The Project Gutenberg EBook of La Marquise, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: La Marquise Author: George Sand Release Date: July 26, 2004 [EBook #13025] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr [Illustration: images/ill_1.png] LA MARQUISE I. La marquise de R... n'etait pas fort spirituelle, quoiqu'il soit recu en litterature que toutes les vieilles femmes doivent petiller d'esprit. Son ignorance etait extreme sur toutes les choses que le frottement du monde ne lui avait point apprises. Elle n'avait pas non plus cette excessive delicatesse d'expression, cette penetration exquise, ce tact merveilleux qui distinguent, a ce qu'on dit, les femmes qui ont beaucoup vecu. Elle etait, au contraire, etourdie, brusque, franche, quelquefois meme cynique. Elle detruisait absolument toutes les idees que je m'etais faites d'une marquise du bon temps. Et pourtant elle etait bien marquise, et elle avait vu la cour de Louis XV; mais, comme c'avait ete des lors un caractere d'exception, je vous prie de ne pas chercher dans son histoire l'etude serieuse des moeurs d'une epoque. La societe me semble si difficile a connaitre bien et a bien peindre dans tous les temps, que je ne veux point m'en meler. Je me bornerai a vous raconter de ces faits particuliers qui etablissent des rapports de sympathie irrecusable entre les hommes de toutes les societes et de tous les siecles. Je n'avais jamais trouve un grand charme dans la societe de cette marquise. Elle ne me semblait remarquable que pour la prodigieuse memoire qu'elle avait conservee du temps de sa jeunesse, et pour la lucidite virile avec laquelle s'exprimaient ses souvenirs. Du reste, elle etait, comme tous les vieillards, oublieuse des choses de la veille et insouciante des evenements qui n'avaient point sur sa destinee une influence directe. Elle n'avait pas eu une de ces beautes piquantes qui, manquant d'eclat et de regularite, ne pouvaient se passer d'esprit. Une femme ainsi faite en acquerait pour devenir aussi belle que celles qui l'etaient davantage. La marquise, au contraire, avait eu le malheur d'etre incontestablement belle. Je n'ai vu d'elle que son portrait, qu'elle avait, comme toutes les vieilles femmes, la coquetterie d'etaler dans sa chambre a tous les regards. Elle y etait representee en nymphe chasseresse, avec un corsage de satin imprime imitant la peau de tigre, des manches de dentelle, un arc de bois de sandal et un croissant de perles qui se jouait sur ses cheveux crepes. C'etait, malgre tout, une admirable peinture, et surtout une admirable femme; grande, svelte, brune, avec des yeux noirs, des traits severes et nobles, une bouche vermeille qui ne souriait point, et des mains qui, dit-on, avaient fait le desespoir de la princesse de Lamballe. Sans la dentelle, le satin et la poudre, c'eut ete vraiment la une de ces nymphes fieres et agiles que les mortels apercevaient au fond des forets ou sur le flanc des montagnes pour en devenir fous d'amour et de regret. Pourtant la marquise avait eu peu d'aventures. De son propre aveu, elle avait passe pour manquer d'esprit. Les hommes blases d'alors aimaient moins la beaute pour elle-meme que pour ses agaceries coquettes. Des femmes infiniment moins admirees lui avaient ravi tous ses adorateurs, et, ce qu'il y a d'etrange, elle n'avait pas semble s'en soucier beaucoup. Ce qu'elle m'avait raconte, _a batons rompus_, de sa vie me faisait penser que ce coeur-la n'avait point eu de jeunesse, et que la froideur de l'egoisme avait domine toute autre faculte. Cependant je voyais autour d'elle des amities assez vives pour la vieillesse: ses petits-enfants la cherissaient, et elle faisait du bien sans ostentation; mais comme elle ne se piquait pas de principes, et avouait n'avoir jamais aime son amant, le vicomte de Larrieux, je ne pouvais pas trouver d'autre explication a son caractere. Un soir je la vis plus expansive encore que de coutume. Il y avait de la tristesse dans ses pensees. "Mon cher enfant, me dit-elle, le vicomte de Larrieux vient de mourir de sa goutte; c'est une grande douleur pour moi, qui fus son amie pendant soixante ans. Et puis il est effrayant de voir comme l'on meurt! Ce n'est pas etonnant, il etait si vieux! --Quel age avait-il? demandai-je. --Quatre-vingt-quatre ans. Pour moi, j'en ai quatre-vingts; mais je ne suis pas infirme comme il l'etait; je dois esperer de vivre plus que lui. N'importe! voici plusieurs de mes amis qui s'en vont cette annee, et on a beau se dire qu'on est plus jeune et plus robuste, on ne peut pas s'empecher d'avoir peur quand on voit partir ainsi ses contemporains. --Ainsi, lui dis-je, voila tous les regrets que vous lui accordez, a ce pauvre Larrieux, qui vous a adoree pendant soixante ans, qui n'a cesse de se plaindre de vos rigueurs, et qui ne s'en est jamais rebute? C'etait le modele des amants, celui-la! On ne fait plus de pareils hommes! --Laissez donc, dit la marquise avec un sourire froid, cet homme avait la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l'etait pas du tout, chacun le sait." Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur ce vicomte de Larrieux et sur elle-meme; et voici la singuliere reponse que j'en obtins. "Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne d'un caractere tres-maussade et tres-inegal. Il se peut que cela soit. Jugez-en vous-meme: je vais vous dire toute mon histoire, et vous confesser des travers que je n'ai jamais devoiles a personne. Vous qui etes d'une epoque sans prejuges, vous me trouverez moins coupable peut-etre que je ne me le semble a moi-meme; mais, quelle que soit l'opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m'etre fait connaitre a quelqu'un. Peut-etre me donnerez-vous quelque marque de compassion qui adoucira la tristesse de mes souvenirs. Je fus elevee a Saint-Cyr. L'education brillante qu'on y recevait produisait effectivement fort peu de chose. J'en sortis a seize ans pour epouser le marquis de R..., qui en avait cinquante, et je n'osai pas m'en plaindre, car tout le monde me felicitait sur ce beau mariage, et toutes les filles sans fortune enviaient mon sort. J'ai toujours eu peu d'esprit; dans ce temps-la j'etais tout a fait bete. Cette education claustrale avait acheve d'engourdir mes facultes deja tres-lentes. Je sortis du couvent avec une de ces niaises innocences dont on a bien tort de nous faire un merite, et qui nuisent souvent au bonheur de toute notre vie. En effet, l'experience que j'acquis en six mois de mariage trouva un esprit si etroit pour la recevoir, qu'elle ne me servit de rien. J'appris, non pas a connaitre la vie, mais a douter de moi-meme. J'entrai dans le monde avec des idees tout a fait fausses et des preventions dont toute ma vie n'a pu detruire l'effet. A seize ans et demi j'etais veuve; et ma belle-mere, qui m'avait prise en amitie pour la nullite de mon caractere, m'exhorta a me remarier. Il est vrai que j'etais grosse, et que le faible douaire qu'on me laissait devait retourner a la famille de mon mari au cas ou je donnerais un beau-pere a son heritier. Des que mon deuil fut passe, on me produisit donc dans le monde, et l'on m'y entoura de galants. J'etais alors dans tout l'eclat de la beaute, et, de l'aveu de toutes les femmes, il n'etait point de figure ni de taille qui pussent m'etre comparees. Mais mon mari, ce libertin vieux et blase qui n'avait jamais eu pour moi qu'un dedain ironique, et qui m'avait epousee pour obtenir une place promise a ma consideration, m'avait laisse tant d'aversion pour le mariage que jamais je ne voulus consentir a contracter de nouveaux liens. Dans mon ignorance de la vie, je m'imaginais que tous les hommes etaient les memes, que tous avaient cette secheresse de coeur, cette impitoyable ironie, ces caresses froides et insultantes qui m'avaient tant humiliee. Toute bornee que j'etais, j'avais fort bien compris que les rares transports de mon mari ne s'adressaient qu'a une belle femme, et qu'il n'y mettait rien de son ame. Je redevenais ensuite pour lui une sotte dont il rougissait en public, et qu'il eut voulu pouvoir renier. Cette funeste entree dans la vie me desenchanta pour jamais. Mon coeur, qui n'etait peut-etre pas destine a cette froideur, se resserra et s'entoura de mefiances. Je pris les hommes en aversion et en degout. Leurs hommages m'insulterent; je ne vis en eux que des fourbes qui se faisaient esclaves pour devenir tyrans. Je leur vouai un ressentiment et une haine eternels. Quand on n'a pas besoin de vertu, on n'en a pas; voila pourquoi, avec les moeurs les plus austeres, je ne fus point vertueuse. Oh! combien je regrettai de ne pouvoir l'etre! combien je l'enviai, cette force morale et religieuse qui combat les passions et colore la vie! la mienne fut si froide et si nulle! que n'eusse-je point donne pour avoir des passions a reprimer, une lutte a soutenir, pour pouvoir me jeter a genoux et prier comme ces jeunes femmes que je voyais, au sortir du couvent, se maintenir sages dans le monde durant quelques annees a force de ferveur et de resistance! Moi, malheureuse, qu'avais-je a faire sur la terre? Rien qu'a me parer, a me montrer et a m'ennuyer. Je n'avais point de coeur, point de remords, point de terreurs; mon ange gardien dormait au lieu de veiller. La Vierge et ses chastes mysteres etaient pour moi sans consolation et sans poesie. Je n'avais nul besoin des protections celestes: les dangers n'etaient pas faits pour moi, et je me meprisais pour ce dont j'eusse du me glorifier. Car il faut vous dire que je m'en prenais a moi autant qu'aux autres quand je trouvais en moi cette volonte de ne pas aimer degeneree en impuissance. J'avais souvent confie aux femmes qui me pressaient de faire choix d'un mari ou d'un amant l'eloignement que m'inspiraient l'ingratitude, l'egoisme et la brutalite des hommes. Elles me riaient au nez quand je parlais ainsi, m'assurant que tous n'etaient pas semblables a mon vieux mari, et qu'ils avaient des secrets pour se faire pardonner leurs defauts et leurs vices. Cette maniere de raisonner me revoltait; j'etais humiliee d'etre femme en entendant d'autres femmes exprimer des sentiments aussi grossiers, et rire comme des folles quand l'indignation me montait au visage. Je m'imaginais un instant valoir mieux qu'elles toutes. Et puis je retombais avec douleur sur moi-meme; l'ennui me rongeait. La vie des autres etait remplie, la mienne etait vide et oisive. Alors je m'accusais de folie et d'ambition demesuree; je me mettais a croire tout ce que m'avaient dit ces femmes rieuses et philosophes, qui prenaient si bien leur siecle comme il etait. Je me disais que l'ignorance m'avait perdue, que je m'etais forge des esperances chimeriques, que j'avais reve des hommes loyaux et parfaits qui n'etaient point de ce monde. En un mot, je m'accusais de tous les torts qu'on avait eus envers moi. Tant que les femmes espererent me voir bientot convertie a leurs maximes et a ce qu'elles appelaient leur sagesse, elles me supporterent. Il y en avait meme plus d'une qui fondait sur moi un grand espoir de justification pour elle-meme, plus d'une qui avait passe des temoignages exageres d'une vertu farouche a une conduite eventee, et qui se flattait de me voir donner au monde l'exemple d'une legerete capable d'excuser la sienne. Mais quand elles virent que cela ne se realisait point, que j'avais deja vingt ans et que j'etais incorruptible, elles me prirent en horreur; elles pretendirent que j'etais leur critique incarnee et vivante; elles me tournerent en ridicule avec leurs amants, et ma conquete fut l'objet des plus outrageants projets et des plus immorales entreprises. Des femmes d'un haut rang dans le monde ne rougirent point de tramer en riant d'infames complots contre moi, et, dans la liberte de moeurs de la campagne, je fus attaquee de toutes les manieres avec un acharnement de desirs qui ressemblait a de la haine. Il y eut des hommes qui promirent a leurs maitresses de m'apprivoiser, et des femmes qui permirent a leurs amants de l'essayer. Il y eut des maitresses de maison qui s'offrirent a egarer ma raison avec l'aide des vins de leurs soupers. J'eus des amis et des parents qui me presenterent pour me tenter, des hommes dont j'aurais fait de tres-beaux cochers pour ma voiture. Comme j'avais eu l'ingenuite de leur ouvrir toute mon ame, elles savaient fort bien que ce n'etait ni la piete, ni l'honneur, ni un ancien amour qui me preservait, mais bien la mefiance et un sentiment de repulsion involontaire; elles ne manquerent pas de divulguer mon caractere, et, sans tenir compte des incertitudes et des angoisses de mon ame, elles repandirent hardiment que je meprisais tous les hommes. Il n'est rien qui les blesse plus que ce sentiment; ils pardonnent plutot le libertinage que le dedain. Aussi partagerent-ils l'aversion que les femmes avaient pour moi; ils ne me rechercherent plus que pour satisfaire leur vengeance et me railler ensuite. Je trouvai l'ironie et la faussete ecrites sur tous les fronts, et ma misanthropie s'en accrut chaque jour. Une femme d'esprit eut pris son parti sur tout cela; elle eut persevere dans la resistance, ne fut-ce que pour augmenter la rage de ses rivales; elle se fut jetee ouvertement dans la piete pour se rattacher a la societe de ce petit nombre de femmes vertueuses qui, meme en ce temps-la, faisaient l'edification des honnetes gens. Mais je n'avais pas assez de force dans le caractere pour faire face a l'orage qui grossissait contre moi. Je me voyais delaissee, haie, meconnue; deja ma reputation etait sacrifiee aux imputations les plus horribles et les plus bizarres. Certaines femmes, vouees a la plus licencieuse debauche, feignaient de se voir en danger aupres de moi. II. Sur ces entrefaites arriva de province un homme sans talent, sans esprit, sans aucune qualite energique ou seduisante, mais doue d'une grande candeur et d'une droiture de sentiments bien rare dans le monde ou je vivais. Je commencais a me dire qu'il fallait faire enfin un _choix_, comme disaient mes compagnes. Je ne pouvais pas me marier, etant mere, et, n'ayant confiance a la bonte d'aucun homme, je ne croyais pas avoir ce droit. C'etait donc un amant qu'il me fallait accepter pour etre au niveau de la compagnie ou j'etais jetee. Je me determinai en faveur de ce provincial, dont le nom et l'etat dans le monde me couvraient d'une assez belle protection. C'etait le vicomte de Larrieux. Il m'aimait lui, et dans la sincerite de son ame! Mais son ame! en avait-il une? C'etait un de ces hommes froids et positifs qui n'ont pas meme pour eux l'elegance du vice et l'esprit du mensonge. Il m'aimait a son ordinaire, comme mon mari m'avait quelquefois aimee. Il n'etait frappe que de ma beaute, et ne se mettait pas en peine de decouvrir mon coeur. Chez lui ce n'etait pas dedain, c'etait ineptie. S'il eut trouve en moi la puissance d'aimer, il n'eut pas su comment y repondre. Je ne crois pas qu'il ait existe un homme plus materiel que ce pauvre Larrieux. Il mangeait avec volupte, il s'endormait sur tous les fauteuils, et le reste du temps il prenait du tabac. Il etait ainsi toujours occupe a satisfaire quelque appetit physique. Je ne pense pas qu'il eut une idee par jour. Avant de l'elever jusqu'a mon intimite, j'avais de l'amitie pour lui, parce que si je ne trouvais en lui rien de grand, du moins je n'y trouvais rien de mechant; et en cela seul consistait sa superiorite sur tout ce qui m'entourait. Je me flattai donc, en ecoutant ses galanteries, qu'il me reconcilierait avec la nature humaine, et je me confiai a sa loyaute. Mais a peine lui eus-je donne sur moi ces droits que les femmes faibles ne reprennent jamais, qu'il me persecuta d'un genre d'obsession insupportable, et reduisit tout son systeme d'affection aux seuls temoignages qu'il fut capable d'apprecier. Vous voyez, mon ami, que j'etais tombee de Charybde en Scylla. Cet homme, qu'a son large appetit et a ses habitudes du sieste j'avais cru d'un sang si calme, n'avait meme pas en lui le sentiment de cette forte amitie que j'esperais rencontrer. Il disait en riant qu'il lui etait impossible d'avoir de l'amitie pour une belle femme. Et si vous saviez ce qu'il appelait l'amour! Je n'ai point la pretention d'avoir ete petrie d'un autre limon que toutes les autres creatures humaines. A present que je ne suis plus d'aucun sexe, je pense que j'etais alors tout aussi femme qu'une autre, mais qu'il a manque au developpement de mes facultes de rencontrer un homme que je pusse aimer assez pour jeter un peu de poesie sur les faits de la vie animale. Mais cela n'etant point, vous-meme, qui etes un homme, et par consequent moins delicat sur cette perception de sentiment, vous devez comprendre le degout qui s'empare du coeur quand on se soumet aux exigences de l'amour sans en avoir compris les besoins. En trois jours le vicomte de Larrieux me devint insoutenable. Eh bien! mon cher, je n'eus jamais l'energie de me debarrasser de lui! Pendant soixante ans il a fait mon tourment et ma satiete. Par complaisance, par faiblesse ou par ennui, je l'ai supporte. Toujours mecontent de mes repugnances, et toujours attire vers moi par les obstacles que je mettais a sa passion, il a eu pour moi l'amour le plus patient, le plus courageux, le plus soutenu et le plus ennuyeux qu'un homme ait jamais eu pour une femme. Il est vrai que, depuis que je l'avais erige aupres de moi en protecteur, mon role dans le monde etait infiniment moins desagreable. Les hommes n'osaient plus me rechercher; car le vicomte etait un terrible ferrailleur et un atroce jaloux. Les femmes, qui avaient predit que j'etais incapable de fixer un homme, voyaient avec depit le vicomte enchaine a mon char; et peut-etre entrait-il dans ma patience envers lui un peu de cette vanite qui ne permet point a une femme de paraitre delaissee. Il n'y avait pourtant pas de quoi se glorifier beaucoup dans la personne de ce pauvre Larrieux; mais c'etait un fort bel homme; il avait du coeur, il savait se taire a propos, il menait un grand train de vie, il ne manquait pas non plus de cette fatuite modeste qui fait ressortir le merite d'une femme. Enfin, outre que les femmes n'etaient point du tout dedaigneuses de cette fastidieuse beaute qui me semblait etre le principal defaut du vicomte, elles etaient surprises du devouement sincere qu'il me marquait, et le proposaient pour modele a leurs amants. Je m'etais donc placee dans une situation enviee; mais cela, je vous assure, me dedommageait mediocrement des ennuis de l'intimite. Je les supportai pourtant avec resignation, et je gardai a Larrieux une inviolable fidelite. Voyez, mon cher enfant, si je fus aussi coupable envers lui que vous l'avez pense. --Je vous ai parfaitement comprise, lui repondis-je; c'est vous dire que je vous plains et que je vous estime. Vous avez fait aux moeurs de votre temps un veritable sacrifice, et vous futes persecutee parce que vous valiez mieux que ces moeurs-la. Avec un peu plus de force morale, vous eussiez trouve dans la vertu tout le bonheur que vous ne trouvates point dans une intrigue. Mais laissez-moi m'etonner d'un fait: c'est que vous n'ayez point rencontre, dans tout le cours de votre vie, un seul homme capable de vous comprendre et digne de vous convertir au veritable amour. Faut-il en conclure que les hommes d'aujourd'hui valent mieux que les hommes d'autrefois? --Ce serait de votre part une grande fatuite, me repondit-elle en riant. J'ai fort peu a me louer des hommes de mon temps, et cependant je doute que vous ayez fait beaucoup de progres; mais ne moralisons point. Qu'ils soient ce qu'ils sont; la faute de mon malheur, est toute a moi; je n'avais pas l'esprit de le juger. Avec ma sauvage fierte, il aurait fallu etre une femme superieure, et choisir d'un coup d'oeil d'aigle entre tous ces hommes si plats, si faux et si vides, un de ces etres vrais et nobles, qui sont rares et exceptionnels dans tous les temps. J'etais trop ignorante, trop bornee pour cela. A force de vivre, j'ai acquis plus de jugement: je me suis apercue que certains d'entre eux, que j'avais confondus dans ma peine, meritaient d'autres sentiments; mais alors j'etais vieille. Il n'etait plus temps de m'en aviser. --Et tant que vous futes jeune, repris-je, vous ne futes pas une seule fois tentee de faire un nouvel essai? Cette aversion farouche n'a jamais ete ebranlee? Cela est etrange." III. La marquise garda un instant le silence; mais tout a coup, posant avec bruit sur la table sa tabatiere d'or, qu'elle avait longtemps roulee entre ses doigts, "Eh bien, puisque j'ai commence a me confesser, dit-elle, je veux tout avouer. Ecoutez bien: "Une fois, une seule fois dans ma vie j'ai ete amoureuse, mais amoureuse comme personne ne l'a ete, d'un amour passionne, indomptable, devorant, et pourtant ideal et platonique s'il en fut. Oh! cela vous etonne bien d'apprendre qu'une marquise du dix-huitieme siecle n'ait eu dans toute sa vie qu'un amour, et un amour platonique! C'est que, voyez-vous, mon enfant, vous autres jeunes gens, vous croyez bien connaitre les femmes, et vous n'y entendez rien. Si beaucoup de vieilles de quatre-vingts ans se mettaient a vous raconter franchement leur vie, peut-etre decouvririez-vous dans l'ame feminine des sources de vice et de vertu dont vous n'avez pas l'idee. Maintenant devinez de quel rang fut l'homme pour qui, moi, marquise, et marquise hautaine et fiere entre toutes, je perdis tout a fait la tete. --Le roi de France ou le dauphin Louis XVI. --Oh! si vous debutez ainsi, il vous faudra trois heures pour arriver jusqu'a mon amant. J'aime mieux vous le dire: c'etait un comedien. --C'etait toujours bien un roi, j'imagine. --Le plus noble et le plus elegant qui monta jamais sur les planches. Vous n'etes pas surpris? --Pas trop. J'ai oui dire que ces unions disproportionnees n'etaient pas rares, meme dans le temps ou les prejuges avaient le plus de force en France. Laquelle des amies de madame d'Epinay vivait donc avec Jeliotte? --Comme vous connaissez notre temps! Cela fait pitie. Eh! c'est precisement parce que ces traits-la sont consignes dans les memoires, et cites avec etonnement, que vous devriez conclure leur rarete et leur contradiction avec les moeurs du temps. Soyez sur qu'ils faisaient des lors un grand scandale; et lorsque vous entendez parler d'horribles depravations, du duc de Guiche et de Manicamp, de madame de Lionne et de sa fille, vous pouvez etre assure que ces choses-la etaient aussi revoltantes au temps ou elles se passerent qu'au temps ou vous les lisez. Croyez-vous donc que ceux dont la plume indignee vous les a transmises fussent les seuls honnetes gens de France?" Je n'osais point contredire la marquise. Je ne sais lequel de nous deux etait competent pour juger la question. Je la ramenai a son histoire, qu'elle reprit ainsi: "Pour vous prouver combien peu cela etait tolere, je vous dirai que la premiere fois que je le vis, et que j'exprimai mon admiration a la comtesse de Ferrieres, qui se trouvait aupres de moi, elle me repondit: "Ma toute belle, vous ferez bien de ne pas dire votre avis si chaudement devant une autre que moi; on vous raillerait cruellement si l'on vous soupconnait d'oublier qu'aux yeux d'une femme bien nee un comedien ne peut pas etre un homme." Cette parole de madame de Ferrieres me resta dans l'esprit, je ne sais pourquoi. Dans la situation ou j'etais, ce ton de mepris me paraissait absurde; et cette crainte que je ne vinsse a me compromettre par mon admiration semblait une hypocrite mechancete. Il s'appelait Lelio, etait Italien de naissance, mais parlait admirablement le francais. Il pouvait bien avoir trente-cinq ans, quoique sur la scene il parut souvent n'en avoir pas vingt. Il jouait mieux Corneille que Racine; mais dans l'un et dans l'autre il etait inimitable. --Je m'etonne, dis-je en interrompant la marquise, que son nom ne soit pas reste dans les annales du talent dramatique. --Il n'eut jamais de reputation, repondit-elle; on ne l'appreciait ni a la ville et a la cour. A ses debuts, j'ai oui dire qu'il fut outrageusement siffle. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur de son ame et de ses efforts pour se perfectionner; on le tolera, on l'applaudit parfois; mais, en somme, on le considera toujours comme un comedien de mauvais gout. C'etait un homme qui, en fait d'art, n'etait pas plus de son siecle qu'en fait de moeurs je n'etais du mien. Ce fut peut-etre la le rapport immateriel, mais tout-puissant, qui des deux extremites de la chaine sociale attira nos ames l'une vers l'autre. Le public n'a pas plus compris Lelio que le monde ne m'a jugee. "Cet homme est exagere, disait-on, de lui; il se force, il ne sent rien;" et de moi l'on disait ailleurs: "Cette femme est meprisante et froide; elle n'a pas de coeur." Qui sait si nous n'etions pas les deux etres qui sentaient le plus vivement de l'epoque! Dans ce temps-la, on jouait la tragedie _decemment_; il fallait avoir bon ton, meme en donnant un soufflet; il fallait mourir convenablement et tomber avec grace. L'art dramatique etait faconne aux convenances du beau monde; la diction et le geste des acteurs etaient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phedre et Clytemnestre. Je n'avais pas calcule et senti les defauts de cette ecole. Je n'allais pas loin dans mes reflexions; seulement la tragedie m'ennuyait a mourir; et comme il etait de mauvais ton d'en convenir, j'allais courageusement m'y ennuyer deux fois par semaine; mais l'air froid et contraint dont j'ecoutais ces pompeuses tirades faisait dire de moi que j'etais insensible au charme des beaux vers. J'avais fait une assez longue absence de Paris, quand je retournai un soir a la Comedie-Francaise pour voir jouer _le Cid_. Pendant mon sejour a la campagne, Lelio avait ete admis a ce theatre, et je le voyais pour la premiere fois. Il joua Rodrigue. Je n'entendis pas plus tot le son de sa voix que je fus emue. C'etait une voix plus penetrante que sonore, une voix nerveuse et accentuee. Sa voix etait une des choses que l'on critiquait en lui. On voulait que le Cid eut une basse-taille, comme on voulait que tous les heros de l'antiquite fussent grands et forts. Un roi qui n'avait pas cinq pieds six pouces ne pouvait pas ceindre le diademe: cela etait contraire aux arrets du bon gout. Lelio etait petit et grele; sa beaute ne consistait pas dans les traits, mais dans la noblesse du front, dans la grace irresistible des attitudes, dans l'abandon de la demarche, dans l'expression fiere et melancolique de la physionomie. Je n'ai jamais vu dans une statue, dans une peinture, dans un homme, une puissance de beaute plus ideale et plus suave. C'est pour lui qu'aurait du etre cree le mot de _charme_, qui s'appliquait a toutes ses paroles, a tous ses regards, a tous ses mouvements. Que vous dirai-je! Ce fut en effet un _charme_ jete sur moi. Cet homme, qui marchait, qui parlait, qui agissait sans methode et sans pretention, qui sanglotait avec le coeur autant qu'avec la voix, qui s'oubliait lui-meme pour s'identifier avec la passion; cet homme que l'ame semblait user et briser, et dont un regard renfermait tout l'amour que j'avais cherche vainement dans le monde, exerca sur moi une puissance vraiment electrique; cet homme, qui n'etait pas ne dans son temps de gloire et de sympathies, et qui n'avait que moi pour le comprendre et marcher avec lui, fut, pendant cinq ans, mon roi, mon dieu, ma vie, mon amour. Je ne pouvais plus vivre sans le voir: il me gouvernait, il me dominait. Ce n'etait pas un homme pour moi; mais je l'entendais autrement que madame de Ferrieres; c'etait bien plus: c'etait une puissance morale, un maitre intellectuel, dont l'ame petrissait la mienne a son gre. Bientot il me fut impossible de renfermer les impressions que je recevais de lui. J'abandonnai ma loge a la Comedie-Francaise pour ne pas me trahir. Je feignis d'etre devenue devote, et d'aller, le soir, prier dans les eglises. Au lieu de cela, je m'habillais en grisette, et j'allais me meler au peuple pour l'ecouter et le contempler a mon aise. Enfin, je gagnai un des employes du theatre, et j'eus, dans un coin de la salle, une place etroite et secrete ou nul regard ne pouvait m'atteindre et ou je me rendais par un passage derobe. Pour plus de surete, je m'habillais en ecolier. Ces folies que je faisais pour un homme avec lequel je n'avais jamais echange un mot ni un regard, avaient pour moi tout l'attrait du mystere et toute l'illusion du bonheur. Quand l'heure de la comedie sonnait a l'enorme pendule de mon salon, de violentes palpitations me saisissaient. J'essayais de me recueillir, tandis qu'on appretait ma voiture; je marchais avec agitation, et si Larrieux etait pres de moi, je le brutalisais pour le renvoyer; j'eloignais avec un art infini les autres importuns. Tout l'esprit que me donna cette passion de theatre n'est pas croyable. Il faut que j'aie eu bien de la dissimulation et bien de la finesse pour le cacher pendant cinq ans a Larrieux, qui etait le plus jaloux des hommes, et a tous les mechants qui m'entouraient. Il faut vous dire qu'au lieu de la combattre je m'y livrais avec avidite, avec delices. Elle etait si pure! Pourquoi donc en aurais-je rougi? Elle me creait une vie nouvelle; elle m'initiait enfin a tout ce que j'avais desire connaitre et sentir; jusqu'a un certain point elle me faisait femme. J'etais heureuse, j'etais fiere de me sentir trembler, etouffer, defaillir. La premiere fois qu'une violente palpitation vint eveiller mon coeur inerte, j'eus autant d'orgueil qu'une jeune mere au premier mouvement de l'enfant renferme dans son sein. Je devins boudeuse, rieuse, maligne, inegale. Le bon Larrieux observa que la devotion me donnait de singuliers caprices. Dans le monde, on trouva que j'embellissais chaque jour davantage, que mon oeil noir se veloutait, que mon sourire avait de la pensee, que mes remarques sur toutes choses portaient plus juste et allaient plus loin qu'on ne m'en aurait crue capable. On en fit tout l'honneur a Larrieux, qui en etait pourtant bien innocent. Je suis decousue dans mes souvenirs, parce que voici une epoque de ma vie ou ils m'inondent. En vous les disant, il me semble que je rajeunis et que mon coeur bat encore au nom de Lelio. Je vous disais tout a l'heure qu'en entendant sonner la pendule je fremissais de joie et d'impatience. Maintenant encore il me semble ressentir l'espece de suffocation delicieuse qui s'emparait de moi au timbre de cette sonnerie. Depuis ce temps-la des vicissitudes de fortune m'ont amenee a me trouver fort heureuse dans un petit appartement du Marais. Eh bien! je ne regrette rien de mon riche hotel, de mon noble faubourg et de ma splendeur passee, que les objets qui m'eussent rappele ce temps d'amour et de reves. J'ai sauve du desastre quelques meubles qui datent de cette epoque, et que je regarde avec la meme emotion que si l'heure allait sonner, et que si le pied de mes chevaux battait le pave. Oh! mon enfant, n'aimez jamais ainsi; car c'est un orage qui ne s'apaise qu'a la mort! Alors je partais, vive, et legere, et jeune, et heureuse! Je commencais a apprecier tout ce dont se composait ma vie, le luxe, la jeunesse, la beaute. Le bonheur se revelait a moi par tous les sens, par tous les pores. Doucement pliee au fond de mon carrosse, les pieds enfonces dans la fourrure, je voyais ma figure brillante et paree se repeter dans la glace encadree d'or placee vis-a-vis de moi. Le costume des femmes, dont on s'est tant moque depuis, etait alors d'une richesse et d'un eclat extraordinaires; porte avec gout et chatie dans ses exagerations, il pretait a la beaute une noblesse et une grace moelleuse dont les peintures ne sauraient vous donner l'idee. Avec tout cet attirail de plumes, d'etoffes et de fleurs, une femme etait forcee de mettre une sorte de lenteur a tous ses mouvements. J'en ai vu de fort blanches qui, lorsqu'elles etaient poudrees et habillees de blanc, trainant leur longue queue de moire et balancant avec souplesse les plumes de leur front, pouvaient, sans hyperbole, etre comparees a des cygnes. C'etait, en effet, quoi qu'en ait dit Rousseau, bien plus a des oiseaux qu'a des guepes que nous ressemblions avec ces enormes plis de satin, cette profusion de mousselines et de bouffantes qui cachaient un petit corps tout frele, comme le duvet cache la tourterelle; avec ces longs ailerons de dentelle qui tombaient du bras, avec ces vives couleurs qui bigarraient nos jupes, nos rubans et nos pierreries; et quand nous tenions nos petits pieds en equilibre dans de jolies mules a talons, c'est alors vraiment que nous semblions craindre de toucher la terre, et que nous marchions avec la precaution dedaigneuse d'une bergeronnette au bord d'un ruisseau. A l'epoque dont je vous parle, on commencait a porter de la poudre blonde, qui donnait aux cheveux une teinte douce et cendree. Cette maniere d'attenuer la crudite des tons de la chevelure donnait au visage beaucoup de douceur et aux yeux un eclat extraordinaire. Le front, entierement decouvert, se perdait dans les pales nuances de ces cheveux de convention; il en paraissait plus large, plus pur, et toutes les femmes avaient l'air noble. Aux crepes, qui n'ont jamais ete gracieux, a mon sens, avaient succede les coiffures basses, les grosses boucles rejetees en arriere et tombant sur le cou et sur les epaules. Cette coiffure m'allait fort bien, et j'etais renommee pour la richesse et l'invention de mes parures. Je sortais tantot avec une robe de velours nacarat garnie de grebe, tantot avec une tunique de satin blanc, bordee de peau de tigre, quelquefois avec un habit complet de damas lilas lame d'argent, et des plumes blanches montees en perles. C'est ainsi que j'allais faire quelques visites en attendant l'heure de la seconde piece; car Lelio ne jouait jamais dans la premiere. Je faisais sensation dans les salons, et lorsque je remontais dans mon carrosse je regardais avec complaisance la femme qui aimait Lelio, et qui pouvait s'en faire aimer. Jusque-la le seul plaisir que j'eusse trouve a etre belle consistait dans la jalousie que j'inspirais. Le soin que je prenais a m'embellir etait une bien benigne vengeance envers ces femmes qui avaient ourdi de si horribles complots contre moi. Mais du moment que j'aimai, je me mis a jouir de ma beaute pour moi-meme. Je n'avais que cela a offrir a Lelio en compensation de tous les triomphes qu'on lui deniait a Paris, et je m'amusais a me representer l'orgueil et la joie de ce pauvre comedien si moque, si meconnu, si rebute, le jour ou il apprendrait que la marquise de R... lui avait voue son culte. Au reste, ce n'etaient la que des reves riants et fugitifs; c'etaient tous les resultats, tous les profits que je tirais de ma position. Des que mes pensees prenaient un corps et que je m'apercevais de la consistance d'un projet quelconque de mon amour, je l'etouffais courageusement, et tout l'orgueil du rang reprenait ses droits sur mon ame. Vous me regardez d'un air etonne? Je vous expliquerai cela tout a l'heure. Laissez-moi parcourir le monde enchante de mes souvenirs. Vers huit heures, je me faisais descendre a la petite eglise des Carmelites, pres le Luxembourg; je renvoyais ma voiture, et j'etais censee assister a des conferences religieuses qui s'y tenaient a cette heure-la; mais je ne faisais que traverser l'eglise et le jardin; je sortais par une autre rue. J'allais trouver dans sa mansarde une jeune ouvriere nommee Florence, qui m'etait toute devouee. Je m'enfermais dans sa chambre, et je deposais avec joie sur son grabat tous mes atours pour endosser l'habit noir carre, l'epee a gaine de chagrin et la perruque symetrique d'un jeune proviseur de college aspirant a la pretrise. Grande comme j'etais, brune et le regard inoffensif, j'avais bien l'air gauche et hypocrite d'un petit prestolet qui se cache pour aller au spectacle. Florence, qui me supposait une intrigue veritable au dehors, riait avec moi de mes metamorphoses, et j'avoue que je ne les eusse pas prises plus gaiement pour aller m'enivrer de plaisir et d'amour, comme toutes ces jeunes folles qui avaient des soupers clandestins dans les petites maisons. Je montais dans un fiacre, et j'allais me blottir dans ma logette du theatre. Ah! alors mes palpitations, mes terreurs, mes joies, mes impatiences cessaient. Un recueillement profond s'emparait de toutes mes facultes, et je restais comme absorbee jusqu'au lever du rideau, dans l'attente d'une grande solennite. Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnetique, comme il la tient haletante et immobile dans le cercle magique qu'il trace au-dessus d'elle, l'ame de Lelio, sa grande ame de tragedien et de poete, enveloppait toutes mes facultes et me plongeait dans la torpeur de l'admiration. J'ecoutais, les mains contractees sur mon genou, le menton appuye sur le velours d'Utrecht de la loge, le front baigne de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarte fatigante des lumieres, qui lassait mes yeux secs et brulants, attaches a tous ses gestes, a tous ses pas. J'aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses emotions feintes, ses malheurs de theatre, me penetraient comme des choses reelles. Je ne savais bientot plus distinguer l'erreur de la verite. Lelio n'existait plus pour moi: c'etait Rodrigue, c'etait Bajazet, c'etait Hippolyte. Je haissais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers; ses douleurs me faisaient repondre avec lui des flots de larmes; sa mort m'arrachait des cris que j'etais forcee d'etouffer en machant mon mouchoir. Dans les entr'actes, je tombais epuisee au fond de ma loge; j'y restais comme morte, jusqu'a ce que l'aigre ritournelle m'eut annonce le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour sentir, pour pleurer. Que de fraicheur, que de poesie, que de jeunesse il y avait dans le talent de cet homme! Il fallait que toute cette generation fut de glace pour ne pas tomber a ses pieds. Et pourtant, quoiqu'il choquat toutes les idees recues, quoiqu'il lui fut impossible de se faire au gout de ce sot public, quoiqu'il scandalisat les femmes par le desordre de sa tenue, quoiqu'il offensat les hommes par ses mepris pour leurs sottes exigences, il avait des moments de puissance sublime et de fascination irresistible, ou il prenait tout ce public retif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et il le forcait d'applaudir et de frissonner. Cela etait rare, parce que l'on ne change pas subitement tout l'esprit d'un siecle; mais quand cela arrivait, les applaudissements etaient frenetiques; il semblait que, subjugues alors par son genie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutot que cet homme avait par instants une puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraines a le faire triompher malgre eux. En verite, dans ces moments-la la salle de la Comedie-Francaise semblait frappee de delire, et en sortant on se regardait tout etonne d'avoir applaudi Lelio. Pour moi, je me livrais alors a mon emotion; je criais, je pleurais, je le nommais avec passion, je l'appelais avec folie; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand orage qui eclatait autour de moi. D'autres fois on le sifflait dans des situations ou il me semblait sublime, et je quittais le spectacle avec rage. Ces jours-la etaient les plus dangereux pour moi. J'etais violemment tentee d'aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siecle et de le consoler en lui offrant mon enthousiasme et mon amour. Un soir que je sortais par le passage derobe ou j'etais admise, je vis passer rapidement devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. Un machiniste lui ota son chapeau en lui disant: "Bonsoir, monsieur Lelio." Aussitot, avide de regarder de pres cet homme extraordinaire, je m'elance sur ses traces, je traverse la rue, et sans me soucier du danger auquel je m'expose, j'entre avec lui dans un cafe. Heureusement c'etait un cafe borgne, ou je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang. Quand, a la clarte d'un mauvais lustre enfume, j'eus jete les yeux sur Lelio, je crus m'etre trompee et avoir suivi un autre que lui. Il avait au moins trente-cinq ans: il etait jaune, fletri, use; il etait mal mis; il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et eteinte, donnait la main a des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Il me fallut entendre prononcer plusieurs fois son nom pour m'assurer que c'etait bien la le dieu du theatre et l'interprete du grand Corneille. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascinee, pas meme son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil etait morne, eteint, presque stupide; sa prononciation accentuee devenait ignoble en s'adressant au garcon de cafe, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa demarche etait lache, sa tournure sale, ses joues mal essuyees de fard. Ce n'etait plus Hippolyte, c'etait Lelio. Le temple etait vide et pauvre; l'oracle etait muet; le dieu s'etait fait homme; pas meme homme, comedien. Il sortit, et je restai longtemps stupefaite a ma place, ne songeant point a avaler le vin chaud epice que j'avais demande pour me donner un air cavalier. Quand je m'apercus du lieu ou j'etais et des regards qui s'attachaient sur moi, la peur me prit; c'etait la premiere fois de ma vie que je me trouvais dans une situation si equivoque et dans un contact si direct avec des gens de cette classe; depuis, l'emigration m'a bien aguerrie a ces inconvenances de position. Je me levai et j'essayai de fuir, mais j'oubliai de payer. Le garcon courut apres moi. J'eus une honte effroyable; il fallut rentrer, m'expliquer au comptoir, soutenir tous les regards mefiants et moqueurs diriges sur moi. Quand je fus sortie, il me sembla qu'on me suivait. Je cherchai vainement un fiacre pour m'y jeter, il n'y en avait plus devant la Comedie; Des pas lourds se faisaient entendre toujours sur les miens. Je me retournai en tremblant; je vis un grand escogriffe que j'avais remarque dans un coin du cafe, et qui avait bien l'air d'un mouchard ou de quelque chose de pis. Il me parla; je ne sais pas ce qu'il me dit, la frayeur m'otait l'intelligence; cependant j'eus assez de presence d'esprit pour m'en debarrasser. Transformee tout d'un coup en heroine par ce courage que donne la peur, je lui allongeai rapidement un coup de canne dans la figure, et, jetant aussitot la canne pour mieux courir, tandis qu'il restait etourdi de mon audace, je pris ma course, legere comme un trait, et ne m'arretai que chez Florence. Quand je m'eveillai le lendemain a midi dans mon lit a rideaux ouates et a chapiteaux de plumes roses, je crus avoir fait un reve, et j'eprouvai de ma deception et de mon aventure de la veille une grande mortification. Je me crus serieusement guerie de mon amour, et j'essayai de m'en feliciter; mais ce fut en vain. J'en eprouvais un regret mortel; l'ennui retombait sur ma vie, tout se desenchantait. Ce jour-la je mis Larrieux a la porte. Le soir arriva et ne m'apporta plus ces agitations bienfaisantes des autres soirs. Le monde me sembla insipide. J'allai a l'eglise; j'ecoutai la conference, resolue a me faire devote; je m'y enrhumai: j'en revins malade. Je gardai le lit plusieurs jours. La comtesse de Ferrieres vint me voir, m'assura que je n'avais point de fievre, que le lit me rendait malade, qu'il fallait me distraire, sortir, aller a la Comedie. Je crois qu'elle avait des vues sur Larrieux, et qu'elle voulait ma mort. Il en arriva autrement; elle me forca d'aller avec elle voir jouer _Cinna_. "Vous ne venez plus au spectacle, me disait-elle; c'est la devotion et l'ennui qui vous minent. Il y a longtemps que vous n'avez vu Lelio; il a fait des progres; on l'applaudit quelquefois maintenant; j'ai dans l'idee qu'il deviendra supportable." Je ne sais comment je me laissai entrainer. Au reste, desenchantee de Lelio comme je l'etais, je ne risquais plus de me perdre en affrontant ses seductions en public. Je me parai excessivement, et j'allai en grande loge d'avant-scene braver un danger auquel je ne croyais plus. Mais le danger ne fut jamais plus imminent. Lelio fut sublime, et je m'apercus que jamais je n'en avais ete plus eprise. L'aventure de la veille ne me paraissait plus qu'un reve; il ne se pouvait pas que Lelio fut autre qu'il ne me paraissait sur la scene. Malgre moi, je retombai dans toutes les agitations terribles qu'il savait me communiquer. Je fus forcee de couvrir mon visage en pleurs de mon mouchoir; dans mon desordre, j'effacai mon rouge, j'enlevai mes mouches, et la comtesse de Ferrieres m'engagea a me retirer au fond de ma loge, parce que mon emotion faisait evenement dans la salle. Heureusement j'eus l'adresse de faire croire que tout cet attendrissement etait produit par le jeu de mademoiselle Hippolyte Clairon. C'etait, a mon avis, une tragedienne bien froide et bien compassee, trop superieure peut-etre, par son education et son caractere, a la profession du theatre comme on l'entendait alors; mais la maniere dont elle disait _Tout beau_, dans _Cinna_, lui avait fait une reputation de haut lieu. Il est vrai de dire que, lorsqu'elle jouait avec Lelio, elle devenait tres-superieure a elle-meme. Quoiqu'elle affichat aussi un mepris de bon ton pour sa methode, elle subissait l'influence de son genie sans s'en apercevoir, et s'inspirait de lui lorsque la passion les mettait en rapport sur la scene. Ce soir-la Lelio me remarqua, soit pour ma parure, soit pour mon emotion; car je le vis se pencher, dans un instant ou il etait hors de scene, vers un des hommes qui etaient assis a cette epoque sur le theatre, et lui demander mon nom. Je compris cela a la maniere dont leurs regards me designerent. J'en eus un battement de coeur qui faillit m'etouffer, et je remarquai que dans le cours de la piece les yeux de Lelio se dirigerent plusieurs fois de mon cote. Que n'aurais-je pas donne pour savoir ce que lui avait dit de moi le chevalier de Bretillac, celui qu'il avait interroge, et qui, en me regardant, lui avait parle a plusieurs reprises! La figure de Lelio, forcee de rester grave pour ne pas deroger a la dignite de son role, n'avait rien exprime qui put me faire deviner le genre de renseignements qu'on lui donnait sur mon compte. Je connaissais du reste fort peu ce Bretillac; je n'imaginais pas ce qu'il avait pu dire de moi en bien ou en mal. De ce soir seulement je compris l'espece d'amour qui m'enchainait a Lelio: c'etait une passion tout intellectuelle, toute romanesque. Ce n'etait pas lui que j'aimais, mais le heros des anciens jours qu'il savait representer; ces types de franchise, de loyaute et de tendresse a jamais perdus revivaient en lui, et je me trouvais avec lui et par lui reportee a une epoque de vertus desormais oubliees. J'avais l'orgueil de penser qu'en ces jours-la je n'eusse pas ete meconnue et diffamee, que mon coeur eut pu se donner, et que je n'eusse pas ete reduite a aimer un fantome de comedie. Lelio n'etait pour moi que l'ombre du Cid, que le representant de l'amour antique et chevaleresque dont on se moquait maintenant en France. Lui, l'homme, l'histrion, je ne le craignais guere, je l'avais vu; je ne pouvais l'aimer qu'en public. Mon Lelio a moi, c'etait un etre factice que je ne pouvais plus saisir des qu'on eloignait le lustre de la Comedie. Il lui fallait l'illusion de la scene, le reflet des quinquets, le fard du costume pour etre celui que j'aimais. En depouillant tout cela, il rentrait pour moi dans le neant; comme une etoile il s'effacait a l'eclat du jour. Hors les planches il ne me prenait plus la moindre envie de le voir, et meme j'en eusse ete desesperee. C'eut ete pour moi comme de contempler un grand homme reduit a un peu de cendre dans un vase d'argile. Mes frequentes absences aux heures ou j'avais l'habitude de recevoir Larrieux, et surtout mon refus formel d'etre desormais sur un autre pied avec lui que sur celui de l'amitie, lui inspirerent un acces de jalousie mieux fonde, je l'avoue, qu'aucun de ceux qu'il eut ressentis. Un soir que j'allais aux Carmelites dans l'intention de m'en echapper par l'autre issue, je m'apercus qu'il me suivait, et je compris qu'il serait desormais presque impossible de lui cacher mes courses nocturnes. Je pris donc le parti d'aller publiquement au theatre. J'acquis peu a peu l'hypocrisie necessaire pour renfermer mes impressions, et d'ailleurs je me mis a professer hautement pour Hippolyte Clairon une admiration qui pouvait donner le change sur mes veritables sentiments. J'etais desormais plus genee; forcee comme je l'etais de m'observer attentivement, mon plaisir etait moins vif et moins profond. Mais de cette situation il en naquit une autre qui etablit une compensation rapide. Lelio me voyait, il m'observait; ma beaute l'avait frappe, ma sensibilite le flattait. Ses regards avaient peine a se detacher de moi. Quelquefois il en eut des distractions qui mecontenterent le public. Bientot il me fut impossible de m'y tromper; il m'aimait a en perdre la tete. Ma loge ayant semble faire envie a la princesse de Vaudemont, je la lui avais cedee pour en prendre une plus petite, plus enfoncee et mieux situee. J'etais tout a fait sur la rampe, je ne perdais pas un regard de Lelio, et les siens pouvaient m'y chercher sans me compromettre. D'ailleurs, je n'avais meme plus besoin de ce moyen pour correspondre avec toutes ses sensations: dans le son de sa voix, dans les soupirs de son sein, dans l'accent qu'il donnait a certains vers, a certains mots, je comprenais qu'il s'adressait a moi. J'etais la plus fiere et la plus heureuse des femmes; car a ces heures-la ce n'etait pas du comedien, c'etait du heros que j'etais aimee. Eh bien! apres deux annees d'un amour que j'avais nourri inconnu et solitaire au fond de mon ame, trois hivers s'ecoulerent encore sur cet amour desormais partage sans que jamais mon regard donnat a Lelio le droit d'esperer autre chose que ces rapports intimes et mysterieux. J'ai su depuis que Lelio m'avait souvent suivie dans les promenades; je ne daignai pas l'apercevoir ni le distinguer dans la foule, tant j'etais peu avertie par le desir de le distinguer hors du theatre. Ces cinq annees sont les seules que j'aie vecu sur quatre-vingts. Un jour enfin je lus dans le Mercure de France le nom d'un nouvel acteur engage a la Comedie-Francaise, a la place de Lelio, qui partait pour l'etranger. Cette nouvelle fut un coup mortel pour moi; je ne concevais point comment je pourrais vivre desormais sans cette emotion, sans cette existence de passion et d'orage. Cela fit faire a mon amour un progres immense et faillit me perdre. Desormais je ne me combattis plus pour etouffer des sa naissance toute pensee contraire a la dignite de mon rang. Je ne m'applaudis plus de ce qu'etait reellement Lelio. Je souffris, je murmurai en secret de ce qu'il n'etait point ce qu'il paraissait etre sur les planches, et j'allai jusqu'a le souhaiter beau et jeune comme l'art le faisait chaque soir, afin de pouvoir lui sacrifier tout l'orgueil de mes prejuges et toutes les repugnances de mon organisation. Maintenant que j'allais perdre cet etre moral qui remplissait depuis si longtemps mon ame, il me prenait envie de realiser tous mes reves et d'essayer de la vie positive, sauf a detester ensuite et la vie, et Lelio, et moi-meme. J'en etais a ces irresolutions, lorsque je recus une lettre d'une ecriture inconnue; c'est la seule lettre d'amour que j'aie conservee parmi les mille protestations ecrites de Larrieux et les mille declarations parfumees de cent autres. C'est qu'en effet c'est la seule lettre d'amour que j'aie recue." La marquise s'interrompit, se leva, alla ouvrir d'une main assuree un coffre de marqueterie, et en tira une lettre bien froissee, bien amincie, que je lus avec peine. "MADAME, "Je suis moralement sur que cette lettre ne vous inspirera que du mepris; vous ne la trouverez meme pas digne de votre colere. Mais qu'importe a l'homme qui tombe dans un abime une pierre de plus ou de moins dans le fond? Vous me considererez comme un fou, et vous ne vous tromperez pas. Eh bien vous me plaindrez peut-etre en secret, car vous ne pourrez pas douter de ma sincerite. Quelque humble que la piete vous ait faite, vous comprendrez peut-etre l'etendue de mon desespoir; vous devez savoir deja, Madame, ce que vos yeux peuvent faire de mal et de bien. "Eh bien! dis-je, si j'obtiens de vous une seule pensee de compassion, si ce soir, a l'heure avidement appelee ou chaque soir je recommence a vivre, j'apercois sur vos traits une-legere expression de pitie, je partirai moins malheureux; j'emporterai de France un souvenir qui me donnera peut-etre la force de vivre ailleurs et d'y poursuivre mon ingrate et penible carriere. "Mais vous devez le savoir deja, Madame: il est impossible que mon trouble, mon emportement, mes cris de colere et de desespoir ne m'aient pas trahi vingt fois sur la scene. Vous n'avez pas pu allumer tous ces feux sans avoir un peu la conscience de ce que vous faisiez. Ah! vous avez peut-etre joue comme le tigre avec sa proie, vous vous etes fait un amusement peut-etre de mes tourments et de mes folies. "Oh! non: c'est trop de presomption. Non, Madame, je ne le crois pas; vous n'y avez jamais songe. Vous etes sensible aux vers du grand Corneille, vous vous identifiez avec les nobles passions de la tragedie: voila tout. Et moi, insense, j'ai ose croire que ma voix seule eveillait quelquefois vos sympathies, que mon coeur avait un echo dans le votre, qu'il y avait entre vous et moi quelque chose de plus qu'entre moi et le public. Oh! c'etait une insigne, mais bien douce folie! Laissez-la-moi, Madame; que vous importe? Craindriez-vous que j'allasse m'en vanter? De quel droit pourrais-je le faire, et quel titre aurais-je pour etre cru sur ma parole? Je ne ferais que me livrer a la risee des gens senses. Laissez-la-moi, vous dis-je, cette conviction que j'accueille en tremblant et qui m'a donne plus de bonheur a elle seule que la severite du public envers moi ne m'a donne de chagrin. Laissez-moi vous benir, vous remercier a genoux de cette sensibilite que j'ai decouverte dans votre ame et que nulle autre ame ne m'a accordee, de ces larmes que je vous ai vue verser sur mes malheurs de theatre, et qui ont souvent porte mes inspirations jusqu'au delire; de ces regards timides qui, je l'ai cru du moins, cherchaient a me consoler des froideurs de mon auditoire. "Oh! pourquoi etes-vous nee dans l'eclat et dans le faste! pourquoi ne suis-je qu'un pauvre artiste sans gloire et sans nom! Que n'ai-je la faveur du public et la richesse d'un financier a troquer contre un nom, contre un de ces titres que jusqu'ici j'ai dedaignes, et qui me permettraient peut-etre d'aspirer a vous! Autrefois je preferais la distinction du talent a toute autre; je me demandais a quoi bon etre chevalier ou marquis, si ce n'est pour etre sot, fat et impertinent; je haissais l'orgueil des grands, et je me croyais assez venge de leurs dedains si je m'elevais au-dessus d'eux par mon genie. "Chimeres et deceptions! mes forces ont trahi mon ambition insensee. Je suis reste obscur; j'ai fait pis, j'ai frise le succes, et je l'ai laisse echapper. Je croyais me sentir grand, et on m'a jete dans la poussiere; je m'imaginais toucher au sublime, on m'a condamne au ridicule. La destinee m'a pris avec mes reves demesures et mon ame audacieuse, et elle m'a brise comme un roseau! Je suis un homme bien malheureux! "Mais la plus grande de mes folies, c'est d'avoir jete mes regards au dela de cette rampe de quinquets qui trace une ligne invincible entre moi et le reste de la societe. C'est pour moi le cercle de Popilius. J'ai voulu le franchir! J'ai ose avoir des yeux, moi comedien, et les arreter sur une belle femme! sur une femme si jeune, si noble, si aimante et placee si haut! car vous etes tout cela, Madame, je le sais. Le monde vous accuse de froideur et de devotion outree, moi seul je vous juge et je vous connais. Un seul de vos sourires, une seule de vos larmes, ont suffi pour dementir les fables stupides qu'un chevalier de Bretillac m'a debitees contre vous. "Mais quelle destinee est donc aussi la votre! Quelle etrange fatalite pese donc sur vous comme sur moi pour qu'au sein d'un monde si brillant et qui se dit si eclaire, vous n'ayez trouve pour vous rendre justice que le coeur d'un pauvre comedien? Eh bien! rien ne m'otera cette pensee triste et consolante; c'est que, si nous etions nes sur le meme echelon de la societe, vous n'auriez pas pu m'echapper, quels qu'eussent ete mes rivaux, quelle que soit ma mediocrite. Il aurait fallu vous rendre a une verite, c'est qu'il y a en moi quelque chose de plus grand que leurs fortunes et leurs titres, la puissance de vous Aimer. "LELIO." Cette lettre, continua la marquise, etrange pour le temps ou elle fut ecrite, me sembla, malgre quelques souvenirs de declamation racinienne qui percent dans le commencement, tellement forte et vraie, j'y trouvai un sentiment de passion si neuf et si hardi, que j'en fus bouleversee. Le reste de fierte qui combattait en moi s'evanouit. J'eusse donne tous mes jours pour une heure d'un pareil amour. Je ne vous raconterai pas mes anxietes, mes fantaisies, mes terreurs; moi-meme je ne pourrais en retrouver le fil et la liaison. Je repondis quelques mots que voici, autant que je me les rappelle: "Je ne vous accuse pas, Lelio, j'accuse la destinee; je ne vous plains pas seul, je me plains aussi. Pour aucune raison d'orgueil, de prudence ou de pruderie, je ne voudrais vous retirer la consolation de vous croire distingue de moi. Gardez-la, parce que c'est la seule que j'aie a vous offrir. Je ne puis jamais consentir a vous voir." Le lendemain je recus un billet que je lus a la hate, et que j'eus a peine le temps de jeter au feu pour le derober a Larrieux, qui me surprit occupee a le lire. Il etait a peu pres concu en ces termes: "Madame, il faut que je vous parle ou que je meure. Une fois, une seule fois, une heure seulement, si vous voulez. Que craignez-vous donc d'une entrevue, puisque vous vous fiez a mon honneur et a ma discretion? Madame, je sais qui vous etes; je connais l'austerite de vos moeurs, je connais votre piete, je connais meme vos sentiments pour le vicomte de Larrieux. Je n'ai pas la sottise d'esperer de vous autre chose qu'une parole de pitie; mais il faut qu'elle tombe de vos levres sur moi. Il faut que mon coeur la recueille et l'emporte, ou il faut que mon coeur se brise. "LELIO." Je dirai pour ma gloire, car toute noble et courageuse confiance est glorieuse dans le danger, que je n'eus pas un instant la crainte d'etre raillee par un impudent libertin. Je crus religieusement a l'humble sincerite de Lelio. D'ailleurs j'etais payee pour avoir confiance en ma force; je resolus de le voir. J'avais completement oublie sa figure fletrie, son mauvais ton, son air commun; je ne connaissais plus de lui que le prestige de son genie, son style et son amour. Je lui repondis: "Je vous verrai; trouvez un lieu sur; mais n'esperez de moi que ce que vous demandez. J'ai foi en vous comme en Dieu. Si vous cherchiez a en abuser, vous seriez un miserable, et je ne vous craindrais pas." REPONSE. "Votre confiance vous sauverait du dernier des scelerats. Vous verrez, Madame, que Lelio n'en est pas indigne. Le duc de *** a eu la bonte de me proposer souvent sa maison de la rue de Valois; qu'en aurais-je fait? Il y a trois ans qu'il n'existe plus pour moi qu'une femme sous le ciel. Daignez etre au rendez-vous au sortir de la comedie." Suivaient les indications de lieu. Je recus ce billet a quatre heures. Toute cette negociation s'etait passee dans l'espace d'un jour. J'avais employe cette journee a parcourir mes appartements comme une personne privee de raison; j'avais la fievre. Cette rapidite d'evenements et de decisions, contraires a cinq ans de resolutions, m'emportait comme un reve; et quand j'eus pris le dernier parti, quand je vis que je m'etais engagee et qu'il n'etait plus temps de reculer, je tombai accablee sur mon ottomane, ne respirant plus et voyant ma chambre tourner sous mes pieds. Je fus serieusement incommodee; il fallut envoyer chercher un chirurgien qui me saigna. Je defendis a mes gens de dire un mot a qui que ce fut de mon indisposition; je craignais les importunites des donneurs de conseils, et je ne voulais pas qu'on m'empechat de sortir le soir. En attendant l'heure, je me jetai sur mon lit et je defendis ma porte meme a M. de Larrieux. La saignee m'avait physiquement soulagee en m'affaiblissant. Je tombai dans un grand accablement d'esprit; toutes mes illusions s'envolerent avec l'excitation de la fievre. Je retrouvai la raison et la memoire; je me rappelai la terrible deception du cafe, la miserable allure de Lelio; je m'appretai a rougir de ma folie, a tomber du faite de mes chimeres dans une plate et ignoble realite. Je ne pouvais plus comprendre comment je m'etais decidee a troquer cette heroique et romanesque tendresse contre le degout qui m'attendait et la honte qui empoisonnerait tous mes souvenirs. J'eus alors un mortel regret de ce que j'avais fait; je pleurai mes enchantements, ma vie d'amour, et l'avenir de satisfaction pure et intime que j'allais renverser. Je pleurai surtout Lelio, qu'en le voyant j'allais perdre a jamais, que j'avais eu tant de bonheur a aimer pendant cinq ans, et que je ne pourrais plus aimer dans quelques heures. Dans mon chagrin je me tordis les bras avec force; ma saignee se rouvrit, le sang coula avec abondance; je n'eus que le temps de sonner ma femme de chambre qui me trouva evanouie dans mon lit. Un profond et lourd sommeil, contre lequel je luttai vainement, s'empara de moi. Je ne revai point, je ne souffris point, je fus comme morte pendant quelques heures. Quand j'ouvris les yeux ma chambre etait sombre, mon hotel silencieux; ma suivante dormait sur une chaise au pied de mon lit. Je restai quelque temps dans un etat d'engourdissement et de faiblesse qui ne me permettait pas un souvenir, pas une pensee. Tout d'un coup la memoire me revient; je me demande si l'heure et le jour du rendez-vous sont passes, si j'ai dormi une heure ou un siecle, s'il fait jour ou nuit, si mon manque de parole n'a pas tue Lelio, s'il est temps encore. J'essaie de me lever, mes forces s'y refusent; je lutte quelques instants comme dans le cauchemar. Enfin je rassemble toute ma volonte, je l'appelle au secours de mes membres accables. Je m'elance sur le parquet; j'entr'ouvre mes rideaux; je vois briller la lune sur les arbres de mon jardin; je cours a la pendule, elle marque dix heures. Je saute sur ma femme de chambre, je la secoue, je l'eveille en sursaut: "Quinette, quel jour sommes-nous?" Elle quitte sa chaise en criant et veut fuir, car elle me croit dans le delire; je la retiens, je la rassure; j'apprends que j'ai dormi trois heures seulement. Je remercie Dieu. Je demande un fiacre; Quinette me regarde avec stupeur. Enfin elle se convainc que j'ai toute ma tete; elle transmet mon ordre et s'apprete a m'habiller. Je me fis donner le plus simple et le plus chaste de mes habits; je ne placai dans mes cheveux aucun ornement; je refusai de mettre du rouge. Je voulais avant tout inspirer a Lelio l'estime et le respect, qui m'etaient plus precieux que son amour. Cependant j'eus un sentiment de plaisir lorsque Quinette, etonnee de tout ce qui me passait par l'esprit, me dit, en me regardant de la tete aux pieds: "En verite, Madame, je ne sais pas comment vous faites; vous n'avez qu'une simple robe blanche sans queue et sans panier; vous etes malade et pale comme la mort; vous n'avez pas seulement voulu mettre une mouche; eh bien! je veux mourir si je vous ai jamais vue aussi belle que ce soir. Je plains les hommes qui vous regarderont! --Tu me crois donc bien sage, ma pauvre Quinette? --Helas! madame la marquise, je demande tous les jour au ciel de le devenir comme vous; mais jusqu'ici... --Allons, ingenue, donne-moi mon mantelet et mon manchon. A minuit j'etais a la maison de la rue de Valois. J'etais soigneusement voilee. Une espece de valet de chambre vint me recevoir; c'etait le seul hote visible de cette mysterieuse demeure. Il me conduisit a travers les detours d'un sombre jardin jusqu'a un pavillon enseveli dans l'ombre et le silence. Apres avoir depose dans le vestibule sa lanterne de soie verte, il m'ouvrit la porte d'un appartement obscur et profond, me montra d'un geste respectueux et d'un air impassible le rayon de lumiere qui arrivait du fond de l'enfilade, et me dit a voix basse, comme s'il eut craint d'eveiller les echos endormis: "Madame est seule, personne n'est encore arrive. Madame trouvera dans le salon d'ete une sonnette a laquelle je repondrai si elle a besoin de quelque chose." Et il disparut comme par enchantement, en refermant la porte sur moi. Il me prit une peur horrible; je craignis d'etre tombee dans un guet-apens. Je le rappelai. Il parut aussitot; son air solennellement bete me rassura. Je lui demandai quelle heure il etait; je le savais fort bien: j'avais fait sonner plus de dix fois ma montre dans la voiture. "Il est minuit, repondit-il sans lever les yeux sur moi." Je vis que c'etait un homme parfaitement instruit des devoirs de sa charge. Je me decidai a penetrer jusqu'au salon d'ete, et je me convainquis de l'injustice de mes craintes en voyant toutes les portes qui donnaient sur le jardin fermees seulement par des portieres de soie peinte a l'orientale. Rien n'etait delicieux comme ce boudoir, qui n'etait, a vrai dire, qu'un salon de musique, le plus honnete du monde. Les murs etaient de stuc blanc comme la neige, les cadres des glaces en argent mat; des instruments de musique, d'une richesse extraordinaire, etaient epars sur des meubles de velours blanc a glands de perles. Toute la lumiere arrivait du haut, mais cachee par des feuilles d'albatre, qui formaient comme un plafond a la rotonde. On aurait pu prendre cette clarte mate et douce pour celle de la lune. J'examinai avec curiosite, avec interet, cette retraite, a laquelle mes souvenirs ne pouvaient rien comparer. C'etait et ce fut la seule fois de ma vie que je mis le pied dans une petite maison; mais soit que ce ne fut pas la piece destinee a servir de temple aux galants mysteres qui s'y celebraient, soit que Lelio en eut fait disparaitre tout objet qui eut pu blesser ma vue et me faire souffrir de ma situation, ce lieu ne justifiait aucune des repugnances que j'avais senties en y entrant. Une seule statue de marbre blanc en decorait le milieu; elle etait antique, et representait Isis voilee, avec un doigt sur ses levres. Les glaces qui nous refletaient, elle et moi, pales et vetues de blanc, et chastement drapees toutes deux, me faisaient illusion au point qu'il me fallait remuer pour distinguer sa forme de la mienne. Tout d'un coup ce silence morne, effrayant et delicieux a la fois, fut interrompu; la porte du fond s'ouvrit et se referma; des pas legers firent doucement craquer les parquets. Je tombai sur un fauteuil, plus morte que vive; j'allais voir Lelio de pres, hors du theatre. Je fermai les yeux, et je lui dis interieurement adieu avant de les rouvrir. Mais quelle fut ma surprise! Lelio etait beau comme les anges; il n'avait pas pris le temps d'oter son costume de theatre: c'etait le plus elegant que je lui eusse vu. Sa taille, mince et souple, etait serree dans un pourpoint espagnol de satin blanc. Ses noeuds d'epaule et de jarretiere etaient en ruban rouge-cerise; un court manteau, de meme couleur, etait jete sur son epaule. Il avait une enorme fraise de point d'Angleterre, les cheveux courts et sans poudre; une toque ombragee de plumes blanches se balancait sur son front, ou brillait une rosace de diamants. C'etait dans ce costume qu'il venait de jouer le role de don Juan du _Festin de Pierre_. Jamais je ne l'avais vu aussi beau, aussi jeune, aussi poetique, que dans ce moment. Velasquez se fut prosterne devant un tel modele. Il se mit a mes genoux. Je ne pus m'empecher de lui tendre la main. Il avait l'air si craintif et si soumis! Un homme epris au point d'etre timide devant une femme, c'etait si rare dans ce temps-la! et un homme de trente-cinq ans, un comedien! N'importe: il me sembla, il me semble encore qu'il etait dans toute la fraicheur de l'adolescence. Sous ces blancs habits, il ressemblait a un jeune page; son front avait toute la purete, son coeur agite toute l'ardeur d'un premier amour. Il prit mes mains et les couvrit de baisers devorants. Alors je devins folle; j'attirai sa tete sur mes genoux; je caressai son front brulant, ses cheveux rudes et noirs, son cou brun, qui se perdait dans la molle blancheur de sa collerette, et Lelio ne s'enhardit point. Tous ses transports se concentrerent dans son coeur; il se mit a pleurer comme une femme. Je fus inondee de ses sanglots. Oh! je vous avoue que j'y melai les miens avec delices. Je le forcai de relever sa tete et de me regarder. Qu'il etait beau, grand Dieu! Que ses yeux avaient d'eclat et de tendresse! Que son ame vraie et chaleureuse pretait de charmes aux defauts meme de sa figure et aux outrages des veilles et des annees! Oh! la puissance de l'ame! qui n'a pas compris ses miracles n'a jamais aime! En voyant des rides prematurees a son beau front, de la langueur a son sourire, de la paleur a ses levres, j'etais attendrie; j'avais besoin de pleurer sur les chagrins, les degouts et les travaux de sa vie. Je m'identifiais a toutes ses peines, meme a celles de son long amour sans espoir pour moi, et je n'avais plus qu'une volonte, celle de reparer le mal qu'il avait souffert. "Mon cher Lelio, mon grand Rodrigue, mon beau don Juan! lui disais-je dans mon egarement." Ses regards me brulaient. Il me parla, il me raconta toutes les phases, tous les progres de son amour; il me dit comment, d'un histrion aux moeurs relachees, j'avais fait de lui un homme ardent et vivace, comme je l'avais eleve a ses propres yeux, comme je lui avais rendu le courage et les illusions de la jeunesse; il me dit son respect, sa veneration pour moi, son mepris pour les sottes forfanteries de l'amour a la mode; il me dit qu'il donnerait tous les jours qui lui restaient a vivre pour une heure passee dans mes bras, mais qu'il sacrifierait cette heure-la et tous les jours a la crainte de m'offenser. Jamais eloquence plus penetrante n'entraina le coeur d'une femme; jamais le tendre Racine ne fit parler l'amour avec cette conviction, cette poesie et cette force. Tout ce que la passion peut inspirer de delicat et de grave, de suave et d'impetueux, ses paroles, sa voix, ses yeux, ses caresses et sa soumission me l'apprirent. Helas! s'abusait-il lui-meme? jouait-il la comedie? --Je ne le crois certainement pas," m'ecriai-je en regardant la marquise. Elle semblait rajeunir en parlant et depouiller ses cent ans, comme la fee Urgele. Je ne sais qui a dit que le coeur d'une femme n'a point de rides. "Ecoutez la fin, me dit-elle. Brulee, egaree, perdue par tout ce qu'il me disait, je jetai mes deux bras autour de lui, je frissonnai en touchant le satin de son habit, en respirant le parfum de ses cheveux. Ma tete s'egara. Tout ce que j'ignorais, tout ce que je croyais etre incapable de ressentir, se revela a moi; mais ce fut trop violent, je m'evanouis. Il me rappela a moi-meme par de prompt secours. Je le trouvai a mes pieds, plus timide, plus emu que jamais. "Ayez pitie de moi, me dit-il; tuez-moi, chassez-moi..." Il etait plus pale et plus mourant que moi. Mais toutes ces revolutions nerveuses que j'avais eprouvees dans le cours d'une si orageuse journee me faisaient rapidement passer d'une disposition a une autre. Ce rapide eclair d'une nouvelle existence avait pali; mon sang etait redevenu calme; les delicatesses du veritable amour reprirent le dessus. "Ecoutez, Lelio, lui dis-je, ce n'est point le mepris qui m'arrache a vos transports. Il se peut faire que j'aie toutes les susceptibilites qu'on nous inculque des l'enfance, et qui deviennent pour nous comme une seconde nature; mais ce n'est pas ici que je pourrais m'en souvenir, puisque ma nature elle-meme vient d'etre transformee en une autre qui m'etait inconnue. Si vous m'aimez, aidez-moi a vous resister. Laissez-moi emporter d'ici la satisfaction delicieuse de ne vous avoir aime qu'avec le coeur. Peut-etre, si je n'avais appartenu a personne, me donnerais-je a vous avec joie; mais sachez que Larrieux m'a profanee; sachez qu'entrainee par l'horrible necessite de faire comme tout le monde, j'ai subi les caresses d'un homme que je n'ai jamais aime; sachez que le degout que j'en ai ressenti a eteint chez moi l'imagination au point que je vous hairais peut-etre a present si j'avais succombe tout a l'heure. Ah! ne faisons point ce terrible essai! restez pur dans mon coeur et dans ma memoire. Separons-nous pour jamais, et emportons d'ici tout un avenir de pensees riantes et de souvenirs adores. Je jure, Lelio, que je vous aimerai jusqu'a la mort. Je sens que les glaces de l'age n'eteindront pas cette flamme ardente. Je jure aussi de n'etre jamais a un autre homme apres vous avoir resiste. Cet effort ne me sera pas difficile, et vous pouvez me croire." Lelio se prosterna devant moi; il ne m'implora point, il ne me fit point de reproches; il me dit qu'il n'avait pas espere tout le bonheur que je lui avais donne, et qu'il n'avait pas le droit d'en exiger davantage. Cependant, en recevant ses adieux, son abattement et l'emotion de sa voix m'effrayerent. Je lui demandai s'il ne penserait pas a moi avec bonheur, si les extases de cette nuit ne repandraient pas leurs charmes sur tous ses jours, si ses peines passees et futures n'en seraient pas adoucies chaque fois qu'il l'invoquerait. Il se ranima pour jurer et promettre tout ce que je voulus. Il tomba de nouveau a mes pieds, et baisa ma robe avec emportement. Je sentis que je chancelais; je lui fis un signe, et il s'eloigna. La voiture que j'avais fait demander arriva. L'intendant automate de ce sejour clandestin frappa trois coups en dehors pour m'avertir. Lelio se jeta devant la porte avec desespoir; il avait l'air d'un spectre. Je le repoussai doucement, et il ceda. Alors je franchis la porte, et, comme il voulait me suivre, je lui montrai une chaise au milieu du salon, au dessous de la statue d'Isis. Il s'y assit. Un sourire passionne erra sur ses levres, ses yeux firent jaillir un dernier eclair de reconnaissance et d'amour. Il etait encore beau, encore jeune, encore grand d'Espagne. Au bout de quelques pas, et au moment de le perdre pour jamais, je me retournai et jetai sur lui un dernier regard. Le desespoir l'avait brise. Il etait redevenu vieux, decompose, effrayant. Son corps semblait paralyse. Sa levre contractee essayait un sourire egare. Son oeil etait vitreux et terne: ce n'etait plus que Lelio, l'ombre d'un amant et d'un prince." La marquise fit une pause; puis, avec un sourire sombre et en se decomposant elle-meme comme une ruine qui s'ecroule, elle reprit: "Depuis ce moment je n'ai pas entendu parler de lui." La marquise fit une nouvelle pause plus longue que la premiere; mais avec cette terrible force d'ame que donnent l'effet des longues annees, l'amour obstine de la vie ou l'espoir prochain de la mort, elle redevint gaie, et me dit en souriant: "Eh-bien! croirez-vous desormais a la vertu du dix-huitieme siecle? --Madame, lui repondis-je, je n'ai point envie d'en douter; cependant, si j'etais moins attendri, je vous dirais peut-etre que vous futes tres-bien avisee de vous faire saigner ce jour-la. --Miserables hommes! dit la marquise, vous ne comprenez rien a l'histoire du coeur." GEORGE SAND. FIN DE LA MARQUISE. End of the Project Gutenberg EBook of La Marquise, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE *** ***** This file should be named 13025.txt or 13025.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/0/2/13025/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.