leonore et Violetta, partir avec elles. Ce fut avec un sourire enjoue qu'il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu'il avait revetus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la depouiller pour toujours! Ainsi, de ces deux hommes, par le meme coup de la destinee, le meilleur etait pousse a la mort, tandis que l'autre atteignait au bonheur. Tout a coup, le cardinal se leva. --Voici qu'on vient nous chercher, dit-il en fremissant de joie. Claude poussa un soupir et, s'etant approche de la fenetre, vit une litiere qui s'arretait devant la porte de la maison. Quelques instants plus tard, ils etaient sur la place, et un homme remettait a Farnese un billet qui contenait ces mots: Suivez le porteur du present ordre et conformez-vous a ses indications. Farnese et Claude prirent place dans la litiere, qui se mit aussitot en route. Mais, au lieu de se diriger vers le palais Fausta, comme l'avait pense le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commenca a monter vers l'abbaye. Personne en vue. Le calme et le silence d'une belle matinee. La litiere arriva sans incident a l'abbaye et s'arreta devant le grand portail surmonte d'une croix. Farnese, ayant mis pied a terre, se dirigea vers la porte. --Entrez, monseigneur, dit le guide, s'adressant a Farnese. Farnese, fremissant, reconnut l'endroit ou il avait vu Leonore. Il poussa la porte en tremblant et se vit en presence d'une quinzaine de personnages qu'il connaissait tous: cardinaux en rouge ou eveques violets, ils avaient tous des visages d'une gravite funebre. Il chercha des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire ou commencait a percer de l'inquietude, il fit le tour de ces personnages; mais leur silence etait effrayant, et leurs regards fixes pesaient sur lui comme une reprobation. --Messieurs, balbutia Farnese avec ce meme sourire d'angoisse, j'attendais... j'esperais une autre reception, et je m'etonne de trouver des visages aussi severes... L'un d'eux, alors, se leva et dit: --Cardinal Farnese, ce n'est pas de la severite que vous voyez sur nos visages: c'est de la tristesse, et n'est-elle pas bien naturelle a l'heure ou le plus distingue, le plus energique de nous tous va nous quitter pour toujours?... Farnese respira... Non! Rien de funebre dans ce qu'il voyait... --Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait; la presence du tres reverend Rovenni est necessaire pour la ceremonie de renonciation qui nous assemble ici... Farnese s'inclina; et, a ce moment meme, une porte qu'il n'avait pas encore remarquee dans le fond du pavillon s'ouvrit, et Rovenni parut. Il etait pale; Farnese attribua cette paleur aux motifs qui venaient de lui etre exposes. A l'entree de Rovenni, tous les assistants se leverent et s'eloignerent lentement, a l'exception du cardinal Farnese. --Que signifie? balbutia Farnese. Ou est Sa Saintete? Elle seule a qualite pour... --Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience... Ce qui est dit est dit. Si nous sommes restes seuls, Farnese, c'est que j'ai a vous demander tout d'abord si vous avez bien consulte votre conscience. --Je suis decide, repondit fermement le cardinal. Celle qui est la maitresse de nos destinees a du vous dire qu'a cette condition et a d'autres qu'elle connait j'ai accepte la dangereuse mission de me rendre en Italie... Rovenni avait ecoute ces derniers mots avec une grande attention. Il se rapprocha de Farnese, et murmura: --Vous savez que je vous aime. Vous n'ignorez pas, d'autre part, qu'il est impossible a un pretre de sortir de l'Eglise avec le consentement de l'Eglise meme... Fausta s'est engagee a vous relever de vos voeux: elle inaugure la une oeuvre de malefice qu'aucun pape n'a ose consommer... Soyez franc, poursuivit Rovenni en jetant un regard vers la porte. Pour quelle mission etes-vous envoye en Italie?... --Pour parler aux principaux d'entre nos affilies, reveiller leur zele, faire des promesses et des menaces a ceux qui semblent vouloir revenir a Sixte. --Et, contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis? Farnese garda le silence. Une vague terreur l'envahissait maintenant. --Parlez donc! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un instant, il sera trop tard. --Eh bien, palpita Farnese, on m'a promis... A ce moment, une sorte de gemissement s'eleva au-dehors... un cri qui traversa l'espace comme une plainte... puis tout retomba au silence. --Trop tard! murmura Rovenni. --Avez-vous entendu? begaya Farnese epouvante. --Farnese, ecoute ton vieux camarade... Veux-tu rentrer dans le devoir et implorer ton pardon de Sixte?... Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnese, qui repeta: --N'entendez-vous pas?... Qui vient de crier?... --C'est toi qui ne m'entends pas! gronda Rovenni. Bientot, Sixte va mourir. Je sais qui sera designe aux votes du conclave dans le testament de Sixte! Farnese, il en est temps. Fais ta paix avec le pape mourant et avec celui qui va le remplacer! Dehors, le silence regnait a nouveau. Farnese passa une main sur son front et murmura: --Que me proposez-vous?... --Je te propose la fortune, les grandeurs... Fausta ne peut rien te donner, et tu l'avais bien compris, puisque le premier tu l'as quittee! Un mot!... Un seul!... Hate-toi... --Fausta fait de moi un homme, puisqu'elle me fait epoux en me rendant celle que j'adore, puisqu'elle me fait pere en me rendant ma fille!... --Votre fille! prononca Rovenni, d'une voix si glaciale que Farnese en frissonna. --Sans doute!... J'ai la parole de la Souveraine... --La parole de la Souveraine!... tu crois en Fausta et en sa parole sacree!... Eh bien, ecoute!... Un son de cloche, grave et funebre, tomba dans le silence. --Le glas! murmura Farnese eperdu. --Ecoute! Ecoute encore! gronda Rovenni. Des voix, alors, derriere la porte du fond, s'eleverent en un chant de deuil... un chant aux larges modulations, qui tantot semblait se perdre en gemissements d'horreur et tantot se gonflait, eclatait en imprecations menacantes... Farnese, d'une violente secousse, se degagea de l'etreinte de Rovenni, et sa voix hurla son epouvante: --Le glas de mort!... Le chant des supplicies!... Qui meurt ici?... Qui est mort?... --Farnese! prononca Rovenni d'un accent d'ironie terrible, la souveraine Fausta t'attend la, derriere cette porte... Va donc lui demander ton amante et ta fille!... Farnese se rua vers la porte du fond, et, d'une sauvage poussee, l'ouvrit toute grande. En un instant, il demeura hagard, les cheveux herisses, pris de vertige. Dans le plein air, il put faire trois pas rapides et, soulevant les bras vers la suppliciee, d'une voix sans accent humain, il hurla le meme mot: --Ma fille!... Et c'etait bien sa fille! C'etait bien Violetta! C'etait bien pour sa fille que tintait le glas, comme jadis en place de Greve il avait tinte pour Leonore!... Et la, sur cette esplanade, se dressait l'estrade de marbre a demi en ruine, sur laquelle s'etaient ranges les cardinaux et les eveques du schisme; et, au centre de cette assemblee, lui faisant un entourage d'une solennite angoissante, sous son dais rouge, frange d'or, en son costume de somptuosite orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux de velours etrangement calmes, Fausta la souveraine, la papesse, lui montrait Violetta la suppliciee!... Et c'etait, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des pluies... la croix du cimetiere. Et, sur cette croix, attachee par les poignets et les chevilles, couronnee de fleurs, toute blanche dans sa robe de suppliciee, robe de lin legere comme une gaze pale, probablement deja etourdie par quelque narcotique, evanouie... morte peut-etre... c'etait Violetta! c'etait sa fille!... Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scene somptueuse et tragique, passerent dans l'oeil de Farnese avec la rapidite fantastique d'un reve. A cet instant, une femme, placee pres de cette sorte de trone sur lequel etait assise Fausta, se retourna vers lui... Et cette femme, d'un bond, fut sur le cardinal, lui intercepta la scene hideuse, et, comme jadis sur les marches de l'autel de Notre-Dame, ses deux mains crispees s'appesantirent sur les epaules de Farnese... Car, cette femme, c'etait Leonore de Montaigues. Leonore, flamboyante et livide a la fois, Leonore, belle comme une lionne dechainee, planta son regard dans les yeux de Farnese... Puis, ce regard, avec une stupefaction ou il y avait de la rage, de la haine, du doute, du desespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillee, ecroulee elle-meme de stupeur et d'effroi... --Que dis-tu? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Votre fille... Jean Farnese!... notre fille... la voici!... --La voila! rala Farnese en etendant les bras vers la suppliciee.... --Violetta!... --C'est ta fille!... --La petite chanteuse que je repoussais? --C'est ta fille!... Leonore se retourna vers la croix. Ses mains tremblantes se leverent, et, d'une voix faible, dans un gemissement tres doux, elle balbutia: --Ma fille!... Est-ce vrai?... Est-ce, dis?... Oui, oui, c'est toi... je te reconnais!... Ma fille... mon enfant!... Oh! aidez-moi a la descendre de la, peut-etre n'est-elle pas morte... Le cardinal Farnese demeurait a la meme place. L'effort qu'il faisait pour se mettre en marche etait enorme; mais il demeurait sur place; il lui semblait qu'il etait de bronze... En realite, il n'y avait plus de vivant en lui que les yeux... Les yeux rives sur l'adoree enfin retrouvee... la bien-aimee qui l'avait reconnue!... Leonore, il ne voyait que Leonore!... La mere avait etreint de sa fille tout ce qu'elle pouvait en etreindre, c'est-a-dire le bas du corps; elle ne pleurait pas, elle ne gemissait pas; elle disait en quelques secondes ce qu'elle eut pu dire en seize ans; elle ne s'arretait que pour baiser furtivement les adorables petits pieds que le& cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et, de toutes ses forces decuplees, elle tentait de secouer la croix, de l'arracher du trou. --Aidez-moi donc... par pitie, je vous dis qu'elle n'est pas morte, et, si elle est morte, je la rechaufferai. Je suis sa mere... Messieurs, ayez pitie... je n'ai jamais vu mon enfant... je ne savais pas que c'etait elle. Elle fit un plus rude effort, et, dans cet effort meme, brisa ses forces... Elle s'abattit a genoux... puis, tout a coup, elle se leva toute droite, dans le meme instant retomba en arriere de toute sa hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournes vers sa fille. Et elle ne respira plus... Pour toujours, elle fut immobile... Voila ce que vit le cardinal Farnese dans cette minute d'horreur qui suivit son entree sur l'esplanade. Lorsqu'il vit tomber Leonore, lorsqu'il eut au coeur ce choc qui lui apprenait qu'elle etait morte, il lui sembla que ses jambes se deliaient enfin... Il se traina vers elle, se pencha et dit: --Morte!... Et ce fut un tel rale que les hallebardiers ranges en arriere du trone de marbre frissonnerent et que les cardinaux parjures baisserent la tete. Seule l'effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura immobile. Alors, le cardinal tira le poignard qu'il portait a cote de la croix. Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses levres tumefiees: Maudite!... Maudite!... A ton tour!... Il crut qu'il s'elancait, qu'il se ruait, qu'il allait frapper Fausta... En realite, il demeura sur place; encore une fois, il comprit que tout mourait en lui. Alors, il repeta son cri sinistre et, levant le poignard, se frappa a la poitrine. Presque aussitot, il tomba non loin de Leonore. Quelle que fut l'impassibilite des gens qui assistaient a cette scene, un fremissement d'horreur parcourut cette assemblee. Peut-etre aussi un autre sentiment agitait-il les dignitaires schismatiques; leurs regards pleins d'une sourde anxiete allaient de Fausta au cardinal Rovenni, qui, lui-meme, pale et fremissant, jetait avidement les yeux du cote des batiments de l'abbaye et murmurait: --Pourquoi Sixte n'arrive-t-il pas? Ou est l'homme qui devait le preceder ici, porteur de son anneau?... Fausta, en voyant tomber Leonore, puis le cardinal Farnese, avait eu un mysterieux sourire et prononce en elle-meme: --Deux!... Que Maurevert maintenant m'amene les autres! Que Guise arrive, et tout est fini!... Alors, jetant un long regard sur les deux cadavres, elle se leva lentement sous l'eclatant soleil de cette matinee, toute droite dans son lourd et somptueux costume: ce n'etait plus une femme, ni meme la souveraine aux attitudes d'irresistible autorite; elle incarnait la Puissance dans ce qu'elle a d'inhumain. D'une voix ou il n'y avait ni pitie, ni colere, ni agitation, elle prononca: --Prions pour les ames de ces deux malheureux, et demandons au Tres-Haut de pardonner a la trahison du cardinal Farnese, mais aussi de frapper les traitres comme celui-ci vient d'etre frappe. Ainsi periront tous ceux qui... Elle s'arreta brusquement. Ses levres devinrent blanches. Un tressaillement la parcourut tout entiere, son regard noir se fixa sur un point du mur d'enceinte, et, au fond d'elle-meme, il y eut un cri de rage. --Pardaillan!... Dans le meme instant, Pardaillan sauta du mur; presque aussitot, Charles d'Angouleme sauta derriere lui... --Gardes! commanda Fausta, faites saisir ces deux hommes!... Sur un signe du cardinal Rovenni, les hallebardiers s'elancerent. Pardaillan porta la main a la garde de son epee. --Il parait, madame... Un cri atroce l'interrompit: c'etait Charles qui venait de reconnaitre Violetta sur la croix et qui, fou d'horreur et de desespoir, se ruait sur l'instrument de supplice... --...qu'a toutes nos rencontres, continuait Pardaillan sans se retourner, je suis destine a vous prendre en flagrant delit de meurtre! Arriere, vous autres! tonna-t-il en tirant sa rapiere. Les hallebardiers l'entourerent. Pardaillan avait Rovenni directement devant lui. Il tomba en garde, et il allait de la pointe de sa rapiere porter quelques coups destines a le degager, lorsqu'il demeura immobile et stupefait... Rovenni, au lieu de fuir, s'inclinait tres bas devant lui!... Sur quelques mots brefs du cardinal, les hallebardiers reculaient!... Et Rovenni murmurait: --Quels sont vos ordres?... Dites vite!... Que se passait-il? Il se passait simplement ceci: qu'au moment ou Pardaillan etait tombe en garde, les yeux de Rovenni s'etaient fixes sur sa main droite... et qu'a l'index de cette main brillait l'anneau d'or... que Sixte-Quint seul pouvait lui avoir donne!... Aux yeux de Rovenni, et presque aussitot aux yeux de tous ceux qui entouraient Fausta, tout prets a la trahir, Pardaillan etait l'homme envoye par le pape!... Et, cet anneau, c'etait celui que M. Peretti, il y avait cinq mois, lui avait donne dans le moulin de la butte Saint-Roch. --Vos ordres! repeta Rovenni. --Qu'on arrete cet homme! rugit Fausta... --Mes ordres! dit Pardaillan a tout hasard: maintenez cette femme, en attendant... Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu'elle entrevoyait, descendit de son trone et marcha sur Pardaillan; mais, dans ce moment, un chant eclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaca d'epouvante. Et c'etait le _Domine, salvum fac Sixtum Quintum..._ Fausta porta les deux mains a son front. Ses yeux lancerent des eclairs. Un frisson convulsif l'agita... "Trahie!... Trahie!..." murmura-t-elle. A ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes eclata, une trentaine d'hommes d'armes apparurent, s'avancant a grands pas... --Le duc de Guise! hurla Fausta; A moi, mon duc... --Cajetan! repondit le cardinal Rovenni. Sa Saintete Sixte-Quint! _Domine, salvum fac Sixtum Quintum!_... Fausta leva vers le ciel rayonnant un regard ou il y avait une malediction supreme, puis elle baissa la tete; et, immobile, dedaigneuse, redevenue la statue impassible, elle ne prononca plus un mot... Toute cette scene, depuis l'instant ou Pardaillan s'etait laisse glisser du haut de la muraille, avait dure moins d'une minute... Lorsqu'il eut constate la soudaine, l'inexplicable et fantastique volte-face des gardes qu'il s'appretait a charger, Pardaillan rengaina tranquillement sa rapiere, et, d'un coup d'oeil, embrassa le terrible spectacle qu'il avait sous les yeux: les deux cadavres, la croix fleurie; sur la croix, la jeune fille attachee par les poignets et les chevilles; au pied de la croix, Charles agenouille, ecrase, tombait a la renverse... Pardaillan se rua sur la croix... Il l'enlaca de ses deux bras puissants, la secoua, cherchant a la soulever, a arracher le pied de son alveole... La croix basculait, se balancait. Et plus fort a ce moment ou un vieillard apparaissait sur la scene, la dextre levee, plus violemment les cardinaux et les eveques prosternes tonnaient: "Domine, salvum fac pontificem nostrum!" Fausta seule etait debout. Ses regards se croiserent avec ceux de Sixte-Quint... --A genoux, fille d'orgueil! dit le pape en levant ses trois doigts... benediction ou malediction. --Fils de la trahison, repondit Fausta en se redressant, ce front d'orgueil ne se courbera que sous la hache de ton bourreau. A ce moment, la croix frenetiquement secouee s'inclinait. Pardaillan la soutenait dans ses bras, et doucement la posait sur le sol. En un instant, il eut coupe les cordes qui attachaient les poignets et les chevilles de Violetta. Il posa sa main sur le sein de la jeune fille... A ce moment aussi, Charles d'Angouleme, hagard, a genoux, se trainait vers Violetta. Pardaillan venait de lui jeter un mot: "Vivante!..." Alors, sans un mot, n'ayant plus en lui que cette idee: fuir ce lieu maudit... oubliant jusqu'a Pardaillan, il souleva la jeune fille dans ses bras et se mit en marche, dans la direction des batiments de l'abbaye. Lorsqu'il eut atteint la voute qui aboutissait a la grande porte d'entree, il comprit que ses forces allaient l'abandonner; un brouillard s'etendit sur ses yeux, et il sentit que la terre manquait sous ses pas et qu'il tombait. XVI DEVANT L'ABBAYE Pour que Violetta fut mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvat un executeur, un bourreau secret; ce bourreau, elle l'avait sous la main... c'etait le bohemien Belgodere, c'est-a-dire le pere de celle qui s'appelait Jeanne Fourcaud... de Stella. Mais, si puissant que fut dans l'ame farouche et inculte du bohemien cet eveil de paternite que nous avons constate, point n'etait besoin d'y faire appel pour decider Belgodere: sa haine contre Claude suffisait... Le bohemien s'etait donc trouve a l'abbaye, derriere le vieux pavillon a l'heure precise qui lui avait ete fixee. On avait amene Violetta, ou plutot on l'avait apportee, car, etourdie sans doute par quelque boisson qui avait brise ses forces, elle n'eut pu se soutenir. Belgodere, avec un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l'avait couchee sur la croix, et l'avait fortement attachee par les bras et les pieds. Puis, avec l'aide de quelques hallebardiers, la croix avait ete plantee dans le trou prepare la veille par les gens de l'abbesse. Fausta, a ce moment, etait seule avec une douzaine de gardes sur l'esplanade. Leonore et Jeanne Fourcaud (Stella) etaient enfermees dans le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que l'effroyable besogne fut terminee: --C'est bien, dit Fausta a Belgodere, tu peux te retirer. Va m'attendre devant la porte du couvent. --Stella? grogna le bohemien qui jeta un regard sanglant sur Fausta. Et elle comprit alors pourquoi Belgodere n'avait plus voulu la quitter!... Elle comprit que cet homme la tuerait surement si elle ne tenait parole!... Mais Fausta etait bien decidee a rendre Stella au bohemien. --Ecoute, dit-elle... retire-toi en toute confiance a l'endroit que je te dis, et, dans une heure, tu verras celle que tu me demandes. A ce moment meme, Belgodere vit une litiere s'arreter devant le portail. Il reconnut aussitot les deux hommes qui en descendirent: c'etaient Famese et maitre Claude. Or, tandis que le cardinal seul etait entre dans l'abbaye, Claude s'etait retire sous l'ombrage d'un grand chene, attendant que le cardinal reparut avec Leonore et Violetta. En le voyant le bohemien gronda: --Voila donc celui qui a pendu celle que j'aimais... la mere de mes filles... ma pauvre Magda!... Voila celui qui a refuse a un pere de lui dire ou se trouvaient ses enfants! Par les etoiles funestes! ai-je assez souffert! ai-je assez attendu cette minute!... --Je le tiens!... Belgodere eut un souffle rauque, secoua sa tete sauvage et s'avanca vers Claude. Le bourreau, en le voyant s'arreter devant lui, eut un tressaillement et palit. --Que veux-tu? demanda-t-il rudement. --Ne t'en doutes-tu pas? dit le bohemien. Ils etaient l'un devant l'autre, pareils a deux dogues enormes, tous deux formidables, livides tous deux. --Monsieur, fit Claude avec une sorte de douceur humiliee, s'il s'agit de vos filles, je vous ai explique... --Bon! ricana Belgodere, voila que tu m'appelles monsieur tout comme si j'etais gentilhomme... --Je vous ai explique, dis-je, qu'en les confiant au procureur Fourcaud, je croyais agir pour le mieux de leur bien... Helas! pouvais-je prevoir ce qui devait arriver a ce digne homme! Mais, maintenant que j'ai subi vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi... --Mais avoue donc que tu as eu tort d'arracher au pere ses deux enfants!... --Oui, murmura Claude, comme s'il se fut parle, a lui-meme, la fut peut-etre le crime que j'ai expie par tant de desolation. --Ton crime, dit Belgodere dans un rauque grondement, tu as bien dit le mot, cette fois: ce fut ton crime! --Ne m'as-tu pas enleve Violetta comme je t'avais enleve Flora et Stella?... --Ce n'est pas assez. --N'ai-je pas subi la douleur meme que tu as subie? N'es-tu pas assez venge pour avoir livre mon enfant a celle que tu sais, le jour meme ou je la retrouverais?... --Ce n'est pas assez!... A mesure qu'il faisait ces reponses, Belgodere s'etait redresse, sa voix avait fini par rugir. --Parle donc, dit maitre Claude. Dis-moi ce qu'il te faut. Ce que tu me demanderas, je te l'accorderai!... --Sang pour sang! Vie pour vie! Mort pour mort!... --Sois donc satisfait. Car, bientot, je ne serai plus!... --Tu plaisantes, bourreau! Ah! ca, que veux-tu que ta mort me fasse? Maitre Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta!... Claude saisit une branche de chene qui pendait au-dessus de sa tete, la brisa, la tordit, l'arracha, et, monstrueux, terrible, grogna: --Va-t'en... --Je m'en irai tout a l'heure, dit Belgodere, quand ma fille Stella sortira de ce couvent. Car je puis bien te l'annoncer: on va me rendre ma fille... Et, quant a la petite chanteuse... --Je te conseille de ne pas proferer ici des menaces contre elle. --Des menaces! hurla Belgodere avec un eclat de rire. Tu ne me connais pas, Claude! Je ne menace pas, moi! Je tue!... Et, si je te dis qu'il me fallait le supplice de ta Violetta, c'est qu'a cette heure elle est suppliciee! Claude rejeta sa branche de chene. Sa main enorme s'abattit sur l'epaule du bohemien qui ne plia pas et continua a le regarder les yeux dans les yeux. --Tu dis? fit-il presque a voix basse. --Je dis, rugit Belgodere, que j'ai attache ta fille sur la croix, que vingt hommes d'armes gardent cette croix, et qu'a cette heure elle expire! Ecoute!... Voici le glas qui sonne! La parole expira soudain sur ses levres. Claude venait de le saisir a la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s'incrusterent dans les chairs... Le bohemien, vigoureux et trapu, ses forces decuplees par la haine, essayait, par violentes secousses, d'echapper a l'etreinte. Et lui aussi empoigna le bourreau a la gorge; ses deux bras nerveux, dans un geste foudroyant, se leverent, ses doigts velus s'enfoncerent dans la gorge de Claude... Cela dura quelques instants... Enfin, les doigts de Belgodere se desserrerent... sa tete tomba sur ses; epaules. Il etait mort. Les tintements funebres de la cloche de l'abbaye arreterent l'attention de Claude; mais il ne comprenait pas encore pourquoi sonnait cette cloche. Brusquement un reflux de la memoire le ramena dans la realite. --Le glas! rugit-il. Et il se rua vers la porte du couvent. --Halte-la! cria une sentinelle en voyant arriver Claude, hagard, echevele, hurlant et lance en bonds furieux. Claude, sur son passage, renversa l'homme, sans s'arreter, simplement en le heurtant. Et presque aussitot il s'arreta, avec une atroce clameur de mortel desespoir. Il venait de reconnaitre Violetta dans les bras du duc d'Angouleme qui l'emportait. Violetta, blanche comme une morte. Morte sans aucun doute!. A ce moment, le petit duc chancelait... il allait tomber... Claude ouvrit ses bras de geant, et recut le double fardeau: Charles d'Angouleme portant Violetta... Et, d'un furieux effort, il les enleva tous les deux, s'elanca au dehors, ses yeux rouges fixes sur Violetta, mordant ses levres jusqu'au sang pour ne pas crier, courant, bondissant d'instinct vers la petite source du calvaire... la source pres de laquelle, jadis, Loise de Montmorency avait ete frappee par Maurevert... Et, la, il les deposait tous deux sur le gazon, s'agenouillait, trempait ses mains dans l'eau et baignait le front de la jeune fille qui, presque au meme instant, poussait un soupir, et, dans un sourire, murmurait: --Mon pere... mon bon petit papa Claude! Les minutes qui suivirent furent pour Claude, pour Violetta et pour Charles, promptement revenu de son evanouissement, d'intraduisibles minutes d'extase. Pour Charles et pour Violetta, la situation etait rayonnante; leur felicite les enivrait, ils resplendissaient de leur pure joie comme le soleil resplendissait dans le ciel. Pour Claude elle etait sombre... Puisque Violetta etait sauvee, puisqu'elle etait reunie enfin a celui qu'elle aimait, l'heure de disparaitre allait sonner pour lui... l'heure de mourir!... --Mon pere, dit Violetta, qu'avez-vous? Pourquoi, en un pareil moment, n'etes-vous pas rayonnant de joie? Vous pleurez, pere!... Vous sanglotez! --C'est la joie!... Je te le jure... --Non, dit-elle avec une fermete pleine de douceur, tandis qu'elle palissait legerement; non, non, pere, ce n'est pas la joie qui vous fait pleurer en ce moment... c'est la douleur... Mon pere, continua Violetta, c'est vous qui m'avez prise, enfant, dans vos bras protecteurs, qui m'avez consacre votre vie et donne le meilleur de vous-meme... Monseigneur, je vous aime. Dans le secret de mon coeur, j'ai uni ma destinee a la votre... Je ne pense pas que je puisse jamais vous oublier, et je crois que, s'il fallait jamais nous separer, ajouta-t-elle d'une voix alteree, je serais bientot morte... --O mon enfant! fille adoree de mon coeur! sanglota maitre Claude. --Nous separer! balbutia le duc d'Angouleme en frissonnant. Chere fiancee, vous voulez donc que je meure?... --C'est pourtant ce qui arriverait, dit Violetta, s'il fallait que mon bonheur fut au prix du malheur de mon pere!... Ecoutez, mon cher seigneur, mon pere s'appelle maitre Claude... --Mon enfant... par pitie!... oui, par pitie pour ton vieux pere Claude... tais-toi!... --Mon pere, continua Violetta, mon pere est un bourgeois de Paris. Le voici. Je n'en connais pas d'autre. C'est lui qui m'a elevee... Si je vis, c'est a lui que je le dois... Or, apres une longue separation, quand il me retrouva, ce fut encore pour sauver ma vie... Quand je voulus savoir quel chagrin il y avait dans l'existence de ce juste, il m'apprit qu'il n'etait pas digne de s'appeler mon pere, parce qu'il etait autrefois bourreau jure de la ville de Paris. Monseigneur, regardez-moi, je suis la fille de maitre Claude!... Charles d'Angouleme, livide, frissonnant, recula de deux pas, et jeta une sorte de gemissement lamentable: --Le bourreau!... --Puissances du Ciel, je puis mourir heureux! cria en lui-meme maitre Claude, transfigure, le visage rayonnant d'une joie surhumaine... A ces mots, il prit rapidement le flacon de poison qu'il portait dans son aumoniere et en avala le contenu. Violetta, les yeux fixes sur Charles, n'avait pas vu ce geste!... Pendant quelques secondes, ses yeux fermes sous ses mains, demeurerent pourtant comme eblouis par de sinistres lueurs... Quand il laissa retomber ses mains, quand son regard se posa sur Violetta, la jeune fille poussa un grand cri de joie eperdue... Car, dans les yeux de son fiance, elle venait de voir que l'amour etait vainqueur de la revelation. Dans le meme instant, les deux amants etaient dans les bras l'un de l'autre... Charles prit une main de Violetta dans sa main, s'avanca vers Claude, et pale encore, mais la physionomie rayonnante de male loyaute, prononca: --Monsieur, laissez-moi saluer en vous le pere de celle que j'adore et a qui, devant vous, je consacre ma vie... Ce que vous futes, je l'ignore. Ce secret s'est deja evanoui de mon coeur. Voici ma main!... Charles tendit sa main en fremissant malgre lui. Claude la saisit et poussa un long soupir, en murmurant: --Maintenant, je suis sur du bonheur de ma fille!... --O mon noble Charles, balbutia Violetta. Comme je vous benis!... O bon pere... tu auras donc, toi aussi, ta part de bonheur!... Claude sourit d'un sourire qui contenait surement tout le bonheur et tout l'amour... Presque au meme instant, il sentit une sueur glaciale pointer a la racine de ses cheveux, il chancela, tomba sur les genoux, puis, comme tout se mettait a tourner autour de lui, il s'allongea sur le sol, les mains crispees sur l'herbe. --Pere! pere! cria Violetta en s'agenouillant. --Ne t'inquiete pas... c'est... c'est la joie... --Oh! begaya la jeune fille epouvantee, mais son visage se decompose... ses mains se glacent... Seigneur! est-ce que mon pere va mourir?... Claude se raidit. Un sourire illumina son visage monstrueux et, d'une voix infiniment douce, il repondit: --Mourir... oui!... je meurs... Mon enfant, je meurs de joie... quelle belle et heureuse fin! Monseigneur, ma benediction vous accompagnera dans la vie... Je vous donne cette enfant... Adieu... ta main, mon enfant... Dans un dernier effort, il saisit la main de Violetta... Il l'appuya sur ses levres et ferma les yeux... Et comme Violetta, affaissee sur elle-meme, etouffait ses sanglots dans un pan de son manteau ramene sur son visage, le duc d'Angouleme, jetant les yeux autour de lui, apercut le petit flacon qui avait roule presque au bord de la source. Il tressaillit et jeta sur le mort un regard de pitie profonde... Alors, il se baissa; et, pour que ce flacon ne fut pas vu de sa fiancee, pour qu'elle put garder a jamais cette touchante illusion qu'avait voulu creer le bourreau, il plongea la frele capsule dans l'eau pure de la source... A ce moment, une jeune fille sortit de l'abbaye, s'arreta un instant non loin du chene sous lequel gisait Belgodere etrangle, jeta autour d'elle des yeux egares, et, apercevant enfin Charles d'Angouleme et Violetta, descendit d'un pas affole par la terreur, et se pencha sur Violetta: --Chere et douce compagne de captivite, murmura-t-elle. Nous sommes donc libres!... Au prix de quelles horreurs, helas!... Violetta, levant son visage baigne de larmes, reconnut Jeanne Fourcaud, se leva et se jeta dans ses bras: --Mon pere est mort!... sanglota-t-elle. C'etait en effet la fille de Belgodere! Le duc d'Angouleme vit un secours dans l'arrivee de cette belle enfant qu'il ne connaissait pas, mais qui semblait aimer tendrement sa fiancee. Il glissa quelques mots a l'oreille de Jeanne Fourcaud, qui entraina Violetta loin du pauvre corps du bourreau. Quelques paysans du hameau s'etaient approches... Charles leur fit signe et, moyennant une piece d'or, obtint qu'ils enlevassent le cadavre, qui fut depose dans une chaumiere. Quant a celui de Belgodere, il fut enterre a l'endroit meme ou il etait tombe. Tandis que Jeanne Fourcaud, dans la chaumiere ou reposait le corps de maitre Claude, essayait de consoler Violetta, Charles d'Angouleme s'etait rapproche de l'abbaye. Inquiet de Pardaillan, il allait penetrer dans l'interieur du couvent lorsqu'il le vit apparaitre. Le chevalier semblait fort calme. Mais Charles connaissait bien cette physionomie. Et, a certains signes, il vit que Pardaillan devait etre bouleverse par quelque violente emotion. Il se contenta donc de le mettre au courant de ce qui venait de se passer pres de la source. --Bien, dit Pardaillan, qui hocha la tete, vous n'avez plus, monseigneur, qu'a conduire votre fiancee a Orleans. --Et vous, cher ami?... Je vous previens que je ne pars pas sans vous... --Il le faut, dit Pardaillan. D'ailleurs, notre separation ne sera pas longue. Des que j'aurai termine a Paris certaine affaire qui m'y retient, je viendrai vous chercher a Orleans. Apres une breve discussion, Charles dut se rendre a l'evidence. Il fallait, de toute necessite, mettre Violetta en surete parfaite; et, sur la promesse que le chevalier viendrait le chercher bientot a Orleans, il se jeta dans ses bras pour lui faire ses adieux, puis regagna la chaumiere ou Violetta pleurait pres du corps de Claude. Le duc d'Angouleme passa cette journee a se procurer une litiere pour sa fiancee et un cheval pour lui. Le lendemain matin, au lever du soleil, maitre Claude fut enterre. Charles, apres la ceremonie, fit monter Violetta dans la litiere ou Jeanne Fourcaud prit egalement place. Lui-meme sauta en selle. Et la petite troupe se mit en route pour contourner Paris et rejoindre la route d'Orleans. Comme la litiere s'ebranlait, le duc d'Angouleme vit surgir deux grands diables qu'il reconnut, surtout Picouic, grace auquel il avait pu sauver Violetta. Picouic, en effet, avait eu la pensee de se rendre a tout hasard a l'auberge de la Deviniere et, etant entre dans Paris a l'ouverture des portes, il avait trouve dans l'auberge Pardaillan et Charles qui s'appretaient deja en vue du rendez-vous que Maurevert leur avait assigne pour ce jour-la meme... Et Picouic leur avait appris tout ce qui se passait a l'abbaye de Montmartre, en les suppliant de s'y rendre au plus vite. Picouic et Croasse, donc, apres la scene terrible qui s'etait deroulee pres du pavillon de l'abbaye, s'etaient rejoints, et, lorsqu'ils virent le jeune duc pret a partir, s'approcherent de lui. --Monseigneur, cria Picouic, ne nous abandonnez pas!... Charles fut emu de pitie... et, apres tout, c'etait a Picouic qu'il devait en partie son bonheur present. --Eh bien, lui dit-il avec un sourire en lui jetant quelque argent, voici pour faire la route d'ici a Orleans. Une fois a Orleans, venez me trouver, et, si mon service vous plait, eh bien, vous resterez avec moi... XVII LA RECONNAISSANCE DE FAUSTA Le premier mouvement du chevalier de Pardaillan avait ete de suivre le jeune duc. En effet, Violetta sauvee, le reste ne le regardait plus. Une pensee, a cet instant, fulgura dans son cerveau: "Maurevert!..." Maurevert, sans aucun doute, savait ce qui devait se passer dans l'abbaye!... Maurevert lui avait donne rendez-vous pour ce jour-la, a midi, pres de la porte Montmartre, et lui avait dit: "Non seulement je vous dirai ou se trouve la petite chanteuse, mais je vous conduirai a elle... vous la verrez!" Si Maurevert lui avait donne rendez-vous pres de la porte Montmartre, c'etait pour le conduire a l'abbaye! Si le rendez-vous etait a midi, c'etait pour qu'il arrivat trop tard. Oui, dans le plan de Maurevert, lui et le jeune duc devaient voir la petite chanteuse... mais ils ne devaient la voir que vers une heure de l'apres-midi, alors qu'elle aurait ete crucifiee a neuf heures du matin!... Pardaillan frissonna. Un flot de haine monta a son cerveau a la pensee de cette trahison si miserable. A ce moment, son regard se reporta sur Fausta et sur l'homme qui, vetu comme un bourgeois, etait acclame par ces eveques et ces cardinaux. Et il reconnut M. Peretti... le meunier dont il avait sauve les sacs d'or!... "Le pape! murmura Pardaillan. Le pape et la papesse en presence!..." --A genoux! repetait Sixte-Quint en levant sa dextre menacante, a genoux! ou je te fais saisir et attacher sur cette croix!... Fausta ne s'agenouilla pas. Elle redressa sa tete orgueilleuse dont le calme faisait un etrange contraste avec le visage du vieillard, bouleverse de fureur... Du bout des levres, avec un dedain qui prouvait tout au moins un courage a toute epreuve, elle laissa tomber ces mots: --Pape du mensonge, tu l'emportes aujourd'hui! Fais-moi mettre a mort si tu l'oses; je ne te precederai que de peu dans la tombe; mais tu n'obtiendras pas de moi la soumission que tu esperes! Sa voix s'etait a peine elevee au diapason du mepris. En prononcant les derniers mots, elle remonta sans hate les degres de marbre et reprit sa place sur son trone. --Par le Dieu vivant! gronda Sixte-Quint, voila l'audace de l'heresie! voila le frenetique orgueil du schisme! Gardes!... que cette femme meure!... Il y eut un tumulte; les gens d'armes de Sixte et les hallebardiers de Fausta s'avancerent precipitamment sur l'estrade de marbre... Fausta, dans cette supreme seconde ou la mort etait sur elle, ne fit pas un geste de defense; elle vit l'eclair des piques et des poignards, elle entendit le hurlement de la meute qui se ruait sur elle... Dans cet instant ou elle s'appretait a mourir comme elle avait vecu, en une attitude d'indestructible orgueil, un homme, d'un bond, venait de se jeter devant elle... Cet homme, avec un de ces gestes qui imposent l'effroi de la mort aux multitudes, tirait du fourreau une longue, large et solide rapiere; la pointe de cette rapiere, il la dirigeait sur la poitrine meme de Sixte-Quint debout sur la derniere marche de l'estrade, et cet homme disait: --Saint-Pere, je serai au regret de vous tuer; mais, si vous n'arretez cette bande de loups, vous etes mort!... Sixte fit un signe desespere... Les gardes s'arreterent net, n'osant plus faire ni un pas ni un geste, car il etait trop evident que l'homme a la rapiere n'avait qu'a pousser sa pointe... et c'en etait fait du pape... --Pardaillan! murmura Fausta dans un soupir de joie, d'espoir, de renaissance a la vie, et d'admiration. --Monsieur, dit Sixte d'une voix ferme, oseriez-vous frapper le supreme pontife de la Chretiente!... --Aussi vrai que vous osez frapper cette femme!... Dans le meme instant, Pardaillan se rapprocha du pape, tandis que les gardes cherchaient s'ils ne pourraient le frapper a l'improviste sans danger pour Sixte. --Ne bougez pas, enfants! dit le pape. Dieu terminera cette querelle au mieux de ses interets!... --C'est sur! dit froidement Pardaillan, je ne comprends pas que les hommes se veuillent a toute force meler des interets de Dieu... Madame, veuillez descendre... Pas un geste, vous autres... ecartez-vous!... Descendez, madame!... (Fausta, eblouie, domptee, dominee, obeissait.) Bien... Gagnez maintenant la porte de ce pavillon. Vous y etes?... Attention, vous autres!... Au meme moment, Pardaillan lacha Sixte-Quint. D'un saut, il fut en bas de l'estrade. Vingt poignards se leverent; vingt piques ou hallebardes se croiserent... Pardaillan fonca comme il foncait toujours dans les foules, c'est-a-dire droit devant lui, sans un mot, la pointe de l'epee partout a la fois; devant, a gauche, a droite, du sang gicla, des imprecations sauvages retentirent, et, presque dans la meme seconde, le chevalier, sans une blessure, mais son pourpoint dechire en deux ou trois endroits, atteignait la porte du pavillon, se ruait a l'interieur, et s'enfermait... barricader les deux portes fut pour lui l'affaire de quelques minutes. Fausta s'etait assise dans l'un des fauteuils qui avaient ete places la pour les cardinaux, et, ramenant son voile sur son visage, en proie a cette terrible emotion qui l'avait saisie dans la cathedrale de Chartres, meditait... Pardaillan, cependant, achevait sa besogne, tandis qu'au dehors les cris de mort retentissaient plus violents et que deja les gardes de Sixte cherchaient a enfoncer la porte. Quand il fut certain d'avoir gagne au moins une heure de repit, Pardaillan se mit a frapper sur la porte en criant d'une voix qui couvrit les hurlements de mort: --Un peu de silence, que diable! on ne s'entend pas! Je veux parler a votre maitre!... Sans doute, Sixte-Quint dut faire un signe, car, bientot, le silence se retablit par degres. --Venerable et saint pere de la Chretiente, dit Pardaillan, etes-vous la? --Que voulez-vous? dit une voix rude qu'il ne connaissait pas et qui etait celle de Rovenni. --Je ne veux rien, reprit Pardaillan. Veuillez seulement rappeler a M. Peretti qu'en certaine circonstance et en certain moulin il n'a pas eu a se plaindre de moi... --Le service que cet homme nous rendit alors est aboli par son insolence et ses criminelles menaces d'aujourd'hui, fit la voix du pape. Cardinal, demandez-lui si c'est la tout ce qu'il a a nous dire, et ajoutez qu'en reconnaissance de ce service passe je lui accorde une heure pour dire ses prieres... --Vous avez entendu? gronda Rovenni. --Oui! Dites a Sa Saintete qu'avant les trois heures que vous mettrez certainement a defoncer cette porte, avant ce temps, dis-je, ce couvent sera envahi, par des gens qui n'auront peut-etre pas pour le Saint-Pere tout le respect que j'ai pour lui... c'est encore un service que je rends a Sa Saintete! --Miserable et insolent impie, vocifera Rovenni. Gardes, enfoncez cette porte!... Mais le pape fit un geste, et la meute s'arreta court. --J'ai vu, etudie, pese cet homme, dit-il. C'est l'audace incarnee. Au moulin de la butte Saint-Roch, il a accompli des prodiges. Partons! Rovenni, je vous attendrai avec vos compagnons a Lyon. De la, nous gagnerons l'Italie et Rome... Mon cher Rovenni, dites a vos compagnons qu'il y a pour tous indulgence pleniere... sans compter le reste. Quant a vous, vous savez ce qui vous attend... Partons maintenant. Il serait horrible que, sur la fin de mes jours, j'aie la douleur de voir les meilleurs d'entre les notres egorges par des truands!... Sixte-Quint, alors, s'avanca jusqu'a la porte du pavillon. --Mon fils, dit-il, etes-vous la?... --Certes, Saint-Pere. Tout a votre devotion! repondit Pardaillan. --Recevez donc ma benediction: c'est la seule vengeance que je veuille exercer contre vous. Adieu. Si les hasards de votre vie aventureuse vous conduisent un jour a Rome et que je sois encore de ce monde, venez sans crainte frapper aux portes du Vatican. A defaut de Sixte-Quint, vous y trouverez surement M. Peretti, le meunier de la butte Saint-Roch... --Saint-Pere, cria Pardaillan, je recois avec joie votre benediction, mais avec plus de plaisir encore l'invitation de M. Peretti, que j'ai toujours considere comme un tres habile homme! --Brigand! murmura Sixte-Quint qui, pourtant, ne put s'empecher de sourire. Et il s'eloigna, suivi de ses gens d'armes et gentilshommes, tandis que le choeur des schismatiques enfin reconcilies, Rovenni en tete, entonnait avec plus d'ardeur que jamais le _Domine, salvum fac pontificem_... En somme, et bien que Fausta lui echappat, le but de Sixte-Quint etait atteint: il venait de detruire le schisme en le frappant au coeur meme. Une demi-heure apres le depart du pape, Pardaillan, n'entendant plus rien, se hasarda a demolir en partie les fortifications qu'il avait elevees dans le pavillon. Ayant entrouvert la porte, il vit que l'esplanade et l'estrade etaient egalement vides. Alors, il sortit, inspecta l'etendue du terrain de culture et ne vit plus personne. Il revint a l'esplanade et, pensif, s'arreta pres de la croix couchee sur le sol... la croix sur laquelle Fausta avait fait attacher Violetta par Belgodere. --Pauvre petite chanteuse! murmura-t-il, attendri. Pourquoi un tel supplice. Elle n'est coupable que d'etre trop jolie... Pardaillan se retourna et vit Fausta. Cette femme extraordinaire semblait n'eprouver aucune emotion ni des scenes tragiques qui venaient de se derouler, ni du danger auquel elle venait d'echapper. Fausta le considera quelques instants, cherchant peut-etre a percer du regard cette enveloppe d'ironie et d'insouciance, qui masquait la physionomie du chevalier. --Vous m'avez sauve la vie, dit-elle enfin. Pourquoi? Pardaillan releva la tete fine sur laquelle les rayons du soleil mettaient a ce moment une sorte d'aureole. --Ah! fit-il, si vous me parlez ainsi, madame, si nous sortons de la folie furieuse des heresies, des mises en croix, si nous echappons au cauchemar devenu mortel pour cette malheureuse et ce pretre (il montrait les cadavres de Leonore et de Farnese), si nous rentrons enfin dans le naturel, je vous repondrai seulement ceci: j'ai vu une femme qu'on allait tuer; j'ai vu des fauves se ruer avec des cris de mort sur un etre sans defense, et, sans me demander ni pourquoi ni comment, je me suis trouve le fer au poing devant les fauves... --Ainsi, reprit Fausta, si toute autre que moi se fut trouvee a ma place, vous l'eussiez defendue. --Sans doute! dit Pardaillan. Fausta, pensive, baissa la tete, peut-etre pour cacher la paleur qui envahissait son visage. --Maintenant, madame, continua le chevalier, voulez-vous me permettre de vous poser a mon tour une question?... Oui?... La voici: pourquoi le sire de Maurevert m'avait-il donne rendez-vous aujourd'hui a midi, pres de la porte Montmartre?... --Parce que je lui en avais donne l'ordre, dit Fausta avec calme; parce que Maurevert devait vous amener ici a un moment ou mon triomphe etait assure; que, sans la trahison des miens, vous eussiez ete enveloppe ici par des gens de Guise; et, qu'enfin je devais sortir de ce couvent laissant votre cadavre pres de ces deux corps... Un fremissement agita Pardaillan. Dans son coeur se dechaina la furieuse envie de sauter sur cette femme, et de lui ecraser la tete comme a une vipere... Pendant quelques secondes, Fausta put croire que Pardaillan allait la tuer... Pourtant, il ne bougeait pas... il ne faisait pas un geste... Sa figure reprit son apparence d'insouciante audace, et le bon Pardaillan se mit a rire, s'inclina, et, d'une voix exempte d'amertume, repondit: --Je suis vraiment au regret, madame, que vos voeux n'aient pas ete mieux accueillis par le Ciel. Puis-je, avant de nous quitter, vous etre bon en quoi que ce soit? Fausta devint bleme. Son orgueil souffrit plus qu'il n'avait jamais souffert. Elle fut ecrasee par cette generosite simple et souriante, qui lui apparut comme un prodigieux dedain. Des larmes perlerent a ses cils. Une force inconnue la poussait vers cet homme qu'elle eut voulu tuer et qu'elle adorait. Le souvenir de la cathedrale de Chartres passa comme la foudre dans son esprit... Elle entendit la reponse de Pardaillan: "J'ai aime... j'aime a jamais la morte... morte au monde, vivante toujours dans mon coeur! Et vous, je ne vous aime ni jamais ne vous aimerai..." Et les paroles qu'elle criait au fond d'elle-meme se figerent sur ses levres blanches. Elle demeura glacee dans son attitude d'orgueil... Et la haine, avec la honte de sa defaite, une fois de plus triompha en elle. --Monsieur de Pardaillan, dit-elle avec un sourire, j'aurais en effet un dernier service a vous demander: je crains que le depart des gens de Sixte ne soit un piege... Sous la garde de votre epee, je ne redouterais pas une armee. Mais peut-etre ne voudriez-vous pas m'accompagner jusque dans Paris?... --Pourquoi non, madame? repondit Pardaillan. --Merci, monsieur, dit Fausta sans un tressaillement. Veuillez donc m'attendre devant le portail de cette abbaye. Je vous y rejoindrai dans quelques instants... Le chevalier salua en soulevant son chapeau, mais sans s'incliner; puis, d'un pas tranquille, sans retourner la tete, il s'eloigna et traversa le terrain de culture. Alors, Fausta ramena son regard pres d'elle et vit les deux corps abattus pres de la croix: Farnese et Leonore enlaces dans l'etreinte du supreme baiser qu'avait cherche l'amant... Un pale sourire vint crisper ses levres. "Celui-la, du moins, a recu le chatiment de la trahison, murmura-t-elle. Quant aux autres, quant a ce miserable Rovenni, quant a ces laches, ces fous, trois fois fous..." A ce moment, l'abbesse, Claudine de Beauvilliers, parut, toute pale et tremblante. --Ah! madame, dit-elle, quelle catastrophe!... Vaincues... nous sommes vaincues!... --Qui vous dit que je sois vaincue! gronda Fausta. Est-ce que je puis etre vaincue!... Allons, ma pauvre fille, la terreur vous fait perdre l'esprit. Mais, moi, je ne perds pas la memoire de ce que je dois... Vous m'avez bien servie, et ce n'est pas votre faute si un incident recule de quelques jours l'execution de mes projets. Envoyez donc quelqu'un a mon palais des aujourd'hui, la somme convenue vous sera remise... Claudine s'inclina avec un cri de joie: --Vous etes plus que la puissance, murmura-t-elle, vous etes la generosite! --Vous vous trompez, dit froidement Fausta; je sais seulement payer mes dettes, d'argent, d'amitie... ou de haine. Prenez soin de ces deux corps et veillez a ce qu'ils soient enterres dans le cimetiere de l'abbaye... Fausta se dirigea alors vers l'appartement de l'abbesse qui l'aida elle-meme a se devetir de son lourd et splendide costume, a la fois religieux et royal. Puis Fausta descendit, et, devant le portail de l'abbaye, trouva Pardaillan qui l'attendait. La litiere, qui avait amene le prince Farnese et maitre Claude, etait toujours la. Le cheval de l'homme, qui etait venu les chercher, etait attache a un anneau. Pardaillan sauta sur le cheval; Fausta monta dans la litiere; et ce groupe se dirigea vers Paris. Tant que l'on fut hors des murs, Fausta, par une fente des rideaux, tint son regard fixe sur le chevalier, qui se tenait pres de la litiere. Pardaillan entrerait-il, oserait-il entrer dans Paris?... On arriva a la porte: Pardaillan franchit le pont-levis, et passa sous la voute. Alors, Fausta, un eclair de joie aux yeux, retomba sur les coussins en murmurant: "L'insense!..." XVIII MAUREVERT Tant que Pardaillan avait descendu les pentes de la colline, il avait regarde au loin et inspecte les abords de la porte Montmartre. L'heure que Maurevert lui avait assignee etait passee. Et Pardaillan ne doutait pas que cet homme ne fut deja au courant de ce qui s'etait passe a l'abbaye. Il ne fut donc nullement surpris de ne pas apercevoir Maurevert. Il avait donc franchi la porte et s'etait mis a suivre la rue Montmartre. Au moment ou il disparaissait sous la voute, une tete pale surgit d'entre les touffes d'un buisson, deux yeux flamboyants l'escorterent quelques instants, et l'homme, sortant de sa retraite, demeura immobile, agite par un tressaillement de joie sauvage. C'etait Maurevert... Il eut le meme mot qu'avait eu Fausta: "L'insense!..." Maurevert avait accompli son voyage a Blois; il y avait rempli la besogne d'espionnage que Guise lui avait confiee. Puis, une fois en possession de renseignements precis sur la garnison du chateau, sur les habitudes de Henri III, enfin sur la possibilite d'un coup de main a tenter contre la personne et l'entourage du roi, il avait repris le chemin de Paris de facon a se trouver le 21 octobre, a midi, aux environs de la porte Montmartre. Le 20 octobre au soir, il etait a Paris. Le lendemain matin, il s'appreta, s'arma soigneusement, et, quand il fut habille, revetu de sa cotte de mailles sous le pourpoint et de sa cuirasse de cuir sur le pourpoint, quand il fut pret, il s'apercut qu'il avait encore quatre heures devant lui. Mais il ne tenait plus en place et, etant sorti, il gagna directement la porte Montmartre et choisit un endroit d'ou il pouvait tout voir sans etre vu. S'etant assis dans l'herbe, a l'abri d'un fourre, il se menagea une ouverture a travers les feuillages epais, et des lors ne bougea plus, son regard fixe sur la porte. Il souriait vaguement et s'ingeniait a compter le temps qui le separait encore de midi. Puis il combinait la scene... Pardaillan et Charles d'Angouleme apparaissant... et lui, marchant a leur rencontre, le visage empreint d'une gravite convenable, et disant: --Messieurs, je vous ai promis qu'aujourd'hui, a midi, je me trouverais ici... m'y voici! Je vous ai promis que vous verriez aujourd'hui celle que vous cherchez... Suivez-moi et vous allez la voir!... Et il se mettait aussitot en marche vers l'abbaye... il y entrait... et la, que se passerait-il? Il ne savait pas... Mais, ce qu'il savait bien, c'est que Fausta avait du preparer un traquenard ou Pardaillan devait succomber. A cet instant, il fut secoue d'un grand frisson et faillit jeter un cri: trois hommes venaient de sortir de la porte Montmartre et s'elancaient vers l'abbaye!... Il reconnut aussitot les deux premiers: c'etait Pardaillan et Charles d'Angouleme; quant au troisieme, il ne le connaissait pas, et c'est a peine d'ailleurs s'il le vit... Maurevert demeura stupefie par l'horreur de ce qu'il entrevoyait. Si Pardaillan se montrait a cette, heure, bien avant le rendez-vous, ce n'etait pas pour le chercher! Bien mieux! Pardaillan montait a cette abbaye ou il devait le conduire!... Pardaillan etait donc prevenu!... "Oh! gronda Maurevert en se mordant les poings, c'est a devenir fou! Le demon m'echapperait encore!..." Il essuya son front ruisselant de sueur, et, comme Pardaillan avait disparu, il se leva, sortit de sa cachette et a son tour s'elanca vers l'abbaye. Lorsque deux heures plus tard il redescendit les pentes de Montmartre, Maurevert pleurait... La secousse etait terrible. Il se sentait faible comme un enfant. Plus d'espoir. Tout etait fini... Comment eut-il l'idee de reprendre sa place dans ce buisson ou il s'etait abrite le matin? Qu'esperait-il encore?... Tout a coup, il apercut Pardaillan, escortant la litiere de Fausta! Maurevert ne se demanda pas pourquoi Fausta et Pardaillan rentraient ensemble. Des qu'il eut vu Pardaillan franchir la porte, il rentra dans Paris; un heraut d'armes passait. Maurevert l'obligea a descendre de son cheval, sauta en selle, et, ventre a terre, prit le chemin de l'hotel de Guise. Le duc etait en conference dans son cabinet. Maurevert ecarta violemment gardes et domestiques, ouvrit la porte, s'avanca vers Guise stupefait, et dit: --Monseigneur, Pardaillan est dans Paris! Guise, qui s'appretait a rudoyer l'intrus, palit a ces mots. --Monseigneur, repeta Maurevert, votre ennemi acharne, celui a qui vous devez votre defaite de Chartres, vient d'entrer dans Paris... --Il faut saisir le drole! s'ecria Maineville. --Paix, Maineville! dit le duc de Guise. Voyons, Maurevert, precise: quand, comment l'as-tu rencontre?... Et d'abord, depuis quand es-tu de retour?... --Depuis une heure, monseigneur. Je me rendais ici lorsque je vis Pardaillan qui cheminait le plus paisiblement du monde, venait de la porte Montmartre qu'il venait de franchir. Ah! monseigneur, vous pouvez croire que j'ai du me faire violence pour ne pas provoquer sur-le-champ ce demon... mais j'ai pense que ce gibier vous appartenait... Guise grinca des dents. Cette insolente audace de Pardaillan penetrant dans Paris en plein jour et sans se donner la peine de se cacher l'humiliait et l'exasperait. A ce moment, un valet de chambre du duc entra et annonca: --Un homme est la, charge d'un important message de Mme la princesse Fausta. Maurevert recula de quelques pas en fremissant. Si le duc connaissait ses secretes accointances avec Fausta, il etait perdu. Guise avait fait un signe. L'homme annonce penetra dans la piece et s'inclina devant le duc. --Parle! dit celui-ci. --Voici, monseigneur, dit l'homme. Mme la princesse est sortie ce matin de Paris pour une affaire que j'ignore. Selon la coutume, divers serviteurs etaient echelonnes de distance en distance sur le trajet que devait suivre Sa Seigneurie au cas d'un ordre a recevoir. J'etais poste pres de la porte Montmartre (Maurevert dressa les oreilles). J'ai vu revenir la litiere de Sa Seigneurie. Naturellement, je n'ai pas bouge. Mais, lorsque la litiere est passee pres de moi, j'ai vu les rideaux s'entrouvrir, et ce papier roule en boule est tombe a mes pieds, en meme temps que ces mots me parvenaient: Hotel de Guise!... Alors, je suis venu, monseigneur, et voici le papier... Guise deroula rapidement le papier, et lut ces mots: "Faites cerner la Cite: j'y conduis Pardaillan!..." --Ah! ah! tu avais raison, Maurevert! s'ecria Guise. En chasse donc!... Bussi, prends cent hommes au Chatelet, postes-en cinquante au pont Notre-Dame, et cinquante au Petit-Pont!... Maineville, prends cent hommes a l'Arsenal: cinquante au pont aux Changeurs, cinquante au pont Saint-Michel... Maurevert, prends cent hommes au Temple, dont tu mettras cinquante au nouveau pont, et cinquante au pont des Colombes. Moi, je vais me poster sur le parvis Notre-Dame avec tout ce que j'ai de monde ici. Le drole est dans la Cite... Dusse-je demolir l'ile entiere, cette fois il ne m'echappera pas!... XIX L'ECHAUFFOUREE DE LA CITE Pendant que le duc de Guise mettait sur pied pres de quatre cents gens d'armes pour s'emparer d'un seul homme, que devenait le chevalier de Pardaillan, cause involontaire de toute cette emotion? Pardaillan avait traverse Paris, chevauchant toujours a une quinzaine de pas devant la litiere de Fausta. Il etait entre dans la Cite et avait fini par s'arreter devant la sinistre maison de fer. Il sauta en bas de sa monture et tendit le bras pour que Fausta put s'y appuyer en descendant de sa litiere. Pardaillan alla soulever le heurtoir. La porte s'ouvrit. Fausta regarda fixement Pardaillan. --Oserai-je vous prier, dit-elle, de vous reposer quelques instants en mon logis? Une seconde, Pardaillan fut tente de pousser la bravade jusqu'au bout; mais, decidement, le souvenir assez hideux de la nasse en treillis de fer ne lui inspirait que des reflexions de defiance. --Madame, fit-il avec un sourire qui en disait long, je connais deja l'interieur de ce magnifique palais, je ne gagnerais donc rien a une nouvelle visite, et, d'ailleurs, depuis certaine aventure qui m'arriva justement dans une maison de la Cite, vous n'avez pas idee comme j'ai horreur d'etre enferme; c'est a un tel point que je passe maintenant mes nuits a la belle etoile... Que dois-je faire de ce cheval? --Gardez-le! fit gravement Fausta. sinon en amitie, du moins en souvenir de moi. Pardaillan attacha la bete a un anneau et repondit: --Helas! madame, je ne suis qu'un pauvre gentilhomme sans maison ni ecurie... J'ai deja une monture equipee; si j'acceptais celle que vous voulez bien m'offrir, je serais force de la laisser mourir de faim. Sur ce, madame, daignez me permettre de prendre conge... --Je ne vous retiens pas, monsieur, dit Fausta. Adieu, et soyez remercie!... Pardaillan s'inclina profondement, tandis que Fausta rentrait a l'interieur de son palais. Pardaillan longeait sans hate maintenant les bords du fleuve, et ce fut ainsi qu'il parvint non loin du pont Notre-Dame, au moment meme ou une troupe d'une quinzaine de cavaliers prenait position sur ce pont. "Qu'est-ce que cela veut dire? pensa-t-il. Garons-nous, a tout hasard!" Il fit donc un crochet a gauche et parvint dans la rue de la Juiverie, d'ou il put constater que le pont Notre-Dame etait garde. Il etait d'ailleurs bien loin de supposer que c'etait a lui qu'on en voulait. Il fit volte-face et, suivant la rue de la Juiverie, se dirigea vers le Petit-Pont. A cent pas il s'arreta. La encore, il y avait une troupe de cavaliers, et la chaine etait tendue! Sans autre inquietude que celle du temps perdu, il se dirigea donc vers la rue de la Barillerie; de ce cote, il pourrait deboucher soit sur le quai de la Megisserie par le pont aux Changeurs, soit sur la rue de la Harpe par le pont Saint-Michel. Ce ne fut pas sans fremissement que le chevalier vit ces deux pont egalement barres. Enfin, lorsqu'il eut constate qu'il n'y avait pas davantage moyen de passer par le pont aux Colombes, ni meme par les echafaudages des constructions du Pont-Neuf, il dut bien s'avouer qu'il etait prisonnier dans la Cite. Du pont Notre-Dame au pont des Changeurs, des hommes d'armes s'etaient detaches et s'echelonnaient de facon a former une haie. A ce moment meme, Pardaillan s'apercut que, de toutes parts, ces troupes penetraient dans les rues de la Cite... Non seulement, il etait cerne, mais il allait etre reconnu!... Il etait evident qu'on traquait quelqu'un. Une foule s'amassait peu a peu pour voir saisir et peut-etre pendre ou bruler les individus recherches. Pardaillan marchait, pousse par ce flot humain qui montait et debordait. Et ce fut a ce moment qu'il entendit prononcer son nom. Son nom prononce d'abord par l'un des officiers qui dirigeaient l'operation le fut ensuite par un autre, puis par un autre encore!... Pardaillan sentit un frisson le parcourir. C'etait lui qu'on recherchait! C'etait pour lui que la Cite etait envahie, c'etait contre lui que retentissaient les cris de mort!... Il jeta un regard a droite, a gauche, devant et derriere. Devant, c'etait une troupe qui s'avancait lentement, s'arretant de logis en logis. Derriere, c'etait une troupe pareille devant laquelle il fuyait. A gauche, c'etait les maisons de la rue de la Calandre, avec des gens penches aux fenetres. A droite, enfin, c'etait un terrain vague, pele, galeux, a l'herbe rare, au fond duquel se dressait l'arriere-batisse du Marche-Neuf. Et, vers le milieu de ce terrain vague, s'elevait une maison solitaire aux fenetres hermetiquement closes. Mais, de son coup d'oeil sur et prompt, Pardaillan remarqua aussitot que, si les fenetres de ce logis etaient fermees, il n'en etait pas de meme de la porte, qui etait entrebaillee... Il s'y dirigea de son pas le plus tranquille. La situation etait affreuse... Et, de l'effort qu'il faisait pour paraitre paisible et ne pas se precipiter, Pardaillan sentait la sueur couler de son front a grosses gouttes... Mais il s'etait trouve deja a plus d'une aventure de ce genre et savait conserver une allure et un visage de sang-froid, alors meme que son coeur battait la chamade. Au moment ou il atteignait la porte entrebaillee de cette singuliere maison, les gens d'en face le virent de leurs fenetres et lui crierent; --Prenez garde! N'entrez pas!... Mais Pardaillan n'entendit pas: il poussa la porte, penetra dans une sorte de vestibule, et, ayant tranquillement pousse la porte derriere lui, cria; --Y a-t-il quelqu'un dans ce logis?... Aucune reponse ne lui parvint. Alors, il se decida a ouvrir; il se trouva dans une piece assez vaste, garnie de quelques meubles d'aspect severe; pour tout ornement aux murs, il n'y avait qu'un crucifix. "C'est le logis de quelque chanoine de Notre-Dame, songea Pardaillan. Si ce brave pretre rentre, je suppose qu'il ne me trahira pas..." Mais, pendant qu'il songeait ainsi, Pardaillan remarqua qu'une epaisse couche de poussiere couvrait les meubles. Il y avait d'ailleurs un certain desordre dans cette piece. Il y regnait une atmosphere de moisi... Pardaillan sentait une sorte d'angoisse etreindre son coeur. Enfin, ne pouvant plus supporter cette pesante tristesse qui semblait descendre des murs nus de cette piece, il se secoua et alla pousser une porte par ou il penetra dans une chambre voisine. Cette chambre etait plus claire que la premiere. En effet, dans la piece qu'il venait de quitter, les fenetres fermees ne laissaient filtrer qu'un faible rayon de jour. Dans celle ou il venait d'entrer, il n'y avait pas de fenetre, mais un oeil-de-boeuf place tres haut et que, du dehors, on ne pouvait certainement pas atteindre. La lumiere arrivait par la sans obstacle. "Ouf! respira Pardaillan. J'ai cru que j'etouffais! C'est sans doute l'oratoire de ce chanoine... ici, au contraire, devait etre son lieu de recreation..." Comme il murmurait ces mots, son regard tomba sur un certain nombre d'objets qui garnissaient les murs. Car si, dans la premiere piece, il n'y avait aux murs qu'un crucifix, dans celle-ci, les murailles etaient tres ornees... Mais ces ornements firent palir le chevalier. C'etait toute une collection de haches. C'etaient des couteaux d'une certaine forme, larges et effiles comme des couteaux de boucher. C'etaient des masses de fer, herissees de clous. C'etaient des paquets de corde accroches en bon ordre. C'etaient enfin de bizarres instruments, des pinces, des tenailles. Tout cela methodiquement range, et d'ailleurs couvert d'une epaisse couche de poussiere. Pardaillan se sentit tressaillir, et un etrange malaise s'empara de lui. Sur une table, au milieu de cette piece, quelques parchemins etaient demeures. A ce moment, un murmure confus de la foule se rapprocha de la maison solitaire. Mais Pardaillan n'entendait rien... Il s'approcha de la table poussiereuse sur un coin de laquelle, en bon ordre, s'entassaient l'un sur l'autre une trentaine de parchemins... Et, ayant jete les yeux sur celui de ces parchemins qui recouvrait les autres, il vit qu'il portait le sceau de la grande prevote. Sous la poussiere, il put dechiffrer les premiers mots... Et, alors, il recula, pris d'un frisson... La maison solitaire et triste venait de lui reveler son secret!... Ces parchemins, c'etaient des ordres d'execution! Ces haches, ces tenailles, ces cordes, c'etaient des instruments de supplice! Cette maison, c'etait le logis du bourreau! Comme il reculait, fremissant, n'ayant plus qu'une idee: sortir... comme il atteignait le vestibule, des coups violents ebranlerent la porte d'entree, et une voix, dehors, dominant le tumulte, cria: --Il est la, monseigneur! Nous le tenons! Pardaillan reconnut la voix de Maurevert!... --Qu'on cerne cette maison! commanda une autre voix, que le chevalier reconnut pour etre celle de Guise. Il jeta un regard d'angoisse sur la porte. Elle etait solide, heureusement. Il comprit qu'il avait quelques minutes devant lui pour prendre une decision. D'un bond, il fut dans la piece ou il etait entre d'abord, courut a la fenetre, leva le chassis, et, par une fente des lourds volets fermes, put voir ce qui se passait dehors: Guise a cheval, au milieu d'une troupe de cavaliers. Devant la porte, une vingtaine de gens d'armes qui soulevaient un madrier pour s'en servir comme d'un belier. Maurevert etait la!... C'etait lui qui dirigeait l'operation. Pres de Guise, Pardaillan reconnut Bussi-Leclerc et Maineville, Derriere cette troupe de cavaliers, c'etait la foule... Pardaillan revint dans le vestibule au moment ou un grand cri, dehors, saluait un coup de madrier qui venait de fendre la porte du haut en bas. --Allons, murmura-t-il, c'est la fin! Je vais laisser ici mes os... Et quand je pense que ce Maurevert... Il s'arreta court, les poings crispes; une paleur de desespoir s'etendit sur son visage... Ayant franchi le vestibule, il parvint dans une etroite piece qui servait de cuisine a la servante du bourreau. La cuisine s'ouvrait sur une cour entouree de hautes murailles. Mais, contre le mur du fond, se dressait une echelle. Pardaillan monta. De la tete, il depassa la crete du mur... Il vit alors qu'il dominait une infecte et etroite ruelle, un boyau qui se subdivisait en deux brandies dont l'une faisait communiquer la rue de la Calandre avec le Marche-Neuf, et dont l'autre, perpendiculaire a ce dernier, s'enfoncait vers Notre-Dame et contournait le parvis pour aboutir a la Seine. Pardaillan vit tout cela d'un coup d'oeil. Mais il vit aussi qu'une dizaine de gens d'armes gardaient la ruelle. Alors, il redescendit, rentra dans la maison du bourreau, et, quelques instants apres, reparut, une hache a la main. Presque aussitot il se trouva de nouveau en haut de l'echelle. A ce moment, dans la rue de la Calandre, une furieuse clameur s'eleva: la porte etait defoncee; les troupes de Guise se ruaient dans la maison... mais Maurevert n'etait pas entre!... Derriere lui, Pardaillan entendit les hurlements, le bruit des armes, le tumulte des pas precipites... --A mort! hurlait la foule. Pardaillan s'assit sur le mur... et sauta... --Place! rugit-il en tombant sur ses pieds. Les gardes postes la, un instant stupefaits, chercherent a se reunir, et deja Pardaillan se ruait sur le groupe, la hache levee s'abattit, toute rouge, une trouee se fit, et, pareil au sanglier qui, avant de mourir, fonce a travers la meute, Pardaillan passa... D'un bond, il s'ecarta, se rua en avant, et, se retournant tout a coup, lanca sa hache a toute volee... Trois hommes tomberent, blesses ou morts... --Alerte! alerte! vociferaient les gardes. En un clin d'oeil, les gens d'armes de la rue de la Calandre envahissaient la ruelle; du haut du mur de la maison de Claude, d'autres se lancaient... Le boyau, en quelques secondes, fut rempli de gens qui se heurtaient, se pressaient, s'etouffaient... Pardaillan s'etait elance d'un bon pas. Il avait mis l'epee a la main, et marchait droit devant lui, sans tourner la tete... Toujours droit devant lui, toujours poursuivi par la meute hurlante, Pardaillan deboucha tout a coup derriere Notre-Dame. La meute etait sur ses talons, il sentait des souffles rauques sur sa nuque; il se disait: --Si je fais un faux pas, si je m'arrete, si je me retourne, je suis mort! Et, pourtant, il fallait que cela finit!... La Cite tout entiere etait cernee; les berges gardees... ou aller?... Il n'avait qu'une ressource unique: descendre sur une berge, et passer coute que coute, se jeter dans la Seine!... Mais en aurait-il le temps?... Et put-il meme se jeter a l'eau, est-ce qu'il ne serait pas repris aussitot!... Comme il debouchait du boyau dont l'etroitesse meme l'avait sauve, il comprit que, sur cet espace plus large, il allait etre enveloppe par les poursuivants et qu'il allait tomber la, avec cette derniere esperance de se faire tuer plutot que de retomber aux mains de Guise et de Maurevert... Le desespoir l'envahit. Dans ce supreme regard d'adieu au monde qu'il jetait autour de lui, il se vit devant une maison sinistre a la porte de fer. Le palais Fausta!... Il etait venu mourir devant le palais de Fausta!... Un eclat de rire insense gronda sur ses levres blanches, et il fit un dernier bond vers l'auberge du Pressoir-de-Fer, escalada les marches, renversa a coups de pommeau quelques buveurs qui lui barraient le passage, et, toujours droit devant lui, de piece en piece, il fonca... sans savoir, eperdu, enrage de mourir avant Maurevert!... Dans le meme moment, l'auberge fut pleine de tumulte... Les poursuivants s'y jetaient tous ensemble... De piece en piece, les hurlements frenetiques poursuivaient Pardaillan; fermer les portes lui etait impossible... deja, il avait senti les rapieres ou les piques des plus avances le heurter... Une clameur de mort, sinistre, affreuse, emplit ses oreilles... et, accule dans la derniere piece de l'auberge, continuant sa course eperdue, il vit une fenetre ouverte, l'enjamba... sauta dans le vide!... A la fenetre, des coups d'arquebuse eclaterent. Quelques instants, l'auberge fut pleine de vociferations, puis toute cette foule reflua, l'auberge se vida rapidement, et tous se precipiterent au bord de l'eau. A ce moment, arrivait Maurevert, haletant, livide, sa dague a la main. Derriere lui, le duc de Guise survint et gronda: --Ou est le truand? Pourquoi n'est-il pas arrete?... --Monseigneur, cria un officier, des bords de la Seine, le sire de Pardaillan s'est jete dans la Seine; il est d'ailleurs blesse. --Qu'on detache toutes ces barques, ordonna Guise; qu'on surveille le fleuve, et, des que l'homme apparaitra, un bon coup d'arquebuse dans la tete!... Et, se tournant vers Maurevert: --Je crois que nous le tenons bien, pour le coup! Maurevert ne repondit pas. Un sourire crispa ses levres, et, l'un des premiers, il se jeta dans une barque avec trois ou quatre hommes armes d'arquebuses. Quelques secondes apres la chute, ou plutot le saut de Pardaillan, la Seine etait sillonnee de barques, tandis que, sur les rives, la foule attendait. Trois ou quatre cents hommes etaient prets a faire feu sur Pardaillan des qu'il se montrerait a la surface de l'eau. Une heure passa... Pardaillan ne reparut pas. Il fut evident pour tous qu'il s'etait noye et que son corps roule par le courant avait du aller se perdre plus loin. XX OU FAUSTA SE CONTENTE D'UNE COURONNE Pardaillan, lorsqu'il sauta par la fenetre de l'auberge, ne se doutait pas qu'elle donnait sur la Seine. En se sentant s'enfoncer dans l'eau, la pensee lui vint qu'il pourrait peut-etre essayer de remonter le courant et de prendre pied sur les berges de l'ile Notre-Dame (ile Saint-Louis). Mais, dans cette rapide seconde ou l'eau bourdonnait dans ses oreilles, ou ses vetements colles a son corps le paralysaient, et ou deja la necessite de remonter respirer lui apparaissait imminente et terrible, car, remonter a la surface, c'etait courir au-devant des balles, dans cette seconde, disons-nous, ses mouvements devinrent desordonnes; de tout son effort, il lutta a la fois contre le courant qui l'entrainait et contre la poussee naturelle de bas en haut; il suffoquait; il tournoyait sur lui-meme, pris dans le remous du fleuve venant se briser a cette pointe de la Cite... Bientot, la respiration lui manqua... et il etendit les bras, dans un dernier spasme... Dans cet instant, il eprouva le violent tressaillement de l'homme qui va mourir et qui entrevoit un moyen de salut... En effet, dans ce mouvement supreme que ses bras venaient de faire sous l'eau, sa main crispee venait de heurter quelque chose... il ne savait quoi... c'etait un poteau enfonce dans le fleuve... Ses doigts raidis s'amarrerent a cette chose, et, tout aussitot, il s'y cramponna... En meme temps, il se laissa remonter, se glissant, et, grimpant le long de ce poteau ou de cette poutre, et l'instant d'apres, toujours cramponne a la poutre, il emergea... Son premier regard fut pour chercher la fenetre d'ou il s'etait jete et essayer une derniere defense... Mais il ne vit rien au-dessus de sa tete... rien qu'un plancher de bois... Pardaillan etouffa un rugissement de joie; il comprit que, dans la lutte contre le courant, il s'etait jete sous la prison du palais Fausta! sous cette piece ou il y avait un trou par ou Fausta faisait jeter dans l'eau les cadavres des condamnes! Au meme moment, il apercut un treillis de fer... la nasse ou il avait failli perir!... Pardaillan se hissa le long de la poutre a laquelle il s'etait accroche, sortit completement de l'eau, et s'assit sur la premiere bifurcation de poteaux. Il etait sauve... Du dehors, on ne pouvait le voir... Il entendait les cris de ceux qui le cherchaient et a qui, naturellement, l'idee ne pouvait venir de remonter le courant... En effet, peu a peu, les cris s'eloignerent. Pardaillan eut alors un rire silencieux. Soudain, il fut frappe par une idee qui lui traversait le cerveau. En effet, il se doutait bien que la Seine allait etre surveillee dans son cours et sur ses berges, et qu'il lui serait tres difficile de s'eloigner du refuge ou il se trouvait. D'autre part, la pensee pouvait parfaitement venir a ceux qui le cherchaient de venir voir sous ce plancher qui surplombait la Seine. Et comme, chez lui, l'execution suivait toujours de pres la pensee, Pardaillan, de poutre en poutre, gagna le treillis de fer... la nasse de Fausta. Il constata que le panneau qui formait ouverture etait releve; il l'etait sans doute depuis le jour ou l'on avait ouvert le passage aux cadavres... Redescendant le long du treillis avec la fermete d'une resolution bien arretee, il plongea, et, bientot, se retrouva dans l'interieur de la nasse. Alors, il remonta jusqu'en haut, jusqu'au plancher meme. Cramponne d'un bras a la poutre a laquelle il s'accrochait, de l'autre bras allonge, il parvint a soulever la trappe qui fermait le trou carre. Alors, il se suspendit aux bords de ce trou, et se souleva par un tour de force musculaire. Quelques secondes plus tard, il etait dans la piece ou il s'etait battu contre les gens de Fausta, dans la salie des supplices. Elle etait obscure, silencieuse... La premiere pensee de Pardaillan fut de refermer la trappe. Puis il se secoua, s'ebroua, se defit de son pourpoint, prit toutes les mesures propres a le secher autant qu'il etait possible de le faire en pareille situation. Plusieurs heures se passerent ainsi... Pardaillan rhabille, a peu pres seche, commencait a sentir la faim le gagner. En effet, sorti le matin de bonne heure de la Deviniere, il n'avait rien pris de la journee. La nuit vint. Dans le mysterieux palais, aucun bruit ne se faisait entendre. Deux plans se presentaient au chevalier. Le premier, c'etait de profiter de la nuit pour redescendre au fleuve et gagner le bord. Le deuxieme, c'etait purement et simplement sortir du palais Fausta par la porte. S'il ne restait la que quelques domestiques, Pardaillan se faisait fort de les obliger a ouvrir cette porte! Il attendit donc deux ou trois heures encore, et ce fut la faim qui le decida a agir. Se mettant donc en marche, sur la pointe des pieds, il gagna la porte de la salle des supplices. Elle etait ouverte... Pardaillan traversa cette piece qui ressemblait a l'avant-cachot de la mort... Apres quoi, il se trouva dans une galerie qu'il se mit a suivre. Cependant, il etait plonge dans une obscurite profonde et marchait vers une vague de lumiere, qu'il apercevait a une quinzaine de pas devant lui, dans la galerie... Lorsqu'il eut atteint ce rais de lumiere, il s'apercut qu'il venait de l'entrebaillement d'un double rideau de velours qui formait une large baie, ouverte a cet endroit. Pardaillan glissa un regard par cet entrebaillement, et vit une vaste salle, eclairee par quelques flambeaux, allumes de place en place. Cette salle, il la reconnut aussitot... C'etait la magnifique piece aux colonnades, aux statues, aux torcheres d'or... la salle du trone!... Il allait s'eloigner et continuer son excursion, lorsqu'il demeura cloue sur place... Il lui semblait qu'il venait d'entendre comme un leger bruit de pas. Ce bruit venait de la grande salle du trone. Pardaillan colla son oeil a la fente des rideaux, et apercut une sorte de fantome vetu de blanc qui marchait, ou plutot glissait d'un pas majestueux. "Fausta!" C'etait Fausta, en effet, calme, grave, sereine comme a son habitude. Derriere elle, venait un homme qui, en entrant dans la salle, laissa retomber le manteau dont il se couvrait a demi le visage. "Le duc de Guise!" Fausta s'etait arretee vers le milieu de la salle, et, prenant place dans un fauteuil, avait indique un siege a Guise, qui s'assit lui-meme. "Voila donc, gronda Pardaillan dont le visage flamboya, voila la femme qui a voulu me tuer a chacune de nos rencontres... et aujourd'hui meme! Voici l'homme qui a jete une meute a mes trousses et a bouleverse la Cite pour me faire assassiner!... Je les tiens la, tous deux... ils sont seuls... Si je me montrais tout a coup, et si, profitant de leur stupeur, je les frappais mortellement l'un et l'autre, ne serait-ce pas mon droit?" Pardaillan tourmentait le manche de son poignard. Mais, bientot sa physionomie s'apaisa, sa main retomba, et, pensif, il murmura: "Ce serait mon droit peut-etre... mais, alors, j'aurais merite ce mot dont Guise m'a soufflete rue Saint-Denis... je serais un lache! Non, ce n'est pas ainsi que je dois me venger... Ce mot, Guise doit en mourir... Il en mourra. Je l'ai jure... mais il faut qu'il sache qu'un Pardaillan ne frappe pas a l'improviste, et par derriere!..." Fausta, au moment ou elle avait quitte Pardaillan, sur le seuil de son palais, avait pu, a une lointaine rumeur, se douter que Guise avait bien pris ses precautions contre Pardaillan. Ce fut pour Fausta une minute de joie, un court repit dans la douleur affreuse qu'elle etait parvenue jusque-la a cacher sous un visage immuable. Mais, a peine fut-elle enfermee, verrouillee dans sa chambre, seule, sa physionomie se decomposa, et des imprecations tordirent ses levres. Tout ce que la rage et la fureur a leur paroxysme peuvent suggerer a un esprit affole de blasphemes, de menaces, de projets hideux, Fausta le jura dans sa pensee, Fausta le begaya en paroles rauques. Elle s'etait jetee tout habillee sur son lit, et la tete dans les dentelles des oreillers qu'elle dechirait de ses ongles et de ses dents, elle luttait contre la crise de desespoir qui s'abattait sur elle et la terrassait. Les noms de Sixte, de Rovenni, de Farnese, de Violetta, de Pardaillan se succedaient parmi des cris inarticules, des invectives, des larmes, des gestes de folie... Ces gentilshommes qu'elle avait enrichis, qui, le matin meme, tremblaient devant elle, il avait suffi que Sixte apparut pour qu'ils tournassent contre elle les epees qu'elle avait solennellement distribuees en les benissant!... Ces cardinaux qui s'agenouillaient a ses pieds!... avec quelle lache ardeur ils avaient entonne le _Domine, salvum fac Sixtum_... Pendant des heures, Fausta pleura, rugit, sanglota, se tordit dans la crise. Et, dans ce coeur, le fiel s'amassa goutte a goutte. Fausta redevint plus femme, peut-etre, et, rejetee du rang des anges, reprit sa place dans l'humanite. Lorsqu'elle remonta de cette descente aux enfers, Fausta sentit le calme revenir dans son esprit, elle songea a l'avenir, et voici ce qu'elle put nettement etablir: Elle venait de subir une defaite: elle perdait du coup toute possibilite de realiser son reve. Jamais elle ne serait a Rome la grande pretresse reprenant la tradition de la papesse Jeanne. Mais, si elle ne pouvait etre la papesse, elle pouvait, elle devait etre reine... Reine de France, c'etait encore un magnifique et rutilant hochet, pour une imagination pareille! Reine de France par Guise, roi de France!... Et, plus tard, peut-etre, reine absolue par la mort de Guise!... D'abord, la mort de Henri III lui donnant la moitie de la royaute. Puis, la mort de Guise lui donnant la royaute tout entiere. Et, en attendant, c'etait la vengeance assuree!... Avec Guise, avec Alexandre Farnese, elle entreprenait la conquete de l'Italie, enfermait le pape dans Rome, ne lui laissant qu'une puissance illusoire... tout le reve de Machiavel, de Cesar Borgia, de tant de penseurs et de tant de reitres conquerants. Elle sauta a bas de son lit, s'assit devant une glace, chef-d'oeuvre des fabriques de Venise, et, pendant une heure, par des lotions reiterees, par le secours des fards auxquels elle recourait bien rarement, s'etudia a effacer de son visage ravage jusqu'a la moindre trace de larmes. Lorsqu'elle y fut parvenue, elle ecrivit une lettre qui fut aussitot portee a l'hotel de Guise. Deux heures plus tard, le duc, de Guise etait au palais de Fausta. --Je vous ecoute, madame, dit le duc de Guise lorsqu'il eut pris place dans le fauteuil que Fausta venait de lui designer. Mais, avant de commencer ce grave entretien, peut-etre serait-il bon que je m'assure... que nous sommes bien seuls. Et Guise, d'un regard, fouilla non seulement les coins d'ombre amasses au fond de la vaste salle presque funebre dans sa somptuosite, mais aussi le visage de Fausta. --Oui, dit celle-ci, vous vous souvenez d'un entretien que vous avez eu avec la reine Catherine, ou vous vous etes cru bien seul, ou vous avez dit tout ce que vous aviez sur le coeur... et vous pensez que peut-etre, moi aussi, j'ai poste derriere un rideau quelque Sixte qui recueillera vos paroles. Rassurez-vous. Nous sommes ici sous le regard de Dieu, qui, seul, peut nous voir et nous entendre... Monsieur le duc, continua Fausta, lorsque, voici trois ans de cela, vous vintes a Rome pour implorer l'assistance de Sixte-Quint, Sa Saintete vous donna sa benediction... moi, je vous donnai deux millions en vieil or un peu bruni par le temps, mais qui n'en avait pas moins cours... Vous me demandates alors ce que je voulais en echange, et je vous repondis: "Plus tard, vous le saurez!..." --C'est vrai, dit Guise en s'inclinant, et ma reconnaissance... --Ne parlons pas de reconnaissance, duc; parlons de nos interets... Je continue. A notre deuxieme entrevue, vous m'exposates vos esperances. Vous vouliez etre roi!... Guise palit et jeta autour de lui des regards inquiets. --Nous sommes seuls, reprit Fausta, non sans une pointe de dedain et d'impatience. Donc, vous vouliez etre roi. Et vous n'osiez pas!... Ce que vous n'osiez pas faire, je l'ai fait!... Tous ces fils tenus de la Ligue, je les ai rassembles. J'ai jete mes agents sur la France. En meme temps, je vous montrais ce que coutait chaque homme, chaque devouement, chaque pensee acquise; en sorte qu'avec les deux millions que je vous ai remis a Rome vous savez maintenant que vous m'etes redevable de dix millions... --C'est vrai, dit Guise en passant une main sur son front. --Par dix fois, par vingt fois, vous m'avez demande ce que j'exigeais en retour. Je vous ai repondu: "Vous le saurez plus tard!..." Et, si vous n'etes pas deja sur le trone, ce n'est pas ma faute, c'est la votre!... --C'est encore vrai, dit le duc en fremissant. --Apres la fuite de Henri de Valois, reconnaissant que vous me deviez votre victoire et votre future couronne, vous m'avez encore demande quel etait mon but et ce que j'attendais de vous. Je vous ai repondu: "Vous le saurez quand l'heure sera venue..." L'heure est venue! --Demandez-moi ma vie, madame, je serai heureux de vous l'offrir. --Votre vie, duc, vous est a vous trop precieuse et me serait a moi de trop peu d'utilite. Gardez-la donc... Ce que j'ai a vous demander, en revanche de tout ce que j'ai fait pour vous, continua Fausta, pourra vous sembler plus difficile a donner que votre vie. Vous avez noblement patiente des annees... vous pouvez bien patienter encore quelques minutes. Voici d'abord mes preuves. Vous voulez etre roi. Pour cela, il faut d'abord que le roi regnant meure; ensuite que vous puissiez ecarter le pretendant naturel et legitime, qui est Henri de Bourbon, roi de Navarre; enfin, que vous puissiez eviter une guerre civile et regner avec l'assentiment des parlements de Paris et des provinces. Tout cela est-il juste? --Parfaitement juste, madame! --Je vais vous prouver, monsieur le duc, qu'aucun de ces evenements ne peut arriver que par mon assentiment expres et que, si je le veux, vous ne serez pas roi de France; que, si je le veux, vous serez traite comme rebelle et soumis au chatiment qui frappe les rebelles en ce beau pays de France... Je reprends point par point. Nous disons qu'il nous faut, d'abord, la mort du roi regnant... Eh bien, si je veux, Henri de Valois ne mourra pas. En effet, si je ne leur donne pas contrordre, deux cavaliers vont partir a la pointe du jour, l'un pour Blois, l'autre pour Nantes. Je vous le repete, ces deux cavaliers, si je ne les vois pas moi-meme cette nuit, si je ne leur retire pas leurs missives, seront en route dans quelques heures. Le premier porte au roi de France la preuve que vous le voulez assassiner... Guise grinca des dents; et, si son regard eut pu foudroyer Fausta, elle fut tombee a l'instant. --Le deuxieme, poursuivit Fausta imperturbable, est a destination de Nantes, ou se trouve le roi de Navarre, avec douze mille fantassins, six mille cavaliers et trente canons. Ma depeche le previent de vos intentions et lui prouve qu'il n'y a qu'un moyen pour lui de conserver la couronne a la mort de Henri III. C'est de s'unir au roi de France et de marcher avec lui sur Paris. Monsieur le duc, combien avez-vous d'hommes et d'argent pour resister aux deux armees combinees?... --Tres forte! grommela Pardaillan qui ne perdait ni un mot, ni un geste, ni un battement de paupieres. --Mais, madame, en verite, je crois que vous me menacez... souffla peniblement le duc. --Pas du tout. Je vous donne mes preuves. Supposons maintenant Valois supprime par un de ces accidents que la Providence met parfois sur la route des rois... et des pretendants. Supposons aussi que Henri de Navarre ne bouge pas. Bref, vous n'avez qu'a vous laisser couronner... si toutefois vos droits sont etablis... Guise se mit a marcher a grands pas dans la direction de la baie derriere les rideaux de laquelle se trouvait Pardaillan. Le Balafre etait sombre. Et, de ses yeux, jaillissait une telle flamme qu'il etait evident qu'une pensee de meurtre hantait cette tete violente. "Oh! oh! murmura Pardaillan, je ne donnerais pas un denier de la vie de la belle Fausta... si je n'etais la!... Mais je suis la, et je ne veux pas qu'on me la tue..." A tout hasard, il se prepara et, la dague au poing, attendit le moment d'intervenir. Pendant cette seconde terrible ou Fausta comprit parfaitement que sa vie ne tenait qu'a un fil, elle ne fit pas un mouvement... Guise parvint jusqu'aux grands rideaux de velours, et Pardaillan sentit sur son visage le souffle rauque de cet homme qui debattait en lui-meme la mort de Fausta. Mais, sans doute, le Balafre comprit qu'en tuant Fausta il se tuait lui-meme; car, ayant fait demi-tour, et etant revenu a elle, il s'assit a la place qu'il occupait et gronda: --Vous me traitez un peu durement, madame, et les precautions que vous avez prises contre moi m'enlevent tout le plaisir que j'aurais eu a m'acquitter de bon coeur envers vous. --Mes preuves vous semblent-elles suffisantes? dit Fausta. Et maintenant que je vous ai montre l'abime ou vous roulerez si vous cessez de vous appuyer sur la main que je vous offre, je vais vous montrer la gloire eblouissante qui vous attend si nous unissons a jamais nos forces... Des le lendemain de la mort de Valois, Alexandre Farnese entre en France. --Farnese! fit le duc en tressaillant. --C'est-a-dire l'armee qui devait debarquer en Angleterre et qui, l'invincible Armada etant detruite, attend des ordres du roi d'Espagne... a moins que je n'envoie, moi, les miens a Farnese!... L'oeil de Guise etincela. --Je crois que nous commencons a nous entendre, dit Fausta. Donc, Valois mort, Farnese vous apporte son epee, appuyee de cinq mille lances, douze mille mousquets, dix mille estramacons de cavalerie, et soixante-dix canons... ce qui, joint aux troupes royales dont vous devenez seul chef, vous constitue l'armee qui vous permet de vous emparer du roi de Navarre. Henri de Bearn pris et... execute comme fauteur d'heresie, vous gagnez les chefs huguenots, en leur promettant quelques privileges... Alors, vous etes a la tete de la plus formidable armee de l'Europe!... Alors, vous allez a Reims vous faire couronner dans la vieille basilique!... Guise haletant. Guise, transporte, ebloui, fascine, pret a s'agenouiller devant cette femme qu'il revait de poignarder quelques minutes avant. Guise s'ecria: --Pardon!... oh! pardon!... Je vous ai meconnue!... A ces mots, le Balafre jeta sa dague, s'agenouilla, courba la tete, et dit: --Ordonnez, je suis pret a obeir!... Ce reve eblouissant que Fausta venait de faire miroiter a ses yeux, il etait certes capable de le realiser s'il en avait les moyens, c'est-a-dire l'armee et l'argent. Fausta lui ouvrait la barriere derriere laquelle il etait enferme; --Duc, repondit Fausta, en acceptant l'hommage du Balafre avec cette serenite majestueuse qui lui etait particuliere, duc, ce n'est pas votre obeissance que je vous demande. --Que voulez-vous donc? fit le duc en se relevant. --Votre nom! repondit Fausta. --Mon nom?... --La moitie de votre puissance. La moitie de votre gloire. M'asseoir pres de vous sur le trone ou vous allez prendre place!... Etre enfin la reine, comme vous allez etre le roi!... Ecoutez-moi: vous avez, il me semble, des motifs de repudier Catherine de Cleves... puisqu'elle vit encore!... Il vous faut un mois pour obtenir cette repudiation... Dans les huit jours qui suivent, notre mariage sera celebre. Et c'est moi, duc, qui etablirai le contrat que vous aurez a signer... --Notre mariage! balbutia le duc. --Le lendemain de notre mariage, continua Fausta, nous partons pour Blois... le reste me regarde... tout le reste me regarde... tout le reste, duc, jusqu'au jour ou, place a la tete de la triple armee de Farnese, de Henri III et de Henri de Bearn, vous prendrez le chemin de l'Italie en laissant la regence a la reine de France couronnee comme vous... sacree comme vous... a jamais liee a vos interets, a votre ambition et a votre gloire!... Duc, je vous donne trois jours pour vous decider... Le Balafre repondit: --La reflexion est toute faite, madame!... Fausta ne put s'empecher de tressaillir. Car, ce mot, elle l'esperait ardemment. Le duc de Guise s'etait incline. Il saisit une main de Fausta, la porta a ses levres. --Duchesse de Guise, dit-il, reine de France, recevez l'hommage de votre epoux, de votre roi, qui ne veut etre que le premier de vos sujets... --Duc, repondit simplement Fausta, j'accepte l'engagement que vous prenez par ces paroles. Etourdi, fascine... reellement dompte par cette simplicite autant qu'il l'avait ete par les menaces et par les promesses. Guise s'inclina de nouveau tres bas. Fausta s'etait levee; elle saisit un flambeau et se mit a marcher devant le Balafre. --Que faites-vous, madame? s'ecria Guise. --C'est un privilege royal que d'etre eclaire par le maitre de la maison, repondit Fausta. Vous etes le roi: je vous montre le chemin, sire! Mais, en accompagnant le duc de Guise, Fausta avait une autre idee que celle de lui rendre un royal hommage. En arrivant dans le vestibule, elle posa son flambeau sur un meuble, fit signe a un laquais d'ouvrir la porte, et se tourna alors vers Guise comme pour prendre conge. Guise tressaillit... il comprit qu'il allait apprendre quelque nouvelle... --Adieu, monsieur le duc, dit Fausta. Mais, avant votre depart, je serais heureuse de savoir ce qu'est devenu l'homme qui a ete poursuivi aujourd'hui... --Pardaillan!... Il est mort, dit Guise. --Cet homme a merite son chatiment, dit-elle. Guise franchissait la porte, et, deja, faisait signe a ses gens de lui approcher son cheval. Alors, Fausta, avec la meme simplicite, ajouta: --Il a d'autant plus merite la mort qu'aujourd'hui meme, sous mes yeux, il a tue d'un coup de dague au coeur une pauvre jeune fille innocente... une chanteuse... une bohemienne nommee Violetta... Et la porte, a cet instant, se referma!... La porte de fer separait maintenant ces deux etres: Fausta et Guise. Mais, s'ils avaient pu se voir, peut-etre eussent-ils eu pitie l'un de l'autre. "Pardaillan est mort!" "Morte!... Violetta morte!..." Ces deux pensees de douleur palpiterent ensemble. Et, tandis que Fausta, accablee par cette mort qu'elle avait pourtant voulue, regagnait en chancelant sa chambre a coucher, le duc demeurait devant la maison, comme frappe d'un coup de foudre. XXI LA LETTRE Le duc avait passe la nuit, les coudes sur la table devant laquelle il s'etait assis, la tete dans les deux mains. Au bruit que fit le serviteur, il se reveilla de cette longue torpeur et vit qu'il faisait grand jour. "Adieu, murmura-t-il, adieu, Violetta, jeunesse, amour!... Tout cela est mort!... Pensees d'amour et de jeunesse, eteignez-vous comme ces flambeaux, et laissez la place aux reves d'ambition!... Le duc de Guise amoureux de la petite bohemienne n'est plus... Guise le conquerant. Guise roi de France et empereur, a l'oeuvre!" Il fit ouvrir les portes de son cabinet, et la foule de ses gentilshommes y entra. --Messieurs, dit le Balafre d'une voix forte. Sa Majeste le roi a convoque les etats generaux. Il me semble donc que notre place est non pas a Paris mais a Blois, ou de grands evenements nous attendent peut-etre. A cheval, donc, messieurs, nous partons dans une heure!... Les courtisans se retirerent, empresses, pour faire leurs preparatifs de depart. Le duc s'assit alors, et ecrivit la lettre suivante: "Madame, Vous m'avez si bien convaincu que je ne veux pas attendre une minute pour commencer l'execution de l'admirable plan que vous m'avez developpe. Ce n'est donc ni dans un mois ni dans huit jours que je me rendrai a Blois. J'y vais tout de ce pas. C'est donc a Blois meme que j'aurai l'honneur de vous attendre, afin de hater ces deux evenements que je souhaite avec une egale ardeur: la mort de qui vous savez et l'union des deux puissances que vous connaissez.--Henri, duc de Guise... pour le moment." Guise cacheta sa lettre et, regardant autour de lui, ne vit que Maurevert. --Tiens! fit-il avec une rude ironie, vous etes la, vous? --Monseigneur, dit Maurevert en s'inclinant, vous m'avez ordonne qu'en dehors des missions qu'il vous plairait de me confier je me tienne constamment pres de vous... --Maurevert, je vous ai envoye a Blois. Savez-vous pourquoi? demanda le duc. --Je m'en doute. Blois est loin de l'abbaye de Montmartre, n'est-ce pas, monseigneur? --C'est vrai! dit Guise en palissant. --Vous me voyez tout heureux d'avoir conquis la confiance de mon maitre... --Oui, mais je ne vous ai pas dit pourquoi!... Maurevert, si je n'ai plus de soupcons, si vous etes libre d'aller a Montmartre a votre convenance... c'est que... elle n'est plus!... Le visage de Maurevert n'exprima que de l'etonnement, et non cette douleur que le duc attendait. --Monseigneur veut parler de la petite chanteuse? --Elle est morte, te dis-je!... --Ah! ah!... s'ecria Maurevert de plus en plus etonne, mais sans donner le moindre signe de regret. --Morte!... fit Guise en etouffant un sanglot. Morte, mon bon ami... assassinee par l'infernal Pardaillan... --Ah! ah! repeta Maurevert stupefait. --Heureusement, le sacripant est puni... son corps servira de pature aux poissons... mais ce n'est pas ainsi que j'eusse voulu le frapper... la mort est trop douce pour lui... --Monseigneur, malgre toutes les recherches, le corps de Pardaillan n'a pas ete retrouve. Or, tant que je ne l'aurai pas vu mort de mes yeux, je m'attendrai toujours a voir le truand reparaitre au moment ou on l'attendra le moins... --La peur que cet homme t'inspirait te fait radoter, mon pauvre ami. Mais n'y pensons plus. Prends cette missive. Au palais de la Cite, le plus tot possible. Et qu'elle ne sorte pas un instant de tes mains! --Monseigneur, je place votre lettre dans mon pourpoint, je saute a cheval, et, dans un quart d'heure, la missive sera a son adresse... Maurevert, des qu'il ne fut plus en vue de l'hotel, passa du galop au trot, et du trot au pas. "Imbecile! gronda-t-il, tandis qu'un double eclair de haine jaillissait de ses yeux. Monseigneur me rend sa confiance!... Vraiment!... Et tout est dit!... Il oublie les humiliations dont il m'a abreuve! Ah! si j'etais sur que Pardaillan soit mort!... Tu ne me reverras plus. Guise." Tout en grommelant ainsi, Maurevert gagnait non pas la Cite, ou il eut du se rendre directement, mais son propre logis. Ayant mis son cheval a l'ecurie, il monta a son appartement, s'enferma a double tour, alluma un flambeau et, saisissant la lettre destinee a Fausta, se mit a l'examiner, en la tournant en tous sens. Alors, il commenca a se livrer a un singulier travail au moyen d'une pince legere et d'un couteau a lame tres fine. Au bout de cinq minutes, la lettre etait ouverte, son cachet intact. Maurevert la lut et la relut, d'abord avec une grimace desappointee, puis avec un battement de coeur, puis avec la sourde joie de l'homme qui a dechiffre une enigme... Alors, il commenca a se livrer a une autre operation: il recopiait la missive, lettre par lettre, recommencant dix fois sa copie, jusqu'a ce qu'enfin il eut obtenu une imitation parfaite de l'ecriture de Guise. Puis, il brula les mauvaises copies, et ecrasa de son pied les cendres legeres qu'elles faisaient. Puis, apres un travail qui amena a son front des gouttes de sueur, il finit par enlever le cachet de la vraie lettre et l'adapta sur la fausse. "Ceci pour Fausta", dit-il en recachetant la fausse lettre. Puis, avec un sourire livide, regardant la vraie lettre, celle qui etait de la main de Guise: "Et ceci... Ce sera pour le roi de France!" Alors, il cacha la missive de Guise dans une poche secrete de son pourpoint; et, tenant a la main la copie qu'il venait de faire, descendit, sauta a cheval, et se rendit tout droit au palais de la Cite. Quelques instants plus tard, la fausse lettre etait entre les mains de Fausta... XXII LA ROUTE DE DUNKERQUE Pardaillan, apres le depart de Fausta et de Guise, etait demeure a sa place, dans la galerie, assez abasourdi de ce qu'il venait d'entendre. "Mordieu! songea-t-il, quel dommage que cette femme soit petrie de mechancete! Du courage, de grandes pensees, une eclatante beaute... quel admirable type de conquerante!" Il en etait la de ses reflexions lorsqu'il vit entrer Fausta dans la salle du trone. "Ce serait le moment, pensa-t-il, de me montrer et de lui reprocher la vilenie qu'elle a commise a mon egard!... Mais que diable fait-elle?,.. Elle pleure?... Pourquoi?..." Fausta, en effet, etait tombee sur un siege et le bruit d'un sanglot parvenait au chevalier. En proie a une emotion etrange, Pardaillan allait peut-etre s'avancer lorsque Fausta, relevant et secouant la tete, appela en frappant du marteau sur un timbre. Un laquais parut aussitot. Alors Fausta se mit a ecrire. Sans doute ce qu'elle ecrivait etait grave et difficile a dire, car souvent elle s'arretait, pensive. La lettre etait longue. Ce ne fut qu'au bout d'une heure que Fausta la cacheta. Alors elle se tourna vers le laquais, ou du moins l'homme qui semblait etre un laquais. --Ou est le comte? --A son poste: pres de la basilique de Saint-Denis. --Faites-lui parvenir cette lettre. Qu'il l'ait demain matin a huit heures. Qu'il se mette aussitot en route. Qu'il gagne Dunkerque directement. Et qu'il remette la missive a Alexandre Farnese. L'homme disparut. "Bon! pensa Pardaillan. C'est la lettre qui ordonne a Farnese de tenir son armee prete a entrer en France! Bientot Fausta se leva et se retira. Puis, au bout de quelques minutes, un autre laquais parut qui eteignit les flambeaux. Alors, Pardaillan, sa dague a la main, se mit en route. Il marchait au hasard, et avec de telles precautions qu'une demi-heure s'ecoula entre le moment ou il quitta son poste d'observation et celui ou il parvint dans une piece assez vaste qu'eclairait faiblement une lanterne accrochee au mur. Pardaillan reconnut aussitot cette piece. C'etait le vestibule du palais Fausta. La porte, que du dehors on eut ete oblige d'enfoncer, etait au contraire facile a ouvrir du dedans. Les enormes verrous qui la barricadaient, soigneusement entretenus, glissaient bien et sans bruit; en quelques minutes, Pardaillan eut ouvert la porte et se trouva dehors. A ce moment la demie de minuit sonnait a Notre-Dame. Pardaillan prit d'un bon pas le chemin de la Deviniere, ou il arriva sans encombre. L'auberge etait fermee. Mais, bien que tout y parut plonge dans un profond sommeil, Pardaillan avait une maniere a lui de frapper. Et il parait que cette maniere etait la bonne, car, au bout de dix minutes, une servante mal reveillee lui ouvrit. --A diner! fit le chevalier qui mourait de faim. --Monsieur le chevalier, je tombe de sommeil, fit la pauvre servante. Pardaillan regarda la fille de travers. Mais ayant constate que vraiment elle ne mentait pas: --Eh bien, fit-il en souriant, va dormir, va. Seulement, te charges-tu de me reveiller a six heures du matin? --Oui-da, puisque je me leve. a cinq! Le chevalier, penetrant dans la cuisine, alluma deux flambeaux; puis il se defit de son epee, ota son pourpoint et sa casaque de cuir. Comme il connaissait admirablement la maison, il descendit a la cave et en remonta avec deux bouteilles. Alors, il alla au bucher et en revint avec un fagot qu'il jeta dans l'atre et auquel il mit le feu. La flamme petilla. "Si Mgr le duc de Guise, si Fausta, Bussi-Leclerc et Maineville... tous ceux qui courent et ont couru apres moi pour me tuer, qui n'ont pas assez de pistolets, de rapieres, de dagues et d'arquebuses pour me faire la chasse, qui mettent une armee sur pied pour me prendre mort ou vif, s'ils me voyaient, dis-je, en bras de chemise, allumant le feu et me preparant a faire sauter une omelette... j'entends d'ici leur eclat de rire!..." Et Pardaillan, son poelon a la main, se mit a rire... A ce moment, derriere lui, comme un echo eclata un autre rire... --Hein! s'ecria Pardaillan qui se retourna pret a sauter sur son epee. Mais il se rassura aussitot. Le rire etait clair. Et il ne pouvait sortir que d'une bouche jeune et amie. En effet, c'etait Huguette qui, arretee sur le seuil de la cuisine, contemplait le chevalier en riant de tout son coeur... --Je renverrai Gillette, dit-elle en s'avancant et en arrachant le poelon des mains de Pardaillan. --Ma chere amie, dit Pardaillan, c'est moi qu'il faut renvoyer en ce cas. Car c'est moi qui ai force la pauvre fille a aller dormir. Mais laissez-moi faire... --Asseyez-vous, dit Huguette. Ici, c'est moi qui commande. En un tour de main, Huguette eut mis le couvert sur une petite table qu'elle approcha de la grande flambee de l'atre. Quelques minutes plus tard, Pardaillan, avec son bel appetit, attaquait l'omelette que lui servait Huguette, et vidait le verre que la bonne hotesse venait de lui remplir ras bord. Ce fut un diner complet. Un des meilleurs qu'eut jamais fait Pardaillan, qui en avait fait de si bons dans sa vie. La cuisine etait toute claire de la flambee. Le vin exquis. L'hotesse, en jupe courte, allait et venait, souriante... Jamais Pardaillan n'avait senti un tel bien-etre l'envahir peu a peu... Huguette le contemplait en souriant. Et, certes, ce regard etait a ce moment plutot celui d'une amie, d'une soeur, que d'une amante, Huguette avait bien pu, dans une terrible circonstance, laisser echapper le secret de son amour, mais, le calme revenu, elle redevenait ce qu'elle etait en realite, c'est-a-dire la bonne hotesse. --Savez-vous, ma chere Huguette, dit Pardaillan, que votre auberge est un veritable paradis?... Voici que je commence a me rouiller quelque peu... je suis las de la vie d'aventure!... --Ah! monsieur le chevalier, dit Huguette en soupirant, si cela etait!... --Et cela est, pardieu! De vrai, le harnais commence a me peser; toujours a cheval, toujours par monts et par vaux, par la pluie, par le vent, par le soleil, ne jamais savoir le matin ou l'on couchera le soir, eh bien, a la longue, cela devient fatigant!... --Que ne vous reposez-vous? s'ecria Huguette palpitante de joie. L'auberge est bonne, l'hotesse pas mechante. Restez-y. --Ah! Huguette, avec le bon diner que vous venez de m'octroyer, vous m'en faites venir l'eau a la bouche!... A tel point que j'aurai toutes les peines du monde a reprendre le collier et a me mettre en selle demain matin! --Demain matin! murmura Huguette qui palit. --Il faut qu'a sept heures je sois a Saint-Denis... j'ai envie de visiter la basilique ou dorment nos vieux rois... --Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette dont les beaux yeux tendres se remplirent de larmes, vous m'avez trompee... vous me laissiez esperer... c'est mal... vous reprenez la campagne!... --Eh bien, oui, mon enfant, c'est vrai; mais ecoutez-moi. Je suis oblige pour mon honneur et aussi pour autre chose... pour une vieille dette a regler... je suis oblige de reprendre campagne. Mais j'espere que cette campagne sera courte... Et puis, si j'en reviens, si le besoin de repos se fait sentir, si je suis debout encore apres ce que je vais entreprendre, je vous promets de ne pas chercher gite ailleurs qu'a la Deviniere. Vous savez bien, Huguette, ajouta-t-il plus doucement, que vous etes tout ce que j'aime au monde, maintenant. Vous etes mon passe, ma jeunesse... Ici, mon pere a vecu... ici, j'ai... mais voici que je me laisse entrainer, et il faut que demain matin a six heures je sois debout... --Monsieur le chevalier, fit tristement Huguette. --Bonsoir, ma chere hotesse... dit gaiement le chevalier. Quelques instants plus tard, il etait couche. A six heures, la servante reveilla Pardaillan qui commenca par aller seller et brider son cheval, puis dejeuna d'une tranche de pate et d'une demi-bouteille de vin, puis fit ses adieux a Huguette en lui repetant qu'il viendrait vieillir au coin du feu de la Deviniere. Puis il se mit en selle. "Le reverrai-je jamais?" murmura Huguette. Un peu apres sept heures, Pardaillan s'arretait pres de la basilique de Saint-Denis, attachait son cheval a un anneau, et pour ne pas se faire remarquer entrait dans un bouchon d'ou il se mit a surveiller attentivement la route. --A sept heures et demie il vit arriver un cavalier venant de Paris, cavalier arme en guerre, et ayant toute la tournure d'un gentilhomme. Il le reconnut a l'instant. C'etait le laquais a qui Fausta avait remis la lettre destinee a Alexandre Farnese. Le cavalier s'arreta comme s'etait arrete Pardaillan. Ayant mis pied a terre a une centaine de pas du bouchon, il entra dans une maison ou il resta pres d'une demi-heure. Puis il sortit, se remit en selle et reprit le chemin de Paris. "Bon, pensa le chevalier, voici la lettre entre les mains du messager. Attendons le messager!" Dix minutes apres le depart du cavalier, la porte charretiere de la maison s'ouvrit, laissant le passage a un homme qui sortit tout a cheval et prit au pas la route de Dommartin. Le chevalier sauta en selle et se mit a le suivre de loin. "Le messager qui va a Dunkerque, songea-t-il. Celui que Fausta appelle le comte. Comte, bon! Mais comte de quoi?..." Le cavalier se mit au trot; Pardaillan prit le trot, tout en se maintenant a distance. Cependant le cavalier ne paraissait pas tres presse. A un moment, cet homme s'apercut sans doute qu'il etait suivi; mais, au lieu de piquer son cheval, il s'arreta court. Pardaillan s'arreta. Le cavalier repartit au galop pour passer au trot quelques instants plus tard: Pardaillan executa les memes manoeuvres. Des lors il fut evident pour le cavalier que Pardaillan le suivait. Il ne s'arreta pas a Dammartin et poussa jusqu'a Senlis. La, le messager mit pied a terre devant le Tonneau-de-Bacchus, vieille hotellerie renommee. Pardaillan entra au Tonneau-de-Bacchus. Le messager dinait dans la grande salle. Pardaillan dina dans la grande salle. Puis le messager se retira dans sa chambre en ordonnant qu'on le laissat dormir jusqu'a huit heures du matin. "Bon! pensa Pardaillan, je veux etre pendu si mon homme n'est pas debout a cinq heures!..." Et, se retirant a son tour, il donna l'ordre qu'on tint son cheval pret pour cinq heures. Avant de s'endormir, Pardaillan se mit a mediter sur sa situation. Que voulait-il au bout du compte?... "La lettre destinee a Farnese, pas davantage", se repondit-il. Pardaillan dormit d'une traite jusqu'a cinq heures du matin, moment auquel on vint le reveiller. "Je suis sur que mon homme ne va pas tarder a sortir", songeait-il. Mais Pardaillan etait habille depuis longtemps et l'homme ne paraissait pas. A sept heures, Pardaillan n'y tint plus. Et appelant l'hote: --J'espere, dit-il, que vous n'oublierez pas de reveiller a huit heures ce digne gentilhomme. --Quel gentilhomme? fit l'hote. --Mais celui qui est arrive hier en meme temps, ou plutot un peu avant moi. Je m'ennuie seul en route, et je serais fort desireux de chevaucher botte a botte avec ce cavalier dont l'air me revient tout a fait... --En ce cas, monsieur, je suis contrarie vraiment... --Qu'est-ce a dire?... --Ce gentilhomme s'est ravise... --Et alors?... --Eh bien, il est parti a trois heures du matin!... Pardaillan retint un juron, s'elanca sur son cheval qui l'attendait depuis cinq heures, selon ses ordres, et prit a franc etrier la route d'Amiens. En grommelant il poussait son cheval d'une pression des genoux. Le cheval filait comme le vent. Mais Pardaillan s'apercut bien vite qu'a ce train-la la pauvre bete serait rapidement epuisee. Une fois demonte, il n'etait pas sur de pouvoir acheter un autre cheval, outre qu'il tenait fort au sien, outre enfin que sa bourse ne lui permettait pas de depenses exagerees. Toutes ces raisons firent que Pardaillan resolut d'abandonner la poursuite directe, et de tacher d'arriver a Dunkerque par des voies de traverse qui abregeraient son chemin. Mais, a Montdidier, ou il s'arreta pour laisser reposer une heure son cheval, il apprit qu'un cavalier venait precisement de se rafraichir dans la guinguette ou il entra. A la description qu'il provoqua par ses questions, il reconnut que ce cavalier ne pouvait etre que le messager de Fausta... Il sut en outre que son homme n'avait guere qu'une demi-heure d'avance sur lui. "C'est le moment de prendre ma revanche du tour qu'il m'a joue!" pensa Pardaillan. Et, remontant en selle au bout de dix minutes qui furent employees a bouchonner vigoureusement son cheval, il reprit sa course furieuse, au risque, cette fois, de tuer sa bete. Mais, lorsqu'il apercut au loin dans la plaine les clochers et les toits d'Amiens, il n'avait pas rejoint le cavalier! Le soir venait. Pardaillan s'arreta pour reflechir: Le resultat de ses reflexions fut qu'il se remit en route au petit trot, ce dont sa monture temoigna sa satisfaction en s'ebrouant et en faisant sauter l'ecume autour d'elle. Seulement, au lieu d'entrer dans Amiens, Pardaillan se mit a en faire le tour en grommelant: "Guette-moi bien, mon brave comte, guette bien de ta fenetre tout ce qui entre dans Amiens..." Il imaginait le cavalier dans l'auberge la plus rapprochee de la porte de Paris, cache derriere les rideaux de sa fenetre. Et il riait en lui-meme du bon tour qu'il lui preparait. Lorsque, apres avoir contourne la ville, Pardaillan rejoignit la route du Nord, c'est-a-dire la route de Doullens et Saint-Pol, il mit son cheval au pas et poursuivit son chemin jusqu'au bourg de Villiers. La nuit etait tout a fait noire lorsqu'il y arriva. Villiers etait a cheval sur la route. Au milieu de la grand-rue, il y avait une auberge. Un cavalier venant d'Amiens et allant a Saint-Pol etait force de passer devant cette auberge. Pardaillan mit pied a terre, fit conduire son cheval a l'ecurie, le fit bouchonner devant lui, et, lorsqu'il eut vu la brave bete bien sechee, les pieds dans une bonne litiere, le nez dans la mangeoire bien garnie, il songea enfin a lui-meme. Il tombait de fatigue et de faim. Un bon diner eut raison de la faim. Mais, apres la faim, Pardaillan avait la fatigue a vaincre. Or, son intention etait de surveiller la route toute la nuit s'il le fallait. Il se fit conduire a sa chambre, qui donnait sur la route. Et il jeta un regard d'envie sur l'excellent lit qui l'attendait. --Veux-tu gagner deux ecus? dit-il tout a coup au garcon qui lui avait indique la chambre. Ce garcon, avec une figure assez niaise, ouvrit de grands yeux a la proposition du voyageur. --Deux ecus! s'ecria-t-il. --Deux ecus de six livres. Les voici, dit Pardaillan qui exhiba les deux pieces d'argent. Ton service est fini, n'est-ce pas, car il n'y a plus personne dans l'auberge... --J'ai encore a fermer les portes des etables et des ecuries. --Va donc, et reviens vite... Au bout de dix minutes, le jeune paysan etait de retour. --Ou dors-tu? fit Pardaillan. --Dans l'ecurie, sur la paille. --Eh bien, si tu veux passer la nuit dans cette chambre, sur cette chaise que je mets pres de la fenetre, tu auras les deux ecus... Ce n'est pas tout. Tout en veillant, comme tu t'ennuierais toute une nuit sur cette chaise, tu t'amuseras a ecouter dans la rue... Et, s'il passait un cheval, a n'importe quelle heure, tu me reveillerais... un cheval venant d'Amiens et allant sur Doullens... --J'ai compris! dit le garcon. Puis allant s'asseoir sur la chaise, et s'accotant aux vitraux de la fenetre: --Me voici a mon poste, dit-il. Je vous garantis que, d'ici demain, il ne passera personne que vous n'en soyez aussitot prevenu. Pardaillan posa son pistolet d'arcon sur une table pres de lui et sa rapiere debout a la tete du lit, sur lequel il se jeta tout habille avec un soupir de satisfaction. Il s'endormit aussitot. Le paysan veilla scrupuleusement, et, au petit jour, reveilla le chevalier, comme c'etait convenu. --Il n'est passe personne? demanda Pardaillan qui se mit sur pied et remit au garcon les deux ecus. --Personne, si ce n'est quelques charrettes. Pardaillan dejeuna pres de la fenetre et fit boire au garcon un grand verre de vin, honneur dont le digne Picard se montra touche. Puis, le jour etant tout a fait venu, Pardaillan sella son cheval et, poste dans la salle de l'auberge, attendit tranquillement. Vers huit heures, un cavalier se montra au bout de la rue, Pardaillan se mit a rire... Ce cavalier, c'etait celui qu'il attendait, le messager envoye par Fausta a Alexandre Farnese! La revanche de Pardaillan etait aussi complete qu'il l'avait revee. Il laissa passer le messager qui s'en allait a un petit trot raisonnable, comme un homme sur d'avoir depiste l'importun suiveur, puis il se mit en selle a son tour. Cette fois, il eut bien soin de garder une distance suffisante pour ne pas etre vu. On traversa Doullens, on gagna Saint-Pol, puis Saint-Omer. Le cavalier passa la nuit dans cette derniere ville, et Pardaillan ne trouva rien de mieux que de se loger dans la meme hotellerie en prenant les precautions necessaires pour ne pas etre vu. Mais. le lendemain matin, comme il reprenait sa poursuite, il dut sans doute commettre quelque imprudence et se laisser voir, car le cavalier, au lieu de filer droit au nord, bifurqua brusquement sur Calais en cherchant a tirer au large. Pardaillan etait resolu a l'aborder coute que coute. Il avait, pendant tout ce voyage, inutilement cherche un moyen de se faire remettre la lettre... Il la lui fallait pourtant!... Vers midi, on fut en vue de Calais. Pardaillan cherchait a rattraper l'homme qui, laissant la ville sur sa gauche, se mit a galoper sur la route qui suivait la cote d'ailleurs toute droite. Il gagnait du terrain, et se rapprochait de plus en plus du messager. Tout a coup, celui-ci s'arreta net et, faisant volte-face, le pistolet au poing, attendit de pied ferme, ce que voyant, le chevalier se mit au trot, puis au pas, et enfin, arrivant a quelques pas du messager, s'arreta de son cote, ota son chapeau, et se mit a sourire de son air le plus engageant. Le messager de Fausta demeura stupefait. Il etait impossible d'accueillir a coups de feu un homme qui se presentait avec une telle politesse, et qui, devant le canon du pistolet braque sur lui a cinq pas, souriait si candidement et sans esquisser le moindre geste de defense. Le messager salua donc a son tour avec courtoisie et remit son pistolet dans l'une des fontes de sa selle. --Monsieur, dit-il, on m'appelle Luigi Cappello, comte toscan. Et vous? --Moi, monsieur, je me nomme Jean de Margency, comte francais. --Serait-il indiscret, demanda le comte italien au bout de quelques instants qu'il employa a examiner son compagnon, serait-il indiscret de vous demander d'ou vous venez? --Mon Dieu, non! fit Pardaillan. Je viens tout bonnement de Paris, et plus specialement de l'ile de la Cite... A ces mots, Luigi Cappello eut un tressaillement, et, regardant son compagnon avec fixite, esquissa dans l'air un signe avec sa main. Pardaillan sourit. --Monsieur le comte, dit-il, je ne repondrai pas au signe de reconnaissance que vous me faites, pour la raison bien simple que j'ignore le signal de reponse que vous attendez sans doute: je ne suis pas des votres. --Fort bien. Seriez-vous, en ce cas, assez obligeant pour me dire ou vous allez?... --Mais... a Dunkerque ou vous allez vous-meme. Et, de Dunkerque, je pousserai, s'il le faut, jusqu'au camp de votre illustre compatriote le generalissime Alexandre Farnese. Le messager devint pensif. Cet etranger qui le poursuivait etait-il un affilie de Fausta?... mais alors, pourquoi ne connaissait-il pas le signe?... Et, d'autre part, comment etait-il si bien informe?... --Monsieur, reprit-il resolument, vous repondez a mes questions avec tant de bonne grace que je me hasarderai a vous en poser une troisieme... Pourquoi me suivez-vous depuis Dammartin?... --Depuis Saint-Denis, rectifia Pardaillan. --Soit. Pourquoi depuis Saint-Denis etes-vous sur ma route? --Mais pour avoir le plaisir de voyager avec vous, d'abord! --Comment pouviez-vous savoir que j'allais au camp de Farnese? --Parce que je l'ai entendu dire a la tres noble signora Fausta, reprit paisiblement le chevalier. --Ah! ah! fit le messager, abasourdi. Puis il reprit: --Soit encore. Mais vous avez dit que votre acharnement a me rattraper venait du desir que vous aviez de voyager en ma compagnie... d'abord. Il y a donc un autre motif?... --Monsieur le comte, fit Pardaillan, a mon tour de vous questionner, voulez-vous? Savez-vous ce que contient la lettre qui vous a ete remise a Saint-Denis de la part de la signora Fausta et a destination d'Alexandre Farnese. Le messager fut atterre. Il n'y avait plus de doute dans son esprit. L'etranger n'etait pas, ne pouvait pas etre un envoye de Fausta, c'etait un ennemi dangereux qui avait surpris de redoutables secrets. Il regarda autour de lui. A sa droite, c'etaient les champs. A sa gauche, les falaises, au-dela desquelles on entendait se lamenter la mer. La solitude etait complete, et l'endroit excellent pour se defendre d'un geneur. --Monsieur, dit-il, il me serait difficile de repondre a votre question, parce que, n'etant porteur d'aucune lettre, je ne puis vous dire le contenu d'une missive qui n'existe pas. --Ah! monsieur le comte! fit Pardaillan, vous recompensez mal ma franchise! --Eh bien, gronda le messager en palissant, j'ai une lettre, c'est vrai. Apres?... --Je vous demande si vous savez son contenu... --Non. Et quand je le saurais... --Vous ne me le diriez pas, c'est entendu. Mais vous ne le savez pas. Et je vais vous le dire... --Qui etes-vous, monsieur?... --Vous m'avez demande mon nom, et je vous ai repondu que je m'appelle le comte de Margency. La lettre, monsieur, voici ce qu'elle contient: un ordre de la signora Fausta au generalissime d'avoir a se tenir pret a entrer en France et a marcher sur Paris avec son armee au premier signe qui lui en sera fait. --Apres? gronda le messager en palissant. --Apres? Eh bien, mon cher monsieur, je ne veux pas que cette lettre arrive au camp de Farnese, voila tout! --Vous ne... voulez pas?... A ces mots, le messager saisit son pistolet. Pardaillan en fit autant. --Reflechissez, dit-il. Remettez-moi cette lettre. Et il braqua le canon du pistolet sur le messager. Celui-ci haussa les epaules: --Vous ne songez pas a une chose, dit-il avec un calme que Pardaillan admira. Mais je tiens a vous dire avant de vous tuer... --Je suis tout oreilles. --Eh bien, vous venez de me dire le contenu de la lettre, que j'ignorais. Je pourrais donc, si j'avais peur, vous remettre la missive, et transmettre l'ordre de vive voix... --Non, fit Pardaillan, car le generalissime n'obeira qu'a un ordre ecrit... --En ce cas, vocifera le messager, je vous tue!... En meme temps, il fit feu... Pardaillan, d'un coup d'eperon, fit faire a son cheval un ecart qui eut desarconne un cavalier ordinaire. La balle passa a deux pouces de sa tete. Presque aussitot, il fit feu a son tour, non pas sur le cavalier, mais sur la monture: la bete, frappee au crane, s'affaissa. Dans le meme instant, le messager sauta et se trouva a pied, l'epee a la main. Pardaillan avait saute aussi et tire sa rapiere. --Monsieur, dit-il gravement, avant de croiser nos deux fers, veuillez m'ecouter un instant. Je me suis nomme comte de Margency, et j'en ai le droit. Mais je porte aussi un autre nom: je suis le chevalier de Pardaillan... --Ah! ah! je m'en etais doute un instant! grommela furieusement le messager. --Vous me connaissez, dit Pardaillan. Tant mieux. Cela nous evitera les longs discours. Puisque vous me connaissez, monsieur le comte, vous devez savoir que votre maitresse, votre souveraine, a voulu trois ou quatre fois deja me faire assassiner. La derniere fois, il n'y a pas longtemps, je venais de lui sauver la vie; en signe de gratitude, elle a jete a mes trousses tous les gens d'armes du duc de Guise... Vous ne me tuerez pas, monsieur! Et, comme je ne veux pas que la lettre arrive, comme enfin vous etes le serviteur d'une femme qui veut ma mort, c'est moi qui vais vous tuer!... En meme temps, Pardaillan tomba en garde. Les fers se croiserent... Le comte Luigi, en homme habile, se tint sur la defensive. En somme, il ne s'agissait pas pour lui de tuer et de remporter une victoire. Il s'agissait simplement d'ecarter ou d'arreter un adversaire. Pardaillan, selon son habitude, attaqua par une serie de coups droits foudroyants. Le messager ne dut son salut qu'a une marche en arriere. Mais, tout en rompant, il se defendait avec courage et habilete. --Monsieur, dit tout a coup Pardaillan, vous me paraissez homme de coeur, et je vous dois mes excuses... --De quoi? fit le comte Luigi. --De vous avoir prie de me remettre votre lettre. J'aurais du prevoir qu'un homme comme vous peut etre vaincu par la fortune, mais qu'il ne courbe pas volontairement la tete... --Merci, monsieur, dit le messager, en prenant vivement une nouvelle attaque. --Recevez donc, acheva Pardaillan, toutes mes excuses pour la proposition incongrue que je vous ai faite, et tous mes regrets d'etre force de vous traiter en ennemi... En meme temps, il se fendit a fond. Le messager jeta un cri rauque, laissa echapper son epee, tourna sur lui-meme et s'abattit... --Hola! grommela Pardaillan, aurais-je vraiment ete assez maladroit pour le tuer?... Il s'agenouilla, defit le pourpoint du comte toscan et examina la blessure en hochant la tete. A ce moment, le blesse ouvrit les yeux. --Monsieur, dit Pardaillan, je suis maitre du champ. Je puis donc vous prendre la missive que vous portez, Mais je serais au desespoir de vous quitter en ennemi, car vous etes un brave... Voulez-vous, de bonne volonte, me remettre cette lettre?... Voulez-vous que nous nous separions amis?... Le blesse fit peniblement un geste de la main pour designer une poche interieure de son pourpoint. Pardaillan prit la lettre. Les yeux du blesse indiquerent un profond desespoir. --Voyons, dit Pardaillan, emu de pitie, qu'est-ce que cela peut vous faire, au bout du compte?... Vous ne craignez pas, je suppose, que j'use de cette lettre comme d'une arme contre la signorita Fausta? --Je le crains, murmura le blesse d'une voix a peine intelligible... Vous allez... porter... cette lettre au roi de France... je suis un homme.... deshonore. --Vraiment, dit Pardaillan, vous craignez cela? Vous ne redoutez que cela? Et si je vous prouve que vous vous trompez? que je ne rendrai nullement cette missive a Valois?... --Pas de preuve... possible! murmura le blesse. --Si! il y en a une, dit Pardaillan. Et la voici! A ces mots, sans l'ouvrir, sans la decacheter, sans jeter un coup d'oeil sur la suscription, Pardaillan se mit a dechirer la lettre en petits morceaux. Lorsqu'elle eut ete ainsi reduite en miettes certainement illisibles, ces fragments minuscules, il les jeta en l'air. Pendant cette operation, le comte Luigi avait tenu attaches sur Pardaillan ses yeux pleins de stupefaction. Puis, l'etonnement fit place a une sorte d'admiration. Et, d'un ton qui traduisit toute sa reconnaissance, il murmura: --Merci, monsieur!... Pardaillan haussa les epaules. --Je vous ai prevenu que j'avais seulement l'intention de jouer un tour a votre Fausta. C'est fait. Quant a me servir d'une lettre tombee en mon pouvoir pour faire assassiner une femme, ce n'est pas dans mes habitudes. Cette lettre detruite n'existe plus, meme dans mon souvenir. Etes-vous rassure?... --Oui, monsieur... et je vous benis... de m'avoir donne... une pareille assurance... avant de mourir... --Eh! mordieu, vous ne mourrez pas! Le blesse secoua tristement la tete. Puis, epuise par les efforts qu'il venait de faire, il s'evanouit. Pardaillan alla a son cheval et fouilla vivement l'une des fontes. La, sous le pistolet, il y avait des bandages, de la charpie, enfin tout ce qu'il faut a un homme pour panser provisoirement une blessure. Puis il se mit a degringoler la falaise par un sentier presque a pic, mouilla dans l'eau de mer un fort tampon de charpie, remonta au pas de charge, lava la blessure, y appliqua de la charpie et banda le tout le plus proprement du monde. --C'est de l'eau salee, dit Pardaillan. Cela pique. Mais ce n'en est que meilleur. Maintenant, monsieur, attention. Je vais vous soulever et vous placer sur mon cheval... Pardaillan se baissa, placa ses mains sous les reins du blesse et, agissant a la fois avec douceur et avec force, le souleva et l'assit sur le cheval. --Pouvez-vous vous tenir ainsi jusqu'a Gravelines? dit-il. --Je le crois... --En route donc. Si vous vous affaiblissez, appelez-moi. Et, trainant son cheval par la bride, se retournant tous les deux pas pour examiner son blesse, Pardaillan se mit en chemin au petit pas. Vingt minutes plus tard, il atteignait les premieres maisons du village. Gravelines ne se composait que d'une trentaine de cabanes de pecheurs. Mais l'entree de ce cheval ramenant un blesse avait attire autour de Pardaillan quelques bonnes femmes et une bande effaree de marmots. --L'auberge? demanda Pardaillan. --Il n'y a pas d'auberge! fit l'une des femmes. --Qui d'entre vous veut gagner dix ecus? reprit alors Pardaillan. --Moi, dit la femme qui venait de parler. Si c'est pour loger et soigner ce cavalier, je m'en charge. Le blesse fut transporte a quelques pas devant une chaumiere, et couche sur un matelas de varech. --Y a-t-il un chirurgien? un medecin? demanda Pardaillan. --Non, mais nous avons le sorcier. Un vieux qui sait tout, qui guerit les fievres, et sait soigner les blessures. A ce moment, celui que, dans le village, on appelait le sorcier, prevenu sans doute de l'evenement, faisait son entree dans la chaumiere. C'etait un vieillard a physionomie intelligente, a l'oeil vif et malicieux. Sans rien dire, il s'agenouilla pres du blesse et defit les bandages, puis se mit a examiner la plaie. --Qu'en dites-vous, monsieur? demanda Pardaillan. --Je dis que c'est fort grave. Mais il en reviendra. --Ah! fit Pardaillan avec un soupir de soulagement. Mais aussitot une pensee se fit jour dans sa tete. Si le blesse en revenait, il irait trouver Farnese, et lui raconterait ce qui s'etait passe en lui donnant oralement le contenu de la lettre. Alors, tout ce qu'avait fait Pardaillan devenait inutile! Il attira le sorcier dans un coin. --Vous etes sur, fit-il, qu'il en reviendra? --Tres sur! --Mais c'est que je voudrais bien que mon ami puisse continuer son voyage... Le sorcier secoua la tete: --S'il bouge de ce matelas avant huit jours, il meurt, dit-il. S'il essaie de marcher avant un mois, tout sera remis en question. S'il monte a cheval avant deux mois, je ne reponds de rien!... Deux mois!... C'etait plus de temps qu'il n'en fallait a Pardaillan. Quoi qu'il en soit, le sorcier fit si bien qu'au bout de quatre jours il put positivement declarer le blesse hors de tout danger. Ces quatre jours, Pardaillan les avait passes dans la chaumiere. Sur que le comte Luigi ne mourrait pas et serait convenablement soigne, certain d'autre part qu'il ne pourrait rejoindre et prevenir Farnese, le chevalier, un beau matin, fit ses adieux a celui qu'il avait a moitie tue, et reprit a petites journees le chemin de Paris. Il avait une double tache a accomplir. Retrouver Maurevert, d'abord. Et ensuite pouvoir rencontrer Guise... XXIII BLOIS Pendant que Pardaillan courait sur la route de Dunkerque et s'emparait de la lettre destinee a Farnese, le duc de Guise, au milieu d'une imposante escorte, s'avancait vers Blois ou, de tous les points de la France, accouraient les deputes de la noblesse, du clerge et du Tiers-Etat pour cette supreme conference a laquelle Henri III avait convie son peuple, et qu'on appelle les etats generaux de Blois. La securite de Guise etait absolue, Maurevert lui avait rendu un compte exact des forces dont Henri III pouvait disposer, soit environ quarante mille hommes. Ces forces considerables etaient sous la main d'un hardi capitaine qui avait fait ses preuves sur plus d'un champ de bataille. C'etait le brave Crillon. Les troupes de Crillon occupaient le chateau et la ville. Le roi etait donc defendu, bien defendu. Malgre cela, la securite de Guise etait complete. Il savait, en effet, que chacun des cent cinquante gentilshommes qui l'accompagnaient avait mis en lui toutes ses esperances et toute sa fortune future. Il n'en etait donc pas un qui ne fut pret a se faire massacrer pour sauver le chef. Il savait en outre qu'une fois arrive a Blois il allait trouver les deputes des trois ordres, et que, parmi ces deputes, seigneurs, bourgeois, pretres, il n'en etait pas un qui ne lui fut devoue corps et ame. En realite donc, il allait etre le veritable maitre aux etats generaux. C'est de ces diverses choses que causait Guise pendant sa derniere journee de marche. Il etait entoure a ce moment de huit ou dix de ses plus intimes qui, formant peloton, marchaient en avant du gros de l'escorte. Et, peu a peu, dans ce groupe d'intimes, une selection s'etait faite, en sorte que le duc avait fini par se trouver en avant, entre Bussi-Leclerc et Maineville, ses inseparables, ceux pour qui il n'avait rien de cache. Dans le petit clan que formaient ainsi le duc et ses deux fideles agents, il etait tout naturellement question de Pardaillan. --Enfin, disait Maineville, nous voila debarrasses du quidam. Mais, pour mon compte, j'en eprouve quelque regret. La noyade fut trop douce pour lui... --C'est vrai, rencherit Bussi-Leclerc, et, quant a moi, j'eusse eprouve quelque plaisir a lui rendre... --La lecon d'escrime qu'il te donna? fit Maineville en riant. --Non, pardieu! Cela, je le lui ai rendu... Ne te rappelles-tu pas que je le desarmai dans la Bastille? --Je n'y etais pas... ainsi... --Mais Maurevert y etait!... Est-ce vrai. Maurevert? --Parfaitement vrai, fit Maurevert qui marchait derriere Guise. Tu lui fis sauter l'epee des mains par trois fois, et le truand dut s'avouer vaincu... Bussi-Leclerc eut un geste de vive satisfaction et remercia Maurevert d'un regard. On arrivait au village de Villerbon... --Allons, messieurs, dit Guise d'une voix sombre, ne parlons plus des morts... Bussi, pique donc au galop jusqu'a ces cavaliers que tu vois la-bas, et sache ce qu'ils veulent. Sur la place de l'Eglise, dans le village, une soixantaine de cavaliers, en effet, etaient arretes... mais Bussi-Leclerc n'eut pas le temps d'executer l'ordre qu'il venait de recevoir. Les cavaliers venaient d'apercevoir la troupe de Guise et galopaient a sa rencontre. Un instant. Guise se troubla et sa main descendit jusqu'a l'epee de fer de sa rapiere. L'idee que Henri III lui avait menage un guet-apens passa dans son esprit comme un eclair. Mais il se rassura aussitot. Les cavaliers etaient sur lui et criaient: --Monseigneur, vous etes le bienvenu!... C'etait une troupe de gentilshommes deputee par les seigneurs assembles dans Blois pour aller a sa rencontre, le saluer et l'assurer de toute fidelite... A ce moment, le roi de France, pale et nerveux, se trouvait dans l'appartement qu'il occupait au premier etage du chateau. Henri III, avec une agitation qui contrastait avec son indolence habituelle, allait et venait, s'approchait souvent d'une fenetre d'ou il pouvait voir la cour carree et le porche majestueux du chateau. Henri III attendait le duc de Guise!... Sur la terrasse de la Perche aux Bretons, il y avait cinquante gentilshommes armes en guerre. Une compagnie de Suisses occupait la cour carree. Le grand escalier etait plein de seigneurs royalistes dont le sombre visage annoncait qu'ils n'attendaient rien de bon de l'arrivee du duc. Toutes les autres cours et les autres escaliers du chateau etaient occupes par des gens d'armes. Dans le salon lui-meme, une vingtaine de gentilshommes attendaient, silencieux et les yeux fixes sur le roi. Dans un coin, Catherine de Medicis, causant avec son confesseur, contrastait par sa serenite et sa gaiete avec toute cette sombre impatience. --Ou est Biron? est-il de retour? fit tout a coup Henri III. --Sire, me voici, fit le marechal de Biron Armand de Gontaut, baron de Biron, etait alors age de soixante-quatre ans; mais il portait encore la cuirasse avec une facilite que lui enviaient de plus jeunes. --Ah! te voila, mon vieux brave! dit Henri III Je craignais que tu ne fusses pas ici aujourd'hui, car je t'avais donne conge pour huit jours. --Oui, mais j'ai appris l'arrivee de M. le duc. Peste sire, je n'aurais eu garde de manquer une si belle occasion de lui presenter mes respects!... Et sire vous voyez que je suis arrive a temps... Le roi se mit a rire, les gentilshommes eclaterent. En effet, a ce moment meme, une rumeur montait de la cour carree: c'etait un bruit de chevaux qui passaient sous le porche, un cliquetis d'armes et d'eperons de cavaliers mettant pied a terre... Henri III palit. --Comte de Loignes, dit-il d'une voix alteree, voyez donc ce qui se passe dans la cour. Il le savait tres bien. Il devinait que c'etait Guise qui arrivait. Et, avant d'avoir recu aucune reponse il se dirigea vers un grand fauteuil place sur une estrade et formant trone. Il s'y assit et, d'un geste rageur enfonca son chapeau sur son front. --Sire! s'ecria Chalabre qui s'etait precipite a la fenetre en meme temps que Loignes, c'est M. le duc de Guise, que Dieu le tienne en sa garde! --A moins que le diable ne l'emporte! murmura Montsery pres du roi. --Ah! fit Henri III d'un ton d'indifference si parfaitement jouee qu'il stupefia sa mere... Tiens! le duc de Guise?... Et que peut-il venir faire ceans?... --Nous allons le savoir, sire, car le voici qui monte le grand escalier... C'etait vrai. Dans le grand escalier, on entendait la rumeur confuse d'une foule qui monte. Cette foule, c'etait toute l'escorte du duc qui l'accompagnait jusqu'a la porte du roi... Il y avait la une menace qui n'echappa point a Crillon. Arrive devant la porte du salon, il se tourna vers les gentilshommes guisards et dit: --Monseigneur, monsieur le duc de Mayenne, monsieur le cardinal, le roi m'a charge de vous faire savoir qu'il vous accorde audience. Quant a vous, messieurs, veuillez attendre... L'escorte demeura donc echelonnee dans l'escalier. Et, comme cet escalier etait deja occupe par un grand nombre de seigneurs royalistes et de gens d'armes, il en resulta qu'il se trouva plein de gens qui se regardaient de travers et qui, sur un mot, se fussent rues les uns sur les autres. Crillon avait ouvert la porte, fait entrer messieurs de Lorraine et soigneusement referme lui-meme la porte. Les trois freres s'avancerent vers le fauteuil ou Henri III, le chapeau sur la tete, les regardait venir sans un geste, sans un tressaillement de la physionomie. Le duc de Guise, moins habile que Henri III a dissimuler ses sentiments, n'avait pu s'empecher de palir devant la reception glaciale qui lui etait faite. Il s'arreta a trois pas du trone et s'inclina profondement, ainsi que ses freres. Enfin, le roi abaissa son regard sur le duc, et, de sa voix legerement nasillante, d'une rare impertinence quand il le voulait, il demanda: --C'est vous, monsieur le duc?... Qu'avez-vous a nous dire?... XXIV RECONCILIATION Ces paroles du roi firent passer un frisson parmi les assistants, tous royalistes: et les trois freres purent entendre le fremissement des epees qui se heurtaient comme des feuilles d'acier. --Sire, dit le duc d'une voix assuree, vous savez que mon frere le cardinal est president du clerge en meme temps que Mgr le cardinal de Bourbon. Il n'y a donc rien que de naturel a sa presence aux Etats que Votre Majeste a daigne convoquer en cette ville... --Et vous, monsieur le duc? reprit Henri III avec la meme impertinence. --Sire, continua Guise, vous savez que mon frere Mayenne est president de la noblesse en meme temps que M. le marechal comte de Brissac... --Marechal de barricades, comme M. de Bourbon est cardinal de conspiration! dit sourdement le roi. Et, cette fois. Guise palit. Car l'attaque etait directe, et surement l'orage allait crever... --Mais, reprit le roi, il ne s'agit pas de vos deux freres. Il s'agit de vous. Je suis bien aise de les voir pres de vous... de vous voir tous trois ensemble... mais je vous demande specialement a vous: que venez-vous faire ici?... A ce moment, Catherine de Medicis se rapprocha du roi et se tint debout pres de l'estrade. Cette sombre figure de spectre qui apparut soudain a Guise lui sembla le mauvais augure de quelque catastrophe. Il jeta autour de lui un rapide regard, il vit les seigneurs royalistes prets a sauter sur lui, et peu s'en fallut qu'il n'eut a ce moment la parole irrevocable. "S'il fait un signe suspect, pensa-t-il rapidement, j'appelle mes gentilshommes... et... bataille!..." Il resolut d'atermoyer encore s'il le pouvait, et repondit: --Sire, je pourrais vous dire que, depute de la noblesse au meme titre que tant d'autres seigneurs, j'ai pu, j'ai du me rendre a la convocation que Votre Majeste... --Il ne s'agit pas de votre presence aux etats generaux, interrompit le roi qui avait l'obstination froide, terrible et parfois cruelle. Il s'agit de votre presence ici, chez moi, chez le roi! Qu'y venez-vous faire?... Ces paroles etaient effrayantes. La situation l'etait plus encore. Guise, eperdu, balbutia quelques paroles confuses. Son frere, le cardinal, lui marcha rudement sur le pied, d'un air qui voulait dire: --Qu'attendez-vous? Degainons, morbleu!... L'angoisse qui pesait sur cette scene d'une terrible violence fut portee a son comble par ces paroles que Henri III, plus nasillant que jamais, ajouta tout a coup: --En tout cas, j'ai pu voir que vous etes venus en bonne et nombreuse compagnie. Peste! je vous en fais mon compliment! --Sire... intervint la reine mere. --Laissez, madame!... Par les saints, il y a ici un roi; il n'y a qu'un roi; et, quand le roi parle, tout le monde doit se taire, meme vous, madame!... Mon cher cousin, je vous faisais donc compliment sur votre escorte. Mais, dites-moi, il me semble qu'il y manque quelqu'un... --Qui cela, sire? dit le duc de Guise en devenant livide. --Mais... le moine qui devait m'occire en la cathedrale de Chartres. L'avez-vous donc oublie a Paris? Ces paroles eclaterent comme un coup de tonnerre. Deja, le duc de Guise se tournait vers la porte, il allait pousser le cri de rescousse, et qui peut savoir ce qui se fut alors passe?... lorsque, tout a coup, Catherine de Medicis, allongeant son bras maigre, laissa tomber ces mots, de cette voix de supreme autorite dont elle usait bien rarement: --Messieurs de Lorraine, ecoutez-moi, ecoutez la reine! Le roi veut bien que je parle. N'est-ce pas que vous le voulez, mon fils? Les personnages qui assistaient a cette scene demeurerent figes dans l'attitude qu'ils venaient de prendre. Seul, le duc de Guise fit un demi-tour vers la reine mere. Alors, Catherine de Medicis continua: --Monsieur le duc, vous ignorez surement que nous avons decouvert a Chartres un complot contre Sa Majeste; un moine, en effet, un moine s'etait vante de frapper le roi... Mais Dieu veille sur le fils aine de l'Eglise... le complot avorta... Toujours est-il que ce moine, pour penetrer dans Chartres, s'etait glisse a notre insu dans les rangs de la grande procession... C'est cela que Sa Majeste a voulu dire... --J'ignorais, en effet, balbutia le duc, qu'il put y avoir dans tout le royaume un etre assez criminel, assez insense pour oser porter la main sur la personne royale... --Maintenant, reprit Catherine avec son plus gracieux sourire, le roi ayant accorde audience a notre cher cousin, lui demande simplement quel est le but special de cette audience... Sa question n'a pas d'autre portee. Guise regarda Henri III qui, craignant d'avoir ete trop loin et de n'etre pas en mesure de sortir d'un mauvais pas, fit un signe de tete affirmatif. Une detente se produisit dans l'assemblee, on comprit que le roi venait de reculer. --Sire, dit alors Guise d'une voix raffermie, et vous, madame et reine, l'audience que Votre Majeste a bien voulu nous accorder a, en effet, un but special. Je suis venu non pas a Blois, mais precisement au chateau de Blois. Je suis venu non pas aux conferences, mais justement chez Sa Majeste. Et, si j'ai prie mes deux freres de m'accompagner, si j'ai invite tout ce que je connaisse de gentilshommes amis a me suivre ici, c'est que j'avais a dire des paroles solennelles... et j'eusse voulu que toute la noblesse de France fut presente dans ce salon... --Qu'a cela ne tienne! dit hardiment le roi. Qu'on ouvre les portes, et qu'on fasse entrer tout le monde!... Cet ordre fut immediatement execute. La porte du salon ouverte a double battant, un huissier cria: --Messieurs, le roi veut vous voir! Alors, tous les seigneurs qui attendaient dans l'escalier et sur la terrasse entrerent. Le salon fut bientot bonde. Ceux qui ne purent entrer s'arreterent sur le palier et jusque sur les marches de l'escalier. Une intense curiosite pesait sur cette foule assemblee. --Mon cousin, dit le roi, vous avez maintenant auditoire a souhait. Parlez donc hardiment. --Je parlerai avec plus de franchise encore que de hardiesse, dit le duc de Guise. Sire, lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir a Chartres, je vous ai dit que votre ville de Paris reclamait a grands cris la presence de son roi dont elle ne peut se passer, sous peine de deperir. Maintenant, sire, j'ajoute: c'est le royaume entier qui reclame la fin des discordes, et supplie Sa Majeste de reprendre visiblement les renes du gouvernement. A tort, bien a tort, sire, moi, Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, j'ai ete considere comme brandon de guerre civile. A mon grand regret, ceux qui voulaient porter le trouble dans le royaume ont espere trouver en moi un chef de revolte, alors que je suis seulement le chef de l'une des armees royales. Ces esperances des fauteurs de troubles seraient encouragees par moi si, d'une voix haute je n'y mettais un terme. Sire, je suis venu loyalement deposer mon epee a vos pieds et vous proposer une reconciliation solennelle, si toutefois il y a jamais eu de veritable querelle... --Et, il n'y en a jamais eu! cria la reine mere. Il serait difficile de donner une idee exacte de la stupefaction qui se peignit sur le visage des gentilshommes tant guisards que royalistes, lorsque le duc de Guise eut acheve de parler. Pour les uns, c'etait l'effondrement subit, inexplicable et inexplique d'une conspiration qui durait depuis quinze ans. Pour les autres, c'etait une instinctive mefiance devant une attitude si nouvelle chez l'orgueilleux duc. Quant a Henri III, s'il fut etonne, joyeux ou non, nul ne put le savoir, car son visage demeura impenetrable. Seulement, il regarda sa mere, qui lui fit signe et dit: --Voila de nobles paroles que vient de prononcer la notre cousin! Quel dommage qu'une scene aussi attendrissante n'ait pas le seigneur Dieu pour temoin!... Le roi etait des longtemps habitue a comprendre sa mere a demi-mot. Se levant donc: --Monsieur le duc, demanda-t-il, seriez-vous dispose a repeter ces paroles devant le Saint-Sacrement? Le duc eut une hesitation inappreciable, puis repondit: --Certainement, sire! Quand Votre Majeste voudra... --Ainsi, vous seriez pret a faire serment de reconciliation sur le Saint-Sacrement expose a l'autel?... --Je suis pret, sire... Des que nous serons rentres a Paris, s'il plait a Votre Majeste, nous irons a Notre-Dame, et... --Monsieur le duc, interrompit le roi, il y a partout des autels, et partout on trouve Dieu quand on le cherche. La cathedrale de Blois me parait tout aussi favorable que Notre-Dame pour un tel serment... --Je ne demande pas mieux, sire... Quand Votre Majeste voudra... des demain! --Demain!... qui sait ou nous serons demain? C'est tout de suite, monsieur le duc, c'est dans l'heure qui commence que nous devons aller au pied de l'autel... Guise eut une nouvelle hesitation; et, cette fois, si courte qu'elle eut ete, Catherine, qui le devorait des yeux, la remarqua. Mais deja le duc repondait d'une voix ferme: --Tout de suite, si cela plait a Votre Majeste! --Crillon, dit le roi, nous allons a la cathedrale. Messieurs; vous en etes tous. Il faut que ce soit un spectacle dont il soit parle dans tout le royaume, et dont l'histoire garde le souvenir! Et maintenant, qu'on me laisse seul. Tout le monde sortit. La reine mere demeura seule aupres de Henri III. --Eh bien, ma mere? dit gaiement le roi, nous allons donc rentrer a Paris?... Des que les conferences seront terminees, nous nous mettrons en route. --Oui, dit alors la vieille reine, voila ce qui vous tient le plus au coeur! Rentrer dans Paris! Reprendre vos amusements favoris dans le Louvre et ailleurs, preparer fetes sur fetes, au risque de voir se dechainer encore les bourgeois las de payer vos folies! La belle avance de rentrer au Louvre, si vous y rentrez diminue, fantome de roi, n'ayant plus qu'une ombre de pouvoir!... Vous croyez donc a cette reconciliation? --Pourquoi n'y crois-je pas, si M. de Guise le jure sur le Saint-Sacrement? dit Henri III avec une sincerite qui fit sourire amerement Catherine. --Prenez garde, mon fils!... --Oh! madame, fit le roi, se meprenant au sens de cet avertissement, Crillon aura certainement pris les precautions necessaires... et justement le voici! ajouta-t-il pour couper court a l'entretien... Catherine de Medicis poussa un soupir, jeta un profond regard sur son fils et se retira lentement, tandis que Crillon faisait en effet son entree dans le salon et annoncait au roi qu'on n'attendait plus que son bon plaisir pour se mettre en route vers la cathedrale... Le roi descendit aussitot dans la cour carree et sourit a la vue de ces gentilshommes qui formaient une masse imposante, a la vue plus imposante encore des gens d'armes que Crillon avait disposes. Il monta a cheval. Tous l'imiterent aussitot. Le roi sortit du chateau, precede d'une fanfare de trompettes, d'une compagnie de mousquetaires, et encadre par un triple rang de ses gentilshommes. Le duc de Guise venait immediatement derriere lui et se trouvait ainsi separe de ses partisans. Toute cette formidable et brillante cavalcade se dirigea vers la cathedrale dans une sorte de recueillement inquiet. On n'osait parler. Chacun se demandait si cette ceremonie ne cachait pas un guet-apens. Le chapitre de la cathedrale, prevenu en toute hate, s'etait reuni, et, revetu de ses ornements sacerdotaux, attendait Sa Majeste. Le roi mit pied a terre devant l'eglise ou il entra aussitot, toujours silencieux, et suivi par cette foule non moins silencieuse. Guise marchait pres de lui, un peu en arriere. En un instant, la cathedrale se trouva remplie. Le roi et Guise marcherent jusqu'au maitre'autel. Le cure doyen de la cathedrale s'agenouilla alors, entoure de ses vicaires, fit une courte oraison. Puis, il monta les degres de l'autel, ouvrit le tabernacle, decouvrit l'ostensoir d'or et, tandis que les pretres entonnaient le _Tantum ergo_, il se retourna en soulevant l'embleme dans ses mains levees. Toute l'assistance etait tombee a genoux; le roi avait le premier donne l'exemple. Enfin, l'ostensoir ayant ete expose sur l'autel, le roi se releva et regarda fixement le duc de Guise. Celui-ci, d'un pas ferme, monta les degres de l'autel et etendit la main droite. --Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, dit le duc d'une voix que tout le monde put entendre, tant en mon nom qu'au nom de la Ligue dont je suis lieutenant general, je jure reconciliation et parfaite amitie a Sa Majeste le Roi... Henri III qui, jusque-la, avait conserve un doute, rayonna de joie, et, montant a son tour, il etendit la main et dit: --Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, je jure reconciliation et parfaite amitie a mon feal cousin duc de Guise et a messieurs de la Ligue... Alors, des vivats eclaterent parmi les royalistes, tandis que les gentilshommes guisards demeuraient sombres et silencieux. Le roi tendit la main au duc qui, profondement, s'inclina. La reconciliation etait scellee. XXV CATHERINE RECOIT LA LETTRE... Le soir, pendant la grande reception qui eut lieu au chateau, les gens de la Ligue montrerent un visage serein, joyeux, et meme quelque peu moqueur quand leurs yeux s'arretaient sur Henri III. Le roi, qui dinait d'assez bon appetit, contre son habitude, ne remarquait nullement ce qu'il y avait de singulier dans cette attitude des guisards. Mais d'autres le remarquaient pour lui. Et, parmi ces autres, se trouvaient Ruggieri et Catherine de Medicis. L'astrologue assistait au diner du roi du fond d'un cabinet perce d'un invisible judas a travers lequel il pouvait tout voir. Catherine l'avait mis la en lui recommandant d'etudier la physionomie des Guise. Jamais la vieille reine n'avait eprouve angoisse pareille. Il y avait un malheur dans l'air. A la table du roi avaient pris place le marechal de Biron, Villequier, d'Aumont, du Guast, Crillon, les trois Lorrains et quelques seigneurs de la Ligue. Les convives etaient fraternellement meles les uns aux autres, et, si le roi n'eut ete assis dans un fauteuil un peu plus eleve que, les autres, on ne l'eut pas distingue de ses invites. --Par Notre-Dame de Chartres, a qui, en partant, j'ai fait cadeau d'une belle chape de drap d'or! s'ecriait a un moment le roi de France, je voudrais bien savoir la figure que ferait le maudit Bearnais s'il nous voyait reunis a la meme table!... J'en ris rien que d'y penser!... Le roi se mit a eclater. Le duc de Guise eclata aussi, puis toute la tablee, puis tous les seigneurs debout. --Il me semble que je l'entends, continua le roi. Il en pousserait un Ventre-Saint-Gris!... Et Henri III repeta le juron favori du Bearnais en imitant si bien son accent gascon que, cette fois, les rires partirent d'eux-memes et de bon coeur. --A propos, sire, savez-vous ce qu'il fait en ce moment? demanda le cardinal de Guise. Eh bien, il est retourne a La Rochelle ou il va presider l'assemblee generale des protestants. --Quelque chose comme les etats generaux de la huguenoterie, fit le roi. Nous ne le craignons plus. Qu'il assemble tout ce qu'il voudra. Nous marcherons contre lui, et, avec l'aide de Dieu, avec l'aide de notre ami (il regardait le duc), nous le taillerons en pieces. --Sire, dit le duc de Guise, s'il plait a Votre Majeste, nous preparerons cette expedition... --Des notre rentree a Paris, dit le roi. Nous n'aurons pas de repos tant que La Rochelle sera aux mains des huguenots. Ayant dit, le roi but un grand verre de vin, et tous les convives l'imiterent. Ce fut ainsi que se passa ce diner, ou il fut question de tout, excepte des etats generaux pour lesquels tout ce monde etait reuni. Catherine de Medicis, malgre son age, malgre sa faiblesse, etait restee jusqu'a la fin. Quand elle fut seule, elle entra dans la salle a manger et se dirigea vers le cabinet ou elle avait laisse Ruggieri... A ce moment, dans la demi-obscurite, un gentilhomme se dressa pres d'elle. --Maurevert! dit sourdement la reine. --Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant. Puis, il se redressa, regarda la reine et reprit: --Ce meme Maurevert qui tira sur l'amiral Coligny ce coup d'arquebuse que vous n'avez pas oublie, sans doute. Ces temps sont lointains, et je craignais fort que mes traits ne rappelassent plus rien au souvenir de Votre Majeste... je vois avec bonheur qu'il n'en est rien... Catherine de Medicis fixait un sombre regard sur l'homme qui lui parlait avec une sorte d'insolente familiarite. Mais ce n'est pas Maurevert qu'elle voyait... C'etait le passe formidable evoque soudain par la presence de cet homme. Elle examina plus attentivement Maurevert et dit: --Oui, vous avez ete un bon serviteur. Vous avez fait beaucoup pour mon fils Charles IX. --Non, madame, dit Maurevert; c'est pour vous ce que j'ai fait... Catherine demeura pensive devant cette insistance. Elle connaissait Maurevert pour un des plus mysterieux et des plus terribles serviteurs qui eussent evolue jadis dans son orbite. Elle savait qu'il ne faisait rien sans motif. --Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout a coup, ou etiez-vous le jour des Barricades? --Je vous comprends, madame, fit Maurevert. J'ai servi le duc de Guise. Je l'ai servi avec ardeur et fidelite. J'ai fait, pour la reussite de ses projets, autant que je fis jadis pour la reussite des votres. Depuis le jour des Barricades, je suis donc un ennemi du roi votre fils et de vous-meme. Et, si, par hasard, le roi se decidait a faire couper le cou a M. de Guise, il est sur que je serais, moi, a tout au moins pendu. C'est bien la la pensee de Votre Majeste? --Je vois, monsieur de Maurevert, que vous etes toujours tres intelligent, dit la reine avec un sourire mortel. Mais, enfin, je suppose que ce n'est pas pour me prouver votre intelligence que vous m'etes venu trouver?... Que voulez-vous donc? Parlez. --J'attendais cet ordre de Votre Majeste, dit Maurevert. Voici donc, madame, ce que je suis venu vous dire. Lorsque nous exterminames les huguenots, lorsque, pour vous, pour vous seule, je risquai mon sang, ma vie, non pas une fois, mais dix fois, sans compter, Votre Majeste m'a fait certaines promesses... J'en ai attendu l'execution pendant dix ans. Un jour, je me mis sur votre passage, et votre regard me fit comprendre que j'etais oublie... J'ai tenu a vous dire, madame, pourquoi je me suis jete dans le parti de la Ligue, pourquoi j'ai tout fait pour soutenir les pretentions avouees ou secretes de M. de Guise, pourquoi enfin je suis devenu un ennemi de la fortune des Valois... --Vraiment, monsieur, vous avez tenu a me dire cela? --Oui, madame, fit Maurevert avec calme. Et, maintenant que je me suis soulage. Votre Majeste peut me faire arreter... Mais vous saurez que, si je vous ai trahie, c'est que vous m'avez trompe, vous! --Ah! vipere! murmura sourdement la reine... Il faut bien que votre Guise soit redoutable pour que vous osiez parler ainsi a votre reine! Je ne vous fais pas arreter... mais je vous chasse! A ce moment, une voix a la fois grave, humble et caressante se fit entendre: --Madame et reine veneree, pardonnez-moi si j'ose m'interposer entre votre auguste colere et ce gentilhomme. Restez, monsieur de Maurevert. La reine vous y autorise... C'etait Ruggieri! Il avait tout vu et tout entendu de son cabinet... Il fit un signe rapide a Catherine de Medicis. Et la reine, toujours maitresse de ses passions, prononca: --Monsieur de Maurevert, je vous pardonne ce que votre attitude et vos paroles ont pu avoir d'etrange... Maurevert mit un genou a terre et dit: --Je crois maintenant que je puis dire a la reine tout ce que j'etais venu lui dire. --Vous avez donc encore quelque chose sur le coeur, mon cher monsieur de Maurevert?... --Eh! s'ecria Ruggieri, c'est bien simple. Il a sur le coeur de ne pas avoir ete recompense selon son merite. Et il faut le recompenser, ce digne gentilhomme. Maurevert s'inclina. --Et, sans doute que, pour etre plus sur d'obtenir une recompense digne de vous, continua l'astrologue, vous apportez quelque chose a la reine?... --En effet, monsieur... j'apporte quelque chose a Sa Majeste... Je lui apporte... ce que je lui apportai jadis au Louvre, le dimanche soir de Saint-Barthelemy... --Quoi donc? fit Ruggieri, tandis que la reine palissait. --Une tete, repondit Maurevert. --Suivez-moi, ordonna Catherine. La reine descendit par un escalier derobe qui donnait sur son appartement. Cet appartement, situe au rez-de-chaussee, se trouvait juste au-dessous de l'appartement du roi, et en reproduisait la disposition. Catherine de Medicis fit entrer Ruggieri et Maurevert dans un petit oratoire et, ayant renvoye ses suivantes, prit place dans un fauteuil. --Que voulez-vous? dit la vieille reine en fixant son regard sur Maurevert. --Pardon, madame, intervint Ruggieri, Votre Majeste veut-elle me permettre de placer ici un mot? Eh bien, il me semble qu'avant de demander a ce gentilhomme ce qu'il veut nous devons lui demander ce qu'il donne... Catherine secoua la tete. --Que voulez-vous? repeta-t-elle a Maurevert. --Peu de chose, madame, dit Maurevert. Je me contenterai de trois cent mille livres. Et il ajouta: --Ce que j'apporte vaut en effet un million. Et, ne demandant que trois cent mille livres, j'estime donc a sept cent mille livres le plaisir que j'ai a servir les interets de Votre Majeste... --Bon! pensa la reine, prompte a comprendre. Il parait que tu as une rude dent contre le Guise, et qu'au besoin tu le trahirais pour rien... --Ruggieri, ajouta-t-elle tout haut, fouille dans ce meuble... la... le troisieme tiroir... et donne-moi l'un de ces parchemins que tu vois... Ruggieri obeit et placa sur la table, devant la reine, un des parchemins demandes. Ces parchemins, c'etaient des bons sur la cassette royale tout prepares d'avance, scelles du sceau de Henri III et signes de sa main. La reine le remplit, et la feuille se trouva ainsi libellee: "Bon pour la somme de cinq cent mille livres que notre tresorier versera, au vu des presentes, es mains du sire de Maurevert, pour services particuliers rendus a nous..." Catherine tendit le bon a Maurevert qui n'eut pas un tressaillement, bien qu'il eut aussitot remarque la majoration enorme de la somme qu'il avait indiquee lui-meme. --Votre Majeste est la generosite meme, se contenta-t-il de dire. Mais, comme il disait ces mots, il eut un fremissement. En effet, le libelle du bon portait au bas cette formule ecrite d'avance: Ladite somme payable a... le... Ni le nom de la ville ni la date n'avaient ete remplis par Catherine de Medicis. Des lors, le bon n'avait aucune valeur. Catherine qui, des yeux, suivait attentivement la physionomie de Maurevert, sourit et dit: --Rendez-moi ce bon, monsieur; je crois que j'ai oublie... --En effet, dit Maurevert en replacant le parchemin sur la table. Votre Majeste a omis la date et le lieu du paiement... --Ou voulez-vous etre paye, mon cher monsieur de Maurevert? demanda la reine avec un charmant sourire. --Mais a Paris, s'il plait a Votre Majeste... --A Paris. Bien. Vous voyez, j'ecris: Payable a Paris... Reste la date... Quand voulez-vous etre paye?... --Le plus tot possible, fit Maurevert en riant. --Le plus tot possible, dit la reine. Tres bien. Voyez: j'indique la date la plus rapprochee possible, c'est-a-dire le jour meme ou le roi pourra disposer a son gre de ses finances... c'est-a-dire... Et Catherine, les levres serrees, les sourcils contractes, la physionomie devenue soudain terrible, acheva d'ecrire: Payable a Paris, le LENDEMAIN DE LA MORT DE M. LE DUC DE GUISE. Maurevert lut sans surprise les mots que Catherine venait d'ecrire. Il prit le bon, le plia froidement, le fit disparaitre dans une poche de son pourpoint, et dit: --Je remercie Votre Majeste. La date qu'elle indique me convient parfaitement. --Cette date est donc bien rapprochee? demanda la reine palpitante. --Oh! cela ne depend pas de moi, madame! Car moi, je ne suis ni Dieu pour decreter la mort de Mgr de Guise... ni le roi... pour l'envoyer a l'echafaud... --L'echafaud! dit sourdement Catherine qui se redressa, livide... Ruggieri considerait ardemment Maurevert. --Expliquez-vous nettement, dit a son tour l'astrologue... Il ne s'agit donc pas... --D'une arquebusade dans le genre de celle que j'envoyai a Coligny? fit Maurevert. Nullement. Aussi, au lieu d'ecrire: "Payable au lendemain de la mort", Votre Majeste eut plus justement ecrit: "Payable le lendemain de l'execution de M. de Guise." --Maurevert, dit la vieille reine haletante, tu aurais donc vraiment le moyen de porter quelque terrible accusation contre le duc?... Parle, mon ami!... --Papier pour papier, dit Maurevert. A ces mots, il tira de sa poche une lettre qu'il remit a la reine. Catherine y jeta un avide regard et murmura: "L'ecriture de Guise..." Catherine et Ruggieri se pencherent en meme temps sur la lettre posee sur la table. Cette lettre, c'etait celle-la meme que Guise avait remise a Maurevert pour Fausta, Maurevert avait copie la lettre, remis la copie parfaitement imitee a Fausta et garde l'original pour lui. La signature "Henri, duc de Guise... POUR LE MOMENT" constituait l'aveu echappe a la prudence du duc. Ce mot eclairait la lettre. "Qui vous savez", c'etait le roi!... Lorsque Catherine eut lu et relu cette lettre non pour en decouvrir le sens, car ce sens lui apparaissait tres clair, a elle, mais pour y chercher la possibilite d'accabler le duc sous une accusation capitale, elle demanda: --A qui etait adressee cette lettre? --A la princesse Fausta... dit Maurevert. --Donc, elle ne l'a pas recue?... --Pardon, madame. La princesse Fausta a recu la lettre... ou une copie de la lettre. Catherine le regarda avec une certaine admiration. --Vous etes sur que nul autre que vous n'a vu cette lettre? reprit-elle. --Parfaitement sur madame!... Catherine appuya son coude sur la table, sa tete sur sa main, et les yeux fixes sur le papier, se plongea en une profonde reverie. "La princesse Fausta!" murmura-t-elle enfin. A quoi songeait-elle donc en prononcant ce nom?... XXVI PARDAILLAN AU COUVENT Quelques jours se sont passes depuis le depart du duc de Guise. Paris est inquiet. Au palais Fausta, une douzaine de jours apres le depart des Lorrains, un mouvement se produit. Fausta a lu la lettre que Guise lui a fait remettre par Maurevert. Fausta a pris la resolution de rejoindre le duc a Blois. Tout est donc pret pour le voyage. Une litiere attend devant la porte. Douze hommes d'armes recrutes depuis peu lui serviront d'escorte. Fausta monte dans la litiere avec ses deux suivantes: Myrthis et Lea. Au moment du depart, Fausta jette un long regard sur ce palais ou elle a pense, aime, souffert, calcule, combine la plus formidable des conspirations. L'image de Pardaillan passe dans son esprit assombri. Mais elle secoue la tete... Il est mort... elle est delivree!... Or, a l'heure meme ou Fausta sortait de Paris par la porte Notre-Dame-des-Champs, apres une courte station au couvent des jacobins situe dans le voisinage de cette porte, le chevalier de Pardaillan rentrait dans la ville par la porte Saint-Denis, c'est-a-dire par l'extremite opposee. Il s'en etait venu a petites journees. A Amiens, il s'etait arrete deux jours. Il eprouvait une certaine lassitude. Solitude d'ame et de corps... Il etait seul dans la vie... En somme, il s'interessait a deux choses: d'abord frapper Maurevert. Ensuite, faire rentrer dans la gorge du duc, moyennant sa bonne rapiere, les insultes que Guise avait proferees contre lui, le jour ou, pour sauver Huguette, le chevalier s'etait rendu. "Supposons, songeait-il, que je terrasse Maurevert, et Guise, et Fausta. Que ferai-je apres?" Voila ou etait la question... Que faire de sa vie?... Il s'ennuyait et s'ennuyait tout simplement parce que la vieille cicatrice de son coeur n'etait pas fermee encore et parce qu'il ne savait ou aller quand il aurait enfin regle ses comptes,--s'il y arrivait. "Que ferai-je?... Ou irai-je? Demanderai-je l'hospitalite au petit duc, et me laisserai-je vieillir dans l'espoir d'enseigner les mysteres du contre de sixte aux enfants de Violetta? M'en irai-je vieillir aupres d'Huguette?" Longtemps, Pardaillan s'arreta sur cette pensee avec un inexprimable attendrissement. "Apres tout, finit-il par se dire, il y a encore des grandes routes en France et ailleurs. Il y aura toujours des arbres le long de ces routes, du soleil dans l'air, a moins que ce ne soit de la pluie..." Lorsque Pardaillan reprit son chemin vers Paris, il n'avait en somme decide qu'une chose; c'est qu'il surveillerait de pres les faits et gestes de M. de Guise. Aussi, en arrivant a peu pres a la meme heure ou Fausta sortait de Paris, lorsqu'il eut appris par le premier bourgeois venu que le duc de Guise etait a Blois, Pardaillan se dit: "Eh bien, je continue ma route jusqu'a Blois." Mais sans doute une reflexion qui traversa son esprit le fit changer d'idee. Seulement, il evita de passer par la rue Saint-Denis; il ne voulait pas s'arreter a la Deviniere, peut-etre dans la crainte d'etre retenu par Huguette. Parvenu a la Seine, Pardaillan traversa le pont Notre-Dame. Tout en haut de la rue Saint-Jacques et pres des remparts, il arreta son cheval devant le porche du couvent des jacobins, mit pied a terre, et heurta le marteau de la porte. Un judas s'entrouvrit, a travers lequel le frere portier lui demanda ce qu'il voulait, l'informant aussitot qu'on ne recevait ni pelerins ni voyageurs dans ce couvent. Pardaillan ayant repondu qu'il venait simplement faire visite au reverend frere Jacques Clement, le portier, avec un empressement qui lui parut bizarre, ouvrit la porte et le pria d'entrer. --Veuillez attendre dans ce parloir. Notre bon frere Clement va etre prevenu. Et le frere portier partit en toute hate. Seulement, ce ne fut pas vers la cellule de Jacques Clement qu'il se dirigea, mais vers l'appartement du prieur Bourgoing, a qui il raconta qu'un laic voulait voir le frere Clement. Bourgoing ne douta pas un instant que ce visiteur ne fut un homme envoye dans le but de s'aboucher avec Jacques Clement en vue du grand-oeuvre, c'est-a-dire l'assassinat d'Henri III. Il donna donc l'ordre non pas de faire venir frere Jacques au parloir, mais bien de conduire le visiteur a la cellule du reverend. Il faut ajouter que ces allees et venues avaient peu surpris Pardaillan, et qu'il n'y avait prete qu'une mediocre attention. Lorsque le frere portier revint, il se contenta donc de suivre le moine qui le conduisait. Apres de nombreux tours et detours, ce moine s'arreta devant la porte entrebaillee d'une cellule et dit: --C'est ici, vous pouvez entrer, mon frere... Pardaillan poussa la porte, entra, et vit Jacques Clement qui, assis a une petite table, ecrivait. Lorsque le chevalier entra, le moine se retourna, l'apercut, cacha precipitamment sous un livre ce qu'il ecrivait, et une vive rougeur envahit ses joues pales. Il se leva et s'avanca vers Pardaillan, les mains tendues. --Que Dieu soit loue! dit-il. --Mort Dieu! fit Pardaillan qui serra les mains du moine, qu'on a donc du mal a parvenir jusqu'a vous!... et jetant un regard autour de lui: comment pouvez-vous vivre ici? fit-il avec un frisson. C'est le tombeau anticipe... pour des gens comme vous qui prennent les choses trop-a coeur. Clement eut un sourire amer. --Cher et digne ami, fit-il, vous etes comme un rayon de soleil qui entrerait dans une tombe. Des que vous paraissez, tout s'eclaire et sourit... C'est si triste, ici! --Pourquoi y restez-vous? --Ce n'est pas moi qui l'ai voulu ainsi. Eleve dans un couvent, j'ai vecu au couvent, comme le lierre vit attache a l'arbre au pied duquel il est ne. ---Que faisiez-vous donc quand je suis entre? reprit curieusement Pardaillan au bout d'un instant de silence. Jacques Clement rougit encore. --C'est bien, c'est bien, fit le chevalier, je ne vous demande pas vos secrets. Mais, en meme temps, il jeta un rapide regard sur le bas de la feuille que le moine avait cachee, et qui depassait sous le livre. Et il eut un sourire de stupefaction. --Des vers! s'ecria-t-il. Vous ne m'aviez pas dit que vous etiez poete! En effet, c'etaient des vers qu'ecrivait le jeune moine. --Oh! oh! continuait le chevalier, qui, sans facon, avait saisi la feuille et la parcourait, quel zele... religieux! Or, ca... quelle est cette Marie?... Le moine avait pali. --Je me distrais parfois, balbutia-t-il, a ces amusements profanes... Le chevalier tournait et retournait le papier en tous sens. Soudain, il tressaillit et murmura: --Marie de Montpensier!... Ah! ah!... C'est a la duchesse de Montpensier qu'il fait ces declarations enflammees!... Tenez, ajouta-t-il tout haut en rendant le papier a Jacques Clement, je ne me connais guere en poesie; mais je trouve ces vers admirables, et il faudra que la personne a qui ils sont destines soit bien difficile de n'etre pas de mon avis... Le moine reprit sa feuille de papier et la cacha, cette fois, dans son sein. --Voyons, dit alors le chevalier, avez-vous un peu abandonne ces idees effrayantes qui vous bouleversaient quand nous nous rencontrames a Chartres? Et Pardaillan fit le geste de l'homme qui donne un coup de dague. --Vous voulez parler, dit Jacques Clement d'une voix basse, mais ferme et tranquille, de ma resolution de tuer Valois?... Pourquoi y aurais-je renonce?... Valois mourra!... J'ai pour vous, pour l'infinie gratitude que je vous dois, recule l'heure de l'execution. Mais cette heure viendra!... Pardaillan frissonna. Il y avait dans l'attitude et la voix du moine une effrayante resolution. --Pardaillan, reprit Jacques Clement, vous m'avez demande d'attendre. Mais a votre tour, quand vos desseins sur Guise seront accomplis, laissez-moi marcher a ma destinee... La mere du roi a tue ma mere... Eh bien, le fils d'Alice tuera le fils de Catherine!... Et rien, rien, entendez-vous, ne peut le sauver si vous etes venu me dire: "Allez! la vie de Valois m'est a cette heure inutile!..." Est-ce la ce que vous etes venu me dire, chevalier?... --Non, repondit Pardaillan; pas encore!... A ce moment, le prieur Bourgoing entra dans la galerie, sur laquelle s'ouvraient les portes des cellules, et, a pas etouffes, s'approcha de facon a ecouter ce qui se disait chez Jacques Clement. --J'attendrai donc, reprenait celui-ci. J'attendrai. Mais les paroles que vous m'apporterez seront le signal de la mort de Valois. --C'est bien ce que je pensais! songea le prieur. Ce gentilhomme est de la conspiration, et c'est sans doute lui qui doit donner le signal!... --Voyons, reprit Pardaillan, j'etais venu vous faire une proposition. Je souhaite qu'elle vous agree... --Voyons la proposition, fit le moine avec un sourire. --C'est de m'accompagner a Blois ou je me rends tout de ce pas... --Parfait! songea le prieur dans la galerie. --A Blois! s'ecria sourdement Jacques Clement. --Mon Dieu, oui. Figurez-vous, mon cher ami, que je m'ennuie depuis quelque temps. Alors, pour me distraire, j'ai entrepris de voyager. --A Blois! repeta Jacques Clement avec un frisson. --Oui, a Blois, fit negligemment le chevalier. Mais pourquoi a Blois, me direz-vous?... D'abord on y voit le roi... --Bravo! cria en lui-meme le prieur Bourgoing, de plus en plus persuade que le visiteur cherchait a entrainer le moine a l'execution de l'acte attendu. --Ensuite, continua Pardaillan, on y voit toute la noblesse du royaume assemblee pour les etats generaux. Enfin, on y voit M. de Guise, l'illustre duc de Guise... --Brave gentilhomme! murmura le prieur. --Et autour de Mgr le duc, acheva Pardaillan, une suite brillante, spirituelle, sans compter de belles et nobles dames comme la duchesse de Montpensier!... Pardaillan lanca ce dernier trait dans un eclat de rire. Jacques Clement palit affreusement, saisit la main du chevalier et murmura d'une voix eteinte: --Vous etes sur... que celle... que vous dites... --Est a Blois?... Dame! Ou voulez-vous qu'elle soit? Allons, laissez-vous emmener par moi. Nous nous distrairons l'un l'autre... Mais, au fait, j'y songe... peut-etre ne pouvez-vous pas a votre gre sortir d'ici?... A ce moment, quelqu'un parut, qui s'avanca avec un large sourire de bienveillance. C'etait le prieur. --Eh bien, fit-il, mon cher frere, etes-vous content?... Oui, je vois que vous etes content. Je suis certain que ce gentilhomme a du vous donner d'excellents conseils... Il faut les suivre, mon enfant, il faut ecouter ce gentilhomme. --Mais, mon reverend, murmura Jacques, stupefait. --Pas de mais, fit Bourgoing. Ce gentilhomme, j'en suis sur, n'a pu que vous conseiller des choses excellentes... --Ma foi, mon reverend, dit Pardaillan passablement etonne, lui aussi, je lui conseillais tout simplement de voyager... --Digne conseil! s'ecria Bourgoing. Mais de quel cote? --Je lui conseillais d'aller a Blois. --C'est admirablement conseille. L'air de Blois est sublime. Du moins, on me l'a assure. Or, notre cher frere est malade, tres malade... il lui faut un air pur et fortifiant... --C'est ce que je lui disais, fit Pardaillan. --Et moi, je lui ordonne de vous ecouter. Vous entendez, mon frere? Je vous ordonne de vous conformer a tous les conseils de ce gentilhomme. Faites donc a l'instant vos preparatifs de depart. Moi, je vais commander qu'on vous selle mon meilleur cheval de route. Recevez ma benediction, mon frere, et vous aussi, monsieur. Et le prieur Bourgoing, laissant le chevalier stupefait, se hata de sortir en murmurant: --Sur ma parole, dit-il, voila le plus agreable moine que j'aie rencontre de ma vie. Ainsi donc, nous partons? Pardaillan eclata de rire. --Oui, dit Jacques Clement, qui tremblait legerement. --Le grand jour est proche... Une demi-heure plus tard, au parloir ou Pardaillan etait descendu, le moine parut, vetu de cet habit de cavalier qu'il portait pendant son voyage a Chartres. Devant la porte du couvent, un cheval attendait selle, pres de celui de Pardaillan. Le chevalier et le moine se mirent en selle. XXVII MOURIR OU TUER? Peut-etre Pardaillan avait-il une idee de derriere la tete en entrainant Jacques Clement a Blois. Toujours est-il qu'ils sortirent ensemble de Paris et prirent aussitot le chemin de Chartres pour, de la, se rendre, au but de leur voyage. Il n'y avait pas une heure qu'ils avaient quitte le couvent des jacobins lorsqu'un cavalier en sortit a son tour. Ce cavalier n'etait autre que le frere portier en personne, lequel, monte sur une excellente mule, s'en allait a Blois pour le compte du prieur Bourgoing. Le moine portait une lettre cachee sous son froc. La lettre etait a l'adresse de la duchesse de Montpensier. Ceci pose, nous laisserons Jacques Clement et Pardaillan. La scene que nous allons retracer se passait une semaine apres la remise a Catherine de Medicis de la lettre payee a Maurevert cinq cent mille livres. Ce jour-la, donc, c'etait le dimanche 12 novembre. Un epais brouillard montait de la Loire, a l'assaut de la colline sur laquelle s'etagent les rues de Blois. Dans ces rues, on ne voyait personne. Par contre, le chateau etait encombre de seigneurs. Un courrier venait d'arriver de La Rochelle, au grand etonnement des courtisans royalistes ou guisards unis dans une haine commune contre les huguenots. Que pouvait bien vouloir le Bearnais?... Comme preuve de confiance et de grande amitie, le roi avait ouvert devant tous la missive d'Henri de Navarre. Et il la lut a haute voix. En resume, le Bearnais, parlant au nom des protestants rassembles a La Rochelle, faisait une double demande: 1 deg. Il demandait qu'on restituat aux huguenots les biens qui leur avaient ete confisques; 2 deg. il reclamait pour eux la liberte de conscience. Cette lecture, faite, comme nous avons dit, a haute voix par le roi lui-meme, fut accueillie par des huees, des rires, des menaces contre le messager qui, tres calme et tres digne, attendait la reponse. --Que dois-je repondre au roi mon maitre? demanda le huguenot quand la tempete des rires et des menaces se fut un peu apaisee. --Dites au roi de Navarre, dit Henri III, que nous reflechirons aux questions qu'il nous soumet, et que, quand nous aurons pris une decision, c'est M. le duc de Guise, lieutenant general de nos armees, qui lui portera notre reponse... Cette reponse devait avoir d'incalculables consequences. C'est en effet apres l'avoir recue que Henri de Navarre prit la campagne avec son armee, resolu a conquerir, les armes a la main, ce qu'on lui refusait de bonne foi. Voila quels evenements s'etaient passes en cette soiree de novembre. Le roi, mis de bonne humeur par les acclamations qui avaient accueilli sa reponse, etait reste jusqu'a dix heures, causant de preference avec les gentilshommes de la Ligue, et faisant toutes sortes de caresses au duc de Guise. Enfin, le signal de la retraite avait ete donne. Les appartements royaux s'etaient vides. Le roi etait dans sa chambre. A ce moment, la reine mere entra. Henri III, qui ne la voyait jamais en tete-a-tete qu'avec ennui ou avec une sourde terreur, ne put s'empecher de faire une grimace. Catherine de Medicis s'etait assise silencieusement. --Henri, dit la vieille reine d'une voix douloureuse et presque tremblante, bientot, je n'y serai plus. Alors, vous me regretterez peut-etre. Alors, peut-etre, vous rendrez justice au sentiment qui m'a toujours guidee et qui est celui d'une affection... indestructible, puisque votre ingratitude n'a pu l'attenuer... --Je sais que vous m'aimez, ma mere, dit Henri III d'une voix caressante. --Ma mere! fit Catherine. Il vous arrive bien rarement de m'appeler ainsi, Henri, et ce mot est doux a mon coeur. Oui, je vous aime, et profondement. Mais vous, Henri, vous ne m'aimez pas. J'ai trouve plus d'affection chez Charles et chez Francois, que je n'aimais guere, vous le savez... et pourtant, ajouta-t-elle sourdement, je les ai... laisses mourir... parce que je voulais vous voir sur le trone... Catherine baissa la tete, et plus sourdement, ajouta: --Henri!... savez-vous le premier mot que me dit votre pere lorsqu'il m'epousa?... --Non, madame, mais je pense que ce fut une parole d'amour... fit Henri en baillant. --J'etais jeune... presque une enfant. J'arrivais d'Italie tout enfievree par la joie de voir Paris, d'etre la reine dans ce grand beau royaume de France... J'etais belle... Je venais, decidee a aimer de tout mon coeur cet epoux qui etait un si grand roi! et qu'on disait si aimable... Je le vois encore... Il etait habille tout de satin blanc... Il s'approcha donc, m'examina cinq minutes. Je defaillis presque... Et quand il m'eut bien examinee, il se pencha sur moi et me dit: Mais, madame, vous sentez la mort!... Et votre pere sortit de la chambre nuptiale. Ce fut une triste vie que la mienne jusqu'au jour ou le coup de lance de Montgomery me fit veuve... Eh bien, Henri ma vieillesse est aussi triste que le fut ma jeunesse... --Madame, balbutia Henri III, ma mere... Catherine l'arreta d'un geste. --Je sais quels sont vos sentiments. Epargnez-vous toute contrainte. Votre pere me l'a dit: "Je sens la mort", et toute ma vie s'est resumee dans cette question qui s'est dressee devant moi tous les jours: tuer ou etre tuee!... --Que voulez-vous dire? s'ecria Henri, pris de cette sorte de terreur que lui inspirait si souvent sa mere. --Je veux dire que toute ma vie, j'ai du tuer pour ne pas l'etre... il faut que je tue encore pour que vous ne mouriez pas, vous que j'aime... vous, mon fils!... --Je dois donc mourir! fit Henri d'une voix etranglee. On veut donc me tuer!... --Vous l'eussiez ete cent fois deja, si je n'avais ete la!... Henri III fut secoue par un frisson; sa mere ne l'ennuyait plus... elle l'epouvantait. --Or, reprit Catherine avec un sourire amer, puisque votre pere a declare que je sens la mort, je ne dois pas le faire mentir. En parlant ainsi, la vieille reine se redressa. Henri la considerait avec une admiration melee d'effroi. --Que disions-nous? reprit Catherine. Oui... que je ne voulais pas faire mentir votre pere. Je dois repandre autour de moi de la mort. Et aujourd'hui encore, la terrible question revient plus pressante, plus apre que jamais: mourir ou tuer!... Mon fils, voulez-vous mourir? Voulez-vous tuer?... Choisissez!... --Au nom de Notre-Dame! murmura Henri en faisant un signe de croix, expliquez-vous, ma mere! Catherine tira un papier de dessous les voiles noirs qui l'enveloppaient et le tendit a Henri, qui le saisit avidement, s'approcha d'un flambeau et se mit a lire. Quand il eut fini sa lecture, Henri se tourna vers sa mere. Il etait livide, et ses mains tremblaient. --Ainsi, gronda-t-il. Guise veut m'assassiner malgre son serment d'amitie? Catherine fit un signe de tete affirmatif. --Qui vous a remis cette lettre? reprit Henri III. --Un serviteur de Guise, un traitre,, car il a ses traitres comme nous avons eu les notres... le sire de Maurevert. --Il faut recompenser cet homme, madame! --C'est fait. --Et depuis quand avez-vous cette lettre? --Depuis huit jours, repondit Catherine. Elle n'eut pas plus tot prononce ces mots qu'elle s'en repentit... En effet, le roi s'etait ecrie: --Huit jours!... La lettre est donc anterieure au serment d'amitie!... --Oui! repondit Catherine. Mais qu'importe! Si vous croyez que Guise a voulu vous tuer, qu'importe le moment ou il l'a voulu!... --Madame, dit froidement Henri III, vos soupcons vous egarent. Rien dans cette lettre ne prouve positivement que le duc a pu concevoir ce forfait. Et l'eut-il concu, le serment efface tout. Eh! n'ai-je pas voulu le tuer moi-meme?... Cela m'empeche-t-il de tenir mon serment de bonne foi? --Aveugle! murmura Catherine. Ainsi, vous refusez de me croire, mon fils! --Je crois, dit Henri fermement, que votre affection vous rend injuste. Croyez-vous, madame, que j'eprouve une amitie pour le duc? Il est fort, il tient le royaume avec sa Ligue. Si je veux rentrer a Paris en roi, je dois plier aujourd'hui, quitte a prendre ma revanche plus tard. Quant a supposer qu'il veuille se parjurer, ceci, madame, est tout a fait impossible. --Et si je vous le prouvais, Henri?... --Oh! malheur a lui, en ce cas! --Sire, dit Catherine en se levant, je vous demande trois jours; dans trois jours, je vous apporterai la preuve! --Malheur! repeta le roi. Malheur sur lui! XXVIII LES FOSSES DU CHATEAU Or, en ce meme dimanche dont nous venons d'esquisser la soiree, tandis que se passaient les evenements que nous venons de raconter, une autre scene bien differente se deroulait dans une autre partie de la ville. Vers quatre heures et demie, en effet, c'est-a-dire a l'heure ou la nuit commencait a tomber et ou, deja, le crepuscule s'etendait sur la campagne de Blois, un moine monte sur une mule s'approchait au petit trot de la porte de la ville. Ce moine n'etait autre que le frere portier du couvent des jacobins, celui-la meme que le prieur Bourgoing avait charge d'une mission de confiance pour la duchesse de Montpensier. Frere Timothee avait plus d'une fois deja servi de messager au prieur Bourgoing, et il avait mainte expedition sur ses etats de service. C'etait un ancien reitre qui avait fait les guerres de religion et n'avait pas encore tout a fait depouille le vieil homme. C'est-a-dire qu'il avait conserve des habitudes de paillard, qui lui avaient ete fort cheres dans sa jeunesse. Lorsqu'il arriva en vue de Blois, par une brumeuse soiree de novembre, le soleil venait de se coucher, et la nuit venait rapidement, en sorte qu'il entra dans la ville comme on allait fermer les portes. Notre homme avisa une auberge qui se trouvait placee, par son enseigne, sous la protection du grand saint Matthieu. Mais, ayant jete par la fenetre grillee du rez-de-chaussee un coup d'oeil dans la grande salle, il poussa un soupir en constatant que cette auberge n'etait point le fait d'un pauvre moine. Autour des tables chargees de venaisons fumantes, de pates, de volailles dorees, de cruches de vin, une quarantaine de gentilshommes avaient pris place, et, jurant, sacrant, pincant les servantes, riant a gorge deployee, s'interpellant les uns les autres, faisaient joyeuse ripaille. Ces gentilshommes etaient tous de la suite de Guise, et leur conversation qui roulait tantot sur les etats generaux, tantot sur le roi lui-meme, etait pleine de sous-entendus menacants a l'adresse de Henri III. Le moine n'entendait rien. Mais il voyait les visages illumines par le vin, les pourpoints qui se degrafaient, les machoires qui fonctionnaient avec frenesie, et il se disait: --Ce doit etre bien bon!... A ce moment, comme il poussait un deuxieme soupir et qu'il allait se remettre en quete d'une auberge plus modeste, il tressaillit, et ses yeux se fixerent sur un gentilhomme qui, assis a l'ecart a une table ou cinq ou six couverts etaient dresses, attendait sans doute des convives pour commencer a diner. --Que vois-je? murmura le moine. Ne serait-ce pas ce bon M. de Maurevert? C'est bien lui, de par saint Matthieu, patron de cette auberge!... Je puis tres bien me confier a M. de Maurevert qui est un de nos fideles, un intime du reverend Bourgoing; je vais lui demander ou je pourrai bien trouver la duchesse de Montpensier... Et comme il m'estime, peut-etre m'invitera-t-il a partager avec lui les choses succulentes dont, selon toute vraisemblance, il va se nourrir ce soir... Allons!... Cela dit, frere Timothee, qui en sa double qualite d'ancien reitre et de moine etait doublement imprudent, attacha sa mule a l'un des anneaux du perron, entra majestueusement dans la salle et, le visage epanoui se dirigea droit sur Maurevert. Maurevert, qui, en effet, etait en relations suivies avec le prieur Bourgoing, de meme que les gentilshommes du service de Guise, reconnut parfaitement le frere portier des jacobins. --Ah! monsieur le marquis de Maurevert, commenca le moine, la bouche en coeur et les yeux luisants. --Je ne suis pas marquis, fit Maurevert. --Monsieur le baron, alors, je suis bien heureux... --Je ne suis pas baron, interrompit Maurevert. Le moine, qui avait mis dans sa tete que Maurevert paierait l'ecot de son diner, ne se laissa pas intimider par cet accueil severe. Tirant donc a lui un escabeau, il s'assit sans y etre invite. --Mon gentilhomme, dit-il, je suis sur que le reverend Bourgoing serait bien heureux s'il apprenait, en ce moment, en quelle excellente compagnie je me trouve. Pare celle-la! ajouta Timothee en lui-meme. En effet, Maurevert, qui, devant l'insistance du moine, froncait deja les sourcils et s'appretait a lui faire rudement sentir la distance qui separe un frocard d'un gentilhomme, se derida soudainement au nom de Bourgoing et preta l'oreille. --Est-ce donc a dire, fit-il, en essayant de demeler les intentions du frere portier, que le prieur vous adresse a moi?... --Pas tout a fait... mais presque... Daignez permettre, mon gentilhomme, je meurs de soif. En meme temps, Timothee remplit un gobelet jusqu'aux bords et le vida d'un seul trait. --A votre sante, a celle de la Ligue, murmura-t-il en clignant de l'oeil, et a la mort du tyran!... Maurevert tressaillit... Il se pencha vers le moine et d'une voix basse, rapide: --Est-ce pour cela que vous venez a Blois?... Timothee, encore, cligna de l'oeil, reponse qu'il jugeait apte a concilier son desir de bien diner et sa complete ignorance de la mission dont il etait charge... il portait une lettre, voila tout. Mais cette reponse, Maurevert l'interpreta dans le sens de l'affirmative. Sa haine contre le duc de Guise, plus encore que le desir de passer le plus tot possible chez le tresorier royal lui faisait souhaiter ardemment la mort du duc. On concoit l'interet enorme que prit tout a coup a ses yeux frere Timothee, envoye de Bourgoing, c'est-a-dire d'un ligueur enrage. --Buvez, puisque vous avez soif, dit-il d'une voix tres adoucie. --Je ne meurs pas seulement de soif, mais aussi de faim. Songez donc, messire, que j'ai fait en moins de quatre jours le voyage de Paris a Blois... Cette fois, songea-t-il, tu m'invites a diner! Et un troisieme clignement des yeux indiqua toute l'importance de la mission que le moine venait remplir a Blois. --C'est donc bien presse? fit Maurevert qui palit a cette idee que Guise, peut-etre, allait agir le premier... Au nom des grands interets que vous connaissez, si vous m'etes envoye, je vous somme de parier. Et si ce n'est pas moi que vous cherchez, je vous en prie... --Mon cher monsieur de Maurevert, dit le moine, c'est bien vous que je cherchais, car voila quatre heures que je cours apres vous. Le reverend prieur m'a expressement recommande de ne rien faire sans vos amis. Je parlerai donc. Mais je vous avoue qu'avant diner, mes idees ne sont jamais bien nettes... --Venez! dit Maurevert qui, tout a coup, se leva et gagna rapidement la porte, de facon qu'on vit qu'il ne sortait pas en compagnie du moine. Frere Timothee demeura un instant abasourdi, jeta un dernier regard navre du cote de la cuisine, acheva par acquit de conscience le pot de vin qui etait devant lui, et sortit a son tour sans avoir ete autrement remarque. Dans la rue, il detacha sa mule et, melancolique, s'appreta a suivre Maurevert qui l'attendait. --Je veux vous traiter, dit Maurevert, selon vos merites, c'est-a-dire beaucoup mieux qu'en cette auberge. Suivez-moi donc a quelques pas, car il importe qu'on ne nous voie pas ensemble, vous comprenez? --Si je comprends! s'ecria Timothee qui prit au meme instant une figure rayonnante. La nuit etait tout a fait venue. Les rues etroites de Blois etaient plongees dans les tenebres que le brouillard faisait plus intenses. Maurevert montait une ruelle escarpee, pavee de cailloux pointus destines a aider la descente des chevaux. "Si cet imbecile est porteur de quelque ordre grave, je le saurai, reflechissait Maurevert. Et je previendrai la vieille Medicis. Alors, de deux choses l'une: ou c'est le roi qui agit le premier, ou c'est Guise qui tue Valois. Dans le premier cas, j'aurai rendu un immense service a la monarchie, et il faudra bien qu'on m'en tienne compte. Dans le deuxieme cas, j'en serai quitte pour attendre une nouvelle occasion de prouver a Guise qu'on ne me traite pas impunement comme un valet. Et comme il ne sait rien, comme il ne peut rien savoir, je demeure son intime!" Maurevert s'arreta devant une auberge de mediocre apparence. C'est la qu'il avait son logis. Timothee fit la grimace et soupira: --L'auberge du Grand-Saint-Matthieu me paraissait infiniment respectable. --Ne vous fiez pas aux apparences, ricana Maurevert d'un ton qui, un instant, donna le frisson a Timothee. Je vous ai promis de vous traiter selon vos merites, et je vous jure que vous le serez. Entrez donc, faites mettre votre mule a l'ecurie, puis traversez la salle, montez l'escalier qui se trouve au fond, et faites-vous donner la chambre n deg. 3. Timothee commencait a se repentir d'avoir suivi Maurevert. Il eprouvait un etrange malaise. En somme, il eut bien voulu s'en aller, quitte a mal diner. Mais la rue etait deserte. Maurevert le surveillait. Il se conforma donc aux instructions qu'il venait de recevoir. L'hotesse le conduisit a la chambre n deg. 3, et se retira en emportant la benediction du moine qui demeura seul. Une demi-heure se passa. "Est-ce que, par hasard, se demanda le moine, ce M. de Maurevert se moquerait de moi?" A ce moment la porte s'ouvrit, et Maurevert parut, en mettant un doigt sur sa bouche. Le moine se contenta de suivre Maurevert qui, par un deuxieme geste, l'invitait a venir avec lui. Le gentilhomme traversa le couloir sur lequel s'ouvraient diverses chambres de l'hotellerie, et penetra dans le logement situe juste en face de celui du moine. Des lors, le visage du frere Timothee rayonna plus que jamais, et de rubicond qu'il etait, devint incandescent. En effet, au beau milieu de cette piece ou Maurevert venait d'entrer, une table toute dressee offrait aux regards les elements d'un diner pres duquel ceux du Grand-Saint-Matthieu n'eussent ete que de simples hors-d'oeuvre. --Mon cher hote, dit Maurevert, asseyez-vous, et usez sans facon d'une hospitalite qui vous est offerte de meme... --En ce cas, je me debarrasserai de ce froc qui me gene pour manger! En meme temps, le digne frere portier, ayant jete son froc en travers du lit, apparut en jaquette de cuir et s'assit resolument, le couteau au poing, jetant sur un pate un regard de defi. --Attaquons! dit Maurevert... Mais je vois que vous avez conserve quelques habitudes de votre ancien metier, puisque vous portez jaquette de cuir. Vous avez donc ete soldat avant d'etre jacobin?... --Saint-Denis, Jarnac, Moncontour, Dormans, Couras... enumera le moine en brandissant son couteau. Le repas se continua parmi ces propos et d'autres. Tout a fait revenu de ses preventions, le moine mangeait comme deux hommes raisonnables et buvait comme quatre. Le moment vint ou Maurevert s'apercut que son convive etait juste dans l'etat d'esprit ou il avait desire. --Et vous disiez donc, commenca-t-il, que le reverend Bourgoing vous adressait a moi? --Pas tout a fait; je suis venu voir la duchesse de Montpensier. --Pourquoi? demanda Maurevert, en debouchant un nouveau flacon. --Pourquoi? bredouilla frere Timothee. Je n'en sais rien. --Diable! Je suppose que, pourtant, ce n'est pas pour lui faire une declaration d'amour? --Eh! eh!... je pourrais plus mal tomber! fit le moine avec l'outrageante fatuite des ivrognes. Mais enfin, la verite est que je lui porte une lettre et que j'ignore ce qu'il y a dans cette lettre, et que j'ignore ou et quand je pourrai rencontrer la duchesse, et que j'ai compte sur vous pour... --Remettre la lettre? Je m'en charge! --Non, non, s'ecria le moine. Le tres reverend Bourgoing m'a dit: "Timothee, plutot que de parler a qui que ce soit de cette lettre, arrachez-vous la langue!..." --Mais puisqu'il vous a dit de m'en parler! --Il a ajoute, continua le moine qui, pris a son propre mensonge, jugea convenable de ne pas entendre cette interruption... il a ajoute: "Timothee, plutot que de vous laisser prendre cette lettre, faites-vous tuer. Mais avant de mourir, avalez-la!" Je ne puis donc, mon gentilhomme, ni vous montrer ni vous remettre cette missive qui est la, cousue a l'interieur de mon froc... --Alors, que voulez-vous de moi? --Mais... que vous me conduisiez a la duchesse... --Diable!... Ce sera difficile, car, surement, elle dort en ce moment... --Aussi n'ai-je pas dit ce soir, tout de suite... Il suffira que je la puisse voir apres-demain... --Il sera trop tard, fit Maurevert en secouant la tete. --Demain matin, alors! --Trop tard encore!... La duchesse quitte Blois demain matin. Je le tiens de M. le duc de Guise lui-meme Bah! vous en serez quitte pour attendre son retour. Car le duc m'a affirme qu'elle ne serait pas plus d'un mois ou deux absente... --Trop tard! trop tard! gemit le moine en faisant le geste de s'arracher les cheveux. Que vais-je dire au reverend?... Il va me chasser! ou peut-etre, pis encore! --C'est probable, dit froidement Maurevert. Mais voyons, votre chagrin me fend le coeur. Peut-etre y a-t-il un moyen de tout arranger... Ce serait de voir la duchesse tout de suite. Je suis assez bien en cour pour prendre sur moi de la faire reveiller. --Partons! dit le moine. Ou demeure la duchesse? --Pres du chateau, repondit Maurevert, Allons, remettez votre froc, et prenez courage: je me charge de tout. --Mais comment allons-nous sortir? --Vous l'allez voir, dit Maurevert qui, traversant le couloir apres avoir eteint les flambeaux, penetra dans la chambre qui portait le numero 3, c'est-a-dire la chambre que le moine, sur sa recommandation, avait demandee. Maurevert ouvrit la fenetre. Et alors, frere Timothee put se rendre compte qu'un de ces escaliers exterieurs, comme il y en avait a bien des maisons, partait de cette fenetre pour aboutir a la rue. Si le moine eut ete moins tourmente, et par ses pensees et par le vin, il eut pu s'etonner que Maurevert lui eut justement recommande cette chambre et non une autre. Mais il ne pensait pas si long. Il descendit et Maurevert le suivit, en laissant la fenetre ouverte derriere lui. A ce moment-la, il etait pres de minuit. Dans les rues de Blois, pas un etre vivant ne se montrait. Frere Timothee marchait gravement pres de Maurevert qui gagna les abords du chateau, et se mit a contourner les fosses remplis d'eau. Tout a coup, il s'arreta et d'une voix etrange: --Alors, vous dites que cette lettre est cousue dans l'interieur de votre froc? --La! fit le moine avec un rire epais. Bien malin qui viendrait la chercher la! --Et vous dites que c'est grave?... que vous ne la donneriez a personne au monde?... --Pas meme... a vous!... --Et bien, tu me la donneras tout de meme! gronda sourdement Maurevert. En meme temps, son bras se leva. L'eclair de sa dague traversa l'espace. Au meme instant, le moine jeta un grand cri et s'affaissa. La dague de Maurevert avait penetre dans la gorge de frere Timothee, au-dessus de la cuirasse... Maurevert regarda autour de lui. Rien ne bougeait... Le cri du malheureux moine, s'il avait ete entendu, n'avait eveille aucune alerte. Froidement, Maurevert se baissa, tata le froc, sentit le papier, dechira l'etoffe du bout de sa dague, et saisit la lettre... Puis, soulevant le cadavre, le depouilla de son froc, et alors, il le poussa dans l'eau du fosse. Quant au froc, il l'emporta chez lui. C'est ainsi que perit frere Timothee, victime de sa gourmandise et de son devouement. Rentre dans sa chambre, Maurevert ouvrit tranquillement la lettre et se mit a la lire. Voici ce qu'elle contenait: " Madame, "J'ai l'honneur et la joie d'aviser Votre Altesse Royale que notre homme s'est soudainement decide a se mettre en route pour Blois. Il emporte le poignard, le fameux poignard qui lui fut octroye par l'ange que vous connaissez. "Si Valois en rechappe, cette fois, il faudra qu'il ait le diable au corps. Je ne sais si l'homme aura le courage de vous venir voir, et c'est pourquoi je vous previens. Il serait a souhaiter que Votre Altesse Royale put le decouvrir dans Blois et lever ses derniers scrupules, s'il en a: je crois qu'un regard de vous y suffira. "Je vous prie d'observer qu'il est accompagne d'un gentilhomme qui, sans aucun doute, est des notres. Grand, robuste, fiere tournure, l'oeil froid et moqueur, ce gentilhomme m'a paru posseder toutes les qualites d'audace, de vigueur et de sang-froid necessaires pour le grand acte. "Je suis, madame, de Votre Altesse Royale, le tres devoue serviteur." La lettre portait comme signature un signe sans doute convenu et servant de pseudonyme. Ayant acheve sa lecture, Maurevert replia la lettre, la placa dans son pourpoint, s'enveloppa de sa cape, eteignit le flambeau qu'il avait allume, et murmura: "Il faut que la vieille Medicis ait cela tout de suite... d'abord parce que cette lettre complete la premiere, ensuite parce qu'il faut que je m'en debarrasse a l'instant... Allons au chateau." Malgre ces paroles, il ne bougea pas. Debout dans les tenebres, enveloppe de son manteau, il reflechissait profondement. "Voyons, gronda-t-il tout a coup, relisons. C'est une pensee insensee qui m'a traverse l'esprit quand j'ai lu ces mots..." Il battit le briquet et ralluma son flambeau. Et il se remit a lire. Il ne relisait qu'un passage, toujours le meme, et tout ce qui etait relatif au meurtre du roi lui etait indifferent. Un bruit dans le couloir, une planche qui venait de craquer sans doute, le fit tressaillir violemment. Il se leva d'un bond, la dague au poing, l'oeil exorbite, la sueur au front. "On a marche la!... qui vient de marcher?..." Est-ce que Maurevert avait des remords?... Se repentait-il de sa trahison?... Ce n'etait point le remords qui l'immobilisait dans les tenebres... c'etait la peur!... Car, lorsqu'il se decida enfin a se remettre en route, bas, tres bas, comme s'il eut redoute de s'entendre lui-meme, il murmura: "Celui qui doit tuer le roi est accompagne d'un gentilhomme... l'oeil froid et moqueur... fiere tournure... grand... robuste... qui est ce gentilhomme?..." Lorsqu'il eut descendu l'escalier exterieur qui aboutissait a la chambre n deg. 3, lorsqu'il eut fait cent pas dans la rue, il s'arreta encore et haussa violemment les epaules: "Allons donc! gronda-t-il. Ce ne peut etre lui!... Pourquoi serait-ce lui?..." Et, arrive devant le porche du chateau, vers lequel il s'etait machinalement dirige sans doute, la meme preoccupation n'avait cesse de le hanter jusqu'a lui faire oublier le motif de sa visite nocturne, car il prononca sourdement: "La Cite etait cernee de toutes parts. Un renard n'eut pas trouve le moyen d'en sortir. La Seine etait surveillee. Pres de quatre cents hommes sont restes sur les bords et dans les barques jusqu'au soir,.. Il est mort..." Furieusement, il crispa les poings et gronda: "Oui!... Mais alors... pourquoi n'a-t-on pas retrouve le cadavre?..." --Au large! cria une voix dans la nuit. C'etait la sentinelle placee devant le porche, qui venait d'apercevoir Maurevert. Celui-ci tressaillit, s'enveloppa de son manteau jusqu'a cacher son visage et, de sa place, dit tranquillement: "Prevenez M. Larchant qu'il y a un courrier pour Sa Majeste." Larchant, c'etait le capitaine des gardes qui, sous le commandement direct de Crillon, veillait a la surete du chateau. La sentinelle appela. Il y eut des allees et venues de lanternes. Et enfin, au bout d'une demi-heure, le capitaine Larchant parut, s'approcha de Maurevert et, dans la nuit, chercha a le reconnaitre. --Monsieur, dit Maurevert en dissimulant son visage et changeant de voix, veuillez aller prevenir Sa Majeste la reine mere qu'il lui arrive une nouvelle missive semblable a celle qu'elle a recue il y a huit jours. --Monsieur, dit Larchant, etes-vous fou? ou vous moquez-vous de moi? Voir Sa Majeste a cette heure? --C'est vous qui etes fou, dit Maurevert froidement. Car, si demain il arrive un malheur dans le chateau, je dirai que vous m'avez empeche de prevenir Sa Majeste, et vous serez arrete comme complice. Bonsoir! --Hola, un instant, monsieur. J'y vais. Mais je vous previens que si la reine ne vous recoit pas, et qu'elle soit mecontente d'etre eveillee a deux heures du matin, je vous coupe les oreilles. Entrez au corps de garde. Un quart d'heure plus tard, Larchant etait de retour. --Venez, monsieur, dit-il d'un ton d'etonnement, venez et excusez-moi. La reine vous attend... Lorsque Maurevert fut en presence de Catherine de Medicis dans l'oratoire du rez-de-chaussee, il lui tendit la lettre en disant: --Du prieur des jacobins a Mme la duchesse de Montpensier... La reine devora la terrible lettre d'un regard. Mais elle garda pour elle ses impressions. --Il faut vous assurer de l'homme qui a apporte cette missive, dit-elle simplement. --C'est fait, madame. --Ou est-il?... --Dans les fosses du chateau, ou il boit de l'eau par sa gorge ouverte pour avoir bu trop de vin chez moi. La reine tressaillit, et jeta un regard pensif sur Maurevert. Dix minutes plus tard, Catherine de Medicis entrait dans la chambre du roi, le reveillait, et, lui mettant sous les yeux la lettre de Bourgoing, lui disait: --Sire, je vous avais demande trois jours pour vous apporter la preuve. Trois heures m'ont suffi. Maintenant, il n'y a plus une minute a perdre!... XXIX LES CLEFS DU CHATEAU Le surlendemain, il y eut, sur convocation du roi, seance solennelle des etats generaux. Apres la messe qui fut celebree par le vieux cardinal de Bourbon, Henri III se rendit a la salle des seances. Comme pour bien marquer un contraste avec le duc de Guise, qui ne venait jamais au chateau qu'avec une imposante escorte, le roi avait donne l'ordre de placer dans la grande salle le nombre de gardes strictement exige par l'etiquette. Le roi prit place sur son trone, et Guise, en sa qualite de grand-maitre, s'assit devant lui, au pied des degres. Alors, le roi commenca un assez long discours dans lequel il etablit en substance que le royaume etait fatigue de ces luttes intestines, et qu'il fallait en finir. Il adjura fortement les trois ordres de l'aider a pacifier les consciences, et pour preuve de cette pacification des consciences, se declara pret a entreprendre l'extermination de l'heresie. En quittant la salle des seances, le roi avait regagne ses appartements et tenu reception dans le salon d'honneur qu'on montre encore aux voyageurs visitant le chateau de Blois. Cependant, Henri III faisait bon visage parmi tous ces ennemis mortels qui lui souriaient. Et il ne lui fallait pas peu de courage pour se montrer paisible. Il etait d'ailleurs soutenu par le regard fixe et ferme de Catherine, qui ne le quittait pas des yeux. Son plan etait admirable. Il consistait a inspirer a Guise une securite absolue. Le roi commenca par prendre a part le duc de Mayenne et lui promit le gouvernement du Lyonnais. Mayenne se confondit en remerciements sinceres. Au cardinal de Guise, Henri III promit la legation d'Avignon. Rencontrant Maineville, il ajouta: --Je sais combien M. le duc vous estime. Cela seul me serait un garant si je n'avais, pour vous la meme estime. Monsieur de Maineville, j'ai donne l'ordre a ma chancellerie de preparer votre brevet de nomination au Conseil d'Etat. Pendant une heure, selon une liste arretee dans la nuit meme, le roi fit pleuvoir les faveurs autour de lui... Enfin, apres avoir evolue, souri, chuchote des promesses, distribue des rentes, Henri III, sur un signe de sa mere, porta le dernier coup. --Monsieur le duc? dit-il a haute voix. A l'appel du roi, le Balafre s'elanca et s'inclina devant Sa Majeste. --Vous etes grand-maitre, duc? fit le roi. --Je le suis, en effet, repondit Guise. --Comment se fait-il, en ce cas, que vous ne jouissiez pas pleinement de toutes les prerogatives attachees a votre dignite?... --Sire, je ne comprends pas, dit le Balafre sur ses gardes. --Morbleu! reprit Henri III, je veux que toutes ces defiances finissent! Je ne veux plus de ces suspicions qui me rompent la tete, et puisque c'est le grand-maitre qui doit tenir les clefs du chateau, des ce soir, duc, vous aurez les clefs!... A ces mots, il se fit un grand silence, puis presque aussitot un grand murmure ou il y avait de la stupefaction chez les royalistes, une joie sourde chez les guisards, et presque de l'admiration pour tant de confiance. C'etait en effet une des prerogatives du grand-maitre que de detenir et d'emporter tous les soirs les clefs du chateau. Mais, jamais Guise n'eut ose la reclamer, cette prerogative, sous peine d'avouer ouvertement qu'il avait de mauvais desseins contre le roi. On peut dire que c'etait la un coup d'une prodigieuse habilete. Le duc de Guise, lorsque le roi eut fini de parler, dut faire un violent effort sur lui-meme pour ne trahir ni la joie ni l'incertitude qui l'envahissaient a la fois. En consequence, il s'inclina et dit: --Je remercie Votre Majeste de l'honneur qu'elle veut bien me faire. Je garderai les clefs du chateau, puisque le roi le veut! Le roi se contenta de sourire et, ayant fait appeler le capitaine Larchant, lui donna l'ordre de remettre tous les soirs au duc de Guise les clefs de la forteresse. XXX AUX APPROCHES DE NOEL Le 15 decembre 1588, il gela a pierre fendre. Le roi fit annoncer qu'il etait malade et qu'il n'y aurait point conseil. En consequence, le duc de Guise, qui, au matin, s'etait presente comme d'habitude aux appartements royaux, s'en retourna chez lui avec ses freres. Dans la chambre du roi, un bon feu de hetre flambait au fond de la cheminee monumentale. Henri III, pensif et pale, etait assis pres de la cheminee; parfois, il jetait un regard sur la fenetre comme pour interroger le silence exterieur. Il etait assis a droite du feu, face a la fenetre. A gauche de la cheminee etait assise Catherine de Medicis, plus immobile, plus pale dans ses voiles noirs, plus spectrale que jamais. Un gentilhomme entra. Il etait si bien enveloppe dans son manteau qu'il eut ete impossible de voir son visage. --C'est pour bientot, dit le gentilhomme a voix basse. --Quand? demanda Catherine. --Je ne sais pas le jour exact, qui n'est pas fixe. Mais ce sera avant Noel. Des que le jour sera fixe, vous le saurez, Majestes. Le roi remercia de la tete, sans un mot. Et la reine dit: --Vous pouvez vous retirer... toujours par le petit escalier... Le gentilhomme s'inclina et sortit. Alors le roi murmura: --Un fier sacripant, ce Maurevert!... La reine, cependant, s'etait levee et avait ouvert une porte. Le roi n'avait pas bouge de son coin de cheminee, et tendait ses mains vers le feu, bien qu'en realite il fit chaud dans la chambre. Alors, un certain nombre de gentilshommes, une quinzaine environ, entrerent chez le roi, et la vieille reine elle-meme referma la porte. Catherine se tourna vers ceux qui venaient d'entrer et dit: --Asseyez-vous, messieurs... Parmi ces gentilshommes, il y avait Crillon, le capitaine Larchant, Montsery, Sainte-Maline, Chalabre, Loignes, Deseffrenat, Biron, Du Guast, d'Aumont et d'autres. Quand ils furent tous assis, le roi les regarda un moment et dit d'une voix tres calme: --Messieurs, le duc de Guise veut m'assassiner... Il serait difficile de donner une idee de l'effet produit par ces paroles. Pourtant, tous savaient depuis longtemps quelle etait la crainte du roi. Bien mieux, ils savaient que cela allait leur etre dit, avant d'entrer dans la chambre. Et pourtant, ils se regarderent, tout pales, et quelques-uns d'entre eux, se levant, degainerent comme si le duc de Guise eut ete la... Le roi les calma d'un geste et ajouta: --Tant que j'ai pu douter, tant que j'ai pu fermer les yeux, je me suis refuse a croire a la meditation d'un tel crime chez un homme que j'ai comble de mes bienfaits. Aujourd'hui, messieurs, il faut que je prenne une decision, car je dois etre tue avant la Noel... Or, je vous ai reunis pour vous demander votre aide et vos avis. Parle le premier, Crillon. --Sire, dit Crillon, il s'agit d'un crime, et il me semble que cela regarde vos gens de loi... --Ainsi, fit le roi, vous me conseillez de traduire le duc devant une cour de justice? --C'est ainsi que l'on procede pour tous les criminels, sire. Brion et quelques autres appuyerent d'un geste. --A moins, dit Henri III avec un pale sourire, a moins que les amis de l'accuse ne l'enlevent pendant le jugement et n'executent l'accusateur. Votre conseil ne vaut rien, Crillon! --Sire, je suis soldat... --Donc, reprit le roi apres un moment de silence, en dehors du jugement, vous ne voyez pas ce qu'on peut faire a un traitre, a un felon qui conspire contre la vie de son roi? --Non, sire, dit froidement Crillon. Plus le crime est enorme, plus il est de l'interet du roi de le faire eclater au grand jour. --Mauvais conseil, repeta Henri III de sa voix lente et basse. Ce qu'il faut faire, je vais vous le dire, moi!... Celui qui veut tuer, on le tue!... Vous en chargez-vous, Crillon? Le rude capitaine s'inclina, secoua la tete, et dit: --Sire, ordonnez-moi de provoquer le duc de Guise. Je le provoquerai au milieu de ses gentilshommes. Et quand nous aurons croise le fer, en plein jour, devant tous. Dieu decidera entre sa cause et la mienne... Le roi, ebranle, jeta un regard a Catherine de Medicis qui fit un signe imperceptible. --Non, reprit-il alors, non, mon brave Crillon. Je ne veux pas vous exposer, precieux que vous etes a ma couronne. Allez, Crillon, je vous donne conge. Le vieux capitaine s'inclina et sortit. Alors, Henri III se tourna vers Biron: --Et vous, Biron, que me conseillez-vous? --Votre Majeste est-elle parfaitement sure des mechants desseins de M. de Guise? dit le marechal. --Aussi sur que vous l'etes vous-meme. Car tous, autant que vous etes ici, vous savez mieux que moi qu'un serment sur les autels n'est pas fait pour arreter le duc de Guise... --Eh bien, c'est vrai, Majeste. Et je n'ai pas ete le dernier a vous conseiller de vous mettre en garde. Je dis donc que je suis de l'avis de Crillon: que le duc soit juge et qu'il soit tire un terrible chatiment de sa felonie... --Et qui le jugera? fit amerement le roi. --Le Parlement de Paris. --Paris se levera en masse pour le delivrer, dit Catherine de Medicis; on mettra le feu au Palais de Justice, on demolira le Louvre pour en faire des barricades, on nous pillera et nous tuera tous, marechal, depuis le roi jusqu'au dernier de nos soldats... Biron baissa la tete, tandis qu'un fremissement parcourait les autres membres de cet etrange et terrible conseil prive. --Merci, Biron merci, dit le roi affectueusement. Je comprends vos scrupules, puisque je les ai eus. Mais l'heure des scrupules est passee. Veuillez donc vous retirer. --Sire, dit Biron, je me retire, mais pour ne pas m'eloigner. A partir de cette minute, je ne quitte plus votre antichambre; la nuit, je dormirai en travers de la porte; homme ou diable, il faudra me passer sur le ventre pour arriver a Votre Majeste... Apres Biron, d'Aumont, interroge a son tour, fit des reponses semblables, et se retira egalement. Puis ce fut Matignon qui sortit. Il est a noter que Henri III avait une confiance illimitee dans ces quatre hommes, et que cette confiance etait pleinement justifiee. S'il y avait bataille ou bagarre, on pouvait compter sur eux jusqu'a la mort. Ils n'etaient pas pour le guet-apens, voila tout. Apres le depart de Matignon, personne ne sortit: tous ceux qui restaient etaient d'accord. En effet, le comte de Loignes ayant ete interroge a son tour par le roi, repondit tranquillement: --Sire, je ne m'eleverai pas contre les avis qui viennent d'etre donnes a Votre Majeste. Ce sont de bons et fideles serviteurs que ceux qui sortent d'ici, et on peut etre assure qu'ils veilleront sur les jours du roi. Mais, en fait d'action, je n'en connais qu'une! En fait de juges, je n'en connais qu'un! Le voici... En meme temps, il tira son poignard. --A mort! dit Chalabre. A mort, sire! Il n'y a que les morts qui ne frappent pas! --Je vous assure, sire, fit Sainte-Maline a son tour, que nous nous chargerons et du jugement et de l'execution... Pendant quelques minutes, il y eut dans la chambre du roi une rumeur assourdie, chacun voulant dire son mot, chacun proposant son plan d'attaque. Enfin, Catherine de Medicis, qui avait ecoute toute cette explosion en souriant, les calma d'un geste et dit: --Mes braves amis, vous etes de hardis compagnons, tous, et le roi vous devra la vie... il ne l'oubliera pas... --Oui, oui! Nous marchons pour notre compte autant que pour celui du roi!... La reine savait parfaitement de quelle haine etaient animes ces gentilshommes. Mais il ne lui deplaisait pas d'en avoir provoque l'explosion. Elle reprit: --Nous sommes donc tous d'accord? Il faut que Guise meure?... Le roi s'etait tourne vers le feu et chauffait ses mains pales. --Qu'il meure!... Il semblait se desinteresser de l'effrayante question qui s'agitait autour de lui. Il reste donc a savoir ou, quand, comment le scelerat felon sera frappe, continua Catherine. --Tout de suite! s'ecria Montsery. --Mes bons et braves amis, dit Catherine, ce n'est pas le tout que de tailler. Il faut encore savoir recoudre. C'est a quoi le roi et moi nous devons songer. Il faut donc que toutes nos precautions soient prises pour l'heure meme qui suivra la mort du duc. Or, nous avons encore deux ou trois jours devant nous. Ne precipitons rien et faisons les choses raisonnablement. Nous avons trois points a elucider: ou? quand? comment?... Ou?... Ni chez lui, ni dans la rue: c'est ici meme, dans l'appartement du roi, que doit se faire la chose. Quand? Nous le saurons peut-etre demain matin. Comment? C'est le plan que je vais vous exposer... XXXI AUX APPROCHES DE NOEL (suite) Le soir de ce jour ou des decisions supremes furent prises chez le roi, nous penetrons dans une auberge d'assez pauvre apparence, qui avoisine le chateau, et qui s'appelait a cause de cela l'hotellerie du Chateau. Dans une chambre du premier etage, le chevalier de Pardaillan allait et venait, a la lueur d'une chandelle fumeuse qui semblait n'etre la que pour mieux montrer les tenebres. Cependant, la table etait dressee et toute servie, comme si Pardaillan eut attendu un convive. C'est-a-dire que sur cette table, il y avait de quoi apaiser la fringale de trois ou quatre bons mangeurs. Pardaillan etait ainsi prodigue et outrancier des qu'il traitait quelqu'un. Ce quelqu'un arriva enfin, et Pardaillan appelant une servante fit aussitot renforcer l'eclairage par deux ou trois flambeaux. Alors, a la lumiere plus vive qui inonda la chambre, le visiteur de Pardaillan--son convive--apparut, et ayant laisse tomber son manteau, montra les rudes moustaches et le front cicatrise couture de balafres, et le regard loyal du brave Crillon... c'etait Crillon qui rendait visite a Pardaillan! Pourquoi! dans quel but?... Nous allons le savoir. Le matin, Crillon, comme on l'a vu, avait quitte la chambre royale, pour ne pas assister aux preparatifs d'un guet-apens qu'il reprouvait. Crillon avait soigneusement visite les postes. Il renforca les points faibles. Il doubla le nombre des patrouilles. En sorte qu'a partir de ce moment, le chateau ne retentit plus que du pas des soldats et du bruit des armes. Lorsqu'il eut donne les mots d'ordre et change les consignes, Crillon sortit du chateau dans l'intention d'en faire le tour et de s'assurer qu'aucun coup de main n'etait possible. Comme il quittait l'esplanade qui s'etendait devant le porche, il s'apercut qu'on le suivait a distance. Il s'arreta en froncant les sourcils. Cependant, l'homme qui semblait le suivre s'etait rapproche de Crillon et marchait droit sur lui, enveloppe dans sa cape jusqu'aux yeux, car le froid etait violent, et un petit vent du nord balayait le plateau. --Parbleu, monsieur, dit Crillon quand l'inconnu ne fut plus qu'a deux pas, est-ce a moi que vous en voulez? --Oui, sire Louis de Grillon, fit tranquillement l'homme. Mais en meme temps, cet homme laissa son visage a decouvert et se mit a regarder Crillon en souriant. Crillon le reconnut aussitot et tendit sa main d'un mouvement cordial. --Le chevalier de Pardaillan! s'ecria-t-il... --Lui-meme, capitaine, et qui court apres vous... pour vous rappeler une promesse que vous me fites... --Laquelle? --Celle de me presenter au roi. --Ah! par la mortboeuf, ce n'est pas trop tot! fit Crillon avec un large sourire de bienveillance. Peu m'importent les motifs pour lesquels vous avez besoin de voir le roi. Il suffit que vous souhaitiez etre presente a Sa Majeste. Ce sera fait. C'est moi qui m'en charge. Seulement, je dois vous prevenir d'une chose... c'est que si vous ne connaissez pas le roi, le roi vous connait parfaitement. Je lui ai dix fois raconte la maniere dont vous m'avez aide a sortir de Paris. Mordieu! ce fut un beau fait d'armes! Je vous vois encore levant haut votre rapiere et donnant le signal de la marche en avant. Je vous entends encore crier: Trompettes, sonnez la marche royale!... --Vous me voyez bien content de votre amitie, fit gravement le chevalier; bien content et bien honore, car ce n'est pas en vain qu'on vous appelle le Brave Crillon. Donc, puisque cela vous agree, je vous attendrai ce soir en mon hotellerie dont vous voyez d'ici l'enseigne. --L'hotellerie du Chateau, fit Crillon; je connais cela; on y boit d'excellent Andresy. --A quelle heure vous attendrai-je? --Mais entre le service de jour et le service de nuit, c'est-a-dire que je serai libre environ de six a sept heures du soir. Nous arreterons le jour ou vous desirez etre presente a Sa Majeste... La-dessus les deux hommes se serrerent les mains, et Crillon continua sa ronde autour du chateau. Cependant, Pardaillan etait rentre a l'hotellerie. Dans sa chambre, un homme l'attendait, assis aupres du feu qu'il regardait fixement, comme s'il eut cherche dans les braises ardentes un signe quelconque de sa destinee. Cet homme, c'etait Jacques Clement. Il portait ce costume de drap noir que nous lui avons vu et qui lui donnait une sorte d'elegance funebre. A l'entree de Pardaillan. le moine releva vivement la tete et sourit. --Savez-vous qui je recois a diner ce soir? fit Pardaillan. --Comment le saurais-je, mon ami? --Crillon. Le brave Crillon en personne. C'est-a-dire le gouverneur du chateau de Blois. Negligemment, il ajouta: --Crillon doit me presenter au roi... Jacques Clement tressaillit, regarda fixement le chevalier comme pour l'interroger, puis baissant sa tete pensive: --Pardaillan, dit-il, il se passe en ce moment des choses que je ne comprends pas. Pardaillan, qu'est-ce que le frere portier des jacobins etait venu faire a Blois? --Ca, je n'en sais rien, mon ami... --Pardaillan, qui a tue frere Timothee? --D'abord, etes-vous bien sur que le cadavre des fosses fut celui de ce digne moine? --Parfaitement sur, et vous-meme, Pardaillan, l'avez reconnu, bien que vous n'ayez vu cet homme que peu d'instants... --Oui, ce fut lui qui me conduisit a vous. --Rien ne m'otera de l'idee, reprit Jacques Clement, que le frere portier courait apres moi et avait des instructions a me donner. Qui sait si ce qui m'arrive aujourd'hui n'eut pas ete evite si j'avais vu le moine avant sa mort... --Tout s'arrangera! fit Pardaillan avec un sourire. --Tout peut s'arranger, en effet, dit Jacques Clement! d'une voix morne, tout, excepte les desespoirs d'amour. Ah! si vous aviez vu de quel air de mepris elle m'a recu!... --La duchesse de Montpensier? Jacques Clement ne parut pas avoir entendu. Il avait laisse tomber sa tete dans ses mains, et, le regard fixe sur le feu dont les reflets coloraient sa tete pale, il songeait. Ce fut d'une voix amere qu'il continua: --On n'a plus besoin de moi, Pardaillan! J'ai hesite a frapper, et on me rejette. Tout m'echappe a la fois: et l'amour et la vengeance. --Je comprends que l'amour vous echappe, dit Pardaillan. D'apres ce que vous m'avez raconte de votre visite, cette jolie diablesse que vous appelez un ange vous a quelque peu malmene. Laissez-moi vous dire que vous n'y perdez pas grand-chose, si toutefois vous la perdez... ---Que voulez-vous dire? balbutia Jacques Clement. --Que vous ne la perdez pas--malheureusement pour nous--, qu'elle vous reviendra!... --Oh! si cela etait! Si je pouvais revivre!... la revoir!... l'aimer encore! Les deux hommes dejeunerent ensemble. Ou plutot Pardaillan mangea pour deux. Quant a Jacques Clement, il etait plonge en des idees funebres, et bientot, selon ce qui avait ete convenu, il se retira dans sa chambre. Pardaillan s'assit pres du feu et se mit a mediter profondement. Il prenait des notes sur un morceau de papier; il raturait; il recommencait. Quand enfin il eut fini ce singulier travail, il relut avec un sourire de complaisance et murmura: --Je crois que ce ne sera pas trop mal ainsi. Ce que Pardaillan venait de mediter avec tant d'attention, c'etait le menu du diner du soir. Il appela donc l'hote et lui donna les instructions necessaires pour que ce menu fut execute scrupuleusement. Aussi, lorsque Crillon apparut, la table etait toute dressee et servie. --Ah! ah! s'ecria le brave Crillon, il parait que vous me voulez traiter comme un prince. --Non pas, dit Pardaillan, car alors je ne me fusse pas mis en frais... Asseyez-vous donc ici, mon cher sire, le dos au feu, et moi la, devant vous. Crillon obeit en prenant la place que lui indiquait Pardaillan. Nous n'en suivrons pas les peripeties, nous contentant de noter l'entretien des deux convives... En effet, en meme temps que Crillon, bon mangeur, bon buveur, attaquait les victuailles, Pardaillan attaquait son hote par ces mots jetes froidement et tout a coup: --A propos, messire, vous savez qu'on veut tuer le roi?... On dirait que cela vous etonne? --Cela ne m'etonne pas, mon digne ami; seulement, je dois vous prevenir que si on vous entend parler ainsi, et cette auberge est un nid a espions, votre tete sera fort menacee... --On ne nous entendra pas, dit Pardaillan qui sourit; nous sommes parfaitement seuls. Or, si l'on veut tuer le roi, je ne veux pas que le roi soit tue! --Mais enfin, dit Grillon abasourdi, comment savez-vous qu'on veut tuer notre souverain? --Je vois qu'il faut satisfaire votre curiosite. Sachez donc que j'ai assiste a la derniere reunion des gens qui veulent assassiner le roi. --Qui sont ces gens? fit Crillon devenu pale. --Messire, si vous ne saviez pas leurs noms, je ne vous les dirais pas; mais comme vous les savez aussi bien que moi, je vous en dirai un qui les resume: le duc de Guise... --Et vous dites, reprit Crillon qui ne songeait plus ni a boire ni a manger, vous dites que ces gens se sont reunis?... --Pour decider la mort du roi, oui!... --Et que vous avez tout vu, tout entendu?... --C'est uniquement pour cela que je vous ai cherche, mon cher Crillon, et c'est aussi pour cela que je vous ai prie a diner, outre le plaisir et l'honneur de vous avoir a ma table. Crillon demeura pensif quelques minutes. --Voila donc, reprit-il tout a coup, pourquoi vous voulez etre presente au roi? --Fi! monsieur... je ne suis pas un prevot pour aller raconter a Sa Majeste ce que j'ai pu entendre. M. de Guise veut tuer le roi. C'est son affaire... Et cela ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c'est que je ne veux pas que le roi soit tue, et c'est pourquoi j'interviens... Je veux vous persuader simplement que je puis et que je dois sauver Sa Majeste, si toutefois vous m'y aidez... et vous ne pouvez m'aider que d'une seule maniere: en me presentant... non pas au roi, comme je le disais, mais chez le roi... En me cachant ou sans me cacher, peu importe. Seulement, il est certain que si le duc de Guise ou quelqu'un des siens me voit roder autour des appartements royaux, cela pourra peut-etre contrarier mon projet... --Savez-vous, dit Crillon, que c'est bien grave ce que vous me demandez la? --J'ai commence par proclamer moi-meme la gravite de la chose... ainsi!... --Savez-vous qu'en somme je ne vous connais pas beaucoup? --Oui, mais moi, je vous connais, et c'est l'essentiel... Parlez sans crainte de me vexer... --Eh bien, mon cher, vous auriez envie de tuer le roi que vous n'agiriez pas autrement. --Dame... je comprends et approuve votre doute... Seulement, je vous previens que, si vous ne m'introduisez pas au chateau, je serai force d'y entrer tout de meme et malgre vous. Or, dans une embuscade de ce genre, j'eusse prefere vous avoir comme ami... --Et aussi le suis-je, par la mortboeuf! Voyons. Je me fie a vous entierement. Que voulez-vous? --Entrer au chateau aux jour et heure qui seront necessaires, y entrer secretement, et etre place de telle sorte que, pour arriver au roi, il faille d'abord me rencontrer. --Je m'y engage sur ma parole, dit Crillon. Seulement, comment serai-je prevenu de ce jour et de cette heure?... --Je vous enverrai quelqu'un de confiance. Sept heures approchaient; Crillon se leva en disant: --Voici le moment d'aller etablir le service de nuit... Si, avant de recevoir la visite de votre homme de confiance, j'avais besoin de vous voir ou de vous parler?... --Ici, mon cher capitaine. Je n'en bouge pas. Les deux hommes se serrerent une derniere fois la main en s'assurant de leur mutuelle estime. Lorsque Crillon fut parti, Jacques Clement entra. --Vous avez entendu? demanda Pardaillan. --Tout, dit Jacques Clement. Entendu et compris. XXXII AUX APPROCHES DE NOEL (suite) Dans un de ces vieux hotels comme il en existe encore a Blois, il y avait en cette soiree une reunion brillante par la qualite des gens qui la composaient, mais peu nombreuse. Les abords de cet hotel etaient soigneusement surveilles par une triple chaine de sentinelles perdues, c'est-a-dire de gentilshommes disposes de distance en distance. Nous suivrons un homme qui, vers huit heures du soir, sortit de cette mauvaise Hotellerie ou le malheureux frere Timothee avait fait son dernier repas que, pour comble, il n'avait meme pas eu le temps de digerer. Cet homme, c'etait Maurevert. Il s'avancait avec d'etranges precautions. Sous son manteau, il tenait sa dague a la main. Il sondait pour ainsi dire le terrain, et ne s'aventurait dans les opaques tenebres glaciales qu'avec la certitude de n'y etre point heurte par quelque ennemi ou truand. Il faisait grand froid. Mais Maurevert essuyait la sueur qui coulait de son front. Quelquefois, il haussait les epaules et murmurait: --Je suis fou... Si c'etait de lui que parlait la lettre du prieur, je l'aurais deja vu... j'ai battu Blois de fond en comble... En meme temps, Maurevert distingua une ombre qui barrait le passage de l'etroite rue. Maurevert avait bondi; mais en reconnaissant que cette voix, tout menacante qu'elle fut, n'etait pas celle qu'il attendait, il se rassura aussitot et repondit: --Pourquoi ne passerai-je pas? Est-ce que Lea l'aurait defendu? --Non, monsieur, si vous me dites chez qui vous allez. --Je vais chez Myrthis, dit Maurevert. Une fois encore, Maurevert fut arrete dans la rue et donna un deuxieme mot de passe. Enfin, a la porte de l'hotel ou avait lieu la reunion que nous avons citee, il echangea une troisieme parole de reconnaissance. Lorsque Maurevert fut a l'interieur de l'hotel, nul ne s'occupa de lui: du moment qu'il etait parvenu jusque-la, il devait connaitre parfaitement la maison. D'ailleurs, a peine le vestibule du rez-de-chaussee franchi, Maurevert ne trouva personne pour le guider. Mais il parait qu'il n'avait nullement besoin d'etre guide, car il monta hardiment le large escalier monumental qui s'ouvrait presque sur le vestibule. Cet hotel paraissait desert. Il y regnait un profond silence. Maurevert monta jusqu'au premier etage. Partout, meme silence et memes tenebres. Maurevert monta plus haut. C'est-a-dire qu'il gagna les combles. La, du fond du couloir, sortait une sorte de rumeur confuse comme celle de plusieurs personnes qui parlent. Ce fut vers ce fond de couloir que se dirigea Maurevert. Il aboutit dans une piece, etroite, sombre, qui ne devait guere etre habitee que par les souris ou les araignees. Maurevert alla jusqu'au fond de la piece. La, dans le mur, a peu pres a hauteur d'homme, il derangea une brique. Et alors un rayon de lumiere tamisee passa par ce trou. Ce trou etait masque dans l'autre salle par un treillis qui se confondait avec les tapisseries. Nous avons dit que la reunion etait peu nombreuse, mais qu'en revanche elle etait fort brillante par la qualite des gens qui s'y trouvaient. C'etait d'abord la duchesse de Nemours, accourue a Blois depuis peu. Les trois freres: le duc de Guise, le duc de Mayenne et le cardinal. Puis le duc de Bourbon. Plus la duchesse de Montpensier. Au moment meme ou Maurevert derangeait la brique, la duchesse de Nemours, le cardinal de Bourbon, le duc de Mayenne et le cardinal de Guise se retiraient. Il ne resta que le duc de Guise et Marie de Montpensier. Celle-ci, alors, se dirigea vers une porte qu'elle ouvrit, et dit: --Vous pouvez entrer, messieurs... Un certain nombre de gentilshommes, parmi lesquels Espinac et d'autres penetrerent aussitot dans le grenier. --Nous sommes au complet? dit le duc. --Il manque Maurevert, fit Maineville. --Maurevert, s'ecria la duchesse de Montpensier, je ne l'ai pas convoque et ne lui ai pas fait parvenir les mots de passe. Il a depuis longtemps de singulieres attitudes. Un homme a surveiller, messieurs... Maineville eut une legere contraction des sourcils. Ce n'est pas qu'il s'indignat de l'accusation portee contre son ami; mais il s'en inquietait, car il avait lui-meme, dans la journee, donne les mots a Maurevert. Cependant, il ne dit rien et garda pour lui ses apprehensions. --Messieurs, dit le duc de Guise, nous avons recu des renseignements du chateau. Il parait qu'il y a chez Sa Majeste de forts soupcons contre moi, et ce, malgre le serment que j'ai fait de bonne amitie au roi... Que devons-nous faire en pareille occurrence? --Qui quitte la partie la perd! s'ecria aigrement la duchesse en agitant ses ciseaux d'or. --Cependant, madame, si l'illustre duc qui est le chef supreme de la Ligue venait a perir, faute d'un peu de patience, que deviendrions-nous, tous autant que nous sommes?... fit l'un des conjures. Monseigneur, je vous supplie de quitter Blois, des demain, car je crois en mon ame et conscience que le danger de mort, a cette heure, est aussi grand pour vous que pour Valois... --Neuilli, fit le duc, quand je verrais la mort entrer par cette fenetre, ce ne serait pas une raison pour que je sorte par cette porte. Valois a des soupcons, mais il ne peut prendre contre moi aucune resolution mortelle... --Vous en prenez bien contre lui! Pourquoi n'en prendrait-il pas contre vous? --Il n'oserait! repondit Guise avec cette superbe assurance qui etait le fond de son caractere. Messieurs, ajouta-t-il, puis-je compter sur vous? Tous etendirent la main. --A la vie jusqu'a la mort! dit Bussi-Leclerc. --Jusqu'a la mort! repeterent les autres. --Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je dois vous dire que le jour et l'heure sont desormais arretes et que rien maintenant ne saurait empecher Henri de Valois de succomber le 23 de decembre, a dix heures du soir... rien! sauf une intervention du ciel. Voici comment il sera procede. C'est ce qui vient d'etre arrete entre mes freres et moi. Chacun de vous, messieurs, est chef d'une compagnie de gentilshommes dont vous aurez la liste a l'instant... La duchesse de Montpensier remit a chacun des assistants une feuille de papier sur laquelle etaient inscrits des noms. --Messieurs, continua alors le duc, vous etudierez soigneusement ces listes, et vous en oterez de votre pleine volonte ceux qui ne vous semblent pas decides a mourir s'il faut mourir. Vous avez ainsi chacun de trente a quarante gentilshommes sous vos ordres. Vous les previendrez dans l'apres-midi du 23 decembre qu'ils aient a se tenir prets a huit heures du soir, a l'endroit specifie pour chaque compagnie. Ces endroits ne sont pas encore convenus, messieurs. Chacun de vous les connaitra le 23 a midi... Ils ecoutaient en silence, en ces attitudes raidies que donne l'emotion des choses irrevocables. Le Balafre continua: --L'attaque se fera sur trois points; il y aura donc trois corps d'attaque: un sous les ordres du cardinal, un autre dirige par Mayenne, et le troisieme commande par moi. Lorsque chacune de vos compagnies seront reunies, a huit heures du soir, vous saurez avec quel corps chacun de vous devra marcher. Et avec une sorte d'ironie plus funebre: --L'execution de ce plan nous a ete inspiree par ce fait que les clefs du chateau sont en notre pouvoir tous les soirs. Il n'y aura donc qu'a entrer... et... --Tuer! dit violemment Bussi-Leclerc... Tuer tout!... Mort du diable! la belle tuerie que nous allons voir! Maurevert avait assiste a toute cette scene, avait tout vu, tout entendu. Aux derniers mots du Balafre, il comprit que la conference allait etre terminee. Il remit donc en place la brique qu'il avait derangee, s'enveloppa de son manteau et s'eloigna rapidement. Dans le vestibule, il eut a donner pour sortir un mot de passe qui n'etait pas celui qu'on donnait pour entrer. La rue etait libre. Maurevert regagna en courant son hotellerie ou il entra sans reveiller personne, grace a l'escalier exterieur. Il se coucha a tatons, sans allumer de flambeau, et le coude sur le traversin de son lit, l'oreille tendue, il ecouta... Maurevert avait sagement fait de se hater. En effet, apres quelques mots que Guise avait ajoutes, les conjures s'etaient disperses. Maineville, en sortant du mysterieux hotel, s'etait dirige en courant vers l'hotellerie ou logeait Maurevert. Il reveilla l'hote a grand vacarme et se fit conduire aussitot a la chambre de Maurevert. La porte n'etait pas fermee a clef. Il ouvrit brusquement et entrant une lampe a la main, jeta un regard avide sur le lit, comme s'il eut pense n'y pas trouver Maurevert... Mais Maurevert etait la... profondement endormi. Maineville referma la porte, posa sa lampe sur la table, et, s'approchant du lit, examina un instant son compagnon d'armes dont il etait l'ami depuis si longtemps. Evidemment, Maurevert etait couche depuis le commencement de la soiree... Il dormait regulierement d'un sommeil paisible. Maineville songea: "Je veux que le diable m'etripe si Maurevert songe a trahir. Et pourquoi trahirait-il? Pauvre Maurevert! Apres tout, il m'a rendu plus d'un service, et je ne veux pas qu'il lui arrive de mal... Hola, Maurevert!..." Par un exces d'habilete, Maurevert, au lieu de se faire appeler plusieurs fois, ouvrit les yeux a l'instant, et ne temoigna meme pas de surprise. Il se contenta de dire: --Tiens! c'est toi?... Qu'y a-t-il?... --Maurevert, fit Maineville, pourquoi n'es-tu pas venu a la reunion de ce soir? --Quelle reunion?... --Eh! celle dont je t'ai donne les mots de passe, ce matin!... --Ah! oui! Eh bien?... Pourquoi y aurais-je ete... Est-ce que mon absence a ete remarquee? --Oui, Maurevert, ton absence a ete remarquee... par le duc. --Eh bien, fit Maurevert en s'accoudant, tu peux dire au cher duc qu'il remarquera mon absence plus d'une fois. Tiens! pourquoi ne suis-je pas convoque comme les autres? --Sais-tu pourquoi tu n'as pas ete convoque? --Non, je ne le sais pas! Et je ne donnerais pas un blanc pour le savoir. Le duc, plusieurs fois deja, m'a battu froid, puis il est revenu. Il reviendra cette fois encore. --Cette fois, c'est grave, mon ami; tu es soupconne. --Soupconne?... Et de quoi donc? --De tout et de rien, ce qui est bien pis qu'une accusation precise. On dit simplement qu'il faut se defier de toi!... un conseil: tu avais fort envie de voyager; eh bien, voyage. --Excellent! Et quand, d'apres toi, quand dois-je fuir?... --Tout de suite. Des cette nuit. Sur l'heure meme, mon bon ami. --Merveilleux! Et avec quoi voyagerai-je? --Avec quoi?... Avec ton cheval, pardieu! Ton cheval, ta rapiere et tes pistolets d'arcon. --Oui, mais avec quel argent? Est-ce avec les deux mille livres que le duc me doit et qu'il me devra longtemps encore, helas? Est-ce avec ma paye d'officier qui est en retard de cinq mois? Maineville eut une minute d'hesitation, poussa un soupir et profera enfin: --Ecoute, j'ai quelque chose comme deux cents pistoles qui s'ennuient dans mon portemanteau. Fais-les voyager, cela nous rendra service a tous les trois: a toi qui auras de quoi voyager, aux pistoles qui verront du pays, et a moi qui ne serai plus tente de jouer a la bassette. --Voila donc, dit amerement Maurevert, a quoi auront abouti dix ans de bons services. Je suis oblige de fuir comme un vrai felon, comme un traitre! --Je me charge de ta rentree en grace, dit Maineville, avec vivacite. Je prouverai ton innocence. Et le danger ecarte, tu reviendras. Est-ce dit?... Pars-tu?... --Il le faut bien, mort au diable! --C'est bien. Dans vingt minutes, tu as les deux cents pistoles. --Cent me suffisent. Je n'irai pas loin. J'irai... tiens: j'irai a Chambord, et je t'attendrai la. Maurevert s'habilla aussitot, serra precieusement sur lui divers papiers et notamment le bon de cinq cent mille livres payables le lendemain de la mort de Guise. Bientot Maineville parut. Il apportait les deux cents pistoles. Maurevert en prit cent. Les deux amis s'embrasserent, puis descendirent ensemble. --As-tu le mot de passe pour te faire ouvrir la porte? demanda Maineville. --Non... Je ne me souviens meme pas de ceux que tu me donnas dans la matinee. --Catherine et Coutras. Et maintenant, adieu. Si par hasard il t'arrivait un accident avant d'atteindre la porte, songe que tu ne m'as pas vu... La-dessus, Maineville jeta un regard inquiet dans la rue pleine de tenebres, s'eloigna rapidement en se glissant le long des murailles. Maurevert demeurait immobile jusqu'a ce qu'il fut bien sur que son ami s'etait reellement eloigne. Alors a son tour, il se mit en route. Seulement, ce ne fut pas vers les portes de la ville qu'il se dirigea, mais vers le chateau. Il n'avait pas fait dix pas qu'il se frappa le front et revint en grommelant: --Imbecile! si je laisse mon cheval, Maineville saura que je ne suis pas parti. Et s'il va demander demain matin si quelqu'un a franchi la porte pendant la nuit? Il sella et brida son cheval, sortit et marcha a pied jusqu'au chateau, en trainant la bete par la bride. Un quart d'heure plus tard, il se trouvait dans l'oratoire de la reine. Catherine de Medicis, reveillee sur son ordre (car maintenant on lui obeissait d'apres un mot convenu), ne tarda pas a se montrer et l'interrogea du regard. --Madame, dit Maurevert, je sais le jour et l'heure et comment la chose doit se faire. Catherine eut un tremblement d'emotion. --Parlez, dit-elle, devorant du regard celui qui portait une telle nouvelle. --Avant tout, fit Maurevert, je prierai Votre Majeste de faire sortir de Blois des cet instant meme un officier quelconque qui devra monter le cheval que j'ai laisse dans la cour carree et se couvrir de ce manteau. Il est essentiel pour moi que cet homme, quel qu'il soit, parte bientot. --Larchant! appela la reine. Le capitaine entra, tandis que Maurevert se rejetait dans un coin d'ombre. --Larchant, dit Catherine, j'apprends qu'il y a des rassemblements de huguenots du cote de Tours. Envoyez a l'instant meme quelqu'un de sur pour voir ce qu'il en est et surveiller le pays une bonne huitaine. Votre messager trouvera un cheval tout selle dans la cour carree... et voici un manteau pour lui... Que dans cinq minutes il soit parti. Larchant prit le manteau jete sur un fauteuil et sortit passivement, sans un mot. --Maintenant, reprit Maurevert, maintenant que je sors de Blois et que je fuis, il faut que Votre Majeste m'assure pour quelques jours l'hospitalite dans le chateau. --Ruggieri! appela la reine, decidee a donner entiere satisfaction a Maurevert. Une minute s'ecoula, et deja Catherine froncait le sourcil, lorsque l'astrologue parut en disant: --On vient de m'eveiller, et j'accours. Majeste. --Ruggieri, ou es-tu loge? --Mais, fit l'astrologue etonne, dans les combles, c'est-a-dire le plus loin possible de la terre et le plus pres possible des etoiles. --Es-tu souvent espionne la-haut? Ruggieri sourit: --Nul n'y vient qu'en tremblant; nul n'y vient s'il n'y est force. Vous savez que je passe pour un esprit malfaisant, capable de jeter un mauvais sort. --En effet, dit Catherine. Mon bon Ruggieri, tu cacheras ce gentilhomme dans tes appartements et il y sera mieux a l'abri de la curiosite que dans l'appartement du roi... Ruggieri fit un signe pour dire qu'il avait compris. A ce moment la reine palit et s'affaissa dans un fauteuil. Ses yeux se revulserent. Un tremblement mortel agita ses mains. Ruggieri s'elanca vers elle, sortit vivement un flacon de son aumoniere et laissa tomber quelques gouttes de son contenu sur les levres de Catherine. Bientot celle-ci respira plus librement. --Tu vois! fit-elle avec un morne desespoir, c'est la fin qui approche... Ruggieri, est-ce que je vais mourir? Dis-le sans crainte. --Non! fit l'astrologue. Non, madame, rassurez-vous. La mort n'est pas encore dans ce chateau... --Je le crois, reprit la reine, qui sentait la vie lui revenir. Ce n'est encore qu'une alerte. Mais je suis bien faible! Catherine se tourna alors vers Maurevert, qui, pendant toute cette scene, etait demeure immobile et silencieux. --Eh bien, monsieur, dit-elle, vous pouvez parler maintenant... Maurevert commenca son rapport qui dura une heure environ et que Catherine ecouta la tete dans les deux mains sans donner le moindre signe d'etonnement ou d'emotion. Quand Maurevert se tut, elle releva lentement la tete et dit: --Ruggieri, es-tu sur que je puisse vivre encore jusqu'au 23 decembre? --Je jure a Votre Majeste que cette annee-ci mourra avant elle, dit l'astrologue. --Bon! fit-elle avec un pale sourire, tu me donnes huit jours de plus que je ne demandais... Allez, monsieur de Maurevert, suivez Ruggieri. Vous serez bien cache la ou il vous mettra! La reine rentra dans sa chambre et se remit au lit avec les premiers symptomes de la fievre. Maurevert suivit Ruggieri, qui lui fit monter des escaliers interminables et parvint enfin dans les combles. L'astrologue conduisit son compagnon jusqu'a une chambre fort spacieuse et fort bien meublee. --On vous apportera vos repas ici, dit-il. Voici sur ce rayon des livres, dans cette armoire quelques flacons de bon vin. Le jour, vous aurez encore pour vous distraire cette fenetre d'ou l'on voit la Loire. Mais faites attention que qui regarde peut etre regarde... Le lendemain, l'astrologue descendit pour prendre des nouvelles de la reine, qui ne se ressentait plus, en apparence du moins, de sa crise nocturne. En remontant chez lui, Ruggieri rencontra Crillon qui l'aborda poliment, le salua et lui dit: --Voici: pour des raisons que vous saurez plus tard, mais qui concernent le service et la surete du roi, j'aurais besoin de cacher pour quelques jours dans le chateau un homme a moi... un mien parent. Comme je sais que vous vivez retire et que nul ne vient vous deranger, j'avais pense que votre appartement ferait justement l'affaire... Ruggieri fut etonne, mais ne manifesta pas son etonnement, et il se contenta de penser: --Bon. Je mettrai aupres de Maurevert le parent du brave Crillon, et j'aurai deux hotes au lieu d'un. Eh bien, j'accepte, ajouta-t-il tout haut. Amenez-moi votre homme, capitaine. --Et vous vous faites fort de le cacher? --Autant qu'il sera en mon pouvoir, la presence de votre parent au chateau ne sera connue de personne. --Merci, mon digne astrologue. --Enchante de vous etre agreable, mon digne capitaine. Dans la journee, Crillon sortit du chateau et se rendit a l'hotellerie ou il avait dine avec Pardaillan. Comme il l'avait dit, le chevalier ne bougeait plus de l'hotellerie. Crillon le trouva qui vidait a petits coups une bouteille de muscat d'Espagne. Pardaillan, en voyant entrer Crillon, se contenta de prendre un verre qu'il posa devant le capitaine et qu'il remplit. --Savez-vous pourquoi je viens? demanda Crillon. --Pour me dire que vous avez trouve un moyen de m'introduire au chateau et de m'y tenir cache? --C'est cela meme. Et quand vous voudrez... --Pourquoi pas aujourd'hui? --Si cela peut vous etre utile. --A moi, non!... Au roi, oui! Vous savez ce que je vous ai dit... --Eh bien, fit Crillon, ce soir, a la nuit. Trouvez-vous donc sur le coup de six heures devant la porte du chateau; je me charge du reste. Le soir, a six heures, c'est-a-dire a la nuit noire en cette saison, Pardaillan, soigneusement enveloppe, faisait les cent pas devant le porche du chateau. Bientot Crillon arriva. --Nous allons entrer, dit le capitaine. Vous me jurez que... --Je ne vous jure rien, interrompit Pardaillan. Je vous repete seulement deux choses: la premiere, c'est qu'on veut tuer le roi; la deuxieme, c'est que je ne veux pas qu'on le tue. --Venez!... Crillon passa son bras sous celui de Pardaillan et, causant gaiement avec lui, franchit le porche, tandis que les sentinelles lui presentaient les armes. Ils monterent par un escalier derobe, et au second etage seulement Crillon s'ecria: --Maintenant, nous sommes sauves! --Ou allez-vous me cacher? demanda Pardaillan. --Chez Ruggieri, fit Crillon. Vous pourrez vous faire tirer votre horoscope, si le coeur vous en dit. Lorsqu'ils furent arrives dans les combles, Crillon poussa une porte, et Pardaillan, dans la piece severement meublee, apercut l'astrologue qui lisait. Crillon presenta le chevalier comme son parent, et il ajouta a l'oreille de Ruggieri qu'il comptait fort sur ce parent-la pour le service du roi. Puis il se retira. Ruggieri avait jete sur Pardaillan un vif et profond regard. Mais soit que la physionomie du chevalier eut bien change depuis seize ans, soit que l'age eut diminue en lui la faculte de se souvenir, il ne reconnut pas l'homme du Pressoir-de-Fer... celui dont jadis il avait essaye de faire couler le sang pour l'oeuvre de transfusion hermetique. --Venez, monsieur, se contenta-t-il de dire. Et il le conduisit dans une chambre voisine en lui disant: --Vous etes ici chez vous. Cette porte donne sur mon cabinet de travail que nous venons de quitter; celle-ci donne sur le couloir; cette troisieme, enfin, est condamnee et donne sur une chambre semblable a celle-ci. A ce propos, si vous tenez absolument a garder le secret rigoureux, je vous engage a ne pas faire de bruit, car justement, dans cette chambre, j'ai loge un gentilhomme qui, comme vous, se cache quelques jours dans le chateau. La-dessus, Ruggieri salua et s'en alla. --Tiens! songea Pardaillan, qui peut etre ce gentilhomme qui comme moi a besoin de se cacher ici? XXXIII DUCHESSE DE GUISE L scene qui va suivre se passe dans la nuit du 24 decembre 1588, en cet hotel si bien garde ou nous avons vu Maurevert assister a une reunion de conjures. Au premier etage, un immense salon occupait presque toute la longueur de l'hotel, avec six fenetres donnant sur la cour d'honneur. Precedant ce salon se trouvait une piece de modestes dimensions. C'est la que nous penetrons, vers dix heures du soir. Une femme assise dans un fauteuil s'entretenait avec un homme debout devant elle. L'homme venait de fournir une longue course. Ses habits etaient taches de boue. Il semblait tres fatigue. Cette femme, c'etait Fausta. Cet homme, c'etait un courrier qui arrivait de Rome. --Je suis arrive a Rome le 20 de novembre, porteur de vos instructions orales et ecrites. Faut-il vous dire quelles demarches j'ai du faire? --Passe, et arrive au principal. Sois bref et clair. --Ce fut le cardinal Rovenni qui, au bout de trois jours, m'introduisit aupres de Sixte. Je n'avais pas le choix des moyens et je dus accepter l'aide que m'offrit le traitre, dans l'espoir, sans doute, de se reconcilier avec vous. ---Peu importe qui t'a aide... --Donc, je vis le pape. Je l'ai vu quatre fois de suite. La premiere fois, lorsque je lui ai dit que j'etais votre envoye, il commenca par me faire saisir et declara que ma mort seule etait un chatiment suffisant de mon audace. Je fus jete dans un cachot du chateau Saint-Ange... La, Sixte vint me voir le lendemain et, brusquement, me demanda ce que la revoltee, rebelle, relapse, heretique, pouvait avoir a lui communiquer. Je lui repondis que j'apportais la paix, mais que je ne dirais rien tant que je serais detenu prisonnier, et que, vous representant, je voulais traiter de puissance a puissance. ---Et que dit alors le vieux gardeur de pourceaux? --Il me tourna le dos et sortit en disant: "Qu'il creve comme un chien!..." Mais, le lendemain, des gardes m'ouvrirent le cachot. Je fus conduit dans un oratoire ou Sixte etait seul. Il m'examina longtemps, puis, d'un ton rude, il me dit; "Parle, tu es libre..." Alors j'exposai votre renonciation. Je repetai vos offres. Il ecouta attentivement. Je l'assurai que, jamais, vous ne reviendriez en Italie, et que vous feriez tous vos efforts pour sauvegarder sa puissance temporelle ou spirituelle. Alors, il me demanda ce que vous attendiez en retour, et je lui repondis: "Une chose unique, une bulle de divorce cassant le mariage du duc de Guise et de Catherine de Cleves..." Il ne parut pas surpris... Il me dit de revenir trois jours plus tard. Au jour dit, je me presentai au Vatican, et je revis Sixte seul a seul... Alors il ouvrit une cassette, en tira un etui d'argent. De l'etui, il sortit un parchemin et le mit sous mes yeux... C'etait la bulle de divorce... Puis il remit le parchemin dans l'etui, et me tendit l'etui en me disant: "Je suis plus confiant que ta maitresse. Voici ce qu'elle me demande. Va me chercher les papiers que tu m'as promis..." Je sortis alors du Vatican, et bientot je repris a franc etrier la route de France. En achevant ce recit, l'homme mit un genou sur le tapis, comme il avait fait devant le pape, sortit de son pourpoint un etui d'argent qu'il portait attache par une chainette placee autour du cou, Fausta prit l'etui sans que rien put faire comprendre si elle etait satisfaite, ou simplement emue. --C'est bien, dit-elle, retire-toi, et va te reposer. Tu as agi en fidele serviteur et en bon diplomate. Seule, Fausta demeura pensive. Elle considerait cet etui d'argent d'un regard morne et comme s'il eut contenu sa condamnation. Enfin, elle l'ouvrit, en tira un parchemin scelle aux armes pontificales de Sixte-Quint, et le lut attentivement par deux fois. C'etait bien ce que le messager avait annonce: l'acte cassant le mariage du duc de Guise et de Catherine de Cleves. Il n'y manquait que la signature du duc. Lorsqu'elle eut termine cette lecture, Fausta appela. Sa suivante Myrthis parut. --Est-ce qu'il est venu? demanda-t-elle. --Pas encore, repondit la suivante. --Et le vieux Bourbon? --Il ne doit venir qu'a onze heures et demie. --Quand il arrivera, fais-le entrer ou tu sais, ainsi que Mayenne et le cardinal de Guise. Je pense que tout a ete apprete dans le grand salon? Des que le duc arrivera, fais-le entrer ici. Et les autres la... Myrthis se retira. Fausta alla ouvrir la porte qui ouvrait sur le grand salon. Deux flambeaux etaient allumes. Mais cette faible lumiere suffisait sans doute a Fausta, qui, de la porte, examina l'immense salle deserte. Alors, elle poussa un long soupir, referma la porte avec beaucoup de soin, et revint se placer dans le fauteuil qu'elle occupait tout a l'heure. --Monseigneur le duc de Guise! annonca une voix. Fausta releva lentement la tete et vit le duc qui s'inclinait devant elle. Il etait nerveux, agite. Cette fievre speciale qui saisit les grands criminels au moment de l'action irreparable mettait une flamme sombre dans son regard, et, sur son front couvert d'une ardente rougeur, la large cicatrice de sa blessure apparaissait livide. --Me voici a vos ordres, madame, dit le duc d'une voix ou percait une sourde impatience. Mais vraiment n'eut-il pas mieux valu ne plus nous voir jusqu'au jour... --Jusqu'au jour ou Henri III succombera, acheva la Fausta avec une froideur glaciale. C'est-a-dire, continua-t-elle, jusqu'au jour ou je dois unir ma destinee a la votre, duc! Guise tressaillit. Voyant qu'il ne relevait pas les paroles qu'elle venait de prononcer, Fausta reprit: --Ainsi, mon duc, tout est pret... grace a moi. Le filet est bien tendu. Valois doit mourir. J'ai distribue a chacun son role. --Tout cela est vrai, madame, dit Henri de Guise, d'une voix alteree, et ses sourcils se froncerent. C'est vrai; la ou nous autres hommes nous hesitions, vous avez deploye l'audace froide et l'implacable methode d'une grande conquerante. Vous avez tout prevu, tout agence dans les moindres details. Je le confesse, madame... --Je voulais vous entendre dire ces verites, dit Fausta. Mais vous savez que ce n'est pas tout. Vous savez que j'ai envoye un courrier a Alexandre Farnese. D'apres les dates que j'avais prevues, Alexandre Farnese, a cette heure, est surement en France et marche sur Paris. J'ai donc fait plus que de deblayer le trone: je vous donne une armee... --C'est encore vrai, madame. Mais n'avons-nous pas deja convenu ce que nous devons faire de cette armee? --Oui, reduire le Bearnais, ramener a vous les huguenots qui sont de rudes soldats, entreprendre la conquete de l'Italie d'abord, des Flandres ensuite... L'oeil de Guise etincela. --Ah! s'ecria-t-il, tout cela je l'accomplirai, madame! Roi de France, je me sens de taille a soulever un monde... Fausta reprit doucement: --Et moi, duc, quelle sera ma part?... --Ceci n'est-il pas convenu aussi? Ne vous ai-je pas jure que vous seriez reine dans ce royaume dont je serai roi?... --C'est vrai, duc... mais quand?... --Quand? fit le duc assombri. Des que, roi de France, j'aurai repudie Catherine de Cleves. --C'est bien loin, duc!... Et puis, tenez, vous connaissez ma franchise. J'ai peur... vous pouvez m'oublier... --J'ai jure! dit le duc. --Et moi, fit la Fausta dans un grondement terrible, je ne crois pas aux serments des princes... Dites-vous seulement que j'ai appris a lire dans le coeur des hommes... --Et qu'avez-vous lu dans le mien? begaya le duc avec un livide sourire. --Que le poignard qui va frapper Valois peut aussi bien frapper Fausta!... --Madame... --Que l'instrument peut etre brise quand il a servi!... Que ma part peut vous sembler trop belle quand je vous aurai couvert de la pourpre! Alors, vous n'aurez qu'un geste a faire pour me noyer dans ce sang d'ou emergera le trone sur lequel vous serez assis! Voila ce que j'ai lu dans votre coeur!... --Madame... je vous ecoute et n'en crois pas mes sens. --Pourtant, c'est la verite qui frappe vos oreilles. Duc, la minute est effroyable pour vous. Je puis d'un mot vous rejeter a l'abime. Valois, si je veux, sera prevenu dans une heure... et demain, duc, ce n'est pas sur le trone que vous monterez, c'est sur l'echafaud. --Par le sang du Christ! rugit le duc partage entre la fureur, l'etonnement et l'epouvante. Que vous faut-il donc?... --Ma part, dit simplement Fausta. Et toute ma part, a moi, tient dans ce mot: oui ou non suis-je des cet instant duchesse de Guise?... --Ceci est insense, madame! Catherine de Cleves est vivante encore! --Oui... mais, si vous le voulez, Catherine de Cleves n'est plus votre femme. Duc, voici la bulle de divorce qui casse votre mariage: c'est le cadeau de noces que me fait, a moi, mon vieil ami Sixte-Quint, pape par la grace de Dieu!... En meme temps, Fausta ouvrit l'etui, en tira le parchemin, le deploya et le tendit au duc de Guise. Celui-ci le saisit d'une main tremblante, rapprocha violemment un flambeau et se mit a lire. Quand il eut acheve sa lecture, quand il eut constate que le parchemin aux armes pontificales etait parfaitement authentique, il le laissa tomber sur la table et baissa la tete dans un morne silence. Le coup etait terrible. Fausta, sur la table, prit une plume, et la presenta au duc de Guise, qui la saisit machinalement. Puis, posant son doigt a l'endroit du parchemin reserve pour la signature de Guise, elle dit: --Signez... Le Balafre la considera un instant avec des yeux hagards. Il etait en proie a une de ces rages froides qui, lorsqu'elles eclatent, tuent. Non qu'il regrettat de repudier Catherine de Cleves qui le trompait et faisait de lui le mari le plus ridicule de France, mais il se voyait devine par la terrible Fausta, et il etait des lors en son pouvoir. Elle appuya son doigt sur le parchemin et repeta: --Signez! Dans quelques minutes, il serait trop tard! Le Balafre grinca des dents. Il se courba lentement sur la table, et, de sa grosse ecriture violente, signa!... Alors Fausta alla ouvrir la porte du grand salon a double battant. Et le salon immense apparut, vivement eclaire. Au fond du salon, un autel avait ete dresse... ce n'etait plus un salon, c'etait une chapelle!... Sur l'autel, pres du tabernacle, le vieux cardinal de Bourbon attendait, pret a celebrer la messe. Le cardinal de Guise, le duc de Mayenne, la duchesse de Nemours, la duchesse de Montpensier etaient assis dans des fauteuils et semblaient attendre une ceremonie qu'ils connaissaient d'avance. Alors Fausta se tourna vers le Balafre, atterre de ce qu'il voyait et devinait, et elle dit: --Duc, donnez la main a votre fiancee et conduisez-la a l'autel!... Le duc, la rage au coeur, tendit sa main a Fausta... Ils marcherent a l'autel. Le premier geste de Fausta fut de remettre au cardinal de Bourbon la bulle de divorce. Et, alors, la messe commenca... la messe de mariage qui unissait Fausta au duc de Guise!... XXXIV L'EFFONDREMENT La chambre du roi donnait sur la cour carree. En avant, il y avait une antichambre. Et en avant de cette antichambre, c'etait le salon dans lequel nous avons introduit le lecteur. Ainsi donc, apres avoir franchi le porche du chateau de Blois et monte le grand escalier, on arrivait a ce salon. En entrant dans le salon et en allant chercher la porte du fond, a droite, on se trouvait dans l'antichambre du roi. C'est cette antichambre qui devient en ce moment le centre de notre scene. Il s'y ouvrait trois portes. L'une par laquelle nous venons d'entrer et qui ouvrait sur le salon. La deuxieme, en face, qui ouvrait sur la chambre a coucher du roi. La troisieme, a gauche, qui ouvrait sur un cabinet donnant sur une cour interieure. A la suite de ce cabinet, qui etait vaste et spacieux, il y avait une autre piece qui donnait sur un escalier interieur. Cet escalier aboutissait en haut aux combles du chateau, et en bas a l'appartement de Catherine de Medicis. Lorsque le Balafre gagnait l'antichambre royale apres avoir fait entrer son escorte dans le salon, il demandait: --Ou est Sa Majeste? Alors, quelqu'un montrait toujours du doigt soit la porte de la chambre a coucher, soit la porte du cabinet de travail. Selon l'une ou l'autre indication, le Balafre traversait l'antichambre, soit droit devant lui pour aller a la chambre du roi, soit en obliquant a gauche pour gagner le cabinet. Et il entrait familierement, car le roi le lui avait commande une fois pour toutes. Ce matin-la, comme de coutume, les postes furent releves et changes par le capitaine Larchant. Seulement, on ne placa que des postes simples. En sorte que le chateau semblait degarni de ses ordinaires defenses. Seulement, celui qui eut jete un coup d'oeil sur la cour interieure que l'on voyait par la fenetre du cabinet de travail, eut apercu la trois cents hommes d'armes immobiles et silencieux. Tous etaient armes d'arquebuses. Seulement, aussi, celui qui eut pu entrer dans une vaste salle situee pres du corps de garde et qui servait ordinairement de magasin d'armes, eut apercu la quatre couleuvrines de campagne, montees sur leurs affuts. Les couleuvrines etaient chargees. Autour de chacune d'elles, les quatre servants etaient a leur poste. Traversons maintenant le salon et penetrons dans cette antichambre, centre de la scene que nous essayons de mettre en place. La, une trentaine de gentilshommes attendent--de ceux que le roi appelait ses ordinaires... de ceux que le peuple appelait les Quarante-cinq assassins. Ils sont vetus comme d'habitude. Mais, sous le pourpoint de soie ou de velours, tous ont endosse la cuirasse de cuir ou la cotte de mailles. Entrons dans la chambre du roi. Comme le soir ou les grandes decisions ont ete prises, Henri III est assis pres du feu vers lequel il tend ses mains pales. Debout pres de lui, Catherine de Medicis, pareille a un spectre noir, Catherine livide sous ses voiles de deuil. Dehors, il fait un froid noir. Un ciel d'une infinie tristesse, un large silence pesant sur toutes choses. Catherine de Medicis et le roi--deux fantomes--se parlent. Ils se parlent a voix basse et lente. --C'est le jour, dit Catherine, le grand jour... Le jour de votre delivrance, mon fils. Ce soir, a dix heures, comme une bande de loups rues dans les tenebres, les gens de Guise doivent se precipiter sur ce chateau dont ils ont les clefs. Ce soir, a dix heures, on egorgera tout ce qui tentera de s'opposer a la marche des assassins... on enfoncera la porte de cette chambre... on poignardera le roi dans son lit... Si la mere du roi ne veillait!... Mais elle veille!... Elle eclate de rire... d'un rire silencieux et fantastique sur cette figure livide de spectre. --Henri, reprend-elle, es-tu pret, mon fils?... --Oui, ma mere! repond le roi, d'une voix tragique. Pale et chancelant, Henri III se leve. Sa mere le prend dans ses bras et, longuement, frenetiquement, d'une sauvage etreinte ou eclate la seule passion sincere de sa vie, elle le serre sur sa poitrine. --Tu ne bougeras pas d'ici, murmura Catherine. Tu entends? --Oui, ma mere, balbutie Henri III. --Il suffit que, d'un mot, tu donnes l'ordre supreme a ces gentilshommes qui attendent la... le reste me regarde!... Alors, elle desserre son etreinte. Lentement, elle va ouvrir la porte. Les trente qui attendent dans l'antichambre fremissent. Le roi s'avance jusqu'a la porte et dit: --Messieurs, je vous commande d'obeir a la reine mere dans tout ce qu'elle vous dira... Puis, il recule jusqu'a la fenetre de sa chambre en frissonnant, souleve les rideaux et se met a regarder dans la cour carree, les yeux fixes sur le porche du chateau. Catherine de Medicis passe en revue, d'un regard rapide, les gentilshommes de l'antichambre. Elle en touche un a la poitrine, puis un autre... elle en touche dix. Et, a ces dix, elle dit: --Votre poste est dans la chambre du roi. L'epee et la dague a la main, messieurs! Les dix obeissent. --Dans la chambre, continua Catherine, barricadez-vous. Quoi que vous entendiez, ne bougez pas. Et, s'il arrive un malheur, mourez jusqu'au dernier avant qu'on ne touche au roi. Jurez!... --Nous jurons! repondent les dix d'une voix sourde. Les dix penetrent dans la chambre royale, l'epee et la dague a la main. Un instant plus tard, on les entend qui, a l'interieur, barricadent la porte. Catherine pousse un profond soupir. Alors, Catherine recommence son inspection. Elle touche un gentilhomme a la poitrine, puis un autre; elle en touche dix. --Vous, dit-elle, dans le salon... Des qu'il sera dans l'antichambre, fermez la porte et placez-vous devant, l'epee et la dague a la main. Si on essaie de forcer la porte de l'antichambre, si le salon est envahi, mourez jusqu'au dernier avant qu'on ne puisse ouvrir... Jurez! --Nous jurons! repondent les dix. Les dix passent dans le salon, et, tout aussitot, s'y disposent par petits groupes, riant et causant de choses indifferentes. Alors, Catherine touche trois des gentilshommes restant dans l'antichambre. Ce sont Chalabre, Sainte-Maline et Montsery. --Vous, dit-elle, entrez dans le cabinet et attendez-moi. Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obeissent aussitot et passent dans le grand cabinet de travail. Dans l'antichambre, il ne reste plus que sept gentilshommes, parmi lesquels Deseffrenat et le comte de Loignes. --Vous, dit Catherine, ecoutez: il entrera ici, ne trouvant pas le roi dans le salon, et il vous demandera: "Ou est Sa Majeste?..." Vous repondrez: "Sa Majeste est dans son cabinet, monseigneur." --Alors, il entrera dans le cabinet, et vous acheverez l'homme. Si on ne vous appelle pas, vous resterez ici. Au cas ou ceux du salon seraient attaques, vous barricaderez la porte et vous mourrez jusqu'au dernier avant qu'on ne puisse atteindre la porte du roi... Jurez! --Nous jurons, repondirent les sept. Alors, lente et toute raide dans ses voiles de deuil, la vieille reine passe dans le grand cabinet ou attendent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline. --Vous, dit-elle, je vous ai choisis entre tous. Le duc vous a embastilles. Le duc vous a menaces de mort. Est-ce vrai? Les trois s'inclinerent. --Quoi qu'il en soit, dit Catherine, vous avez ete choisis parce qu'on a suppose qu'a votre devouement pour le roi se joignait en vous une haine naturelle contre celui qui a voulu vous mettre a mort. Eh bien, il va venir. Le salon est garde. L'antichambre est gardee. La chambre du roi est gardee. Le duc doit aboutir ici... Il ne faut pas qu'il en sorte vivant... Les trois se regarderent, les yeux flamboyants, les levres crispees par ces sourires terribles qu'on a dans les moments supremes. Catherine les vit decides. Elle demanda: --Le roi, messieurs, peut-il compter sur vous? Ils tirerent leurs dagues d'un mouvement spontane. --Si le duc entre ici, il est mort! dirent-ils. --C'est bien, dit Catherine. Attendez donc... car il va venir! Adieu, messieurs. Elle passa devant les trois gentilshommes inclines, et disparut dans le petit escalier interieur. La-haut, dans le cabinet, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery prenaient leurs dispositions--ce qu'on pourrait appeler le branle-bas de l'assassinat. Ils pousserent la table contre la fenetre. Ils entasserent chaises et fauteuils dans un angle, de facon que la piece fut entierement libre, et que Guise ne trouvat rien derriere quoi s'abriter et se defendre. Alors, ils convinrent de leurs gestes. Sainte-Maline, le plus hardi des trois, prit naturellement la direction du combat. --Moi, dit-il, j'ouvre la porte quand il arrive. Toi, Chalabre, tu te tiens ici, au milieu du cabinet. Toi, Montsery, tu te places ici contre la porte. J'ouvre donc et je dis: "Entrez, monseigneur." Et je recule. Il entre. Alors toi, Montsery, tu pousses la porte, et tu mets le verrou. Chalabre et moi, nous l'attaquons par devant. Et toi, tu sautes sur lui par derriere. Est-ce convenu? --Convenu... --Chacun a notre place, donc, et ne bougeons plus. --Diable! fit tout a coup Montsery, et la porte du petit escalier? --Il n'y a qu'a pousser le verrou, dit Sainte-Maline. Vas-y, Chalabre, et reprends ta place. Chalabre se dirigea vivement vers la porte de l'escalier. Comme il mettait la main sur le verrou, la porte s'ouvrit et un homme entra en disant: --Bonjour, messieurs!... --Pardaillan! s'ecria sourdement Chalabre en reculant. --Pardaillan! repeterent les deux autres. Pardaillan etait entre. Il avait ferme la porte, tranquillement. --Monsieur, dit Sainte-Maline d'une voix qui tremblait d'impatience, sortez a l'instant, quoi que vous ayez a nous dire, il nous est impossible de vous ecouter en ce moment. --Bah! fit Pardaillan, avant que le Balafre n'entre ici, nous avons bien quelques minutes. Vous m'ecouterez... Les trois hommes echangerent un regarda de rage folle. --Messieurs, dit Pardaillan, laissez vos poignards tranquilles. Si vous m'attaquez, je suis capable de vous tuer tous les trois, et, alors, vous ne pourrez pas tuer le duc. De plus, je vous previens que, si je n'arrive pas a vous tuer, je pourrai toujours ouvrir cette fenetre, et jeter un cri qui sera entendu parce qu'il est attendu. Et alors, messieurs, celui qui entendra ce cri se precipitera au-devant du Balafre et lui criera: "N'entrez pas au chateau, car on veut vous tuer..." Et rien, messieurs, ne pourra empecher mon ami de prevenir le duc, car mon ami est a Blois pour sauver le duc et tuer le roi... vous le connaissez! Vous l'avez vu a Chartres! Il s'appelle Jacques Clement!... Les trois devinrent livides. Jacques Clement, qu'ils avaient jure de tuer! Jacques Clement, qu'ils avaient affirme mort sous leurs coups... En mettant les choses au mieux, en supposant que le roi ne serait pas tue, Henri III ou Catherine apprendraient que Jacques Clement vivait. C'etait pour eux la potence ou l'echafaud! --Parlez donc! dit Chalabre en grincant des dents. Que voulez-vous? --Messieurs, dit Pardaillan, vous me devez encore une vie. Je viens vous reclamer le paiement immediat de votre dette. Je viens vous demander cette vie. --La vie de qui? rugit Sainte-Maline. --La vie de Henri de Guise, repondit simplement Pardaillan. Sainte-Maline baissa la tete et pleura. Chalabre et Montsery resterent silencieux. --Messieurs, dit Pardaillan, je vois que vous etes decides a payer. Mais je vois aussi que c'est trop vous demander. Je vais donc vous proposer un arrangement. Au lieu de vous reclamer la vie de Guise, je me contente de ne vous demander que dix minutes de cette vie. Ils le regarderent, hagards, sans comprendre. --Eh! oui, reprit Pardaillan. Je veux dire quelques mots au duc de Guise. Cet entretien durera dix minutes. Apres quoi, je vous tiendrai quittes. Ecoutez-moi. Le duc va entrer ici, n'est-ce pas? --Oui, firent-ils haletants. --Vous admettez qu'une fois entre il ne peut plus sortir par l'antichambre? --Oui! mais il peut sortir par le petit escalier!... --Eh bien, justement. Vous allez vous placer tous les trois dans le petit escalier. Donc, toute retraite est coupee... et... A ce moment, un grand bruit de chevaux, d'epees qui se heurtent, de cliquetis d'eperons se fit entendre. --C'est lui! dit froidement Pardaillan. Messieurs, sortez!... A la dixieme minute, au plus tard. Guise vous appartient... Mais, pendant ces dix minutes, il est a moi... Sortez! Pardaillan s'etait redresse. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une si sombre et si violente volonte sur sa physionomie, une telle autorite dans son geste et sa parole qu'ils comprirent que l'attitude du chevalier cachait quelque secret terrible; et que cet entretien qu'il voulait avoir avec le duc etait un entretien de vie ou de mort. Livides, haletants, hagards, faibles comme des enfants devant cette force, ils reculerent, franchirent la porte et se posterent dans le petit escalier. --Dix minutes! balbutia Sainte-Maline. --Dix minutes, pas plus! dit Pardaillan. Et il ferma la porte de l'escalier. Alors, il eut un long soupir et un sourire. Et, les bras croises, il se tourna vers la porte de l'antichambre au moment ou les bruits lointains s'eteignaient et ou une voix, dans l'antichambre, disait: --Dans le cabinet, monseigneur! Sa Majeste vous attend dans le cabinet. Puis, un silence effrayant pesa sur le chateau. Pardaillan entendit le pas lourd et violent qui traversait l'antichambre. La porte s'ouvrit. Le duc de Guise parut, fit deux pas. En une seconde. Guise vit que le roi n'etait pas dans le cabinet. Il vit Pardaillan debout, immobile, les bras croises. Il palit legerement et, d'un mouvement rapide, se retourna vers la porte pour sortir. Au meme instant, cette porte se referma et Guise sentit qu'on la retenait fermee, de l'antichambre. Alors, il se tourna vers Pardaillan, redressa son buste, rejeta la tete en arriere par un mouvement de dedain qui lui etait habituel, et dit: --Qui etes-vous? Que voulez-vous? Que faites-vous la? --Mon nom est inutile, dit Pardaillan. Vous me reconnaissez. Je suis celui qui, dans la cour de l'hotel Coligny, voici seize ans de cela, vous a soufflete. Je suis celui qui, sur la place de Greve, voici huit mois de cela, vous a crie devant dix mille personnes que vous vous appeliez Henri le Soufflete, et non Henri le Balafre... --Enfer! rugit Guise. --Je suis celui qui, dans la rue Saint-Denis, pour sauver une pauvre femme, s'est rendu a vous, celui que vous avez appele lache, celui qui vous a declare alors qu'il vous rentrerait ce mot dans la gorge, et que vous ne peririez que de sa main... Henri de Guise! Henri le Soufflete! Ce que je veux? Ton sang pour laver l'insulte!... Henri de Guise! Assassin de Coligny et de tant de malheureux seigneurs, ce que je fais ici? Je t'y attends pour t'offrir un combat loyal, epee contre epee, dague contre dague, coeur contre coeur!... --Vous etes fou, mon maitre! grinca le duc. Hola! Du monde pour arreter ce fou!... Et Guise voulut ouvrir une porte. Mais, alors, derriere cette porte, il entendit des voix rauques; --Tue! Tue! Mort a Guise! Hardi, Chalabre! Hardi, Sainte-Maline!... Guise devint livide... dans un eclair il comprit tout!... --Monsieur, dit Pardaillan, il ne vous reste qu'un espoir; c'est de sortir par cet escalier en tuant les trois gentilshommes qui vous y attendent.. apres m'avoir tue moi-meme, toutefois... Decidez! Je vous offre le combat loyal... Si vous refusez, j'ouvre ces portes, je laisse entrer les bandes d'assassins, et je leur crie: "Tuez cet homme! Il est trop lache pour se defendre!... Le Balafre eut autour de lui ce regard morne qui semble attendre, appeler une intervention surnaturelle. Dans cet instant tragique, il comprit quel guet-apens avait ete prepare contre lui. Il eprouva le regret desespere de n'avoir pas agi plus tot... le roi le devancait... il etait perdu! Sans dire un mot, il tira son epee et fondit sur Pardaillan, dans l'espoir que celui-ci n'aurait pas le temps de degainer. Pardaillan se rejeta d'un bond en arriere et, dans le meme instant. Guise le vit en garde, la rapiere au poing. Ce fut bref, terrible, foudroyant. Pardaillan, sans une feinte, sans un battement, risquant vie pour vie, se fendit d'un coup droit, un seul coup furieux, irresistible, et le Balafre lacha son epee, battit l'air de ses bras et tomba en arriere: il avait la poitrine traversee de part en part... Alors Pardaillan rengaina sa rapiere, et, s'etant assure, d'un dernier regard, que le duc etait bien mort, ouvrit la porte du petit escalier. --Messieurs, dit-il, les dix minutes ne sont pas ecoulees. N'importe, vous pouvez entrer. Je vous tiens quittes de votre dette, et je vous rends le duc de Guise. Et il se mit a monter tranquillement l'escalier. Chalabre Sainte-Maline et Montsery se ruerent dans le cabinet, le poignard a la main. Ils virent le duc etendu, sans mouvement et perdant son sang par sa blessure. Que s'etait-il donc passe entre Pardaillan et le duc? Mais, a ce moment, le duc fit un mouvement... Guise n'etait pas mort!... Il ouvrit les yeux, essaya de se soulever, poussa un gemissement et parvint a murmurer: --A moi!... On me tue!... Ces paroles furent entendues de l'antichambre. Et, alors, les sept qui etaient la aux aguets se mirent a hurler: --Tue! Tue! Acheve!... Et, alors, une frenesie s'empara des trois spadassins. D'un meme mouvement, ils se jeterent sur le duc et le labourerent de coups de poignard. --Messieurs... messieurs... put encore begayer le duc, qui, d'un supreme effort, essaya de se trainer. Les trois se mirent a vociferer. Et la contagion de la frenesie gagna l'antichambre. La porte fut violemment ouverte. Loignes, Deseffrenat et les autres se ruerent. Alors, l'horreur emplit cette piece. La haine accumulee, la rage des terreurs passees, la vue du sang dechainerent en ces hommes l'esprit des tigres qui s'acharnent sur la proie. Guise n'etait plus qu'un cadavre. Et toujours ils frappaient... Puis, ceux du salon, ceux de la chambre du roi accoururent. Ce fut une effroyable melee d'insultes, de hurlements, un bondissement de demons, une ruee fantastique sur le cadavre. Et tous avaient du sang aux mains et au visage. Ils le trainerent dans l'antichambre. Le roi sortit, le contempla un instant et murmura: --Comme il est grand!... Mort, il apparait plus grand que lorsqu'il vivait... Brusquement, il posa son pied sur la tete du cadavre et dit: --Maintenant, je suis seul roi de France!... Pendant ce temps, Catherine de Medicis ralait dans son lit, agonisante, comme si elle n'eut attendu que ce dernier coup de son effroyable genie pour mourir... Pardaillan, avons-nous dit, avait remonte l'escalier. Sans se soucier du tumulte qui se dechainait dans le chateau, il montait sans hate, et, bientot, il parvint a sa chambre. Tout droit, sans s'arreter, il alla a la porte qui faisait communiquer cette chambre et passa dans la piece voisine. La, sur le lit, un homme etait etendu, baillonne, garrotte, dans l'impossibilite de faire un mouvement. C'etait Maurevert. Pardaillan delia les jambes d'abord, puis les bras de Maurevert. Puis il lui retira son baillon. --Levez-vous, dit Pardaillan. Maurevert obeit. Il tremblait de tous ses membres. Pardaillan etait etrangement calme. Mais sa voix fremissait, et un frisson, par moments, passait sur son visage. Il tira son poignard et le montra a Maurevert. --Grace! dit celui-ci d'une voix si faible qu'a peine on l'entendait. --Donnez-moi le bras, dit Pardaillan. Et, comme Maurevert, dans le vertige de l'epouvante, ne bougeait pas, il lui prit le bras et le mit sous son bras gauche. De la main droite, il tenait son poignard sous son manteau qu'il venait de jeter sur ses epaules. --La, dit-il alors. Maintenant, suivez-moi. Et pas un mot, pas un geste! C'est dans votre interet. Et il lui montra la pointe de sa dague. Maurevert fit signe qu'il obeirait. Pardaillan se mit en marche, trainant Maurevert. Il se mit a descendre, mais, cette fois, par le grand escalier. Le chateau etait plein de rumeurs sauvages. Dans ce tumulte, Pardaillan et Maurevert, enlaces, passerent comme des spectres. Dans la cour carree, Maurevert eut un commencement de mouvement. Pardaillan s'arreta et le regarda en face, en souriant. Ce sourire etait terrible... Maurevert baissa la tete et poussa un faible gemissement. --Allons! dit Pardaillan qui se remit en route. Pres du porche, Crillon, l'epee a la main, criait des ordres. Des soldats croiserent la pique devant Pardaillan. --Monsieur de Crillon, dit Pardaillan, il faut que je sorte. Crillon regarda Pardaillan une minute avec une sorte d'effroi et d'etonnement meles. Puis, il se decouvrit et prononca: --Laissez passer la justice royale!... Les gardes se rangerent et presenterent les armes. Pardaillan franchit le porche, entrainant et soutenant Maurevert... Sur l'esplanade, a vingt pas du porche, un homme se placa pres de Maurevert et se mit a marcher sans dire un mot. Tous trois--Maurevert encadre entre Pardaillan et le nouveau venu--franchirent la porte de Russy, passerent le pont et se mirent a remonter la Loire. A une lieue environ du pont de Blois, ils s'arreterent devant une masure abandonnee. Deux chevaux tout selles etaient attaches a un restant de palissade qui avait du entourer un jardinet attenant a la masure. Pardaillan poussa Maurevert dans l'unique piece. L'inconnu entra derriere eux et ferma la porte. --Asseyez-vous, dit Pardaillan a Maurevert en lui designant un escabeau. Maurevert obeit. Pardaillan lui lia les jambes solidement, et, des lors, une lueur d'espoir se fit jour dans l'esprit de Maurevert, car, du moment qu'on le liait, c'est qu'on ne devait pas le tuer tout de suite. --Messire Clement, dit alors Pardaillan, puis-je vraiment compter sur vous? --Cher ami, dit Jacques Clement, soyez tranquille, et allez sans crainte a vos affaires. Je jure Dieu que vous retrouverez l'homme ou vous le laissez. Pardaillan fit un signe de tete comme pour dire qu'il avait confiance dans ce serment. Il sortit sans jeter un regard a Maurevert et reprit en toute hate le chemin de Blois. Jacques Clement tira son poignard et s'assit devant Maurevert. XXXV LE DERNIER GESTE DE FAUSTA FAUSTA, des le matin, avait pris ses dernieres dispositions. Elle avait expedie divers courriers et, entre autres, un cavalier charge de courir au-devant de Farnese pour lui dire de hater sa marche sur Paris, car elle ne doutait nullement qu'Alexandre Farnese ne fut entre en France depuis plusieurs jours deja. Puis, elle avait tout fait preparer pour son depart le soir meme. En effet, elle avait convenu avec Guise qu'aussitot apres le meurtre du roi, c'est-a-dire dans la nuit meme, ils marcheraient sur Beaugency, Orleans et, de la, sur Paris. Ce devait etre une marche triomphante, pendant laquelle le duc de Guise devait proclamer ses droits a la couronne. A Paris devait avoir lieu le couronnement, et Guise devait, dans Notre-Dame, presenter Fausta comme la reine de France. Tout a coup, des bruits confus parvinrent jusqu'a elle. Et, d'abord, elle n'y preta pas attention, car les bourgeois criaient souvent par les rues. Puis, brusquement, elle se dressa. Des coups d'arquebuse eclataient. Elle entendait des pietinements de chevaux, des cris de terreur, des hurlements de bataille. Une sueur froide pointa a son front. Que se passait-il? Haletante, pale comme une morte, a demi penchee, elle ecoutait ces bruits de dehors; des paroles lui parvenaient, qui confirmaient la supposition atroce... Pres de deux heures s'ecoulerent. Les bruits, peu a peu, s'eloignaient... Fausta frappa fortement sur un timbre et un laquais apparut. Et, comme elle allait lui donner l'ordre de s'enquerir de la cause de ces bruits qui agitaient la ville, le laquais lui dit: --Madame, un gentilhomme est la, qui ne veut pas dire son nom et veut parler a Votre Seigneurie. --Qu'il entre! Au meme instant, Pardaillan entra dans le salon. Fausta fut secouee d'une sorte de frisson nerveux et fixa sur lui des yeux exorbites par une indicible epouvante. Elle voulut pousser un cri, et sa bouche demeura entrouverte, sans proferer aucun son. Pardaillan s'approcha d'elle, le chapeau a la main, s'inclina profondement et dit: --Madame, j'ai l'honneur de vous annoncer que je viens de tuer M. le duc de Guise... Un soupir atroce gonfla la poitrine de Fausta. Elle se sentait mourir. Pardaillan vivant! Elle revait... C'etait un reve hideux, inconcevable, mais ce n'etait qu'un reve... Surement elle allait se reveiller! --Madame, continua Pardaillan, il m'a paru que c'etait une legitime satisfaction que je me donnais a moi-meme en venant vous annoncer ce que j'ai fait. Je vous avais prevenu jadis, que, moi vivant. Guise ne serait pas roi, et que vous ne seriez pas reine. Un sourd gemissement s'echappa des levres blemes de Fausta et elle put murmurer: --Pardaillan! --Moi-meme, madame. Je concois votre etonnement, puisque, apres, avoir voulu m'assassiner un certain nombre de fois, vous m'avez livre aux gens de Guise le jour meme ou je vous arrachais aux griffes de Sixte. --Pardaillan! repeta Fausta dans un souffle. --En chair et os, madame, n'en doutez pas. Tenez, je vais vous dire. Dans l'abbaye de Montmartre, le jour ou vous avez crucifie la pauvre petite Violetta, je vous ai vue si courageuse au milieu des traitres, si orgueilleuse devant la mort, que, sans doute, ce jour-la, je vous aurais pardonne tout le reste, et, par la meme occasion, j'eusse pardonne a Guise. Mais vous m'avez oblige a faire un deuxieme voyage dans la nasse. Cela n'etait pas de jeu, madame. J'ai compris que vous etiez une force inhumaine, et qu'il fallait vous ecraser. Eh bien, je vous ecrase, un mot y suffit: Guise est mort, madame, mort quelques heures avant d'etre roi et de vous couronner reine. Et c'est moi qui l'ai tue... Fausta, alors, parla, d'une voix basse et penible, comme si les mots eussent eu de la peine a sortir. Elle dit a peu pres ceci: --Puisque vous vivez, vous, il n'est pas etonnant que je sois ecrasee, moi, et que, du haut de la plus etincelante destinee entrevue, je sois precipitee dans un abime de honte et de douleur... Elle s'arreta, grelottante; une flamme de folie passa dans ses yeux. Mon malheur est complet, reprit-elle. J'etais tout. Je ne suis plus rien. Que faites-vous ici? Dehors! J'ai voulu vous tuer quand j'ai cru que vous etiez un homme. Vous etes un laquais qui, par-derriere et dans l'ombre, a frappe un maitre, et je vous chasse. Dehors! Allez demander a Valois le prix de votre assassinat! Elle parlait d'une voix rauque et si precipitee qu'a peine elle etait intelligible. Son bras tendu vers la porte tremblait. Pardaillan avait baisse la tete, pensif. Soudain, en la relevant, il vit Fausta qui marchait sur lui, le poignard a la main. Il la laissa s'approcher. Et, au moment ou elle levait le bras, il n'eut qu'un geste: il saisit le poignet de Fausta et le maintint rudement dans ses doigts. --Que faites-vous? dit-il. Allons, madame, on ne me tue pas ainsi, moi! Car mon heure n'est pas venue. Tenez, je vous lache: osez me frapper! Il la lacha et se croisa les bras. Fausta le regarda. Elle le vit si calme, si etincelant de bravoure, vraiment plus fort que la mort, et avec une telle pitie dans les yeux, qu'elle laissa tomber son arme; elle recula et eclata en sanglots. Madame, dit Pardaillan, avec une grande douceur, la scene de la cathedrale de Chartres est vivante dans mon esprit: vos levres ont touche mes levres, et c'est pour cela que je suis ici. Laissez-moi vous dire qu'en venant ici j'avais un double but. D'abord vous dire que vous ne serez pas reine. Ensuite, madame, au chateau, j'ai vu arreter, sous mes yeux, le cardinal de Guise, et M. d'Essignac, et M. de Bourbon, et d'autres. Et j'ai entendu le cardinal de Guise crier a M. d'Aumont qui l'arretait: "C'est une trahison de la Fausta..." J'ai pense, madame, qu'on viendrait vous saisir, vous aussi, et, cette epee qui a brise votre royaume, je me suis dit que je devais la mettre au service de votre vie et de votre liberte. Car vous etes jeune et belle. Vous pouvez, vous devez vous refaire une existence, et, si vous n'avez pas trouve le pouvoir, peut-etre trouverez-vous le bonheur. A une lieue de Blois, j'ai prepare deux chevaux, un pour vous, un pour quelque serviteur qui vous accompagnera. Hatez-vous de me suivre, tandis qu'il en est encore temps... A mesure que Pardaillan parlait, les passions dechainees dans l'ame de Fausta prenaient un autre cours. Avec l'extraordinaire promptitude de decision qui la rendait si superieure, elle prenait son parti de l'abominable aventure. Elle s'apaisait. Elle rayait Guise de son esprit, et la souverainete de ses esperances. Il ne serait pas juste de dire que la passion pour Pardaillan se reveillait, car, en realite, elle n'avait jamais cesse de l'aimer. Mais qui savait s'il ne l'aimait pas, lui, a present?... Qui savait si ce n'etait pas une jalousie inavouee qui avait arme son bras contre Guise?... Ainsi, une esperance nouvelle battait des ailes, eperdument, dans l'imagination de Fausta... Tout a coup, des coups sourds ebranlerent la porte du vieil hotel. Elle bondit vers l'une des fenetres qui donnaient sur la cour interieure. En quelques instants, la porte ceda et une troupe nombreuse envahit la cour, sous la conduite du capitaine Larchant qui cria: --Qu'on fouille cet hotel, et qu'on arrete tout ce qui s'y trouve, hommes et femmes! Fausta s'elanca vers le chevalier, saisit ses deux mains, et, d'une voix ardente, murmura: --Tout a l'heure, je voulais mourir. Maintenant, je veux vivre encore! Pardaillan, sauvez-moi!... --Moi vivant, nul ne portera la main sur vous, dit Pardaillan. Mais, ces paroles, il les prononca avec une si glaciale froideur qu'elle sentit le desespoir l'envahir. --Pouvez-vous monter a cheval? demanda-t-il. --Je suis prete! --Ou trouverai-je des chevaux? --Dans l'angle gauche de la cour et de l'ecurie. Il y a quatre chevaux tout selles, et une litiere attelee. En effet, Fausta, nous l'avons dit, avait voulu que, des le matin, son depart fut prepare. Elle s'etait vetue en cavalier, comme elle en avait l'habitude toutes les fois qu'elle prevoyait une expedition. Ce costume, d'ailleurs, lui seyait a merveille, et elle portait l'epee au cote. --Y a-t-il quelque escalier derobe qui nous permette de gagner l'ecurie? reprit Pardaillan. Elle secoua negativement la tete. --Soit! Cependant, la troupe de Larchant penetrait avec prudence dans l'hotel; les soldats avaient commence par visiter le rez-de-chaussee. Ils y avaient trouve quelques laquais et quelques femmes, notamment Myrthis et Lea. Femmes et laquais avaient ete aussitot saisis et emmenes hors de l'hotel. --Madame, dit Pardaillan, vous allez me suivre. Je vais tenter de faire une trouee parmi ces soudards qui montent l'escalier. Serrez-moi de pres. A peine dans la cour, gagnez l'ecurie, sortez-en deux de vos chevaux et sautez sur l'un, le reste me regarde! Etes-vous prete? Pardaillan, de ces gestes rapides qu'ont les gens au moment de l'action, resserra sa ceinture de cuir, assura son chapeau, degagea un peu sa rapiere, et se dirigea sur la porte qu'il ouvrit. D'un coup d'oeil, il embrassa l'escalier ou une vingtaine de soldats montaient. A l'apparition de Pardaillan, le capitaine Larchant s'etait arrete, a dix ou douze marches du palier. --Hola, monsieur! cria Pardaillan, etes-vous Espagnol et sommes-nous donc en ville conquise? Que faites-vous ceans? --Au nom du roi, monsieur! repondit Larchant. --Ah! c'est different. Vous venez au nom du roi?... --Oui, monsieur, pour arreter ici une femme accusee de haute trahison et tentative de meurtre envers la personne royale. Je vous somme donc, si vous etes de ses gens, de me rendre votre epee, si vous ne voulez etre arrete comme complice! --Tres bien, monsieur. Et moi, je vous somme de vous retirer a l'instant! --Vous faites donc rebellion au roi! hurla le capitaine. --Vous faites bien rebellion a moi! repondit Pardaillan. --Gardes, en avant! vocifera Larchant. --Gardes, gare a vous! tonna Pardaillan. En meme temps, il saisit dans ses bras puissants la banquette du palier, banquette en chene massif, longue et large, et pesante; et il la souleva, la mit debout. A l'instant ou les soldats, a la suite de Larchant, s'elancaient a l'assaut, Pardaillan imprima une violente poussee a la banquette et, a toute volee, l'envoya dans l'escalier. La banquette bondit dans l'espace. Il y eut un hurlement d'imprecations sauvages. Larchant avait bondi en arriere et, aplati contre le mur, avait vu passer a quelques pouces de son visage le formidable engin. Quand le tumulte s'apaisa, il constata que l'un des gardes gisait, le crane fracasse, et que quatre autres, contus, moulus, se retiraient de la bagarre en gemissant. Fausta avait assiste a cette debandade avec un etrange sourire. Elle vit les gardes se reformer. Et de nouveau la ruee des gardes a l'assaut remplit l'escalier de vociferations. Alors, elle assista a ceci: Pardaillan se retournait vers l'une des statues de marbre qui garnissaient le palier, statue presque de grandeur nature. Elle representait Pallas, deesse de la sagesse. Et Pardaillan empoignait la belle Pallas, l'enlevait de son socle, la soulevait dans ses bras, et brusquement, au moment ou les gardes allaient atteindre le palier, Pallas decrivait dans l'air une parabole, rebondissait, sautait de marche en marche, et finalement se brisait a grand fracas, parmi les plaintes des eclopes, les rugissements de Larchant, la fuite affolee des survivants... Pardaillan se pencha. La troupe a demi decimee s'etait massee au bas de l'escalier. --Monsieur le capitaine, cria Pardaillan, voulez-vous nous laisser sortir? Je vous previens que j'ai encore un Bacchus, un Mercure et un Jupiter a vous briser sur la tete. --Monsieur, repondait Larchant, tout ce que je puis faire pour vous, en estime de votre courage, c'est de vous prendre mort pour ne pas vous livrer vivant au bourreau! --Allons, rendez-vous! dit Pardaillan avec tranquillite. Ivre de fureur, Larchant se mit a ranger ses hommes et leur donna ses instructions, Il finissait a peine qu'un horrible fracas retentit au-dessus de sa tete; une chose enorme tombait en se heurtant a la rampe... c'etait un lampadaire. Cette magnifique piece de l'art Renaissance consistait en un fut de colonne supportant sept branches; le fut etait visse au tournant de rampe du palier; et Pardaillan, tandis qu'il parlait au capitaine, s'etait mis a devisser le monstre de bronze. Au moment ou Larchant achevait de ranger ses hommes, Pardaillan imprima une secousse violente au lampadaire qui tomba, s'abattit, pareil a un gigantesque oiseau de mort... et, cette fois, ce fut effroyable... Larchant s'abattit, une jambe brisee, trois hommes s'affaisserent, tues net, quatre autres, blesses, se mirent a hurler, et les derniers, apres un moment de stupeur epouvantee, reculerent en desordre jusque dans la cour. --Suivez-moi! dit Pardaillan d'un ton bref. Il s'elanca, la rapiere au poing, et Fausta derriere lui. En quelques secondes, ils furent dans la cour. --Aux chevaux! cria Pardaillan a Fausta. En meme temps, il foncait sur les dix ou douze gardes rassembles dans la cour. --Tue! tue! vocifera Larchant en essayant de se soulever. Fausta bondit jusqu'a l'ecurie, en sortit deux chevaux et sauta sur l'un d'eux. --A sac! a mort! hurlaient les gardes en tachant d'entourer Pardaillan. Celui-ci reculait jusqu'au cheval. Sa rapiere voltigeait, cinglait, piquait... Tout a coup, il sauta en selle, et, piquant des deux, bondit au milieu des gardes. --La porte! Fermez la porte! hurla le capitaine Larchant. Mais deja Pardaillan l'avait franchie, en assenant un dernier coup de pommeau a un garde qui saisissait la bride de son cheval. Il s'elanca a fond de train, suivi de Fausta. A ce moment, une troupe de quarante hommes d'armes, commandes par Crillon en personne, apparaissait a un bout de la rue. Crillon, prevenu de la resistance opposee aux gens du roi dans l'hotel de Fausta, etait accouru. Dans la cour, il vit le desordre des gardes effares. --Un damne! gronda Larchant. Un demon! Un fou furieux! Je crois bien, monsieur de Crillon, que c'est votre protege!... --Pardaillan!... --C'est cela meme! Ah! l'infernal truand!... Courez... --Bah! fit Crillon, il est loin!... --Monsieur... dit une voix pres de lui. Crillon se retourna et dit: --Que vous plait-il, monsieur de Maineville?... --Monsieur de Crillon, fit Maineville, nous sommes vos prisonniers, n'est-ce pas? Vous nous conduisez a Loches? --Oui. Apres?... --Eh bien, monsieur, voici M. de Bussi-Leclerc et moi, Maineville, qui avons deja un vieux compte a regler avec M. de Pardaillan. Laissez-nous courir apres lui. Nous vous engageons notre parole d'honneur de revenir nous rendre prisonniers, et vous rapporterons la tete du truand... --Crillon! Crillon! vocifera Larchant, laissez courir ces gentilshommes. Je me porte caution! --Allez, messieurs! dit Crillon d'un ton goguenard, et tachez de vaincre! Maineville et Bussi-Leclerc s'elancerent. Alors, Crillon se baissa vers Larchant: --Si le hasard voulait qu'ils ramenent Pardaillan prisonnier, que comptes-tu en faire? --Pardieu! le faire pendre haut et court aux creneaux du donjon! --Diable! Tu veux faire pendre un connetable? --Ca! devenez-vous fou... ou bien ai-je le delire?... Pardaillan connetable?... --Oui. Toi, tu veux le pendre. Et le roi le fait chercher pour le creer connetable. Parce que, si le roi est vivant, si le roi est encore roi, c'est a Pardaillan qu'il le doit! Parce que c'est Pardaillan qui a tue le duc de Guise!... Cependant, Pardaillan, suivi de Fausta, s'etait lance vers la porte de la ville qu'il franchit sans obstacle, et avait enfile le pont de la Loire. Fausta ne vivait plus qu'en lui, elle transposait en lui sa vie... Et sa voix parut apre, violente, amere, et douce, lorsque, s'arretant tout a coup, elle prononca: --Avant d'aller plus loin, chevalier, ecoutez-moi. Pardaillan s'arreta. Ils etaient au milieu du pont. Devant eux, de l'autre cote de la Loire, c'etait l'espace libre. --Mais, madame, dit Pardaillan, il me semble que nous devons piquer au contraire. On peut nous poursuivre... --Il faut que je parle avant d'aller plus loin, dit Fausta. Elle baissa la tete. Sans doute l'instant etait supreme pour elle, car Pardaillan la vit frissonner. Tout a coup, cette tete pale, si belle, si orgueilleuse, et, en ce moment, pleine d'une sorte de serenite majestueuse, se redressa, et ses yeux noirs se fixerent sur les yeux de Pardaillan. --Chevalier, dit-elle, vous aviez prepare, m'avez-vous dit, deux chevaux pour ma fuite?... --Oui, madame. Et ils vous attendent. Mais ils sont inutiles. Je les garderai donc pour moi. --Un de ces deux chevaux... reprit Fausta, il y en avait un pour moi, n'est-ce pas? --Certes, madame. --Et l'autre? dit Fausta avec un etrange fremissement. L'autre, pour qui etait-il, selon vos previsions?... --Mais, dit Pardaillan, pour un de vos serviteurs... je vous l'ai dit. --Ainsi, reprit lentement Fausta, ce cheval n'etait pas pour vous?... Pardaillan tressaillit et regarda fixement Fausta. Une minute, leurs regards se croiserent. Fausta etait pale comme la mort. --Monsieur, dit-elle, plus ne m'est rien, rien ne m'est plus. Je ne suis vivante qu'en vous. M'acceptez-vous telle que je suis dans votre pensee, dans votre coeur, dans votre vie?... Telle que je suis: criminelle, peut-etre, hideuse, sans doute, capable surement d'inspirer l'effroi et l'horreur par mes actes, car mes actes viennent de pensees incomprehensibles. Telle que je suis... Un mot: m'acceptez-vous? Je vis! Vous ecartez-vous de moi? Je suis morte... Un mot? Non! Pas meme: un geste. Si je dois vivre, tendez-moi la main... Le visage de Pardaillan se fit plus ferme, plus glacial. Cette pensee foudroyante venait de traverser son cerveau: "Elle ment! Ce n'est pas sa mort qu'elle veut! C'est la mienne..." Il resta immobile... Fausta poussa un soupir atroce. Elle leva vers le ciel noir et charge de neige ses yeux profonds. Et, au fond de ses paupieres, Pardaillan vit scintiller deux larmes, diamants purs qui se volatiliserent au feu de ses joues enfievrees... En meme temps, Fausta rassembla les renes de son cheval. Puis, brusquement, elle frappa la bete d'un coup d'eperon furieux, en le maintenant tete au parapet du pont. Elle lacha les renes. Le cheval se cabra, hennit de douleur, et, dans le meme instant, franchit le parapet, sauta, tomba dans le vide... Dans la seconde qui suivit, Fausta disparut dans les tourbillons de la Loire... --Fausta! hurla Pardaillan. Et, ce nom qu'il prononcait pour la premiere fois, ce nom retentit en lui-meme comme un coup de tonnerre qui suit l'eclair. Or, a la lueur de cet eclair qui incendiait sa pensee, Pardaillan lut dans son esprit ce sentiment qui l'accabla de stupeur et d'epouvante: "Je ne veux pas qu'elle meure!" Dans le meme moment, il sauta par-dessus le parapet, dans le vide... dans la Loire!... Pardaillan alla d'abord au fond de l'eau. Mais il garda la conscience precise de tous ses faits et gestes. L'eau grondait a ses oreilles. Il etait aveugle. Ses vetements le genaient. Mais, d'un vigoureux coup de talon, il remonta a la surface; un remous le prit alors, et, pendant quelques instants, il disparut encore sous les eaux grises,.. puis sa tete se montra, il jeta un rapide regard devant lui, et vit le cheval de Fausta qui, nageant vigoureusement, essayait de se diriger vers le bord... Mais elle! oh! elle!... il ne la vit pas. Et, de cette meme voix d'angoisse qui l'avait epouvante, il cria eperdument: --Fausta!... Tout a coup, il la vit!... Elle se laissait entrainer. On ne voyait en elle aucun de ces gestes instinctifs qu'ont tous ceux qui se noient, meme quand ils ont voulu fortement la mort. Peut-etre etait-elle morte deja... Pardaillan se mit a nager vers elle, dans une telle ruee, dans une si violente volonte de la rejoindre, qu'il semblait fendre les eaux. Au moment ou Fausta allait s'abimer tout a fait sous les flots, il la saisit par un bras... Quelques minutes plus tard, il prenait pied sur un rivage bas et sablonneux, non loin de l'endroit ou le cheval de Fausta venait lui-meme de regagner le bord et se secouait. Fausta n'etait pas evanouie. Elle venait d'ouvrir les yeux et considerait Pardaillan avec une mortelle expression de desespoir et de reproche. --Pourquoi? De quel droit m'avez-vous empechee de mourir?... demanda-t-elle. --Appuyez-vous sur mon bras, dit Pardaillan avec une grande douceur, avec une voix que Fausta ne lui connaissait pas. Appuyez-vous sur mon bras, et je vous conduirai jusqu'a cette cabane de mariniers... nous nous secherons. Ce fut tout. Fausta se mit a pleurer. Elle mit son bras sur le bras de Pardaillan et s'appuya sur lui comme il avait dit. Ils tremblaient tous les deux. En marchant, ou plutot en se laissant trainer, elle pleurait, et il lui semblait que c'etait toute sa vie passee qui s'en allait avec ses larmes. Parfois, elle levait les yeux sur Pardaillan... non plus ses yeux de diamants noirs, mais des yeux ou il y avait comme une timidite... Deux ou trois fois, ils se sourirent... Et, lorsqu'elle fut convaincue, lorsqu'elle eut compris qu'un grand bouleversement s'etait fait dans l'ame de Pardaillan, Fausta, tout a coup, eclata en sanglots, murmura: "Seigneur!..." et s'evanouit... Alors Pardaillan prit dans ses bras ce corps de vierge aux formes si pures... la tete de Fausta retomba sur son epaule et, fermant les yeux avec un long frissonnement, il approcha ses levres de son front... Alors, il marcha a la cabane qu'il avait apercue, deposa Fausta devant le foyer, offrit une piece d'or aux habitants de la masure, et les pria de faire un grand feu qui bientot flamba... Une heure plus tard, Fausta et Pardaillan, completement seches, etaient assis devant la haute flamme claire du foyer. --Il faut que vous partiez, dit Pardaillan. Les gens de Blois pourraient avoir envie de vous poursuivre. --Ou irais-je? --Ne pourriez-vous m'attendre? fit Pardaillan. J'ai diverses affaires a regler en France. --Je puis vous attendre en Italie, dit Fausta. Rome est un sejour dangereux pour moi, a cause de Sixte qui ne pardonne pas. Mais j'ai un palais a Florence. Le palais Borgia. Je vous attendrai la, si vous voulez. --A Florence, palais Borgia, bien! dit Pardaillan. Mais cette route est longue... ne craignez-vous pas... Ah! fit-il tout a coup. Et de l'argent?... Elle sourit. --J'ai de l'argent a Orleans, dit-elle; j'en ai a Lyon; j'en ai a Avignon. Une seule chose me gene. On a arrete mes deux pauvres suivantes... --Je les ferai relacher, dit vivement le chevalier. --Si cela est, qu'elles me rejoignent a Orleans ou je les attendrai cinq jours... elles savent ou. Ils sortirent de la cabane en remerciant leur hote, un homme et une jeune femme, de pauvres gens. Fausta fouilla ses poches, et, ne trouvant rien, defit la boucle de sa ceinture et la tendit a la femme du marinier stupefaite... La boucle etait en diamants et valait cent mille livres. --Ma chere, dit Fausta, quand je reviendrai en France, je vous demanderai un service. --Tout a vos ordres, madame, dit la femme, eblouie. --Ce sera, dit Fausta, de me vendre cette cabane. Je vous la paierai cent mille livres, elle vaut pour moi cent fois cette somme... Et, laissant les pauvres gens stupefaits, elle se dirigea rapidement vers son cheval qui, apres avoir pris terre, mordillait des ronces d'hiver le long d'un champ. Legerement, elle se mit en selle, laissa tomber un long regard sur Pardaillan, et dit: --A Florence, palais Borgia... Pardaillan inclina la tete... Ils ne se toucherent pas la main. Elle partit au pas, sans tourner la tete, puis se mit au trot, puis prit le galop et disparut sur la route, au loin. Pardaillan etait demeure a la meme place, immobile, comme petrifie... Pendant une heure, il demeura la, en tete-a-tete avec lui-meme. Tout a coup, une main se posa sur son epaule. Pardaillan tressaillit violemment, sortit de son reve, regarda autour de lui. Et il vit Bussi-Leclerc avec Maineville. XXXVI LA POURSUITE A ce moment, Pardaillan pensait ceci: sauvee de l'ambition, debarrassee de cet ulcere, cette femme devient un etre d'amour et de beaute. Quant a ce qu'elle eprouve pour moi, bientot elle aura oublie... Entre elle et moi, une belle amitie peut remplacer la haine... c'est tout! Ce fut a cet instant que Maineville lui posa la main sur l'epaule. --Bonjour, monsieur de Pardaillan, fit Maineville. --Mes saluts a mon ancien prisonnier, ajouta Bussi-Leclerc. --Messieurs, je vous salue, dit Pardaillan, que puis-je pour votre service? --Nous accorder cinq minutes d'entretien, fit Bussi-Lederc. --Mon Dieu, oui, mais pas ici! ajouta vivement Maineville. --Et ou cela, messieurs?... --A Blois, ou on vous cherche pour acte de rebellion, dit Bussi-Leclerc. Suivez-nous, monsieur, vous etes notre prisonnier. --Messieurs, dit Pardaillan, je veux bien vous suivre, mais non a Blois. Ce sera plutot dans la direction de ce joli moulin dont on voit d'ici tourner les ailes, et qui ressemble si bien au moulin de la butte Saint-Roch. Maineville eut un pale sourire plein de menaces, et Bussi-Leclerc se mit a sacrer comme un paien. --Decidez-vous, messieurs, continua Pardaillan. Allons-nous au moulin? Je vous suis. Voulez-vous aller a Blois? Je vous tire ma reverence, car je suis presse. --Par la mortboeuf, grogna Bussi-Leclerc, si vous ne nous suivez, je vais vous charger! --Faites, monsieur, riposta Pardaillan qui, dans le meme moment, tira sa rapiere et tomba en garde. Bussi-Leclerc degaina et Maineville en fit autant. Tous deux attaquerent furieusement, sans nulle honte, d'ailleurs, d'etre a deux contre un. Mais a peine les fers s'etaient-ils baisses que Bussi jeta un cri de rage: pour la troisieme fois, depuis ses diverses rencontres avec Pardaillan, son epee venait de lui sauter de la main et, decrivant une large parabole, allait tomber dans un fosse. --Ton poignard, Bussi! cria Maineville. Mais l'ancien gouverneur de la Bastille, ivre de fureur et bleme de honte, n'entendit rien et courait ramasser son epee. En deux bonds, il l'eut reprise, au fond du fosse, se releva et bondit: a ce moment, il vit Maineville qui battait l'air de ses bras et s'affaissait lourdement, vomissant un flot de sang par la bouche. Un instant, il se tordit, frappa le sol du talon, laboura la poussiere de ses ongles, puis il demeura immobile: Maineville etait mort... Bussi-Leclerc demeura quelques secondes comme hebete. Puis il se rua sur Pardaillan qui l'attendait de pied ferme. --Cette fois, dit Pardaillan, j'envoie votre epee dans la Loire... Et, en effet, il achevait a peine de parler que le fer de Bussi sauta et alla tomber non pas dans l'eau, mais sur le bord du rivage. --Ramassez! dit Pardaillan. Bussi-Leclerc s'assit au rebord du fosse, mit sa tete dans les deux mains et pleura. Pardaillan rengaina sa rapiere. --Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais, a chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer; moi, je n'ai fait qu'exercer vos jambes, avouez que j'en use sans haine avec vous et pardonnez-moi d'etre plus agile que vous... ce n'est pas ma faute... allons, ne pleurez pas ainsi, le seul temoin de votre defaite est mort. --Je suis deshonore! gronda Bussi-Leclerc. --Si vous voulez que nous recommencions, peut-etre serez-vous plus heureux, dit Pardaillan dans la sincerite de son ame. Bussi lui jeta un regard furieux. --Adieu donc! acheva Pardaillan. Je ne vous en veux pas. J'ai sept ou huit manieres de faire sauter une epee. Si vous voulez, je vous les enseignerai, et alors nous serons a armes egales pour une prochaine rencontre... --Dites-vous vrai? s'ecria Bussi qui se releva, haletant. --Monsieur, dit Pardaillan, croyez que je ne plaisante pas avec une chose aussi serieuse qu'une passe d'armes d'ou la vie d'un homme peut dependre. Quand vous voudrez, je vous montrerai mes sept manieres... vous en savez une, deja. --Par tous les diables, s'ecria Bussi, vous etes un honnete homme, monsieur; et c'est grand dommage que nous ne vous ayons pas eu avec nous. Votre main, s'il vous plait? Pardaillan tendit sa main que Bussi-Leclerc serra avec une sorte d'admiration melee d'effroi. --Nous ne sommes donc plus ennemis? reprit le chevalier en souriant. --Non! Et meme, si vous le permettez, je me declare votre ami. Mais vous me promettez... --De vous enseigner ces quelques bottes; c'est entendu, je les tiens de mon pere qui, sans avoir votre reputation, n'en avait pas moins appris le fin du metier des armes. Adieu, monsieur. Je vous retrouverai a Paris... La-dessus, Pardaillan salua et s'eloigna a grand pas en remontant le cours de la Loire. "A Maurevert, maintenant!" murmura-t-il. Et il hata le pas vers la masure dans laquelle il avait laisse Maurevert sous la garde de Jacques Clement. Comme il n'etait plus qu'a deux ou trois cents pas de la masure, il vit un homme qui, dehors, sur le pas de la porte, allait et venait avec agitation. Bientot, il reconnut que, cet homme, c'etait Jacques Clement. Il prit le pas de course et rejoignit Jacques Clement qui fit un signe de desespoir. --Maurevert! hurla Pardaillan. --Echappe! repondit Jacques Clement. Pardaillan bondit dans la masure, et vit qu'elle etait vide. Il ressortit, et vit que l'un des deux chevaux attaches a la haie n'y etait plus!... Une effrayante expression de colere desesperee--peut-etre le premier mouvement de colere qu'il eut eu de sa vie--bouleversa son visage. --Quel malheur! fit Jacques Clement. Ah! mon ami, je ne me pardonnerai Jamais!... --C'est un malheur, en effet, dit froidement Pardaillan. Mais comment a-t-il pu arriver?... --C'est d'une terrible simplicite, dit Jacques Clement... Je m'etais assis devant le miserable, mon poignard a la main. Vous savez qu'il avait les pieds lies, mais les mains libres... J'attendais... A force d'attendre... et puis la physionomie livide de cet homme finissait par me faire mal... a force d'attendre, donc, j'ai voulu voir si vous arriviez. Je tenais mon poignard a la main. Je le deposai machinalement sur cette table... Je me levai, j'allai jusqu'a la porte... a peine y restai-je quelques instants... --Oui, fit Pardaillan, j'aurai du prevoir qu'un homme qui veut se sauver guette avec plus d'ardeur et de patience que l'homme qui garde... Il a pris le poignard et a coupe ses liens, n'est-ce pas?... --Oui!.., Au moment ou je me retournais pour rentrer, j'ai recu sur la tete un coup violent, et une poussee m'a envoye rouler dans la poussiere... Quand je me suis releve, j'ai vu Maurevert qui sautait sur l'un des chevaux et partait ventre a terre... --C'est bien, dit Pardaillan. Nous devions retourner ensemble a Paris, retournez-y seul. Je vous y reverrai. --Vous courez a sa poursuite? --Parbleu!... fit Pardaillan en detachant et en enfourchant le cheval restant; quelle direction a-t-il prise? --Il s'est elance vers Beaugency... Ou vous retrouverai-je?... --Au couvent des Jacobins, si vous voulez. Adieu! --Un dernier mot, fit Jacques Clement, dont la sombre figure s'illumina d'un eclair. Suis-je libre, maintenant?... --Libre de quoi?... --De tuer Valois!..." Pardaillan frissonna. Il demeura un instant pensif, puis murmura: --Accomplissez donc votre destinee, puisqu'il le fau!... Pardaillan piqua des deux et se lanca dans un galop effrene. A deux lieues de la, il rencontra un paysan qui conduisait une charrette. Pardaillan interrogea le paysan en lui faisant une description exacte de Maurevert et de son costume. Le paysan lui montra a cent pas en avant une route qui s'eloignait perpendiculairement a la Loire. --J'ai rencontre le cavalier que vous dites sur cette route que je viens de quitter, dit-il. Cette route s'enfonce de cinq lieues dans les terres, puis tourne a droite, et conduit a Tours... Pardaillan jeta une piece d'argent au paysan, alla rejoindre la route qui venait de lui etre signalee et reprit son allure de galop furieux. Bientot le chevalier dut moderer son allure, sous peine de crever son cheval. Lorsqu'il atteignit le croisement des routes signale par le paysan, la pauvre bete etait deja bien fatiguee par un temps de galop d'environ six heures. Pardaillan mit donc pied a terre, devant une miserable auberge qui, placee au carrefour, s'appelait l'auberge des Quatre-Chemins. L'aubergiste, interroge, prit un air tres etonne et repondit hardiment qu'il n'avait vu passer aucun cavalier. Le chevalier sentit une sorte d'accablement s'emparer de lui. Il ne dit rien, pourtant, et, s'etant occupe de faire donner des soins a son cheval, s'assit pres du feu et commanda qu'on lui servit a manger. La nuit venait, le temps etait triste. Pardaillan resolut de passer la nuit dans cette auberge... Tout en mangeant, il examinait du coin de l'oeil l'aubergiste, et se disait: "Quelle figure de truand est-ce la?..." En effet, l'homme avait fort mauvaise mine. De plus, il y avait deux garcons dans l'auberge, luxe insolite pour ce malheureux bouchon perdu en pleine campagne. Et ces deux hommes avaient, eux aussi, de ces physionomies louches, qui inspirent tout de suite au voyageur la pensee d'aller coucher ailleurs... Lorsqu'il eut fini de manger, Pardaillan s'accouda a la table, les bottes au feu. L'aubergiste placa sur la table une chandelle fumeuse, et se retira. Pardaillan vit qu'il etait seul. Il etait las. Sa pensee si vivante d'ordinaire, et si methodique, devenait lourde. Peu a peu, il s'assoupissait. Et, comme il faisait un effort pour garder les yeux ouverts, son regard, tout a coup, tomba sur un fragment de miroir accroche devant lui. Ce miroir reflechissait la salle vaguement eclairee par le feu mourant et par la chandelle. Comme il allait refermer les yeux, il vit dans le miroir s'entrouvrir doucement la porte du fond de la salle. La porte s'etait ouverte sans bruit. Il sembla a Pardaillan qu'il apercevait alors la figure louche de l'aubergiste, dont les yeux de braise etaient fixes sur lui. Pardaillan s'immobilisa, le coude sur la table, la tete sur la main. Pendant une longue minute, il eut la sensation de ces yeux fixes sur lui par derriere. Tout a coup, il vit que l'aubergiste se mettait en mouvement. Il devait etre pieds nus, car le chevalier n'entendit pas le moindre bruit. Et voici que, derriere le maitre de l'auberge, apparurent les deux garcons, autres ombres silencieuses, sournoises. Et Pardaillan entendit ceci: --Il dort... c'est le moment... Pardaillan vit les trois ombres se glisser vers lui, et, a cet instant, il lui sembla que quelque chose comme un couteau ou un poignard venait de jeter une lueur soudaine, et que le bras de l'aubergiste se levait. "Je crois en effet que c'est le moment!" pensa-t-il. Au meme instant, il se leva brusquement, se retourna et renversa la table d'une violente poussee. Aux dernieres lueurs de l'atre, il vit l'aubergiste, un couteau a la main et ses deux garcons portant des cordes. Les trois hommes etaient demeures petrifies de stupeur. --Eh bien, fit Pardaillan qui eclata de rire, qu'attendez-vous pour me garrotter, vous deux?... Et vous, est-ce bien le moment de me saigner?... En meme temps, il s'elanca et projeta ses deux poings en avant; les deux garcons pousserent un cri de douleur, et deja Pardaillan se retournait vers l'aubergiste, lorsque celui-ci, jetant son couteau, tomba a genoux et s'ecria: --Grace, monseigneur, je vous dirai tout!... --Comment, tu me diras tout... tu n'avais donc pas seulement l'intention de me voler? --Monseigneur, j'avais l'intention de vous tuer! fit piteusement l'aubergiste. --J'entends bien. Mais pour me voler... --Hum! sans doute... Mais aussi pour obeir a un gentilhomme qui m'a paye. --Ah! ha! voila qui devient interessant. Releve-toi, l'ami; et vous deux, maroufles, disparaissez, car vous saignez du nez comme des gorets egorges... Les deux garcons obeirent a cet ordre avec un evident plaisir et se precipiterent au dehors. L'aubergiste se releva en disant: --Vous ne me ferez pas de mal? --Si tu dis la verite. Mais, si je m'apercois que tu mens, je te coupe les oreilles. Maintenant, rallume la chandelle et va chercher du vin... L'aubergiste executa ces deux ordres avec promptitude. --Parle, maintenant, dit Pardaillan, quand il fut installe devant son verre plein. --Eh bien, monseigneur, voici la verite pure: j'ai vu, en effet, ce gentilhomme dont vous m'avez parle en arrivant... --Quand cela?... --Environ cinq heures avant vous. --Il est entre, continua l'aubergiste, s'est assis a cette table meme que vous venez de renverser et, apres m'avoir fait boire avec lui, il m'a fait de Votre Seigneurie une si exacte portraiture que je vous ai reconnu a l'instant meme ou vous avez mis pied a terre devant l'auberge... --Et alors?... --Alors, il m'a affirme que vous me demanderiez par ou il etait passe, et il m'a donne trois ecus pour vous repondre que je ne l'avais pas vu... --Soit! Mais je pense qu'il ne t'a pas charge de m'assassiner? Car c'est, au fond, un digne gentilhomme, incapable d'une mechante action... --Lui! s'ecria l'aubergiste. J'ai devine tout de suite que ce gentilhomme avait contre vous, une haine mortelle. Et, en effet, apres avoir longtemps tourne autour du pot, il a fini par sortir de sa ceinture cinq ecus d'or et m'a charge, sinon de vous tuer, du moins de vous blesser, de facon que vous soyez retenu une bonne quinzaine ici... Pardaillan demeura silencieux quelques minutes. Discuter avec cette brute lui parut oeuvre-inutile. --Monseigneur, reprit timidement l'aubergiste, je pense que vous avez confiance dans ce que je vous ai dit?... Je vous vois reflechir... et... --Et tu crois que je me demande si je ne dois pas achever de t'etrangler? Eh bien, rassure-toi, je te donne vie sauve, a condition que tu me dises par ou il est parti. --Ma foi, s'ecria l'aubergiste, vaille que vaille, je vous dirai la verite. Car j'ai plus de sympathie pour vous que pour ce gentilhomme. --Merci. Pourquoi? --Parce que vous etes l'homme le plus fort que j'ai jamais vu. Eh bien, il m'a charge de vous dire, au cas ou vous me rosseriez au lieu de vous laisser tuer... qu'il file sur Tours par le grand chemin qui passe a ma porte. --Tandis qu'au contraire? --Il a repris le sentier qui rejoint la route de Beaugency... --Y a-t-il, a Beaugency, un pont sur la Loire? --Il y a le bac, monseigneur. --C'est bien. Prepare-moi un lit, si c'est possible. Et, demain matin, tu me reveilleras a l'aube. L'aubergiste s'inclina et sortit. Dix minutes plus tard, il vint annoncer a Pardaillan que son lit etait pret. Le chevalier suivit l'homme et penetra dans une chambre qu'il fut etonne de trouver assez propre. L'aubergiste montra a Pardaillan qu'il y avait un fort verrou a la porte. --Pourquoi faire? dit Pardaillan. Comment peux-tu me reveiller si je ne laisse pas la porte ouverte?... L'aubergiste se retira, ebahi. Pardaillan connaissait les hommes, et il avait eu le temps d'etudier l'aubergiste. Car, bien qu'il eut laisse sa porte ouverte, non seulement cet homme ne fit aucune tentative contre lui, mais encore il monta la garde toute la nuit, de crainte que ses deux acolytes n'essayassent d'entrer. Pardaillan dormit donc tranquillement, sous la garde de l'homme que Maurevert avait paye pour l'assassiner. Vers sept heures du matin, il se remit en route, non sans avoir sonde une derniere fois l'aubergiste: --Mais enfin, lui dit-il en le quittant, pourquoi, pour un peu d'argent, as-tu voulu tuer un homme qui ne t'a jamais fait aucun mal? --Que voulez-vous, monseigneur, fit l'aubergiste, on ne mange pas tous les jours a sa faim; la misere est dure. Pille par les huguenots, pille par les catholiques, j'en suis tombe a essayer de tous les metiers. --Y compris celui d'assassin a gages. Voici un ecu pour toi, outre l'ecot que je t'ai paye. En laissant l'aubergiste, perplexe, se demander a quel diable d'homme il avait eu affaire, Pardaillan prit d'un bon trot le sentier qui lui avait ete indique. Deux heures plus tard, il retomba donc sur le chemin qu'il avait quitte la veille. Il piqua sur Beaugency. Comme il passait pres d'un gros bouquet de bouleaux et d'ormes, une detonation eclata soudain, sur sa droite, et la balle de l'arquebuse brisa une branche pres de lui, Pardaillan sauta a terre et s'elanca sous bois, dans la direction de la fumee, qui, a vingt pas de la, se dissipait lentement. Mais il eut beau battre les environs, il ne trouva personne. Qui avait tire? Etait-ce l'un de ces innombrables malandrins qui infestaient les routes? Maurevert avait-il paye et aposte l'un de ces brigands de grand chemin, en prevision que Pardaillan put echapper a l'aubergiste et retrouver sa piste? C'est ce qu'il etait impossible de savoir. Il se remit donc en selle et se lanca au galop jusqu'a ce qu'il se trouvat en face de Beaugency. Comme on le lui avait dit, il y avait un bac, a cet endroit. Le passeur se trouvait justement sur la rive ou etait Pardaillan lui-meme. Il n'eut donc qu'a embarquer. Et le passeur commenca a haler sur la corde. Pardaillan l'interrogea. Un cavalier avait-il, la veille au soir, franchi la Loire? Le passeur repondit qu'aucun cavalier n'avait franchi le fleuve: mais que, se trouvant la veille au soir sur la rive gauche, il avait ete interpelle par un gentilhomme fait comme celui dont il lui parlait; et que ce gentilhomme lui avait demande si la route se prolongeait bien jusqu'a Orleans... "Bon, pensa Pardaillan, je rejoindrai par la rive droite Orleans, tandis qu'il aura rejoint par la rive gauche." Mais, comme il songeait ainsi et qu'on se trouvait a ce moment au beau milieu de la Loire, le passeur imprima au bac un mouvement si maladroit que le cheval de Pardaillan fut precipite a l'eau. Pardaillan etait reste a cheval comme le faisaient les cavaliers presses sur ces larges bateaux plats. En sentant que son cheval s'enfoncait, il se debarrassa vivement des etriers et l'accrocha a la criniere du cheval qui, libre de ses mouvements se mit a nager vigoureusement vers la rive droite. Il n'y avait personne en vue, le bac abordant un peu au-dessous de Beaugency. Pourtant, au moment ou Pardaillan, ayant d'abord plonge, revint a la surface et s'accrocha a la criniere, deux coups d'arquebuse partirent de la rive droite, et le cheval, frappe a la tete, disparut sous les flots. Pardaillan plongea. Il eprouvait une colere furieuse, car il lui semblait manifeste que les arquebusiers avaient ete apostes par Maurevert, et que le passeur etait complice. Il resta sous l'eau aussi longtemps qu'il put et, entraine par un courant tres rapide, ne reparut a la surface que cinquante pieds plus bas. Un regard jete sur la rive la lui montra deserte comme precedemment. Dans ce meme coup d'oeil, il vit que le passeur s'etait arrete au milieu du fleuve et examinait cette scene sans manifester aucune intention de lui porter secours. La complicite du passeur etait evidente. --Toi, murmura Pardaillan entre ses dents serrees, toi, tu me paieras ta trahison! Il nageait avec effort, gene qu'il etait par ses habits, mais, suivant une diagonale allongee, il se rapprochait tout de meme de la rive, lorsque deux nouveaux coups de feu eclaterent... L'eau, frappee par les balles, rejaillit autour de Pardaillan. Alors, une rage s'empara de lui. Il comprit qu'il fallait tout risquer et tenter d'aborder au plus tot. Il se mit a nager furieusement, coupant, cette fois, le plus droit qu'il pouvait. Une fois encore, apres un temps pendant lequel les assassins avaient recharge leurs armes, deux detonations eclaterent, sans qu'il fut atteint... Il touchait presque au rivage et, en trois brasses, il prit pied. Il s'elanca, se secoua furieusement et regarda au loin dans la direction des coups de feu. Mais il ne vit personne!... Alors, il se dirigea vers Beaugency. Dans la premiere auberge qu'il rencontra, il entra tout mouille, et, s'etant fait donner une chambre, se deshabilla et fit secher ses vetements devant un grand feu... Lorsque Pardaillan se fut rhabille, il sortit de la petite ville, non sans avoir vide, pour combattre l'effet du bain, une bouteille de ce vin de Beaugency qui jouissait alors d'une excellente reputation. XXXVII LA FORET DE MARCHENOIR Le chevalier gagna rapidement le point d'atterrissage du bac sur la rive droite, a un quart de lieue environ. De loin, il put constater que le passeur se trouvait a ce moment sur la rive gauche, attendant des clients. Au bout d'une heure, deux paysans, conduisant une petite charrette attelee d'un ane, se presenterent pour passer. Charrette, ane et paysans embarquerent et le bateau commenca sa traversee le long de la corde. Lorsqu'il fut sur le point de toucher terre, Pardaillan accourut, et, tranquillement, prit place dans le bac au moment ou les deux paysans s'en eloignaient. Le passeur le reconnut, et, devenant tres pale, se mit a trembler. --Allons, fit Pardaillan du ton le plus paisible, passe-moi sur l'autre bord et tache d'etre plus adroit que tout a l'heure sans quoi je ne te paierai pas; au contraire, je te ferai payer mon cheval. --Ah! monsieur, s'ecria le passeur, entierement rassure, ce ne fut pas de ma faute, allez, et je puis dire que j'ai eu bien peur pour vous, surtout quand j'ai entendu l'arquebusade. Mais j'espere, puisque vous voila sain et sauf, que vous avez rejoint ces deux miserables?... --Tiens! Comment sais-tu qu'ils etaient deux?... --Je les ai apercus, balbutia le passeur, interloque. --Ah! c'est juste. Eh bien, moi, je n'ai pu les voir et les deux scelerats m'ont echappe... Entierement rassure, le passeur se mit a manoeuvrer, et Pardaillan s'assit sur un banc, tres indifferent en apparence. Seulement, lorsque le bac fut a peu pres au milieu du fleuve, c'est-a-dire a l'endroit meme ou cheval et cavalier avaient ete precipites dans l'eau, Pardaillan se leva, marcha resolument sur l'homme, le poussa violemment par-dessus bord. Au meme instant, il le saisit par le collet, et le maintint plonge dans l'eau jusqu'au cou. --Grace! cria le passeur, livide de terreur. Laissez-moi remonter, je ne sais pas nager!... --Scelerat, avoue que tu as voulu me noyer... --Non! gemit le passeur, fou d'epouvante. Pardaillan lui plongea la tete dans l'eau, puis le retira a demi suffoque. --Avoue que tu connais ceux qui m'ont arquebuse! --Non! Non!... je... Un nouveau plongeon interrompit l'infortune. Cependant, etant parvenu a redresser la tete hors de l'eau, il rala: --Grace! Je dirai tout!... --Parle donc! et tu auras vie sauve, foi de Pardaillan. --Pardaillan! C'est bien ce nom que M. de Maurevert m'a dit!... --Tu le connais donc? --Depuis huit ans que je fais partie de la sainte Ligue, dit le passeur en essayant d'esquisser un signe de croix. Eh bien, M. de Maurevert vint hier, et me parla d'un terrible parpaillot qui avait tente d'assassiner notre grand Henri... Il parait que vous avez manque votre coup. La-dessus, M. de Maurevert et d'autres se sont mis en campagne pour vous rattraper et ont donne le mot d'ordre a tous les fideles ligueurs. Vous voyez bien qu'en tout cas ce n'etait pas un peche que de vous noyer... --Au contraire! dit Pardaillan qui aida alors le passeur a remonter dans son bac. Mais, dis-moi, Maurevert s'est-il dirige sur Orleans comme tu le pretendais? --Eh bien, fit le passeur apres une courte hesitation, la verite, c'est que je l'ai passe et qu'il est entre dans Beaugency ou je sais qu'il a passe la nuit au Lion-d'Or. --Ramene-moi au bord! fit Pardaillan d'une voix rauque. --Vers Beaugency?... --Oui!... Quelques minutes plus tard, sans plus s'inquieter du passeur, Pardaillan courait vers la ville et se mettait en quete de l'auberge du Lion-d'Or. Il apprit qu'elle etait situee a l'extremite de la ville dans la direction de Chateaudun. Pardaillan traversa Beaugency au pas de course. Nul, d'ailleurs, ne fit attention a lui; la ville, depuis quelques instants, s'etait emplie de rumeurs; la nouvelle venait de s'y repandre que le duc de Guise avait ete tue. Pardaillan atteignit enfin l'auberge du Lion-d'Or. La, comme dans toute la ville, l'emotion etait a son comble. Pardaillan se dirigea droit sur l'hotesse, vigoureuse commere qui perorait au milieu d'un groupe de bourgeois. --Madame, dit-il, j'arrive de Blois, ou le duc de Guise a ete tue... Aussitot, Pardaillan, entoure et supplie de donner des details, raconta en quelques mots le meurtre de Guise. Il ajouta qu'il etait charge de courir apres l'un des meurtriers, et fit une description si exacte de Maurevert que l'hotesse s'ecria: --Mais cet homme etait la, il n'y a qu'un quart d'heure... Ah! le miserable! Je comprends pourquoi il s'est enfui precipitamment a cheval!... --Comment cela? --Oui: deux hommes, deux de ses complices, sans doute, sont venus lui parler mysterieusement et aussitot il a fait seller son cheval. Pardaillan comprit que ces deux complices n'etaient autres que ceux qui l'avaient arquebuse. --Madame, s'ecria le chevalier, il faut que je rattrape cet homme. Quelle direction a-t-il prise?... --La route de Chateaudun... --Avez-vous un bon cheval contre les cinquante ecus de six livres que voici?... --Et un fameux, qui file comme le vent!... Quelques instants plus tard, Pardaillan s'elancait sur un cheval que, d'un coup d'oeil, il reconnut bon coureur. Bientot, il vit se dessiner a l'horizon les premiers plans d'une masse d'arbres depouilles de leur feuillage et dont les branches nues se tordaient dans le ciel triste, comme des bras eplores. C'etait la foret de Marchenoir, qu'il lui fallait traverser d'un bout a l'autre. Il y avait vingt minutes qu'il etait entre sous bois. La foret de hetres et d'ormes s'animait, autour de lui, d'une vie fantastique. Les bouleaux fuyaient derriere lui, pareils a des fantomes blancs. En avant! Le cheval bondissait, fendait l'air et devorait l'espace. Soudain, Pardaillan frissonna des pieds a la tete et devint pale comme un mort: a une faible distance devant lui, derriere un tournant du bois, il entendit un hennissement... Deux minutes plus tard, il apercut le cavalier qui courait devant lui, et un sourire terrible, feroce, effrayant, tordit ses levres... Ce cavalier, c'etait Maurevert!... Maurevert galopait sans tourner la tete. Il se savait poursuivi. Il savait qu'il allait mourir!... Il galopait, ou plutot se laissait entrainer par son cheval qu'il ne frappait meme plus... Son visage, d'une paleur de cadavre, avait parfois d'effrayantes contractions... et, parfois aussi, il lui semblait que son coeur s'arretait de battre, puis, brusquement, ce coeur se mettait a frapper des coups terribles dans sa poitrine et bondissait, affole, eperdu... Depuis seize ans, Maurevert avait peur... peur de Pardaillan! Non pas peur de la mort, mais peur de la mort que lui donnerait Pardaillan; non pas peur de se battre, mais peur de se battre avec Pardaillan. Tout a coup, son cheval, qu'il ne soutenait plus, buta et tomba. Maurevert ne se fit pas de mal en tombant. Il put se relever. Il n'avait plus aucune idee, aucune pensee. Ses levres blanches tremblaient convulsivement. Il vit Pardaillan, a trente pas de lui, qui mettait pied a terre. Cette vue ranima en lui une etincelle d'energie; il se baissa vivement, tira un pistolet des fontes de sa selle, mit un genou a terre et visa Pardaillan. Le chevalier marcha sur lui, tout droit, d'un bon pas, et, quand il fut a dix pas, il dit: --Tire, mais tu vas me manquer... Maurevert le regarda une seconde. Pardaillan lui apparut dans une sorte de nuage flamboyant ou il ne distinguait que l'eclair des deux yeux et l'effrayante menace du sourire. Il fit feu... Et il vit qu'il avait manque Pardaillan!... Un arbre se trouva derriere lui. Il s'appuya au tronc, et demeura immobile, ses yeux exorbites fixes sur Pardaillan. --Lors de notre rencontre sur les pentes de Montmartre, je t'avais fait grace, dit Pardaillan. Pourquoi as-tu essaye encore de m'assassiner?... Maurevert ne repondit pas. Pardaillan reprit: --Assassin de Loise, toi qui as paye l'aubergiste des Quatre-Chemins pour m'egorger, paye des gens pour m'arquebuser, paye le passeur pour me noyer, reponds, assassin de Loise, que te ferai-je pour toute la souffrance injuste que tu m'as infligee? Je te laisse le soin de determiner ton chatiment Reponds. Maurevert ne vivait plus... il etait en agonie... Pardaillan le considera un instant. --Puisque tu ne reponds pas. c'est moi qui choisirai ton supplice. Et le voici... A ces mots, Pardaillan toucha du bout du doigt la poitrine de Maurevert, a l'endroit ou il voyait battre le coeur. A ce contact, ce coeur eut un sursaut terrible. Maurevert ouvrit la bouche toute grande, et ses yeux se revulserent... Il demeura appuye au tronc d'arbre, sur ses jambes flechissantes, et il semblait n'etre plus maintenu que par le doigt de Pardaillan appuye sur sa poitrine. --Ton supplice, continua le chevalier, le voici: il durera des annees, il durera tant que tu vivras; c'est un supplice de honte; toute ta vie, tu te diras que, t'ayant hai, t'ayant poursuivi, t'ayant atteint, t'ayant tenu en mon pouvoir, je t'ai meprise assez pour te laisser vivre!... Maurevert, tu ne mourras pas!... Assassin de Loise, voici ton chatiment, Pardaillan te fait grace! A ce moment, Maurevert, n'etant plus soutenu, s'inclina sur le cote et s'affaissa mollement... Pardaillan tressaillit, se pencha sur lui avec une sorte d'etonnement mysterieux, et alors, seulement, il vit que Maurevert etait mort!... Mort!... Maurevert ne venait pas de mourir lorsque Pardaillan s'etait recule... Maurevert etait mort depuis quelques instants deja... Maurevert etait mort a l'instant precis ou le doigt de Pardaillan s'etait appuye sur sa poitrine... ce contact avait foudroye son coeur... Un medecin qui eut disseque le corps de Maurevert eut sans doute trouve qu'il avait succombe a la rupture de quelque vaisseau sanguin. Quant a nous, nous dirons simplement que Maurevert etait mort de peur. XXXVIII UN SPECTRE QUI S'EVANOUIT Pardaillan demeura une heure immobile pres de ce cadavre. Une profonde reverie l'emportait vers les lointains horizons de sa jeunesse. C'etait Maurevert qu'il avait sous les yeux et c'etait Loise qu'il voyait. Il la voyait telle qu'il l'avait vue a la minute de sa mort, au moment ou la pauvre petite avait, dans un dernier effort, jete ses bras autour de son cou et avait fixe sur lui ses yeux desesperes et radieux... contenant tout le rayonnement de l'amour le plus pur et tout le desespoir de l'eternelle separation... Et, maintenant, l'assassin de Loise gisait a ses pieds. Maurevert etait mort!... Alors, il sembla a Pardaillan qu'il n'avait plus rien a faire dans la vie. Mortes ses amours, mortes ses haines, il se voyait seul, affreusement seul, n'ayant plus rien pour le soutenir... Un instant, l'image de Fausta passa devant ses yeux, mais, cette image, il la regarda passer avec une morne indifference. Puis, ce fut Violetta, le petit duc d'Angouleme, et quelque chose comme un triste sourire erra sur ses levres... Puis, ce fut le doux visage de Huguette, de la bonne hotesse, et Pardaillan murmura: --La, peut-etre, trouverai-je reellement la pierre ou le voyageur repose sa tete fatiguee... Le pas alourdi d'un bucheron le tira de sa reverie. Il se reveilla, se secoua, et appelant le bucheron, le pria de lui preter sa pioche, et lui offrit un ecu en recompense. Le bucheron, apercevant le cadavre, obeit en tremblant. Pardaillan creusa une fosse dans la terre dure de gelee. Quand elle fut assez profonde, il y placa le cadavre de son ennemi, le recouvrit avec la couverture de selle du cheval de Maurevert; puis il combla la fosse et rendit la pioche au bucheron, qui lui dit: --Ce cheval est fourbu... Puis-je le prendre? --Oui, dit Pardaillan, car son cavalier n'en a plus besoin. Il se dirigea alors vers son propre cheval, que cette halte prolongee avait repose; il passa la bride sous son bras; et, a pied, suivi par la bete, suivit la route; une lieue plus loin, il se remit en selle et, d'un temps de trot, gagna Chateaudun. Il s'arreta dans une bonne auberge et y passa la nuit. Le lendemain matin, etant remonte a cheval, il reprit le chemin de Blois, ou la premiere figure qu'il vit en entrant fut celle de Crillon, le brave Crillon, occupe a refouler une foule de bourgeois qui criaient a tue-tete: --Mort a Valois! Vengeons notre duc!... --Eh! monsieur de Crillon! cria Pardaillan lorsqu'il vit que la besogne etait terminee et que la rue etait libre. Crillon apercut Pardaillan et, poussant vers lui son cheval, lui tendit la main. --J'ai un service a vous demander, fit Pardaillan. --Dix, si vous voulez! --Un suffira, mais je vous en serai dix fois reconnaissant. On a arrete l'autre jour, dans l'hotel de la signora Fausta, deux pauvres filles qui n'y doivent rien comprendre. Je voudrais obtenir leur liberte... --Dans une heure, elles seront libres, dit Crillon. --Merci. Voulez-vous avoir l'obligeance de leur dire qu'on les attend a Orleans, elles savent ou... --Ce sera fait, dit Crillon. Mais vous, mon digne ami, prenez garde a Larchant. --Bah! Il veut donc etre eclope des deux jambes?... --D'ailleurs, reprit Crillon, Sa Majeste vous protegerait au besoin. Venez, je vais vous presenter... --Pourquoi faire?... --Mais, fit Crillon stupefait, parce que le roi veut vous voir et recompenser celui qui... --Oui, mais, moi, je ne veux pas voir le Valois. Il a une triste figure. Monsieur de Crillon, si on vous parle de moi, rendez-moi le service de dire que vous ne m'avez pas vu. --Soit! fit Crillon ebahi. Ils se serrerent la main, et Pardaillan gagna tranquillement l'interieur de la ville, ou regnait un grand silence. Pardaillan se dirigeait vers l'auberge du Chateau ou on se rappelle qu'il avait loge. Il y chercha Jacques Clement, et ne l'y trouva pas. --Bon! pensa-t-il, il sera parti pour Paris... Et il reprit la chambre qu'il avait occupee precedemment, avec l'idee de se remettre en route apres deux jours de halte. Pardaillan se donnait a lui-meme comme pretexte qu'il avait besoin de repos. En realite, il avait surtout besoin de reflechir, de se retrouver, de voir clair en lui-meme et de prendre une decision d'ou il sentait que sa vie a venir allait dependre. En ce jour, Pardaillan apprit que la duchesse de Montpensier avait pu fuir, que le duc de Mayenne s'etait egalement echappe de Blois, ainsi que tous les seigneurs de marque qui avaient afflue dans la ville au moment des etats generaux. Ainsi, Henri III n'avait pas profite de sa victoire. Seul, le cardinal de Guise avait succombe; il avait ete larde de coups de poignard le jour meme ou Pardaillan rentra dans Blois. Le surlendemain de sa rentree a Blois, Pardaillan apprit que le roi etait parti pour Amboise. Pardaillan, lui, apres s'etre promis de partir au bout de quarante heures, resta. D'abord parce qu'il etait indecis, irresolu, et qu'il ecartait de sa pensee ce point d'interrogation formidable qui l'obsedait: --Irai-je ou n'irai-je pas a Florence? Quelques jours s'ecoulerent. La fin de l'annee se passa dans une tranquillite relative. Cependant, on apprit, le 3 janvier, que Mayenne avait reuni une armee et qu'il se dirigeait sur Paris, acclame tout le long du chemin par les populations revoltees. Crillon avait environ dix mille hommes de troupe campes sous Blois. Il se tint pret a tout evenement... mais le roi ne rentrait toujours pas. Cependant, le 5 au matin, Pardaillan, etant descendu dans la grande salle pour se rendre ensuite au chateau ou, tous les jours, il allait voir Crillon, apprit que le roi etait revenu dans la nuit. Du moins, c'etait la rumeur qui courait dans l'auberge. Comme il allait sortir, il vit entrer par la porte du fond de la salle, qui communiquait avec l'escalier du premier etage, un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage, s'avancait vers la porte de sortie. "Je connais cette tournure-la!" fit en lui-meme Pardaillan, qui tressaillit. Et il se placa devant le moine qui traversait la salle. Le moine s'arreta un instant, puis murmura: --Venez... Pardaillan reconnut la voix de Jacques Clement!... --Diable! songea-t-il, je crois que je vais assister a quelque grand evenement. Il y a sous cette robe de bure un poignard qui, en prenant contact avec la poitrine de Valois, pourrait bien changer l'histoire de la monarchie. Il faut que je voie cela! Et il se mit a suivre Jacques Clement, qui etait sorti. Sur la place, a vingt pas du porche du chateau, Jacques Clement s'arreta. --Ainsi, dit Pardaillan en l'abordant, vous etes revenu a Blois? --Je ne suis pas revenu, dit le moine d'une voix sombre; je ne me suis pas eloigne un instant de ma chambre; je savais que vous etiez dans l'auberge; mais j'ai voulu etre seul... Pardaillan, l'heure est venue... Rien ni personne ne pourra m'empecher de tuer Valois ce matin. Voila quinze jours que je guette son retour... Dieu me l'envoie enfin!... Et Dieu a voulu aussi vous faire rester a Blois afin que vous m'aidiez... Pardaillan, il faut que vous me fassiez entrer au chateau. Presentez-moi a Crillon comme un de vos amis, faites ce que vous voudrez, mais il faut que j'entre... --Ainsi, vous avez compte sur moi pour vous aider a tuer le roi? Pardaillan devint grave et reflechit une minute, non sur la decision qu'il allait prendre, mais sur la maniere de communiquer cette decision a Jacques Clement. --Mon cher ami, dit-il enfin, ecoutez-moi bien. Si vous me disiez: "Tout a l'heure, je me bats en duel, veuillez vous aligner avec le temoin de mon adversaire", je vous repondrais: "Tres bien, allons nous couper la gorge avec cet inconnu." Si vous etiez attaque, fut-ce par dix rois, et que vous m'appeliez a l'aide, je tomberais sur les dix rois a bras raccourcis, et, si Valois etait dans le tas, peut-etre aurait-il a se repentir d'avoir porte la main sur vous. Mais vous me demandez de vous conduire par la main jusqu'a celui que vous voulez tuer. Cela me derange de mes habitudes... --Vous refusez? --De vous aider dans un assassinat, oui! Jacques Clement demeura atterre. --Malediction! murmura-t-il sourdement. A ce moment precis, Pardaillan vit Crillon sortir du porche et avancer vivement vers lui. --Vous connaissez ce reverend pere? dit le capitaine en rejoignant le chevalier. --Je le connais, dit Pardaillan. --Cela suffit, reprit Crillon. Mon pere, ajouta-t-il en se tournant vers Jacques Clement, le chapelain n'est pas au chateau. La reine mere, malade, demande un confesseur a l'instant meme. Suivez-moi, je vous prie... Jacques Clement saisit le bras de Pardaillan stupefait, et, d'une voix qui le fit frissonner: --C'est Dieu qui m'envoie!... Et le moine, a grands pas, suivit Crillon. Jacques Clement entra dans le chateau a la suite de Crillon, qui, rapidement, se dirigeait vers l'appartement de Catherine de Medicis, situe au rez-de-chaussee. Chose etrange: personne ne semblait se preoccuper de cette maladie de la vieille reine, qui, pourtant, devait etre bien grave, puisque Catherine voulait un confesseur. Ce fut une chose effrayante que cette indifference de tous devant l'agonie de Catherine de Medicis. Seul, Ruggieri lui demeura fidele jusqu'au bout. Cette femme, qui avait fait trembler la France, qui avait tenu dans sa main la destinee du royaume, s'eteignait sans que nul songeat a elle... Jacques Clement, en approchant de l'appartement de la reine, remarqua parfaitement cette solitude, cette indifference, tandis que le reste du chateau retentissait du bruit des armes, des conversations et meme d'eclats de rire. Crillon avait introduit le moine dans une piece obscure ou pesait une infinie tristesse. Bien qu'il fit jour au dehors, les rideaux etaient fermes et un flambeau de cire se consumait sur la cheminee. Au bout de quelques instants, le moine vit un lit... et, dans ce lit, une femme vieille, ridee, livide, qui le regardait de ses grands yeux etrangement lumineux. Autour du lit, il y avait comme une magnifique irradiation de terreur, et les tenebres amoncelees dans les angles vibraient de l'epouvante. Mais Jacques Clement etait alors inaccessible a la peur... Il songeait seulement ceci: La mere de Henri III meurt; et celui qui la voit mourir, c'est le fils d'Alice de Lux... Cependant, un mouvement de la vieille reine l'arracha brusquement a sa reverie. D'un geste lent de sa main affaiblie, Catherine lui faisait signe d'approcher. Elle murmura: --Plus pres, mon pere, plus pres... Il vint a pas lents et s'arreta tout contre elle, au chevet du lit. Catherine de Medicis le regarda, et, dans son souffle haletant, reprit: --Vous n'etes pas le chapelain du chateau... --Non, madame, le chapelain est absent; je passais par hasard, et c'est moi qu'on a appele... --Mon fils? demanda la mourante. Ou est mon fils?... --Le roi est a Amboise, madame... Elle demeura une minute silencieuse, les yeux fermes. De ces paupieres soudees descendaient des larmes qui suivaient le sillon des rides... Et elle dit: --Je ne le verrai donc plus?... Je meurs, et mon fils n'est pas la... Puis elle se mit a parler d'une voix rapide et indistincte. Le moine, penche sur elle, ne put saisir au passage que quelques mots, des noms plutot... --Diane de France... Montgomery... ce n'est pas vrai... puis, vous, Coligny... je ne veux pas... ecoute, Maurevert... Jacques Clement ecoutait ardemment. Tout a coup, Catherine s'arreta. Elle ouvrit des yeux etonnes et, s'arrangeant sur ses oreillers, dans un retour d'energie vitale: --Qu'ai-je dit? demanda-t-elle rudement. --Rien, madame, fit le moine. J'attends qu'il plaise a Votre Majeste de me confier les secrets de son ame. La vieille reine se souleva, avec un long frisson. Elle fixa sur le confesseur un regard ardent: --Mon pere, dit-elle, si je me repens de mes fautes, Dieu me les pardonnera-t-il?... --Si vous les avouez, oui! --Ecoutez donc, puisqu'il le faut. Le moine se recueillit, s'immobilisa, a demi penche pour recueillir les supremes aveux de la reine. --Voila, dit l'agonisante dans un rale, a peine perceptible, j'ai tue ou fait tuer quelques douzaines de pauvres diables, qui s'obstinaient a ne pas ecouter mes avis... la hache, la corde, les oubliettes, le poison, j'ai du employer tous ces moyens. J'avoue que J'eusse pu eviter ces meurtres, mais au detriment du bon gouvernement de l'Etat... --Passez, madame, dit le moine, ceci est peu de chose... Catherine tressaillit de joie. Elle reprit avec plus d'hesitation: --Montgomery tua mon epoux Henri deuxieme... j'avoue que ce coup de lance malheureux n'etait pas tout a fait du au hasard... --Le roi votre epoux vous a fait subir mille avanies; quelque enorme que soit le crime, il se concoit et je crois que vous pouvez passer a d'autres evenements... Catherine respira, soulagee. --Jeanne d'Albret, continua-t-elle, est morte d'une fievre qui la prit soudain au Louvre; j'avoue que, si je ne lui avais pas envoye certaine boite de gants, la fievre n'eut peut-etre pas ete mortelle... --Passez, madame! gronda le moine. --Mon fils, haleta la mourante, mon fils Charles IX eut peut-etre longtemps vecu si je n'avais eu un ardent desir de voir Henri sur le trone... Un sanglot expira sur les levres de la reine en meme temps qu'elle prononcait le nom d'Henri... --Coligny, continua-t-elle d'une voix plus faible, plus lointaine; oh! que de gens l'entourent; ils sont des centaines... mon pere... ils sont des milliers... c'est moi qui les fis mourir... mais c'etait pour sauver l'Eglise! --Ensuite? demanda le moine. --C'est tout! rala Catherine, dont la tete se perdait. C'est tout!... --Ensuite! gronda le moine en se redressant. --C'est tout! Je le jure, pantelait la vieille reine, en essayant de se soulever, mon pere, par grace! par pitie!... L'absolution, ou je meurs maudite!... --Meurs donc maudite! rugit le moine. Meurs maudite, sous mes yeux! Meurs sans absolution! Meurs pour subir les affres eternelles de l'eternel chatiment!... --Misericorde! murmura la reine dans le hoquet de l'agonie. Que dit ce moine!... Damnee! Maudite! --Damnee et maudite a jamais! Car, de tous les crimes plus nombreux que les grains de sable dont parle l'Evangile, de tous tes forfaits qui font de ton ame une cour des Miracles de la sceleratesse, ecoute, reine! tu as oublie le plus hideux, le plus atroce!... --Oh! hurla la reine, demente de terreur et d'angoisse, qui es-tu?... Au nom de quel spectre viens-tu?... Que m'annonces-tu?... --Ce que je t'annonce! tonna le moine, plus livide que la mourante. Je t'annonce ceci: que ton fils, ton bien-aime Henri, va mourir!... Mourir de ma main! Mourir maudit comme toi!... Un cri dechirant, lugubre, insense, jaillit des levres de l'agonisante. Elle tenta un supreme effort pour se jeter sur le moine, et retomba, avec un hoquet funebre. --Au nom de qui je viens! continua le moine, parvenu au paroxysme de l'exaltation. Au nom de l'une de tes victimes! La plus belle! la plus innocente! Celle dont tu as broye le coeur, celle que tu as assassinee par la plus effroyable torture... Alice de Lux!... Qui je suis! acheva Clement en rabattant son capuchon. Regarde! Je suis celui qui, seul, pouvait te refuser l'absolution, te declarer maudite et damnee au nom du Dieu vivant, et te conduire par la main jusqu'aux portes de l'enfer. Catherine de Medicis, je suis le justicier! Je suis le vengeur de ma mere! Je suis Jacques Clement, fils d'Alice de Lux!... Un cri plus effrayant jaillit de la gorge de la vieille reine... Dans le sursaut de l'agonie, elle se leva presque droite, retomba sur le lit, le visage convulse par le delire des angoisses sans nom; elle balbutia: --Seigneur... tu es grand... tu es juste!... Seigneur, j'ai merite cette expiation! Seigneur, je meurs... je meurs maudite... Une faible secousse agita la reine. Puis elle se tint a jamais immobile. Catherine de Medicis etait morte... Henri III revint a Blois le lendemain. Lorsqu'on lui apprit la mort de sa mere, il repondit: --Ah! Eh bien, qu'on l'enterre. Un chroniqueur du temps rapporte qu'il ne prit aucun soin des funerailles, et que, pendant la nuit, elle fut jetee comme une charogne (sic) dans un bateau. On creusa une fosse dans un coin obscur, et on y enterra la reine mere. Ce ne fut qu'en 1609 que son corps fut retire de la, transporte a Saint-Denis et place dans le magnifique tombeau que Catherine s'etait fait construire dans la basilique. Jacques Clement, lorsqu'il eut vu que la vieille reine etait morte, sortit de la chambre funebre. A ce moment, un homme y entra, s'agenouilla pres du lit, et se prit a sangloter. C'etait Ruggieri... le seul qui eut aime Catherine de Medicis. Le soir meme de ce jour, l'astrologue quitta Blois, et personne n'en eut plus jamais de nouvelles. Jacques Clement sortit du chateau sans etre inquiete. Sur la place, il retrouva Pardaillan, qui ne lui posa aucune question et se contenta de lui dire: --Le roi n'est pas a Blois... --Je sais: il est encore a Amboise, dit Jacques Clement. --Oui! mais ce que vous ne savez pas et ce que vient de m'apprendre Crillon, c'est que l'armee royale va se mettre en marche sur Paris et tacher de rencontrer l'armee de Mayenne. --J'irai donc a Paris, fit simplement le moine. Pardaillan etait rentre tout songeur dans l'auberge du Chateau. Quelques minutes plus tard, il ressortait, trainant son cheval par la bride. Crillon, installe sous le porche en cas d'alerte bourgeoise, l'apercut et vint a lui. --Vous partez?... --Je pars! dit Pardaillan. Je m'ennuie, la grande route me distraira. --Restez! Le roi vous donnera un regiment a commander. --Bah! j'ai deja bien du mal a me commander moi-meme... --Adieu, donc! Ou allez-vous?... --Tiens! Au fait! fit Pardaillan. Ou vais-je?... Il ota son chapeau et l'eleva en l'air au bout de son bras. --Connaissez-vous la rose des vents? dit-il. Faites-moi l'amitie de me dire de quel cote le vent pousse la plume de mon chapeau. --Ah! ah! dit le brave Crillon, les yeux ecarquilles de surprise. --Eh bien?... --Eh bien, donc, voici... Voyons, de ce cote, Paris... par la, Orleans... par la, Tours... et de ce cote-ci... monsieur de Pardaillan, la plume de votre chapeau va vers l'Italie. --L'Italie? fit Pardaillan avec un rire etrange. Eh bien, pourquoi pas? Va pour l'Italie! Et Pardaillan, ayant remis son chapeau sur sa tete, serra les mains du brave capitaine, sauta legerement en selle et s'eloigna en sifflant une fanfare du temps du roi Charles IX. XXXIX LES FRAIS DE ROUTE DE PARDAILLAN Pardaillan avait quitte Blois au moment ou Henri III s'en approchait, revenant d'Amboise. Le chevalier partait avec une sorte de joie d'allegement, sans remords. Il venait de regler deux vieux comptes de haine qui, pendant seize ans, avaient pese sur sa vie: le duc de Guise tue en combat loyal, et Maurevert mort dans la foret de Marchenoir. Il se retrouvait. Il renaissait. Il respirait a pleins poumons la joyeuse ivresse de s'en aller libre, independant de tout et de tous, au seul gre de sa fantaisie. Excitant donc parfois son cheval d'un appel de langue, il suivait la route qui, de Blois, allait a Beaugency, Meung et Orleans, par la rive droite de la Loire. Arrive a Orleans, Pardaillan se dirigea tout droit sur l'hotel d'Angouleme, et ce fut avec un battement de coeur qu'il approcha de la maison amie, ou il allait revoir ce petit duc auquel il s'etait si bien attache, cette Violetta qu'il avait arrache a la mort, et cette poetique Marie Touchet, a laquelle il rattachait le charme de ses souvenirs de jeunesse. C'etait une maison de briques rouges a encadrement de pierre blanche, avec des balcons de fer forge, aux courbes gracieuses. Pardaillan mit pied a terre dans la cour; sur un signe que fit un suisse majestueux deux laquais s'elancerent pour s'emparer de son cheval et le conduire aux ecuries. Alors, seulement, le suisse de cet hospitalier logis s'enquit du nom du visiteur. Le chevalier, sans repondre, regardait autour de lui, lorsque d'une porte surgit un etre immense, porteur d'une superbe livree toute galonnee, bouffi de graisse, avec des bras gros comme des cuisses, et des cuisses grosses comme des futs de colonne. Cet etre, en apercevant Pardaillan, ota son chapeau, s'approcha en donnant tous les signes d'une respectueuse jubilation, et, d'une voix de basse-taille, s'ecria: --Dieu me pardonne!... Mais c'est M. le chevalier lui-meme!... Pardaillan considera le phenomene sans le reconnaitre. --Est-il possible que M. le chevalier ne me reconnaisse pas! continua le phenomene. Surtout, nous avons fait la guerre ensemble. En avons-nous donne de ces coups d'estoc et de taille! A la chapelle Saint-Roch, a l'abbaye de Montmartre, a l'auberge de la Deviniere, en avons-nous taille en pieces et mis en deroute! --J'y suis! fit Pardaillan. Je vous reconnais a la voix, monsieur de Croasse. C'est que vous etiez maigre, il y a quelques mois, tandis que maintenant... --Oui, fit Croasse avec desinvolture, la maison est bonne. Dieu merci. Plus de sabres a avaler, ni de cailloux, ni d'etoupes enflammees, mais de bons gigots de cerf, de bonnes tranches de sanglier, de bons... Pardaillan ecoutait avec une inalterable complaisance. Et il eut ecoute longtemps sans doute si un deuxieme geant, mais un geant maigre, cette fois, ne fut brusquement apparu: c'etait Picouic. --Monsieur le chevalier, dit-il en s'inclinant, daignez pardonner le bavardage de cet imbecile que la vie de cocagne a rendu positivement idiot, et qui laisse dans la cour le meilleur ami de Monseigneur. Picouic, se precipitant, montra le chemin a Pardaillan, et laissa Croasse en butte aux sarcasmes du suisse. Pardaillan, donc, suivant son conducteur, traversa un vaste salon d'honneur, sur le grand panneau duquel se detachait un portrait en pied du roi Charles IX, monta un bel escalier de chene cire, et entra dans une petite piece ou il y avait comme un parfum d'intimite charmante. Un jeune homme qui ecrivait a une petite table, le dos tourne a la porte, se leva precipitamment, se tourna, tout pale, vers le chevalier, demeura un instant immobile, puis courut se jeter dans les bras de Pardaillan, qui, doucement emu par cette joie visible, par ce bonheur et cette amitie, rendit etreinte pour etreinte... --Vous, enfin! s'ecria alors Charles d'Angouleme. Cher ami... mon bon, mon grand frere, vous venez donc enfin contempler le bonheur qui est votre oeuvre!... --C'est-a-dire, fit le chevalier en souriant, je passais par Orleans, venant d'un desert et allant a un autre desert... j'ai voulu m'arreter dans une oasis... Deja, le jeune duc s'etait elance en appelant, et, quelques instants plus tard, Violetta entrait, toute rose d'emotion, s'approchait de Pardaillan, et lui tendait son front en murmurant: --Il ne manque donc plus rien au bonheur de mon noble epoux et au mien, puisque vous voici!... Pardaillan, plus emu et plus etonne au fond qu'il n'eut voulu l'etre de cette explosion de gratitude et de fraternelle amitie, embrassa sur les deux joues la gracieuse jeune femme. Au meme instant, apparut Marie Touchet, la mere de Charles, et, comme Pardaillan s'inclinait profondement, elle fit trois pas rapides, le saisit dans ses bras, et, les larmes aux yeux, l'etreignit sur son coeur en disant: --Je suis heureuse, mon cher fils, heureuse de pouvoir vous dire tout haut ce que je dis tout bas a Dieu dans mes prieres de chaque soir: "Que le Seigneur protege le dernier representant de la vieille chevalerie!..." Et, se tournant vers un autre portrait de Charles IX, plus petit que celui du salon: --Helas! ajouta-t-elle avec un soupir, il n'est pas la pour remercier le sauveur de son enfant. Mais je vous aimerai pour deux, chevalier! --Madame, dit le chevalier, en cherchant a dissimuler la joie puissante que lui procurait cette adorable minute. Madame, je me trouve royalement recompense, puisque je vois un rayon de bonheur dans vos yeux, et un sourire sur vos levres... Apres les premiers moments d'effusion, ces quatre personnages s'assirent, et Pardaillan, accable de questions, dut raconter ce qui lui etait arrive depuis la scene de l'abbaye de Montmartre. Il le fit avec cette simplicite qui donnait un si grand prix a ses recits, raconta la mort de Guise, celle de Maurevert, et enfin celle de Catherine de Medicis, mais ne dit pas un mot de Fausta. Il y eut le soir diner de gala auquel furent invites les notables seigneurs d'Orleans. A table, Pardaillan, malgre sa resistance, fut place dans le fauteuil du maitre. Ce fut pour Pardaillan une inoubliable soiree. Mais, le lendemain, lorsque Charles d'Angouleme penetra dans la chambre du chevalier pour lui annoncer qu'il avait prepare a son intention une partie de chasse, Pardaillan repondit qu'il allait partir. --Partir! fit le jeune duc en palissant, mais pour quelques heures sans doute?... Car vous nous restez? Vous vous etablissez ici... Nous ne nous separons plus... --Un jour, peut-etre, viendrai-je vous demander une plus longue hospitalite, repondit Pardaillan; pour le moment, il faut que je vous dise adieu... Ni les supplications de Marie Touchet, ni les larmes de Violetta, ne purent retenir le chevalier. Pardaillan, violemment emu, serra leurs mains, en disant: --Eh bien, oui, mes amis, mes chers amis, je vous promets que, si jamais je me trouve malheureux, c'est ici que je viendrai reposer ma tete, et chercher la consolation de mes vieux jours... Il les serra dans ses bras, et partit. "Maintenant, murmura-t-il quand il fut loin, je puis me vanter d'avoir vu de pres ce que c'est que le bonheur." A midi, il s'arreta dans une auberge pour diner et faire reposer son cheval. Ayant alors fouille sa ceinture de cuir, il constata qu'il ne lui restait plus que sept ecus de six livres pour faire le voyage qu'il entreprenait. "Diable! murmura-t-il avec une grimace. Et il faut qu'avec cela j'aille jusqu'a Florence... et que j'en revienne!..." Et, comme il eut besoin de fouiller dans ses fontes, il y trouva une boite assez volumineuse qui contenait une miniature, une lettre, et cinq rouleaux de monnaie. Pardaillan ouvrit les rouleaux, et constata qu'ils etaient de deux cents ecus d'or chacun. Il regarda la miniature: c'etait un portrait de Marie Touchet, du temps ou elle habitait dans la rue des Barres. Ce portrait se trouvait place dans un cadre de vieil or ou s'enchassaient douze diamants: c'etait un present de Charles IX. Alors, Pardaillan ouvrit la lettre, et voici ce qu'il lut: --Vous partez pour un long voyage. Mon cher fils, mon coeur a pense que j'avais le droit de veiller a vos frais de route, comme j'ai, en d'autres circonstances, veille aux frais de route de mon autre fils, votre frere Charles. Quant au portrait, il m'a ete donne en cette annee 1572, que vous avez peut-etre oubliee, mais dont je garde l'imperissable memoire. C'est le plus cher de tous les souvenirs qui me rattachent a celui que j'ai aime. Je vous le donne, car il vous etait destine comme etant, selon mon coeur, l'aine de mes enfants. Adieu, mon cher fils. Ce me sera grande joie et consolation de vous revoir avant de mourir... Songez-y! et que Dieu vous garde comme vous nous avez gardes... Pardaillan demeura une heure, cette lettre a la main, dans le coin d'ecurie ou cela se passait, absorbe dans une profonde reverie. Le garcon d'auberge qui vint le chercher pour lui dire que son diner etait a point le vit immobile, la tete penchee sur la poitrine, et des larmes aux yeux. XL LE PALAIS RIANT Pardaillan arriva a Florence a la fin d'avril, ce qui prouve qu'il prit le chemin des ecoliers--le plus long, mais aussi le plus amusant. Voyager, c'etait pour lui une joie: se rendre d'un point a un autre n'etait que le cote subalterne du voyage... Le lendemain de son arrivee, il se rendit au palais que lui avait indique Fausta. Il trouva a la porte d'entree une sorte de suisse qui lui demanda s'il etait bien l'illustre seigneur de Pardaillan. Le chevalier repondit qu'il avait en effet l'honneur d'etre le sire de Pardaillan, bien qu'il ignorat qu'il fut illustre. Ce a quoi le brave gardien du palais ne repliqua rien; mais, allant. a un meuble qu'il ouvrit, il sortit d'un tiroir une missive cachetee, que le chevalier ouvrit seance tenante. Elle ne contenait que ces quatre mots: "Rome. Palais Riant.--Fausta." Fausta l'attendait donc a Rome! "Que diable suis-je donc venu faire en Italie? grommelait-il le lendemain en chevauchant le long d'une jolie route embaumee par les premieres fleurs et inondee par les rayons du soleil de mai. Eh!... qui m'empeche de tourner bride et de reprendre le chemin d'Orleans ou je serais si bien l'hiver, les pieds au feu, l'automne a chasser le cerf, et l'ete a ecrire mes memoires a l'ombre des grands tilleuls?" Pardaillan se mit a rire a l'idee d'ecrire ses memoires. Il devait pourtant les ecrire, pour le plus grand plaisir des lecteurs qui auraient la pensee de les feuilleter, et pour la plus grande joie de l'auteur de ce recit, qui devait y trouver de precieuses pages. Pardaillan fit son entree dans Rome par une magnifique soiree du 14 mai de l'an 1589. Il prit gite a l'auberge du Franc-Parisien, mots qui, ecrits en francais sur l'enseigne, lui parurent de bon augure. L'hote, en effet, etait Francais et demi, c'est-a-dire Parisien de la rue Montmartre; il etait etabli depuis quinze ans a Rome, ou il faisait tout doucement fortune en faisant manger aux Romains de la cuisine parisienne, et aux Francais qui tombaient chez lui de la cuisine romaine, ce qui, pretendait-il, devait infailliblement amener, tot ou tard, une alliance entre les peuples de Paris a Rome. Le chevalier dormit tout d'une traite jusqu'a huit heures du matin, s'habilla soigneusement, et, apres diner, s'enquit de la situation du Palais Riant, ou Fausta lui avait donne rendez-vous. L'hote lui indiqua le chemin a suivre et ajouta: --Un monument qui a du etre bien beau dans le temps, mais qui tombe en ruine; depuis Lucrece Borgia, il est inhabite. Mais, deja, Pardaillan etait en route, et, suivant une rue parallele au cours du Tibre, il ne tarda pas a se trouver devant le Palais Riant, magnifique edifice, rutilant et sombre comme un caprice de Lucrece Borgia, orne de statues et de bas-reliefs qui en faisaient la splendeur, et couvert de poussiere, les fenetres fermees, le grand atrium exterieur ravage, la porte muree. "Il me semble, murmura Pardaillan, que c'est ici la repetition du Palais de la Cite... Pourvu qu'il n'y ait pas de salle des supplices, ni de nasse de fer!..." Comme il etait la, assez embarrasse, puisque la porte etait muree, un homme passa pres de lui, le toucha legerement du coude et murmura: --Suivez-moi... "Il parait que j'etais attendu", murmura Pardaillan qui se mit a suivre sans faire d'observation, mais qui, en meme temps, s'assura rapidement que sa dague etait a sa place, a sa ceinture. L'homme enfila une sorte d'etroit passage qui limitait le Palais. Riant sur son cote droit et aboutissait au Tibre. Vers le milieu du passage, il disparut par une porte basse, et Pardaillan entra derriere lui. L'un marchant devant et l'autre suivant, toujours silencieux, ils longerent un long couloir et deboucherent enfin dans un immense vestibule qui, evidemment, occupait tout le rez-de-chaussee de la facade. Ce n'etait qu'un desert de marbre, peuple par des statues impassibles qui, toutes, avaient subi quelque convulsion populaire, car, a l'une il-manquait un bras, a l'autre la tete. Des lampadaires tordus, des corniches ruinees, des colonnes jetees bas, les murs noircis par des traces de flammes semblaient indiquer que quelque drame avait du derouler la ses sombres peripeties. Pardaillan, a la suite de son conducteur, penetra dans une partie du palais ou se retrouvaient toute la magnificence et tout le faste grandiose dont la princesse Fausta aimait a s'entourer. Il s'arreta et s'apercut soudain que son conducteur avait disparu. Il attendit donc, les yeux fixes sur un tableau de Raphael Urbain qui representait une jeune femme d'une eclatante beaute, a l'oeil noir, au sourire imperieux, aux formes a la fois delicates et empreintes de majeste: c'etait un portrait de Lucrece Borgia... l'aieule de Fausta. Comme il revait devant l'image de cette fille de pape, il entendit derriere lui un leger bruit se retourna, et, dans l'encadrement de velours d'une portiere, il vit une jeune femme qui le contemplait; et c'etait la meme beaute fatale, les memes yeux de mystere que la femme du tableau,.. --Vous regardez mon aieule? dit Fausta en s'avancant alors, sans autre bienvenue qu'une legere inclination de la tete. Par d'autres voies que les miennes, par des moyens plus surs, elle a pu, pendant quelques annees, realiser mon reve. Quelle vie enivrante c'eut ete la, si j'avais pu, moi aussi, monter au faite de la puissance, et si, sous la protection d'une epee invincible, d'un homme fort et brave entre les hommes, j'habitais ce palais en souveraine redoutee, non en proscrite qui se cache!... Fausta avait pris place dans un fauteuil et, d'un signe, avait invite Pardaillan a s'asseoir egalement. --Madame, dit le chevalier, il me semblait que les terribles experiences que vous venez de faire au-dela des Alpes avaient du pour toujours arracher de votre pensee ce levain d'ambition qui vous ronge et vous tuera. A quoi bon se tant demener pour dominer, c'est-a-dire pour faire le malheur des autres? Je m'arrete, madame: j'aurais l'air de precher. De tout ce que vous venez de dire, je ne veux donc retenir qu'une chose: c'est que vous etes ici, vous cachant, et proscrite... Je croyais que vous aviez fait votre paix avec Sixte? Fausta secoua la tete avec une amertume desesperee. --Entre Sixte et moi, dit-elle, c'est un duel a mort. J'ai cru un moment que tout etait fini. Mais, en mettant le pied sur la terre d'Italie, j'ai compris que< j'etais toujours la petite-fille de Lucrece, et que je ne pouvais rien oublier. Vaincue, soit, je l'ai ete! Vaincue surtout parce que vous vous etes trouve sur mon chemin... Mais si vous n'etiez plus contre moi! Si vous etiez avec moi! Oh! je recommencerais la lutte... et, cette fois, je serais victorieuse... Fausta s'arreta un instant, comme pour attendre un mot, un signe d'approbation. Mais Pardaillan demeura glacial. --Quant a Sixte, reprit Fausta, meme si j'avais pour toujours renonce a la lutte, il n'aurait pas, lui, renonce a sa vengeance. Vous etes-vous demande pourquoi je ne vous ai pas attendu a Florence? --Je ne me suis rien demande, madame, vous m'attendiez a Rome, je suis venu a Rome... j'eusse ete au bout du monde. Si Fausta avait bien connu Pardaillan, cette banale hyperbole lui eut justement demontre la froideur du chevalier. Mais, tressaillant de joie, elle continua d'une voix ardente: --Si ce que vous dites est vrai, je puis esperer encore. Nous pouvons, ensemble, accomplir de grandes choses. Mais, sachez d'abord que, si j'ai quitte Florence ou je vous attendais, c'est que j'y etais traquee par les sbires de Sixte. A Florence, mon palais a ete cerne, j'etais sur le point d'etre prise... j'ai fui. --Et c'est a Rome que vous avez cherche un refuge!... --Oui, dit simplement Fausta. Je serai cherchee partout, excepte dans l'ombre du chateau de Saint-Ange. Sixte jette au loin son regard pour deviner ma retraite, il oubliera de regarder a ses pieds. --Bien joue, fit Pardaillan, qui ne put s'empecher de rire. Et, pourtant, il eprouvait un inexprimable malaise. Cette femme si belle en verite, cette vierge trop vierge et si peu femme, qui, vaincue, meditait quelque terrible revanche, celle enfin pour qui, sur le pont de Blois, il avait senti, ne fut-ce qu'un instant, battre son coeur... Fausta ne lui inspirait maintenant qu'une sorte de repulsion. --Chevalier, reprit Fausta avec douceur, lorsque j'ai su que vous aviez tue le duc de Guise, lorsque j'ai compris que vous etiez une de ces forces de la nature contre lesquelles on ne peut rien, j'ai cru que ma destinee etait finie. Sur le pont de Blois, j'ai voulu mourir, et vous m'avez arrachee a la mort. Dans cette heure-la, chevalier, il s'est passe entre nous un evenement grave... et, sur cet evenement, j'ai rebati mon avenir. Ne protestez pas, taisez-vous... Quand j'aurai parle, vous direz oui ou non... Fausta se recueillit une minute, puis, fixant son regard de flamme sur le chevalier: --Voici, dit-elle. J'ai un peu partout, en Italie, des amis puissants. Epars, dissemines, decourages par le triomphe de Sixte, ils deviendront une formidable armee prete a tout entreprendre si je remporte ici une seule victoire. A Rome, deux mille hommes d'armes sont prets a former le premier noyau de cette armee, et j'ai des intelligences dans le chateau Saint-Ange meme. Que Sixte vienne a mourir... ou simplement que je m'empare de lui, que je le tienne ici prisonnier, et je suis maitresse absolue de la situation. Chevalier, j'ai compte sur vous pour prendre Sixte dans son Vatican, le faire prisonnier de guerre, et me l'amener ici. Ni l'argent ni les hommes ne vous manqueront pour mener a bien cette tentative. Vous parait-elle possible? --Tout est possible, madame. --Bien, dit Fausta, dont l'oeil s'illumina d'un eclair. Une fois Sixte pris, avec mes deux mille reitres, vous tenez Rome, et, moi, je prends possession du Vatican. Les amis dont je vous parlais se rallient alors, et m'amenent chacun leur contingent: au bout d'un mois, nous avons dans la campagne romaine une armee que j'evalue a trente mille fantassins, quinze mille cavaliers et quarante canons. Avec cette armee, chevalier, je puis rentrer en France et y prendre une decisive revanche... mais, a cette armee, il faut un chef. Ce chef, je l'ai trouve: c'est vous... Que dites-vous de cela? --Je dis, madame, que tout est possible, repeta Pardaillan, mais, cette fois, avec une si visible froideur que Fausta se sentit mordue au coeur par un doute effroyable. Elle demeura quelques instants plongee dans une sombre reverie. Puis, lentement, elle reprit: --Tout cet echafaudage est bati sur un sentiment... "Nous y voici, attention!" songea Pardaillan. Fausta se leva. Elle tremblait legerement. Elle etait pale. Enfin, prenant une soudaine decision: --Chevalier, dit-elle, tout depend de la reponse que vous devez me faire. Cette reponse, je ne la veux pas tout de suite. Revenez dans trois jours et je parlerai. Si vous dites oui, mon triomphe et le votre sont assures. Si vous dites non, vous reprendrez le chemin de la France, et nous serons a jamais separes... oh! taisez-vous, maintenant... trois jours... encore trois jours de reve... Elle allait se laisser entrainer. Elle se domina et, plus froidement, ajouta: --J'ai besoin de ces trois jours pour prendre mes dernieres dispositions. Vous en avez besoin, vous, pour reflechir avant de vous engager... dans trois jours, au moment de la nuit, chevalier... adieu! A ces mots, elle disparut derriere une tenture, et Pardaillan vit entrer Myrthis, qui lui fit signe de la suivre. Il obeit, etourdi de ce qu'il venait d'entendre. Quelques minutes plus tard, il etait dans la rue et regagnait l'auberge du Franc-Parisien. "Que diable suis-je venu faire ici? murmura-t-il quand il fut seul et enferme dans sa chambre. La tigresse est restee tigresse. J'aurais du m'en douter... Trois jours! Je ferais bien de les mettre a profit pour prendre du champ... Bah! j'aurais l'air de fuir!..." Cependant, Fausta s'etait jetee sur un lit de repos, et, la tete enfouie dans les coussins, livide de l'effort qu'elle venait de faire pour se contenir, grondait: --Rien! Rien! Rien! Pas un battement, pas un tressaillement!... Oh! oui, qu'il reflechisse, car c'est sa vie qui est en jeu! Qu'il reflechisse et prenne garde! Car, maintenant, c'est moi qui le tiens!... Que se passa-t-il au Palais Riant pendant ces trois journees? Quels preparatifs y furent faits? Quels ordres donna Fausta?... Dans le courant du troisieme jour, d'etranges allees et venues se produisirent au rez-de-chaussee. Le soir venu, les vingt serviteurs qui etaient enfermes dans le palais, hommes ou femmes, en sortirent comme d'un lieu pestifere, et s'eloignerent en hate. Dans le Palais Riant, il n'y eut que Fausta et sa suivante Myrthis. La nuit venue, Pardaillan, selon sa promesse, se presenta a la petite porte du passage, et fut introduit par Myrthis. Seulement, cette fois, on lui fit monter un escalier derobe, et on le conduisit au premier etage. XLI FIN DU PALAIS RIANT --Madame, dit Pardaillan lorsqu'il fut en presence de Fausta, je vous dois une explication aussi franche que celles que nous avons eues deja a diverses reprises. Je commence par vous dire ceci: demain matin, je reprendrai la route de France. Maintenant, j'ajoute: pendant ces trois jours, je me suis interroge en toute conscience a l'egard des offres que vous avez bien voulu me faire, et a toutes mes questions je me suis repondu: non. Je suis venu a vous parce qu'il m'avait semble sur le pont de Blois, d'abord, et ensuite chez ces pecheurs de la Loire a qui vous fites un si magnifique present, il m'avait semble, dis-je, qu'un bouleversement s'etait fait en vous, et qu'un rayon de lumiere avait enfin penetre les tenebres de cette ame que je ne comprends pas. J'ai mal vu. J'ai mal pense. J'ai conclu a tort que j'avais sans doute une influence sur votre esprit, et que, vous ramenant fraternellement a la bonte, je pouvais eviter bien des malheurs a vous-meme et a d'autres. Non, je n'irai pas au chateau de Saint-Ange pour m'emparer de Sixte. Non, je ne commanderai pas vos deux mille reitres pour tenir Rome sous votre pouvoir. Non, je ne serai pas le chef de l'armee que vous comptez rassembler. Et, les raisons, les voici: j'ai horreur, madame, de ces gens qui se mettent a la tete de cinquante ou soixante mille hommes pour piller, tuer, ravager, incendier, traverser des contrees comme des meteores apres le passage desquels il n'y a plus que devastation. --Ce sont la de pauvres raisons qu'un esprit politique tel que le votre doit tenir en pietre estime. Ce sont pourtant mes raisons. J'en ai d'autres. Et, si je passe du general au simple, si j'envisage le fait d'armes que vous me proposez, j'ai horreur de preparer un guet-apens contre un vieillard qui ne gene en rien ma vie et ma liberte. Sa querelle avec vous ne me regarde pas. Lorsque j'ai eu a me venger de Guise, je l'ai guette, je l'ai attendu, et je lui ai dit: "Defends-toi..." Et Guise, madame, comme Maurevert, savait tenir une epee. Mais Sixte! Pourquoi, de quel droit, pour quelle injure, pour quel attentat contre moi lui voudrais-je du mal? Il me reste deux choses a ajouter: c'est que je partirai heureux si je sais que nous nous separons amis; et ensuite, c'est que, si ma franchise me vaut votre haine. Je ne serai jamais, moi, votre ennemi, resolu que je suis a oublier, et la nasse de fer, et les hommes de Guise lances a mes trousses, et tout le reste, pour me souvenir seulement du pont de Blois. Pardaillan s'arreta et respira, soulage; la sueur perlait a son front. Fausta avait ecoute Pardaillan les yeux fermes. Pas un fremissement n'avait agite le marbre de ce front pur, demeure aussi serein que si elle eut entendu quelque flatterie de courtisan et de poete. Seulement, lorsque Pardaillan eut fini de parler, elle ouvrit les yeux, et, d'un geste nonchalant, frappa sur un timbre. Myrthis apparut aussitot. --Fais ce que je t'ai ordonne, dit Fausta. Pardaillan remarqua que Myrthis palissait, et que ses levres s'agitaient comme pour une reponse: un regard, foudroyant de Fausta arreta cette reponse, prete a sortir. Myrthis jeta un coup d'oeil etrange sur le chevalier, puis elle s'eloigna. Pardaillan assura son epee, sa dague, et se tint pret a tout evenement. Une pensee rapide comme l'eclair venait d'illuminer son cerveau, et il se disait que Fausta venait de donner l'ordre de le tuer; sans aucun doute, il allait voir entrer une douzaine de spadassins charges de le depecher... Fausta, l'oreille aux aguets, parut ecouter un bruit lointain. --Madame, dit Pardaillan d'une voix assuree, mais basse et menacante, quel est cet ordre que doit executer votre servante? Fausta, en ce moment, cessait d'ecouter. Elle tourna vers le chevalier un visage qu'il ne reconnut pas... Tout ce que la passion dechainee dans le coeur d'une femme peut avoir de splendide et d'affolant, de radieux et de terrible, eclatait, flamboyait sur ce visage; le sourire des levres pourpres, dessechees par la fievre, tremblait comme un frisson d'amour surhumain; la lave du regard brulait; la vierge pure, la vierge dedaigneuse et hautaine, par une transformation effrayante de soudainete, devenait la plus impure et la plus rutilante des ribaudes... D'un seul geste, elle fit tomber sa robe de lin toute blanche, et sa miraculeuse nudite apparut aux yeux de Pardaillan ebloui, fascine, eperdu, comme la sublime creation de quelque Michel-Ange en delire... Elle parla alors... Elle parla d'une voix de douceur etrange, rauque d'amour, haletante, brulante... --Je t'aime, dit-elle, je t'aime, et tu me repousses... Je t'aime, et tu m'as repoussee... Je t'aime, moi, la Vierge qui portait dans son ame orgueilleuse le souverain mepris de l'homme... je t'aime et je me donne a toi... prends-moi, je t'appartiens... je suis a toi tout entiere, et j'ai jure que, pour une heure, tu serais a moi tout entier. Elle jeta ses bras autour de son cou, l'enlaca etroitement... "Fausta!..." begaya Pardaillan insense de cette passion qui le penetrait comme le plus subtil des Poisons. Elle approcha ses levres de ses levres... Un instant, dans un sinistre eclair de sa raison, le chevalier entrevit qu'il courait un effroyable danger... Mais, plus etroitement, avec une sorte de rudesse farouche, elle l'enlaca, et son etreinte se fit plus furieuse. Alors le chevalier haleta... Sa tete se perdit. Il oublia tout au monde. L'amour, pour une minute, l'amour pareil a une fleur monstrueuse qu'un soleil inconnu ferait eclore en un instant, l'amour, plein d'angoisse ef de vertige, s'empara de sa pensee, de son coeur, de son ame et de son corps... --Vaincue! murmurait la vierge, vaincue par toi, j'obtiens dans ma defaite la plus eclatante victoire... ecoute... Sais-tu ce que j'ai fait pour te posseder?... --Oh! balbutia le chevalier, qu'importe! Ce reve qui s'ouvre a mes yeux eblouis efface tous les reves... --Il faut que tu saches... j'ai voulu, ta mort... oui, ta mort dans le premier baiser de passion que la vierge immaculee offre a un homme... Hier... oh! ecoute... hier, des fascines ont ete entassees dans la salle de ce palais... Myrthis a mis le feu, tu comprends?... Et, maintenant, ce palais brule!... Myrthis est sortie en fermant toutes les portes... concois-tu?... et, maintenant, nous sommes seuls... seuls au-dessus d'un immense brasier d'incendie... seuls dans un somptueux brasier d'amour!... Pardaillan! Pardaillan!... Tu m'aimes?... --Je t'aime! begaya Pardaillan. La mort!... Un brasier!... Soit!... Mourir ainsi, ce n'est pas mourir, c'est passer d'un reve a des reves inconnus... Leurs levres s'unirent. Le temps s'ecoula... une heure, peut-etre... Pardaillan n'en eut pas conscience. Lorsqu'il sortit de ce delire, lorsqu'il revint a lui, Pardaillan jeta des yeux hagards dans la chambre et il vit qu'une acre fumee l'emplissait en penetrant par les fissures des portes. Il chercha Fausta pres de lui et, avec un rire etrange, murmura: --Mourir dans tes bras, mourir dans l'amour et les flammes!... Ce sera une belle fin de ma vie tourmentee!... Et, pres de lui, il ne trouva pas Fausta!... A son rire etouffe repondit un eclat de rire strident. Alors la raison rentra a flots presses dans son esprit et, avec la raison, la terreur. Pardaillan se souleva d'un bond. Il entendit les sifflements de l'incendie, les craquements des poutres, le grondement des rumeurs lointaines; et, dans le palais meme, sous ces bruits enormes, le silence de toute creature vivante... La hideuse verite se presenta a lui tout entiere... Il etait enferme avec Fausta dans le Palais Riant! Et le palais brulait!... Il etait seul avec elle! Et ils allaient mourir!... Et, dans cette minute d'horreur, alors que deja il suffoquait, ce fut une pensee de pitie, une pensee de pardon et et de devouement qui se fit jour en lui et eclata dans ce cri: --Fausta!... Fausta!... La sauver!... Sauver la vierge qui avait voulu sa mort, qui le tuait, mais qui s'etait donnee a lui!... Ce meme eclat de rire infernal lui repondit... et tout a coup il la vit... Il la vit dans la fumee, au fond d'une vapeur rousse et noire, pareille a un etre de mystere, qui rentre dans le mystere; il la vit comme dans un eloignement, avec des lignes imprecises, un visage a peine devine ou flamboyaient les deux diamants noirs, les deux diamants funebres de ses yeux, fantome qui s'eteint, creature indechiffrable, enveloppee d'enigme... Pardaillan s'avanca, titubant, a demi aveugle, et rala: --Viens!... Fuyons!... Oh! je te sauverai!... Tu vivras!... Et, du nuage de fumee, en meme temps que l'eclair de ses yeux, sortit la voix de Fausta, la voix calme, glaciale, imperieuse, douce et rude, la voix souveraine: --Je vivrai!... Oui, Pardaillan!... Mais, toi, tu meurs!... Vaincue tout a l'heure encore une derniere fois, je prends ma revanche, et c'est mon baiser d'amour qui t'assassine, puisque tu es invulnerable a l'acier!... Adieu, Pardaillan!... A mesure qu'elle parlait, Fausta semblait s'eloigner, se confondre avec la fumee, se fondre dans le nuage, et sa voix elle-meme s'affaiblissait... Au dernier mot, elle disparut tout a fait. Pardaillan comprit qu'il allait mourir seul!... Mourir! oui! Car la fumee le suffoquait, les flammes rampaient sous la porte par laquelle il etait rentre, et toute issue lui etait fermee puisqu'une porte de fer le separait du chemin qu'avait pris Fausta. Pardaillan marcha resolument vers les flammes. Au moment ou il allait atteindre la porte par ou il avait penetre dans cette chambre, cette porte s'ecroula... Il recula... Devant lui c'etait le brasier immense, la fournaise rouge d'un escalier qui brulait... A cet instant, c'est-a-dire moins de dix secondes apres la disparition de Fausta, a cet instant ou Pardaillan comprenait qu'il allait sombrer, a cet instant un bruit effroyable domina tous les tumultes, dans ce choc enorme de bruits qu'etait l'incendie... L'escalier s'ecroulait!... Et, a ce moment ou Pardaillan vacillait, ou il sentait sa tete tourner et ou le vertige de la mort s'emparait de lui, tout a coup il respira plus facilement, comme si un grand coup de vent eut dissipe la fumee... et il vit... oui, de l'autre cote de cet abime de l'escalier ecroule, sur un pan de mur noirci, il vit une fenetre dont les vitraux venaient de sauter, dont les chassis venaient de tomber en meme temps que l'escalier... Pardaillan se pencha davantage: il calcula l'espace qui le separait de cette fenetre... Ce fut un instant d'horreur indescriptible. Pardaillan se defit de son epee, de son pourpoint et recula jusqu'a la porte de fer... Et il s'elanca!... Il s'elanca au moment ou le jet des flammes montait en se tordant en spirales pourpres... L'instant d'apres, il se trouva accroche au rebord interieur de la fenetre... Il avait franchi l'abime! Il avait saute! Comment? par quelle prodigieuse detente de ses muscles prodigieusement tendus, par quel elan de folie admirablement calculee?... Il etait sur la fenetre... Au dehors, a ses pieds, tres loin, une foule enorme grouillait, et ce fut, a ses yeux, dans cette tragique seconde, le panorama sublime, exorbitant, mysterieux et flamboyant de Rome, des clochers, des coupoles, des colonnes, des temples aux aretes de pourpre dans la nuit noire... En dedans, c'etait la cage de l'escalier, la fournaise, le palais qui flambait, les torrents de fumee noire et rouge, les crepitements les tumultes de l'effroyable bataille du feu, les grondements de tonnerre des pans de murs qui s'abattaient... la fin, la destruction de ce qui avait ete le Palais Riant!... Pardaillan posa les pieds sur une large corniche qui regnait le long des fenetres a l'exterieur. Il respirait a pleins poumons. Adosse au mur brulant, la face tournee vers le vide, il avancait de cote... il allait... il s'ecartait du foyer central... de plus en plus, le sang-froid lui revenait... il ne regardait pas le vide, il ne regardait rien. Brusquement, il atteignit le tournant de la corniche, et, ayant jete les yeux un instant a ses pieds, il vit qu'il dominait le Tibre... --Je suis sauve, murmura-t-il. Il etait sauve, en effet!... Cette partie du Palais Riant n'etait pas encore atteinte par les flammes; a la premiere fenetre qu'il rencontra, Pardaillan fit sauter les vitraux, sauta dans un escalier qu'il descendit en quelques bonds et se trouva dans une vaste salle dallee dont la porte du fond donnait sur le Tibre... Il se jeta a la nage... Dix minutes plus tard, il abordait a une sorte de petit quai, et, un quart d'heure apres, il rentrait a l'hostellerie du Franc-Parisien: tout le monde avait ete voir l'incendie. Pardaillan put se glisser jusqu'a sa chambre, sans etre vu... Il se mit au lit et, presque aussitot, s'endormit d'un sommeil de plomb. Pardaillan fut reveille par l'hote en personne. Le chevalier l'envoya lui procurer un pourpoint, une rapiere, un chapeau et lui demanda sa note. Le Parisien s'acquitta des commissions et revint avec une cargaison dans laquelle Pardaillan put faire son choix, tout en expliquant qu'il avait, dans la nuit, perdu ces objets de necessite en se defendant contre une troupe de malandrins. --Monsieur n'a pas vu le feu? demanda l'hote, qui assistait au grand lever du chevalier. --Non, dit Pardaillan, mais voici les dix ecus et trois livres que porte votre note. Et, maintenant, voici un noble d'or pour que vous me racontiez l'incendie, car vous contez a merveille. L'hote se lanca dans un pittoresque recit que Pardaillan ecouta tres attentivement. --Mais figurez-vous, mon gentilhomme, dit-il en terminant, figurez-vous que ce palais qu'on croyait desert depuis Lucrece Borgia, etait habite... et, qui plus est, habite par une femme... une femme, monsieur, sur laquelle courent toutes sortes de bruits et qui etait une facon de rebelle, en revolte ouverte contre l'autorite de notre Saint-Pere... --Vous dites "qui etait"... --C'est que cette femme a peri dans les flammes monsieur, a ce que tout le monde assure. Pardaillan se detourna vivement, tandis que l'hote continuait son elegante narration. Le chevalier avait senti qu'il devenait tout pale. Ainsi, Fausta etait morte!... Morte de cette mort effrayante dans le brasier allume par elle pour lui!... Il secoua la tete en murmurant: "Morte Fausta, mort le passe... tachons de regarder dans l'avenir!" Lorsqu'il fut a cheval, l'hote lui offrit lui-meme le coup de l'etrier, un verre d'un certain vin de Bourgogne qu'il gardait pour les grandes circonstances. Une demi-heure plus tard, Pardaillan trottait sur le chemin du retour. Non, Fausta n'etait pas morte. Au moment ou Pardaillan s'eloignait de Rome, elle etait enfermee et gardee a vue dans une chambre du chateau Saint-Ange avec sa suivante Myrthis. Myrthis, apres avoir mis le feu aux fascines accumulees au rez-de-chaussee, etait sortie en fermant les portes, selon les instructions qu'elle avait recues, et avait attendu sa maitresse, devant une porte basse a l'aile gauche que le feu ne pouvait que difficilement gagner. L'incendie se declara, et Myrthis se desesperait lorsque la porte basse s'ouvrit. Fausta parut... A ce moment, des gens, qui avaient rode autour de la suivante, s'approcherent vivement, envelopperent les deux femmes, et l'un d'eux, passant sa main sur l'epaule de Fausta, lui dit a voix basse: --Vous etes la princesse Fausta! Depuis huit jours nous surveillons le palais. Au nom de Sa Saintete, madame, je vous arrete. Veuillez nous suivre sans scandale, si vous voulez garder quelque chance de vous entendre avec le Saint-Pere. Fausta leva un regard flamboyant vers le ciel menacant ou l'incendie mettait l'effroyable splendeur de son immense lueur de brasier... en meme temps, elle fut entrainee. XLII VENTRE SAINT-GRIS Plus il s'eloignait de Rome, plus Pardaillan reprenait cet esprit d'insouciance raisonnee qui le faisait si fort dans la vie. Lorsqu'il rentra en France, la scene du Palais Riant ne vivait plus en lui que comme un reve lointain. D'ailleurs, les etranges nouvelles qu'il recueillait en route, a mesure qu'il avancait, suffisaient a elles seules a donner un nouveau cours a ses pensees. Il apprit que le vieux cardinal de Bourbon avait ete proclame roi de France sous le nom de Charles X, que Mayenne tenait Paris, qu'Henri III etait aux abois, que le roi de Navarre tenait la campagne vers Saumur avec une forte armee, que Chartres, Le Mans, Angers, Rouen, Evreux, Lisieux, Saint-Lo, Alencon et d'autres villes etaient en etat de revolte armee contre le roi legitime: bref, le royaume etait a feu et a sang, et la grande bataille, la bataille definitive, commencait pour savoir a qui serait ce royaume. Vers le 20 juin, il etait a Blois. La, il apprit que le roi, avec une armee bien reduite, campait entre Tours et Amboise. Le lendemain, il se mit donc a descendre la Loire et, au-dela d'Amboise, rencontra un fort detachement de royalistes battant l'estrade. A la tete de ce detachement, il reconnut Crillon a son cimier et piqua vers lui. Le brave capitaine poussa un cri de joie en revoyant le chevalier; il confia sa troupe a l'un de ses officiers et proposa a Pardaillan de le suivre au camp royal, ce qu'accepta le chevalier. Il me parait, capitaine, dit Pardaillan, que vous n'etes pas parfaitement heureux? --Si fait, mort diable, je suis heureux au contraire. Nous commencons la campagne, il va y avoir des coups a donner et a recevoir! --Alors, vous soupirez de joie? --Non, par la mortboeuf! --Alors, vous etes amoureux? Crillon souleva la visiere de son casque et montra au chevalier un visage tout couture d'entailles. --Avec cette figure-la? fit-il en eclatant de rire. Non, chevalier, je soupire parce que je vois les affaires de mon pauvre Valois en fort vilaine posture. Ah! si vous vouliez, chevalier... --Si je voulais quoi, capitaine? --Eh bien, dit Crillon, les hommes de haute bravoure manquent autour du pauvre Valois que tout abandonne. Chevalier, si vous vouliez entrer au service du roi... --Merci, dit Pardaillan, de la bonne opinion que vous avez de moi, mais je veux rester libre. --C'est votre dernier mot?... Pardaillan s'inclina. Crillon demeura tout soucieux. --Mais, reprit alors le chevalier, puisque tout le royaume est souleve contre Valois, puisque, avec ses faibles ressources, il ne peut tenir tete a Mayenne, je sais bien ce que je ferais a sa place. Je chercherais des alliances. Henri de Bearn a une solide armee... --Eh! pardieu! Valois ne le sait que trop, et ce n'est pas l'envie qui lui manque de crier au secours. Mais il a peur. Un refus du Bearnais serait une telle honte!... Chevalier, savez-vous que j'ai pense a aller trouver moi-meme le Bearnais? Mais s'il me refuse... le refus atteindra le roi, car je suis au roi! --J'irais, moi, si cela peut vous plaire. Vous m'avez rendu service en me faisant accorder l'hospitalite par Ruggieri: mon tour est venu. --Oh! vous etes en avance, et je vous dois plus que vous ne me devez, dit Crillon. Mais, enfin, si vous consentiez... --Je m'en charge, dit Pardaillan avec fermete. Les propositions viendront du Bearnais a Valois... --Mortboeuf! Si vous faisiez une chose pareille!... Le roi serait sauve!... --Vous croyez? fit Pardaillan avec un etrange sourire. J'y vais de ce pas. A une condition, pourtant: c'est que vous n'en parlerez pas au roi. Je me charge de mettre les deux Majestes en presence, voila tout. Dans la meme journee, Pardaillan atteignit le camp du Bearnais qui, n'ayant pu entrer dans Saumur, s'etait avance dans la direction de Tours, pour surveiller de plus pres les evenements. Comme il approchait du camp, il vit deux officiers subalternes a tenue toute rapee et rapiecee qui, venant sans doute de pousser une reconnaissance, regagnaient leurs tentes au pas de leurs chevaux. L'un d'eux, surtout, paraissait plus minable; il n'avait pas d'armure comme son compagnon; sa jaquette etait trouee aux coudes; le pourpoint etait use aux epaules, sans doute par l'usage de la cuirasse; il portait un haut-de-chausses de velours feuille-morte, aussi use que le reste du costume; seulement, deux details apparaissaient dans cet ensemble et tranchaient sur le reste: ce cavalier portait, en effet, sur les epaules, un grand manteau ecarlate, et, sur la tete, un chapeau gris a panache blanc. L'autre cavalier portait sur la cuirasse une echarpe blanche, mais n'avait pas de panache a son casque. Pardaillan s'etait approche de ces deux officiers dans l'intention de leur demander le moyen de penetrer dans le camp et de voir le roi de Bearn. Ils continuaient leur chemin sans faire attention a lui et causaient vivement entre eux avec cet accent pimente qui ferait reconnaitre un Gascon au milieu d'une armee. --Messieurs, dit le chevalier en mettant sa monture a hauteur des deux hommes et en soulevant son chapeau, je desirerais penetrer dans le camp. Le cavalier au panache se retourna vers Pardaillan, qui le reconnut alors... "Le roi de Bearn!" murmura-t-il en lui-meme. Le futur Henri IV jeta sur Pardaillan un regard plus ruse que profond. --Pourquoi voulez-vous entrer au camp? fit-il d'un ton bref. --Pour voir Sa Majeste le roi de Navarre. --Et que lui voulez-vous, a Sa Majeste? fit le Bearnais d'un ton narquois. --Lui faire une proposition qui l'interesse seul. --De quelle part? --De ma part, monsieur, dit Pardaillan. Le roi de Navarre tressaillit et considera le chevalier avec plus d'attention. Sans doute cette physionomie a la fois etincelante et calme lui produisit une heureuse impression, car il reprit: --Venez donc. Et je vous presenterai au roi, monsieur?... --Le chevalier de Pardaillan qui vous rend mille graces... Le Bearnais fit un signe de tete et se mit a marcher. Pardaillan suivit. Au bout de dix minutes, le roi s'arreta devant une grande tente, mit pied a terre et invita le chevalier a entrer avec lui. --Monsieur, dit le Bearnais lorsqu'ils furent seuls, on ne parle pas ainsi au roi. Mais, si vous voulez me dire quelle est la proposition que vous voulez faire a Sa Majeste, je me charge de la lui transmettre. --Sire, repondit Pardaillan qui s'inclina avec cette sorte de hautaine politesse qui n'etait qu'a lui, je vois que nous sommes seuls. Je crois me connaitre en courage. Je me permets donc, sire, de vous faire mon compliment, car, enfin, je pouvais etre anime de mauvaises intentions... --Ainsi, vous m'avez reconnu? --A ce panache blanc auquel se rallient les braves dans la bataille, oui, sire. Le roi eut un sourire, deposa le fameux chapeau de feutre gris sur une mauvaise table, s'assit sur une caisse, et reprit: --Et, maintenant que je n'ai plus le panache, me reconnaissez-vous? --Oui, sire, a la pauvrete de votre costume, a la richesse des pensees que je lis dans vos yeux. --Ventre-Saint-Gris! fit le Bearnais, vous me plaisez fort, monsieur de Pardaillan. --Sire, en 72, voila de cela seize ans passes, j'ai entendu votre illustre mere, Mme d'Albret, m'honorer d'une bonne parole a peu pres semblable a celle que vous venez de prononcer. Le Bearnais se leva, plus emu qu'on n'eut pu l'attendre de lui. --Ma mere, fit-il... l'an 1572... Pardaillan... attendez donc... Oh! seriez-vous ce Pardaillan qui, un jour d'emeute, sauva Mme d'Albret et qui... --Sire, dit Pardaillan en souriant a son tour, je vois que vous m'avez reconnu aussi... --Touchez la, monsieur! dit le roi de Navarre avec cette familiarite qui, plus tard, devait faire le plus clair de sa popularite. Pardaillan serra dans la sienne la main que lui tendait le roi de Navarre, qui se mit a crier: --Agrippa!... Hola!... Aubigne!... L'officier qui escortait le roi au moment ou Pardaillan les avait rencontres apparut dans la tente. --Agrippa, dit le Bearnais, fais-moi donc envoyer, s'il te plait, une bonne bouteille de saumurois, afin que j'aie le plaisir de choquer mon verre contre celui de Monsieur que voici, et qui est un ami a moi, un ami de Madame ma mere... L'officier jeta un regard d'etonnement sur Pardaillan et sortit. Bientot, un soldat entra, deposa sur la table une bouteille et deux verres, puis disparut. Le Bearnais saisit lui-meme la bouteille et, remplit les deux verres. --Que pensez-vous, monsieur? demanda le roi. --Que, si Votre Majeste est coutumiere de cette simplicite royale, votre fortune est assuree, sire. --Il serait temps que je fisse fortune, ventre-saint-gris! A votre sante, monsieur! --A la votre, sire! dit Pardaillan. --Fameux! dit le roi en claquant la langue, mais nous avons mieux aux environs de Nerac. --J'en doute, sire, dit Pardaillan avec flegme; les vins de votre Midi sont jaunes, epais, et de lourde fumee au cerveau; ce petit Saumur tout petillant et mousseux est une merveille... le vrai vin de France, sire! --Ah! oui... un vin francais! fit le Bearnais avec un sourire. Un vin qui ne sera jamais a moi! --Il ne tient qu'a vous, sire! --Et comment?... Voyons, vous etes un hardi compere, a tel point que vous pouvez vous vanter d'avoir etonne le Bearnais. Parlez donc franchement. Si loin qu'aille votre franchise, ajouta-t-il, l'ombre de Jeanne d'Albret vous couvrirait. Ainsi donc, quelle est cette proposition? --Sire, dit Pardaillan, je vous apporte la couronne de France et le droit d'attacher a vos domaines les vignobles de Saumur qui sont bien superieurs a ceux de Nerac. XLIII DEUX DYNASTIES EN PRESENCE --Expliquez-vous, monsieur, dit le Bearnais lorsqu'il fut un peu revenu de la stupeur que les derniers mots de Pardaillan lui avaient causee. --Sire, dit Pardaillan, l'explication sera courte. Vous avez une armee assez forte par le nombre et par l'enthousiasme de vos soldats. Surement, ces officiers et ces soldats deguenilles sont capables de se faire tuer jusqu'au dernier a cause de votre panache blanc. Mais ils ne sont pas capables de vous conquerir le royaume de France, ou, l'ayant conquis, de vous le garder. --Pourquoi, monsieur?... --Parce qu'une armee telle que la votre peut detruire une armee, celle de Henri III, par exemple, puis une autre armee, celle de M. de Mayenne, puis d'autres armees encore. Mais, plus elle en detruira, plus il y en aura a detruire. Si bien qu'a la fin il ne vous restera plus de soldats, a moins que vous ne detruisiez jusqu'au dernier paysan de France, et, alors, sur quoi regnerez-vous? --Mais pourquoi? Pourquoi, monsieur? --Parce que vous vous heurtez a une passion, a la plus terrible, a la plus irreductible des passions: la passion religieuse. Le Bearnais poussa un soupir et baissa la tete. --Je crois, reprit Pardaillan, que Votre Majeste m'a compris. --C'est d'une politique simple et large comme toute politique de verite. Jamais je ne regnerai en France. --Si fait, sire, vous regnerez, mais a deux conditions. La premiere: Henri de Valois represente en France un principe. On pourra tuer le roi, mais le principe a encore la vie dure. Meme si on le decouronne, la parole du roi de France aura force de loi pour une foule de seigneurs et de bourgeois dissemines un peu partout sur la surface du royaume. Si Henri III declare que vous etes apte a lui succeder, s'il vous designe, demain, sire, la moitie de la France sera pour vous. --Monsieur, dit le Bearnais qui se leva et se promena avec agitation, vous m'expliquez avec une aveuglante clarte des choses que je me suis dites mille fois avec des reticences. Mais enfin, pour que Valois me designe, que faudrait-il faire? --Profiter de sa situation embarrassee pour lui offrir une aide spontanee: aller le trouver et lui dire: "Mon frere, vous etes malheureux, je viens a votre secours; vous n'avez pas de soldats, je vous amene les miens. --Et vous croyez que le roi de France accueillerait une telle ouverture? Monsieur, soyez franc. Oui ou non, venez-vous de la part de Henri III? --Sire, dit Pardaillan, je viens de ma part, et c'est bien assez. Mais je reponds que le roi de France vous accueillera, et que, dans sa joie, il vous designera pour son successeur... et Henri III, sire, est bien malade. --Oh! si j'en etais sur, murmura le Bearnais. --Sire, je m'engage a vous accompagner jusqu'aupres de Henri III. Si vos offres sont repoussees, je consens a etre passe par les armes! --Soit!... Eh bien, supposons la chose faite. Me voici l'allie du roi de France. Il me designe. Il meurt. J'ai pour moi la moitie de la France, comme vous disiez. Mais l'autre moitie! Devrai-je donc passer ma vie a faire la guerre civile? --La guerre civile cessera quand l'autre moitie de la France vous acceptera; et cette deuxieme moitie vous acceptera quand vous voudrez, fit tranquille ment le chevalier. --Comment! comment! s'ecria le Bearnais avec impetuosite. --Sire, quand vous aurez ete proclame roi de France, quand vous aurez la moitie de la France pour vous, quand vous aurez bien constate que la guerre civile n'avance pas vos affaires, alors, sire, vous vous ferez catholique. --Jamais! dit le Bearnais, avec plus de force apparente que de conviction reelle: Renoncer a la religion de mes peres!... --Pour assurer une couronne a vos enfants! --Capituler ainsi devant ces Parisiens!... --Eh! sire! Paris vaut bien une messe! --Ventre-saint-gris! fit le Bearnais en eclatant de rire. Je repeterai le mot!... --Quand vous irez a Notre-Dame!... --Chut!... Ne parlons pas de cela... Parlons des secours que je puis porter a Henri III. "Bon! pensa Pardaillan. Il est deja converti. Et dire que le dernier garde d'ecurie de ce roi se ferait hacher menu plutot que de renoncer a la religion de ses peres, comme il disait!" --Monsieur, reprit le roi, vous etes mon hote pour quelques jours. Je vais expedier M. d'Aubigne au camp du roi de France. --Bon!... Il me garde prisonnier. Mais je m'en irai si je veux... Oui, mais je veux voir la fin de la comedie. Sire, ajouta tout haut Pardaillan, j'accepte l'hospitalite que Votre Majeste veut bien m'offrir jusqu'au moment ou elle se sera entendue avec l'autre Majeste... Une heure plus tard. Agrippa d'Aubigne partait pour le camp de Henri III, porteur des propositions d'alliance du Bearnais. Le lendemain soir, il etait de retour et apportait la reponse de Valois: le roi de France donnait rendez-vous au roi de Navarre au chateau de Plessy-les-Tours. La nouvelle se repandit aussitot dans le camp huguenot. Le Bearnais prit immediatement ses dispositions. Il annonca qu'il partirait avec vingt officiers et cent hommes d'armes. Le reste de l'armee suivrait sans se hater. Le roi, le lendemain, partit avec la faible escorte qu'il avait indiquee, tandis que son armee s'ebranlait lentement. Pardaillan trottait parmi les officiers du roi. Le roi, parfois, l'appelait pres de lui et l'interrogeait. Lorsqu'on arriva devant le chateau de Plessis, on vit que toute l'armee de Henri III etait campee la. Henri III attendait dans le jardin, vetu d'un magnifique costume de satin blanc, portant au cou le grand collier de l'ordre dont il etait le fondateur, appuyant sa main sur une poignee d'epee toute constellee de diamants, et les epaules couvertes d'un court manteau de soie cerise. Derriere lui, sur quinze ou vingt rangs de profondeur, ses courtisans et ses officiers, revetus de leurs habits de ceremonie, lui formaient un cadre d'une splendeur etrange. En arriere de cette masse de costumes chatoyants, a gauche et a droite, un double rang de hallebardiers en costume de cour, majestueux et imposants, fermaient trois cotes d'un grand carre dont un seul etait ouvert. Enfin, derriere les hallebardiers, trois regiments en tenue de campagne: au fond, les arquebusiers; a droite et a gauche, les pertuisaniers. Au milieu de cette enorme mise en scene que contemplait la foule, Henri III, seul dans un espace vide, attendait immobile. Le Bearnais s'avanca, suivi de son escorte de trois hommes poussiereux de la route qu'ils venaient de faire. D'un geste, il arreta ses trois compagnons, et s'avanca seul. Un silence de plomb s'abattit sur toute cette cour et sur le peuple attentif, lorsque le Bearnais s'arreta a trois pas de Henri III, tout seul, avec son vieux pourpoint use, son chapeau gris orne d'une medaille, ses bottes aux semelles eculees, aux eperons rouilles. Brusquement, le Bearnais ouvrit ses bras. Henri de Valois, la poitrine oppressee, fit trois pas rapides et s'y jeta en murmurant: --Mon frere! Ah! mon frere!... je suis bien malheureux!... A ce spectacle, un fremissement prolonge parcourut les rangs de la cour et des soldats, gagna le peuple, s'accentua comme le bruit des feuilles quand vient le coup de vent, monta, gonfla et, soudain, tandis que toutes les tetes se decouvraient, eclata une immense acclamation: "Vive le Roi!..." Et alors, a ce cri qu'il n'avait pas entendu depuis bien longtemps, Henri III se mit a pleurer. --Eh! ventre-saint-gris! fit joyeusement le roi de Navarre, prenez courage, mon frere! Avec l'aide de mes montagnards, je vous ramenerai dans Paris, jusque dans votre Louvre. L'alliance etait consommee; cette alliance devait conduire le Bearnais sur le trone et instaurer la dynastie des Bourbons. Trois jours plus tard, les deux armees combinees marchaient ensemble, repoussaient a Tours les troupes de Mayenne, marchaient sur Paris, et etablissaient leurs quartiers depuis Saint-Cloud jusqu'a Vaugirard. Paris, terrifie de ces succes foudroyants, allait succomber... XLIV JACQUES CLEMENT Pardaillan avait suivi jusqu'a Saint-Cloud les allies en spectateur independant et curieux d'examiner quelque temps le resultat d'une alliance qui etait son oeuvre. Mais c'est en vain que le Bearnais et Henri III le firent chercher. Le Bearnais, par du Bartas, lui fit offrir un poste dans son conseil intime. Et il le lui offrit, dit du Bartas, comme au plus fin et au plus loyal diplomate qu'il eut connu. Pardaillan se mit a rire et repondit qu'il avait deja assez de mal a se conseiller lui-meme. Henri III lui fit offrir par Crillon une epee de marechal dans ses armees. Mais Pardaillan repondit qu'il pretendait se contenter de sa bonne rapiere. Le 2 aout, apres avoir dine avec Crillon et du Bartas, Pardaillan leur fit ses adieux en leur disant qu'il partait pour un lointain pays. Les deux officiers le presserent en vain de rester et, voyant qu'il etait inebranlable, le serrerent dans leurs bras. Pardaillan monta a cheval et, franchissant le pont de Saint-Cloud, se dirigea vers Paris, sans savoir du reste s'il y pourrait rentrer. D'ailleurs, sa pensee n'etait pas fixee. S'il parvenait a entrer dans Paris, il comptait simplement se reposer deux ou trois mois a l'auberge de la Deviniere. Il etait riche grace a Marie Touchet. Pardaillan, donc, s'en allait au pas de son cheval, tout pensif, tantot revant a son passe si rempli, et tantot a cet avenir qui se trouvait si vide. A ce moment, et comme le soleil declinait a l'horizon, son cheval fit tout a coup un ecart. Jetant les yeux autour de lui, il vit que, ce qui avait effraye sa bete c'etait un homme qui venait de s'arreter devant lui et lui souriait. Cet homme portait le costume des Jacobins. Pardaillan tressaillit en reconnaissait Jacques Clement. --Ou allez-vous ainsi, cher ami? s'ecria Jacques Clement d'une voix si claire, si sonore et joyeuse que Pardaillan en fut stupefait et songea: --Allons, il a renonce! Je vais a paris, fit-il tout haut. Jamais je ne vous ai vu un pareil sourire aux levres. Vous etes donc heureux? --Au-dela de toute expression, mon ami, mon cher ami... --Ah! ah! fit le chevalier etourdi, et d'ou venez-vous ainsi? --De l'amour, dit Jacques Clement --Mort diable, a la bonne heure!... Et ou allez-vous de ce pas? --A la mort, dit Jacques Clement. Pardaillan demeura soudain glace. Il regarda mieux le moine. Et dans ses yeux brillants, il entrevit un abime. Sous cette coloration du visage, il vit la paleur spectrale d'un homme qui fait le sacrifice de sa vie. --Mais, reprit Jacques Clement en clignant des yeux d'un air malicieux, comment entrerez-vous a Paris? Allons, laissez-moi vous rendre un tout petit service Prenez cette medaille; avec cela, non seulement vous pourrez franchir les portes, mais passer partout dans Paris. Pardaillan prit la medaille. Il posa sa main sur l'epaule du moine; --Ecoutez-moi, dit-il. --Taisez-vous! interrompit sourdement Jacques Clement dont les yeux s'eteignirent soudain et devinrent vitreux. Rien au monde, rien, entendez-vous, ne peut m'empecher d'aller ou je vais! Pardaillan jeta un coup d'oeil sur le moine et, sur ce visage enflamme, lut une si implacable resolution qu'il comprit qu'en effet toute parole serait vaine. Il fit donc en peu de mots ses adieux a Jacques Clement, remonta sur son cheval et se mit en route vers Paris, ou ce fut en effet grace a la medaille du moine qu'il put entrer sans difficulte. Il faut savoir que le Parlement de Paris avait ete arrete en masse un mois environ apres la mort du duc de Guise. Or, pendant les mois qui suivirent, les malheureux conseillers, n'ayant plus d'espoir d'etre mis en liberte par le roi, passerent leur temps a essayer de correspondre avec lui. Mais ils etaient etroitement surveilles. Enfin, a la fin de juillet, un conseiller malade demanda un confesseur. Ce confesseur fut un capucin que le conseiller sonda adroitement. Le capucin avoua qu'il etait au roi dans l'ame. Le conseiller avoua alors qu'il n'etait pas malade, et demanda au confesseur s'il voulait se charger de faire parvenir au roi un certain nombre de lettres. Le capucin accepta avec enthousiasme, partit en cachant les lettres sous son froc et... les porta tout droit chez Mayenne ou se tenait un conseil auquel assistait la duchesse de Montpensier. Ceci se passait le 31 juillet. Le duc de Mayenne lut tout haut les lettres, et ajouta qu'il fallait les bruler. --Il faut les envoyer a Valois! s'ecria la duchesse de Montpensier. Messieurs, je reponds que nous sommes sauves, que dans trois jours Paris ne sera plus assiege, et que demain nous pourrons prier le diable pour l'ame d'Herode! Dans la soiree meme, Jacques Clement avait les lettres. Marie de Montpensier resta avec lui cette nuit-la et une partie de la journee du lendemain, et sans doute elle employa activement ces heures a developper un plan de meurtre que le jeune moine finit par comprendre, car il se mit en route... Ce sont ces lettres des conseillers toujours enfermes a la Bastille que Jacques Clement portait a Saint-Cloud. Mais il portait aussi le poignard que, sur le coup de minuit, dans la chapelle des Jacobins, un ange avait jete a ses pieds. Arrive a Saint-Cloud, le premier soin de Jacques Clement fut de s'enquerir du roi. Le roi etait a Meudon ou le Bearnais avait etabli son quartier Le moine se fit montrer la maison qu'habitait Henri de Valois. L'entree en etait gardee par cinquante hommes. Jacques Clement attendit non loin de cette porte jusqu'a onze heures du soir, heure a laquelle il vit deboucher dans la rue une nombreuse troupe de cavalerie precedee et flanquee de porteurs de torches Cette troupe s'avanca au grand trot, dans un grand bruit de sabots et d'armes... Jacques Clement vit tout a coup le roi qui mettait pied a terre; sa figure fardee lui apparut dans la lumiere des torches, tandis que les gens de l'escorte se rangeaient en demi-cercle et rendaient les honneurs. Le moine, tout fievreux, coucha cette nuit-la dans une grange voisine. A l'aube, comme les trompettes sonnaient, comme tout s'ebrouait et s'eveillait dans le vaste camp Jacques Clement se leva. Il grelottait et claquait des dents. Il s'apercut alors que cette grange ou il venait de passer la nuit attenait a une auberge. Il entra dans la salle de l'auberge, ou une servante allumait le feu, et se fit servir une bouteille dont il but la moitie. Puis, ayant paye, il sortit et se mit a errer dans Saint-Cloud. Vers neuf heures du matin, il se trouvait devant la porte du logis royal. A chaque instant, des courriers y arrivaient ou en sortaient. Jacques Clement demeura une heure a considerer ces allees et venues, ce mouvement qui se faisait autour de la maison. Il marcha a la porte du logis. --Au large! cria la sentinelle en croisant sa pique. --Je veux voir le roi! cria Jacques. A ce moment, Henri III passait dans l'entree de la maison, d'une piece a l'autre. --Que veut cet homme? demanda-t-il a un officier. --Je vais m'en enquerir, sire, repondit l'officier. --Que voulez-vous, mon digne pere? demanda l'officier en s'approchant de Jacques Clement. --Parler au roi, dit le moine d'une voix ferme. --On n'entre pas ainsi chez Sa Majeste. --Je viens de Paris, dit alors Jacques Clement; au peril de ma vie, j'apporte au roi des lettres importantes. --Des lettres de Paris! Oh! c'est different!... Donnez, messire, donnez!... Jacques Clement tira de son froc un paquet de sept ou huit lettres, en prit une au hasard et la tendit a l'officier en lui disant: --Que le roi lise celle-ci. S'il trouve que cela en vaille la peine, il m'appellera; mais je jure que c'est moi seul qui lui remettrai les autres. L'officier, persuade que le moine ne voulait pas manquer une bonne occasion de recompense, approuva d'un signe de tete et porta la lettre a Henri III... Quelques minutes, Jacques Clement demeura devant l'entree, sous l'oeil des gardes. L'officier reparut et lui fit signe... le moine se redressa. Dans la piece ou on l'introduisit, il vit Henri III assis dans un fauteuil et entoure d'une dizaine de ses principaux officiers. Le roi jeta a peine un coup d'oeil sur le moine, et, d'un ton nonchalant, demanda: --Il parait que vous avez d'autres lettres? Donnez. --Sire, fit Jacques Clement d'une voix contrainte, basse et rauque, une voix qui fit frissonner les assistants, sire, les lettres ne sont rien, ce que j'ai a vous dire est tout. --Parlez donc... vous venez de Paris?... vous etes entre a la Bastille? --Sire, je ne puis parler que seul a seul avec Votre Majeste. Ce que j'ai a dire est d'une importance mortelle... Henri III fit un geste. Les officiers hesiterent. Mais le roi, muet, repeta le geste; ils sortirent Jacques Clement les suivit des yeux... la porte se ferma. --Voici les lettres, sire, dit Jacques Clement qui tendit un paquet. Le roi commenca a decacheter et a lire la premiere en disant: --Bien... tres bien... Oh! mais c'est admirable... Et vous, messire, qu'aviez-vous a ajouter?... Je vous... Un cri terrible jaillit de la gorge du roi, interrompant sa phrase: il venait de voir un poignard dans la main du moine, et le moine, le visage convulse, effrayant, se penchait sur lui en grondant: --Herode! J'ai a te dire de par Dieu que ta derniere heure est venue!... Au meme instant, Henri III sentit comme un froid le penetrer au ventre. Il voulut se lever et retomba en meme temps, il s'apercut qu'il etait inonde de sang et qu'il portait au bas-ventre un poignard enfonce jusqu'au manche; le moine n'avait fait qu'un geste et s'etait recule, les bras croises... Tout cela, depuis la remise des lettres, avait a peine dure trente secondes, et deja, au cri pousse par le roi, la chambre se remplissait d'officiers et de gardes qui saisissaient le moine. --Sire! demanda Crillon, qu'y a-t-il? Cet homme vous a-J-il insulte? Alors tous virent ce qu'ils n'avaient pas apercu d'abord, le poignard enfonce dans le ventre du roi qui, d'une voix eteinte, murmura: --Ah! le mechant moine!... il m'a tue!... Dans le meme moment, Jacques Clement tomba, assomme par un coup de masse que lui porta un garde: un autre lui dechargea son pistolet a bout portant dans l'oreille, trois ou quatre, autres le larderent de coups d'epee; en une minute, ce corps ne fut plus qu'une plaie affreuse, et, tout pantelant encore, fut traine dehors, livre a la foule enorme qui accourait, dechiquete, demembre, reduit en bouillie. Cependant, des courriers partaient dans toutes les directions; une heure plus tard, le roi de Navarre arrivait, ventre a terre, et sautait d'un bond dans la chambre ou Henri III, etendu sur un lit de camp, etait evanoui, tandis que deux chirurgiens pansaient la blessure... Alors, un morne silence tomba sur le camp... Ce ne fut que dans la soiree que Henri III reprit connaissance. Il declara courageusement a tous ceux qui l'entouraient que ce n'etait rien, qu'il avait la vie dure et qu'il en reviendrait. Puis, il ordonna qu'on le laissat seul avec le roi de Navarre et qu'on lui apportat de quoi ecrire. --Sire, dit Henri d'une voix ferme... --Mon frere! interrompit le Bearnais en pleurant. --Sire!... ecoutez-moi. Je vais mourir. J'ai une heure de vie environ. C'est suffisant pour rediger l'acte qui vous designe pour mon unique successeur au trone de France!... Et, saisissant la plume, il ajouta avec un sourire: --Le roi va mourir... vive le roi!... XLV LA BONNE HOTESSE Pardaillan, comme nous l'avons dit, etait entre dans Paris, et, grace a la medaille que lui avait remise Jacques Clement, avait pu circuler. Il put parvenir jusqu'aux Deux-morts-qui-parlent, un cabaret qu'il avait autrefois frequente, lorsqu'il etait tenu par la digne Catho. C'etait une auberge de bas etage et tres mal famee. Ribaudes et coupe-jarrets, telle etait sa clientele. Il demeura deux jours enferme la, riant et plaisantant avec les hotes peu recommandables de l'endroit, et reflechissant parfois a ce qu'il allait devenir. Au fond, Pardaillan se sentait sollicite par deux resolutions qui ne le satisfaisaient ni l'une ni l'autre; la premiere, c'etait d'accepter l'hospitalite qui lui avait ete offerte a Orleans par Charles d'Angouleme et sa mere; la deuxieme, c'etait, comme il l'avait promis a Huguette, et comme il y songeait lui-meme, d'aller se reposer a la Deviniere. Il ecarta promptement la premiere solution. Et, quant a la deuxieme, il demeura en suspens. Le matin du troisieme jour, Pardaillan sortit a pied et s'en alla a la Deviniere. Paris etait en rumeur. Une joie enorme eclatait par les rues. On dansait, on tirait des bombardes; les gens portaient des echarpes vertes, couleur d'esperance, qui avaient ete distribuees par Mme de Nemours et sa fille, la duchesse de Montpensier... Cette joie, ces echarpes vertes, ces danses, ces clameurs, cette ivresse de tout un peuple, c'etait Paris qui portait le deuil de la dynastie des Valois. Aux premiers cris qu'il entendit, Pardaillan comprit que c'etait fait. On vendait des placards ou etait imprime le portrait de Jacques Clement, martyr et sauveur du peuple. --Pauvre malheureux! songea le chevalier, en voila un qui aura paye cher quelques baisers de la boiteuse... oh! oh! que diable s'est-il passe a la Deviniere? Il etait arrive rue Saint-Denis, devant le perron de la fameuse auberge. La porte de la cuisine etait muree. Au lieu de la porte vitree qui surmontait le perron, c'etait une belle porte en chene plein, ornee de clous. Le perron lui-meme etait modifie et enrichi d'une belle rampe en fer forge; l'enseigne avait disparu; la maison repeinte, avec des fenetres neuves, tout avait un air bourgeois des plus cossus. Pardaillan demeura dix minutes tout etourdi et quelque peu chagrin. "La Deviniere n'est plus! fit-il dans un soupir. Voila bien la gloire de ce monde!..." Il allait se retirer, tout triste, lorsque, sur le cote gauche de la belle porte en chene, il remarqua une plaque de marbre sur laquelle etait gravee une inscription. Il s'approcha curieusement et lut ces mots: LOGIS PARDAILLAN --Logis Pardaillan! repeta le chevalier avec stupeur. Ah ca! j'ai un logis a Paris, moi? Et je n'en savais rien! Il escalada le perron et heurta le marteau. Une accorte servante ouvrit aussitot, l'examina un instant et le pria d'entrer. Et il entra dans la grande salle ou une nouvelle surprise le fit cligner des yeux: en effet, si l'auberge n'etait plus auberge a l'exterieur, elle l'etait encore et plus que jamais a l'interieur: rien n'etait change a la grande salle. C'etaient les memes tables en chene noirci par le temps, les memes chaises a dossiers sculptes, les memes cuivres accroches et reluisant comme de l'or; et, au fond, la meme cuisine, avec le meme atre ou flambait un bon feu; Pipeau, le vieux chien Pipeau, se roulait a ses pieds et se lamentait de joie, et Huguette, la bonne hotesse, apparaissait, souriante, les bras nus, l'accueillait en bonne hotesse en lui disant: --Ah! monsieur le chevalier, c'est donc vous?... Vite, Margot, une bonne omelette pour M. le chevalier qui doit avoir faim; vite, Gillette, a la cave, car M. le chevalier doit avoir soif... Et Huguette s'avancait, les mains tendues, vers Pardaillan, qui l'embrassa sur les deux joues. --Voyons, chere amie, dit alors le chevalier, je n'ai pas faim et je ne mangerai pas votre omelette; je n'ai pas soif et je ne boirai pas votre vin; mais je suis affame, assoiffe de curiosite, expliquez-moi donc... --Tout ce que vous voudrez, fit Huguette en souriant. Et, tout a coup, elle rougit, puis elle palit, son sourire devint triste et inquiet; et ce fut d'une voix plus tremblante qu'elle ajouta; --Voyons, que voulez-vous savoir? --Vous avez donc ferme la Deviniere? --Mon Dieu, oui, monseigneur... J'ai acquis une honnete aisance, et j'ai pense... cette idee-la m'est venue un soir, au coin du feu, en regardant Pipeau... j'ai pense que je ne voulais, plus etre l'hotesse dont le logis est ouvert a tout venant. Mais, si la Deviniere n'existe plus pour personne au monde, j'ai voulu qu'elle existat toujours et que toujours, moi vivante, elle fut le bon gite pour quelqu'un qui m'a promis de venir s'y reposer... Monsieur le chevalier, ajouta-t-elle en relevant la tete et en fixant sur lui ses beaux yeux humides de larmes, la Deviniere n'est plus l'auberge de la rue Saint-Denis, elle est la bonne auberge reservee a vous seul, elle est... le logis de Pardaillan... Que voulez-vous, lecteur? Cette fidelite, cette constance d'une si jolie naivete, cette touchante delicatesse, cette idee adorable de fermer l'auberge et d'en faire tout de meme une auberge reservee a lui seul... et puis l'hotesse etait charmante... et puis Pipeau le sollicitait de ses jappements plaintifs et joyeux... et puis ce coin lui faisait revivre au coeur toute la poesie de sa jeunesse... bref, mon cher lecteur, Pardaillan ouvrit ses bras. Huguette s'y jeta toute tremblante et pleura longtemps. Un mois plus tard eut lieu le mariage d'Huguette, la bonne hotesse, avec le chevalier de Pardaillan. Et Huguette fut glorieuse, et heureuse, et fiere et extasiee d'avoir un tel mari, c'est ce qu'il est a peine besoin d'affirmer. Quant a Pardaillan, il fut assez genereux pour se montrer plus heureux encore que Huguette. Il avait accroche sa rapiere dans sa chambre, et ce n'est que lorsqu'il etait seul qu'un soupir lui echappait parfois, et alors il s'interrogeait, il etait bien force de s'avouer que ce bonheur paisible ennuyait un peu le chevalier errant, l'aventurier, le chercheur d'inconnu qu'il n'avait cesse d'etre... Au mois de decembre suivant. Pipeau mourut d'ans et de felicite. Il mourut des suites d'une indigestion, ayant un soir devore une dinde que, fidele a ses vieux instincts de maraudeur, il avait volee dans un placard... La pauvre Huguette ne devait pas jouir longtemps du bonheur qu'elle s'etait cree par sa gentillesse et sa gracieuse constance. A peu pres a l'epoque ou mourut Pipeau, elle gagna un refroidissement et declina rapidement. Pardaillan s'installa a son chevet et soigna la bonne hotesse, non pas meme comme un bon mari ou un bon frere, mais comme un amant passionne. Si bien qu'Huguette eut une agonie merveilleuse de bonheur. Malgre tout, elle avait jusque-la doute de l'amour du chevalier. En le voyant si desespere, si empresse aux mille soins de sa maladie, toujours la, toujours s'ingeniant a la consoler, a la faire rire, a lui prouver qu'elle vivrait et serait heureuse, elle ne douta plus et, des lors, elle fut en effet parfaitement heureuse. --Ah! cher ami, murmurait-elle parfois, que ne puis-je mourir cent fois pour avoir cent agonies pareilles!... Elle mourut pourtant, la bonne hotesse!... Elle mourut, souriante, le visage extasie de bonheur et d'amour, elle mourut dans un baiser que son cher, son grand ami, comme elle disait, imprima sur sa bouche, a l'instant supreme. Le chevalier ferma pieusement ces yeux qui tant de fois lui avaient souri. Il pleura pendant des jours et des jours. Un mois apres la mort d'Huguette, Pardaillan ouvrit le testament qu'avait laisse la bonne hotesse. --Je laisse mes biens, meubles et immeubles, a mon bien cher epoux le chevalier de Pardaillan... C'est par ces mots que commencait le testament. Suivait remuneration desdits biens, meubles et immeubles, dont le total faisait la somme ronde de deux cent vingt mille livres. Pardaillan parcourut alors ce qui avait ete l'auberge de la Deviniere et assembla quelques menus souvenirs, notamment un petit portrait d'Huguette, qu'il fit enfermer dans un medaillon d'or. Puis, il se rendit chez le premier tabellion, lui montra le testament et lui declara qu'a son tour il faisait don desdits biens, meubles et immeubles, aux pauvres du quartier Saint-Denis. L'auberge de la Deviniere fut donc transformee en un hospice pour vieillards et indigents. Pardaillan avait stipule que la grande salle et la cuisine demeureraient intactes et qu'une partie des rentes serait affectee a la confection quotidienne d'une bonne soupe qui serait distribuee gratuitement aux miserables sans feu ni lieu. Ayant ainsi arrange son affaire, Pardaillan monta a cheval et sortit de Paris. C'etait par une soiree de fevrier; un petit vent piquant lui egratignait le visage; il trottait sur la route, et les sabots de son cheval resonnaient sur la terre durcie par la gelee. Ou allait-il?... Il ne savait pas... il allait, voila tout!... Quelquefois, il murmurait ce mot qui semblait contenir toute sa pensee et resumer son passe, son present, son avenir... un mot qu'il prononcait sans amertume, avec une sorte de joie et de fierte: "SEUL!..." Le soleil se coucha. Le soir tomba. Le paysage etait melancolique et brumeux. L'espace s'etendait devant lui... Pardaillan s'enfonca vers les lointains horizons. Peu a peu, sa silhouette s'effaca au fond de l'inconnu. XLVI En ce meme mois de fevrier, il se passa a Rome un evenement que nous devons signaler. Au chateau Saint-Ange, dans une chambre pauvrement meublee, sur un lit etroit, une femme etait couchee. Ses yeux de mystere songeurs et fixes, les yeux de cette femme a la tete sculpturale, a l'opulente chevelure noire denouee sur les epaules de marbre, les yeux de cette femme aux attitudes de force et de grandeur, meme dans cette heure ou elle gisait, abattue par la nature, elle qui avait reve le triomphe sur l'humanite, ses yeux de diamants funebres s'attachaient, graves, profonds, sur un enfant qui dormait pres d'elle, un enfant, un tout petit etre solide, muscle, aux poings energiquement fermes. Une servante, penchee sur le lit, regardait. Cette chambre etait une prison. Cette servante, c'etait Myrthis. La femme couchee, c'etait Fausta. L'enfant, c'etait le fils de Fausta et de Pardaillan. Fausta, arretee par les sbires de Sixte dans la nuit de l'incendie du Palais Riant, avait ete enfermee au chateau Saint-Ange ou, pour unique faveur, on lui avait accorde de garder Myrthis pres d'elle. Sixte rassembla un concile secret qui eut a juger la rebelle. Plus de deux cents questions furent posees a ce tribunal exceptionnel. A toutes les questions, il fut repondu a l'unanimite que Fausta etait coupable. En consequence, au mois d'aout 1589, elle fut condamnee a etre decapitee, puis brulee et ses cendres jetees au vent. Ce fut le 15 aout que cette sentence fut communiquee a Fausta, dans la chambre ou elle etait detenue prisonniere. Elle l'ecouta sans un fremissement. L'execution devait avoir lieu le lendemain matin. Quand les juges se furent retires, Myrthis s'agenouilla en sanglotant aux pieds de sa maitresse et murmura: --Quel horrible supplice! o maitresse, est-il possible!... Fausta sourit, releva sa suivante, tira de son sein un medaillon d'or qu'elle ouvrit, et en montra l'interieur a Myrthis. --Rassure-toi, dit-elle, je ne serai pas suppliciee; ils n'auront que mon cadavre; vois-tu ces grains? Un suffit pour endormir, et on dort plusieurs jours; deux endorment aussi, mais on ne se reveille plus; trois foudroient en un temps plus rapide que le plus rapide eclair, et on meurt sans souffrance. --Maitresse, dit Myrthis, vous morte, ma vie ne serait plus qu'une agonie; il y a trois grains pour vous et trois pour votre fidele servante. --Soit, dit simplement Fausta. Apprete-toi donc a mourir comme je vais mourir moi-meme. Fausta versa les trois grains de poison dans une coupe et trois dans une autre coupe. Myrthis s'appreta a verser un peu d'eau dans les coupes... A ce moment, Fausta devint affreusement pale, un tressaillement prolonge la secoua jusqu'au fond de son etre, elle porta les mains a ses flancs, et un cri rauque, un cri ou il y avait de l'angoisse, de la terreur, de l'etonnement, de l'horreur, jaillit de ses levres blanches... --Arrete! gronda-t-elle. Je n'ai pas le droit de mourir encore!... Les six grains de poison furent remis dans le medaillon d'or que Fausta cacha dans son sein. Toute la nuit, Fausta parut s'interroger, ecouter en elle-meme, et, doucement, de ses mains, elle caressait ses flancs; et son visage exprimait tantot un etonnement infini, tantot un sombre desespoir, et tantot une sorte de ravissement... Le matin, des pas nombreux s'approcherent de la porte, et Myrthis, ignorant ce qui se passait dans l'etre de Fausta, se reprit a pleurer, car on venait chercher sa maitresse pour la conduire au supplice. C'etaient les juges, en effet, les juges et les gardes et le bourreau. L'un des juges deplia un parchemin et fit une nouvelle lecture de la sentence. Alors, le bourreau s'avanca pour se saisir de Fausta et l'entrainer. Mais elle l'ecarta d'un geste, et, sereine, glaciale, orgueilleuse, telle qu'elle avait toujours ete, elle prononca: --Bourreau, il n'est pas temps encore de remplir ton office. Juges, vous ne pouvez me tuer encore... Parce que vous ne pouvez tuer deux vies, n'en ayant condamne qu'une, parce que mes flancs portent une vie nouvelle qui echappe a votre justice, parce que je ne suis plus la vierge, parce que je vais etre mere!... Les juges s'inclinerent et sortirent. C'etait en effet une loi sacree, dominant toutes les lois dans tous les pays d'Europe, qu'une femme enceinte ne put etre executee... Sixte-Quint obtint du tribunal qui avait condamne la rebelle qu'il ne lui fut pas fait grace de la vie, mais qu'il fut sursis a l'execution jusqu'a la naissance de l'enfant. Cette sentence nouvelle fut communiquee a Fausta vers la fin de septembre: elle l'accueillit en souriant... Il y avait trois jours que l'enfant etait ne. Tout, dans ce petit etre, denoncait une etrange vigueur, un furieux appetit de la vie; il fermait les poings, se raidissait, criait comme d'autres enfants a trois mois; Fausta fit signe de la tete que c'etait bien, jeta un coup d'oeil sur le verre de poison qui etait sur une petite table a portee de sa main, et alors, pour la premiere fois, elle prit l'enfant dans ses bras. L'enfant s'eveilla et ses yeux clignotants parurent regarder... et alors Fausta lui parla: --Fils de Fausta... fils de Pardaillan... que seras-tu?... Te dresseras-tu un jour devant ton pere?... Seras-tu le vengeur de ta mere?... Fils de Fausta et de Pardaillan, puisses-tu avoir le coeur cuirasse d'un triple airain! Puisse ton ame inaccessible ignorer a jamais la pitie, l'amour, les sentiments de faiblesse et d'esclavage! Puisses-tu passer dans la vie comme un brulant meteore que pousse la fatalite! Adieu, fils de Pardaillan! En meme temps, elle saisit la coupe de poison, la vida d'un trait, la rejeta, et, violemment, dans le spasme supreme de la mort, imprima son baiser comme une morsure indelebile sur le front de l'enfant... Et elle retomba sur l'oreiller... elle etait morte. Que devait-il devenir, en effet, cet enfant, issu de deux etres de force et de vie intense, aussi formidables l'un que l'autre, mais l'un, type de chevalerie, synthese de generosite; l'autre, type d'ambition, synthese d'orgueil? Oui, que devait figurer ce produit de deux figures si dissemblables, l'enfant qui trouvait l'effroyable imprecation d'une Fausta au seuil de la vie, qui heritait peut-etre l'incalculable force de, mal qui residait dans l'esprit de Fausta, et en qui palpitait peut-etre l'ame magnanime de Pardaillan?... TABLE I.--La flagellation de Jesus II.--Henri III III.--Henri III (suite) IV.--Pardaillan et Fausta V.--L'auberge du Chant-du-Coq VI.--La vie de Cocagne VIL.--Marie de Montpensier VIII.--Le calvaire de Montmartre IX.--La parole de Maurevert X.--Le cardinal XI.--La mere XII.--La fille XIII.--Fin de la vie de Cocagne XIV.--Monsieur Peretti XV.--Le 21 octobre 1588 XVI.--Devant l'abbaye XVII.--La reconnaissance de Fausta XVIII.--Maurevert XIX.--L'echauffouree de la Cite XX.--Ou Fausta se contente d'une couronne XXI.--La lettre XXII.--La route de Dunkerque XXIII.--Blois XXIV.--Reconciliation XXV.--Catherine recoit la lettre XXVI.--Pardaillan au couvent XXVII.--Mourir ou tuer? XXVIII.--Les fosses du chateau XXIX.--Les clefs du chateau XXX.--Aux approches de Noel XXXI.--Aux approches de Noel (suite) XXXII.--Aux approches de Noel (fin) XXXIII.--Duchesse de Guise XXXIV.--L'effondrement XXXV.--Le dernier geste de Fausta XXXVI.--La poursuite XXXVII.--La foret de Marchenoir XXXVIII.--Un spectre qui s'evanouit XXXIX.--Les frais de route de Pardaillan XL.--Le palais Riant XLI.--Fin du palais Riant XLII.--Ventre saint-gris XLIII.--Deux dynasties en presence XLIV.--Jacques Clement XLV.--La bonne hotesse XLVI.-- End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue by Michel Zevaco *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 04, *** ***** This file should be named 13523.txt or 13523.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/5/2/13523/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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