The Project Gutenberg EBook of Derniers Contes, by Edgar Allan Poe This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Derniers Contes Author: Edgar Allan Poe Release Date: June 8, 2004 [EBook #12562] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DERNIERS CONTES *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. ROMANS ETRANGERS MODERNES EDGAR ALLAN POE DERNIERS CONTES TRADUITS PAR F. RABBE AVEC UN PORTRAIT PAR TH. BERENGIER 1887 INTRODUCTION La vie d'Edgar Allan Poe n'est plus a raconter: ses derniers traducteurs francais, s'inspirant des travaux definitifs de son nouvel editeur J.H. Ingram, l'ont eloquemment venge des calomnies trop facilement acceptees sur la foi de son ami et _executeur_ testamentaire, Rufus Griswold. En depit de ses mensonges, Edgar Poe reste pour nous et restera pour la posterite, de plus en plus admiratrice de son genie, ce que l'a si bien defini notre Baudelaire: "Ce n'est pas par ses miracles materiels, qui pourtant ont fait sa renommee, qu'il lui sera donne de conquerir l'admiration des gens qui pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions harmoniques de la beaute, par sa poesie profonde et plaintive, ouvragee neanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,--par son admirable style, pur et bizarre,--serre comme les mailles d'une armure,--complaisant et minutieux,--et dont la plus legere intention sert a pousser doucement le lecteur vers un but voulu,--et enfin surtout par ce genie tout special, par ce temperament unique, qui lui a permis de peindre et d'expliquer d'une maniere impeccable, saisissante, terrible, _l'exception dans l'ordre moral_.--Diderot, pour prendre un exemple entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'ecrivain des nerfs, et meme de quelque chose de plus--et le meilleur que je connaisse." Ajoutons que ce fut une bonne fortune exceptionnelle pour Edgar Poe de rencontrer un traducteur tel que Baudelaire, si bien fait par les tendances de son propre esprit pour comprendre son genie, et le rendre dans un style qui a toutes les qualites de son modele. Pour notre part, nous ne parcourons jamais son admirable traduction sans regretter vivement qu'il n'ait pas assez vecu pour achever toute sa tache. La voie ouverte avec tant d'eclat par l'auteur des _Fleurs du Mal_ ne pouvait manquer de tenter apres lui bien des amateurs du genie si original et si singulier que la France avait adopte avec tant de curiosite et d'enthousiasme. A mesure que de nouveaux Contes de Poe paraissaient, ils etaient avidement lus et traduits. Quelques-uns meme osaient, sous pretexte d'une litteralite trop scrupuleuse, refaire certaines parties de l'oeuvre de Baudelaire. C'est ainsi que parurent tour a tour les _Contes inedits_, traduits par William Hughes (1862), les _Contes grotesques_, traduits par Emile Hennequin (1882), et les _Oeuvres choisies_, retraduites apres Baudelaire par Ernest Guillemot (1884). Les _Contes et Essais_ de Poe, dont nous publions aujourd'hui la traduction, sont a peu pres inedits pour le lecteur francais. Si nous nous sommes permis d'en reproduire deux: _L'inhumation prematuree_ et _Bon-Bon_, deja excellemment traduits par M. Hennequin, c'est que, de son propre aveu du reste, il y a dans sa traduction des lacunes qui nous ont paru assez importantes pour qu'on put regretter cette mutilation, et la reparer au profit du lecteur. Les morceaux critiques, tels que _La Cryptographie, le Principe poetique_, que nous traduisons pour la premiere fois, completeront la serie des _Essais_, si heureusement commencee par Baudelaire. Cet Essai de Poetique, sous forme de Lecture, en nous revelant le Poe improvisateur et conferencier, nous initie a l'originale et contestable theorie qui lui tenait tant au coeur, et qu'il a essaye de mettre en pratique dans un grand nombre de petites pieces dont quelques-unes, sans compter _Le Corbeau_ si connu, peuvent rivaliser avec ce qu'il y a de plus parfait en ce genre. L'exposition de cette theorie nous a valu l'Anthologie la plus exquise, la plus rare, qu'un dilettante aussi delicat que Poe pouvait recueillir parmi les petits chefs-d'oeuvre de la poesie Anglaise ou Americaine. Pour que l'Oeuvre de Poe fut parfaitement connue, il resterait a traduire ses _Essais et Critiques litteraires_ proprement dits, qui renferment, avec des vues originales et profondes, tant de pages etincelantes de bon sens, de verve malicieuse, de sagacite critique--et forment a coup sur la meilleure histoire qui ait ete ecrite de la Litterature Americaine. Puis il faudrait y ajouter en entier les _Marginalia_, ou pensees detachees de Poe, dont l'excellente traduction partielle qu'en a tentee M. Hennequin nous a donne un precieux avant-gout.--Nous esperons, avec le temps, remplir cette tache interessante. Il serait superflu de faire ici l'eloge des Contes et Essais qui composent ce volume. S'ils n'ont pas au meme degre les caracteres d'interet et de pathetique poignant, les hautes qualites pittoresques ou dramatiques de certains recits plus connus que l'on est convenu d'appeler les chefs-d'oeuvre de Poe, ils se recommandent singulierement pour la plupart, a notre avis, par une veine d'humour et de malice incomparable, et par une originalite de composition et de forme d'autant plus frappante que les sujets semblaient moins preter a l'inattendu et a la fantaisie. Le fantastique et le grotesque y revetent un air de gravite et de sang-froid qui est du plus haut comique, et donne a la satire ou a la lecon morale un relief des plus saisissants. A cote de ces qualites vraiment caracteristiques du procede litteraire de Poe, on retrouvera dans quelques-uns de ces morceaux--le _Mellonta tauta, le Mille et deuxieme Conte de Scheherazade_, par exemple,--les profondes vues philosophiques, l'erudition etendue et surtout l'enthousiasme eclaire pour les merveilleuses decouvertes de la science moderne qui ont inspire l'admirable _Eureka_. En allant d'un essai a l'autre, le lecteur sera emerveille de l'etonnante souplesse avec laquelle l'auteur sait passer de l'examen des problemes les plus ardus des sciences physiques ou morales a la critique legere des filous et des Reviewers, ou a la charge epique d'un dandy francais ou d'un bas-bleu americain. A y regarder de pres, il y a plus de philosophie dans un conte de Poe que dans les gros livres de nos metaphysiciens. F. RABBE. LE DUC DE L'OMELETTE "_Il arriva enfin dans un climat plus frais._" COWPER. Keats est mort d'une critique. Qui donc mourut de l'_Andromaque_[1]? Ames pusillanimes! De l'Omelette mourut d'un ortolan. _L'histoire en est breve_[2]. Assiste-moi, Esprit d'Apicius! Une cage d'or apporta le petit vagabond aile, indolent, languissant, enamoure, du lointain Perou, sa demeure, a la Chaussee d'Antin. De la part de sa royale maitresse la Bellissima, six Pairs de l'Empire apporterent au duc de l'Omelette l'heureux oiseau. Ce soir-la, le duc va souper seul. Dans le secret de son cabinet, il repose languissamment sur cette ottomane pour laquelle il a sacrifie sa loyaute en encherissant sur son roi,--la fameuse ottomane de Cadet. Il ensevelit sa tete dans le coussin. L'horloge sonne! Incapable de reprimer ses sentiments, Sa Grace avale une olive. Au meme moment, la porte s'ouvre doucement au son d'une suave musique, et!... le plus delicat des oiseaux se trouve en face du plus enamoure des hommes! Mais quel malaise inexprimable jette soudain son ombre sur le visage du Duc?--"_Horreur!--Chien! Baptiste!--l'oiseau! ah, bon Dieu! cet oiseau modeste que tu as deshabille de ses plumes, et que tu as servi sans papier!" Inutile d'en dire davantage--Le Duc expire dans le paroxisme du degout.... * * * * * "Ha! ha! ha!" dit sa Grace le troisieme jour apres son deces. "He! he! he!" repliqua tout doucement le Diable en se renversant avec un air de hauteur. "Non, vraiment, vous n'etes pas serieux!" riposta De l'Omelette. "J'ai peche--_c'est vrai_--mais, mon bon monsieur, considerez la chose!--Vous n'avez pas sans doute l'intention de mettre actuellement a execution de si.... de si barbares menaces." "Pourquoi pas?" dit sa Majeste--"Allons, monsieur, deshabillez-vous." "Me deshabiller?--Ce serait vraiment du joli, ma foi!--Non, monsieur, je ne me deshabillerai pas. Qui etes-vous, je vous prie, pour que moi, Duc de l'Omelette, Prince de Foie-gras, qui viens d'atteindre ma majorite, moi, l'auteur de la Mazurkiade, et Membre de l'Academie, je doive me devetir a votre ordre des plus suaves pantalons qu'ait jamais confectionnes Bourdon, de la plus delicieuse robe de chambre qu'ait jamais composee Rombert--pour ne rien dire de ma chevelure qu'il faudrait depouiller de ses papillottes, ni de la peine que j'aurais a oter mes gants?" "Qui je suis?" dit sa Majeste.--"Ah! vraiment! Je suis Baal-Zebub, prince de la Mouche. Je viens a l'instant de te tirer d'un cercueil en bois de rose incruste d'ivoire. Tu etais bien curieusement embaume, et etiquete comme un effet de commerce. C'est Belial qui t'a envoye--Belial, mon Inspecteur des Cimetieres. Les pantalons, que tu pretends confectionnes par Bourdon, sont une excellente paire de calecons de toile, et ta robe de chambre est un linceul d'assez belle dimension." "Monsieur!" repliqua le Duc, "je ne me laisserai pas insulter impunement!--Monsieur! a la premiere occasion je me vengerai de cet outrage!--Monsieur! vous entendrez parler de moi! En attendant _au revoir!_"--et le Duc en s'inclinant allait prendre conge de sa Satanique Majeste, quand il fut arrete au passage par un valet de chambre qui le fit retrograder. La-dessus, sa Grace se frotta les yeux, bailla, haussa les epaules, et reflechit. Apres avoir constate avec satisfaction son identite, elle jeta un coup d'oeil sur son entourage. L'appartement etait superbe. De l'Omelette ne put s'empecher de declarer qu'il etait _bien comme il faut_. Ce n'etait ni sa longueur, ni sa largeur--mais sa hauteur!--ah! c'etait quelque chose d'effrayant!--Il n'y avait pas de plafond--pas l'ombre d'un plafond--mais une masse epaisse de nuages couleur de feu qui tournoyaient. Pendant que sa Grace regardait en l'air, la tete lui tourna. D'en haut pendait une chaine d'un metal inconnu, rouge-sang, dont l'extremite superieure se perdait, comme la ville de Boston, _parmi les nues_. A son extremite inferieure, se balancait un large fanal. Le Duc le prit pour un rubis; mais ce rubis versait une lumiere si intense, si immobile, si terrible! une lumiere telle que la Perse n'en avait jamais adore--que le Guebre n'en avait jamais imagine--que le Musulman n'en avait jamais reve--quand, sature d'opium, il se dirigeait en chancelant vers son lit de pavots, s'etendait le dos sur les fleurs, et la face tournee vers le Dieu Apollon. Le Duc murmura un leger juron, decidement approbateur. Les coins de la chambre s'arrondissaient en niches. Trois de ces niches etaient remplies par des statues de proportions gigantesques. Grecques par leur beaute, Egyptiennes par leur difformite, elles formaient un _ensemble_ bien francais. Dans la quatrieme niche, la statue etait voilee; elle n'etait pas colossale. Elle avait une cheville effilee, des sandales aux pieds. De l'Omelette mit sa main sur son coeur, ferma les yeux, les leva, et poussa du coude sa Majeste Satanique--en rougissant. Mais les peintures!--Cypris! Astarte! Astoreth! elles etaient mille et toujours la meme! Et Raphael les avait vues! Oui, Raphael avait passe par la; car n'avait-il pas peint la---? et par consequent n'etait-il pas damne?--Les peintures! Les peintures! O luxure! O amour!--Qui donc, a la vue de ces beautes defendues, pourrait avoir des yeux pour les delicates devises des cadres d'or qui etoilaient les murs d'hyacinthe et de porphyre? Mais le Duc sent defaillir son coeur. Ce n'est pas, comme on pourrait le supposer, la magnificence qui lui donne le vertige; il n'est point ivre des exhalaisons extatiques de ces innombrables encensoirs. _Il est vrai que tout cela lui a donne a penser--mais!_ Le Duc de l'Omelette est frappe de terreur; car, a travers la lugubre perspective que lui ouvre une seule fenetre sans rideaux, la! flamboie la lueur du plus spectral de tous les feux! _Le pauvre Duc!_ Il ne put s'empecher de reconnaitre que les glorieuses, voluptueuses et eternelles melodies qui envahissaient la salle, transformees en passant a travers l'alchimie de la fenetre enchantee, n'etaient que les plaintes et les hurlements des desesperes et des damnes! Et la! oui, la! sur cette ottomane!--qui donc pouvait-ce etre?--lui, le _petit-maitre_--non, la Divinite!--assise et comme sculptee dans le marbre, et _qui sourit_ avec sa figure pale si _amerement_! _Mais il faut agir_--c'est-a-dire, un Francais ne perd jamais completement la tete. Et puis, sa Grace avait horreur des scenes. De l'Omelette redevient lui-meme. Il y avait sur une table plusieurs fleurets et quelques epees. Le Duc a etudie l'escrime sous B.....--_Il avait tue ses six hommes._ Le voila sauve. Il mesure deux epees, et avec une grace inimitable, il offre le choix a sa Majeste.--Horreur! sa Majeste ne fait pas d'armes! _Mais elle joue?_ Quelle heureuse idee! Sa Grace a toujours une excellente memoire. Il a etudie a fond le "Diable" de l'abbe Gaultier. Or il y est dit "_que le Diable n'ose pas refuser une partie d'ecarte._" Oui, mais les chances! les chances!--Desesperees, sans doute; mais a peine plus desesperees que le Duc. Et puis, n'etait-il pas dans le secret? N'avait-il pas ecreme le pere Le Brun? N'etait-il pas membre du Club Vingt-un? "_Si je perds_, se dit-il, _je serai deux fois perdu_--je serai deux fois damne--_voila tout!_ (Ici sa Grace haussa les epaules). _Si je gagne, je retournerai a mes ortolans--que les cartes soient preparees!_" Sa Grace etait tout soin, tout attention--sa Majeste tout abandon. A les voir, on les eut pris pour Francois et Charles. Sa Grace ne pensait qu'a son jeu; sa Majeste ne pensait pas du tout. Elle battit; le Duc coupa. Les cartes sont donnees. L'atout est tourne;--c'est--c'est--le Roi! Non--c'etait la Reine. Sa Majeste maudit son costume masculin. De l'Omelette mit sa main sur son coeur. Ils jouent. Le Duc compte. Il n'est pas a son aise. Sa Majeste compte lourdement, sourit et prend un coup de vin. Le Duc escamote une carte. "_C'est a vous a faire_", dit sa Majeste, coupant. Sa Grace s'incline, donne les cartes et se leve de table _en presentant le Roi_. Sa Majeste parut chagrinee. Si Alexandre n'avait pas ete Alexandre, il eut voulu etre Diogene. Le Duc, en prenant conge de son adversaire, lui assura "_que s'il n'avait pas ete De l'Omelette, il eut volontiers consenti a etre le Diable._" LE MILLE ET DEUXIEME CONTE DE SCHEHERAZADE "_La verite est plus etrange que la fiction._" (Vieux dicton.) J'eus dernierement l'occasion dans le cours de mes recherches Orientales, de consulter le _Tellmenow Isitsoornot_, ouvrage a peu pres aussi inconnu, meme en Europe, que le _Zohar_ de Simeon Jochaides, et qui, a ma connaissance, n'a jamais ete cite par aucun auteur americain, excepte peut-etre par l'auteur des _Curiosites de la Litterature americaine_. En parcourant quelques pages de ce tres remarquable ouvrage, je ne fus pas peu etonne d'y decouvrir que jusqu'ici le monde litteraire avait ete dans la plus etrange erreur touchant la destinee de la fille du vizir, Scheherazade, telle qu'elle est exposee dans les _Nuits Arabes_, et que le _denoument_, s'il ne manque pas totalement d'exactitude dans ce qu'il raconte, a au moins le grand tort de ne pas aller beaucoup plus loin. Le lecteur, curieux d'etre pleinement informe sur cet interessant sujet, devra recourir a l'_Isitsoornot_ lui-meme; mais on me pardonnera de donner un sommaire de ce que j'y ai decouvert. On se rappellera que, d'apres la version ordinaire des _Nuits Arabes_, un certain monarque, ayant d'excellentes raisons d'etre jaloux de la reine son epouse, non seulement la met a mort, mais jure par sa barbe et par le prophete d'epouser chaque nuit la plus belle vierge de son royaume, et de la livrer le lendemain matin a l'executeur. Apres avoir pendant plusieurs annees accompli ce voeu a la lettre, avec une religieuse ponctualite et une regularite methodique, qui lui valurent une grande reputation d'homme pieux et d'excellent sens, une apres-midi il fut interrompu (sans doute dans ses prieres) par la visite de son grand vizir, dont la fille, parait-il, avait eu une idee. Elle s'appelait Scheherazade, et il lui etait venu en idee de delivrer le pays de cette taxe sur la beaute qui le depeuplait, ou, a l'instar de toutes les heroines, de perir elle-meme a la tache. En consequence, et quoique ce ne fut pas une annee bissextile (ce qui rend le sacrifice plus meritoire), elle deputa son pere, grand vizir, au roi, pour lui faire l'offre de sa main. Le roi l'accepta avec empressement: (il se proposait bien d'y venir tot ou tard, et il ne remettait de jour en jour que par crainte du vizir) mais tout en l'acceptant, il eut soin de faire bien comprendre aux interesses, que, pour grand vizir ou non, il n'avait pas la moindre intention de renoncer a un iota de son voeu ou de ses privileges. Lors donc que la belle Scheherazade insista pour epouser le roi, et l'epousa reellement en depit des excellents avis de son pere, quand, dis-je, elle l'epousa bon gre mal gre, ce fut avec ses beaux yeux noirs aussi ouverts que le permettait la nature des circonstances. Mais, parait-il, cette astucieuse demoiselle (sans aucun doute elle avait lu Machiavel) avait concu un petit plan fort ingenieux. La nuit du mariage, je ne sais plus sous quel specieux pretexte, elle obtint que sa soeur occuperait une couche assez rapprochee de celle du couple royal pour permettre de converser facilement de lit a lit; et quelque temps avant le chant du coq elle eut soin de reveiller le bon monarque, son mari (qui du reste n'etait pas mal dispose a son endroit, quoiqu'il songeat a lui tordre le cou au matin)--elle parvint, dis-je, a le reveiller (bien que, grace a une parfaite conscience et a une digestion facile, il fut profondement endormi) par le vif interet d'une histoire (sur un rat et un chat noir, je crois), qu'elle racontait a voix basse, bien entendu a sa soeur. Quand le jour parut, il arriva que cette histoire n'etait pas tout a fait terminee, et que Scheherazade naturellement ne pouvait pas l'achever, puisque, le moment etait venu de se lever pour etre etranglee--ce qui n'est guere plus plaisant que d'etre pendu, quoique un tantinet plus galant. Cependant la curiosite du roi, plus forte (je regrette de le dire) que ses excellents principes religieux memes, lui fit pour cette fois remettre l'execution de son serment jusqu'au lendemain matin, dans l'esperance d'entendre la nuit suivante comment finirait l'histoire du chat noir (oui, je crois que c'etait un chat noir) et du rat. La nuit venue, madame Scheherazade non seulement termina l'histoire du chat noir et du rat (le rat etait bleu), mais sans savoir au juste ou elle en etait, se trouva profondement engagee dans un recit fort complique ou il etait question (si je ne me trompe) d'un cheval rose (avec des ailes vertes), qui donnant tete baissee dans un mouvement d'horlogerie, fut blesse par une clef indigo. Cette histoire interessa le roi plus vivement encore que la precedente; et le jour ayant paru avant qu'elle fut terminee (malgre tous les efforts de la reine pour la finir a temps) il fallut encore remettre la ceremonie a vingt-quatre heures. La nuit suivante, meme accident et meme resultat, puis l'autre nuit, et l'autre encore;--si bien que le bon monarque, se voyant dans l'impossibilite de remplir son serment pendant une periode d'au moins mille et une nuits, ou bien finit par l'oublier tout a fait, ou se fit relever regulierement de son voeu, ou (ce qui est plus probable) l'enfreignit brusquement, en cassant la tete a son confesseur. Quoi qu'il en soit, Scheherazade, qui, descendant d'Eve en droite ligne, avait herite peut-etre des sept paniers de bavardage que cette derniere, comme personne ne l'ignore, ramassa sous les arbres du jardin d'Eden, Scheherazade, dis-je, finit par triompher, et l'impot sur la beaute fut aboli. Or cette conclusion (celle de l'histoire traditionnelle) est, sans doute, fort convenable et fort plaisante: mais, helas! comme la plupart des choses plaisantes, plus plaisante que vraie; et c'est a l'Isitsoornot que je dois de pouvoir corriger cette erreur. "Le mieux", dit un Proverbe francais, "est l'ennemi du bien"; et en rappelant que Scheherazade avait herite des sept paniers de bavardage, j'aurais du ajouter qu'elle sut si bien les faire valoir, qu'ils monterent bientot a soixante-dix-sept. "Ma chere soeur," dit-elle a la mille et deuxieme nuit, (je cite ici litteralement le texte de l'Isitsoornot) "ma chere soeur, maintenant qu'il n'est plus question de ce petit inconvenient de la strangulation, et que cet odieux impot est si heureusement aboli, j'ai a me reprocher d'avoir commis une grave indiscretion, en vous frustrant vous et le roi (je suis fachee de le dire, mais le voila qui ronfle--ce que ne devrait pas se permettre un gentilhomme) de la fin de l'histoire de Sinbad le marin. Ce personnage eut encore beaucoup d'autres aventures interessantes; mais la verite est que je tombais de sommeil la nuit ou je vous les racontais, et qu'ainsi je dus interrompre brusquement ma narration--grave faute qu'Allah, j'espere, voudra bien me pardonner. Cependant il est encore temps de reparer ma coupable negligence, et aussitot que j'aurai pince une ou deux fois le roi de maniere a le reveiller assez pour l'empecher de faire cet horrible bruit, je vous regalerai vous et lui (s'il le veut bien) de la suite de cette tres remarquable histoire." Ici la soeur de Scheherazade, ainsi que le remarque l'Isitsoornot, ne temoigna pas une bien vive satisfaction; mais quand le roi, suffisamment pince, eut fini de ronfler, et eut pousse un "Hum!" puis un "Hoo!"--mots arabes sans doute, qui donnerent a entendre a la reine qu'il etait tout oreilles, et allait faire de son mieux pour ne plus ronfler,--la reine, dis-je, voyant les choses s'arranger a sa grande satisfaction, reprit la suite de l'histoire de Sinbad le marin: "Sur mes vieux ans," (ce sont les paroles de Sinbad lui-meme, telles qu'elles sont rapportees par Scheherazade) "apres plusieurs annees de repos dans mon pays, je me sentis de nouveau possede du desir de visiter des contrees etrangeres; et un jour, sans m'ouvrir de mon dessein a personne de ma famille, je fis quelques ballots des marchandises les plus precieuses et les moins embarrassantes, je louai un crocheteur pour les porter, et j'allai avec lui sur le bord de la mer attendre l'arrivee d'un vaisseau de hasard qui put me transporter dans quelque region que je n'aurais pas encore exploree. "Apres avoir depose les ballots sur le sable, nous nous assimes sous un bouquet d'arbres et regardames au loin sur l'ocean, dans l'espoir de decouvrir un vaisseau; mais nous passames plusieurs heures sans rien apercevoir. A la fin, il me sembla entendre comme un bourdonnement ou un grondement lointain, et le crocheteur, apres avoir longtemps prete l'oreille, declara qu'il l'entendait aussi. Peu a peu le bruit devint de plus en plus fort, et ne nous permit plus de douter que l'objet qui le causait s'approchat de nous. Nous finimes par apercevoir sur le bord de l'horizon un point noir, qui grandit rapidement; nous decouvrimes bientot que c'etait un monstre gigantesque, nageant, la plus grande partie de son corps flottant au-dessus de la surface de la mer. Il venait de notre cote avec une inconcevable rapidite, soulevant autour de sa poitrine d'enormes vagues d'ecume et illuminant toute la partie de la mer qu'il traversait d'une longue trainee de feu. "Quand il fut pres de nous, nous pumes le voir fort distinctement. Sa longueur egalait celle des plus hauts arbres, et il etait aussi large que la grande salle d'audience de votre palais, o le plus sublime et le plus magnifique des califes! Son corps, tout a fait different de celui des poissons ordinaires, etait aussi dur qu'un roc, et toute la partie qui flottait au-dessus de l'eau etait d'un noir de jais, a l'exception d'une etroite bande de couleur rouge-sang qui lui formait une ceinture. Le ventre qui flottait sous l'eau, et que nous ne pouvions qu'entrevoir de temps en temps, quand le monstre s'elevait ou descendait avec les vagues, etait entierement couvert d'ecailles metalliques, d'une couleur semblable a celle de la lune par un ciel brumeux. Le dos etait plat et presque blanc, et donnait naissance a plus de six vertebres formant a peu pres la moitie de la longueur totale du corps. "Cette horrible creature n'avait pas de bouche visible; mais, comme pour compenser cette defectuosite, elle etait pourvue d'au moins quatre-vingts yeux, sortant de leurs orbites comme ceux de la demoiselle verte, alignes tout autour de la bete en deux rangees l'une au-dessus de l'autre, et paralleles a la bande rouge-sang, qui semblait jouer le role d'un sourcil. Deux ou trois de ces terribles yeux etaient plus larges que les autres, et avaient l'aspect de l'or massif. "Le mouvement extremement rapide avec lequel cette bete s'approchait de nous devait etre entierement l'effet de la sorcellerie--car elle n'avait ni nageoires comme les poissons, ni palmures comme les canards, ni ailes comme la coquille de mer, qui flotte a la maniere d'un vaisseau: elle ne se tordait pas non plus comme font les anguilles. Sa tete et sa queue etaient de forme parfaitement semblable, sinon que pres de la derniere se trouvaient deux petits trous qui servaient de narines, et par lesquels le monstre soufflait son epaisse haleine avec une force prodigieuse et un vacarme fort desagreable. "La vue de cette hideuse bete nous causa une grande terreur; mais notre etonnement fut encore plus grand que notre peur, quand, la considerant de plus pres, nous apercumes sur son dos une multitude d'animaux a peu pres de la taille et de la forme humaines, et ressemblant parfaitement a des hommes, sinon qu'ils ne portaient pas (comme les hommes) des vetements, la nature, sans doute, les ayant pourvus d'une espece d'accoutrement laid et incommode, qui s'ajustait si etroitement a la peau qu'il rendait ces pauvres malheureux ridiculement gauches, et semblait les mettre a la torture. Le sommet de leurs tetes etait surmonte d'une espece de boites carrees; a premiere vue je les pris pour des turbans, mais je decouvris bientot qu'elles etaient extremement lourdes et massives, d'ou je conclus qu'elles etaient destinees, par leur grand poids, a maintenir les tetes de ces animaux fermes et solides sur leurs epaules. Autour de leurs cous etaient attaches des colliers noirs (signes de servitude sans doute) semblables a ceux de nos chiens, seulement beaucoup plus larges et infiniment plus raides--de telle sorte qu'il etait tout a fait impossible a ces pauvres victimes de mouvoir leurs tetes dans une direction quelconque sans mouvoir le corps en meme temps; ils etaient ainsi condamnes a la contemplation perpetuelle de leurs nez,--contemplation prodigieusement, sinon desesperement bornee et abrutissante. "Quand le monstre eut presque atteint le rivage ou nous etions, il projeta tout a coup un de ses yeux a une grande distance, et en fit sortir un terrible jet de feu, accompagne d'un epais nuage de fumee, et d'un fracas que je ne puis comparer qu'au tonnerre. Lorsque la fumee se fut dissipee, nous vimes un de ces singuliers animaux-hommes debout pres de la tete de l'enorme bete, une trompette a la main; il la porta a sa bouche et en emit a notre adresse des accents retentissants, durs et desagreables que nous aurions pu prendre pour un langage articule, s'ils n'etaient pas entierement sortis du nez. "Comme c'etait evidemment a moi qu'il s'adressait, je fus fort embarrasse pour repondre, n'ayant pu comprendre un traitre mot de ce qui avait ete dit. Dans cet embarras, je me tournai du cote du crocheteur, qui s'evanouissait de peur pres de moi, et je lui demandai son opinion sur l'espece de monstre a qui nous avions affaire, sur ce qu'il voulait, et sur ces creatures qui fourmillaient sur son dos. A quoi le crocheteur repondit, aussi bien que le lui permettait sa frayeur, qu'il avait en effet entendu parler de ce monstre marin; que c'etait un cruel demon, aux entrailles de soufre, et au sang de feu, cree par de mauvais genies pour faire du mal a l'humanite; que ces creatures qui fourmillaient sur son dos etaient une vermine, semblable a celle qui quelquefois tourmente les chats et les chiens, mais un peu plus grosse et plus sauvage; que cette vermine avait son utilite, toute pernicieuse, il est vrai: la torture que causaient a la bete ses piqures et ses morsures l'excitait a ce degre de fureur qui lui etait necessaire pour rugir et commettre le mal, et accomplir ainsi les desseins vindicatifs et cruels des mauvais genies. "Ces explications me determinerent a prendre mes jambes a mon cou, et sans meme regarder une fois derriere moi, je me mis a courir de toutes mes forces a travers les collines, tandis que le crocheteur se sauvait aussi vite dans une direction opposee, emportant avec lui mes ballots, dont il eut, sans doute, le plus grand soin: cependant je ne saurais rien assurer a ce sujet, car je ne me souviens pas de l'avoir jamais revu depuis. "Quant a moi, je fus si chaudement poursuivi par un essaim des hommes-vermine (ils avaient gagne le rivage sur des barques) que je fus bientot pris, et conduit pieds et poings lies, sur la bete, qui se remit immediatement a nager au large. "Je me repentis alors amerement d'avoir fait la folie de quitter mon confortable logis pour exposer ma vie dans de pareilles aventures; mais le regret etant inutile, je m'arrangeai de mon mieux de la situation, et travaillai a m'assurer les bonnes graces de l'animal a la trompette, qui semblait exercer une certaine autorite sur ses compagnons. J'y reussis si bien, qu'au bout de quelques jours il me donna plusieurs temoignages de sa faveur, et en vint a prendre la peine de m'enseigner les elements de ce qu'il y avait une certaine outrecuidance a appeler son langage. Je finis par pouvoir converser facilement avec lui et lui faire comprendre l'ardent desir que j'avais de voir le monde. "_Washish squashish squeak, Sinbad, hey-diddle diddle, grunt unt grumble, hiss, fiss, whiss_, me dit-il un jour apres diner--mais je vous demande mille pardons, j'oubliais que Votre Majeste n'est pas familiarisee avec le dialecte des _Coqs-hennissants_ (ainsi s'appelaient les animaux-hommes; leur langage, comme je le presume, formant le lien entre la langue des chevaux et celle des coqs.) Avec votre permission, je traduirai: _Washish squashish_ et le reste. Cela veut dire: "Je suis heureux, mon cher Sinbad, de voir que vous etes un excellent garcon; nous sommes en ce moment en train de faire ce qu'on appelle le tour du globe; et puisque vous etes si desireux de voir le monde, je veux faire un effort, et vous transporter gratis sur le dos de la bete." Quand Lady Scheherazade en fut a ce point de son recit, dit l'Isitsoornot, le roi se retourna de son cote gauche sur son cote droit, et dit: "Il est en effet fort etonnant, ma chere reine, que vous ayez omis jusqu'ici ces dernieres aventures de Sinbad. Savez-vous que je les trouve excessivement curieuses et interessantes?" Sur quoi, la belle Scheherazade continua son histoire en ces termes: "Sinbad poursuit ainsi son recit:--Je remerciai l'homme-animal de sa bonte, et bientot je me trouvai tout a fait chez moi sur la bete. Elle nageait avec une prodigieuse rapidite a travers l'Ocean, dont la surface cependant, dans cette partie du monde, n'est pas du tout plate, mais ronde comme une grenade, de sorte que nous ne cessions, pour ainsi dire, de monter et de descendre." "Cela devait etre fort singulier," interrompit le roi. "Et cependant rien n'est plus vrai," repondit Scheherazade. "Il me reste quelques doutes," repliqua le roi, "mais, je vous en prie, veuillez continuer votre histoire." "Volontiers" dit la reine. "La bete, poursuivit Sinbad, nageait donc, comme je l'ai dit, toujours montant et toujours descendant; nous arrivames enfin a une ile de plusieurs centaines de milles de circonference, qui cependant avait ete batie au milieu de la mer par une colonie de petits animaux semblables a des chenilles[3]." "Hum!" fit le roi. "En quittant cette ile," continua Scheherazade (sans faire attention bien entendu a cette ejaculation inconvenante de son mari) nous arrivames bientot a une autre ou les forets etaient de pierre massive, et si dure qu'elles mirent en pieces les haches les mieux trempees avec lesquelles nous essayames de les abattre[4]. "Hum!" fit de nouveau le roi; mais Scheherazade passa outre, et continua a faire parler Sinbad. "Au dela de cette ile, nous atteignimes une contree ou il y avait une caverne qui s'etendait a la distance de trente ou quarante milles dans les entrailles de la terre, et qui contenait des palais plus nombreux, plus spacieux et plus magnifiques que tous ceux de Damas ou de Bagdad. A la voute de ces palais etaient suspendues des myriades de gemmes, semblables a des diamants, mais plus grosses que des hommes, et au milieu des rues formees de tours, de pyramides et de temples, coulaient d'immenses rivieres aussi noires que l'ebene, et ou pullulaient des poissons sans yeux.[5]" "Hum!" fit le roi. "Nous parvinmes ensuite a une region ou nous trouvames une autre montagne; au bas de ses flancs coulaient des torrents de metal fondu, dont quelques-uns avaient douze milles de large et soixante milles de long[6]; d'un abime creuse au sommet sortait une si enorme quantite de cendres que le soleil en etait entierement eclipse et qu'il regnait une obscurite plus profonde que la nuit la plus epaisse, si bien que meme a une distance de cent cinquante milles de la montagne, il nous etait impossible de distinguer l'objet le plus blanc, quelque rapproche qu'il fut de nos yeux[7]. "Hum!" fit le roi. "Apres avoir quitte cette cote, nous rencontrames un pays ou la nature des choses semblait renversee--nous y vimes un grand lac, au fond duquel, a plus de cent pieds au-dessous de la surface de l'eau, poussait en plein feuillage une foret de grands arbres florissants[8]." "Hoo!" dit le roi. "A quelque cent milles plus loin, nous entrames dans un climat ou l'atmosphere etait si dense que le fer ou l'acier pouvaient s'y soutenir absolument comme des plumes dans la notre[9]." "Balivernes!" dit le roi. "Suivant toujours la meme direction, nous arrivames a la plus magnifique region du monde. Elle etait arrosee des meandres d'une glorieuse riviere sur une etendue de plusieurs milliers de milles. Cette riviere etait d'une profondeur indescriptible, et d'une transparence plus merveilleuse que celle de l'ambre. Elle avait de trois a six milles de large, et ses berges qui s'elevaient de chaque cote a une hauteur perpendiculaire de douze cents pieds etaient couronnees d'arbres toujours verdoyants et de fleurs perpetuelles au suave parfum qui faisaient de ces lieux un somptueux jardin; mais cette terre plantureuse s'appelait le royaume de l'Horreur, et on ne pouvait y entrer sans y trouver la mort[10]." "Ouf!" dit le roi. "Nous quittames ce royaume en toute hate, et quelques jours apres, nous arrivames a d'autres bords, ou nous fumes fort etonnes de voir des myriades d'animaux monstrueux portant sur leurs tetes des cornes qui ressemblaient a des faux. Ces hideuses betes se creusent de vastes cavernes dans le sol en forme d'entonnoir, et en entourent l'entree d'une ligne de rocs entasses l'un sur l'autre de telle sorte qu'ils ne peuvent manquer de tomber instantanement, quand d'autres animaux s'y aventurent; ceux-ci se trouvent ainsi precipites dans le repaire du monstre, ou leur sang est immediatement suce, apres quoi leur carcasse est dedaigneusement lancee a une immense distance de la "caverne de la mort[11]." "Peuh!" dit le roi. "Continuant notre chemin, nous vimes un district abondant en vegetaux, qui ne poussaient pas sur le sol, mais dans l'air[12]. Il y en avait qui naissaient de la substance d'autres vegetaux[13]; et d'autres qui empruntaient leur propre substance aux corps d'animaux vivants[14]. Puis d'autres encore tout luisants d'un feu intense[15]; d'autres qui changeaient de place a leur gre[16]; mais, chose bien plus merveilleuse encore, nous decouvrimes des fleurs qui vivaient, respiraient et agitaient leurs membres a volonte, et qui, bien plus, avaient la detestable passion de l'humanite pour asservir d'autres creatures, et les confiner dans d'horribles et solitaires prisons jusqu'a ce qu'elles eussent rempli une tache fixee[17]." "Bah!" dit le roi. "Apres avoir quitte ce pays, nous arrivames bientot a un autre, ou les oiseaux ont une telle science et un tel genie en mathematiques, qu'ils donnent tous les jours des lecons de geometrie aux hommes les plus sages de l'empire. Le roi ayant offert une recompense pour la solution de deux problemes tres difficiles, ils furent immediatement resolus--l'un, par les abeilles, et l'autre par les oiseaux; mais comme le roi garda ces solutions secretes, ce ne fut qu'apres les plus profondes et les plus laborieuses recherches, et une infinite de gros livres ecrits pendant une longue serie d'annees, que les Mathematiciens arriverent enfin aux memes solutions qui avaient ete improvisees par les abeilles et par les oiseaux[18]." "Oh! oh!" dit le roi. "A peine avions nous perdu de vue cette contree, qu'une autre s'offrit a nos yeux. De ses bords s'etendit sur nos tetes un vol d'oiseaux d'un mille de large, et de deux cent quarante milles de long; si bien que tout en faisant un mille a chaque minute, il ne fallut pas a cette bande d'oiseaux moins de quatre heures pour passer au dessus de nous; il y avait bien plusieurs millions de millions d'oiseaux[19]. "Oh!" dit le roi. "Nous n'etions pas plus tot delivres du grand ennui que nous causerent ces oiseaux que nous fumes terrifies par l'apparition d'un oiseau d'une autre espece, infiniment plus grand que les corbeaux que j'avais rencontres dans mes premiers voyages; il etait plus gros que le plus vaste des domes de votre serail, o le plus magnifique des califes! Ce terrible oiseau n'avait pas de tete visible, il etait entierement compose de ventre, un ventre prodigieusement gras et rond, d'une substance molle, poli, brillant, et raye de diverses couleurs. Dans ses serres le monstre portait a son aire dans les cieux une maison dont il avait fait sauter le toit, et dans l'interieur de laquelle nous apercumes distinctement des etres humains, en proie sans doute au plus affreux desespoir en face de l'horrible destin qui les attendait. Nous fimes tout le bruit possible dans l'esperance d'effrayer l'oiseau et de lui faire lacher sa proie; mais il se contenta de pousser une espece de ronflement de rage, et laissa tomber sur nos tetes un sac pesant que nous trouvames rempli de sable." "Sornettes!" dit le roi. "Aussitot apres cette aventure, nous remontames un continent d'une immense etendue et d'une solidite prodigieuse, et qui cependant etait entierement porte sur le dos d'une vache bleu de ciel qui n'avait pas moins de quatre cents cornes[20]." "Cela, je le crois," dit le roi, "parce que j'ai lu quelque chose de semblable dans un livre." "Nous passames immediatement sous ce continent (en nageant entre les jambes de la vache) et quelques heures apres nous nous trouvames dans une merveilleuse contree, et l'homme-animal m'informa que c'etait son pays natal, habite par des etres de son espece. Cette revelation fit grandement monter l'homme-animal dans mon estime, et je commencai a eprouver quelque honte de la dedaigneuse familiarite avec laquelle je l'avais traite; car je decouvris que les animaux-hommes etaient en general une nation de tres puissants magiciens qui vivaient avec des vers dans leurs cervelles[21]; ces vers, sans doute, servaient a stimuler par leurs tortillements et leurs fretillements les plus miraculeux efforts de l'imagination. "Balivernes!" dit le roi. "Ces magiciens avaient apprivoise plusieurs animaux de la plus singuliere espece; par exemple, il y avait un enorme cheval dont les os etaient de fer, et le sang de l'eau bouillante. En guise d'avoine, il se nourrissait habituellement de pierres noires; et cependant, en depit d'un si dur regime, il etait si fort et si rapide qu'il pouvait trainer un poids plus lourd que le plus grand temple de cette ville, et avec une vitesese surpassant celle du vol de la plupart des oiseaux[22]." "Sornettes!" dit le roi. "Je vis aussi chez ce peuple une poule sans plumes, mais plus grosse qu'un chameau; au lieu de chair et d'os elle etait faite de fer et de brique: son sang, comme celui du cheval, (avec qui du reste elle avait beaucoup de rapport) etait de l'eau bouillante, et comme lui elle ne mangeait que du bois ou des pierres noires. Cette poule produisait souvent une centaine de petits poulets dans un jour, et ceux-ci apres leur naissance restaient plusieurs semaines dans l'estomac de leur mere[23]." "Inepte!" dit le roi. "Un des plus grands magiciens de cette nation inventa un homme compose de cuivre, de bois et de cuir, et le doua d'un genie tel qu'il aurait battu aux echecs toute la race humaine a l'exception du grand calife Haroun Al-Raschid[24]. Un autre construisit (avec les memes materiaux) une creature capable de faire rougir de honte le genie meme de celui qui l'avait inventee; elle etait douee d'une telle puissance de raisonnement, qu'en une seconde elle executait des calculs, qui auraient demande les efforts combines de cinquante mille hommes de chair et d'os pendant une annee[25]. Un autre plus prodigieux encore s'etait fabrique une creature qui n'etait ni homme ni bete, mais qui avait une cervelle de plomb melee d'une matiere noire comme de la poix, et des doigts dont elle se servait avec une si grande rapidite et une si incroyable dexterite qu'elle aurait pu sans peine ecrire douze cents copies du Coran en une heure; et cela avec une si exacte precision, qu'on n'aurait pu trouver entre toutes ces copies une difference de l'epaisseur du plus fin cheveu. Cette creature jouissait d'une force prodigieuse, au point d'elever ou de renverser de son souffle les plus puissants empires; mais ses forces s'exercaient egalement pour le mal comme pour le bien." "Ridicule!" dit le roi. "Parmi ces necromanciens, il y en avait un qui avait dans ses veines le sang des salamandres; il ne se faisait aucun scrupule de s'asseoir et de fumer son chibouc dans un four tout rouge en attendant que son diner y fut parfaitement cuit[26]. Un autre avait la faculte de changer les metaux vulgaires en or, sans meme les surveiller pendant l'operation[27]. Un autre etait doue d'une telle delicatesse du toucher, qu'il avait fait un fil de metal si fin qu'il etait invisible[28]. Un autre avait une telle rapidite de perception qu'il pouvait compter les mouvements distincts d'un corps elastique vibrant avec la vitesse de neuf cents millions de vibrations en une seconde[29]." "Absurde!" dit le roi. "Un autre de ces magiciens, au moyen d'un fluide que personne n'a jamais vu, pouvait faire brandir les bras a ses amis, leur faire donner des coups de pied, les faire lutter, ou danser a sa volonte[30]. Un autre avait donne a sa voix une telle etendue qu'il pouvait se faire entendre d'un bout de la terre a l'autre[31]. Un autre avait un bras si long qu'il pouvait, assis a Damas, rediger une lettre a Bagdad, ou a quelque distance que ce fut[32]. Un autre ordonnait a l'eclair de descendre du ciel, et l'eclair descendait a son ordre, et une fois descendu, lui servait de jouet. Un autre de deux sons retentissants reunis faisait un silence. Un autre avec deux lumieres etincelantes produisait une profonde obscurite[33]. Un autre faisait de la glace dans une fournaise chauffee au rouge[34]. Un autre invitait le soleil a faire son portrait, et le soleil le faisait[35]. Un autre prenait cet astre avec la lune et les planetes, et apres les avoir peses avec un soin scrupuleux, sondait leurs profondeurs, et se rendait compte de la solidite de leur substance. Mais la nation tout entiere est douee d'une si surprenante habilete en sorcellerie, que les enfants, les chats et les chiens eux-memes les plus ordinaires n'eprouvent aucune difficulte a percevoir des objets qui n'existent pas du tout, ou qui depuis vingt millions d'annees avant la naissance de ce peuple ont disparu de la surface du monde[36]." "Deraisonnable!" dit le roi. "Les femmes et les filles de ces incomparables sages et sorciers", continua Scheherazade, sans se laisser aucunement troubler par les frequentes et inciviles interruptions de son mari, "les filles et les femmes de ces eminents magiciens sont tout ce qu'il y a d'accompli et de raffine, et seraient ce qu'il y a de plus interessant et de plus beau, sans une malheureuse fatalite qui pese sur elles, et dont les pouvoirs miraculeux de leurs maris et de leurs peres n'ont pas ete capables jusqu'ici de les preserver. Les fatalites prennent toutes sortes de formes differentes; celle dont je parle prit la forme d'un caprice." "Un quoi?" dit le roi. "Un caprice," dit Scheherazade. "Un des mauvais genies, qui ne cherchent que l'occasion de faire du mal, leur mit dans la tete, a ces dames accomplies, que ce qui constitue la beaute personnelle consiste entierement dans la protuberance de la region qui ne s'etend pas tres loin au-dessous du dos. La perfection de la beaute, d'apres elles, est en raison directe de l'etendue de cette protuberance. Cette idee leur trotta longtemps par la tete, et comme les coussins sont a bon marche dans ce pays, il ne fut bientot plus possible de distinguer une femme d'un dromadaire." "Assez", dit le roi--"je n'en saurais entendre davantage. Vous m'ayez deja donne un terrible mal de tete avec vos mensonges. Il me semble aussi que le jour commence a poindre. Depuis combien de temps sommes-nous maries?--Ma conscience commence aussi a se sentir de nouveau troublee. Et puis cette allusion au dromadaire ... me prenez-vous pour un imbecile? En resume, il faut vous lever et vous laisser etrangler." Ces paroles, m'apprend l'Isitsooernot, affligerent et etonnerent a la fois Scheherazade. Mais comme elle savait que le roi etait un homme d'une integrite scrupuleuse et incapable de forfaire a sa parole, elle se soumit de bonne grace a sa destinee. Elle trouva cependant (durant l'operation) une grande consolation dans la pensee que son histoire restait en grande partie inachevee, et que, par sa petulance, sa brute de mari s'etait justement puni lui-meme en se privant du recit d'un grand nombre d'autres merveilleuses aventures. MELLONTA TAUTA (ce qui doit arriver) _A bord du Ballon l'Alouette_, 1 avril, 2848. Il faut aujourd'hui, mon cher ami, que vous subissiez, pour vos peches, le supplice d'un long bavardage. Je vous declare nettement que je vais vous punir de toutes vos impertinences, en me faisant aussi ennuyeux, aussi decousu, aussi incoherent, aussi insupportable que possible. Me voila donc encaque dans un sale ballon, avec une centaine ou deux de passagers appartenant a la _canaille_, tous engages dans une partie de plaisir (quelle bouffonne idee certaines gens se font du plaisir!) et ayant devant moi la perspective de ne pas toucher la _terre ferme_ avant un mois au moins. Personne a qui parler. Rien a faire. Or quand on n'a rien a faire, c'est le cas de correspondre avec ses amis. Vous comprenez donc le double motif pour lequel je vous ecris cette lettre:--mon ennui et vos peches. Ajustez vos lunettes et preparez-vous a vous ennuyer. J'ai l'intention de vous ecrire ainsi chaque jour pendant cet odieux voyage. Mon Dieu! quand donc quelque nouvelle _Invention_ germera-t-elle dans le pericrane humain? Serons-nous donc eternellement condamnes aux mille inconvenients du ballon? _Personne_ ne trouvera donc un systeme de locomotion plus expeditif? Ce train de petit trot est, a mon avis, une veritable torture. Sur ma parole, depuis que nous sommes partis, nous n'avons pas fait plus de cent milles a l'heure. Les oiseaux memes nous battent, quelques-uns au moins. Je vous assure qu'il n'y a la aucune exageration. Notre mouvement, sans doute, semble plus lent qu'il n'est reellement--et cela, parce que nous n'avons autour de nous aucun point de comparaison qui puisse nous faire juger de notre rapidite, et que nous marchons avec le vent. Assurement, toutes les fois que nous rencontrons un autre ballon, nous avons alors quelque chance de nous rendre compte de notre vitesse, et je dois reconnaitre qu'en somme cela ne va pas trop mal. Tout accoutume que je suis a ce mode de voyage, je ne puis m'empecher de ressentir une espece de vertige, toutes les fois qu'un ballon nous devance en passant dans un courant directement au-dessus de notre tete. Il me semble toujours voir un immense oiseau de proie pret a fondre sur nous et a nous emporter dans ses serres. Il en est venu un sur nous ce matin meme au lever du soleil, et il rasa de si pres le notre que sa corde-guide frola le reseau auquel est suspendu notre char, et nous causa une serieuse panique. Notre capitaine remarqua que si ce reseau avait ete compose de cette vieille soie d'il y a cinq cents ou mille ans, nous aurions inevitablement souffert une avarie. Cette soie, comme il me l'a explique, etait une etoffe fabriquee avec les entrailles d'une espece de ver de terre. Ce ver etait soigneusement nourri de mures--une espece de fruit ressemblant a un melon d'eau--et, quand il etait suffisamment gras, on l'ecrasait dans un moulin. La pate qu'il formait alors etait appelee dans son etat primitif _papyrus_, et elle devait passer par une foule de preparations diverses pour devenir finalement de la _soie_. Chose singuliere! cette soie etait autrefois fort prisee comme article de _toilette de femmes_! Generalement elle servait aussi a construire les ballons. Il parait qu'on trouva dans la suite une meilleure espece de matiere dans l'enveloppe inferieure du pericarpe d'une plante vulgairement appelee _euphorbium_, et connue aujourd'hui en botanique sous le nom d'herbe de lait. On appela cette derniere espece de soie _soie-buckingham_, a cause de sa duree exceptionnelle, et on la rendait prete a l'usage en la vernissant d'une solution de gomme de caoutchouc--substance qui devait ressembler sous beaucoup de rapports a la _gutta percha_, ordinairement employee aujourd'hui. Ce caoutchouc etait quelquefois appele gomme arabique indienne ou gomme de whist, et appartenait sans doute a la nombreuse famille des _fungi_. Vous ne me direz plus maintenant que je ne suis pas un zele et profond antiquaire. A propos de cordes-guides, la notre, parait-il, vient de renverser par dessus bord un homme d'un de ces petits bateaux electriques qui pullulent au dessous de nous dans l'ocean--un bateau d'environ 600 tonnes, et, d'apres ce qu'on dit, scandaleusement charge. Il devrait etre interdit a ces diminutifs de barques de transporter plus d'un nombre determine de passagers. On ne laissa pas l'homme remonter a bord, et il fut bientot perdu de vue avec son sauveur. Je me felicite, mon cher ami, de vivre dans un temps assez eclaire pour qu'un simple individu ne compte pas comme existence. Il n'y a que la masse dont la veritable Humanite doive se soucier. En parlant d'Humanite, savez-vous que notre immortel Wiggins n'est pas aussi original dans ses vues sur la condition sociale et le reste, que ses contemporains sont disposes a le croire? Pundit m'assure que les memes idees ont ete emises presque dans les memes termes il y a a peu pres mille ans, par un philosophe irlandais nomme Fourrier, dans l'interet d'une boutique de detail pour peaux de chat et autres fourrures. Pundit est _savant_, vous le savez; il ne peut y avoir d'erreur a ce sujet. Qu'il est merveilleux de voir se realiser tous les jours la profonde observation de l'Indou Aries Tottle (citee par Pundit):--"Il faut reconnaitre que ce n'est pas une ou deux fois, mais a l'infini que les memes opinions reviennent en tournant toujours dans le meme cercle parmi les hommes." _2 avril._--Parle aujourd'hui du cutter electrique charge de la section moyenne des fils telegraphiques flottants. J'apprends que lorsque cette espece de telegraphe fut essayee pour la premiere fois par Horse, on regardait comme tout a fait impossible de conduire les fils sous la mer; aujourd'hui nous avons peine a comprendre ou l'on pouvait voir une difficulte! Ainsi marche le monde. _Tempora mutantur_--vous m'excuserez de vous citer de l'Etrusque. Que _ferions-nous_ sans le telegraphe Atlantique? (Pundit pretend qu'Atlantique est l'ancien adjectif). Nous nous arretames quelques minutes pour adresser au cutter quelques questions, et nous apprimes, entre autres glorieuses nouvelles, que la guerre civile sevit en Afrique, tandis que la peste travaille admirablement tant en Europe qu'en Ayesher. N'est-il pas vraiment remarquable qu'avant les merveilleuses lumieres versees par l'Humanite sur la philosophie, le monde ait ete habitue a considerer la guerre et la peste comme des calamites? Savez-vous qu'on adressait des prieres dans les anciens temples dans le but d'ecarter ces _maux_ (!) de l'humanite? N'est-il pas vraiment difficile de s'imaginer quel principe d'interet dirigeait nos ancetres dans leur conduite? Etaient-ils donc assez aveugles pour ne pas comprendre que la destruction d'une myriade d'individus n'est qu'un avantage positif proportionnel pour la masse? _3 avril._--Rien de plus amusant que de monter l'echelle de corde qui conduit au sommet du ballon, et de contempler de la le monde environnant. Du char au-dessous vous savez que la vue n'est pas si etendue--on ne peut guere regarder verticalement. Mais de cette place (ou je vous ecris) assis sur les somptueux coussins de la salle ouverte au sommet, on peut tout voir dans toutes les directions. En ce moment il y a en vue une multitude de ballons, qui presentent un tableau tres anime, pendant que l'air retentit du bruit de plusieurs millions de voix humaines. J'ai entendu affirmer que lorsque Jaune ou (comme le veut Pundit) Violet, le premier aeronaute, dit-on, soutint qu'il etait pratiquement possible de traverser l'atmosphere dans toutes les directions, et qu'il suffisait pour cela de monter et de descendre jusqu'a ce qu'on eut atteint un courant favorable, c'est a peine si ses contemporains voulurent l'entendre, et qu'ils le regarderent tout simplement comme une sorte de fou ingenieux, les philosophes (!) du jour declarant que la chose etait impossible. Il me semble aujourd'hui _tout a fait_ inexplicable qu'une chose aussi simple et aussi pratique ait pu echapper a la sagacite des anciens _savants_. Mais dans tous les temps, les plus grands obstacles au progres de l'art sont venus des pretendus hommes de science. Assurement, _nos_ hommes de science ne sont pas tout a fait aussi bigots que ceux d'autrefois;--et a ce sujet j'ai a vous raconter quelque chose de bien drole. Savez-vous qu'il n'y a pas plus de mille ans que les metaphysiciens consentirent a faire revenir les gens de cette singuliere idee, qu'il n'existait que _deux routes possibles pour atteindre a la verite_? Croyez-le si vous pouvez! Il parait qu'il y a longtemps, bien longtemps, dans la nuit des ages, vivait un philosophe turc (ou peut-etre Indou) appele Aries Tottle[37]. Ce philosophe introduisit, ou tout au moins propagea ce qu'on appelait la methode d'investigation deductive ou _a priori_. Il partait de principes qu'il regardait comme des axiomes ou _verites evidentes_ par elles-memes, et descendait _logiquement_ aux consequences. Ses plus grands disciples furent un nomme Neuclid[38] et un nomme Cant[39]. Cet Aries Tottle fleurit sans rival jusqu'a l'apparition d'un certain Hogg[40], surnomme le _Berger d'Ettrick_, qui precha un systeme completement different, que l'on appela la methode _a posteriori_ ou methode inductive. Tout son systeme se reduisait a la sensation. Il procedait par l'observation, l'analyse et la classification des faits--_instantiae naturae_ (phenomenes naturels), comme on affectait de les nommer, ramenes ensuite a des lois generales. La methode d'Aries Tottle, en un mot, etait basee sur les _noumenes_; celle de Hogg sur les _phenomenes_. L'admiration excitee par ce dernier systeme fut si grande, qu'a sa premiere apparition, Aries Tottle tomba en discredit; mais il finit par recouvrer du terrain, et on lui permit de partager le royaume de la verite avec son rival plus moderne. Des lors les _savants_ soutinrent que les methodes Aristotelicienne et _Baconienne_ etaient les seules voies qui conduisaient a la science. Le mot _Baconienne_, vous devez le savoir, fut un adjectif invente comme equivalent a _Hoggienne_, comme plus euphonique et plus noble. Ce que je vous dis la, mon cher ami, est la fidele expression du fait et s'appuie sur les plus solides autorites; vous pouvez donc vous imaginer combien une opinion aussi absurde au fond a du contribuer a retarder le progres de toute vraie science qui ne marche guere que par bonds intuitifs. L'idee ancienne condamnait l'investigation a _ramper_, et pendant des siecles les esprits furent si infatues de Hogg surtout, que ce fut un temps d'arret pour la pensee proprement dite. Personne n'osa emettre une verite dont il ne se sentit redevable qu'a son _ame_. Peu importait que cette verite fut _demontrable_; les _savants_ entetes du temps ne regardaient que la route au moyen de laquelle on l'avait atteinte. Ils ne voulaient pas meme considerer la fin. "Les moyens, criaient-ils, les moyens, montrez-nous les moyens!" Si, apres examen des moyens, on trouvait qu'ils ne rentraient ni dans la categorie d'Aries (c'est-a-dire de Belier) ni dans celle de Hogg, les _savants_ n'allaient pas plus loin, ils prononcaient que le theoriste etait un fou, et ne voulaient rien avoir a faire avec sa verite. Or, on ne peut pas meme soutenir que par le systeme _rampant_ il eut ete possible d'atteindre en une longue serie de siecles la plus grande somme de verite; la suppression de l'_Imagination_ etait un mal qui ne pouvait etre compense par aucune certitude superieure des anciennes methodes d'investigation. L'erreur de ces Jurmains, de ces Vrinch, de ces Inglitch, et de ces Amriccans (nos ancetres immediats, pour le dire en passant) etait une erreur analogue a celle du pretendu connaisseur qui s'imagine qu'il doit voir d'autant mieux un objet qu'il l'approche plus pres de ses yeux. Ces gens etaient aveugles par les details. Quand ils procedaient d'apres Hogg, leurs _faits_ n'etaient jamais en resume que des faits, matiere de peu de consequence, a moins qu'on ne se crut tres avance en concluant que _c'etaient_ des faits, et qu'ils devaient etre des faits, parce qu'ils apparaissaient tels. S'ils suivaient la methode de Belier, c'est a peine si leur procede etait aussi droit qu'une corne de cet animal, car ils n'ont jamais emis un axiome qui fut un veritable axiome dans toute la force du terme. Il fallait qu'ils fussent veritablement aveugles pour ne pas s'en apercevoir, meme de leur temps; car a leur epoque meme, beaucoup d'axiomes longtemps _recus comme tels_ avaient ete abandonnes. Par exemple: "_Ex nihilo nihil fit_"; "un corps ne peut agir ou il n'est pas"; "il ne peut exister d'antipodes"; "l'obscurite ne peut pas sortir de la lumiere"--toutes ces propositions, et une douzaine d'autres semblables, primitivement admises sans hesitation comme des axiomes, furent regardees, a l'epoque meme dont je parle, comme insoutenables. Quelle absurdite donc, de persister a croire aux _axiomes_, comme a des bases infaillibles de verite! Mais d'apres le temoignage meme de leurs meilleurs raisonneurs, il est facile de demontrer la futilite, la vanite des axiomes en general. Quel fut le plus solide de leurs logiciens? Voyons! Je vais le demander a Pundit, et je reviens a la minute.... Ah! nous y voici! Voila un livre ecrit il y a a peu pres mille ans et dernierement traduit de l'Inglitch--langue qui, soit dit en passant, semble avoir ete le germe de l'amriccan. D'apres Pundit, c'est sans contredit le plus habile ouvrage ancien sur la logique. L'auteur, (qui avait une grande reputation de son temps) est un certain Miller, ou Mill[41]; et on raconte de lui, comme un detail de quelque importance, qu'il avait un cheval de moulin qui s'appelait Bentham. Mais jetons un coup d'oeil sur le Traite! Ah!--"Le plus ou moins de conceptibilite", dit tres bien M. Mill, "ne doit etre admis dans aucun cas comme criterium d'une verite axiomatique." Quel moderne jouissant de sa raison songerait a contester ce truisme? La seule chose qui nous etonne, c'est que M. Mill ait pu s'imaginer qu'il etait necessaire d'appeler l'attention sur une verite aussi simple. Mais tournons la page. Que lisons-nous ici?--"Deux contradictoires ne peuvent etre vraies en meme temps--c'est-a-dire, ne peuvent coexister dans la realite." Ici M. Mill veut dire par exemple, qu'un arbre doit etre ou bien un arbre, ou pas un arbre--c'est-a-dire, qu'il ne peut etre en meme temps un arbre et pas un arbre. Tres bien, mais je lui demanderai _pourquoi_. Voici sa reponse, et il n'en veut pas donner d'autre:--"parce que, dit-il, il est impossible de concevoir que les contradictoires soient vraies toutes deux a la fois." Mais ce n'est pas du tout repondre, d'apres son propre aveu; car ne vient-il pas precisement de reconnaitre que "dans aucun cas le plus ou moins de conceptibilite ne doit etre admis comme criterium d'une verite axiomatique?" Ce que je blame chez ces anciens, c'est moins que leur logique soit, de leur propre aveu, sans aucun fondement, sans valeur, quelque chose de tout a fait fantastique, c'est surtout la sotte fatuite avec laquelle ils proscrivent toutes les autres voies qui menent a la verite, tous les _autres_ moyens de l'atteindre, excepte ces deux methodes absurdes--l'une qui consiste a se trainer, l'autre a ramper--ou ils ont ose emprisonner l'ame qui aime avant tout a _planer_. En tout cas, mon cher ami, ne pensez-vous pas que ces anciens dogmatistes n'auraient pas ete fort embarrassee de decider a laquelle de leurs deux methodes etait due la plus importante et la plus sublime de _toutes_ leurs verites, je veux dire, celle de la gravitation? Newton la devait a Kepler. Kepler reconnaissait qu'il avait _devine_ ses trois lois--ces trois lois capitales qui amenerent le plus grand des mathematiciens Inglish a son principe, la base de tous les principes de la physique--et qui seules nous introduisent dans le royaume de la metaphysique. Kepler les _devina_--c'est-a-dire, les _imagina_. Il etait avant tout un _theoriste_--mot si sacre aujourd'hui et qui ne fut d'abord qu'une epithete de mepris. N'auraient-ils pas ete aussi fort en peine, ces vieilles taupes, d'expliquer par laquelle de leurs deux methodes un cryptographe vient a bout de resoudre une ecriture chiffree d'une difficulte plus qu'ordinaire, ou par laquelle de leurs deux methodes Champollion mit l'esprit humain sur la voie de ces immortelles et presque innombrables decouvertes, en dechiffrant les hieroglyphes? Encore un mot sur ce sujet, et j'aurai fini de vous assommer. N'est-il pas plus qu'etrange, qu'avec leurs eternelles rodomontades sur les methodes pour arriver a la verite, ces bigots aient laisse de cote celle qu'aujourd'hui nous considerons comme la grande route du vrai--celle de la concordance? Ne semble-t-il pas singulier qu'ils ne soient pas arrives a deduire de l'observation des oeuvres de Dieu ce fait vital, qu'une concordance parfaite doit etre le signe d'une verite absolue? Depuis qu'on a reconnu cette proposition, avec quelle facilite avons-nous marche dans la voie du progres! L'investigation scientifique a passe des mains de ces taupes dans celle des vrais, des seules vrais penseurs, des hommes d'ardente imagination. Ceux-ci _theorisent_. Vous imaginez-vous les huees de mepris avec lesquelles nos peres accueilleraient mes paroles, s'il leur etait permis de regarder aujourd'hui par dessus mon epaule? Oui, dis-je, ces hommes _theorisent_; et leurs theories ne font que se corriger, se reduire, se systematiser--s'eclaircir, peu a peu, en se depouillant de leurs scories d'incompatibilite, jusqu'a ce qu'enfin apparaisse une parfaite concordance que l'esprit le plus stupide est force d'admettre, par cela meme qu'il y a concordance, comme l'expression d'une absolue et incontestable _verite_[42]. _4 avril._--Le nouveau gaz fait merveille avec les derniers perfectionnements apportes a la gutta-percha. Quelle surete, quelle commodite, quel facile maniement, quels avantages de toutes sortes offrent nos ballons modernes! En voila un immense qui s'approche de nous avec une vitesse d'au moins 150 milles a l'heure. Il semble bonde de monde--il y a peut-etre bien trois ou quatre cents passagers--et cependant il plane a une hauteur de pres d'un mille, nous regardant; nous pauvres diables, au dessous de lui, avec un souverain mepris. Mais cent ou meme deux cents milles a l'heure, c'est la, apres tout, une mediocre vitesse. Vous rappelez-vous comme nous volions sur le chemin de fer qui traverse le continent du Canada?--Trois cents milles pleins a l'heure. Voila qui s'appelait voyager. Il est vrai qu'on ne pouvait rien voir--il ne restait qu'a folatrer, a festoyer et a danser dans les magnifiques salons. Vous souvenez-vous de la singuliere sensation que l'on eprouvait, quand, par hasard, on saisissait une lueur des objets exterieurs, pendant que les voitures poursuivaient leur vol effrene? Tous les objets semblaient n'en faire qu'un--une seule masse. Pour moi, j'avouerai que je preferais voyager dans un de ces trains lents qui ne faisaient que cent milles a l'heure! La on pouvait avoir des portieres vitrees,--meme les tenir ouvertes--et arriver a quelque chose qui ressemblait a une vue distincte du pays.... Pundit assure que _la route_ du grand chemin de fer du Canada doit avoir ete en partie tracee il y a neuf cents ans! Il va jusqu'a dire qu'on distingue encore les traces d'une route--traces qui remontent certainement a une epoque aussi reculee. Il parait qu'il n'y avait que deux voies; la notre, vous le savez, en a douze, et trois ou quatre autres sont en preparation. Les anciens rails etaient tres minces; et si rapproches les uns des autres qu'a en juger d'apres nos idees modernes, il ne se pouvait rien de plus frivole, pour ne pas dire de plus dangereux. La largeur actuelle de la voie--cinquante pieds--est meme consideree comme offrant a peine une securite suffisante. Quant a moi, je ne fais aucun doute qu'il a du exister quelque espece de voie a une epoque fort ancienne, comme l'affirme Pundit; car rien n'est plus clair pour moi que ce fait: qu'a une certaine periode--pas moins de sept siecles avant nous, certainement,--les continents du Canada nord et sud n'en faisaient qu'un, et que des lors les Canadiens durent necessairement construire un grand chemin de fer qui traversat le continent. _5 avril._--Je suis presque devore d'_ennui_. Pundit est la seule personne avec qui l'on puisse causer a bord, et lui, la pauvre ame! il ne saurait parler d'autre chose que d'antiquites. Il a passe toute la journee a essayer de me convaincre que les anciens Amriccans _se gouvernaient eux-memes_!--A-t-on jamais entendu une pareille absurdite?--qu'ils vivaient dans une espece de confederation chacun pour soi, a la facon des "chiens de prairie" dont il est parle dans la fable. Il dit qu'ils partaient de cette idee, la plus drole qu'on puisse imaginer--que tous les hommes naissent libres et egaux, et cela au nez meme des lois de _gradation_ si visiblement imprimees sur tous les etres de l'univers physique et moral. Chaque individu votait--ainsi disait-on--c'est-a-dire participait aux affaires publiques--et cela dura jusqu'au jour ou enfin on s'apercut que ce qui etait l'affaire de chacun n'etait l'affaire de personne, et que la _Republique_ (ainsi s'appelait cette chose absurde) manquait totalement de gouvernement. On raconte, cependant, que la premiere circonstance qui vint troubler, d'une facon toute speciale, la satisfaction des philosophes qui avaient construit cette republique, ce fut la foudroyante decouverte que le suffrage universel n'etait que l'occasion de pratiques frauduleuses, au moyen desquelles un nombre desire de votes pouvait a un moment donne etre introduit dans l'urne, sans qu'il y eut moyen de le prevenir ou de le decouvrir, par un parti assez dehonte pour ne pas rougir de la fraude. Une legere reflexion sur cette decouverte suffit pour en tirer cette consequence evidente--que la coquinerie doit regner en republique--en un mot, qu'un gouvernement republicain ne saurait etre qu'un gouvernement de coquins. Pendant que les philosophes etaient occupes a rougir de leur stupidite de n'avoir pas prevu ces inconvenients inevitables, et a inventer de nouvelles theories, le denouement fut brusque par l'intervention d'un gaillard du nom de _Mob_[43], qui prit tout en mains, et etablit un despotisme, en comparaison duquel ceux des Zeros[44] fabuleux et des Hellofagabales[45] etaient dignes de respect, un veritable paradis. Ce Mob (un etranger, soit dit en passant) etait, dit-on, le plus odieux de tous les hommes qui aient jamais encombre la terre. Il avait la stature d'un geant; il etait insolent, rapace, corrompu; il avait le fiel d'un taureau avec le coeur d'une hyene, et la cervelle d'un paon. Il finit par mourir d'un acces de sa propre fureur, qui l'epuisa. Toutefois, il eut son utilite, comme toutes choses, meme les plus viles; il donna a l'humanite une lecon que jusqu'ici elle n'a pas oubliee--qu'il ne faut jamais aller en sens inverse des analogies naturelles. Quant au republicanisme, on ne pouvait trouver sur la surface de la terre aucune analogie pour le justifier--excepte le cas des "chiens de prairie",--exception qui, si elle prouve quelque chose, ne semble demontrer que ceci, que la democratie est la plus admirable forme de gouvernement--pour les chiens. _6 avril._--La nuit derniere nous avons eu une vue admirable d'Alpha Lyre, dont le disque, dans la lunette de notre capitaine, sous-tend un angle d'un demi-degre, offrant tout a fait l'apparence de notre soleil a l'oeil nu par un jour brumeux. Alpha Lyra, quoique beaucoup plus grand que notre soleil, lui ressemble tout a fait quant a ses taches, son atmosphere, et beaucoup d'autres particularites. Ce n'est que dans le siecle dernier, me dit Pundit, que l'on commenca a soupconner la relation binaire qui existe entre ces deux globes. Chose etrange, on rapportait le mouvement apparent de notre systeme celeste a un orbite autour d'une prodigieuse etoile situee au centre de la voie lactee. Autour de cette etoile, affirmait-on, ou tout au moins, autour d'un centre de gravite commun a tous les globes de la voie lactee, que l'on supposait pres des Alcyons dans les Pleiades, chacun de ces globes faisait sa revolution, le notre achevant son circuit dans une periode de 117,000,000 d'annees! Aujourd'hui, avec nos lumieres actuelles, les grands perfectionnements de nos telescopes, et le reste, nous eprouvons naturellement quelque difficulte a saisir sur quel fondement repose une pareille idee. Le premier qui la propagea fut un certain Mudler[46]. Il fut amene, sans doute, a cette singuliere hypothese par une pure analogie qui se presenta a lui dans le premier cas observe; mais au moins aurait-il du poursuivre cette analogie dans ses developpements. Elle lui suggerait, de fait, un grand orbe central; jusque-la Mudler etait logique. Cet orbe central, toutefois, devait etre dynamiquement plus grand que tous les orbes qui l'environnaient pris ensemble. Mudler pouvait alors se poser cette question:--"Pourquoi ne le voyons-nous pas?" nous, en particulier, qui occupons la region moyenne du groupe, l'endroit meme le plus rapproche de cet inconcevable soleil central. Peut-etre, a ce point de son argumentation, l'astronome s'est-il refugie dans la supposition que cet orbe pourrait bien n'etre pas lumineux; et ici l'analogie lui faisait soudainement defaut. Mais meme en admettant un orbe central non lumineux, comment s'y serait-il pris pour expliquer cette invisibilite rendue visible par une incalculable multitude de glorieux soleils rayonnant dans toutes les directions autour de lui? Sans doute il s'en tenait finalement a admettre un centre de gravite commun a tous les globes evolutionnants.--Mais ici encore l'analogie devait lui faire defaut. Notre systeme, il est vrai, opere sa revolution autour d'un centre commun de gravite, mais cette revolution n'est que la consequence de sa relation avec un soleil materiel dont la masse contrebalance et au dela le reste du systeme. Le cercle mathematique est une courbe composee d'une infinite de lignes droites; mais cette idee du cercle--idee que, par rapport a la geometrie terrestre, nous ne considerons que comme une pure idee mathematique en contradiction avec l'idee pratique--est en realite la seule conception _pratique_ que nous soyons en droit de nous faire par rapport a ces cercles gigantesques auxquels nous avons affaire, au moins en imagination, quand nous supposons notre systeme avec ses annexes evoluant autour d'un point situe au centre de la voie lactee. Que les plus vigoureuses des imaginations humaines essaient seulement de se faire la moindre idee d'un circuit ainsi inexprimable! Ce serait a peine un paradoxe de dire qu'une lueur d'eclair elle-meme, parcourant eternellement la circonference de cet inconcevable cercle, la parcourrait eternellement en ligne droite. Que le trajet de notre soleil le long de cette circonference--que la direction de notre systeme dans un tel orbite puisse, pour une perception humaine, devier dans la moindre mesure de la ligne droite, meme dans l'espace d'un million d'annees, c'est la une proposition insoutenable: et cependant ces anciens astronomes semblent avoir ete absolument induits a croire qu'une courbe visible s'etait manifestee durant la courte periode de leur histoire astronomique--dans la duree de ce point imperceptible, dans un pur neant de deux ou trois mille ans! Il est vraiment incomprehensible que des considerations telles que celles-ci ne les aient jamais eclaires sur le veritable etat des choses--celui d'une revolution binaire de notre soleil et d'Alpha Lyra autour d'un centre commun de gravite! _7 avril._--Nous avons continue la nuit derniere nos amusements astronomiques. Nous avons eu une vue magnifique des 5 asteroides Nepturiens, et nous avons assiste avec le plus grand interet a la pose d'une enorme imposte sur deux linteaux dans le nouveau temple situe a Daphnis dans la lune. Rien de plus amusant que de voir des creatures aussi minuscules que celles de la lune, et ressemblant si peu a la race humaine, deployer une habilete mecanique si superieure a la notre. Il nous est difficile aussi de concevoir que les enormes masses qu'elles manient si aisement soient en realite aussi legeres que notre raison nous dit qu'elles sont. _8 avril._--Eureka! Pundit triomphe! Un ballon venant du Canada nous a parle aujourd'hui, et nous a jete quelques anciens papiers; ils contiennent des informations excessivement curieuses touchant les antiquites Canadiennes ou plutot Amriccanes. Vous savez, je presume, que des terrassiers ont passe plusieurs mois a preparer l'emplacement pour l'erection d'une nouvelle fontaine a Paradis, le principal jardin de plaisance de l'empereur. Paradis, parait-il, etait a une epoque immemoriale, une ile--c'est-a-dire, qu'il etait borne au nord par un petit ruisseau, ou plutot par un bras de mer fort etroit. Ce bras s'elargit graduellement jusqu'a ce qu'il eut atteint sa largeur actuelle--un mille. La longueur totale de l'ile est de neuf milles; sa largeur varie d'une facon sensible. L'etendue entiere de l'ile (selon Pundit,) etait, il y a quelque huit cents ans, encombree de maisons, dont quelques-unes avaient vingt etages de haut: la terre (pour quelque raison fort inexplicable) etant consideree comme tres precieuse dans ces parages. Le desastreux tremblement de terre de l'an 2050 engloutit si totalement la ville (elle etait trop etendue pour l'appeler un village) que jusqu'ici les plus infatigables de nos antiquaires n'avaient pu recueillir sur les lieux des donnees suffisantes (en fait de monnaies, de medailles ou d'inscriptions) pour construire l'ombre meme d'une theorie touchant les moeurs, les coutumes, etc. etc. etc. des premiers habitants. Tout ce que nous savions d'eux a peu pres, c'est qu'ils faisaient partie des Knickerbockers, tribu de sauvages qui infestaient le continent lors de sa premiere decouverte par Recorder Riker, chevalier de la Toison d'or. Cependant ils ne manquaient pas d'une certaine civilisation; ils cultivaient differents arts et meme differentes sciences a leur maniere. On raconte qu'ils etaient sous beaucoup de rapports fort ingenieux, mais affliges de la singuliere monomanie de batir ce que, dans l'ancien amriccan, on appelait des _eglises_--des especes de pagodes instituees pour le culte de deux idoles connues sous le nom de Richesse et de Mode. Si bien qu'a la fin, dit-on, les quatre-vingt dixiemes de l'ile n'etaient plus qu'eglises. Les femmes aussi, parait-il, etaient singulierement deformees par une protuberance naturelle de la region situee juste au dessous du dos--et, chose inexplicable, cette difformite passait pour une merveilleuse beaute. Une ou deux peintures de ces singulieres femmes ont ete miraculeusement conservees. C'est quelque chose de vraiment drole--quelque chose entre le dindon et le dromadaire. Voila donc presque tout ce qui nous etait parvenu touchant les anciens Knickerbockers. Or, il parait qu'en creusant au centre du jardin de l'empereur (qui, comme vous le savez, couvre toute l'etendue de l'ile) quelques-uns des ouvriers deterrerent un bloc de granit cubique et visiblement sculpte, pesant plusieurs centaines de livres. Il etait parfaitement conserve, et semblait avoir peu souffert de la convulsion qui l'avait enseveli. Sur une de ses surfaces etait une plaque de marbre, revetue (et c'est ici la merveille des merveilles) _d'une inscription--d'une inscription lisible_. Pundit est dans l'extase. Quand on eut detache la plaque, on decouvrit une cavite, renfermant une boite de plomb remplie de differentes monnaies, une longue liste de noms, quelques documents qui ressemblent a des journaux, et d'autres objets du plus haut interet pour les antiquaires! Il ne peut y avoir aucun doute sur leur origine; ce sont des reliques amriccanes authentiques appartenant a la tribu des Knickerbockers. Les papiers jetes a bord de notre ballon sont couverts des fac-simile des monnaies, manuscrits, topographie, etc., etc. Je vous envoie pour votre amusement une copie de l'inscription en knickerbocker qui se trouve sur la plaque de marbre: _Cette pierre angulaire d'un monument a la Memoire de GEORGES WASHINGTON a ete posee avec les ceremonies appropriees le 19e jour d'octobre 1847, l'anniversaire de la reddition de Lord Cornwallis au General Washington a Yorktown, A.D. 1781, sous les auspices de l' Association pour le monument de Washington de la cite de New-York._ C'est une traduction litterale de l'inscription, faite par Pundit lui-meme, de telle sorte que vous pouvez etre sur de sa fidelite. Du petit nombre de mots qui nous sont ainsi conserves, nous pouvons tirer plus d'un renseignement important; et l'un des plus interessants est assurement ce fait, qu'il y a mille ans, les monuments _reels_ etaient deja tombes en desuetude: on se contentait, comme nous aujourd'hui, d'indiquer simplement l'intention d'elever un monument--quelque jour a venir; une pierre angulaire etait posee "solitaire et seule" (vous m'excuserez de vous citer le grand poete amriccan Benton!) comme garantie de cette magnanime intention. Cette admirable inscription nous apprend en outre d'une facon tres precise le comment, le lieu et le sujet de la grande reddition en question. Pour le _lieu_, ce fut Yorktown (qui se trouvait quelque part;) quant au sujet, ce fut le General Cornwallis (sans doute quelque riche negociant en ble[47]). C'est lui qui se rendit. L'inscription mentionne celui a qui se rendit--qui? Lord Cornwallis. Resterait a savoir pourquoi les sauvages pouvaient desirer qu'il se rendit. Mais quand nous nous souvenons que ces sauvages etaient sans aucun doute des cannibales, nous arrivons naturellement a cette conclusion: qu'ils voulaient en faire un saucisson. Quant au _comment_, rien ne saurait etre plus explicite que cette inscription. Lord Cornwallis se rendit (pour devenir un saucisson) "sous les auspices de l'association du monument de Washington",--sans doute une institution de charite pour le depot des pierres angulaires. Mais grands Dieux! qu'arrive-t-il? Ah! je vois ce que c'est: le ballon vient d'en rencontrer un autre; il y a eu collision, et nous allons piquer une tete dans la mer. Je n'ai donc plus que le temps d'ajouter ceci: que d'apres une hative inspection des fac-simile des journaux, etc., etc. je decouvre que les grands hommes de cette epoque parmi les Amriccans furent un certain John, forgeron, et un certain Zacharie, tailleur. Adieu, jusqu'au revoir. Recevrez-vous oui ou non cette lettre? c'est la un point de peu d'importance, puisque je l'ecris uniquement pour mon propre amusement. Je vais mettre le manuscrit dans une bouteille bien bouchee et la jeter a la mer. Eternellement votre, PUNDITA. COMMENT S'ECRIT UN ARTICLE A LA BLACKWOOD _"Au nom du prophete--des figues!"_ CRI DU MARCHAND DE FIGUES TURC Je presume que tout le monde a entendu parler de moi. Je m'appelle la Signora Psyche Zenobia. Voila un fait dont je suis sure. Il n'y a que mes ennemis qui m'appellent Suky Snobbs.[48] Je sais de source certaine que Suky n'est que la corruption vulgaire du mot _Psyche_, qui est de l'excellent grec, et signifie _l'ame_, (c'est-a-dire Moi, car je suis _tout_ ame) et quelquefois aussi _une abeille_, sens qui fait evidemment allusion a mon aspect exterieur, dans ma nouvelle toilette de satin cramoisi, avec le mantelet arabe bleu de ciel, la parure d'_agrafes_ vertes, et les sept volants en _oreillettes_ couleur orange. Quant a _Snobbs_, on n'a qu'a me regarder pour reconnaitre tout de suite que je ne m'appelle pas Snobbs. C'est miss Tabitha Turnip[49] qui a repandu ce bruit par pure envie. Oui, Tabitha Turnip! O la petite miserable! Mais que peut-on attendre d'un navet? Ne se souvient-elle pas de l'adage sur "le sang d'un navet, etc...?" (Memorandum: le lui rappeler a la premiere occasion. Autre Memorandum: lui tirer le nez.) Mais ou en etais-je? Ah! je sais aussi que _Snobbs_ est une pure corruption de Zenobia, et que Zenobia etait une reine, (Moi aussi: le Dr Moneypenny m'appelle toujours la Reine des Coeurs) et que Zenobia, comme Psyche, est de l'excellent grec, et que mon pere etait Grec, et que par consequent j'ai droit a cette appellation patronymique qui est Zenobia, et pas du tout Snobbs. Il n'y a que Tabitha Turnip qui m'appelle Suky Snobbs. Je suis la Signora Psyche Zenobia. Comme je l'ai deja dit, tout le monde a entendu parler de moi. Je suis cette Signora Psyche Zenobia, si justement celebre comme secretaire correspondant du "_Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young, Belles, Lettres, Universal, Experimental, Bibliographical, Association, To, Civilise, Humanity._" C'est le docteur Moneypenny qui nous a compose ce titre, et il l'a choisi, dit-il, parce qu'il est aussi sonore qu'un baril de rhum vide. (Le Dr est quelquefois un homme vulgaire--mais il est profond.) Nous accompagnons notre signature des initiales de la societe, a la mode de la R.S.A. (Royale Societe des Arts), de la S.D.U.K, (societe pour la diffusion des connaissances utiles, etc., etc.) Le Dr Moneypenny dit que dans ce dernier titre S est la pour _Stale_, que D.U.K. signifie _Duck_, et que S.D.U.K. represente _Stale Duck_[50], et non la societe de Lord Brougham.--Mais le Dr Moneypenny est un si drole d'homme que je ne suis jamais sure s'il me dit la verite. Quoi qu'il en soit, nous ne manquons pas d'ajouter a nos noms les initiales P.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H.--ce qui veut dire: Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young, Belles, Lettres, Universal, Experimental, Bibliographical, Association, To, Civilise, Humanity, une lettre pour chaque mot; ce qui est decidement un progres sur lord Brougham. Le Dr Moneypenny pretend que nos initiales indiquent notre vrai caractere--mais, sur ma vie, je ne vois pas ce qu'il veut dire. Malgre les bons offices du docteur, et le zele ardent deploye par la Societe pour se faire connaitre, elle n'eut pas grand succes jusqu'a ce que j'en fisse partie. La verite est que ses membres se laissaient aller dans la discussion a un ton trop leger. Les feuilles qui paraissaient chaque samedi soir se recommandaient moins par la profondeur que par la bouffonnerie. Ce n'etait que de la creme fouettee. Aucune recherche des premieres causes, des premiers principes. Aucune recherche de rien du tout. Pas la moindre attention donnee a ce point capital: "la convenance des choses." En un mot, il n'y avait pas d'ecrit aussi tranchant. Tout y etait bas--absolument bas! Aucune profondeur, aucune lecture, aucune metaphysique--rien de ce que les savants appellent _idealisme_, et que les ignorants aiment mieux stigmatiser du nom de _cant_. (Le Dr Moneypenny dit que je devrais ecrire _cant_ avec un K capital--mais je m'entends.) Aussitot entree dans la societe, j'essayai d'y introduire une meilleure methode de pensee et de style, et tout le monde sait si j'y ai reussi. Nous donnons maintenant dans la P.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H. d'aussi bons articles qu'on peut en rencontrer dans le _Blackwood_. Je dis le Blackwood, parce que je suis convaincue que les meilleurs ecrits, sur toute sorte de sujets, peuvent se trouver dans les pages de ce Magazine si justement celebre. Nous le prenons maintenant pour modele en tout, ce qui nous met en passe d'acquerir une rapide notoriete. Apres tout, il n'est pas si difficile de composer un article dans le gout du vrai Blackwood, pourvu qu'on sache bien s'y prendre. Bien entendu, je ne parle pas des articles politiques. Tout le monde sait comment ils se fabriquent, depuis que le Dr Moneypenny l'a explique. M. Blackwood a une paire de ciseaux de tailleur, et trois apprentis qui se tiennent pres de lui pour executer ses ordres. Un lui tend le _Times_, un autre l'_Examiner_, un troisieme le _Gulley's New Compendium of Slang-Whang_,[51] M. Blackwood ne fait que couper et distribuer. C'est bientot fait--rien que Examiner, Slang-Whang, et Times--puis Times, Slang-Whang et Examiner--puis Times, Examiner, et Slang-Whang. Mais le principal merite du Magazine est dans ses articles de Melanges; et les meilleurs de ces articles rentrent dans la categorie de ce que le Dr Moneypenny appelle les _excentricites_ (qu'elles aient du sens ou non) et ce que tous les autres appellent des _articles a sensation_. C'est une espece d'ecrit que depuis longtemps j'avais appris a apprecier; mais ce n'est que depuis ma derniere visite a M. Blackwood (chez qui j'avais ete deputee par la societe) que j'ai pu me rendre parfaitement compte de l'exacte methode de sa composition. Cette methode est fort simple, mais cependant moins que celle de la politique. Introduite aupres de M. Blackwood, je lui fis connaitre les desirs de la societe; il me recut avec une grande civilite, me fit entrer dans son cabinet, et m'exposa clairement tout le procede. "Ma chere dame," dit-il, evidemment frappe par mon exterieur majestueux, car j'avais ma toilette de satin cramoisi, avec les agrafes vertes, et les oreillettes couleur orange. "Ma chere dame, asseyez-vous. Voici comment il faut s'y prendre. En premier lieu, votre ecrivain d'articles a sensation doit avoir de l'encre tres noire, et une plume tres grosse avec un bec bien emousse. Et, remarquez bien, miss Psyche Zenobia!" continua-t-il, apres une pause, avec une energie et une solennite de ton fort impressives, "remarquez bien!--_cette plume--ne doit--jamais etre taillee_! La, madame, est tout le secret, l'ame de l'article a sensation. J'oserai vous affirmer que jamais un individu, de quelque genie qu'il fut doue, n'a ecrit avec une bonne plume--comprenez-moi bien--un bon article. Vous pouvez etre sure, qu'un manuscrit lisible n'est jamais digne d'etre lu. C'est la un des principaux articles de notre foi, et si vous eprouvez quelque difficulte a l'accepter, nous pouvons lever la seance." Il s'arreta. Mais comme naturellement je tenais a ne pas suspendre la conference, je donnai mon assentiment a une proposition si naturelle, et dont j'avais depuis longtemps reconnu la verite. Il parut satisfait, et continua ses instructions. "Peut-etre paraitra-t-il pretentieux de ma part, miss Psyche Zenobia, de vous renvoyer a un article ou a une collection d'articles, comme modeles d'etude; cependant il me semble bon d'appeler votre attention sur quelques cas. Voyons. Il y a eu _le Mort vivant_, article capital!--la relation des sensations eprouvees par un gentilhomme dans sa tombe avant qu'il ait rendu l'ame--article plein de gout, de terreur, de sentiment, de metaphysique et d'erudition. Vous jureriez que l'ecrivain est ne et a ete eleve dans un cercueil. Puis nous avons eu les _Confessions d'un mangeur d'opium_--remarquable, bien remarquable! splendide imagination--philosophie profonde--speculation subtile--beaucoup de feu et de verve--avec un assaisonnement suffisant de choses carrement inintelligibles--une exquise bouillie qui coula delicieusement dans le gosier du lecteur. On voulait que Coleridge fut l'auteur de cet article,--mais non. Il a ete compose par mon petit babouin favori, Juniper, apres une rasade de gin hollandais et d'eau chaude sans sucre." (J'aurais eu de la peine a le croire, si tout autre que M. Blackwood m'eut assure le fait). "Puis il y a eu l'_Experimentaliste involontaire_, qui roule en entier sur un gentilhomme cuit dans un four, et qui en sortit sain et sauf, non sans avoir eu une terrible peur. Puis le _Journal d'un medecin defunt_, dont le merite est de meler a un langage d'energumene un Grec indifferent,--deux choses qui attachent le public. Il y eut ensuite l'_Homme dans la Cloche_, un article, miss Zenobia, que je ne saurais trop recommander a votre attention. C'est l'histoire d'un jeune homme qui s'endort sous la cloche d'une eglise, et est reveille par ses tintements funebres. Il en devient fou, et en consequence, tirant ses tablettes, il y consigne ses sensations. Les sensations, voila le grand point. Si jamais vous etiez noyee ou pendue, prenez note de vos sensations--elles vous rapporteront dix guinees la feuille. Si vous voulez faire de l'effet en ecrivant, miss Zenobia, soignez, soignez les sensations." "Je n'y manquerai pas, M. Blackwood", dis-je. "Tres bien," repliqua-t-il. Mais je dois vous mettre au fait des details de la composition de ce qu'on peut appeler un veritable _Blackwood_ a sensations--et vous comprendrez comment je considere ce genre de composition comme le meilleur sous tous rapports. "La premiere chose a faire, c'est de vous mettre vous-meme dans une situation anormale ou personne ne s'est encore trouve avant vous. Le four, par exemple, c'etait un excellent truc. Mais si vous n'avez pas de four ou de grosse cloche sous la main, si vous ne pouvez pas a votre convenance culbuter d'un ballon, ou etre engloutie dans un tremblement de terre, ou degringoler dans une cheminee, il faudra vous contenter d'imaginer simplement quelque mesaventure analogue. J'aimerais mieux cependant que vous ayez un fait reel a faire valoir. Rien n'aide aussi bien l'imagination que d'avoir fait soi-meme l'experience de son sujet.--La verite, vous le savez, est plus etrange que la fiction,--tout en allant plus surement au but." Je lui assurai alors que j'avais une excellente paire de jarretieres, et que je m'en servirais pour me pendre. "Bon!" repondit-il "oui, faites-le;--quoique la pendaison soit quelque chose de bien use. Peut-etre pourrez-vous trouver mieux. Prenez une dose de pilules de Brandreth, et donnez-vous vos sensations. Toutefois mes instructions s'appliqueront egalement bien a toutes les varietes de mesaventure; ainsi en retournant chez vous, vous pouvez avoir la tete cassee, ou etre renversee d'un omnibus, ou mordue par un chien enrage, ou noyee dans une gouttiere. Mais venons au procede. "Une fois, votre sujet determine, vous avez a considerer le ton ou le genre de la narration. Il y a le ton didactique, le ton enthousiaste, le ton naturel, tous assez vulgaires. Mais il y ai le ton laconique, ou bref, qui est devenu depuis peu a la mode. Il consiste a proceder par courtes sentences. Par exemple celles-ci:--On ne peut etre trop bref. On ne saurait etre trop hargneux. Rien que des points. Jamais de paragraphe. "Puis il y a le ton eleve, diffus, et procedant par interjections. Ce ton est patronne par nos meilleurs romanciers. Les mots doivent tourbillonner tous ensemble et bourdonner comme une toupie; ce bourdonnement tient lieu de sens. C'est le meilleur de tous les styles possibles, quand l'ecrivain n'a pas le temps de penser. "Le ton metaphysique est aussi un excellent ton. Si vous connaissez quelques grands mots, c'est le cas de les employer. Parlez des ecoles Ionique et Eleatique--d'Archytas, de Gorgias, et d'Alcmeon. Dites quelque chose de l'objectivite et de la subjectivite. N'ayez pas peur de dire beaucoup de mal d'un nomme Locke. Faites allusion aux choses en general, et si vous avez laisse glisser une trop grosse absurdite, vous n'avez pas besoin de vous mettre en peine de l'effacer; vous n'avez qu'a ajouter une note au bas de la page, ou vous direz que vous etes redevable de la susdite profonde observation a la _Kritik der reinen Vernunft_ ou a la _Metaphysische Anfangsgrunde der Naturwissenschaft_[52]. Cela paraitra de l'erudition et ... et ... et--de la franchise. "Il y a plusieurs autres tons egalement celebres, mais je ne vous en mentionnerai plus que deux:--le ton transcendantal et le ton heterogene. Dans le premier, le merite consiste a voir dans la nature des choses beaucoup plus loin que les autres. Cette seconde vue fait beaucoup d'effet, quand elle est bien mise en oeuvre. Quelques lectures du _Dial_ vous ouvriront la voie. "Evitez, dans ce cas, les grands mots; employez les plus courts possible, et ecrivez-les a l'envers. Consultez les poemes de Channing, et citez ce qu'il dit "d'un petit homme gras avec la seduisante apparence d'un pot." Touchez quelque chose de la Divine Unite. Ne dites pas un mot de l'Infernale Dualite. Avant tout, etudiez-vous a insinuer. Donnez toujours a entendre--n'affirmez rien. Si vous avez a parler d'une tartine de _pain et de beurre_, ne le dites pas en propres termes, mais dites quelque chose d'approchant. Vous pouvez faire allusion a un gateau de ble noir; vous pouvez aller jusqu'a insinuer une pate de gruau d'avoine; mais si vous avez reellement en vue une tartine de pain et de beurre, gardez-vous bien, ma chere miss Psyche, de dire: tartine de pain et de beurre." Je lui assurai que je ne le dirais plus jamais de ma vie. Il m'embrassa et continua: "Quant au ton heterogene, c'est tout simplement un melange judicieux, en egales proportions, de tous les autres tons, et par consequent tout ce qu'il y a de profond, de grand, de bizarre, de piquant, d'a propos, de joli, entre dans sa composition. "Supposons maintenant que vous etes fixee sur les incidents et le ton. La partie la plus importante, l'ame de tout le procede, demande encore votre attention--je veux dire: le _remplissage_. On ne saurait supposer qu'une lady ou un gentilhomme a passe sa vie a devorer les livres. Et cependant il est necessaire avant tout que votre article ait un air d'erudition, ou qu'il offre au moins des signes evidents d'une lecture etendue. Or je vais vous mettre a meme de vous tirer de cette difficulte. Regardez ici!" (Il prit trois ou quatre livres qui paraissaient fort ordinaires et les ouvrit au hasard.) "Vous n'avez qu'a jeter les yeux sur la premiere page venue du premier livre venu, pour y decouvrir mille bribes d'erudition ou de bel esprit, et c'est la le veritable assaisonnement d'un article a la _Blackwood_. Vous pouvez en noter quelques-unes, pendant que je vous les lis. Je ferai deux divisions: 1 deg. _Faits piquants pour la confection des comparaisons_; et 2 deg. _Expressions piquantes a introduire selon l'occasion_. Ecrivez." Et j'ecrivis sous sa dictee. 1 deg. FAITS PIQUANTS POUR COMPARAISONS: "_Il n'y eut originellement que trois Muses--Melete, Mneme, Aoede--la meditation, la memoire et le chant._" Vous pouvez tirer un grand parti de ce petit fait, si vous savez vous en servir. Vous voyez qu'il n'est pas generalement connu, et qu'il semble _recherche_. Mais il faut avoir soin de donner a la chose un air parfaitement improvise. "Autre exemple. _Le fleuve Alphee passa sous la mer, et en sortit sans que la purete de ses eaux en recut aucune atteinte._ Il est bien un peu vieilli; mais bien habille et bien presente, il paraitra aussi frais que jamais. "Voici quelque chose de mieux:--_L'Iris de Perse semble posseder pour quelques personnes un doux et puissant parfum, tandis que pour d'autres il est tout a fait sans odeur._ Voila qui est fin, et vraiment delicat! En le tournant un peu, vous en tirerez des merveilles. Nous trouverons encore quelque chose dans la botanique. Il n'y a rien qui fasse si bien, surtout avec l'addition d'une ligne de latin. Ecrivez! "_L'Epidendrum Flos Aeris de Java porte une tres belle fleur, et vit encore meme quand il est deracine. Les indigenes le suspendent par une corde au plafond et jouissent pendant des annees de son parfum_.--Morceau capital! Voila pour les comparaisons. Passons aux expressions piquantes. 2 deg. EXPRESSIONS PIQUANTES. "_Le venerable roman chinois Ju-Kiao-Li._ Excellent. En introduisant adroitement ces quelques mots, vous faites preuve d'une connaissance approfondie de la langue et de la litterature chinoise. Avec cela vous pouvez vous passer d'arabe, de sanscrit, ou de chickasaw. Mais aucun sujet ne saurait se passer d'espagnol, d'italien, d'allemand, de latin et de grec. Je dois vous donner un petit specimen de chacune de ces langues. Toutes ces citations seront bonnes et atteindront le but; ce sera a votre ingeniosite de les approprier a votre sujet. Ecrivez! "_Aussi tendre que Zaire._ Francais. Allusion a la frequente repetition de la phrase _la tendre Zaire_, dans la tragedie francaise de ce nom. Bien employee, cette citation prouvera non seulement votre connaissance de la langue, mais encore votre lecture etendue et votre esprit. Vous pouvez dire, par exemple, que le poulet que vous mangiez (dans un article ou vous raconteriez que vous etes morte etranglee par un os de poulet) n'etait pas aussi tendre que Zaire. Ecrivez! "Van muerte tan escondida, Que non te sienta venir, Porque el plazer del morir No me torne a dar la vida. "C'est de l'espagnol--de Miguel de Cervantes.--Viens vite, o mort! mais ne me laisse pas voir que tu viens, de peur que le plaisir que je ressentirai en te voyant paraitre ne me rende malheureusement a la vie.--Vous pouvez glisser cette citation fort a propos, quand vous vous debattez avec votre os de poulet dans la derniere agonie. Ecrivez! "Il pover'uomo che non s'en era accorto, Andava combattendo, ed era morto. "C'est de l'italien, vous le devinez--de l'Arioste. Cela veut dire que dans la chaleur du combat un heros ne s'apercevant pas qu'il est bel et bien tue, continua de combattre vaillamment, tout mort qu'il etait. L'application de ce passage a votre cas va de soi--car, j'espere bien, miss Psyche, que vous ne negligerez pas de gigotter des jambes au moins une heure et demie apres que vous serez morte de votre os de poulet. Veuillez ecrire! "Und sterb' ich doch, si sterb'ich denn Durch sie--durch sie! "C'est de l'allemand, de Schiller.--Et si je meurs, au moins je mourrai pour toi... pour toi!--Il est clair ici que vous apostrophez la cause de votre malheur, le poulet. Et quel gentilhomme en verite, (ou quelle dame) de sens, ne consentirait pas, je voudrais bien le savoir, a mourir pour un chapon bien engraisse d'apres le vrai systeme Molucca, farci de capres et de champignons, et servi dans un saladier avec une gelee d'orange en _mosaique_? (vous trouverez ce plat chez Tortoni)--Ecrivez, je vous prie! "Voici une charmante petite phrase latine, et peu commune (on ne peut etre trop _recherche_ ni trop bref dans une citation latine; c'est chose si vulgaire)--_Ignoratio elenchi._ Il a commis une _ignoratio elenchi_--c'est-a-dire: il a compris les mots de votre proposition, mais non l'idee. Vous voyez qu'il s'agit d'un imbecile, d'un pauvre diable a qui vous vous adressez tout en vous debattant avec votre os de poulet et qui n'a pas bien compris ce que vous lui disiez. Jetez-lui votre _ignoratio elenchi_ a travers la figure, et d'un seul coup vous l'avez aneanti. S'il ose repliquer, vous pouvez lui citer du Lucain, l'endroit (le voici) ou il parle de pures _anemonae verborum_, de mots anemones. L'anemone, qui a un grand eclat, n'a pas d'odeur. Ou, s'il veut faire le rodomont, vous pouvez le pourfendre avec les _Insomnia Jovis_, les reveries de Jupiter--mots que Silius Italicus (voici le passage) applique aux pensees pompeuses et enflees. Cette citation est infaillible et lui percera le coeur. Apres cela il ne peut plus que tourner sur lui-meme et mourir. Voulez-vous avoir la bonte d'ecrire? "En grec, nous avons quelque chose d'assez joli--du Demosthene, par exemple--Anaer o pheugon chai palin machesetai. Il y a une assez bonne traduction de cette phrase dans Hudibras: For he that flies may flight again, Which he can never do that's slain.[53] "Dans un article a la _Blackwood_, rien ne produit meilleur effet que votre grec. Les lettres memes vous ont un certain air de profondeur. Regardez seulement, Madame, l'air fute de cet _Epsilon_! Et ce _Phi_, certainement ce doit etre un eveque! Quelle mine plus spirituelle que celle de cet _Omicron_! Et ce _Tau_ avec quelle grace il se bifurque! Bref, il n'y a rien de pareil au grec pour un veritable article a sensation. Dans le cas present, l'application de cette citation est la plus naturelle du monde. Relevez la sentence par un enorme juron, en guise d'_ultimatum_ a l'adresse du mal appris, de la tete dure incapable de comprendre votre bon anglais au sujet de cet os de poulet. Il saisira l'allusion et il ne sera plus question de lui, vous pouvez y compter." Ce furent la toutes les instructions que je pus tirer de M. Blackwood sur le sujet en question; mais je compris qu'elles etaient bien suffisantes. J'etais donc enfin capable d'ecrire un veritable article a la Blackwood, et je resolus de m'y mettre sur-le-champ. En prenant conge de moi, M. Blackwood me fit la proposition de m'acheter l'article quand il serait ecrit; mais comme il ne pouvait m'offrir que cinquante guinees la feuille, je crus qu'il valait mieux en faire profiter notre societe, que de le sacrifier pour une somme aussi chetive. Malgre sa lesinerie, M. Blackwood me temoigna d'ailleurs toute sa consideration, et me traita veritablement avec la plus grande civilite. Les paroles qu'il m'adressa a mon depart firent sur mon coeur une profonde impression, et je m'en souviendrai toujours, je l'espere, avec reconnaissance. "Ma chere miss Zenobia," me dit-il, des larmes dans les yeux, "y a-t-il encore quelque chose que je puisse faire pour aider au succes de votre louable entreprise? Laissez-moi reflechir! Il est bien possible que vous ne puissiez a votre convenance vous ... vous noyer, ou etouffer d'un os de poulet, ou etre pendue ou mordue par un ... Mais attendez! J'y pense: il y a dans ma cour deux excellents boule-dogues--des droles distingues, je vous assure--sauvages, et qui vous en donneront pour votre argent--ils vous auront devoree, vous, vos oreillettes, et tout, en moins de cinq minutes (voici ma montre!)--ne songez qu'aux sensations! Ici! Allons!--Tom! Peter!--Dick, oh! le drole! lachez-les." Mais comme j'etais reellement tres pressee, et que je n'avais pas une minute a perdre, je me vis forcee malgre moi de m'en aller, et de prendre conge un peu plus brusquement, je l'avoue, que ne l'aurait demande la stricte politesse. Mon premier soin, en quittant M. Blackwood, fut de m'engager immediatement dans quelque mauvais pas, conformement a ses avis, et dans cette vue, je passai la plus grande partie de la journee a errer a travers Edinburgh, en quete d'aventures desesperees--capables de repondre a l'intensite de mes sentiments, et de s'adapter au grand effet de l'article que je voulais ecrire. J'etais accompagnee dans cette excursion de mon domestique negre Pompey, et de ma petite chienne Diane, que j'avais amenee avec moi de Philadelphie. Ce ne fut que tard dans l'apres-midi que je reussis dans ma difficile entreprise. Il m'arriva alors un grand evenement, dont l'article a la Blackwood qui suit,--dans le ton heterogene, est la substance et le resultat. ARTICLE A LA BLACKWOOD DE MISS ZENOBIA "Quel malheur, bonne dame, vous a ainsi privee de la vie?" Comus. Par une apres-midi tranquille et silencieuse, je m'acheminai dans l'agreable cite d'Edina. Il regnait dans les rues une confusion et un tumulte effroyables. Les hommes causaient. Les femmes criaient. Les enfants s'egosillaient. Les cochons sifflaient. Les chariots grondaient. Les boeufs soufflaient. Les vaches beuglaient. Les chevaux hennissaient. Les chats faisaient le sabbat. Les chiens dansaient.--_Dansaient_! Etait-ce donc possible? Oui, _dansaient_! Helas! pensai-je, le temps de danser est passe pour moi! Il n'est plus. Quelle cohue de souvenirs obscurs se reveilleront de temps en temps dans un esprit doue de genie et de contemplation imaginative,--d'un genie surtout condamne a la durable, eternelle, continuelle, et pourrait-on dire--continue--oui, _continue et continuelle_, a l'amere, harassante, troublante, et, si je puis me permettre cette expression, a la tres troublante influence du serein, divin, celeste, exaltant, eleve et purifiant effet de ce qu'on peut justement appeler la plus enviable, la plus _vraiment_ enviable--oui! la plus suavement belle, la plus delicieusement etheree, et, pour ainsi dire, la plus _jolie_ (si je puis me servir d'une expression aussi hardie) des _choses_ (pardonne-moi, gentil lecteur) du monde;--mais je me laisse toujours entrainer par mes sentiments. Dans un tel esprit, je le repete, quelle cohue de souvenirs sont remues par une bagatelle! Les chiens dansaient! Et _moi_--moi, je ne le _pouvais_ pas! Ils sautaient--et moi je pleurais. Ils cabriolaient--et moi je sanglotais bien fort. Circonstances touchantes! qui ne peuvent manquer de rappeler au souvenir du lecteur lettre le passage exquis sur la convenance des choses, qui se trouve au commencement du troisieme volume de cet admirable et venerable roman chinois, le _Jo-go-Slow_. Dans ma promenade solitaire a travers la cite, j'avais deux humbles, mais fideles compagnons, Diane, ma petite chienne! la plus douce des creatures! Elle avait une touffe de poils qui lui descendait sur un de ses yeux, et un ruban bleu etait elegamment attache autour de son cou. Diane n'avait pas plus de cinq pouces de haut, mais sa tete etait presque a elle seule plus grosse que le reste de son corps, et sa queue coupee tout a fait court donnait a l'interessant animal un air d'innocence outragee qui la faisait bien venir de tous. Et Pompey, mon negre!--doux Pompey! Pourrai-je t'oublier jamais? J'avais pris le bras de Pompey. Il avait trois pieds de haut (j'aime mettre les points sur les _i_) et etait age de soixante-dix ou peut-etre quatre-vingts ans. Il avait les jambes cagneuses, et etait obese. Sa bouche n'etait pas precisement petite, ni ses oreilles courtes. Ses dents toutefois ressemblaient a des perles, et ses grands yeux largement ouverts etaient delicieusement blancs. La Nature ne lui avait point donne de cou et avait poste ses chevilles (selon l'usage chez cette race) au milieu de la partie superieure du pied. Il etait habille avec une remarquable simplicite. Il avait pour tout vetement un col de neuf pouces de haut et un pardessus de drap brun presque neuf, qui avait autrefois servi au grand, robuste et illustre docteur Moneypenny. C'etait un excellent pardessus. Il etait bien taille. Il etait bien fait. Il etait presque neuf. Pompey le relevait de ses deux mains pour ne pas le laisser trainer dans la boue. Notre societe se composait donc de trois personnes, dont deux sont deja connues. Il y en avait une troisieme--cette troisieme personne, c'etait moi. Je suis la signora Psyche Zenobi_. Je _ne_ suis _pas_ Suky Snobbs. Mon exterieur est imposant. Dans la memorable occasion dont je parle, j'etais vetue d'une robe de satin cramoisi et d'un mantelet arabe bleu de ciel. La robe etait agrementee d'agrafes vertes, et de sept gracieux volants de couleur orange. Je formais donc la troisieme personne de la societe. Il y avait le caniche. Il y avait Pompey. Il y avait moi. Nous etions trois. Ainsi, dit-on, il n'y avait originellement que trois Furies--Melty, Nimmy, et Hetty--la Meditation, la Memoire, et le Violon. Appuyee sur le bras du galant Pompey, et suivie de Diane a distance respectueuse, je descendis l'une des plus populeuses et des plus plaisantes rues d'Edina, alors deserte. Tout a coup se presenta a ma vue une eglise--une cathedrale gothique--vaste, venerable, avec un haut clocher qui se perdait dans le ciel. Quelle folie s'empara alors de moi? Pourquoi courus-je au devant de mon destin? Je fus saisie du desir irresistible de monter a cette tour vertigineuse et de contempler de la l'immense panorama de la cite. La porte de la cathedrale ouverte semblait m'inviter. Ma destinee l'emportai. J'entrai sous la fatale voute. Ou donc etait mon ange gardien?--si toutefois il y a de tels anges. _Si!_ Monosyllabe troublant! Quel monde de mystere, de science, de doute, d'incertitude est contenu dans tes deux lettres! J'entrai sous la fatale voute! J'entrai, et sans endommager mes volants, couleur orange, je passai sous le portail, et penetrai dans le vestibule. Ainsi, dit-on, l'immense riviere Alfred passa intacte, a sec, sous la mer. Je crus que les escaliers ne finiraient jamais. _Ils tournaient!_ Oui, ils tournaient et montaient toujours, si bien que je ne pus m'empecher d'appeler a mon aide l'ingenieux Pompey, et je m'appuyai sur son bras avec toute la confiance d'une ancienne affection.--Je ne _pus_ m'empecher de m'imaginer que le dernier echelon de cette eternelle echelle en spirale avait ete accidentellement ou peut-etre a dessein enleve. Je m'arretai pour respirer, et au meme moment il se presenta un incident trop important au point de vue moral ainsi qu'au point de vue metaphysique pour etre passe sous silence. Il me sembla--j'avais entierement conscience du fait--non, je ne pouvais m'etre trompee! J'avais pendant quelques instants soigneusement et anxieusement observe les mouvements de ma Diane--non, dis-je, je ne pouvais m'etre trompee!--Diane _sentait un rat_! Aussitot j'appelai l'attention de Pompey sur ce point, et Pompey--oui, Pompey fut de mon avis. Il n'y avait plus aucun motif raisonnable de douter. Le rat avait ete senti--et senti par Diane. Ciel! pourrai-je jamais oublier l'intense emotion de ce moment? Helas! Qu'est-ce que l'intelligence tant vantee de l'homme? Le rat--il etait la--c'est-a-dire quelque part. Diane avait senti le rat. Et moi--_moi_ je ne _pouvais_ pas le sentir. Ainsi, dit-on, l'Isis Prussienne a pour quelques personnes un doux et suave parfum, tandis que pour d'autres elle est completement sans odeur. Nous etions venus a bout de l'escalier, et il n'y avait plus que trois ou quatre marches qui nous separaient du sommet. Nous montames encore, et il ne resta plus qu'une marche! Une marche! Une petite, petite marche! Combien de fois d'une semblable petite marche dans le grand escalier de la vie humaine depend une destinee entiere de bonheur ou de misere humaine! Je songeai a moi-meme, puis a Pompey, puis au mysterieux et inexplicable destin qui nous entourait. Je songeai a Pompey!--Helas! Je songeai a l'amour! Je songeai a tous les faux pas qui ont ete faits et qui peuvent etre faits encore. Je resolus d'etre plus prudente, plus reservee. J'abandonnai le bras de Pompey, et sans son assistance, je franchis la derniere marche qui restait et gagnai la chambre du beffroi. Mon caniche me suivit immediatement. Pompey restait seul en arriere. Je m'arretai au dessus de l'escalier, et l'encourageai a monter. Il me tendit la main, et malheureusement en faisant ce geste, il fut force de lacher sa redingote. Les Dieux ne cesseront-ils de nous persecuter? La redingote tomba, et un des pieds de Pompey marcha sur le long et trainant pan de l'habit. Il trebucha et tomba.--Cette consequence etait inevitable. Il tomba en avant, et sa tete maudite, venant me frapper en pleine poitrine, me precipita tout de mon long avec lui sur le dur, sale et detestable plancher du beffroi. Mais ma vengeance fut assuree, soudaine et complete. Le saisissant furieusement des deux mains par sa laine, je lui arrachai une enorme quantite de cette matiere noire, crepue et bouclee, et la jetai loin de moi avec tous les signes du dedain. Elle tomba au milieu des cordes du beffroi et y resta. Pompey se leva sans dire un mot. Mais il me regarda piteusement avec ses grands yeux et soupira. Grands Dieux!--quel soupir! Il penetra jusqu'au fond de mon coeur. Et la chevelure--la laine! Si j'avais pu rattraper cette laine, je l'aurais baignee de mes larmes en temoignage de regret. Mais helas! elle etait maintenant bien loin. Comme elle pendillait au cordage de la cloche, je m'imaginai qu'elle etait encore vivante. Je m'imaginai qu'elle allait mourir d'indignation. Ainsi l'_happidandy Flos Aeris_ de Java porte, dit-on, une belle fleur, qui vit encore quand elle est deracinee. Les indigenes la suspendent avec une corde au plafond, et jouissent de son parfum des annees entieres. Notre differend termine, nous cherchames dans la chambre une ouverture qui nous permit de contempler la cite d'Edina. Il n'y avait pas de fenetre. La seule lumiere qui penetrat dans ce reduit obscur venait d'une ouverture carree ayant a peu pres un pied de diametre, et a une hauteur d'environ sept pieds au-dessus du plancher. Mais que ne peut realiser l'energie du veritable genie? Je resolus d'atteindre a ce trou. Un enorme attirail de roues, de pignons, et autres machines a l'air cabalistique se trouvaient en face du trou, tout pres de lui, et a travers le trou passait une baguette de fer venant du mecanisme. Entre les roues et le mur il y avait juste de la place pour mon corps; mais j'etais exasperee, et determinee a aller jusqu'au bout. J'appelai Pompey pres de moi. "Vous voyez cette ouverture, Pompey. Je voudrais y passer la tete pour regarder. Vous allez vous tenir tout droit juste sous le trou,--comme cela. Maintenant, Pompey, tendez une de vos mains, que je puisse y monter--tres bien. Maintenant l'autre main, Pompey, et avec son aide, j'arriverai sur vos epaules." Il fit tout ce que je desirais, et quand je fus hissee sur ses epaules, je m'apercus que je pouvais facilement passer ma tete et mon cou a travers l'ouverture. Le panorama etait sublime. Il ne se pouvait rien de plus magnifique. Je ne m'arretai un instant que pour appeler Diane et assurer Pompey que je serais discrete, et peserais le moins possible sur ses epaules. Je lui dis que je serais a l'egard de ses sentiments d'une delicatesse tendre--_ossi tender qu'un beefsteak_. Apres avoir rendu cette justice a mon fidele ami, je m'abandonnai sans reserve a l'ardeur et a l'enthousiasme de la jouissance du panorama qui s'etendait sous mes yeux. Cependant je me dispenserai de m'appesantir sur ce sujet. Je ne decrirai pas la cite d'Edinburgh. Tout le monde est alle a Edinburgh--la classique Edina. Je m'en tiendrai aux principaux details de ma lamentable aventure. Apres avoir jusqu'a un certain point satisfait ma curiosite touchant l'etendue, la situation, et la physionomie generale de la cite, j'eus le loisir d'examiner l'eglise ou j'etais, et la delicate architecture de son clocher. Je remarquai que l'ouverture a travers laquelle j'avais passe la tete s'ouvrait dans le cadran d'une horloge gigantesque, et devait de la rue faire l'effet d'un large trou de clef, tel qu'on en voit sur le cadran des montres francaises. Sans doute le veritable but de cette ouverture etait de laisser passer le bras d'un employe pour lui permettre d'ajuster quand il etait necessaire les aiguilles de l'horloge. J'observai avec surprise l'immense dimension de ces aiguilles, dont la plus longue ne pouvait avoir moins de dix pieds de long, et dans sa plus grande largeur moins de huit a neuf pouces. Elles etaient d'acier massif, et les bords paraissaient tranchants. Apres avoir note ces particularites et quelques autres, je tournai de nouveau mes yeux sur la glorieuse perspective qui s'etendait devant moi, et bientot je m'absorbai dans ma contemplation. Quelques minutes apres, je fus eveillee par la voix de Pompey, qui me declarait qu'il ne pouvait plus y tenir, et me priait de vouloir bien etre assez bonne pour descendre. C'etait absurde, et je le lui dis assez longuement. Il repliqua, mais evidemment en comprenant mal mes idees a ce sujet. J'en concus quelque colere, et je lui dis en termes peremptoires, qu'il etait un imbecile, qu'il avait commis un _ignoramus eclench-eye_, que ses idees n'etaient que de pures _insommary Bovis_, et que ses mots ne valaient guere mieux qu'une _ennemye-werry bor'em_. Il parut satisfait, et je repris mes contemplations. Il y avait a peu pres une demi-heure, apres cette altercation, que j'etais profondement absorbee par la vue celeste que j'avais sous les yeux, lorsque je fus reveillee en sursaut par quelque chose de tout a fait froid qui me pressait doucement la partie superieure du cou. Il est inutile de dire que j'en ressentis une alarme inexprimable. Je savais que Pompey etait sous mes pieds et que Diane, selon mes instructions expresses, etait assise sur ses pattes de derriere dans le coin le plus recule de la chambre. Qu'est-ce que cela pouvait bien etre? Helas! je ne le decouvris que trop tot. En tournant doucement ma tete de cote, je m'apercus, a ma plus grande horreur, que l'enorme, brillante, petite aiguille de l'horloge, semblable a un cimeterre, dans le cours de sa revolution horaire, etait _descendue sur mon cou_. Je compris qu'il n'y avait pas une seconde a perdre. Je cherchai a retirer ma tete en arriere, mais il etait trop tard. Il n'y avait plus d'espoir d'arracher ma tete de la bouche de cette horrible trappe ou elle etait si bien prise, et qui devenait de plus en plus etroite avec une rapidite qui echappait a l'analyse. On ne peut se faire une idee de l'agonie d'un pareil moment. J'elevai les mains et essayai de toutes mes forces de soulever la lourde barre de fer. C'est comme si j'avais essaye de soulever la cathedrale elle-meme. Elle descendait, descendait, descendait toujours, de plus en plus serrant. Je criai a Pompey de venir a mon aide; mais il me repondit que je l'avais blesse dans ses sentiments en l'appelant un _ignorant et un vieux louche_. Je poussai un hurlement a l'adresse de Diane; elle ne me repondit que par un bow wow-wow, ce qui voulait dire que je lui avais recommande de ne pas bouger de son coin. Je n'avais donc point de secours a attendre de mes associes. En attendant, la lourde et terrible _faux du Temps_ (je comprenais maintenant la force litterale de cette locution classique) ne s'etait point arretee, et ne paraissait point disposee a s'arreter dans sa carriere. Elle descendait et descendait toujours. Deja elle avait enfonce sa tige tranchante d'un pouce entier dans ma chair, et mes sensations devenaient indistinctes et confuses. Tantot je m'imaginais etre a Philadelphie avec le puissant Dr Moneypenny, tantot dans le cabinet de Mr Blackwood, recevant ses inestimables instructions. Puis le doux souvenir d'anciens jours meilleurs se presenta a mon esprit, et je songeai a cet heureux temps ou le monde n'etait qu'un desert, et Pompey pas encore entierement cruel. Le tic-tac de la machine m'amusait. _M'amusait_, dis-je, car maintenant mes sensations confinaient au bonheur parfait, et les plus insignifiantes circonstances me causaient du plaisir. L'eternel _clic-clac clic-clac, clic-clac_ de l'horloge etait pour mes oreilles la plus melodieuse musique, a certains instants meme me rappelait les delicieux sermons du Dr Ollapod. Puis les grands signes du cadran--qu'ils semblaient intelligents! comme ils faisaient penser! Les voila qui dansent la mazurka, et c'est le signe V qui la danse a ma plus grande satisfaction. C'est evidemment une dame de grande distinction. Elle n'a rien de nos ehontees, rien d'indelicat dans ses mouvements. Elle faisait la pirouette a merveille,--tournant en rond sur sa tete. J'essayai de lui tendre un siege, voyant quelle etait fatiguee de ses exercices--et ce ne fut qu'en ce moment que je sentis pleinement ma lamentable situation. Lamentable en verite! la barre etait entree de deux pouces dans mon cou. J'etais arrivee a un sentiment de douleur exquise. J'appelai la mort, et dans ce moment d'agonie, je ne pus m'empecher de repeter les vers exquis du poete Miguel de Cervantes: "Vanny Buren, tan escondida Query no te senty venny Pork and pleasure, delly morry Nommy, torny, darry, widdy!" Un nouveau sujet d'horreur se presenta alors a moi,--une horreur, suffisante pour faire frissonner les nerfs les plus solides. Mes yeux, sous la cruelle pression de la machine, sortaient litteralement de leurs orbites. Comme je songeais au moyen de m'en tirer sans eux, l'un se mit a tomber hors de ma tete, et roulant sur la pente escarpee du clocher, alla se loger dans la gouttiere qui courait le long des bords de l'edifice. Mais la perte de cet oeil ne me fit pas autant d'effet que l'air insolent d'independance et de mepris avec lequel il me regarda une fois parti. Il etait la gisant dans la gouttiere precisement sous mon nez, et les airs qu'il se donnait auraient ete risibles, s'ils n'avaient pas ete revoltants. On n'avait jamais rien vu d'aussi miroitant ni d'aussi clignotant. Cette attitude de la part de mon oeil dans la gouttiere n'etait pas seulement irritante par son insolence manifeste et sa honteuse ingratitude, mais elle etait encore excessivement inconvenante au point de vue de la sympathie qui doit toujours exister entre les deux yeux de la meme tete, quelque separes qu'ils soient. Je me vis forcee bon gre, mal gre, de froncer les sourcils et de clignoter en parfait concert avec cet oeil scelerat qui gisait juste sous mon nez. Je fus bientot soulagee par la fuite de mon autre oeil. Il prit en tombant la meme direction (c'etait peut-etre un plan concerte) que son camarade. Tous deux roulerent ensemble de la gouttiere, et, en verite je fus enchantee d'etre debarrassee d'eux. La barre etait entree maintenant de quatre pouces et demi dans mon cou, et il n'y avait plus qu'un petit lambeau de peau a couper. Mes sensations furent alors celles d'un bonheur complet, car je sentis que dans cinq minutes au plus je serais delivree de ma desagreable situation. Je ne fus pas tout a fait decue dans cette attente. Juste a cinq heures, vingt-cinq minutes de l'apres-midi, l'enorme aiguille avait accompli la partie de sa terrible revolution suffisante pour couper le peu qui restait de mon cou. Je ne fus pas fachee de voir la tete qui m'avait occasionne un si grand embarras se separer enfin de mon corps. Elle roula d'abord le long de la paroi du clocher, puis alla se loger pendant quelques secondes dans la gouttiere, et enfin fit un plongeon dans le milieu de la rue. J'avouerai candidement que les sensations que j'eprouvai alors revetirent le caractere le plus singulier--ou plutot le plus mysterieux, le plus inquietant, le plus incomprehensible. Mes sens changeaient de place a chaque instant. Quand j'avais ma tete, tantot je m'imaginais que cette tete etait moi, la vraie signora Psyche Zenobia--tantot j'etais convaincue que c'etait le corps qui formait ma propre identite. Pour eclaircir mes idees sur ce point, je cherchai ma tabatiere dans ma poche; mais en la prenant, et en essayant d'appliquer selon la methode ordinaire une pincee de son delicieux contenu, je m'apercus immediatement qu'il me manquait un objet essentiel, et je jetai aussitot la boite a ma tete. Elle huma une prise avec une grande satisfaction, et m'envoya en retour un sourire de reconnaissance. Peu apres elle m'adressa une allocution, que je ne pus entendre que vaguement, faute d'oreilles. J'en saisis assez, cependant, pour savoir qu'elle etait etonnee de me voir encore vivante dans de pareilles conditions. Elle cita en finissant les nobles paroles de l'Arioste: "Il pover hommy che non sera corty And have a combat tenty erry morty;" me comparant ainsi a ce heros, qui dans la chaleur du combat, ne s'apercevant pas qu'il etait mort, continuait de se battre avec une inepuisable valeur. Il n'y avait plus rien maintenant qui put m'empecher de tomber du haut de mon observatoire, et c'est ce que je fis. Je n'ai jamais pu decouvrir ce que Pompey apercut de si particulierement singulier dans mon exterieur. Mais il ouvrit sa bouche d'une oreille a l'autre, et ferma ses deux yeux, comme s'il avait voulu briser des noix avec ses paupieres. Finalement, retroussant son pardessus, il ne fit qu'un saut dans l'escalier et disparut. J'envoyai aux trousses du miserable ces vehementes paroles de Demosthene: "_Andrew O'Phlegeton, you really wake haste to fly._" Puis je me tournai du cote de la cherie de mon coeur, la mignonne a un seul oeil, Diane au poil touffu. Helas! quelle horrible vision frappa mes yeux! _Etait-ce_ un rat que je vis rentrant dans son trou? _Sont-ce_ la les os ronges de ce cher petit ange cruellement devore par le monstre? Grands Dieu! Ce que je _vois_--_est-ce_ l'ame partie, l'ombre, le spectre de ma petite chienne bien-aimee, que j'apercois assise avec grace et melancolie la, dans ce coin? Ecoutons! car elle parle, et, Dieux du ciel! c'est dans l'allemand de Schiller.-- "Unt stobby duk, so stubby dun Duk she! Duk she!" Helas! Ses paroles ne sont que trop vraies! "Et si je meurs, je meurs Pour toi!--pour toi!" Douce creature! Elle aussi s'est sacrifiee pour moi. Sans chien, sans negre, sans tete, que reste-t-il _maintenant_ a l'infortunee signora Psyche Zenobia? Helas--_rien_! J'ai dit. LA FILOUTERIE CONSIDEREE COMME SCIENCE EXACTE _He! filoutons, filoutons, Le chat et le violon._ Depuis que le monde a commence, il y a eu deux Jeremie. L'un a ecrit une Jeremiade sur l'usure, et s'appela Jeremie Bentham. Il a ete fort admire de M. John Neal[54], et fut un grand homme dans un petit genre. L'autre a donne son nom a la plus importante des sciences exactes et fut un grand homme dans un grand genre--je puis dire: dans le plus grand des genres. La filouterie--ou l'idee abstraite exprimee par le verbe _filouter_ est assez claire. Cependant le fait, l'action, la chose est quelque peu difficile a definir. Nous pouvons toutefois arriver a une conception passable du sujet, en definissant, non la chose elle-meme, mais l'homme, comme un animal qui filoute. Si Platon avait songe a cela, il se fut epargne l'affront du poulet deplume. On demandait fort pertinemment a Platon pourquoi un poulet deplume, ou ce qui revient tres clairement au meme, "un bipede sans plumes" ne serait pas, selon sa propre definition, un homme? Mais je n'ai pas a craindre de m'entendre poser une semblable question. L'homme est un animal qui filoute, et il n'y a pas d'autre animal qui filoute que l'homme. Une cage entiere de poulets deplumes n'entamerait pas ma definition. Ce qui constitue l'essence, la nature, le principe de la filouterie est, de fait, un caractere tout particulier a l'espece de creatures qui portent jaquettes et pantalons. Une corneille derobe, un renard escroque, une belette friponne; un homme filoute. Filouter est sa destinee. "L'homme a ete fait pour pleurer", dit le poete. Mais non; il a ete fait pour filouter. C'est la son but, son objet, sa _fin_. C'est pour cela, que lorsqu'un homme a ete filoute, on dit qu'il est _refait_. La filouterie, bien analysee, est un compose, dont les ingredients sont: la minutie, l'interet, la perseverance, l'ingeniosite, l'audace, la nonchalance, l'originalite, l'impertinence et la grimace. _Minutie_.--Notre filou est meticuleux. Il opere sur une petite echelle. Son affaire, c'est le detail; il lui faut de l'argent comptant ou un papier bien en regle. Si par hasard il est tente de se lancer dans quelque grande speculation, alors il perd aussitot ses traits distinctifs, et devient ce que l'on appelle "un financier." Ce dernier mot implique tout ce qui constitue la filouterie, excepte que le financier travaille en grand. Un filou peut donc etre regarde comme un banquier _in petto_--et une operation financiere, comme une filouterie a Brobdignag. L'un est a l'autre ce qu'Homere est a Flaccus,--un mastodonte a une souris, la queue d'une comete a celle d'un cochon. _Interet_.--Notre filou est uniquement guide par l'interet. Il dedaigne la filouterie pour le pur _amour_ de la filouterie. Il a toujours un objet en vue;--sa poche--et la votre. Il est toujours a l'affut d'une chance decisive. Il ne voit que le nombre un. Vous etes le nombre deux, vous devez prendre garde a vous. _Perseverance_.--Notre filou est perseverant. Il ne se laisse pas facilement decourager. La terre lui manquat-elle sous les pieds, il ne s'en inquiete pas, il poursuit imperturbablement son but, et "Ut canis a corio nunquam absterrebitur uncto[55]", ainsi ne laissera-t-il jamais aller sa partie. _Ingeniosite_.--Notre filou est ingenieux. Il a la bosse de la constructivite. Il saisit bien un plan. Il sait inventer et circonvenir. Si Alexandre n'avait pas ete Alexandre, il eut voulu etre Diogene. S'il n'etait pas un filou, il serait fabricant de souricieres brevetees, ou pecheur de truites a la ligne. _Audace_.--Notre filou est audacieux. C'est un homme hardi. Il porte la guerre en pleine Afrique. Il emporte tout d'assaut. Il ne craindrait pas les poignards de Frei-Herren. Avec, un peu plus de prudence, Dick Turpin aurait fait un excellent filou; Daniel O'Connel, avec un peu moins de blague; et Charles XII, avec une livre ou deux de cervelle de plus dans la tete. _Nonchalance_.--Notre filou est nonchalant. Il n'est pas du tout nerveux. Il n'a jamais _eu_ de nerfs. Il ne sait pas ce que c'est que l'emoi. On peut le mettre hors de la maison par la porte, mais non hors de lui-meme. Il est froid--froid comme un concombre. Il est calme--"calme comme un sourire de Lady Bury". Il est souple--souple comme un vieux gant, ou les demoiselles de l'ancienne Baies. _Originalite_.--Notre filou est original--consciencieusement original. Ses pensees sont bien a lui. Il dedaignerait d'employer celles d'un autre. Il a en aversion les trucs eventes. Il rendrait plutot une bourse, j'en suis sur, s'il decouvrait qu'il la doit a une filouterie qui ne soit pas originale. _Impertinence_.--Notre filou est impertinent. Il fait le crane. Il met les poings sur les rognons. Il fourre ses mains dans les poches de son pantalon. Il ricane a votre barbe. Il marche sur vos cors. Il mange votre diner, il boit votre vin, il vous emprunte votre argent, il vous tire le nez, il donne des coups de pied a votre chienne, et il embrasse votre femme. _Grimace_.--Le vrai filou termine toutes ses operations par une grimace. Mais personne ne la voit que lui. Il grimace, lorsque sa tache du jour est remplie--quand ses divers travaux sont accomplis--le soir dans sa chambre, et uniquement pour son amusement particulier. Il arrive chez lui. Il ferme sa porte. Il se deshabille. Il eteint sa chandelle. Il se met au lit. Il etend sa tete sur l'oreiller. Apres quoi, notre filou _fait sa grimace_. Ce n'est pas une hypothese. Rien de plus naturel. Je raisonne _a priori_, et dis qu'un filou ne serait pas un filou sans sa grimace. On peut faire remonter l'origine de la filouterie a l'enfance de la race humaine. Adam fut peut-etre le premier filou. En tout cas, nous pouvons suivre les traces de cette science jusqu'a une tres haute antiquite. Il est vrai que les modernes l'ont amenee a un degre de perfection que n'auraient jamais revee les tetes dures de nos ancetres. Sans m'arreter a parler des "vieilles scies", je me contenterai de presenter un resume de quelques-uns "des cas les plus modernes." Voici une excellente filouterie. Une maitresse de maison a besoin d'un sofa. Elle va visiter plusieurs magasins de meubles. Elle arrive enfin dans un magasin bien assorti. A la porte, un individu poli et ayant la langue bien pendue l'accoste et l'invite a entrer. Elle trouve un sofa qui fait parfaitement son affaire; elle en demande le prix, et se trouve surprise et enchantee a la fois d'entendre articuler une somme de vingt pour cent au moins au dessous de son attente. Elle se hate de conclure le marche, prend une facture et un recu, laisse son adresse, en priant d'envoyer l'article a la maison le plus tot possible, et se retire pendant que le marchand se confond en reverences et en salutations. La nuit vient, et point de sofa. Le jour suivant se passe, et toujours rien. Un domestique va s'enquerir des causes de ce retard. On n'a connaissance d'aucun marche. Il n'y a point eu de sofa de vendu, point d'argent de recu--excepte par le filou, qui a fort bien joue le role du marchand. Nos magasins de meubles sont abandonnes sans surveillance a la merci du premier venu; ce qui donne toute facilite pour des tours de cette espece. Les passants entrent, regardent les marchandises, et partent sans qu'on les ait remarques ni vus. Si quelqu'un desire faire une acquisition, ou s'enquerir du prix d'un article, une cloche est la sous la main, et cette precaution parait amplement suffisante. Autre filouterie fort respectable. Un individu bien mis entre dans une boutique; il y fait une emplette de la valeur d'un dollar. Mais a son grand regret, il s'apercoit qu'il a laisse son portefeuille dans la poche d'un autre habit. Il dit donc au boutiquier: "Cela ne fait rien, mon cher monsieur; vous m'obligerez en envoyant le paquet a la maison. Mais attendez. Je crois bien qu'il n'y a pas a la maison de monnaie inferieure a une piece de cinq dollars. Vous pouvez donc envoyer avec le paquet quatre dollars pour le change."--"Tres bien, monsieur," repond le boutiquier, concevant aussitot une grande idee de la haute delicatesse de sa pratique. "J'en connais," se dit-il a lui-meme, "qui auraient mis la marchandise sous leur bras, et seraient partis en promettant de revenir payer le dollar en passant dans l'apres-midi." Il envoie un garcon avec le paquet et la monnaie. En chemin, tout a fait accidentellement, celui-ci est rencontre par l'acheteur, qui s'ecrie: "Ah! c'est mon paquet, n'est-ce pas?--Je croyais qu'il etait depuis longtemps a la maison. Allez, allez! Ma femme, mistress Trotter, vous donnera les cinq dollars--je lui ai laisse des instructions a cet effet. Mais vous pourriez aussi bien me donner la monnaie--j'aurai besoin de quelque argent pour la poste. Tres bien! Un, deux... cette piece est-elle bonne?--trois, quatre--Parfaitement bien! Dites a Mme Trotter que vous m'avez rencontre et maintenant allez et ne vous amusez pas en chemin." Le garcon ne s'amuse pas du tout--mais il perd beaucoup de temps avant de revenir de sa commission. Pas plus de Mme Trotter que sur la main. Il se console toutefois en se disant qu'apres tout il n'a pas ete assez sot pour laisser les marchandises sans l'argent; il rentre a la boutique l'air fort satisfait de lui-meme, et ne peut s'empecher de se sentir blesse et indigne quand son maitre lui demande ce qu'il a fait de la monnaie. Voici une filouterie tout a fait simple. Un vaisseau est sur le point de mettre a la voile. Un individu a l'air officiel se presente au capitaine avec une facture des frais de ville extraordinairement moderee. Enchante de s'en tirer a si bon compte, et ne sachant auquel entendre, le capitaine s'acquitte en toute hate. Au bout d'un quart d'heure, une seconde facture, et celle-ci moins raisonnable, lui est presentee par un autre individu qui lui a bientot fait comprendre que le premier receveur etait un filou, et la premiere recette une filouterie. En voici une autre a peu pres semblable. Un bateau a vapeur est sur le point de larguer. Un voyageur, son porte-manteau a la main, accourt de toutes ses forces du cote de l'embarcadere. Tout a coup, il s'arrete tout court, et ramasse avec une grande agitation quelque chose sur le sol. C'est un portefeuille. "Qui a perdu un portefeuille?" se met-il a crier. Personne ne peut assurer avoir perdu son portefeuille; mais l'emotion est vive, quand on apprend que la trouvaille est de valeur. Le bateau, cependant, ne peut attendre. "Le temps et la maree n'attendent personne," crie le capitaine. "Pour l'amour de Dieu, encore quelques minutes!" dit l'auteur de la trouvaille; "le vrai proprietaire va se presenter." "On ne peut attendre!" replique le capitaine; "larguez, entendez vous!" "Que vais-je donc faire?" demande l'homme, en grande peine. "Je vais quitter le pays pour quelques annees, et je ne puis en conscience garder cette somme enorme en ma possession.--Pardon, monsieur, (s'adressant a un gentilhomme sur la rive) mais vous m'avez l'air d'un honnete homme. Voulez-vous me rendre le service de vous charger de ce portefeuille--je vois que je puis me fier a vous--et de le faire publier? Les billets, vous le voyez, montent a une somme fort considerable. Le proprietaire, sans aucun doute, tiendra a vous recompenser de votre peine." "Moi?--non, vous! C'est vous qui l'avez trouve." "Oui, si vous y tenez.--Je veux bien accepter un leger retour--uniquement pour faire taire vos scrupules. Voyons--ces billets sont tous des billets de mille--Dieu me benisse! un millier de dollars serait trop--cinquante seulement, c'est bien assez!" "Larguez!" dit le capitaine. "Mais je n'ai pas la monnaie de cent, et en somme, vous feriez mieux...." "Larguez!" dit le capitaine. "Attendez donc!" crie le gentilhomme qui vient d'examiner pendant la derniere minute son propre portefeuille. "Attendez donc! J'ai votre affaire. Voici un billet de cinquante sur la banque du North America.--donnez-moi le portefeuille." Le toujours tres consciencieux auteur de la trouvaille prend le billet de cinquante avec une repugnance marquee, et jette au gentilhomme le portefeuille, pendant que le steamboat fume et siffle en s'ebranlant. Une demi-heure apres son depart, le gentilhomme s'apercoit que "les valeurs considerables" ne sont que des billets faux, et toute l'histoire une pure filouterie. Voici une filouterie hardie. Un champ de foire, ou quelque chose d'analogue doit se tenir dans un endroit ou l'on n'a acces que par un pont libre. Un filou s'installe sur ce pont, et informe respectueusement tous les passants de la nouvelle loi qui vient d'etablir un droit de peage d'un centime par tete d'homme, de deux centimes par tete de cheval ou d'ane, et ainsi de suite... Quelques-uns grondent, mais tous se soumettent, et le filou rentre chez lui plus riche de quelque cinquante ou soixante dollars bien gagnes. Il n'y a rien de plus fatigant que de percevoir un droit de peage sur une grande foule. Une habile filouterie est celle-ci. L'ami d'un filou garde une promesse de paiement, remplie et signee en due forme sur billet ordinaire imprime a l'encre rouge. Le filou se procure une ou deux douzaines de ces billets en blanc, et chaque jour en trempe un dans sa soupe, le presente a son chien qui saute apres, et finit par le lui donner _en bonne bouche_. Le temps de l'echeance arrivant, le filou et son chien vont trouver l'ami, et l'engagement devient le sujet de la discussion. L'ami tire le billet de son secretaire, et fait le geste de le presenter au filou, quand le chien saute sur le billet et le devore. Le filou est non seulement surpris, mais vexe et furieux de la conduite absurde de son chien, et proteste qu'il est pret a faire honneur a son obligation--aussitot qu'on pourra en fournir une preuve evidente. Voici une filouterie assez mesquine. Une dame est insultee dans la rue par le compere d'un filou. Le filou lui-meme vole au secours de la dame, et, apres avoir rosse son ami d'importance, insiste pour accompagner la dame jusqu'a sa porte. Il s'incline, la main sur son coeur, et lui dit tres respectueusement adieu. La dame invite son sauveur a la suivre, disant qu'elle va le presenter a son grand frere et a son papa. Le sauveur soupire et decline l'invitation. "N'y a-t-il donc aucun moyen, murmure-t-elle, de vous prouver ma reconnaissance?" "Si, madame, il y en a un. Veuillez etre assez bonne pour me preter une couple de shillings." Dans la premiere emotion du moment, la dame songe a disparaitre sur-le-champ. Apres y avoir pense deux fois, cependant, elle ouvre sa bourse et s'execute. C'est la, dis-je, une filouterie mesquine--car il faut que la moitie de la somme empruntee soit payee au monsieur qui a eu la peine d'insulter la dame, et d'etre rosse par dessus le marche pour l'avoir insultee. Autre filouterie mesquine, mais toujours scientifique. Le filou s'approche du comptoir d'une taverne et demande deux cordes de tabac. On les lui donne, quand tout a coup apres les avoir rapidement examinees, il se met a dire: "Ce tabac n'est pas de mon gout. Reprenez-le et donnez-moi a la place un verre de grog." Le grog servi et avale, le filou gagne la porte pour s'en aller. Mais la voix du tavernier l'arrete: "Je crois, monsieur, que vous avez oublie de payer votre grog." "Payer mon grog!--Ne vous ai-je pas donne le tabac en retour? Que vous faut-il de plus?" "Mais, s'il vous plait, monsieur je ne me souviens pas que vous ayez paye le tabac." "Que voulez-vous dire par la, coquin?--Ne vous ai-je pas rendu votre tabac? Attendez-vous que je vous paie ce que je n'ai pas pris? "Mais, monsieur," dit le marchand, ne sachant plus que dire, "mais, monsieur..." "Il n'y a pas de mais qui tienne, monsieur," interrompt le filou, faisant semblant d'entrer dans une grande colere, et fermant la porte avec violence derriere lui, "il n'y a pas de mais qui tienne, nous connaissons vos tours d'escamotage." Voici encore une tres habile filouterie, qui se recommande surtout par sa simplicite. Une bourse a ete perdue; et celui qui l'a perdue fait inserer dans les journaux du jour un avertissement accompagne d'une description tres detaillee. Aussitot notre filou de copier les details de l'avertissement, en changeant l'en-tete, la phraseologie generale, et l'adresse. Par exemple, l'original, long et verbeux, porte cet en-tete: "Un portefeuille perdu!" et invite a deposer l'argent, quand on l'aura trouve, au n deg. 1 de Tom Street. La copie est breve; elle porte en tete ce seul mot "perdu" et indique le n deg. 2 ou le n deg. 3 de Harry ou Dick Street, comme l'endroit ou l'on peut voir le proprietaire. Cette copie est inseree au moins dans cinq ou six journaux du jour, de telle sorte qu'elle ne paraisse que peu d'heures apres l'original. Dut-elle tomber sous les yeux de celui qui a perdu la bourse, c'est a peine s'il pourrait se douter qu'elle a quelque rapport avec son infortune. Mais naturellement, il y a cinq ou six chances contre une que celui qui l'aura trouvee se presente a l'adresse donnee par le filou plutot qu'a celle du legitime proprietaire. Le filou paie la recompense, met l'argent dans sa poche et file. Voici une filouterie qui a beaucoup d'analogie avec la precedente. Une dame du grand _ton_ a laisse glisser dans la rue une bague de diamant d'un prix exceptionnel. Elle offre a celui qui la retrouvera quarante ou cinquante dollars de recompense--elle fait dans son annonce une description detaillee de la pierre et de sa monture, et declare qu'elle paiera _instantanement_ la recompense promise a celui qui la rapportera au n deg. tant, dans telle avenue, sans lui poser la moindre question. Un jour ou deux apres, la dame etant absente de son logis, on sonne au n deg. tant dans l'avenue indiquee. Une servante parait; l'inconnu demande la dame de la maison; en apprenant qu'elle est absente, il s'etonne et manifeste le plus poignant regret. C'est une affaire d'importance qui concerne personnellement la maitresse du logis. En effet il a eu la bonne fortune de trouver sa bague de diamant. Mais peut-etre fera-t-il bien de revenir une autrefois. "Pas du tout!" dit la servante: "pas du tout!" disent en choeur la soeur et la belle-soeur de la dame qu'on a appelees sur les entrefaites. L'identite de la bague est bruyamment constatee, la recompense payee, et l'homme de detaler au plus vite. La dame rentre, et manifeste a sa soeur et a sa belle-soeur quelque mecontentement de ce qu'elles aient paye quarante ou cinquante dollars un fac-simile de sa bague--un fac-simile fait de vrai similor et d'un infame strass. Mais comme les filouteries n'ont pas de fin, cet essai ne finirait jamais, si je voulais seulement indiquer les varietes et les formes infinies dont cette science est susceptible. Il faut cependant conclure, et je ne saurais mieux le faire, qu'en racontant sommairement une filouterie fort decente et assez bien etudiee dont notre ville a ete dernierement le theatre, et qui s'est reproduite depuis avec succes dans d'autres localites de plus en plus florissantes de l'Union. Un homme entre deux ages arrive dans une ville, venant on ne sait d'ou. Il parait remarquablement precis, cauteleux, pose, reflechi dans ses demarches. Sa tenue est scrupuleusement irreprochable, mais simple et sans ostentation. Il porte une cravate blanche, une ample redingote, qui ne vise qu'au confort, de serieuses chaussures a epaisses semelles, et des pantalons sans sous-pied. Il a tout l'air, en realite, d'un aise, econome, exact et respectable _homme d'affaires_--l'homme d'affaires _par excellence_, un de ces hommes durs et apres a l'exterieur, mais doux a l'interieur, tels que nous en voyons dans la haute comedie --personnages dont les paroles sont autant d'engagements, et qui sont connus pour repandre d'une main les guinees en charites, tandis que de l'autre, quand il s'agit de transaction commerciale, ils se font escompter jusqu'a la derniere fraction d'un farthing. Il fait beaucoup de bruit pour decouvrir une pension a son gre. Il deteste les enfants. Il est accoutume a la tranquillite. Ses habitudes sont methodiques--il s'etablirait de preference dans une petite famille respectable, et ayant de pieuses inclinations. Les conditions ne sont pas une question--il n'insiste que sur un point: c'est qu'on lui presentera sa quittance le premier de chaque mois (on est alors au deux du mois), et lorsqu'enfin il a trouve ce qu'il lui faut, il prie sa proprietaire de ne pas oublier ses instructions sur ce point, de lui envoyer sa facture et son recu a dix heures precises le _premier_ jour de chaque mois, et jamais le second sous aucun pretexte. Ces arrangements pris, notre homme d'affaires loue un bureau dans un quartier plutot respectable que fashionable de la ville. Il ne meprise rien tant que les pretentions. "Quand il y a tant de montre," dit-il, "il est rare qu'il y ait quelque chose de solide dessous,"--observation qui fait une si profonde impression sur l'esprit de sa proprietaire, qu'elle l'ecrit au crayon en guise de memorandum dans sa grande Bible de famille, sur la large marge des Proverbes de Salomon. Puis il fait faire des annonces dans le genre de celle qui suit, dans les principales maisons de publicite a six pennies--celles a un sou, il les dedaigne comme peu respectables, et comme se faisant payer leurs annonces a l'avance. Un des points de la profession de foi de notre homme d'affaires, c'est que rien ne doit se payer avant d'etre fait. DEMANDE.--Les soussignes, sur le point de commencer des operations d'affaires tres etendues dans cette ville, reclament les services de trois ou quatre secretaires intelligents et competents, a qui il sera fait de larges appointements. On exige les meilleures recommandations, plus encore pour l'honnetete que pour la capacite. Comme les affaires en question impliquent de hautes responsabilites, et que des sommes considerables doivent necessairement passer par les mains de ces employes, il a semble opportun de demander a chacun des secretaires engages un depot de cinquante dollars. Inutile donc de se presenter, si l'on ne peut verser cette somme entre les mains des soussignes, ni fournir les temoignages de moralite les plus satisfaisants. On prefererait des jeunes gens ayant de pieuses inclinations. On pourra se presenter entre dix et onze heures du matin, et entre quatre et cinq de l'apres-midi, chez Messieurs Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Co. n deg. 110, Dog Street. Au 31 du mois, cette annonce avait amene a l'office de MM. Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Compagnie, quinze ou vingt jeunes gens ayant de pieuses inclinations. Mais notre homme d'affaires n'est pas presse de conclure avec l'un ou avec l'autre--un homme d'affaires ne se presse jamais--et ce n'est qu'apres le plus severe examen des pieuses inclinations de chacun des postulants que ses services sont agrees, et les cinquante dollars recus, uniquement a titre de sage precaution, sous la respectable signature de MM. Bogs, Logs, Frogs et Compagnie. Le matin du premier jour du mois suivant, la proprietaire ne presente pas sa quittance selon sa promesse--grave negligence pour laquelle le respectable chef de la maison qui finit en _Ogs_ l'aurait sans doute severement reprimandee, s'il avait pu se laisser entrainer a rester dans la ville un ou deux jours de plus dans ce dessein. Quoi qu'il en soit, les constables ont un mauvais quart d'heure a passer, bien des pas a faire en tout sens, et tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de declarer que l'homme d'affaires, etait dans toute la force du terme, un "hen knee high," locution que quelques personnes traduisent par N.E.I. initiales sous lesquelles il faudrait lire la phrase classique _Non Est Inventus_[56]. En attendant, les jeunes secretaires se sentent un peu peu moins inclines a la piete qu'auparavant, pendant que la proprietaire achete un morceau de la meilleure gomme elastique Indienne de la valeur d'un shilling, et met tous ses soins a effacer le memorandum au crayon ecrit par quelque folle dans sa grande Bible de famille, sur la large marge des Proverbes de Salomon. L'HOMME D'AFFAIRES "_La Methode est l'ame des Affaires._" Vieux Dicton. Je suis un homme d'affaires. Je suis un homme methodique. Il n'y a rien au dessus de la methode. Il n'y a pas de gens que je meprise plus cordialement que ces fous excentriques qui jasent de methode sans savoir ce que c'est; qui ne s'attachent qu'a la lettre, et ne cessent d'en violer l'esprit. Ces gens-la ne manquent pas de commettre les plus enormes sottises en suivant ce qu'ils appellent une methode reguliere. C'est la, a mon avis, un veritable paradoxe. La vraie methode ne s'applique qu'aux choses ordinaires et naturelles, et nullement a l'extraordinaire ou a l'_outre_. Quelle idee nette, je le demande, peut-on attacher a des expressions telles que celles-ci; "un dandy methodique", ou "un feu-follet systematique?" Mes idees sur ce sujet n'auraient sans doute pas ete aussi claires qu'elles le sont, sans un bienheureux accident qui m'arriva quand j'etais encore un simple marmot. Une vieille nourrice irlandaise de bon sens, (que je n'oublierai jamais s'il plait a Dieu) un jour que je faisais plus de bruit qu'il ne fallait, me prit par les talons, me fit tourner deux ou trois fois en rond, pour m'apprendre a crier, puis me cogna la tete a m'en faire venir des cornes, contre la colonne du lit. Cet evenement, dis-je, decida de ma destinee et fit ma fortune. Une bosse se declara sur mon sinciput, et se transforma en un charmant organe d'_ordre_, comme on peut le voir un jour d'ete. De la cette passion absolue pour le systeme et la regularite, qui m'a fait l'homme d'affaires distingue que je suis. S'il y a quelque chose que je hais sur terre, c'est le genie. Vos hommes de genie sont tous des anes bates--le plus grand genie n'est que le plus grand ane--et a cette regle il n'y a aucune exception. Ce qu'il y a de certain, c'est que vous ne pouvez pas plus faire d'un genie un homme d'affaires, que tirer de l'argent d'un Juif, ou des muscades d'une pomme de pin. On ne voit que des gens qui s'echappent toujours par la tangente dans quelque entreprise fantastique ou quelque speculation ridicule, en contradiction absolue avec la convenance naturelle des choses, et ne font que des affaires qui n'en sont pas. Vous pouvez immediatement deviner ces sortes de caracteres a la nature de leurs occupations. Si, par exemple, vous voyez un homme s'etablir comme marchand ou manufacturier, ou se lancer dans le commerce du coton ou du tabac, ou dans quelque autre de ces carrieres excentriques, ou s'engager dans la fabrique des tissus, des savons, etc., ou vouloir etre legiste, forgeron, ou medecin--ou toute autre chose en dehors des voies ordinaires--vous pouvez du premier coup le taxer de genie, et des lors, selon la regle de trois, c'est un ane. Or, je ne suis pas du tout un genie, mais un homme d'affaires regulier. Mon journal et mon grand livre en feront foi en un instant. Ils sont bien tenus, quoique ce ne soit pas a moi a le dire; et dans mes habitudes generales d'exactitude et de ponctualite, je ne crains pas d'etre battu par une horloge. En outre, j'ai toujours su faire cadrer mes occupations avec les habitudes ordinaires de mes semblables. Non pas que sous ce rapport je me sente le moins du monde redevable a mes parents; avec leur esprit excessivement borne, ils auraient sans aucun doute fini par faire de moi un genie fieffe, si mon ange gardien n'etait pas venu y mettre bon ordre. En fait de biographie la verite est quelque chose, mais surtout en fait d'autobiographie--et cependant on aura peut-etre de la peine a me croire, quand je declarerai, avec toute la solennite possible, que mon pauvre pere me placa, vers l'age de quinze ans, dans la maison de ce qu'il appelait "un respectable marchand au detail et a la commission faisant un gros chiffre d'affaires!"--Un gros chiffre de rien du tout! La consequence de cette folie fut qu'au bout de deux ou trois jours j'etais renvoye a mon obtuse famille, avec une fievre de cheval, et une douleur tres violente et tres dangereuse au sinciput, qui se faisait sentir tout autour de mon organe d'ordre. Peu s'en fallut que je n'y restasse--j'en eus pour six semaines--les medecins pretendant que j'etais perdu et le reste. Mais, quoique je souffrisse beaucoup, je n'en etais pas moins un enfant plein de coeur. Je me voyais sauve de la perspective de devenir "un respectable marchand au detail et a la commission, faisant un gros chiffre d'affaires", et je me sentais rempli de reconnaissance pour la protuberance qui avait ete l'instrument de mon salut, ainsi que pour la genereuse femme, qui m'avait originairement gratifie de cet instrument. La plupart des enfants quittent la maison paternelle a dix ou douze ans; j'attendis jusqu'a seize. Et je ne crois pas que je l'aurais encore quittee, si je n'avais un jour entendu parler a ma vieille mere de m'etablir a mon propre compte dans l'epicerie. L'epicerie!--Rien que d'y penser! Je resolus de me tirer de la, et d'essayer de m'etablir moi-meme dans quelque occupation _decente_, pour ne pas dependre plus longtemps des caprices de ces vieux fous, et ne pas courir le risque de finir par devenir un genie. J'y reussis parfaitement du premier coup, et le temps aidant, je me trouvai a dix-huit ans faisant de grandes et profitables affaires dans la carriere d'_annonce ambulante_ pour tailleur. Je n'etais arrive a remplir les onereux devoirs de cette profession qu'a force de fidelite rigide a l'instinct systematique qui formait le trait principal de mon esprit. Une _methode_ scrupuleuse caracterisait mes actions aussi bien que mes comptes. Pour moi, c'etait la methode--et non l'argent--qui faisait l'homme, au moins tout ce qui dans l'homme ne dependait pas du tailleur que je servais. Chaque matin a neuf heures, je me presentais chez lui pour prendre le costume du jour. A dix heures, je me trouvais dans quelque promenade a la mode ou dans un autre lieu d'amusement public. La regularite et la precision avec lesquelles je tournais ma charmante personne de maniere a mettre successivement en vue chaque partie de l'habit que j'avais sur le dos, faisaient l'admiration de tous les connaisseurs en ce genre. Midi ne passait jamais sans que j'eusse envoye une pratique a la maison de mes patrons, MM. Coupe et Revenez-Demain. Je le dis avec des larmes dans les yeux--car ces messieurs se montrerent a mon egard les derniers des ingrats. Le petit compte au sujet duquel nous nous querellames, et finimes par nous separer, ne peut, en aucun de ses articles, paraitre surcharge a qui que ce soit tant soit peu verse dans les affaires. Cependant je veux me donner l'orgueilleuse satisfaction de mettre le lecteur en etat de juger par lui-meme. Voici le libelle de ma facture: _MM. Coupe et Revenez-Demain, Marchands Tailleurs. A Pierre Profit, annonce ambulante._ Doivent: 10 Juillet.--Pour promenade habituelle, et pratique envoyee a la maison L. 00, 25 11 Juillet.--Pour it. it. it. 25 12 Juillet.--Pour un mensonge, seconde classe; habit noir passe vendu pour vert invisible. 25 13 Juillet.--Pour un mensonge, premiere classe, qualite et dimension extra; recommande une satinette de laine pour du drap fin. 75 20 Juillet.--Achete un col de papier neuf, ou dicky, pour faire valoir un Petersham gris. 2 15 Aout.--Pour avoir porte un habit a queue doublement ouate (76 degres thermometriques a l'ombre) 25 16 Aout.--Pour m'etre tenu sur une jambe pendant trois heures, pour montrer une bande de pantalons nouveau modele, a 12-1/2 centimes par jambe et par heure 37-1/2 17 Aout.--Pour promenade ordinaire, et grosse pratique envoyee a la maison (un homme fort gras) 50 18 Aout.--Pour it. it. (taille moyenne) 25 19 Aout.--Pour it. it. (petit homme et mauvaise paye.) 6 L. 2, 96-1/2 L'article le plus conteste dans cette facture fut l'article bien modere des deux pennies pour le col en papier. Ma parole d'honneur, ce n'etait pas un prix deraisonnable. C'etait un des plus propres, des plus jolis petits cols que j'aie jamais vus; et j'avais d'excellentes raisons de croire qu'il allait faire vendre trois Petershams. L'aine des associes, cependant, ne voulut m'accorder qu'un penny, et alla jusqu'a demontrer de quelle maniere on pouvait tailler quatre cols de la meme dimension dans une feuille de papier ministre. Inutile de dire que je maintins la chose en principe. Les affaires sont les affaires, et doivent se faire a la facon des affaires. Il n'y avait aucune espece de _systeme_, aucune _methode_ a m'escroquer un penny--un pur vol de cinquante pour cent. Je quittai sur-le-champ le service de MM. Coupe et Revenez-Demain, et je me lancai pour mon propre compte dans l'_Offusque l'oeil_--une des plus lucratives, des plus respectables, et des plus independantes des occupations ordinaires. Ici ma stricte integrite, mon economie, mes rigoureuses habitudes sytematiques en affaires furent de nouveau en jeu. Je me trouvai bientot faisant un commerce florissant, et devins un homme qui comptait sur la _Place_. La verite est que je ne barbotais jamais dans des affaires d'eclat, mais j'allais tout doucement mon petit train dans la bonne vieille routine sage de la profession--profession, dans laquelle, sans doute, je serais encore a l'heure qu'il est sans un petit accident qui me survint dans une des operations d'affaires ordinaires au metier. Un riche et vieux harpagon, un heritier prodigue, une corporation en faillite se mettent-ils dans la tete d'elever un palais, il n'y a pas de meilleure affaire que d'arreter l'entreprise; c'est ce que sait tout homme intelligent. Le procede en question est la base fondamentale du commerce de l'_Offusque-l'oeil_. Aussitot donc que le projet de batisse est en pleine voie d'execution, nous autres hommes d'affaires, nous nous assurons un joli petit coin du terrain reserve, ou un excellent petit emplacement attenant a ce terrain, ou directement en face. Cela fait, nous attendons que le palais soit a moitie bati, et nous payons un architecte de bon gout, pour nous batir a la vapeur, juste contre ce palais, une baraque ornementee,--une pagode orientale ou hollandaise, ou une etable a cochons, ou quelque ingenieux petit morceau d'architecture fantastique dans le gout Esquimaux, Rickapoo, ou Hottentot. Naturellement, nous ne pouvons consentir a faire disparaitre ces constructions a moins d'un boni de cinq cents pour cent sur le prix d'achat et de platre. Le pouvons-nous? Je pose la question. Je la pose aux hommes d'affaires. Il serait absurde de supposer que nous le pouvons. Et cependant il se trouva une corporation assez scelerate pour me demander de le faire--de commettre une pareille enormite. Je ne repondis pas a son absurde proposition, naturellement; mais je crus qu'il etait de mon devoir d'aller la nuit suivante couvrir le susdit palais de noir de fumee. Pour cela, ces stupides coquins me firent fourrer en prison; et ces Messieurs de l'_Offusque-l'oeil_ ne purent s'empecher de rompre avec moi, quand je fus rendu a la liberte. Les affaires d'_Assauts et Coups_, dans lesquelles je fus alors force de m'aventurer pour vivre, etaient assez mal adaptees a la nature delicate de ma constitution; mais je m'y employai de grand coeur, et y trouvai mon compte, comme ailleurs, grace aux rigides habitudes d'exactitude methodique qui m'avaient ete si rudement inculquees par cette delicieuse vieille nourrice--que je ne pourrais oublier sans etre le dernier des hommes. En observant, dis-je, la plus stricte methode dans toutes mes operations, et en tenant bien regulierement mes livres, je pus venir a bout des plus serieuses difficultes, et finis par m'etablir tout a fait convenablement dans la profession. Il est de fait que peu d'individus ont su, dans quelque profession que ce soit, faire de petites affaires plus serrees que moi. Je vais precisement copier une page de mon Livre-Journal; ce qui m'epargnera la peine de trompeter mon propre eloge--pratique meprisable, dont un esprit eleve ne saurait se rendre coupable. Et puis, le Livre-Journal est une chose qui ne sait pas mentir. --_1 janvier._ Jour du nouvel an. Rencontre Brusque dans la rue--gris. Memorandum:--il fera l'affaire. Rencontre Bourru peu de temps apres, soul comme un ane. Mem: Excellente affaire. Couche mes deux hommes sur mon grand livre, et ouvert un compte avec chacun d'eux. _2 janvier._--Vu Brusque a la Bourse, l'ai rejoint et lui ai marche sur l'orteil. Il est tombe sur moi a coups de poing et m'a terrasse. Merci, mon Dieu!--Je me suis releve. Quelque petite difficulte pour m'entendre avec Sac, mon attorney. Je faisais monter les dommages et interets a mille; mais il dit que pour une simple bousculade, nous ne pouvons pas exiger plus de cinq cents. Mem: Il faudra se debarrasser de Sac:--pas le moindre _systeme_. _3 janvier._--Alle au theatre, pour m'occuper de Bourru. Je l'ai vu assis dans une loge de cote au second rang, entre une grosse dame et une maigre. Lorgne toute la societe jusqu'a ce que j'aie vu la grosse dame rougir et murmurer quelque chose a l'oreille de B. Je tournai alors autour de la loge, et y entrai, le nez a la portee de sa main. Allait-il me le tirer?--Non: me souffleter? J'essayai encore--pas davantage. Alors je m'assis, et fis de l'oeil a la dame maigre, et a ma grande satisfaction, le voila qui m'empoigne par la nuque et me lance au beau milieu du parterre. Cou disloque, et jambe droite gravement endommagee. Rentre triomphant a la maison, bu une bouteille de champagne, et inscrit mon jeune homme pour cinq mille.--Sac dit que cela peut aller. _15 fevrier._--Fait un compromis avec M. Brusque. Somme entree dans le journal: cinquante centimes--voir. _16 fevrier._--Chasse par ce vilain drole de Bourru, qui m'a fait present de cinq dollars. Cout du proces: quatre dollars, 25 centimes. Profit net--voir Journal--soixante-cinq centimes. Voila donc, en fort peu de temps, un gain net d'au moins un dollar et 25 centimes--et rien que pour le cas de Brusque et de Bourru; et je puis solennellement assurer le lecteur que ce ne sont la que des extraits pris au hasard dans mon Journal. Il y a un vieux dicton, qui n'en est pas moins vrai pour cela, c'est que l'argent n'est rien en comparaison de la sante. Je trouvais que les exigences de la profession etaient trop grandes pour mon etat de sante delicate; et finissant par m'apercevoir que les coups recus m'avaient defigure au point que mes amis, quand ils me rencontraient dans la rue, ne reconnaissaient plus du tout Peter Profit, je conclus que je n'avais rien de mieux a faire que de m'occuper dans un autre genre. Je songeai donc a travailler dans _la Boue_, et j'y travaillai pendant plusieurs annees. Le plus grand inconvenient de cette occupation, c'est que trop de gens se prennent d'amour pour elle, et que par consequent la concurrence est excessive. Le premier ignorant venu qui s'apercoit qu'il n'a pas assez d'etoffe pour faire son chemin comme Annonce-ambulante, ou comme compere de l'Offusque-l'oeil, ou comme chair a pate, s'imagine qu'il reussira parfaitement comme travailleur dans la _Boue_. Mais il n'y a jamais eu d'idee plus erronee que de croire qu'on n'a pas besoin de cervelle pour ce metier. Surtout, on ne peut rien faire en ce genre sans methode. Je n'ai opere, il est vrai qu'en detail; mais grace a mes vieilles habitudes de _systeme_, tout marcha sur des roulettes. Je choisis tout d'abord mon carrefour, avec le plus grand soin, et je n'ai jamais donne dans la ville un coup de balai ailleurs que _la_. J'eus soin, aussi, d'avoir sous la main une jolie petite flaque de boue, que je pusse employer a la minute. A l'aide de ces moyens, j'arrivai a etre connu comme un homme de confiance; et, laissez-moi vous le dire, c'est la moitie du succes, dans le commerce. Personne n'a jamais manque de me jeter un sou, et personne n'a traverse mon carrefour avec des pantalons propres. Et, comme on connaissait parfaitement mes habitudes en affaires, personne n'a jamais essaye de me tromper. Du reste, je ne l'aurais pas souffert. Comme je n'ai jamais trompe personne, je n'aurais pas tolere qu'on se jouat de moi. Naturellement je ne pouvais empecher les fraudes des chaussees. Leur erection m'a cause un prejudice ruineux. Toutefois ce ne sont pas la des individus, mais des corporations--et des corporations--cela est bien connu--n'ont ni coups de pied a craindre quelque part, ni ame a damner. Je faisais de l'argent dans cette affaire, lorsque, un jour de malheur, je me laissai aller a me perdre dans l'_Eclaboussure-du-chien_--quelque chose d'analogue, mais bien moins respectable comme profession. Je m'etais poste dans un endroit excellent, un endroit central, et j'avais un cirage et des brosses premiere qualite. Mon petit chien etait tout engraisse, et parfaitement degourdi. Il avait ete longtemps dans le commerce, et, je puis le dire, il le connaissait a fond. Voici quel etait notre procede ordinaire: Pompey, apres s'etre bien roule dans la boue, s'asseyait sur son derriere a la porte d'une boutique, et attendait qu'il vint un dandy en bottes eblouissantes. Alors il allait a sa rencontre, et se frottait une ou deux fois a ses Wellingtons. Sur quoi le dandy jurait par tous les diables, et cherchait des yeux un cire-bottes. J'etais la, bien en vue, avec mon cirage et mes brosses. C'etait l'affaire d'une minute, et j'empochais un sixpence. Cela alla assez bien pendant quelque temps--de fait, je n'etais pas cupide, mais mon chien l'etait. Je lui cedais le tiers de mes profits, mais il voulut avoir la moitie. Je ne pus m'y resoudre--nous nous querellames et nous separames. Je m'essayai ensuite pendant quelque temps a _moudre de l'orgue_, et je puis dire que j'y reussis assez bien. C'est un genre d'affaires fort simple, qui va de soi, et ne demande pas des aptitudes speciales. Vous prenez un moulin a musique a un seul air, et vous l'arrangez de maniere a ouvrir le mouvement d'horlogerie, et vous lui donnez trois ou quatre bons coups de marteau. Vous ne pouvez vous imaginer combien cette operation ameliore l'harmonie et l'effet de l'instrument. Cela fait, vous n'avez qu'a marcher devant vous avec le moulin sur votre dos, jusqu'a ce que vous aperceviez une enseigne de tanneur dans la rue, et quelqu'un qui frappe habille de peau de daim. Alors vous vous arretez, avec la mine d'un homme decide a rester la et a moudre jusqu'au jour du jugement dernier. Bientot une fenetre s'ouvre, et quelqu'un vous jette un sixpence en vous priant de vous taire et de vous en aller, etc ... Je sais que quelques mouleurs[57] d'orgue ont reellement consenti a deguerpir pour cette somme, mais pour moi, je trouvais que la mise de fonds etait trop importante pour me permettre de m'en aller a moins d'un shilling. Je m'adonnai assez longtemps a cette occupation; mais elle ne me satisfit pas completement, et finalement je l'abandonnai. La verite est que je travaillais avec un grand desavantage: je n'avais pas d'ane--et les rues en Amerique sont si boueuses, et la cohue democratique si encombrante, et ces scelerats d'enfants si terribles! Je fus pendant quelques mois sans emploi; mais je reussis enfin, sous le coup de la necessite, a me procurer une situation dans la _Poste-Farce_. Rien de plus simple que les devoirs de cette profession, et ils ne sont pas sans profit. Par exemple:--De tres bon matin j'avais a faire mon paquet de fausses lettres. Je griffonnais ensuite a l'interieur quelques lignes--sur le premier sujet venu qui me semblait suffisamment mysterieux--signant toutes les lettres Tom Dobson, ou Bobby Tompkins, ou autre nom de ce genre. Apres les avoir pliees, cachetees et revetues de faux timbres--Nouvelle-Orleans, Bengale, Botany Bay, ou autre lieu fort eloigne,--je me mettais en train de faire ma tournee quotidienne, comme si j'etais le plus presse du monde. Je m'adressais toujours aux grosses maisons pour delivrer les lettres et recevoir le port. Personne n'hesite a payer le port d'une lettre--surtout un double port--les gens sont si betes!--et j'avais tourne le coin de la rue avant qu'on ait eu le temps d'ouvrir les lettres. Le grand inconvenient de cette profession c'est qu'il me fallait marcher beaucoup et fort vite, et varier souvent mon itineraire. Et puis, j'avais de serieux scrupules de conscience. Je ne puis entendre dire qu'on a abuse de l'innocence des gens--et c'etait pour moi un supplice d'entendre de quelle facon toute la ville chargeait de ses maledictions Tom Dobson et Bobby Tompkins. Je me lavai les mains de l'affaire et lachai tout de degout. Ma huitieme et derniere speculation fut l'_Elevage des Chats_. J'ai trouve la un genre d'affaires tres agreable et tres lucratif, et pas la moindre peine. Le pays, comme on le sait, etait infeste de chats,--si bien que pour s'en debarrasser on avait fait une petition signee d'une foule de noms respectables, presentee a la Chambre dans sa derniere et memorable session. L'assemblee, a cette epoque, etait extraordinairement bien informee, et apres avoir promulgue beaucoup d'autres sages et salutaires institutions, couronna le tout par la loi sur les chats. Dans sa forme primitive, cette loi offrait une prime pour tant de _tetes_ de chats (quatre sous par tete); mais le Senat parvint a amender cette clause importante, et a substituer le mot _queues_ au mot _tetes_. Cet amendement etait si naturel et si convenable que la Chambre l'accepta a l'unanimite. Aussitot que le gouverneur eut signe le bill, je mis tout ce que j'avais dans l'achat de Toms et de Tabbies[58]. D'abord, je ne pus les nourrir que de souris (les souris sont a bon marche); mais ils remplirent le commandement de l'Ecriture d'une facon si merveilleuse, que je finis par comprendre que ce que j'avais de mieux a faire, c'etait d'etre liberal, et ainsi je leur accordai huitres et tortues. Leurs queues, au taux legislatif, me procurent aujourd'hui un honnete revenu; car j'ai decouvert une methode avec laquelle, sans avoir recours a l'huile de Macassar, je puis arriver a quatre coupes par an. Je fus enchante de decouvrir aussi, que ces animaux s'habituaient bien vite a la chose, et preferaient avoir la queue coupee qu'autrement. Je me considere donc comme un homme arrive, et je suis en train de marchander un sejour de plaisance sur l'Hudson. L'ENSEVELISSEMENT PREMATURE Il y a certains themes d'un interet tout a fait empoignant, mais qui sont trop completement horribles pour devenir le sujet d'une fiction reguliere. Ces sujets-la, les purs romanciers doivent les eviter, s'ils ne veulent pas offenser ou degouter. Ils ne peuvent convenablement etre mis en oeuvre, que s'ils sont soutenus et comme sanctifies par la severite et la majeste de la verite. Nous fremissons, par exemple, de la plus poignante des "voluptes douloureuses" au recit du passage de la Beresina, du tremblement de terre de Lisbonne, du massacre de la Saint-Barthelemy, ou de l'etouffement des cent vingt-trois prisonniers dans le trou noir de Calcutta. Mais dans ces recits, c'est le fait--c'est-a-dire la realite--la verite historique qui nous emeut. En tant que pures inventions, nous ne les regarderions qu'avec horreur. Je viens de citer quelques-unes des plus frappantes et des plus fameuses catastrophes dont l'histoire fasse mention; mais c'est autant leur etendue que leur caractere, qui impressionne si vivement notre imagination. Je n'ai pas besoin de rappeler au lecteur, que j'aurais pu, dans le long et magique catalogue des miseres humaines, choisir beaucoup d'exemples individuels plus remplis d'une veritable souffrance qu'aucune de ces vastes catastrophes collectives. La vraie misere--le comble de la douleur--est quelque chose de particulier, non de general. Si l'extreme de l'horreur dans l'agonie est le fait de l'homme unite, et non de l'homme en masse--remercions-en la misericorde de Dieu! Etre enseveli vivant, c'est a coup sur la plus terrible des extremites qu'ait jamais pu encourir une creature mortelle. Que cette extremite soit arrivee souvent, tres souvent, c'est ce que ne saurait guere nier tout homme qui reflechit. Les limites qui separent la vie de la mort sont tout au moins indecises et vagues. Qui pourra dire ou l'une commence et ou l'autre finit? Nous savons qu'il y a des cas d'evanouissement, ou toute fonction apparente de vitalite semble cesser entierement, et ou cependant cette cessation n'est, a proprement parler, qu'une pure suspension--une pause momentanee dans l'incomprehensible mecanisme de notre vie. Au bout d'un certain temps, quelque mysterieux principe invisible remet en mouvement les ressorts enchantes et les roues magiciennes. La corde d'argent n'est pas detachee pour toujours, ni la coupe d'or irreparablement brisee. Mais en attendant, ou etait l'ame? Mais en dehors de l'inevitable conclusion _a priori_, que telles causes doivent produire tels effets--et que par consequent ces cas bien connus de suspension de la la vie doivent naturellement donner lieu de temps en temps a des inhumations prematurees--en dehors, dis-je, de cette consideration, nous avons le temoignage direct de l'experience medicale et ordinaire, qui demontre qu'un grand nombre d'inhumations de ce genre ont reellement eu lieu. Je pourrais en rapporter, si cela etait necessaire, une centaine d'exemples bien authentiques. Un de ces exemples, d'un caractere fort remarquable, et dont les circonstances peuvent etre encore fraiches dans le souvenir de quelques-uns de mes lecteurs, s'est presente il n'y a pas longtemps dans la ville voisine de Baltimore, et y a produit une douloureuse, intense et generale emotion. La femme d'un de ses plus respectables citoyens--un legiste eminent, membre du Congres,--fut atteinte subitement d'une inexplicable maladie, qui defia completement l'habilete des medecins. Apres avoir beaucoup souffert, elle mourut, ou fut supposee morte. Il n'y avait aucune raison de supposer qu'elle ne le fut pas. Elle presentait tous les symptomes ordinaires de la mort. La face avait les traits pinces et tires. Les levres avaient la paleur ordinaire du marbre. Les yeux etaient ternes. Plus aucune chaleur. Le pouls avait cesse de battre. On garda pendant trois jours le corps sans l'ensevelir, et dans cet espace de temps il acquit une rigidite de pierre. On se hata alors de l'enterrer, vu l'etat de rapide decomposition ou on le supposait. La dame fut deposee dans le caveau de famille, et rien n'y fut derange pendant les trois annees suivantes. Au bout de ces trois ans, on ouvrit le caveau pour y deposer un sarcophage.--Quelle terrible secousse attendait le mari qui lui-meme ouvrit la porte! Au moment ou elle se fermait derriere lui, un objet vetu de blanc tomba avec fracas dans ses bras. C'etait le squelette de sa femme dans son linceul encore intact. Des recherches minutieuses prouverent evidemment qu'elle etait ressuscitee dans les deux jours qui suivirent son inhumation,--que les efforts qu'elle avait faits dans le cercueil avaient determine sa chute de la saillie sur le sol, ou en se brisant il lui avait permis d'echapper a la mort. Une lampe laissee par hasard pleine d'huile dans le caveau fut trouvee vide; elle pouvait bien, cependant avoir ete epuisee par l'evaporation. Sur la plus elevee des marches qui descendaient dans cet horrible sejour, se trouvait un large fragment du cercueil, dont elle semblait s'etre servi pour attirer l'attention en en frappant la porte de fer. C'est probablement au milieu de cette occupation qu'elle s'evanouit, ou mourut de pure terreur; et dans sa chute, son linceul s'embarrassa a quelque ouvrage en fer de l'interieur. Elle resta dans cette position et se putrefia ainsi, toute droite. L'an 1810, un cas d'inhumation d'une personne vivante arriva en France, accompagne de circonstances qui prouvent bien que la verite est souvent plus etrange que la fiction. L'heroine de l'histoire etait une demoiselle Victorine Lafourcade, jeune fille d'illustre naissance, riche, et d'une grande beaute. Parmi ses nombreux pretendants se trouvait Julien Bossuet, un pauvre litterateur ou journaliste de Paris. Ses talents et son amabilite l'avaient recommande a l'attention de la riche heritiere, qui semble avoir eu pour lui un veritable amour. Mais son orgueil de race la decida finalement a l'evincer, pour epouser un monsieur Renelle, banquier, et diplomate de quelque merite. Une fois marie, ce monsieur la negligea, ou peut-etre meme la maltraita brutalement. Apres avoir passe avec lui quelques annees miserables, elle mourut--ou au moins son etat ressemblait tellement a la mort, qu'on pouvait s'y meprendre. Elle fut ensevelie--non dans un caveau,--mais dans une fosse ordinaire dans son village natal. Desespere, et toujours brulant du souvenir de sa profonde passion, l'amoureux quitte la capitale et arrive dans cette province eloignee ou repose sa belle, avec le romantique dessein de deterrer son corps et de s'emparer de sa luxuriante chevelure. Il arrive a la tombe. A minuit il deterre le cercueil, l'ouvre, et se met a detacher la chevelure, quand il est arrete, en voyant s'entr'ouvrir les yeux de sa bien-aimee. La dame avait ete enterree vivante. La vitalite n'etait pas encore completement partie, et les caresses de son amant acheverent de la reveiller de la lethargie qu'on avait prise pour la mort. Celui-ci la porta avec des transports frenetiques a son logis dans le village. Il employa les plus puissants revulsifs que lui suggera sa science medicale. Enfin, elle revint a la vie. Elle reconnut son sauveur, et resta avec lui jusqu'a ce que peu a peu elle eut recouvre ses premieres forces. Son coeur de femme n'etait pas de diamant; et cette derniere lecon d'amour suffit pour l'attendrir. Elle en disposa en faveur de Bossuet. Elle ne retourna plus vers son mari, mais lui cacha sa resurrection, et s'enfuit avec son amant en Amerique. Vingt ans apres, ils rentrerent tous deux en France, dans la persuasion que le temps avait suffisamment altere les traits de la dame, pour qu'elle ne fut plus reconnaissable a ses amis. Ils se trompaient; car a la premiere rencontre monsieur Renelle reconnut sa femme et la reclama. Elle resista; un tribunal la soutint dans sa resistance, et decida que les circonstances particulieres jointes au long espace de temps ecoule, avaient annule, non seulement au point de vue de l'equite, mais a celui de la legalite, les droits de son epoux. Le "Journal Chirurgical" de Leipsic--periodique de grande autorite et de grand merite, que quelque editeur americain devrait bien traduire et republier--rapporte dans un de ses derniers numeros un cas analogue vraiment terrible. Un officier d'artillerie, d'une stature gigantesque et de la plus robuste sante, ayant ete jete a bas d'un cheval intraitable, en recut une grave contusion a la tete, qui le rendit immediatement insensible. Le crane etait legerement fracture, mais on ne craignait aucun danger immediat. On lui fit avec succes l'operation du trepan. On le saigna, on employa tous les autres moyens ordinaires en pareil cas. Cependant, peu a peu, il tomba dans un etat d'insensibilite de plus en plus desespere, si bien qu'on le crut mort. Comme il faisait tres chaud, on l'ensevelit avec une precipitation indecente dans un des cimetieres publics. Les funerailles eurent lieu un jeudi. Le dimanche suivant, comme d'habitude, grande foule de visiteurs au cimetiere; et vers midi, l'emotion est vivement excitee, quand on entend un paysan declarer qu'etant assis sur la tombe de l'officier, il avait distinctement senti une commotion du sol, comme si quelqu'un se debattait sous terre. D'abord on n'attacha que peu d'attention au dire de cet homme; mais sa terreur evidente, et son entetement a soutenir son histoire produisirent bientot sur la foule leur effet naturel. On se procura des beches a la hate, et le cercueil qui etait indecemment a fleur de terre, fut si bien ouvert en quelques minutes que la tete du defunt apparut. Il avait toutes les apparences d'un mort, mais il etait presque dresse dans son cercueil, dont il avait, a force de furieux efforts, en partie souleve le couvercle. On le transporta aussitot a l'hospice voisin, ou l'on declara qu'il etait encore vivant, quoique en etat d'asphyxie. Quelques heures apres il revenait a la vie, reconnaissait ses amis, et parlait dans un langage sans suite des agonies qu'il avait endurees dans le tombeau. De son recit il resulta clairement qu'il avait du avoir la conscience de son etat pendant plus d'une heure apres son inhumation, avant de tomber dans l'insensibilite. Son cercueil etait negligemment rempli d'une terre excessivement poreuse, ce qui permettait a l'air d'y penetrer. Il avait entendu les pas de la foule sur sa tete, et avait essaye de se faire entendre a son tour. C'etait ce bruit de la foule sur le sol du cimetiere, disait-il, qui semblait l'avoir reveille d'un profond sommeil, et il n'avait pas plus tot ete reveille, qu'il avait eu la conscience entiere de l'horreur sans pareille de sa position. Ce malheureux, raconte-t-on, se retablissait, et etait en bonne voie de guerison definitive, quand il mourut victime de la charlatanerie des experiences medicales. On lui appliqua une batterie galvanique, et il expira tout a coup dans une de ces crises extatiques que l'electricite provoque quelquefois. A propos de batterie galvanique, il me souvient d'un cas bien connu et bien extraordinaire, dans lequel on en fit l'experience pour ramener a la vie un jeune attorney de Londres, enterre depuis deux jours. Ce fait eut lieu en 1831, et souleva alors dans le public une profonde sensation. Le patient, M. Edward Stapleton, etait mort en apparence d'une fievre typhoide, accompagnee de quelques symptomes extraordinaires, qui avaient excite la curiosite des medecins qui le soignaient. Apres son deces apparent, on requit ses amis d'autoriser un examen du corps _post mortem_; mais ils s'y refuserent. Comme il arrive souvent en presence de pareils refus, les praticiens resolurent d'exhumer le corps et de le dissequer a loisir en leur particulier. Ils s'arrangerent sans peine avec une des nombreuses societes de deterreurs de corps qui abondent a Londres; et la troisieme nuit apres les funerailles le pretendu cadavre fut deterre de sa biere enfouie a huit pieds de profondeur, et depose dans le cabinet d'operations d'un hopital prive. Une incision d'une certaine etendue venait d'etre pratiquee dans l'abdomen quand, a la vue de la fraicheur et de l'etat intact des organes, on s'avisa d'appliquer au corps une batterie electrique. Plusieurs experiences se succederent, et les effets habituels se produisirent, sans autres caracteres exceptionnels que la manifestation, a une ou deux reprises, dans les convulsions, de mouvements plus semblables que d'ordinaire a ceux de la vie. La nuit s'avancait. Le jour allait poindre, on jugea expedient de proceder enfin a la dissection. Un etudiant, particulierement desireux d'experimenter une theorie de son cru, insista pour qu'on appliquat la batterie a l'un des muscles pectoraux. On fit au corps une violente echancrure, que l'on mit precipitamment en contact avec un fil, quand le patient, d'un mouvement brusque, mais sans aucune convulsion, se leva de la table, marcha au milieu de la chambre, regarda peniblement autour de lui pendant quelques secondes, et se mit a parler. Ce qu'il disait etait inintelligible; mais les mots etaient articules, et les syllabes distinctes. Apres quoi, il tomba lourdement sur le plancher. Pendant quelques moments la terreur paralysa l'assistance; mais l'urgence de la circonstance lui rendit bientot sa presence d'esprit. Il etait evident que M. Stapleton etait vivant, quoique evanoui. Les vapeurs de l'ether le ramenerent a la vie; il fut rapidement rendu a la sante et a la societe de ses amis--a qui cependant on eut grand soin de cacher sa resurrection, jusqu'a ce qu'il n'y eut plus de rechute a craindre. Qu'on juge de leur etonnement--de leur transport! Mais ce qu'il y a de plus saisissant dans cette aventure, ce sont les assertions de M. Stapleton lui-meme. Il declare qu'il n'y a pas eu un moment ou il ait ete completement insensible--qu'il avait une conscience obtuse et vague de tout ce qui lui arriva, a partir du moment ou ses medecins le declarerent _mort_, jusqu'a celui ou il tomba evanoui sur le plancher de l'hospice. "Je suis vivant", telles avaient ete les paroles incomprises, qu'il avait essaye de prononcer, en reconnaissant que la chambre ou il se trouvait etait un cabinet de dissection. Il serait aise de multiplier ces histoires; mais je m'en abstiendrai; elles ne sont nullement necessaires pour etablir ce fait, qu'il y a des cas d'inhumations prematurees. Et quand nous venons a songer combien rarement, vu la nature du cas, il est en notre pouvoir de les decouvrir, il nous faut bien admettre, qu'elles peuvent arriver souvent sans que nous en ayons connaissance. En verite, il arrive rarement qu'on remue un cimetiere, pour quelque dessein que ce soit, dans une certaine etendue, sans qu'on n'y trouve des squelettes dans des postures faites pour suggerer les plus terribles soupcons. Soupcons terribles en effet; mais destinee plus terrible encore! On peut affirmer sans hesitation, qu'il n'y a pas d'evenement plus terriblement propre a inspirer le comble de la detresse physique et morale que d'etre enterre vivant. L'oppression intolerable des poumons--les exhalaisons suffocantes de la terre humide--le contact des vetements de mort colles a votre corps--le rigide embrassement de l'etroite prison--la noirceur de la nuit absolue--le silence ressemblant a une mer qui vous engloutit--la presence invisible, mais palpable du ver vainqueur--joignez a tout cela la pensee qui se reporte a l'air et au gazon qui verdit sur votre tete, le souvenir des chers amis qui voleraient a votre secours s'ils connaissaient votre destin, l'assurance qu'ils n'en seront _jamais_ informes--que votre lot sans esperance est celui des vrais morts--toutes ces considerations, dis-je, portent avec elles dans le coeur qui palpite encore une horreur intolerable qui fait palir et reculer l'imagination la plus hardie. Nous ne connaissons pas sur terre de pareille agonie--nous ne pouvons rever rien d'aussi hideux dans les royaumes du dernier des enfers. C'est pourquoi tout ce qu'on raconte a ce sujet offre un interet si profond--interet, toutefois, qui, en dehors de la terreur mysterieuse du sujet, repose essentiellement et specialement sur la conviction ou nous sommes de la _verite_ des choses racontees. Ce que je vais dire maintenant releve de ma propre connaissance, de mon experience positive et personnelle. Pendant plusieurs annees j'ai ete sujet a des attaques de ce mal singulier que les medecins se sont accordes a appeler la catalepsie, a defaut d'un terme plus exact. Quoique les causes tant immediates que predisposantes de ce mal, quoique ses diagnostics memes soient encore a l'etat de mystere, ses caracteres apparents sont assez bien connus. Ses varietes ne semblent guere que des varietes de degre. Quelquefois le patient ne reste qu'un jour, ou meme moins longtemps encore, dans une espece de lethargie excessive. Il a perdu la sensibilite, et est exterieurement sans mouvement, mais les pulsations du coeur sont encore faiblement perceptibles; il reste quelques traces de chaleur; une legere teinte colore encore le centre des joues; et si nous lui appliquons un miroir aux levres, nous pouvons decouvrir une certaine action des poumons, action lourde, inegale et vacillante. D'autres fois, la crise dure des semaines entieres,--meme des mois; et dans ce cas, l'examen le plus scrupuleux, les epreuves les plus rigoureuses des medecins ne peuvent arriver a etablir quelque distinction sensible entre l'etat du patient, et celui que nous considerons comme l'etat de mort absolue. Ordinairement il n'echappe a l'ensevelissement premature, que grace a ses amis qui savent qu'il est sujet a la catalepsie, grace aux soupcons qui sont la suite de cette connaissance, et, par dessus tout, a l'absence sur sa personne de tout symptome de decomposition. Les progres de la maladie sont, heureusement, graduels. Les premieres manifestations, quoique bien marquees, sont equivoques. Les acces deviennent successivement de plus en plus distincts et prolonges. C'est dans cette gradation qu'est la plus grande securite contre l'inhumation. L'infortune, dont la _premiere_ attaque revetirait les caracteres extremes, ce qui se voit quelquefois, serait presque inevitablement condamne a etre enterre vivant. Mon propre cas ne differait en aucune particularite importante des cas mentionnes dans les livres de medecine. Quelquefois, sans cause apparente, je tombais peu a peu dans un etat de demi-syncope ou de demi-evanouissement; et je demeurais dans cet etat sans douleur, sans pouvoir remuer, ni meme penser, mais conservant une conscience obtuse et lethargique de ma vie et de la presence des personnes qui entouraient mon lit, jusqu'a ce que la crise de la maladie me rendit tout a coup a un etat de sensation parfaite. D'autres fois j'etais subitement et impetueusement atteint. Je devenais languissant, engourdi, j'avais des frissons, des etourdissements, et me sentais tout d'un coup abattu. Alors, des semaines entieres, tout etait vide pour moi, noir et silencieux; un neant remplacait l'univers. C'etait dans toute la force du terme un total aneantissement. Je me reveillais, toutefois, de ces dernieres attaques peu a peu et avec une lenteur proportionnee a la soudainete de l'acces. Aussi lentement que point l'aurore pour le mendiant sans ami et sans asile, errant dans la rue pendant une longue nuit desolee d'hiver, aussi tardive pour moi, aussi desiree, aussi bienfaisante la lumiere revenait a mon ame. A part cette disposition aux attaques, ma sante generale paraissait bonne; et je ne pouvais m'apercevoir qu'elle etait affectee par ce seul mal predominant, a moins de considerer comme son effect une idiosyncrasie qui se manifestait ordinairement pendant mon sommeil. En me reveillant, je ne parvenais jamais a reprendre tout de suite pleine et entiere possession de mes sens, et je restais toujours un certain nombre de minutes dans un grand egarement et une profonde perplexite; mes facultes mentales en general, mais surtout ma memoire, etant absolument en suspens. Dans tout ce que j'endurais ainsi il n'y avait pas de souffrance physique, mais une infinie detresse morale. Mon imagination devenait un veritable charnier. Je ne parlais que "de vers, de tombes et d'epitaphes." Je me perdais dans des songeries de mort, et l'idee d'etre enterre vivant ne cessait d'occuper mon cerveau. Le spectre du danger auquel j'etais expose me hantait jour et nuit. Le jour, cette pensee etait pour moi une torture, et la nuit, une agonie. Quand l'affreuse obscurite se repandait sur la terre, l'horreur de cette pensee me secouait--me secouait comme le vent secoue les plumes d'un corbillard. Quand la nature ne pouvait plus resister au sommeil, ce n'etait qu'avec une violente repulsion que je consentais a dormir--car je frissonnais en songeant qu'a mon reveil, je pouvais me trouver l'habitant d'une tombe. Et lorsqu'enfin je succombais au sommeil, ce n'etait que pour etre emporte dans un monde de fantomes, au dessus duquel, avec ses ailes vastes et sombres, couvrant tout de leur ombre, planait seule mon idee sepulcrale. Parmi les innombrables et sombres cauchemars qui m'oppresserent ainsi en reves, je ne rappellerai qu'une seule vision. Il me sembla que j'etais plonge dans une crise cataleptique plus longue et plus profonde que d'ordinaire. Tout a coup je sentis tomber sur mon front une main glacee, et une voix impatiente et mal articulee murmura a mon oreille ce mot: "Leve-toi!" Je me dressai sur mon seant. L'obscurite etait complete. Je ne pouvais voir la figure de celui qui m'avait reveille; je ne pouvais me rappeler ni l'epoque a laquelle j'etais tombe dans cette crise, ni l'endroit ou je me trouvais alors couche. Pendant que, toujours sans mouvement, je m'efforcais peniblement de rassembler mes idees, la main froide me saisit violemment le poignet, et le secoua rudement, pendant que la voix mal articulee me disait de nouveau: "Leve-toi! Ne t'ai-je pas ordonne de te lever?" "Et qui es-tu?" demandai-je. "Je n'ai pas de nom dans les regions que j'habite", reprit la voix, lugubrement. "J'etais mortel, mais je suis un demon. J'etais sans pitie, mais je suis plein de compassion. Tu sens que je tremble. Mes dents claquent, pendant que je parle, et cependant ce n'est pas du froid de la nuit--de la nuit sans fin. Mais cette horreur est intolerable. Comment peux-tu dormir en paix? Je ne puis reposer en entendant le cri de ces grandes agonies. Les voir, c'est plus que je ne puis supporter. Leve-toi! Viens avec moi dans la nuit exterieure, et laisse-moi te devoiler les tombes. N'est-ce pas un spectacle lamentable?--Regarde." Je regardai; et la figure invisible, tout en me tenant toujours par le poignet, avait fait ouvrir au grand large les tombes de l'humanite, et de chacune d'elles sortit une faible phosphorescence de decomposition, qui me permit de penetrer du regard les retraites les plus secretes, et de contempler les corps enveloppes de leur linceul, dans leur triste et solennel sommeil en compagnie des vers! Mais helas! ceux qui dormaient d'un vrai sommeil etaient des millions de fois moins nombreux que ceux qui ne dormaient pas du tout. Il se produisit un leger remuement, puis une douloureuse et generale agitation; et des profondeurs des fosses sans nombre il venait un melancolique froissement de suaires; et parmi ceux qui semblaient reposer tranquillement, je vis qu'un grand nombre avaient plus ou moins modifie la rigide et incommode position dans laquelle ils avaient ete cloues dans leur tombe. Et pendant que je regardais, la voix me dit encore: "N'est-ce pas, oh! n'est-ce pas une vue pitoyable?" Mais avant que j'aie pu trouver un mot de reponse, le fantome avait cesse de me serrer le poignet; les lueurs phosphorescentes expirerent, et les tombes se refermerent tout a coup avec violence, pendant que de leurs profondeurs sortait un tumulte de cris desesperes, repetant: "N'est-ce pas--o Dieu! n'est-ce pas une vue bien pitoyable?" Ces apparitions fantastiques qui venaient m'assaillir la nuit etendirent bientot jusque sur mes heures de veille leur terrifiante influence. Mes nerfs se detendirent completement, et je fus en proie a une horreur perpetuelle. J'hesitai a aller a cheval, a marcher, a me livrer a un exercice qui m'eut fait sortir de chez moi. De fait, je n'osais plus me hasarder hors de la presence immediate de ceux qui connaissaient ma disposition a la catalepsie, de peur que, tombant dans un de mes acces habituels, je ne fusse enterre avant qu'on ait pu constater mon veritable etat. Je doutai de la sollicitude, de la fidelite de mes plus chers amis. Je craignais que, dans un acces plus prolonge que de coutume, ils ne se laissassent aller a me regarder comme perdu sans ressources. J'en vins au point de m'imaginer que, vu la peine que je leur occasionnais, ils seraient enchantes de profiter d'une attaque tres prolongee pour se debarrasser completement de moi. En vain essayerent-ils de me rassurer par les promesses les plus solennelles. Je leur fis jurer par le plus sacre des serments que, quoi qu'il put arriver, ils ne consentiraient a mon inhumation, que lorsque la decomposition de mon corps serait assez avancee pour rendre impossible tout retour a la vie; et malgre tout, mes terreurs mortelles ne voulaient entendre aucune raison, accepter aucune consolation. Je me mis alors a imaginer toute une serie de precautions soigneusement elaborees. Entre autres choses, je fis retoucher le caveau de famille, de maniere a ce qu'il put facilement etre ouvert de l'interieur. La plus legere pression sur un long levier prolonge bien avant dans le caveau faisait jouer le ressort des portes de fer. Il y avait aussi des arrangements pris pour laisser libre entree a l'air et a la lumiere, des receptacles appropries pour la nourriture et l'eau, a la portee immediate du cercueil destine a me recevoir. Ce cercueil etait chaudement et moelleusement matelasse, et pourvu d'un couvercle arrange sur le modele de la porte, c'est-a-dire muni de ressorts qui permissent au plus faible mouvement du corps de le mettre en liberte. De plus j'avais fait suspendre a la voute du caveau une grosse cloche, dont la corde devait passer par un trou dans le cercueil, et etre attachee a l'une de mes mains. Mais, helas! que peut la vigilance contre notre destinee! Toutes ces securites si bien combinees devaient etre impuissantes a sauver des dernieres agonies un malheureux condamne a etre enterre vivant! Il arriva un moment--comme cela etait deja arrive--ou, sortant d'une inconscience totale, je ne recouvrai qu'un faible et vague sentiment de mon existence. Lentement--a pas de tortue--revenait la faible et grise lueur du jour de l'intelligence. Un malaise engourdissant. La sensation apathique d'une douleur sourde. L'absence d'inquietude, d'esperance et d'effort. Puis, apres un long intervalle, un tintement dans les oreilles; puis, apres un intervalle encore plus long, une sensation de picotement ou de fourmillement aux extremites; puis une periode de quietude voluptueuse qui semble eternelle, et pendant laquelle mes sentiments en se reveillant essaient de se transformer en pensee; puis une courte rechute dans le neant, suivie d'un retour soudain. Enfin un leger tremblotement de paupieres, et immediatement apres, la secousse electrique d'une terreur mortelle, indefinie, qui precipite le sang en torrents des tempes au coeur. Puis le premier effort positif pour penser, la premiere tentative de souvenir. Succes partiel et fugitif. Mais bientot la memoire recouvre son domaine, au point que, dans une certaine mesure, j'ai conscience de mon etat. Je sens que je ne me reveille pas d'un sommeil ordinaire. Je me souviens que je suis sujet a la catalepsie. Et bientot enfin, comme par un debordement d'ocean, mon esprit fremissant est submerge par la pensee de l'unique et effroyable danger--l'unique idee spectrale, envahissante. Pendant les quelques minutes qui suivirent ce cauchemar, je restai sans mouvement. Je ne me sentais pas le courage de me mouvoir. Je n'osais pas faire l'effort necessaire pour me rendre compte de ma destinee; et cependant il y avait quelque chose dans mon coeur qui me murmurait que _c'etait vrai_. Le desespoir--un desespoir tel qu'aucune autre espece de misere n'en peut inspirer a un etre humain--le desespoir seul me poussa apres une longue irresolution a soulever les lourdes paupieres de mes yeux. Je les soulevai. Il faisait noir--tout noir. Je reconnus que l'acces etait passe. Je reconnus que ma crise etait depuis longtemps terminee. Je reconnus que j'avais maintenant recouvre l'usage de mes facultes visuelles.--Et cependant il faisait noir--tout noir--l'intense et complete obscurite de la nuit qui ne finit jamais. J'essayai de crier, mes levres et ma langue dessechees se murent convulsivement a la fois dans cet effort;--mais aucune voix ne sortit des cavernes de mes poumons, qui, oppressees comme sous le poids d'une montagne, s'ouvraient et palpitaient avec le coeur, a chacune de mes penibles et haletantes aspirations. Le mouvement de mes machoires dans l'effort que je fis pour crier me montra qu'elles etaient liees, comme on le fait d'ordinaire pour les morts. Je sentis aussi que j'etais couche sur quelque chose de dur, et qu'une substance analogue comprimait rigoureusement mes flancs. Jusque-la je n'avais pas ose remuer aucun de mes membres;--mais alors je levai violemment mes bras, qui etaient restes etendus les poignets croises. Ils heurterent une substance solide, une paroi de bois, qui s'etendait au dessus de ma personne, et n'etait pas separee de ma face de plus de six pouces. Je ne pouvais plus en douter, je reposais bel et bien dans un cercueil. Cependant au milieu de ma misere infinie l'ange de l'esperance vint me visiter;--je songeai a mes precautions si bien prises. Je me tordis, fis mainte evolution spasmodique pour ouvrir le couvercle; il ne bougea pas. Je tatai mes poignets pour y chercher la corde de la cloche; je ne trouvai rien. L'esperance s'enfuit alors pour toujours, et le desespoir--un desespoir encore plus terrible--regna triomphant; car je ne pouvais m'empecher de constater l'absence du capitonnage que j'avais si soigneusement prepare; et soudain mes narines sentirent arriver a elles l'odeur forte et speciale de la terre humide. La conclusion etait irresistible. Je n'etais pas dans le caveau. J'avais sans doute eu une attaque hors de chez moi--au milieu d'etrangers;--quand et comment, je ne pus m'en souvenir; et c'etaient eux qui m'avaient enterre comme un chien--cloue dans un cercueil vulgaire--et jete profondement, bien profondement, et pour toujours, dans une fosse ordinaire et sans nom. Comme cette affreuse conviction penetrait jusqu'aux plus secretes profondeurs de mon ame, une fois encore j'essayai de crier de toutes mes forces; et dans cette seconde tentative je reussis. Un cri prolonge, sauvage et continu, un hurlement d'agonie retentit a travers les royaumes de la nuit souterraine. "Hola! Hola! vous, la-bas!" dit une voix rechignee. "Que diable a-t-il donc?" dit un second. "Voulez-vous bien finir?" dit un troisieme. "Qu'avez-vous donc a hurler de la sorte comme une chatte amoureuse?" dit un quatrieme. Et la-dessus je fus saisi et secoue sans ceremonie pendant quelques minutes par une escouade d'individus a mauvaise mine. Ils ne me reveillerent pas--car j'etais parfaitement eveille quand j'avais pousse ce cri--mais ils me rendirent la pleine possession de ma memoire. Cette aventure se passa pres de Richmond, en Virginie. Accompagne d'un ami, j'etais alle a une partie de chasse et nous avions suivi pendant quelques milles les rives de James River. A l'approche de la nuit, nous fumes surpris par un orage. La cabine d'un petit sloop a l'ancre dans le courant, et charge de terreau, etait le seul abri acceptable qui s'offrit a nous. Nous nous en accommodames, et passames la nuit abord. Je dormis dans un des deux seuls hamacs de l'embarcation--et les hamacs d'un sloop de soixante-dix tonnes n'ont pas besoin d'etre decrits. Celui que j'occupai ne contenait aucune espece de literie. La largeur extreme etait de dix-huit pouces; et la distance du fond au pont qui le couvrait exactement de la meme dimension. J'eprouvai une extreme difficulte a m'y faufiler. Cependant, je dormis profondement; et l'ensemble de ma vision--car ce n'etait ni un songe, ni un cauchemar--provint naturellement des circonstances de ma position--du train ordinaire de ma pensee, et de la difficulte, a laquelle j'ai fait allusion, de recueillir mes sens, et surtout de recouvrer ma memoire longtemps apres mon reveil. Les hommes qui m'avaient secoue etaient les gens de l'equipage du sloop, et quelques paysans engages pour le decharger. L'odeur de terre m'etait venue de la cargaison elle-meme. Quant au bandage de mes machoires, c'etait un foulard que je m'etais attache autour de la tete a defaut de mon bonnet de nuit accoutume. Toutefois, il est indubitable que les tortures que j'avais endurees egalerent tout a fait, sauf pour la duree, celles d'un homme reellement enterre vif. Elles avaient ete epouvantables--hideuses au dela de toute conception. Mais le bien sortit du mal; leur exces meme produisit en moi une revulsion inevitable. Mon ame reprit du ton, de l'equilibre. Je voyageai a l'etranger. Je me livrai a de vigoureux exercices. Je respirai l'air libre du ciel. Je songeai a autre chose qu'a la mort. Je laissai de cote mes livres de medecine. Je brulai _Buchan_. Je ne lus plus les _Pensees Nocturnes_--plus de galimatias sur les cimetieres, plus de contes terribles _comme celui-ci_. En resume je devins un homme nouveau, et vecus en homme. A partir de cette nuit memorable, je dis adieu pour toujours a mes apprehensions funebres, et avec elles s'evanouit la catalepsie, dont peut-etre elles etaient moins la consequence que la cause. Il y a certains moments ou, meme aux yeux reflechis de la raison, le monde de notre triste humanite peut ressembler a un enfer; mais l'imagination de l'homme n'est pas une Carathis pour explorer impunement tous ses abimes. Helas! Il est impossible de regarder cette legion de terreurs sepulcrales comme quelque chose de purement fantastique; mais, semblable aux demons qui accompagnerent Afrasiab dans son voyage sur l'Oxus, il faut qu'elle dorme ou bien qu'elle nous devore--il faut la laisser reposer ou nous resigner a mourir. BON-BON Quand un bon vin meuble mon estomac, Je suis plus savant que Balzac, Plus sage que Pibrac; Mon bras seul, faisant l'attaque De la nation cosaque, La mettrait au sac; De Charon je passerais le lac En dormant dans son bac; J'irais au fier Esque, Sans que mon coeur fit tic ni tac, Presenter du tabac. _Vaudeville francais._ Que Pierre Bon-Bon ait ete un _restaurateur_ de capacites peu communes, personne de ceux qui, pendant le regne de .... frequentaient le petit cafe dans le cul-de-sac Le Febvre a Rouen, ne voudrait, j'imagine, le contester. Que Pierre Bon-Bon ait ete, a un egal degre, verse dans la philosophie de cette epoque, c'est, je le presume, quelque chose encore de plus difficile a nier. Ses _pates de foie_ etaient sans aucun doute immacules; mais quelle plume pourrait rendre justice a ses _Essais sur la nature_--a ses _Pensees sur l'ame_--a ses _Observations sur l'esprit_? Si ses _fricandeaux_ etaient inestimables, quel litterateur du jour n'aurait pas paye une _Idee de Bon-Bon_ le double de ce qu'il aurait donne de tout l'etalage de toutes les _Idees_ de tout le reste des savants? Bon-Bon avait fouille des bibliotheques que nul autre n'avait fouillees,--il avait lu plus de livres qu'on ne pourrait s'en faire une idee,--il avait compris plus de choses qu'aucun autre n'eut jamais concu la possibilite d'en comprendre: et quoique au temps ou il florissait, il ne manquat pas d'auteurs a Rouen pour affirmer "que ses ecrits ne l'emportaient ni en purete sur l'Academie, ni en profondeur sur le Lycee"--quoique, (remarquez bien ceci) ses doctrines ne fussent generalement pas comprises du tout, il ne s'ensuivait nullement qu'elles fussent difficiles a comprendre. Ce n'est que leur evidence absolue, je crois, qui determina plusieurs personnes a les considerer comme abstruses. C'est a Bon-Bon--n'allons pas plus loin--c'est a Bon-Bon que Kant lui-meme doit la plus grande partie de sa metaphysique. Bon-Bon il est vrai, n'etait ni un Platonicien, ni, a strictement parler, un Aristotelicien--et il n'etait pas homme, comme le moderne Leibnitz, a perdre les heures precieuses qui pouvaient etre employees a l'invention d'une fricassee, et par une facile transition, a l'analyse d'une sensation, en tentatives frivoles pour reconcilier l'eternelle dissension de l'eau et de l'huile dans les discussions morales. Pas du tout. Bon-Bon etait ionique--Bon-Bon etait egalement italique. Il raisonnait _a priori_, il raisonnait aussi _a posteriori_. Ses idees etaient innees--ou autre chose. Il avait foi en George de Trebizonde--il avait foi aussi en Bessarion. Bon-Bon etait avant tout un Bon-Boniste. J'ai parle des capacites de notre philosophe, en tant que _restaurateur_. Je ne voudrais cependant pas qu'un de mes amis allat s'imaginer, qu'en remplissant de ce cote ses devoirs hereditaires, notre heros n'estimait pas a leur valeur leur dignite et leur importance. Bien loin de la. Il serait impossible de dire de laquelle de ces deux professions il etait le plus fier. Dans son opinion, les facultes de l'intellect avaient une liaison tres etroite avec les capacites de l'estomac. Je ne suis pas eloigne de croire qu'il etait assez a ce sujet de l'avis des Chinois, qui soutiennent que l'ame a son siege dans l'abdomen. En tout cas, pensait-il, les Grecs avaient raison d'employer le meme mot pour l'esprit et le diaphragme[59]. En lui attribuant cette opinion, je ne veux pas insinuer qu'il avait un penchant a la gloutonnerie, ni autre charge serieuse au prejudice du metaphysicien. Si Pierre Bon-Bon avait ses faibles--et quel est le grand homme qui n'en ait pas mille?--si Pierre Bon-Bon, dis-je, avait ses faibles, c'etaient des faibles de fort peu d'importance--des defauts, qui, dans d'autres temperaments, auraient plutot pu passer pour des vertus. Parmi ces faibles, il en est un tout particulier, que je n'aurais meme pas mentionne dans son histoire, s'il n'y avait pas joue un role predominant, et ne faisait pour ainsi dire une saillie du plus _haut relief_ sur le fond uni de son caractere general:--Bon-Bon ne pouvait laisser echapper une occasion de faire un marche. Non pas qu'il fut avaricieux, non! Pour sa satisfaction de philosophe il n'etait nullement necessaire que le marche tournat a son propre avantage. Pourvu qu'il put realiser un marche,--un marche de quelque espece que ce fut, en n'importe quels termes, ou dans n'importe quelles circonstances--un triomphant sourire s'etalait plusieurs jours de suite sur sa face qu'il illuminait, et un clin d'oeil significatif annoncait clairement qu'il avait conscience de sa sagacite. En toute epoque il n'eut pas ete tres etonnant qu'un trait d'humeur aussi particulier que celui dont je viens de parler eut provoque l'attention et la remarque. A l'epoque de notre recit, il aurait ete on ne peut plus etonnant qu'il n'eut pas donne lieu a de nombreuses observations. On raconta bientot que, dans toutes les occasions de ce genre, le sourire de Bon-Bon etait habituellement fort different du franc rire avec lequel il accueillait ses propres faceties ou saluait un ami. On sema des insinuations propres a intriguer la curiosite, on colporta des histoires de marches scabreux conclus a la hate, et dont il s'etait repenti a loisir; on parla, avec faits a l'appui, de facultes inexplicables, de vagues aspirations, d'inclinations surnaturelles inspirees par l'auteur de tout mal dans l'interet de ses propres desseins. Notre philosophe avait encore d'autres faibles, mais qui ne valent guere la peine d'etre serieusement examines. Par exemple il y a peu d'hommes doues d'une profondeur extraordinaire a qui ait manque une certaine inclination pour la bouteille. Cette inclination est-elle une cause excitante, ou plutot une preuve irrefragable de la profondeur en question? c'est chose delicate a decider. Bon-Bon, autant que je puis le savoir, ne pensait pas que ce sujet fut suceptible d'une investigation minutieuse--ni moi non plus. Cependant, dans son indulgence pour un penchant aussi essentiellement classique, il ne faut pas supposer que le _restaurateur_ perdit de vue les distractions intuitives qui devaient caracteriser, a la fois et dans le meme temps, ses _essais_ et ses _omelettes_. Grace a ces distinctions, le vin de Bourgogne avait son heure attitree, et les Cotes du Rhone leur moment propice. Pour lui le Sauterne etait au Medoc ce que Catulle etait a Homere. Il jouait avec un syllogisme en sablant du Saint-Peray, mais il demelait un dilemme sur du Clos Vougeot et renversait une theorie dans un torrent de Chambertin. Tout eut ete bien si ce meme sentiment de convenance l'eut suivi dans le frivole penchant dont j'ai parle; mais ce n'etait pas du tout le cas. A dire vrai, ce trait d'humeur chez le philosophique Bon-Bon finit par revetir un caractere d'etrange intensite et de mysticisme, et prit une teinte prononcee de la _Diablerie_ de ses cheres etudes germaniques. Entrer dans le petit cafe du cul-de-sac Le Febvre, c'etait, a l'epoque de notre conte, entrer dans le _Sanctuaire_ d'un homme de genie. Bon-Bon etait un homme de genie. Il n'y avait pas a Rouen un _sous-cuisinier_ qui n'ait pu vous dire que Bon-Bon etait un homme de genie. Son enorme terre-neuve etait au courant du fait, et a l'approche de son maitre il trahissait le sentiment de son inferiorite par une componction de maintien, un abaissement des oreilles, une depression de la machoire inferieure, qui n'etaient pas tout a fait indignes d'un chien. Il est vrai, toutefois, qu'on pouvait attribuer en grande partie ce respect habituel a l'exterieur personnel du metaphysicien. Un exterieur distingue, je dois l'avouer, fera toujours impression, meme sur une bete; et je reconnaitrai volontiers que l'homme exterieur dans le _restaurateur_ etait bien fait pour impressionner l'imagination du quadrupede. Il y a autour du petit grand homme--si je puis me permettre une expression aussi equivoque--comme une atmosphere de majeste singuliere, que le pur volume physique seul sera toujours insuffisant a produire. Toutefois, si Bon-Bon n'avait que trois pieds de haut, et si sa tete etait demesurement petite, il etait impossible de voir la rotondite de son ventre sans eprouver un sentiment de grandeur qui touchait presque au sublime. Dans sa dimension chiens et hommes voyaient le type de sa science--et dans son immensite une habitation faite pour son ame immortelle. Je pourrais, si je voulais, m'etendre ici sur l'habillement et les autres details exterieurs de notre metaphysicien. Je pourrais insinuer que la chevelure de notre heros etait coupee court, soigneusement lissee sur le front, et surmontee d'un bonnet conique de flanelle blanche ornee de glands,--que son juste au corps a petits pois n'etait pas a la mode de ceux que portaient alors les _restaurateurs_ du commun,--que les manches etaient un peu plus pleines que ne le permettait le costume regnant,--que les parements retrousses n'etaient pas, selon l'usage en vigueur a cette epoque barbare, d'une etoffe de la meme qualite et de la meme couleur que l'habit, mais revetus d'une facon plus fantastique d'un velours de Genes bigarre--que ses pantoufles de pourpre etincelante etaient curieusement ouvragees, et auraient pu sortir des manufactures du Japon, n'eussent ete l'exquise pointe des bouts, et les teintes brillantes des bordures et des broderies,--que son haut de chausses etait fait de cette etoffe de satin jaune que l'on appelle _aimable_,--que son manteau bleu de ciel, en forme de peignoir, et tout garni de riches dessins cramoisis, flottait cavalierement sur ses epaules comme une brume du matin--et que _l'ensemble_ de son accoutrement avait inspire a Benevenuta, l'Improvisatrice de Florence, ces remarquables paroles: "Il est difficile de dire si Pierre Bon-Bon n'est pas un oiseau du Paradis, ou s'il n'est pas plutot un vrai Paradis de perfection." Je pourrais, dis-je, si je voulais, m'etendre sur tous ces points; mais je m'en abstiens; il faut laisser les details purement personnels aux faiseurs de romans historiques; ils sont au dessous de la dignite morale de l'historien serieux. J'ai dit qu' "entrer dans le Cafe du cul-de-sac Le Febvre c'etait entrer dans le _sanctuaire_ d'un homme de genie;"--mais il n'y avait qu'un homme de genie qui put justement apprecier les merites du _sanctuaire_. Une enseigne, formee d'un vaste in-folio, se balancait au dessus de l'entree. D'un cote du volume etait peinte une bouteille et sur l'autre un _pate_. Sur le dos on lisait en gros caracteres: _Oeuvres de Bon-Bon._ Ainsi etait delicatement symbolisee la double occupation du proprietaire. Une fois le pied sur le seuil, tout l'interieur de la maison s'offrait a la vue. Une chambre longue, basse de plafond, et de construction antique, composait a elle seule tout le cafe. Dans un coin de l'appartement etait le lit du metaphysicien. Un deploiement de rideaux, et un baldaquin a la Grecque lui donnaient un air a la fois classique et confortable. Dans le coin diagonalement oppose, apparaissaient, faisant tres bon menage, la batterie de cuisine et la _bibliotheque_. Un plat de polemiques s'etalait pacifiquement sur le dressoir. Ici gisait une cuisiniere pleine des derniers traites d'Ethique, la une chaudiere de _Melanges_ in-12. Des volumes de morale germanique fraternisaient avec le gril--on apercevait une fourchette a rotie a cote d'un Eusebe--Platon s'etendait a son aise dans la poele a frire--et des manuscrits contemporains s'alignaient sur la broche. Sous les autres rapports, le _Cafe Bon-Bon_ differait peu des _restaurants_ ordinaires de cette epoque. Une grande cheminee s'ouvrait en face de la porte. A droite de la cheminee, un buffet ouvert deployait un formidable bataillon de bouteilles etiquetees. C'est la qu'un soir vers minuit, durant l'hiver rigoureux de ... Pierre Bon-Bon, apres avoir ecoute quelque temps les commentaires de ses voisins sur sa singuliere manie, et les avoir mis tous a la porte, poussa le verrou en jurant, et s'enfonca d'assez belliqueuse humeur dans les douceurs d'un confortable fauteuil de cuir, et d'un feu de fagots flambants. C'etait une de ces terribles nuits, comme on n'en voit guere qu'une ou deux dans un siecle. Il neigeait furieusement, et la maison branlait jusque dans ses fondements sous les coups redoubles de la tempete; le vent s'engouffrant a travers les lezardes du mur, et se precipitant avec violence dans la cheminee, secouait d'une facon terrible les rideaux du lit du philosophe, et derangeait l'economie de ses terrines de _pate_ et de ses papiers. L'enorme in-folio qui se balancait au dehors, expose a la furie de l'ouragan, craquait lugubrement, et une plainte dechirante sortait de sa solide armature de chene. Le metaphysicien, ai-je dit, n'etait pas d'humeur bien placide, quand il poussa son fauteuil a sa place ordinaire pres du foyer. Bien des circonstances irritantes etaient venues dans la journee troubler la serenite de ses meditations. En essayant des _Oeufs a la Princesse_, il avait malencontreusement obtenu une _Omelette a la Reine_; il s'etait vu frustre de la decouverte d'un principe d'Ethique en renversant un ragout; enfin, le pire de tout, il avait ete contrecarre dans la transaction d'un de ces admirables marches qu'il avait toujours eprouve tant de plaisir a mener a bonne fin. Mais a l'irritation d'esprit causee par ces inexplicables accidents, se melait a un certain degre cette anxiete nerveuse que produit si facilement la furie d'une nuit de tempete. Il siffla tout pres de lui l'enorme chien noir dont j'ai parle plus haut, et s'asseyant avec impatience dans son fauteuil, il ne put s'empecher de jeter un coup d'oeil circonspect et inquiet dans les profondeurs de l'appartement ou la lueur rougeatre de la flamme ne pouvait parvenir que fort incompletement a dissiper l'inexorable nuit. Apres avoir acheve cet examen, dont le but exact lui echappait peut-etre a lui-meme, il attira pres de son siege une petite table, couverte de livres et de papiers, et s'absorba bientot dans la retouche d'un volumineux manuscrit qu'il devait faire imprimer le lendemain. Il travaillait ainsi depuis quelques minutes, quand il entendit tout a coup une voix pleurnichante murmurer dans l'appartement: "Je ne suis pas presse, monsieur Bon-Bon." "Diable!" ejacula notre heros, sursautant et se levant sur ses pieds, en renversant la table, regardant, les yeux ecarquilles d'etonnement, autour de lui. "Tres vrai!" repliqua la voix avec calme. "Tres vrai! Qu'est-ce qui est tres vrai?--Comment etes-vous arrive ici?" vocifera le metaphysicien, pendant que son regard tombait sur quelque chose, etendu tout de son long sur le lit. "Je disais," continua l'intrus, sans faire attention aux questions, "je disais que je ne suis pas du tout presse--que l'affaire pour laquelle j'ai pris la liberte de venir vous trouver n'est pas d'une importance urgente,--bref, que je puis fort bien attendre que vous ayez fini votre Exposition." "Mon Exposition!--Allons, bon! Comment savez-vous?... Comment etes-vous parvenu a savoir que j'ecrivais une Exposition? Bon Dieu!" "Chut!" repondit le mysterieux personnage, d'une voix basse et aigue. Et se levant brusquement du lit, il ne fit qu'un pas vers notre heros, pendant que la lampe de fer qui pendait du plafond se balancait convulsivement comme pour reculer a son approche. La stupefaction du philosophe ne l'empecha pas d'examiner attentivement le costume et l'exterieur de l'etranger. Les lignes de sa personne, excessivement mince, mais bien au dessus de la taille ordinaire, se dessinaient dans le plus grand detail, grace a un costume noir use qui collait a la peau, mais qui, d'ailleurs, pour la coupe, rappelait assez bien la mode d'il y avait cent ans. Evidemment ces habits avaient ete faits pour une personne beaucoup plus petite que celle qui les portait alors. Les chevilles et les poignets passaient de plusieurs pouces. A ses souliers etait attachee une paire de boucles tres brillantes qui dementaient l'extreme pauvrete que semblait indiquer le reste de l'accoutrement. Il avait la tete pelee, entierement chauve, excepte a la partie posterieure d'ou pendait une queue d'une longueur considerable. Une paire de lunettes vertes a verres de cote protegeait ses yeux de l'influence de la lumiere, et empechait en meme temps notre heros de se rendre compte de leur couleur ou de leur conformation. Sur toute sa personne, il n'y avait pas apparence de chemise; une cravate blanche, de nuance sale, etait attachee avec une extreme precision autour de son cou, et les bouts, qui pendaient avec une regularite formaliste de chaque cote, suggeraient (je le dis sans intention) l'idee d'un ecclesiastique. Il est vrai que beaucoup d'autres points, tant dans son exterieur que dans ses manieres, pouvaient assez bien justifier une telle hypothese. Il portait sur son oreille gauche, a la mode d'un clerc moderne, un instrument qui ressemblait au _stylus_ des anciens. D'une poche du corsage de son habit sortait bien en vue un petit volume noir, garni de fermoirs en acier. Ce livre, accidentellement ou non, etait tourne a l'exterieur de maniere a laisser voir les mots "Rituel-Catholique" ecrits en lettres blanches sur le dos. L'ensemble de sa physionomie etait singulierement sombre, et d'une paleur cadaverique. Le front etait eleve, et profondement sillonne des rides de la contemplation. Les coins de la bouche tires et tombants exprimaient l'humilite la plus resignee. Il avait aussi, en s'avancant vers heros, une maniere de joindre les mains,--un soupir d'une telle profondeur et un regard d'une saintete si absolue, qu'on ne pouvait se defendre d'etre prevenu en sa faveur. Aussi toute trace de colere se dissipa sur le visage du metaphysicien qui, apres avoir acheve a sa satisfaction l'examen de la personne de son visiteur, lui serra cordialement la main, et lui presenta un siege. Cependant on se tromperait radicalement, en attribuant ce changement instantane dans les sentiments du philosophe a quelqu'une des causes qui sembleraient le plus naturellement l'avoir influence. Sans doute, Pierre Bon-Bon, d'apres ce que j'ai pu comprendre de ses dispositions d'esprit, etait de tous les hommes le moins enclin a se laisser imposer par les apparences, quelque specieuses qu'elles fussent. Il etait impossible qu'un observateur aussi attentif des hommes et des choses ne decouvrit pas, sur le moment, le caractere reel du personnage, qui venait de surprendre ainsi son hospitalite.... Pour ne rien dire de plus, il y avait dans la conformation des pieds de son hote quelque chose d'assez remarquable--il portait legerement sur sa tete un chapeau demesurement haut,--a la partie posterieure de ses culottes semblait trembloter quelque appendice,--et les vibrations de la queue de son habit etaient un fait palpable. Qu'on juge quels sentiments de satisfaction dut eprouver notre heros, en se trouvant ainsi, tout d'un coup, en relation avec un personnage, pour lequel il avait de tout temps observe le plus inqualifiable respect. Mais il y avait chez lui trop d'esprit diplomatique, pour qu'il lui echappat de trahir le moindre soupcon sur la situation reelle. Il n'entrait pas dans son role de paraitre avoir la moindre conscience du haut honneur dont il jouissait d'une facon si inattendue; il s'agissait, en engageant son hote dans une conversation, d'en tirer sur l'Ethique quelques idees importantes, qui pourraient entrer dans sa publication projetee, et eclairer l'humanite, en l'immortalisant lui-meme--idees, devrais-je ajouter, que le grand age de son visiteur, et sa profonde science bien connue en morale le rendaient mieux que personne capable de lui donner. Entraine par ces vues profondes, notre heros fit asseoir son hote, et profita de l'occasion pour jeter quelques fagots sur le feu; puis il placa sur la table remise sur ses pieds quelques bouteilles de _Mousseux_. Apres s'etre acquitte vivement de ces operations, il poussa son fauteuil vis-a-vis de son compagnon, et attendit qu'il voulut bien entamer la conversation. Mais les plans les plus habilement muris sont souvent entraves au debut meme de leur execution--et le _restaurateur_ se trouva _a quia_ des les premiers mots que prononca son visiteur. "Je vois que vous me connaissez, Bon-Bon" dit-il; "ha! ha! ha!--he! he! he!--hi! hi! hi!--ho! ho! ho!--hu! hu! hu!"--et le diable, depouillant tout a coup la saintete de sa tenue, ouvrit dans toute son etendue un rictus allant d'une oreille a l'autre, de maniere a deployer une rangee de dents ebrechees, semblables a des crocs; et renversant sa tete en arriere, il s'abandonna a un long, bruyant, sardonique et infernal ricanement, pendant que le chien noir, se tapissant sur ses hanches, faisait vigoureusement chorus et que la chatte mouchetee, filant par la tangente, faisait le gros dos, et miaulait desesperement dans le coin le plus eloigne de l'appartement. Notre philosophe se conduisit plus decemment: il etait trop homme du monde pour rire, comme le chien, ou pour trahir, comme la chatte, sa terreur par des cris. Il faut avouer qu'il eprouva un leger etonnement, en voyant les lettres blanches qui formaient les mots _Rituel Catholique_ sur le livre de la poche de son hote changer instantanement de couleur et de sens, et en quelques secondes, a la place du premier titre, les mots _Registre des condamnes_ flamboyer en caracteres rouges. Cette circonstance renversante, lorsque Bon-Bon voulut repondre a la remarque de son visiteur, lui donna un air embarrasse, qui autrement sans doute aurait passe inapercu. "Oui, monsieur," dit le philosophe, "oui, monsieur, pour parler franchement ... je crois, sur ma parole, que vous etes ... le di ... di....--C'est-a-dire, je crois ... il me semble ... j'ai quelque idee ... quelque tres faible idee ... de l'honneur remarquable...." "Oh!--Ah!--Oui!--Tres bien!" interrompit Sa Majeste; "n'en dites pas davantage.--Je comprends." Et la-dessus, otant ses lunettes vertes, il en essuya soigneusement les verres avec la manche de son habit, et les mit dans sa poche. Si l'incident du livre avait intrigue Bon-Bon, son etonnement s'accrut singulierement au spectacle qui se presenta alors a sa vue. En levant les yeux avec un vif sentiment de curiosite, pour se rendre compte de la couleur de ceux de son hote, il s'apercut qu'ils n'etaient ni noirs, comme il avait cru--ni gris, comme on aurait pu l'imaginer--ni couleur noisette, ni bleus--ni meme jaunes ou rouges--ni pourpres ni bleus--ni verts,--ni d'aucune autre couleur des cieux, de la terre, ou de la mer. Bref, Pierre Bon-Bon s'apercut clairement, non seulement que Sa Majeste n'avait pas d'yeux du tout, mais il ne put decouvrir aucun indice qu'il en ait jamais eu auparavant,--car a la place ou naturellement il aurait du y avoir des yeux, il y avait, je suis force de le dire, un simple morceau uni de chair morte. Notre metaphysicien n'etait pas homme a negliger de s'enquerir des sources d'un si etrange phenomene; la replique de Sa Majeste fut a la fois prompte, digne et fort satisfaisante. "Des yeux! mon cher monsieur Bon-Bon--des yeux! avez-vous dit.--Oh!--Ah! Je concois! Eh, les ridicules imprimes qui circulent sur mon compte, vous ont sans doute donne une fausse idee de ma figure. Des yeux! vrai!--Des yeux, Pierre Bon-Bon, font tres bien dans leur veritable place--la tete, direz-vous? Oui, la tete d'un ver. Pour _vous_ ces instruments d'optique sont quelque chose d'indispensable--cependant je veux vous convaincre que ma vue est plus penetrante que la votre. Voila une chatte que j'apercois dans le coin--une jolie chatte--regardez-la,--observez-la bien. Eh bien, Bon-Bon, voyez-vous les pensees--oui, dis-je, les pensees--les idees--les reflexions, qui s'engendrent dans son pericrane? Y etes-vous? Non, vous ne les voyez pas! Eh bien, elle pense que nous admirons la longueur de sa queue, et la profondeur de son esprit. Elle en est a cette conclusion que je suis le plus distingue des ecclesiastiques, et que vous etes le plus superficiel des metaphysiciens. Vous voyez donc que je ne suis pas tout a fait aveugle; mais pour une personne de ma profession les yeux dont vous parlez ne seraient qu'un appendice embarrassant expose a chaque instant a etre creve par une broche ou une fourche. Pour vous, je l'accorde, ces brimborions optiques sont indispensables. Tachez, Bon-Bon, d'en bien user--_moi_, ma vue, c'est l'ame." La dessus, l'etranger se servit du vin, et versant une pleine rasade a Bon-Bon, l'engagea a boire sans scrupule, comme s'il etait chez lui. "Un excellent livre que le votre, Pierre," reprit Sa Majeste, en tapant familierement sur l'epaule de notre ami, quand celui-ci eut depose son verre apres avoir execute a la lettre l'injonction de son hote, "un excellent livre que le votre, sur mon honneur! C'est un ouvrage selon mon coeur. Cependant, je crois qu'on pourrait trouver a redire a l'arrangement des matieres, et beaucoup de vos opinions me rappellent Aristote. Ce philosophe etait une de mes plus intimes connaissances. Je l'aimais autant pour sa terrible mauvaise humeur que pour l'heureux tic qu'il avait de commettre des bevues. Il n'y a dans tout ce qu'il a ecrit qu'une seule verite solide, et encore la lui ai-je soufflee par pure compassion pour son absurdite. Je suppose, Pierre Bon-Bon, que vous savez parfaitement a quelle divine verite morale je fais allusion?" "Je ne saurais dire...." "Bah!--Eh bien, c'est moi qui ai dit a Aristote, qu'en eternuant, les hommes eliminaient le superflu de leurs idees par la proboscide." "Ce qui est....--(_Un hoquet_) indubitablement le cas!" dit le metaphysicien, en se versant une autre rasade de Mousseux, et en offrant sa tabatiere aux doigts de son visiteur. "Il y a eu Platon aussi," continua Sa Majeste, en declinant modestement la tabatiere et le compliment qu'elle impliquait--"il y a eu Platon aussi, pour qui un certain temps j'ai ressenti toute l'affection d'un ami. Vous avez connu Platon, Bon-Bon?--Ah! non, je vous demande mille pardons.--Un jour il me rencontra a Athenes dans le Parthenon, et me dit qu'il etait fort en peine de trouver une idee. Je l'engageai a emettre celle-ci: "o nous estin aulos." Il me dit qu'il le ferait, et rentra chez lui, pendant que je me dirigeais du cote des pyramides. Mais ma conscience me gourmanda d'avoir articule une verite, meme pour venir en aide a un ami, et retournant en toute hate a Athenes, je me trouvai derriere la chaire du philosophe au moment meme ou il ecrivait le mot "aulos." Donnant au [lambda] une chiquenaude du bout du doigt, je le retournai sens dessus dessous. C'est ainsi qu'on lit aujourd'hui ce passage: "o nous estin augos, et c'est la, vous le savez, la doctrine fondamentale de sa metaphysique[60]." "Avez-vous ete a Rome? demanda le _restaurateur_, en achevant sa seconde bouteille de Mousseux, et tirant du buffet une plus ample provision de Chambertin." "Une fois seulement, monsieur Bon-Bon, rien qu'une fois. C'etait l'epoque", dit le diable,--comme s'il recitait quelque passage d'un livre,--"c'etait l'epoque ou regna une anarchie de cinq ans, pendant laquelle la republique, privee de tous ses mandataires, n'eut d'autre magistrature que celle des tribuns du peuple, qui n'etaient legalement revetus d'aucune prerogative du pouvoir executif--c'est uniquement a cette epoque, monsieur Bon-Bon, que j'ai ete a Rome, et, comme je n'ai aucune accointance mondaine, je ne connais rien de sa philosophie.[61]" "Que pensez-vous de... (_Un hoquet_) que pensez-vous d'Epicure?" "Ce que je pense de celui-la!" dit le diable, etonne, vous n'allez pas, je pense, trouver quelque chose a redire dans Epicure! Ce que je pense d'Epicure! Est-ce de moi que vous voulez parler, monsieur?--C'est _moi_ qui suis Epicure! Je suis le philosophe qui a ecrit, du premier au dernier, les trois cents traites dont parle Diogene Laerce. "C'est un mensonge!" s'ecria le metaphysicien; car le vin lui etait un peu monte a la tete. "Tres bien!--Tres bien, monsieur! --Fort bien, en verite, monsieur!" dit Sa Majeste, evidemment peu flattee. "C'est un mensonge!" repeta le _restaurateur_, d'un ton dogmatique; "c'est un .... (_Un hoquet_) mensonge!" | "Bien, bien, vous avez votre idee!" dit le diable pacifiquement; et Bon-Bon, apres avoir ainsi battu le diable sur ce sujet, crut qu'il etait de son devoir d'achever une seconde bouteille de Chambertin. "Comme je vous le disais," reprit le visiteur, "comme je vous l'observais tout a l'heure, il y a quelques opinions outrees dans votre livre, monsieur Bon-Bon. Par exemple, qu'entendez-vous avec tout ce radotage sur l'ame? Dites-moi, je vous prie, monsieur, qu'est-ce que l'ame?" "L'....(_Un hoquet_)--l'ame," repondit le metaphysicien, en se reportant a son manuscrit, "c'est indubitablement..." "Non, monsieur!" "Sans aucun doute..." "Non, monsieur!" "Incontestablement...." "Non, monsieur!" "Evidemment...." "Non, monsieur!" "Sans contredit...." "Non, monsieur!" "(_Un hoquet_)" "Non, monsieur!" "Il est hors de doute que c'est un....." "Non, monsieur, l'ame n'est pas cela du tout." (Ici, le philosophe, lancant des regards foudroyants, se hata d'en finir avec sa troisieme bouteille de Chambertin.) "Alors, (_Un hoquet_) dites-moi, monsieur, ce que c'est." "Ce n'est ni ceci ni cela, monsieur Bon-Bon," repondit Sa Majeste, reveuse. "J'ai goute.... je veux dire, j'ai connu de fort mauvaises ames, et quelques-unes aussi--assez bonnes." Ici, il fit claquer ses levres, et ayant inconsciemment laisse tomber sa main sur le volume de sa poche, il fut saisi d'un violent acces d'eternuement. Il continua: "Il y a eu l'ame de Cratinus--passable; celle d'Aristophane,--un fumet tout a fait particulier; celle de Platon--exquise--non pas _votre_ Platon, mais Platon, le poete comique; votre Platon aurait retourne l'estomac de Cerbere. Pouah!--Voyons, encore! Il y a eu Noevius Andronicus, Plaute et Terence. Puis il y a eu Lucilius, Nason, et Quintus Flaccus,--ce cher Quintus! comme je l'appelais, quand il me chantait un _seculare_ pour m'amuser pendant que je le faisais rotir, uniquement pour farcer, au bout d'une fourchette. Mais ces Romains manquent de _saveur_. Un Grec bien gras en vaut une douzaine, et puis cela _se conserve_, ce qu'on ne peut pas dire d'un Quirite.--Si nous tations de votre Sauterne." Bon-Bon s'etait resigne a mettre en pratique le _nil admirari_; il se mit en devoir d'apporter les bouteilles en question. Toutefois il lui semblait entendre dans la chambre un bruit etrange, comme celui d'une queue qui remue. Quelque indecent que ce fut de la part de Sa Majeste, notre philosophe cependant ne fit semblant de rien;--il se contenta de donner un coup de pied a son chien, en le priant de rester tranquille. Le visiteur continua: "J'ai trouve a Horace beaucoup du gout d'Aristote;--vous savez que je suis amoureux fou de variete. Je n'aurais pas distingue Terence de Menandre. Nason, a mon grand etonnement, n'etait qu'un Nicandre deguise. Virgile avait un fort accent de Theocrite. Martial me rappela Archiloque--et Tite-Live etait un Polybe tout crache." Bon-Bon repliqua par un hoquet et Sa Majeste poursuivit: "Mais, si j'ai un _penchant_, monsieur Bon-Bon,--si j'ai un penchant, c'est pour un philosophe. Cependant, laissez-moi vous le dire, monsieur, le premier dia....--pardon, je veux dire le premier monsieur venu, n'est pas apte a bien _choisir_ son philosophe. Les longs ne sont pas bons; et les meilleurs, s'ils ne sont pas soigneusement ecales, risquent bien de sentir un peu le rance, a cause de la bile. "Ecales?" "Je veux dire: tires de leur carcasse. "Que pensez-vous d'un--(_Un hoquet_)--medecin?" "Ne m'en parlez pas!--Horreur! Horreur!" (Ici Sa Majeste eut un violent haut-le-coeur.) Je n'en ai jamais tate que d'un--ce scelerat d'Hippocrate! Il sentait l'_assa foetida_.--Pouah! Pouah! Pouah!--J'attrapai un abominable rhume en lui faisant prendre un bain dans le Styx--et malgre tout il me donna le cholera morbus." "Oh! le... (_Hoquet_) le miserable!" ejacula Bon-Bon, "l'a... (_Hoquet_) l'avorton de boite a pilules!" et le philosophe versa une larme. "Apres tout," continua le visiteur, "apres tout, si un dia... si un homme comme il faut veut vivre, il doit avoir plus d'une corde a son arc. Chez nous une face grasse est un signe evident de diplomatie." "Comment cela?" ". Vous savez, nous sommes quelquefois extremement a court de provisions. Vous ne devez pas ignorer que, dans un climat aussi chaud que le notre, il est souvent impossible de conserver une ame vivante plus de deux ou trois heures; et quand on est mort, a moins d'etre immediatement marine, (et une ame marinee n'est plus bonne) on sent--vous, comprenez, hein! Il y a toujours a craindre la putrefaction, quand les ames nous viennent par la voie ordinaire." "Bon... (_Deux hoquets_)--bon Dieu! comment vous en tirez-vous?" Ici la lampe de fer commenca a s'agiter avec un redoublement de violence, et le diable sursauta sur son siege. Cependant, apres un leger soupir, il reprit contenance et se contenta de dire a notre heros a voix basse: "Je voulais vous dire, Pierre Bon-Bon, qu'il ne faut plus jurer." Le philosophe avala une autre rasade, pour montrer qu'il comprenait parfaitement et qu'il acquiescait. Le visiteur continua: "He bien, nous avons plusieurs manieres de nous en tirer. La plupart d'entre nous crevent de faim; quelques-uns s'accommodent de la marinade; pour ma part, j'achete mes ames _vivente corpore_; je trouve que, dans cette condition, elles se conservent assez bien." "Mais le corps!... (_Un hoquet_) le corps!" "Le corps, le corps! qu'advient-il du corps?... Ah! je concois. Mais, monsieur, le corps n'a rien a voir dans la transaction. J'ai fait dans le temps d'innombrables acquisitions de cette espece, et le corps n'en a jamais eprouve le moindre inconvenient. Ainsi il y a eu Cain et Nemrod, Neron et Caligula, Denys et Pisistrate, puis... un millier d'autres; tous ces gens-la, dans la derniere partie de leur vie, n'ont jamais su ce que c'est que d'avoir une ame; et cependant, monsieur, ils ont fait l'ornement de la societe. N'y a-t-il pas a l'heure qu'il est un A...[62] que vous connaissez aussi bien que moi? N'est-il pas en possession de toutes ses facultes, intellectuelles et corporelles? Qui donc ecrit une meilleure epigramme? Qui raisonne avec plus d'esprit? Qui donc....? Mais attendez. J'ai son contrat dans ma poche." Et ce disant, il produisit un portefeuille de cuir rouge, et en tira un certain nombre de papiers. Sur quelques-uns de ces papiers Bon-Bon saisit au passage les syllabes _Machi... Maca....Robesp_....[63] et les mots _Caligula, George, Elizabeth_. Sa Majeste prit dans le nombre une bande etroite de parchemin, ou elle lut a haute voix les mots suivants: "En consideration de certains dons intellectuels qu'il est inutile de specifier, et en outre du versement d'un millier de louis d'or, moi soussigne, age d'un an et d'un mois, abandonne au porteur du present engagement tous mes droits, titres et propriete sur l'ombre que l'on appelle mon ame." _Signe_: A..... (Ici Sa Majeste prononca un nom que je ne me crois pas autorise a indiquer d'une maniere moins equivoque.) "Un habile homme, celui-la" reprit l'hote; "mais comme vous, monsieur Bon-Bon, il s'est mepris au sujet de l'ame. L'ame une ombre, vraiment! L'ame une ombre! Ha! Ha! Ha!--He! He! He!--Hu! Hu! Hu! Vous imaginez-vous une ombre fricassee?" "M'imaginer... (_Un hoquet_) une ombre fricassee!" s'ecria notre heros, dont les facultes commencaient a s'illuminer de toute la profondeur du discours de Sa Majeste. "M'imaginer une (_Hoquet_) ombre fricassee! Je veux etre damne (_Un hoquet_) Humph! si j'etais un pareil--humph--nigaud! Mon ame _a moi_, Monsieur....--humph! "Votre ame _a vous_, Monsieur Bon-Bon." "Oui, monsieur.....humph! mon ame est..." "Quoi, monsieur? "N'est pas une ombre, certes!" "Voulez-vous dire par la....?" "Oui, monsieur, mon ame est... humph! oui, monsieur." "Auriez-vous l'intention d'affirmer...?" "Mon ame est.... humph!... particulierement propre a.... humph!.... a etre...." "Quoi, monsieur?" "Cuite a l'etuvee." "Ha!" "Soufflee." "Eh!" "Fricassee." "Ah, bah!" "En ragout ou en fricandeau--et tenez, mon excellent compere, je veux bien vous la ceder.... Humph!... un marche!" Ici le philosophe tapa sur le dos de sa Majeste. "Pouvais-je m'attendre a cela?" dit celui-ci tranquillement, en se levant de son siege. Le metaphysicien ecarquilla les yeux. "Je suis fourni pour le moment," dit Sa Majeste. "Humph!--Hein?" dit le philosophe. "Je n'ai pas de fonds disponibles." "Quoi?" "D'ailleurs, il serait malseant de ma part...." "Monsieur! " "De profiter de...." "Humph!" "De la degoutante et indecente situation ou vous vous trouvez." Ici le visiteur s'inclina et disparut--il serait difficile de dire precisement de quelle facon. Mais dans l'effort habilement concerte que fit Bon-Bon pour lancer une bouteille a la tete du vilain, la mince chaine qui pendait au plafond fut brisee, et le metaphysicien renverse tout de son long par la chute de la lampe. LA CRYPTOGRAPHIE Il nous est difficile d'imaginer un temps ou n'ait pas existe, sinon la necessite, au moins un desir de transmettre des informations d'individu a individu, de maniere a dejouer l'intelligence du public; aussi pouvons-nous hardiment supposer que l'ecriture chiffree remonte a une tres haute antiquite. C'est pourquoi, De la Guilletiere nous semble dans l'erreur, quand il soutient, dans son livre: "_Lacedemone ancienne et moderne_", que les Spartiates furent les inventeurs de la Cryptographie. Il parle des _scytales_, comme si elles etaient l'origine de cet art; il n'aurait du les citer que comme un des plus anciens exemples dont l'histoire fasse mention. Les _scytales_ etaient deux cylindres en bois, exactement semblables sous tous rapports. Le general d'une armee partant, pour une expedition, recevait des Ephores un de ces cylindres, et l'autre restait entre leurs mains. S'ils avaient quelque communication a se faire, une laniere etroite de parchemin etait enroulee autour de la scytale, de maniere a ce que les bords de cette laniere fussent exactement accoles l'un a l'autre. Alors on ecrivait sur le parchemin dans le sens de la longueur du cylindre, apres quoi on deroulait la bande, et on l'expediait. Si par hasard, le message etait intercepte, la lettre restait inintelligible pour ceux qui l'avaient saisie. Si elle arrivait intacte a sa destination, le destinataire n'avait qu'a en envelopper le second cylindre pour dechiffrer l'ecriture. Si ce mode si simple de cryptographie est parvenu jusqu'a nous, nous le devons probablement plutot aux usages historiques qu'on en faisait qu'a toute autre cause. De semblables moyens de communication secrete ont du etre contemporains de l'invention des caracteres d'ecriture. Il faut remarquer, en passant, que dans aucun des traites de Cryptographie venus a notre connaissance, nous n'avons rencontre, au sujet du chiffre de la scytale, aucune autre methode de solution que celles qui peuvent egalement s'appliquer a tous les chiffres en general. On nous parle, il est vrai, de cas ou les parchemins interceptes ont ete reellement dechiffres; mais on a soin de nous dire que ce fut toujours accidentellement. Voici cependant une solution d'une certitude absolue. Une fois en possession de la bande de parchemin, on n'a qu'a faire faire un cone relativement d'une grande longueur--soit de six pieds de long--et dont la circonference a la base soit au moins egale a la longueur de la bande. On enroulera ensuite cette bande sur le cone pres de la base, bord contre bord, comme nous l'avons decrit plus haut; puis, en ayant soin de maintenir toujours les bords contre les bords, et le parchemin bien serre sur le cone, on le laissera glisser vers le sommet. Il est impossible, qu'en suivant ce procede, quelques-uns des mots, ou quelques-unes des syllabes et des lettres, qui doivent se rejoindre, ne se rencontrent pas au point du cone ou son diametre egale celui de la scytale sur laquelle le chiffre a ete ecrit. Et comme, en faisant parcourir a la bande toute la longueur du cone, on traverse tous les diametres possibles, on ne peut manquer de reussir. Une fois que par ce moyen on a etabli d'une facon certaine la circonference de la scytale, on en fait faire une sur cette mesure, et l'on y applique le parchemin. Il y a peu de personnes disposees a croire que ce n'est pas chose si facile que d'inventer une methode d'ecriture secrete qui puisse defier l'examen. On peut cependant affirmer carrement que l'ingeniosite humaine est incapable d'inventer un chiffre qu'elle ne puisse resoudre. Toutefois ces chiffres sont plus ou moins facilement resolus, et sur ce point il existe entre diverses intelligences des differences remarquables. Souvent, dans le cas de deux individus reconnus comme egaux pour tout ce qui touche aux efforts ordinaires de l'intelligence, il se rencontrera que l'un ne pourra demeler le chiffre le plus simple, tandis que l'autre ne trouvera presque aucune difficulte a venir a bout du plus complique. On peut observer que des recherches de ce genre exigent generalement une intense application des facultes analytiques; c'est pour cela qu'il serait tres utile d'introduire les exercices de solutions cryptographiques dans les Academies, comme moyens de former et de developper les plus importantes facultes de l'esprit. Supposons deux individus, entierement novices en cryptographie, desireux d'entretenir par lettres une correspondance inintelligible a tout autre qu'a eux-memes, il est tres probable qu'ils songeront du premier coup a un alphabet particulier, dont ils auront chacun la clef. La premiere combinaison qui se presentera a eux sera celle-ci, par exemple: prendre _a_ pour _z_, _b_ pour _y_, _c_ pour _x_, _d_ pour _n_, etc. etc.; c'est-a-dire, renverser l'ordre des lettres de l'alphabet. A une seconde reflexion, cet arrangement paraissant trop naturel, ils en adopteront un plus complique. Ils pourront, par exemple, ecrire les 13 premieres lettres de l'alphabet sous les 13 dernieres, de cette facon: nopqrstuvwxyz abcdefghijklm; et, ainsi places, _a_ serait pris pour _n_ et _n_ pour _a_, _o_ pour _b_ et _b_ pour _o_, etc., etc. Mais cette combinaison ayant un air de regularite trop facile a penetrer, ils pourraient se construire une clef tout a fait au hasard, par exemple: prendre a pour p b x c u d o, etc. Tant qu'une solution de leur chiffre ne viendra pas les convaincre de leur erreur, nos correspondants supposes s'en tiendront a ce dernier arrangement, comme offrant toute securite. Sinon, ils imagineront peut-etre un systeme de signes arbitraires remplacant les caracteres usuels. Par exemple: ( pourrait signifier a . b , c ; d ) e, etc. Une lettre composee de pareils signes aurait incontestablement une apparence fort rebarbative. Si toutefois ce systeme ne leur donnait pas pleine satisfaction, ils pourraient imaginer un alphabet toujours changeant, et le realiser de cette maniere: Prenons deux morceaux de carton circulaires, differant de diametre entre eux d'un demi-pouce environ. Placons le centre du plus petit carton sur le centre du plus grand, en les empechant pour un instant de glisser; le temps de tirer des rayons du centre commun a la circonference du petit cercle, et de les etendre a celle du plus grand. Tirons vingt-six rayons, formant sur chaque carton vingt-six compartiments. Dans chacun de ces compartiments sur le cercle inferieur ecrivons une des lettres de l'alphabet, qui se trouvera ainsi employe tout entier; ecrivons-les au hasard, cela vaudra mieux. Faisons la meme chose sur le cercle superieur. Maintenant faisons tourner une epingle a travers le centre commun, et laissons le cercle superieur tourner avec l'epingle, pendant que le cercle inferieur est tenu immobile. Arretons la revolution du cercle superieur, et ecrivons notre lettre en prenant pour _a_ la lettre du plus petit cercle qui correspond a l'_a_ du plus grand, pour _b_, la lettre du plus petit cercle qui correspond au _b_ du plus grand, et ainsi de suite. Pour qu'une lettre ainsi ecrite puisse etre lue par la personne a qui elle est destinee, une seule chose est necessaire, c'est qu'elle ait en sa possession des cercles identiques a ceux que nous venons de decrire, et qu'elle connaisse deux des lettres (une du cercle inferieur et une du cercle superieur) qui se trouvaient juxtaposees, au moment ou son correspondant a ecrit son chiffre. Pour cela, elle n'a qu'a regarder les deux lettres initiales du document qui lui serviront de clef. Ainsi, en voyant les deux lettres _a m_ au commencement, elle en conclura qu'en faisant tourner ses cercles de maniere a faire coincider ces deux lettres, elle obtiendra l'alphabet employe. A premiere vue, ces differents modes de cryptographie ont une apparence de mystere indechiffable. Il parait presque impossible de demeler le resultat de combinaisons si compliquees. Pour certaines personnes en effet ce serait une extreme difficulte, tandis que pour d'autres qui sont habiles a dechiffrer, de pareilles enigmes sont ce qu'il y a de plus simple. Le lecteur devra se mettre dans la tete que tout l'art de ces solutions repose sur les principes generaux qui president a la fonction du langage lui-meme, et que par consequent il est entierement independant des lois particulieres qui regissent un chiffre quelconque, ou la construction de sa clef. La difficulte de dechiffrer une enigme cryptographique n'est pas toujours en rapport avec la peine qu'elle a coutee, ou l'ingeniosite qu'a exigee sa construction. La clef, en definitive, ne sert qu'a ceux qui sont au fait du chiffre; la tierce personne qui dechiffre n'en a aucune idee. Elle force la serrure. Dans les differentes methodes de cryptographie que j'ai exposees, on observera qu'il y a une complication graduellement croissante. Mais cette complication n'est qu'une ombre: elle n'existe pas en realite. Elle n'appartient qu'a la composition du chiffre, et ne porte en aucune facon sur sa solution. Le dernier systeme n'est pas du tout plus difficile a dechiffrer que le premier, quelle que puisse etre la difficulte de l'un ou de l'autre. En discutant un sujet analogue dans un des journaux hebdomadaires de cette ville, il y a dix-huit mois environ, l'auteur de cet article a eu l'occasion de parler de l'application d'une _methode_ rigoureuse dans toutes les formes de la pensee,--des avantages de cette methode--de la possibilite d'en etendre l'usage a ce que l'on considere comme les operations de la pure imagination--et par suite de la solution de l'ecriture chiffree. Il s'est aventure jusqu'a declarer qu'il se faisait fort de resoudre tout chiffre, analogue a ceux dont je viens de parler, qui serait envoye a l'adresse du journal. Ce defi excita, de la facon la plus inattendue, le plus vif interet parmi les nombreux lecteurs de cette feuille. Des lettres arriverent de toutes parts a l'editeur; et beaucoup de ceux qui les avaient ecrites etaient si convaincus de l'impenetrabilite de leurs enigmes qu'ils ne craignirent pas de l'engager dans des paris a ce sujet. Mais en meme temps, ils ne furent pas toujours scrupuleux sur l'article des conditions. Dans beaucoup de cas les cryptographies sortaient completement des limites fixees. Elles employaient des langues etrangeres. Les mots et les phrases se confondaient sans intervalles. On employait plusieurs alphabets dans un meme chiffre. Un de ces messieurs, d'une conscience assez peu timoree, dans un chiffre compose de barres et de crochets, etrangers a la plus fantastique typographie, alla jusqu'a meler ensemble au moins _sept alphabets differents_, sans intervalles entre les lettres, ou meme entre les lignes. Beaucoup de ces cryptographies etaient datees de Philadelphie, et plusieurs lettres qui insistaient sur le pari furent ecrites par des citoyens de cette ville. Sur une centaine de chiffres, peut-etre recus en tout, il n'y en eut qu'un que nous ne parvinmes pas immediatement a resoudre. Nous avons demontre que ce chiffre etait une imposture--c'est-a-dire un jargon compose au hasard et n'ayant aucun sens. Quant a l'epitre des sept alphabets, nous eumes le plaisir d'ahurir son auteur par une prompte et satisfaisante traduction. Le journal en question fut, pendant plusieurs mois, grandement occupe par ces solutions hieroglyphiques et cabalistisques de chiffres qui nous venaient des quatre coins de l'horizon. Cependant a l'exception de ceux qui ecrivaient ces chiffres, nous ne croyons pas qu'on eut pu, parmi les lecteurs du journal, en trouver beaucoup qui y vissent autre chose qu'une hablerie fieffee. Nous voulons dire que personne ne croyait reellement a l'authenticite des reponses. Les uns pretendaient que ces mysterieux logogriphes n'etaient la que pour donner au journal un air _drole_, en vue d'attirer l'attention. Selon d'autres, il etait plus probable que non seulement nous resolvions les chiffres, mais encore que nous composions nous-meme les enigmes pour les resoudre. Comme les choses en etaient la, quand on jugea a propos d'en finir avec cette diablerie, l'auteur de cet article profita de l'occasion pour affirmer la sincerite du journal en question,--pour repousser les accusations de mystification dont il fut assailli,--et pour declarer en son propre nom que les chiffres avaient tous ete ecrits de bonne foi, et resolus de meme. Voici un mode de correspondance secrete tres ordinaire et assez simple. Une carte est percee a des intervalles irreguliers de trous oblongs, de la longueur des mots ordinaires de trois syllabes du type vulgaire. Une seconde carte est preparee identiquement semblable. Chaque correspondant a sa carte. Pour ecrire une lettre, on place la carte percee qui sert de clef sur le papier, et les mots qui doivent former le vrai sens s'ecrivent dans les espaces libres laisses par la carte. Puis on enleve la carte, et l'on remplit les blancs de maniere a obtenir un sens tout a fait different du veritable. Le destinataire, une fois le chiffre recu, n'a qu'a y appliquer sa propre carte, qui cache les mots superflus, et ne laisse paraitre que ceux qui ont du sens. La principale objection a ce genre de cryptographie, c'est la difficulte de remplir les blancs de maniere a ne pas donner a la pensee un tour peu naturel. De plus, les differences d'ecriture qui existent entre les mots ecrits dans les espaces laisses par la carte, et ceux que l'on ecrit une fois la carte enlevee, ne peuvent manquer d'etre decouvertes par un observateur attentif. On se sert quelquefois d'un paquet de cartes de cette facon: Les correspondants s'entendent, tout d'abord, sur un certain arrangement du paquet. Par exemple: on convient de faire suivre les couleurs dans un ordre naturel, les piques au dessus, les coeurs ensuite, puis les carreaux et les trefles. Cet arrangement fait, on ecrit sur la premiere carte la premiere lettre de son epitre, sur la suivante, la seconde, et ainsi de suite, jusqu'a ce qu'on ait epuise les cinquante-deux cartes. On mele ensuite le paquet d'apres un plan concerte a l'avance. Par exemple: on prend les cartes du talon et on les place dessus, puis une du dessus que l'on met au talon, et ainsi de suite, un nombre de fois determine. Cela fait, on ecrit de nouveau cinquante-deux lettres, et l'on suit la meme marche jusqu'a ce que la lettre soit ecrite. Le correspondant, ce paquet recu, n'a qu'a placer les cartes dans l'ordre convenu, et lire lettre par lettre les cinquante-deux premiers caracteres. Puis il mele les cartes de la maniere susdite, pour dechiffrer la seconde serie et ainsi de suite jusqu'a la fin. Ce que l'on peut objecter contre ce genre de cryptographie, c'est le caractere meme de la missive. Un _paquet de cartes_ ne peut manquer d'eveiller le soupcon, et c'est une question de savoir s'il ne vaudrait pas mieux empecher les chiffres d'etre consideres comme tels que de perdre son temps a essayer de les rendre indechiffrables, une fois interceptes. L'experience demontre que les cryptographies les plus habilement construites, une fois suspectees, finissent toujours par etre dechiffrees. On pourrait imaginer un mode de communication secrete d'une surete peu commune; le voici: les correspondants se munissent chacun de la meme edition d'un livre--l'edition la plus rare est la meilleure--comme aussi le livre le plus rare. Dans la cryptographie, on emploie les nombres, et ces nombres renvoient a l'endroit qu'occupent les lettres dans le volume. Par exemple--on recoit un chiffre qui commence ainsi: 121-6-8. On n'a alors qu'a se reporter a la page 121, sixieme lettre a gauche de la page a la huitieme ligne a partir du haut de la page. Cette lettre est la lettre initiale de l'epitre--et ainsi de suite. Cette methode est tres sure; cependant il est encore _possible_ de dechiffrer une cryptographie ecrite d'apres ce plan--et d'autre part une grande objection qu'elle encourt, c'est le temps considerable qu'exige sa solution, meme avec le volume-clef. Il ne faudrait pas supposer que la cryptographie serieuse, comme moyen de faire parvenir d'importantes informations, a cesse d'etre en usage de nos jours. Elle est communement pratiquee en diplomatie; et il y a encore aujourd'hui des individus, dont le metier est celui de dechiffrer les cryptographies sous l'oeil des divers gouvernements. Nous avons dit plus haut que la solution du probleme cryptographique met singulierement en jeu l'activite mentale, au moins dans les cas de chiffres d'un ordre plus eleve. Les bons cryptographes sont rares, sans doute; aussi leurs services, quoique rarement reclames, sont necessairement bien payes. Nous trouvons un exemple de l'emploi moderne de l'ecriture chiffree dans un ouvrage publie dernierement par MM. Lea et Blanchard de Philadelphie:--"Esquisses des hommes remarquables de France actuellement vivants." Dans une notice sur Berryer, il est dit qu'une lettre adressee par la Duchesse de Berri aux Legitimistes de Paris pour les informer de son arrivee, etait accompagnee d'une longue note chiffree, dont on avait oublie d'envoyer la clef. "L'esprit penetrant de Berryer," dit le biographe, "l'eut bientot decouverte. C'etait cette phrase substituee aux 24 lettres de l'alphabet:--"_Le gouvernement provisoire._" Cette assertion que "Berryer eut bientot decouvert la phrase-clef," prouve tout simplement que l'auteur de ces notices est de la derniere innocence en fait de science cryptographique. M. Berryer sans aucun doute arriva a decouvrir la clef; mais ce ne fut que pour satisfaire sa curiosite, _une fois l'enigme resolue_. Il ne se servit en aucune facon de la clef pour la dechiffrer. Il forca la serrure. Dans le compte-rendu du livre en question (publie dans le numero d'avril de ce Magazine [64]) nous faisions ainsi allusion a ce sujet. "Les mots "_Le gouvernement provisoire_" sont des mots francais, et la note chiffree s'adressait a des Francais. On pourrait supposer la difficulte beaucoup plus grande, si la clef avait ete en langue etrangere; cependant le premier venu qui voudra s'en donner la peine n'a qu'a nous adresser une note, construite dans le meme systeme, et prendre une clef francaise, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque (ou en quelque dialecte que ce soit de ces langues) et nous nous engageons a resoudre l'enigme." Ce defi ne provoqua qu'une seule reponse, incluse dans la lettre suivante. Tout ce que nous reprochons a cette lettre, c'est que celui qui l'a ecrite ait neglige de nous donner son nom en entier. Nous le prions de vouloir bien le faire au plus tot, afin de nous laver aupres du public du soupcon qui s'attacha a la cryptographie du journal dont j'ai parle plus haut--que nous nous donnions a nous-meme des enigmes a dechiffrer. Le timbre de la lettre porte _Stonington, Conn._ S...., Ct, 21 Juin, 1841. _A l'editeur du Graham's Magazine._ Monsieur,--Dans votre numero d'avril, ou vous rendez compte de la traduction par M. Walsh des "Esquisses des hommes remarquables de France actuellement vivants", vous invitez vos lecteurs a vous adresser une note chiffree, "dont la phrase-clef serait empruntee aux langues francaise, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque", et vous vous engagez a la resoudre. Vos remarques ayant appele mon attention sur ce genre de cryptographie, j'ai compose pour mon propre amusement les exercices suivants. Dans le premier la phrase-clef est en anglais--dans le second, en latin. Comme je n'ai pas vu (par le numero de Mai) que quelqu'un de vos correspondants ait repondu a votre offre, je prends la liberte de vous envoyer ces chiffres, sur lesquels, si vous jugez qu'ils en vaillent la peine, vous pourrez exercer votre sagacite. Respectueusement a vous, S.D.L. Nº 1. Cauhiif aud ftd sdftirf ithot tacd wdde rdchtdr tiu fuaefshffheo fdoudf hetiusafhie tuis ied herh-chriai fi aeiftdu wn sdaef it iuhfheo hiidohwid fi aen deodsf ths tiu itis hf iaf iuhoheaiin rdff hedr; aer ftd auf it ftif fdoudfin oissiehoafheo hefdiihodeod taf wdd eodeduaiin fdusdr ouasfiouastn. Saen fsdohdf it fdoudf iuhfheo idud weiie fi ftd aeohdeff; fisdfhsdf a fiacdf tdar iaf fiacdr aer ftd ouiie iubffde isie ihft fisd herdihwid oiiiiuheo tiihr, atfdu ithot ftd tahu wdheo sdushffdr fi ouii aoahe, hetiu-safhie oiiir wd fuaefshffdr ihft ihffid raeodu ftaf rhfoicdun iiir defid iefhi ftd aswiiafiun dshffid fatdin udaotdrhff rdffheafhie. Ounsfiouastn tiidcou siud suisduin dswuaodf ftifd sirdf it iuhfheo ithot aud uderdudr idohwid iein wn sdaef it fisd desia-cafium wdn ithot sawdf weiie ftd udai fhoehthoa-fhie it ftd ohstduf dssiindr fi hff siffdffiu. N deg. 2. Ofoiioiiaso ortsii sov eodisdioe afduiostifoi ft iftvi sitrioistoiv oiniafetsorit ifeov rsri afotiiiiv ri-diiot irio rivvio eovit atrotfetsoria aioriti iitri tf oitovin tri aerifei ioreitit sov usttoi oioittstifo dfti afdooitior trso ifeov tri dfit otftfeov softriedi ft oistoiv oriofiforiti suiteii viireiiitifoi it tri iarfoi-siti iiti trir uet otiiiotiv uitfti rid io tri eoviieeiiiv rfasiieostr ft rii dftrit tfoeei. La solution du premier de ces chiffres nous a donne assez de peine. Le second nous a cause une difficulte extreme, et ce n'est qu'en mettant en jeu toutes nos facultes que nous avons pu en venir a bout. Le premier se lit ainsi[65]: "Various are the methods which have been devised for transmitting secret information from one individual to another by means of writing, illegible to any except him for whom it was originally destined; and the art of thus secretly communicating intelligence has been generally termed _cryptography_. Many species of secret writing were known to the ancients. Sometimes a slave's head was shaved and the crown written upon with some indelible colouring fluid; after which the hair being permitted to grow again, information could be transmitted with little danger that discovery would ensue until the ambulatory epistle safely reached its destination. Cryptography, however pure, properly embraces those modes of writing which are rendered legible only by means of some explanatory key which makes known the real signification of the ciphers employed to its possessor." La phrase-clef de cette cryptographie est: --"A word to the wise is sufficient[66]." La seconde se traduit ainsi[67]: "Nonsensical phrases and unmeaning combinations of words, as the learned lexicographer would have confessed himself, when hidden under cryptographic ciphers, serve to _perplex_ the curious enquirer, and baffle penetration more completely than would the most profound _apophtegms_ of learned philosophers. Abstruse disquisitions of the scoliasts were they but presented before him in the undisguised vocabulary of his mother tongue...." Le sens de la derniere phrase, on le voit, est suspendu. Nous nous sommes attache a une stricte epellation. Par megarde, la lettre _d_ a ete mise a la place de _l_ dans le mot _perplex_. La phrase-clef est celle-ci: "_Suaviter in modo, fortiter in re._" Dans la cryptographie ordinaire, comme on le verra par la plupart de celles dont j'ai donne des exemples, l'alphabet artificiel dont conviennent les correspondants s'emploie lettre pour lettre, a la place de l'alphabet usuel. Par exemple--deux personnes veulent entretenir une correspondance secrete. Elles conviennent avant de se separer que le signe ) signifiera a ( " b -- " c * " d . " e , " f ; " g : " h ? " i ou j ! " k & " l o " m ' " n + " o [I] " p [P] " q -> " r ] " s [ " t L " u ou v [S] " w ? " x i " y <- " z Il s'agit de communiquer cette note: "We must see you immediately upon a matter of great importance. Plots have been discovered, and the conspirators are in our hands. Hasten[68]!" On ecrirait ces mots: [chiffre] Voila qui a certainement une apparence fort compliquee, et paraitrait un chiffre fort difficile a quiconque ne serait pas verse, en cryptographie. Mais on remarquera que _a_, par exemple, n'est jamais represente par un autre signe que ), _b_ par un autre signe que ( et ainsi de suite. Ainsi, par la decouverte, accidentelle ou non, d'une seule des lettres, la personne interceptant la missive aurait deja un grand avantage, et pourrait appliquer cette connaissance a tous les cas ou le signe en question est employe dans le chiffre. D'autre part, les cryptographies, qui nous ont ete envoyees par notre correspondant de Stonington, identiques en construction avec le chiffre resolu par Berryer, n'offrent pas ce meme avantage. Examinons par exemple la seconde de ces enigmes. Sa phrase-clef est: "_Suaviter in modo, fortiter in re._" Placons maintenant l'alphabet sous cette phrase, lettre sous lettre; nous aurons: suaviterinmodofortiterinre abcdefghijklmnopqrstuvwxyz ou l'on voit que: a est pris pour c d " " " m e " " " g, u et z f " " " o i " " " e, i, s et w m " " " k n " " " j et x o " " " l, n et p r " " " h, q, v et y s " " " a t " " " f, r et t u " " " b v " " " d De cette facon _n_ represente deux lettres et _e_, _o_ et _t_ en representent chacune trois, tandis que _i_ et _r_ n'en representent pas moins de quatre. Treize caracteres seulement jouent le role de tout l'alphabet. Il en resulte que le chiffre a l'air d'etre un pur melange des lettres _e_, _o_, _t_, _r_ et _i_, cette derniere lettre predominant surtout, grace a l'accident qui lui fait representer les lettres qui par elles-memes predominent extraordinairement dans la plupart des langues-- a savoir _e_ et _i_. Supposons une lettre de ce genre interceptee et la phrase-clef inconnue, on peut imaginer que l'individu qui essaiera de la dechiffrer arrivera, en le devinant, ou par tout autre moyen, a se convaincre qu'un certain caractere (_i_ par exemple) represente la lettre _e_. En parcourant la cryptographie pour se confirmer dans cette idee, il n'y rencontrera rien qui n'en soit au contraire la negation. Il verra ce caractere place de telle sorte qu'il ne peut representer un _e_. Par exemple, il sera fort embarrasse par les quatre _i_ formant un mot entier, sans l'intervention d'aucune autre lettre, cas auquel, naturellement, ils ne peuvent tous etre des _e_. On remarquera que le mot _wise_ peut ainsi etre forme. Nous le remarquons, nous, qui sommes en possession de la clef; mais a coup sur on peut se demander comment, sans la clef, sans connaitre une seule lettre du chiffre, il serait possible a celui qui a intercepte la lettre de tirer quelque chose d'un mot tel que _iiii_. Mais voici qui est plus fort. On pourrait facilement construire une phrase-clef, ou un seul caractere representerait six, huit ou dix lettres. Imaginons-nous le mot _iiiiiiiiii_ se presentant dans une cryptographie a quelqu'un qui n'a pas la clef, ou si cette supposition est par trop scabreuse, supposons en presence de ce mot la personne meme a qui le chiffre est adresse, et en possession de la clef. Que fera-t-elle d'un pareil mot? Dans tous les manuels d'Algebre on trouve la _formule_ precise pour determiner le nombre d'arrangements selon lesquels un certain nombre de lettres _m_ et _n_ peuvent etre placees. Mais assurement aucun de mes lecteurs ne peut ignorer quelles innombrables combinaisons on peut faire avec ces dix _i_. Et cependant, a moins d'un heureux accident, le correspondant qui recevra ce chiffre devra parcourir toutes les combinaisons avant d'arriver au vrai mot, et encore quand il les aura toutes ecrites, sera-t-il singulierement embarrasse pour choisir le vrai mot dans le grand nombre de ceux qui se presenteront dans le cours de son operation. Pour obvier a cette extreme difficulte en faveur de ceux qui sont en possession de la clef, tout en la laissant entiere pour ceux a qui le chiffre n'est pas destine, il est necessaire que les correspondants conviennent d'un certain _ordre_, selon lequel on devra lire les caracteres qui representent plus d'une lettre; et celui qui ecrit la cryptographie devra avoir cet _ordre_ present a l'esprit. On peut convenir, par exemple, que la premiere fois que l'_i_ se presentera dans le chiffre, il representera le caractere qui se trouve sous le premier _i_ dans la phrase-clef, et la seconde fois, le second caractere correspondant au second _i_ de la clef, etc., etc. Ainsi il faudra considerer quelle place chaque caractere du chiffre occupe par rapport au caractere lui-meme pour determiner sa signification exacte. Nous disons qu'un tel _ordre_ convenu a l'avance est necessaire pour que le chiffre n'offre pas de trop grandes difficultes meme a ceux qui en possedent la clef. Mais on n'a qu'a regarder la cryptographie de notre correspondant de Stonington pour s'apercevoir qu'il n'y a observe aucun ordre, et que plusieurs caracteres y representent, dans la plus absolue confusion, plusieurs autres. Si donc, au sujet du gant que nous avons jete au publie en avril, il se sentait quelque velleite de nous accuser de fanfaronnade, il faudra cependant bien qu'il admette que nous avons fait honneur et au dela a notre pretention. Si ce que nous avons dit alors n'etait pas dit _suaviter in modo_, ce que nous faisons aujourd'hui est au moins fait _fortiter in re_. Dans ces rapides observations nous n'avons nullement essaye d'epuiser le sujet de la cryptographie; un pareil sujet demanderait un in-folio. Nous n'avons voulu que mentionner quelques-uns des systemes de chiffres les plus ordinaires. Il y a deux mille ans, Aeneas Tacticus enumerait vingt methodes distinctes, et l'ingeniosite moderne a fait faire a cette science beaucoup de progres. Ce que nous nous sommes propose surtout, c'est de suggerer des idees, et peut-etre n'avons-nous reussi qu'a fatiguer le lecteur. Pour ceux qui desireraient de plus amples informations a ce sujet, nous leur dirons qu'il existe des traites sur la matiere par Trithemius, Cap. Porta, Vignere, et le P. Niceron. Les ouvrages des deux derniers peuvent se trouver, je crois, dans la bibliotheque de Harvard University. Si toutefois on s'attendait a rencontrer dans ces Essais des _regles pour la solution du chiffre_, on pourrait se trouver fort desappointe. En dehors de quelques apercus touchant la structure generale du langage, et de quelques essais minutieux d'application pratique de ces apercus, le lecteur n'y trouvera rien a retenir qu'il ne puisse trouver dans son propre entendement. DU PRINCIPE POETIQUE[69] En parlant du Principe poetique, je n'ai pas la pretention d'etre ou complet ou profond. En discutant a l'aventure de ce qui constitue l'essence de ce qu'on appelle Poesie, le principal but que je me propose est d'appeler l'attention sur quelques-uns des petits poemes anglais ou americains qui sont le plus de mon gout, ou qui ont laisse sur mon imagination l'empreinte la plus marquee. Par _petits poemes_ j'entends, naturellement, des poemes de peu d'etendue. Et ici qu'on me permette, en commencant, de dire quelques mots d'un principe assez particulier, qui, a tort ou a raison, a toujours exerce une certaine influence sur les jugements critiques que j'ai portes sur la poesie. Je soutiens qu'il n'existe pas de long poeme; que cette phrase "un long poeme" est tout simplement une contradiction dans les termes. Il est a peine besoin d'observer qu'un poeme ne merite ce nom qu'autant qu'il emeut l'ame en l'elevant. La valeur d'un poeme est en raison directe de sa puissance d'emouvoir et d'elever. Mais toutes les emotions, en vertu d'une necessite psychique, sont transitoires. La dose d'emotion necessaire a un poeme pour justifier ce titre ne saurait se soutenir dans une composition d'une longue etendue. Au bout d'une demi-heure au plus, elle baisse, tombe;--une revulsion s'opere--et des lors le poeme, de fait, cesse d'etre un poeme. Ils ne sont pas rares, sans doute, ceux qui ont trouve quelque difficulte a concilier cet axiome critique, "que le Paradis Perdu est a admirer religieusement d'un bout a l'autre" avec l'impossibilite absolue ou nous sommes de conserver, durant la lecture entiere, le degre d'enthousiasme que cet axiome suppose. En realite, ce grand ouvrage ne peut etre repute poetique, que si, perdant de vue cette condition vitale exigee de toute oeuvre d'art, l'Unite, nous le considerons simplement comme une serie de petits poemes detaches. Si, pour sauver cette Unite,--la totalite d'effet ou d'impression qu'il produit--nous le lisons (comme il le faudrait alors) tout d'un trait, le seul resultat de cette lecture, c'est de nous faire passer alternativement de l'enthousiasme a l'abattement. A certain passage, ou nous sentons une veritable poesie, succedent, inevitablement, des platitudes qu'aucun prejuge critique ne saurait nous forcer d'admirer; mais si, apres avoir parcouru l'ouvrage en son entier, nous le relisons, laissant de cote le premier livre pour commencer par le second, nous serons tout surpris de trouver maintenant admirable ce qu'auparavant nous condamnions--et condamnable ce qu'auparavant nous ne pouvions trop admirer. D'ou il suit, que l'effet final, total et absolu du poeme epique, le meilleur meme qui soit sous le soleil, est nul--c'est la un fait incontestable. Si nous passons a l'Iliade, a defaut de preuves positives, nous avons au moins d'excellentes raisons de croire que, dans l'intention de son auteur, elle ne fut qu'une serie de pieces lyriques; si l'on veut y voir une intention epique, tout ce que je puis dire alors, c'est que l'oeuvre repose sur un sentiment imparfait de l'art. L'epopee moderne est une imitation de ce pretendu modele epique ancien, mais une imitation maladroite et aveugle. Mais le temps de ces meprises artistiques est passe. Si, a certaine epoque, un long poeme a pu etre reellement populaire--ce dont je doute--il est certain du moins qu'il ne peut plus l'etre desormais. Que l'etendue d'une oeuvre poetique soit, toutes choses egales d'ailleurs, la mesure de son merite, c'est la sans doute une proposition assez absurde--quoique nous en soyons redevables a nos Revues trimestrielles. Assurement, il ne peut y avoir dans la pure etendue, abstractivement consideree dans le pur volume d'un livre, rien qui ait pu exciter une admiration si prolongee de la part de ces taciturnes pamphlets! Une montagne, sans doute, par le seul sentiment de grandeur physique qu'elle eveille, peut nous inspirer l'emotion du sublime; mais quel est l'homme qui soit impressionne de cette facon par la grandeur materielle de _la Colombiade_ meme? Les Revues du moins ne nous ont pas encore appris le moyen de l'etre. Il est vrai qu'elles ne nous disent pas crument que nous devons estimer Lamartine au pied carre, ou Pollock a la livre;--et cependant quelle autre conclusion tirer de leurs continuelles rodomontades sur "l'effort soutenu du genie"? Si par "un effort soutenu" un petit monsieur a accouche d'un epique, nous sommes tout disposes a lui tenir franchement compte de l'effort--si toutefois cela en vaut la peine; mais qu'il nous soit permis de ne pas juger de l'oeuvre sur l'effort. Il faut esperer que le sens commun, a l'avenir, aimera mieux juger une oeuvre d'art par l'impression et l'effet produits, que par le temps qu'elle met a produire cet effet ou la somme d'"effort soutenu" qu'il a fallu pour realiser cette impression. La verite est que la perseverance est une chose, et le genie une autre, et toutes les _Quarterlies_ de la Chretiente ne parviendront pas a les confondre. En attendant, on ne peut se refuser a reconnaitre l'evidence de ma proposition et celle des considerations qui l'appuient. En tous cas, si elles passent generalement pour des erreurs condamnables, il n'y a pas la de quoi compromettre gravement leur verite. D'autre part, il est clair qu'un poeme peut pecher par exces de brievete. Une brievete excessive degenere en epigramme. Un poeme trop court peut produire ca et la un vif et brillant effet; mais non un effet profond et durable. Il faut a un sceau un temps de pression suffisant pour s'imprimer sur la cire. Beranger a ecrit quantite de choses piquantes et emouvantes, mais en general ce sont choses trop legeres pour s'imprimer profondement dans l'attention publique, et ainsi, les creations de son imagination, comme autant de plumes aeriennes, n'ont apparu que pour etre emportees par le vent. Un remarquable exemple de ce que peut produire une brievete exageree pour compromettre un poeme et l'empecher de devenir populaire, c'est l'exquise petite _Serenade_ que voici: Je m'eveille de rever de toi Dans le premier doux sommeil de la nuit, Lorsque les vents respirent tout bas, Et que rayonnent les brillantes etoiles. Je m'eveille de rever de toi, Et un esprit dans mes pieds M'a conduit--qui sait comment? Vers la fenetre de ta chambre, douce amie! Les brises vagabondes se pament Sur ce sombre, ce silencieux courant; Les odeurs du champac s'evanouissent Comme de douces pensees dans un reve; La complainte du rossignol Meurt sur son coeur, Comme je dois mourir sur le tien, O bien-aimee que tu es! Oh! souleve-moi du gazon! Je meurs, je m'evanouis, je succombe! Laisse ton amour en baisers pleuvoir Sur mes levres et mes paupieres pales! Ma joue est froide et blanche, helas! Mon coeur bat fort et vite; Oh! presse-le encore une fois tout contre le tien, Ou il doit se briser enfin. Ces vers ne sont peut-etre familiers qu'a peu de lecteurs; et cependant ce n'est pas moins qu'un poete comme Shelley qui les a ecrits[70]. Tout le monde appreciera cette chaleur d'une imagination en meme temps si delicate et si etheree; mais personne ne la sentira aussi pleinement que celui qui vient de sortir des doux reves de la bien-aimee pour se baigner dans l'air parfume d'une nuit d'ete australe. Un des poemes les plus acheves de Willis[71], le meilleur assurement a mon avis qu'il ait jamais ecrit, a du sans doute a ce meme exces de brievete de ne pas occuper la place qui lui est due tant aux yeux des critiques que devant l'opinion populaire. Les ombres s'etendaient le long de Broadway, Proche etait l'heure du crepuscule, Et lentement une belle dame S'y promenait dans son orgueil. Elle se promenait seule; mais invisibles, Des esprits marchaient a son cote. Sous ses pieds la Paix charmait la terre, Et l'Honneur enchantait l'air; Tous ceux qui passaient la regardaient avec complaisance, Et l'appelaient bonne autant que belle, Car tout ce que Dieu lui avait donne Elle le conservait avec un soin jaloux. Elle gardait avec soin ses rares beautes Des amoureux chauds et sinceres-- Son coeur pour tout etait froid, excepte pour l'or, Et les riches ne venaient pas lui faire la cour;-- Mais quel honneur pour des charmes a vendre, Si les pretres se chargent du marche! Maintenant elle marchait, vierge encore plus belle. Vierge etheree, pale comme un lis: Et elle avait maintenant une compagnie invisible Capable de desesperer l'ame-- Entre le besoin et le mepris elle marchait delaissee, Et rien ne pouvait la sauver. Aucun pardon maintenant ne peut rasserener son front De la paix de ce monde, pour prier; Car pendant que la priere egaree de l'amour s'est dissipee dans l'air, Son coeur de femme s'est donne libre carriere! Mais le peche pardonne par Christ dans le ciel Sera toujours maudit par l'homme! Nous avons quelque peine a reconnaitre dans cette composition le Willis qui a ecrit tant de "vers de societe." Non seulement elle est richement ideale; mais les vers en sont pleins d'energie, et respirent une chaleur, une sincerite de sentiment evidente, que nous chercherions en vain dans tous les autres ouvrages de l'auteur. Pendant que la manie epique--l'idee que pour avoir du merite en poesie, la prolixite est indispensable--disparaissait peu a peu depuis quelques annees de l'esprit du public, en vertu meme de son absurdite, nous voyions lui succeder une autre heresie d'une faussete trop palpable pour etre longtemps toleree; mais qui, pendant la courte periode qu'elle a deja dure, a plus fait a elle seule pour la corruption de notre litterature poetique que tous ses autres ennemis a la fois. Je veux dire l'heresie du _Didactique_. Il est recu, implicitement et explicitement, directement et indirectement, que la derniere fin de toute Poesie est la Verite. Tout poeme, dit-on, doit inculquer une morale, et c'est par cette morale qu'il faut apprecier le merite poetique d'un ouvrage. Nous autres Americains surtout, nous avons patronne cette heureuse idee, et c'est particulierement a nous, Bostoniens, qu'elle doit son entier developpement. Nous nous sommes mis dans la tete, qu'ecrire un poeme uniquement pour l'amour de la poesie, et reconnaitre que tel a ete notre dessein en l'ecrivant, c'est avouer que le vrai sentiment de la dignite et de la force de la poesie nous fait radicalement defaut--tandis qu'en realite, nous n'aurions qu'a rentrer un instant en nous-memes, pour decouvrir immediatement qu'il n'existe et ne peut exister sous le soleil d'oeuvre plus absolument estimable, plus supremement noble, qu'un vrai poeme, un poeme _per se_, un poeme, qui n'est que poeme et rien de plus, un poeme ecrit pour le pur amour de la poesie. Avec tout le respect que j'ai pour la Verite, respect aussi grand que celui qui ait jamais pu faire battre une poitrine humaine, je voudrais cependant limiter, en une certaine mesure, ses moyens d'inculcation. Je voudrais les limiter pour les renforcer, au lieu de les affaiblir en les multipliant. Les exigences de la Verite sont severes. Elle n'a aucune sympathie pour les fleurs de l'imagination. Tout ce qu'il y a de plus indispensable dans le Chant est precisement ce dont elle a le moins affaire. C'est la reduire a l'etat de pompeux paradoxe que de l'enguirlander de perles et de fleurs. Une verite, pour acquerir toute sa force, a plutot besoin de la severite que des efflorescences du langage. Ce qu'elle veut, c'est que nous soyons simples, precis, elegants; elle demande de la froideur, du calme, de l'impassibilite. En un mot, nous devons etre a son egard, autant qu'il est possible, dans l'etat d'esprit le plus directement oppose a l'etat poetique. Bien aveugle serait celui qui ne saisirait pas les differences radicales qui creusent un abime entre les moyens d'action de la verite et ceux de la poesie. Il faudrait etre irremediablement enrage de theorie, pour persister, en depit de ces differences, a essayer de reconcilier l'irreconciliable antipathie de la Poesie et de la Verite. Si nous divisons le monde de l'esprit en ses trois parties les plus visiblement distinctes, nous avons l'Intellect pur, le Gout et le Sens moral. Je mets le Gout au milieu, parce que c'est precisement la place qu'il occupe dans l'esprit. Il se relie intimement aux deux extremes, et n'est separe du Sens moral que par une si faible difference qu'Aristote n'a pas hesite a mettre quelques-unes de ses operations au nombre des vertus memes. Cependant, l'_office_ de chacune de ces facultes se distingue par des caracteres suffisamment tranches. De meme que l'Intellect recherche le Vrai, le Gout nous revele le Beau, et le Sens moral ne s'occupe que du Devoir. Pendant que la Conscience nous enseigne l'obligation du Devoir, et que la Raison nous en montre l'utilite, le Gout se contente d'en deployer les charmes, declarant la guerre au Vice uniquement sur le terrain de sa difformite, de ses disproportions, de sa haine pour la convenance, la proportion, l'harmonie, en un mot pour la Beaute. Un immortel instinct, ayant des racines profondes dans l'esprit de l'homme, c'est donc le sentiment du Beau. C'est ce sentiment qui est la source du plaisir qu'il trouve dans les formes infinies, les sons, les odeurs, les sensations. Et de meme que le lis se reproduit dans l'eau du lac, ou les yeux d'Amaryllis dans son miroir, ainsi nous trouvons dans la simple reproduction orale ou ecrite de ces formes, de ces sons, de ces couleurs, de ces odeurs une double source de plaisir. Mais cette simple reproduction n'est pas la poesie. Celui qui se contente de chanter, meme avec le plus chaud enthousiasme, ou de reproduire avec la plus vivante fidelite de description les formes, les sons, les odeurs, les couleurs et les sentiments qui lui sont communs avec le reste de l'humanite, celui-la, dis-je, n'aura encore aucun droit a ce divin nom de poete. Il lui reste encore quelque chose a atteindre. Nous sommes devores d'une soif inextinguible, et il ne nous a pas montre les sources cristallines seules capables de la calmer. Cette soif fait partie de l'Immortalite de l'homme. Elle est a la fois une consequence et un signe de son existence sans terme. Elle est le desir de la phalene pour l'etoile. Elle n'est pas seulement l'appreciation des Beautes qui sont sous nos yeux, mais un effort passionne pour atteindre la Beaute d'en haut. Inspires par une prescience extatique des gloires d'au dela du tombeau, nous nous travaillons, en essayant au moyen de mille combinaisons, au milieu des choses et des pensees du Temps, d'atteindre une portion de cette Beaute dont les vrais elements n'appartiennent peut-etre qu'a l'eternite. Alors, quand la Poesie, ou la Musique, la plus enivrante des formes poetiques, nous a fait fondre en larmes, nous pleurons, non, comme le suppose l'Abbe Gravina, par exces de plaisir, mais par suite d'un chagrin positif, impetueux, impatient, que nous ressentons de notre impuissance a saisir actuellement, pleinement sur cette terre, une fois et pour toujours, ces joies divines et enchanteresses, dont nous n'atteignons, _a travers_ le poeme, ou _a travers_ la musique, que de courtes et vagues lueurs. C'est cet effort supreme pour saisir la Beaute surnaturelle--effort venant d'ames normalement constituees--qui a donne au monde tout ce qu'il a jamais ete capable a la fois de comprendre et de sentir en fait de poesie. Naturellement, le Sentiment poetique peut revetir differents modes de developpement--la Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Danse--la Musique surtout--et dans un sens tout special, et fort large, l'art des Jardins. Notre sujet doit se borner a envisager la manifestation du sentiment poetique par le langage. Et ici qu'on me permette de dire quelques mots du rythme. Je me contenterai d'affirmer que la Musique, dans ses differents modes de mesure, de rythme et de rime, a en poesie une telle importance que ce serait folie de vouloir se passer de son secours,--sans m'arreter a rechercher ce qui en fait l'essence absolue. C'est peut-etre en Musique que l'ame atteint de plus pres la grande fin a laquelle elle aspire si violemment, quand elle est inspiree par le Sentiment poetique--la creation de la Beaute surnaturelle. Il se peut que cette fin sublime soit en realite de temps en temps atteinte ici-bas. Il nous est arrive souvent de sentir, tout fremissant de volupte, qu'une harpe terrestre venait de faire vibrer des notes non inconnues des anges. Aussi est-il indubitable que c'est dans l'union de la Poesie et de la Musique, dans son sens populaire, que nous trouverons le plus large champ pour le developpement des facultes poetiques. Les anciens Bardes et Minnesingers avaient des avantages dont nous ne jouissons plus--et Thomas Moore, chantant ses propres poesies, achevait ainsi fort legitimement de leur donner leur veritable caractere de poemes. Pour recapituler, je definirais donc en peu de mots la poesie du langage: _une Creation rythmique de la Beaute_. Son seul arbitre est le Gout. Le Gout n'a avec l'Intellect ou la Conscience que des relations collaterales. Il ne peut qu'accidentellement avoir quelque chose de commun soit avec le Devoir soit avec la Verite. Quelques mots d'explication, cependant. Ce plaisir, qui est a la fois le plus pur, le plus eleve et le plus intense des plaisirs, vient, je le soutiens, de la contemplation du Beau. Ce n'est que dans la comtemplation de la Beaute qu'il nous est possible d'atteindre cette elevation enivrante, cette emotion de l'ame, que nous reconnaissons comme le sentiment poetique, et qui se distingue si facilement de la Verite, qui est la satisfaction de la Raison, et de la Passion, qui est l'emotion du coeur. C'est donc la Beaute--en comprenant dans ce mot le sublime--qui est l'objet du poeme, en vertu de cette simple regle de l'Art, que les effets doivent jaillir aussi directement que possible de leurs causes:--personne du moins n'a ose nier que l'elevation particuliere dont nous parlons soit un but plus facilement atteint dans un poeme. Il ne s'ensuit nullement, toutefois, que les excitations de la Passion, ou les preceptes du Devoir ou meme les lecons de la Verite ne puissent trouver place dans un poeme et avec avantage; tout cela peut, accidentellement, servir de differentes facons le dessein general de l'ouvrage;--mais le veritable artiste trouvera toujours le moyen de les subordonner a cette Beaute qui est l'atmosphere et l'essence reelle du Poeme. Je ne saurais mieux commencer la serie des quelques poemes sur lesquels je veux appeler l'attention, qu'en citant le Poeme de _l'Epave_ de M. Longfellow[72]. Le jour est parti, et les tenebres Tombent des ailes de la Nuit, Comme une plume tombe emportee De l'aile d'un Aigle dans son vol[73]. J'apercois tes lumieres du village Luire a travers la pluie et la brume, Et un sentiment de tristesse m'envahit, Auquel mon ame ne peut resister; Un sentiment de tristesse et d'angoisse Qui n'a rien de la douleur, Et qui ne ressemble au chagrin Que comme le brouillard ressemble a la pluie. Viens, lis-moi quelque poeme, Quelque simple lai, dicte par le coeur. Qui calmera cette emotion sans repos, Et bannira les pensees du jour. Non pas des grands maitres anciens, Ni des bardes-sublimes Dont l'echo des pas lointains retentit A travers les corridors du temps. Car, de meme que les accords d'une musique martiale, Leurs puissantes pensees suggerent Les labeurs et les fatigues sans fin de la vie; Et ce soir j'aspire au repos. Lis-moi dans quelque humble poete, Dont les chants ont jailli de son coeur, Comme les averses jaillissent des nuages de l'ete, Ou les larmes des paupieres; Qui a travers de longs jours de labeur Et des nuits sans repos, N'a cesse d'entendre en son ame la musique De merveilleuses melodies. De tels chants ont le pouvoir d'apaiser La pulsation sans repos du souci, Et descendent comme la benediction Qui suit la priere. Puis lis, dans le volume favori, Le poeme de ton choix, Et prete a la rime du poete La beaute de ta voix. Et la nuit se remplira de musique, Et les soucis qui infestent le jour Replieront leurs tentes comme les Arabes, Et s'enfuiront aussi silencieux. Sans beaucoup de frais d'imagination, ces vers ont ete admires a bon droit pour leur delicatesse d'expression. Quelques-unes des images ont beaucoup d'effet. Il ne se peut rien de meilleur que: .... ces bardes sublimes, Dont l'echo des pas lointains retentit A travers les corridors du Temps. L'idee du dernier quatrain est aussi tres saisissante. Toutefois, le poeme dans son ensemble, est surtout admirable par la gracieuse _insouciance_ de son metre, si bien en rapport avec le caractere des sentiments, et surtout avec le laisser-aller du ton general. Il a ete longtemps de mode de regarder ce laisser-aller, ce naturel dans le style litteraire, comme un naturel purement apparent--et en realite comme un point difficile a atteindre. Mais il n'en est point ainsi:--un ton naturel n'est difficile qu'a celui qui s'appliquerait a l'eviter toujours, a etre toujours en dehors de la nature. Un auteur n'a qu'a ecrire avec l'entendement ou avec l'instinct, pour que _le ton_ dans la composition soit toujours celui qui plaira a la masse des lecteurs--et naturellement, il doit continuellement varier avec le sujet. L'ecrivain qui, d'apres la mode de la _North American Review_, serait toujours, en toute occasion, uniquement _serein_, sera necessairement, en beaucoup de cas, simplement niais, ou stupide; et il n'a pas plus de droit a etre considere comme un auteur _facile_ ou _naturel_ qu'un exquis Cockney, ou la Beaute qui dort dans des chefs-d'oeuvre de cire. Parmi les petits poemes de Bryant[74], aucun ne m'a plus fortement impressionne que celui qui est intitule _Juin_. Je n'en cite qu'une partie: La, a travers les longues, longues heures d'ete, La lumiere d'or s'epandrait, Et des jeunes herbes drues et des groupes de fleurs Se dresseraient dans leur beaute; Le loriot construirait son nid et dirait Sa chanson d'amour, tout pres de mon tombeau; Le nonchalant papillon S'arreterait la, et la on entendrait La bonne menagere abeille, et l'oiseau-mouche, Et les cris joyeux a midi, Qui viennent du village, Ou les chansons des jeunes filles, sous la lune, Melees d'un eclat de rire de fee! Et dans la lumiere du soir, Les amoureux fiances se promenant en vue De mon humble monument! Si mes voeux etaient combles, la scene gracieuse qui m'entoure Ne connaitrait pas de plus triste vue ni de plus triste bruit. Je sais, je sais que je ne verrais pas Les glorieuses merveilles de la saison; Son eclat ne rayonnerait pas pour moi, Ni sa fantastique musique ne s'epandrait; Mais si autour du lieu de mon sommeil Les amis que j'aime venaient pleurer, Ils n'auraient point hate de s'en aller: De douces brises, et la chanson, et la lumiere, et la fleur Les retiendraient pres de ma tombe. Tout cela a leurs coeurs attendris porterait La pensee de ce qui a ete, Et leur parlerait de celui qui ne peut partager La joie de la scene qui l'entoure; De celui pour qui toute la part de la pompe qui remplit Le circuit des collines embellies par l'ete, Est:--que son tombeau est vert; Et ils desireraient profondement, pour la joie de leurs coeurs, Entendre encore une fois sa voix vivante. Le courant rythmique ici est, pour ainsi dire, voluptueux; on ne saurait lire rien de plus melodieux. Ce poeme m'a toujours cause une remarquable impression. L'intense melancolie qui perce, malgre tout, a la surface des gracieuses pensees du poete sur son tombeau, nous fait tressaillir jusqu'au fond de l'ame--et dans ce tressaillement se retrouve la plus veritable elevation poetique. L'impression qu'il nous laisse est celle d'une voluptueuse tristesse. Si, dans les autres compositions qui vont suivre, on rencontre plus ou moins apparent un ton analogue a celui-la, il est bon de se rappeler que cette teinte accusee de tristesse est inseparable (comment ou pourquoi? je ne le sais) de toutes les manifestations de la vraie Beaute. Mais c'est comme dit le poete: Un sentiment de tristesse et d'angoisse Qui n'a rien de la douleur, Et qui ne ressemble au chagrin, Que comme le brouillard ressemble a la pluie. Cette teinte apparait clairement meme dans un poeme cependant si plein de fantaisie et de brio, le _Toast_ d'Edward Coote Pinkney[75]. Je remplis cette coupe a celle qui est faite De beaute seule-- Une femme, de son gracieux sexe L'evident parangon; A qui les plus purs elements Et les douces etoiles ont donne Une forme si belle que, semblable a l'air, Elle est moins de la terre que du ciel. Chacun de ses accents est une musique qui lui est propre, Semblables a ceux des oiseaux du matin, Et quelque chose de plus que la melodie Habite toujours en ses paroles; Elles sont la marque de son coeur, Et de ses levres elles coulent Comme on peut voir les abeilles chargees Sortir de la rose. Les affections sont comme des pensees pour elle, La mesure de ses heures; Ses sentiments ont la fragrance, La fraicheur des jeunes fleurs; Et d'aimables passions, souvent changeantes, La remplissent si bien, qu'elle semble Tour a tour leur propre image-- L'idole des annees ecoulees! De sa brillante face un seul regard tracera Un portrait sur la cervelle, Et de sa voix dans les coeurs qui font echo Un long retentissement doit demeurer; Mais le souvenir, tel que celui qui me reste d'elle, Me la rend si chere, Qu'a l'approche de la mort mon dernier soupir Ne sera pas pour la vie, mais pour elle. J'ai rempli cette coupe a celle qui est faite De beaute seule, Une femme de son gracieux sexe L'evident parangon-- A elle! Et s'il y avait sur terre Un peu plus de pareils etres, Cette vie ne serait plus que poesie, Et la lassitude un mot! Ce fut le malheur de Mr Pinkney d'etre ne trop loin dans le sud. S'il avait ete un Nouvel Englander, il est probable qu'il eut ete mis au premier rang des lyriques americains par cette magnanime cabale qui a si longtemps tenu dans ses mains les destinees de la litterature americaine, en dirigeant ce qu'on appelle la _North American Review_. Le poeme que nous venons de citer est d'une beaute toute speciale; quant a l'elevation poetique qui s'y trouve, elle se rattache surtout a notre sympathie pour l'enthousiasme du poete. Nous lui pardonnons ses hyperboles en consideration de la chaleur evidente avec laquelle elles sont exprimees. Je n'avais nullement le dessein de m'etendre sur les merites des morceaux que je devais vous lire. Ils parlent assez eloquemment pour eux-memes. Dans ses _Avertissements du Parnasse_, Boccalini nous raconte que Zoile faisant un jour devant Apollon une critique amere d'un admirable livre, le Dieu l'interrogea sur les beautes de l'ouvrage. Zoile repondit qu'il ne s'occupait que des defauts. Sur quoi, Apollon, lui mettant en main un sac de ble non vanne, le condamna pour sa punition a en enlever toute la paille. Cette fable s'adresse admirablement aux critiques--mais je ne suis pas bien sur que le Dieu fut dans son droit. Il me semble qu'il se meprenait grossierement sur les vraies limites des devoirs de la critique. L'excellence, dans un poeme surtout, participe du caractere de l'axiome, et n'a besoin que d'etre presentee pour etre evidente par elle-meme. Ce n'est plus de l'excellence, si elle a besoin d'etre demontree telle;--et par consequent faire trop particulierement ressortir les merites d'une oeuvre d'Art, c'est admettre que ce ne sont pas des merites. Parmi les _Melodies_ de Thomas Moore, il y en a une dont le remarquable caractere poetique semble avoir fort singulierement echappe a l'attention. Je fais allusion aux vers qui commencent ainsi: "Viens, repose sur cette poitrine", et dont l'intense energie d'expression n'est surpassee par aucun endroit de Byron. Il y a deux de ces vers, ou le sentiment semble condenser dans toute sa puissance la divine passion de l'Amour--sentiment qui peut-etre a trouve son echo dans plus de coeurs et des coeurs plus passionnes qu'aucun autre de ceux qu'ait jamais exprimes la parole humaine. Viens, repose sur cette poitrine, ma pauvre biche blessee, Quoique le troupeau t'ait delaissee, tu as encore, ici ta demeure; Ici encore tu trouveras le sourire, qu'aucun nuage ne peut obscurcir Un coeur et une main a toi jusqu'a la fin. Oh! pourquoi l'amour a-t-il ete fait, s'il ne reste pas le meme Dans la joie et le tourment, dans la gloire et la honte? Je ne sais pas, je ne demande pas, si ton coeur est coupable; Je ne sais qu'une chose, c'est que je t'aime, quelle que tu sois. Tu m'as appele ton Ange dans les moments de bonheur, Je veux rester ton Ange, au milieu des horreurs de cette heure, A travers la fournaise, inebranlable, suivre tes pas, Te servir de bouclier, te sauver--ou mourir avec toi! Depuis quelque temps c'est la mode de refuser a Moore l'Imagination en lui laissant la Fantaisie--distinction qui a sa source dans Coleridge--qui mieux que personne cependant a compris le genie de Moore. Le fait est que chez Moore la Fantaisie predomine tellement sur toutes ses autres facultes, et surpasse a un si haut degre celle des autres poetes, qu'on a pu etre naturellement amene a ne voir en lui que de la Fantaisie. Mais c'est une grave erreur, et c'est faire le plus grand tort au merite d'un vrai poete. Je ne connais pas dans toute la litterature anglaise un poeme plus profondement,--plus magiquement _imaginatif_, dans le meilleur sens du mot, que les vers qui commencent ainsi: "Je voudrais etre pres de ce lac sombre"--qui sont de la main de Thomas Moore. Je regrette de ne pouvoir me les rappeler. L'un des plus nobles--et puisqu'il s'agit de Fantaisie, l'un des plus singulierement fantaisistes de nos poetes modernes, c'est Thomas Hood[76]. La _Belle Ines_ a toujours eu pour moi un charme inexprimable: Oh! n'avez-vous pas vu la belle Ines? Elle est partie dans l'Ouest, Pour eblouir quand le soleil est couche, Et voler au monde son repos. Elle a emporte avec elle la lumiere de nos jours, Les sourires qui nous etaient si chers, Avec les rougeurs du matin sur sa joue Et les perles sur son sein. Oh, reviens, belle Ines, Avant la tombee de la nuit, De peur que la lune ne rayonne seule, Et que les etoiles ne brillent sans rivale; Heureux sera l'amoureux Qui se promenera sous leur rayon, Et exhalera l'amour sur ta joue, Je n'ose pas meme l'ecrire! Que n'etais-je, belle Ines, Ce galant cavalier, Qui chevauchait si gaiment a ton cote, Et te murmurait a l'oreille de si pres! N'y avait-il donc point la-bas de gentilles dames Ou de vrais amoureux ici, Qu'il dut traverser les mers pour obtenir La plus aimee des bien-aimees! Je t'ai vue, charmante Ines, Descendre le long du rivage Avec un cortege de nobles gentilshommes. Et des bannieres ondoyant en tete D'aimables jeunes hommes et de joyeuses vierges; Ils portaient des plumes de neige; C'eut ete un beau reve-- Si ce n'avait ete qu'un reve! Helas! helas! la belle Ines, Elle est partie avec le chant, Avec la musique suivant ses pas, Et les clameurs de la foule; Mais quelques-uns etaient tristes, et ne sentaient pas de joie, Mais seulement la torture d'une musique. Qui chantait: Adieu, Adieu A celle que vous avez aimee si longtemps. Adieu, adieu, belle Ines, Ce vaisseau jamais ne porta Si belle dame sur son pont, Ni ne dansa jamais si leger-- Helas! pour le plaisir de la mer Et le chagrin du rivage! Le sourire qui a ravi le coeur d'un amoureux En a brise bien d'autres! _La Maison hantee_, du meme auteur, est un des poemes les plus veritablement poemes, les plus exceptionnels, les plus profondement artistiques, tant pour le sujet que pour l'execution. Il est puissamment ideal--imaginatif. Je regrette que sa longueur m'empeche de le citer ici. Qu'on me permette de donner a sa place le poeme si universellement goute: le _Pont des Soupirs_. Une plus infortunee, Fatiguee de respirer, Follement desesperee, Est allee au devant de la mort! Prenez-la tendrement, Soulevez-la avec soin:-- Son enveloppe est si frele, Elle est jeune, et si belle! Voyez ses vetements Qui collent a son corps comme des bandelettes; Pendant que l'eau continuellement Degoutte de sa robe; Prenez-la bien vite Amoureusement, et sans degout. Ne la touchez pas avec mepris; Pensez a elle tristement, Doucement, humainement; Ne songez pas a ses taches. Tout ce qui reste d'elle Est maintenant femininement pur. Ne scrutez pas profondement Sa revolte Temeraire et coupable; Tout deshonneur est passe, La mort ne lui a laisse Que la beaute. Silence pour ses chutes, Elle est de la famille d'Eve-- Essuyez ses pauvres levres Qui suintent si visqueuses. Relevez ses tresses Echappees au peigne, Ses belles tresses chataines, Pendant qu'on se demande, dans l'etonnement: Ou etait sa demeure? Qui etait son pere? Qui etait sa mere? Avait-elle une soeur? Avait-elle un frere? Ou avait-elle quelqu'un de plus cher Encore, et qui lui tenait de plus pres Encore que tous les autres? Helas! O rarete De la chretienne charite. Sous le soleil! Oh! Quelle pitie! Dans toute une cite populeuse Elle n'avait point de foyer! Sentiments de soeur, de frere, De pere, de mere Avaient change pour elle; L'amour, par une cruelle clarte, Etait tombe de son faite; La providence de Dieu meme Semblait se detourner. En face des lampes qui tremblotent Si loin sur la riviere, Avec ces mille lumieres, Qui luisent aux fenetres des maisons De la mansarde au sous-sol, Elle se tenait debout, dans l'effarement, Sans abri pour la nuit. Le vent glacial de mars La faisait trembler et frissonner, Mais non l'arche sombre, Ou la riviere qui coule noire. Affolee de l'histoire de la vie, Heureuse d'affronter le mystere de la mort, Impatiente d'etre emportee,-- N'importe ou, n'importe ou, Loin du monde! Elle se plongea hardiment,-- Sans s'inquieter si, froidement, L'apre riviere coule-- De sa berge. Represente-toi cette riviere--penses-y, Homme dissolu! Baigne-t-y, bois de ses eaux, Si tu l'oses! Prenez-la tendrement; Soulevez-la avec soin; Son enveloppe est si frele, Elle est jeune et si belle! Avant que ses membres glaces, Ne soient trop rigidement raidis, Decemment--tendrement Aplanissez-les et arrangez-les; Et ses yeux, fermez-les; Ces yeux tout grands ouverts sans voir! Epouvantablement ouverts et regardant A travers l'impurete fangeuse, Comme avec le dernier regard Audacieux du desespoir Fixe sur l'avenir. Elle est morte sombrement, Poussee par l'outrage, La froide inhumanite, La brulante folie, Dans son repos. Croisez ses mains humblement, Comme si elle priait en silence, Sur sa poitrine! Avouant sa faiblesse, Sa coupable conduite, Et abandonnant, avec douceur, Ses peches a son Sauveur! Ce poeme n'est pas moins remarquable par sa vigueur que par son pathetique. La versification, tout en poussant la fantaisie jusqu'au fantastique, n'en est pas moins admirablement adaptee a la furieuse demence qui est la these du poeme. Parmi les petits poemes de lord Byron il en est un qui n'a jamais recu de la critique les hommages qu'il merite incontestablement[77]. Quoique le jour de ma destinee fut arrive, Et que l'etoile de mon destin fut sur son declin, Ton tendre coeur a refuse de decouvrir Les fautes que tant d'autres ont su trouver; Quoique ton ame fut familiarisee avec mon chagrin, Elle n'a pas craint de le partager avec moi, Et l'amour que mon esprit s'etait fait en peinture, Je ne l'ai jamais trouve qu'en _toi_. Quand la nature sourit autour de moi, Le seul sourire qui reponde au mien, Je ne crois pas qu'il soit trompeur, Parce qu'il me rappelle le tien; Et quand les vents sont en guerre avec l'ocean, Comme les coeurs auxquels je croyais le sont avec moi, Si les vagues qu'ils soulevent excitent une emotion, C'est parce qu'elles me portent loin de _toi_. Quoique le roc de mon esperance soit fracasse, Et que ses debris soient engloutis dans la vague, Quoique je sente que mon ame est livree A la douleur--elle ne sera pas son esclave. Mille angoisses peuvent me poursuivre; Elles peuvent m'ecraser, mais non me mepriser-- Elles peuvent me torturer, mais non me soumettre-- C'est a _toi_ que je pense--non a elles. Quoique humaine, tu ne m'as pas trompe; Quoique femme, tu ne m'as point delaisse; Quoique aimee, tu as craint de m'affliger; Quoique calomniee, jamais tu ne t'es laissee ebranler; Quoique ayant ma confiance, tu ne m'as jamais renie; Si tu t'es separee de moi, ce n'etait pas pour fuir; Si tu veillas sur moi, ce n'etait pas pour me diffamer; Si tu restas muette, ce n'etait pas pour donner au monde le droit de me condamner. Cependant je ne blame pas le monde, ni ne le meprise, Pas plus que la guerre declaree par tous a un seul. Si mon ame n'etait pas faite pour l'apprecier, Ce fut une folie de ne pas le fuir plus tot: Et si cette erreur m'a coute cher, Et plus que je n'aurais jamais pu le prevoir, J'ai trouve que malgre tout ce qu'elle m'a fait perdre, Elle n'a jamais pu me priver de _toi_. Du naufrage du passe, disparu pour moi, Je puis au moins retirer une grande lecon, Il m'a appris que ce que je cherissais le plus Meritait d'etre cheri de moi par dessus tout; Dans le desert jaillit une source, Dans l'immense steppe il y a encore un arbre, Et un oiseau qui chante dans la solitude Et parle a mon ame de toi. Quoique le rythme de ces vers soit un des plus difficiles, on pourrait a peine trouver quelque chose a redire a la versification. Jamais plus noble _theme_ n'a tente la plume d'un poete. C'est l'idee, eminemment propre a elever l'ame, qu'aucun homme ne peut s'attribuer le droit de se plaindre de la destinee dans le malheur, des qu'il lui reste l'amour inebranlable d'une femme[78]. Quoique je considere en toute sincerite Alfred Tennyson comme le plus noble poete qui ait jamais vecu, je me suis a peine laisse le temps de vous en citer un court specimen. Je l'appelle, et le regarde comme le plus noble des poetes, non parce que les impressions qu'il produit sont toujours les plus profondes--non parce que l'emotion poetique qu'il excite est toujours la plus intense,--mais parce qu'il est toujours le plus ethere--en d'autres termes, le plus eleve et le plus pur. Il n'y a pas de poete qui soit si peu de la terre, si peu terrestre. Ce que je vais vous lire est emprunte a son dernier long poeme: _La princesse_. Des larmes, d'indolentes larmes, (je ne sais ce qu'elles veulent dire,) Des larmes du fond de quelque divin desespoir Jaillissent dans le coeur, et montent aux yeux, En regardant les heureux champs d'automne, Et en pensant aux jours qui ne sont plus. Frais comme le premier rayon eclairant la voile, Qui ramene nos amis de l'autre hemisphere, Tristes comme le dernier rayon rougissant celle Qui sombre avec tout ce que nous aimons sous l'horizon; Aussi tristes, aussi frais sont les jours qui ne sont plus. Ah! tristes et etranges comme dans les sombres aurores d'ete Le premier cri des oiseaux eveilles a demi, Pour des oreilles mourantes, quand sous des yeux mourants La croisee lentement en s'illuminant se dessine; Aussi tristes, aussi etranges, sont les jours qui ne sont plus, Aussi chers que des baisers rememores apres la mort, Aussi doux que ceux qu'imagine une pensee sans espoir Sur des levres reservees a d'autres; profonds comme l'amour, Profonds comme le premier amour, entenebres de tous les regrets, O mort dans la vie! tels sont les jours qui ne sont plus. En essayant ainsi de vous exposer, quoique d'une facon bien rapide et bien imparfaite, ma conception du principe poetique, je ne me suis propose que de vous suggerer cette reflexion: c'est que, si ce principe est strictement et simplement l'aspiration de l'ame humaine vers la beaute surnaturelle, sa manifestation doit toujours se trouver dans une emotion qui eleve l'ame, tout a fait independante de la passion qui enivre le coeur, et de la verite qui satisfait la raison. Pour ce qui regarde la passion, helas! elle tend plutot a degrader qu'a elever l'ame. L'Amour, au contraire,--l'Amour,--le vrai, le divin Eros--la Venus Uranienne si differente de la Venus Dioneenne--est sans contredit le plus pur et le plus vrai de tous les themes poetiques. Quant a la Verite, si par l'acquisition d'une verite particuliere nous arrivons a percevoir de l'harmonie ou nous n'en voyions pas auparavant, nous eprouvons alors en meme temps le veritable effet poetique; mais cet effet ne doit s'attribuer qu'a l'harmonie seule, et nullement a la verite qui n'a servi qu'a faire eclater cette harmonie. Nous pouvons cependant nous faire plus directement une idee distincte de ce qu'est la veritable poesie, en considerant quelques-uns des simples elements qui produisent dans le poete lui-meme le veritable effet poetique. Il reconnait l'ambroisie qui nourrit son ame dans les orbes brillants qui etincellent dans le Ciel, dans les volutes de la fleur, dans les bouquets formes par d'humbles arbustes, dans l'ondoiement des champs de ble, dans l'obliquement des grands arbres vers le levant, dans les bleus lointains des montagnes, dans le groupement des nuages, dans le tintement des ruisseaux qui se derobent a demi, le miroitement des rivieres d'argent, dans le repos des lacs isoles, dans les profondeurs des sources solitaires ou se mirent les etoiles. Il la reconnait dans les chants des oiseaux, dans la harpe d'Eole, dans le soupir du vent nocturne, dans la voix lugubre de la foret, dans la vague qui se plaint au rivage, dans la fraiche haleine des bois, dans le parfum de la violette, dans la voluptueuse senteur de l'hyacinthe, dans l'odeur suggestive qui lui vient le soir d'iles eloignees non decouvertes, sur des oceans sombres, illimites, inexplores. Il la reconnait dans toutes les nobles pensees, dans toutes les aspirations qui ne sont pas de la terre, dans toutes les saintes impulsions, dans toutes les actions chevaleresques, genereuses, et supposant le sacrifice de soi-meme. Il la sent dans la beaute de la femme, dans la grace de sa demarche, dans l'eclat de ses yeux, dans la melodie de sa voix, dans son doux sourire, dans son soupir, dans l'harmonie du fremissement de sa robe. Il la sent profondement dans ses attraits enveloppants, dans ses brulants enthousiasmes, dans ses gracieuses charites, dans ses douces et pieuses patiences; mais par dessus tout, oui, par dessus tout, il l'adore a genoux, dans la fidelite, dans la purete, dans la force, dans la supreme et divine majeste de son _amour_. Permettez-moi d'achever, en vous lisant encore un petit poeme, un poeme d'un caractere bien different de ceux que je vous ai cites. Il est de Motherwell[79], et est intitule le _Chant du Cavalier_. Avec nos idees modernes et tout a fait rationnelles sur l'absurdite et l'impiete de la guerre, nous ne sommes pas precisement dans l'etat d'esprit le mieux fait pour sympathiser avec les sentiments de ce poeme et par consequent pour en apprecier la reelle excellence. Pour y arriver, il faut nous identifier nous-memes en imagination avec l'ame du vieux cavalier. Un coursier! Un coursier! d'une vitesse sans egale! Une epee d'un metal acere! Pour de nobles coeurs tout le reste est peu de chose-- Sur terre tout le reste n'est rien. Les hennissements du fier cheval de guerre, Le roulement du tambour, L'eclat percant de la trompette, Sont des bruits qui viennent du ciel; Et puis! le tonnerre des chevaliers serres qui se precipitent En meme temps que grandit leur cri de guerre, Peut faire descendre du ciel un ange etincelant, Et reveiller un demon de l'enfer. Montez donc! montez donc, nobles braves, montez tous, Hatez-vous de revetir vos cimiers; Courriers de la mort, Gloire et Honneur, appelez-nous Au champ de guerre une fois encore. D'aigres larmes ne rempliront pas nos yeux, Quand la poignee de notre epee sera dans notre main; Nous partirons le coeur entier, sans un soupir Pour la plus belle du pays. Laissons l'amoureux jouer du chalumeau, et le poltron Se lamenter et pleurnicher; Notre affaire a nous, c'est de combattre en hommes, Et de mourir en heros! QUELQUES SECRETS DE LA PRISON DU MAGAZINE L'absence d'une Loi internationale des droits d'auteur, en mettant presque les auteurs dans l'impossibilite d'obtenir de leurs editeurs et libraires la remuneration de leurs labeurs litteraires, a eu pour effet de forcer un grand nombre de nos meilleurs ecrivains de se mettre au service des Revues et des Magazines; ceux-ci, avec une perseverance qui leur donne quelque credit, semblent faire un certain cas de l'excellent vieux dicton, que meme dans l'ingrat champ des Lettres, tout travail merite son salaire. En vertu de quel reveche instinct de l'honnete et du convenable, ces journaux ont-ils eu le courage de persister dans leurs habitudes payantes, au nez meme de l'opposition des Foster et des Leonard Scott, qui pour huit dollars vous fournissent a l'annee quatre periodiques anglais, c'est la un point qu'il nous est bien difficile de resoudre, et dont nous ne voyons pas de plus raisonnable explication que dans la persistance de l'_esprit de patrie_. Que des Magazines puissent vivre dans ces conditions, et non seulement vivre, mais prosperer, et non seulement prosperer, mais encore arriver a debourser de l'argent pour payer des articles originaux, ce sont la des faits qui ne peuvent s'expliquer que par la supposition fantastique, mais precieuse, qu'il reste encore quelque part dans les cendres une etincelle qui n'est pas tout a fait eteinte du feu de l'amour pour les lettres et les hommes de lettres qui animait autrefois l'esprit americain. Il serait indecent (c'est peut-etre la leur idee) de laisser nos pauvres diables d'auteurs mourir de faim, pendant que nous nous engraissons, litterairement parlant, des excellentes choses que, sans rougir, nous prenons dans la poche de toute l'Europe; il ne serait pas tout a fait _comme il faut_ de laisser se commettre une pareille atrocite; voila pourquoi nous avons des Magazines, et un certain public qui s'abonne a ces Magazines (par pure pitie); voila pourquoi nous avons des editeurs de Magazines cumulant quelquefois le double titre d'editeurs et de proprietaires--des editeurs, dis-je, qui, moyennant certaines conditions de bonne conduite, de poufs a l'occasion, et d'une decente servilite, se font un point de conscience d'encourager le pauvre diable d'auteur avec un dollar ou deux, plus ou moins, selon qu'il se comporte decemment, et s'abstient de la vilaine habitude de relever le nez. Nous esperons, cependant, n'etre pas assez prevenu ou assez vindicatif pour insinuer que ce qui, de leur part (des editeurs de Magazines) semble si peu liberal, soit en realite une illiberalite qui doive etre mise a leur charge. De fait, il saute aux yeux que ce que nous avons dit est precisement l'inverse d'une pareille accusation. Ces editeurs paient _quelque chose_--les autres ne paient rien du tout. Il y a la evidemment une certaine difference,--quoiqu'un mathematicien put pretendre que la difference est infinitesimale. Mais enfin ces editeurs et proprietaires de Magazines _paient_ (il n'y a pas a dire), et pour votre pauvre diable d'auteur les plus minimes faveurs meritent la reconnaissance. Non, le manque de liberalite est du cote du public infatue de ses demagogues, du cote du public qui souffre que ses delegues, les oints de son choix (ou peut-etre les maudits[80]) insultent a son sens commun, (a lui public), en faisant dans nos Chambres nationales des discours ou ils prouvent qu'il est beau et commode de voler l'Europe litteraire sur les grands chemins, et qu'il n'y a pas de plus grossiere absurdite que de pretendre qu'un homme a quelque droit et quelque titre a sa propre cervelle ou a la matiere sans consistance qu'il en file, comme une maudite chenille qu'il est. Si ces matieres aussi fragiles que le fil de la vierge ont besoin de protection, c'est que nous avons les mains pleines et de vers a soie et de _morus multicaulis_[81]. Mais si nous ne pouvons pas, dans ces circonstances, reprocher aux editeurs de Magazines un manque absolu de liberalite (puisqu'ils paient), il y a un point particulier, au sujet duquel nous avons d'excellentes raisons de les accuser. Pourquoi (puisqu'ils doivent payer) ne paient-ils pas de bonne grace et tout de suite? Si nous etions en ce moment de mauvaise humeur, nous pourrions raconter une histoire qui ferait dresser les cheveux sur la tete de Shylock. Un jeune auteur, aux prises avec le desespoir lui-meme sous la forme du spectre de la pauvrete, n'ayant dans sa misere aucun soulagement--n'ayant a attendre aucune sympathie de la part du vulgaire, qui ne comprend pas ses besoins, et pretendrait ne pas les comprendre, quand meme il les concevrait parfaitement--ce jeune auteur est poliment prie de composer un article, pour lequel il sera "gentiment paye." Dans le ravissement, il neglige peut-etre pendant tout un mois le seul emploi qui le fait vivre, et apres avoir creve de faim pendant ce mois, (lui et sa famille) il arrive enfin au bout du mois de supplice et de son article, et l'expedie (en ne laissant point ignorer son pressant besoin) a l'_editeur_ bouffi, et au _proprietaire_ au nez puissant qui a condescendu a l'honorer (lui le pauvre diable) de son patronage. Un mois (de crevaison encore) et pas de reponse. Un second mois, rien encore. Deux autres mois--toujours rien. Une seconde lettre, insinuant modestement que peut-etre l'article n'est pas arrive a destination--toujours point de reponse. Six mois ecoules, l'auteur se presente en personne au bureau de l'editeur et proprietaire. "Revenez une autre fois." Le pauvre diable s'en va, et ne manque pas de revenir. "Revenez encore"--il s'entend dire ce: revenez encore, pendant trois ou quatre mois. La patience a bout, il redemande l'article.--Non, il ne peut pas l'avoir (il etait vraiment trop bon, pour qu'on put le faire passer si legerement)--"il est sous presse," et "des articles de ce caractere ne se paient (c'est notre regle) que six mois apres la publication. Revenez six mois apres l'affaire faite, et votre argent sera tout pret--car nous avons des hommes d'affaire expeditifs--nous-memes." La dessus le pauvre diable s'en va satisfait, et se dit qu'en somme "l'editeur et proprietaire est un galant homme, et qu'il n'a rien de mieux a faire, (lui, le pauvre diable), que d'attendre. L'on pourrait supposer qu'en effet il eut attendu ... si la mort l'avait voulu. Il meurt de faim, et par la bonne fortune de sa mort, le gras editeur et proprietaire s'engraisse encore de la valeur de vingt-cinq dollars, si habilement sauves, pour etre genereusement depenses en canards-cendres et en champagne. Nous esperons que le lecteur, en parcourant cet article, se gardera de deux choses: la premiere, de croire que nous l'ecrivons sous l'inspiration de notre propre experience, car nous n'ajoutons foi qu'au recit des souffrances actuelles,--la seconde, de faire quelque application personnelle de nos remarques a quelque editeur actuellement vivant, puisqu'il est parfaitement reconnu qu'ils sont tous aussi remarquables par leur generosite et leur urbanite, que par leur facon de comprendre et d'apprecier le genie. FIN TABLE DES MATIERES INTRODUCTION LE DUC DE L'OMELETTE LE MILLE ET DEUXIEME CONTE DE SCHEHERAZADE MELLONTA TAUTA COMMENT S'ECRIT UN ARTICLE A LA BLACKWOOD LA FILOUTERIE CONSIDEREE COMME SCIENCE EXACTE L'HOMME D'AFFAIRES L'ENSEVELISSEMENT PREMATURE BON-BON LA CRYPTOGRAPHIE DU PRINCIPE POETIQUE QUELQUES SECRETS DE LA PRISON DU MAGAZINE NOTES [1] L'acteur Montfleury. L'auteur du _Parnasse reforme_ le fait ainsi parler dans l'Enfer: "L'homme donc qui voudrait savoir ce dont je suis mort, qu'il ne demande pas si ce fut de fievre ou de podagre ou d'autre chose, mais qu'il entende que ce fut de l'_Andromaque_." (J. Gueret, 1668.) Montfleury jouait le role d'Oreste dans la tragedie d'_Andromaque_ lorsqu'il tomba malade et mourut en quelques jours. [2] Les mots ecrits en italiques se trouvent en francais dans le texte de Poe. [3] Les coralites. [4] "Une des plus remarquables curiosites du Texas est en effet une foret petrifiee, pres de la source de la riviere Pasigno. Elle se compose de quelques centaines d'arbres, parfaitement droits, tous changes en pierre. Quelques-uns, qui commencent a pousser, ne sont qu'en partie petrifies. C'est la un fait frappant pour les naturalistes, et qui doit les amener a modifier leur theorie de la petrification." _Kennedy_. L'existence de ce fait, d'abord contestee, a ete depuis confirmee par la decouverte d'une foret completement petrifiee pres de la source de la riviere Chayenne ou Chienne qui sort des Montagnes Noires de la chaine des Rocs. Il y a peu de spectacles, sur la surface du globe, plus remarquables, soit au point de vue de la science geologique, soit au point de vue du pittoresque, que celui de la foret petrifiee pres du Caire. Le voyageur, apres avoir passe devant les tombes des califes et franchi les portes de la ville, se dirige vers le sud, presque en angle droit avec la route qui traverse le desert pour aller a Suez, et, apres avoir fait quelque dix milles dans une vallee basse et sterile, couverte de sable, de gravier, et de coquilles marines, aussi fraiches que si la maree venait de se retirer la veille, traverse une longue ligne de collines de sable, qui courent pendant quelque temps dans une direction parallele a son chemin. La scene qui se presente alors a ses yeux offre un caractere inconcevable d'etrangete et de desolation. C'est une masse de troncons d'arbres, tous petrifies, qui sonnent comme du fer fondu sous le talon de son cheval, et qui semblent s'etendre a des milles et des milles autour de lui sous la forme d'une foret abattue et morte. Le bois a une teinte brun fonce, mais conserve parfaitement sa forme; ces troncons ont de un a quinze pieds de long, et de un demi-pied a trois pieds d'epaisseur; ils paraissent si rapproches les uns des autres, qu'un ane egyptien peut a peine passer a travers; et ils sont si naturels, qu'en Ecosse ou en Irlande, on pourrait prendre cet endroit pour quelque enorme fondriere dessechee, ou les arbres exhumes et gisants pourrissent au soleil. Les racines et les branches de beaucoup de ces arbres sont intactes, et dans quelques-uns on peut facilement reconnaitre les vermoulures sous l'ecorce. Les plus delicates veines de l'aubier, les plus fins details du coeur du bois y sont dans leur entiere perfection, et defient les plus fortes lentilles. La masse est si completement silicifiee, qu'elle peut rayer le verre et recevoir le poli le plus acheve.--_Asiatic Magazine_. [5] La caverne Mammoth du Kentucky. [6] En Islande, 1783. [7] "Pendant l'eruption de l'Hecla en 1766, des nuages de cendres produisirent une telle obscurite, qu'a Glaumba, a plus de cinquante lieues de la montagne, on ne pouvait trouver son chemin qu'a tatons. Lors de l'eruption du Vesuve en 1794, a Caserta, a quatre lieues de distance, il fallut recourir a la lumiere des torches. Le 1er mai 1812, un nuage de cendres et de sable, venant d'un volcan de l'ile Saint- Vincent, couvrit toute l'etendue des Barbades, en repandant une telle obscurite qu'en plein midi et en plein air, on ne pouvait distinguer les arbres ou autres objets rapproches, pas meme un mouchoir blanc place a la distance de six pouces de l'oeil."--_Murray_, p. 215, _Phil. edit._ [8] En 1790, dans le Caraccas, pendant un tremblement de terre, une certaine etendue de terrain granitique s'engouffra, et laissa a sa place un lac de 800 metres de diametre, et de 90 a 100 pieds de profondeur. Ce terrain etait une partie de la foret d'Aripao, et les arbres resterent verts sous l'eau pendant plusieurs mois--_Murray_, p. 221. [9] Le plus dur acier manufacture peut, sous l'action d'un chalumeau, se reduire a une poudre impalpable, capable de flotter dans l'air atmospherique. [10] La region du Niger. Voir le _Colonial Magazine de Simmond_. [11] Le _Formicaleo_. On peut appliquer le terme de monstre aux petits etres anormaux aussi bien qu'aux grands, les epithetes telles que celle de _vaste_ etant purement comparatives. La caverne du Formicaleo est _vaste_ en comparaison de celle de la fourmi rouge ordinaire. Un grain de sable est aussi un _roc_. [12] L'_Epidendron, flos aeris_, de la famille des Orchidees, n'a que l'extremite de ses racines attachee a un arbre ou a un autre objet d'ou il ne tire aucune nourriture; il ne vit que d'air. [13] Les _Parasites_, telles que la prodigieuse _Rafflesia Arnaldii_. [14] Schouw parle d'une espece de plantes qui croissent sur les animaux vivants--les _Plantae Epizoae_. A cette classe appartiennent quelques _Fuci_ et quelques _Algues_. M. J.B. Williams de Salem, Mass. a presente a l'Institut national un insecte de la Nouvelle Zelande, qu'il decrit ainsi: "Le _Hotte_, une chenille ou ver bien caracterise, se trouve a la racine de l'arbre _Rata_, avec une plante qui lui pousse sur la tete. Ce tres singulier et tres extraordinaire insecte traverse les arbres _Rata_ et _Perriri_: il y entre par le sommet, s'y creuse un chemin en rongeant, et perce le tronc de l'arbre jusqu'a ce qu'il atteigne la racine; il sort alors de la racine et meurt, ou reste endormi, et la plante pousse sur sa tete; son corps reste intact et est d'une substance plus dure que pendant sa vie. Les indigenes tirent de cet insecte une couleur pour le tatouage." [15] Dans les mines et les cavernes naturelles on trouve une espece de _fungus_ cryptogame, qui projette une intense phosphorescence. [16] L'orchis, la scabieuse, et la valisnerie. [17] "La corolle de cette fleur (_l'aristolochia clematitis_), qui est tubulaire, mais qui se termine en haut en membre ligule, se gonfle a sa base en forme globulaire. La partie tubulaire est revetue interieurement de poils raides, pointant en bas. La partie globulaire contient le pistil, uniquement compose d'un germen et d'un stigma, et les etamines qui l'entourent. Mais les etamines, etant plus courtes que le germen meme, ne peuvent decharger le pollen de maniere a le jeter sur le stigma, la fleur restant toujours droite jusqu'apres l'impregnation. Et ainsi, sans quelque secours special et etranger, le pollen doit necessairement tomber dans le fond de la fleur. Or, le secours donne dans ce cas par la nature est celui du _Tiputa Pennicornis_, un petit insecte, qui, entrant dans le tube de la corolle en quete de miel, descend jusqu'au fond, et y farfouille jusqu'a ce qu'il soit tout couvert de pollen. Mais comme il n'a pas la force de remonter a cause de la position des poils qui convergent vers le fond comme les fils d'une souriciere, dans l'impatience qu'il eprouve de se voir prisonnier, il va et vient en tous sens, essayant tous les coins, jusqu'a ce qu'enfin, traversant plusieurs fois le stigma, il le couvre d'une quantite de pollen suffisante pour l'en impregner; apres quoi la fleur commence bientot a s'incliner, et les poils a se retirer contre les parois du tube, laissant ainsi un passage a la retraite de l'insecte." _Rev. P. Keith: Systeme de botanique physiologique._ [18] Les abeilles,--depuis qu'il y a des abeilles--ont construit leurs cellules dans les memes proportions, avec le meme nombre de cotes et la meme inclinaison de ces cotes. Or il a ete demontre (et ce probleme implique les plus profonds principes des mathematiques) que les proportions, le nombre de ces cotes, les angles qu'ils forment sont ceux-la memes qui sont precisement les plus propres a leur donner le plus de place compatible avec la plus grande solidite de construction. Pendant la derniere partie du dernier siecle, les mathematiciens souleverent la question "de determiner la meilleure forme a donner aux ailes d'un moulin a vent en tenant compte de leur distance variable des points de l'axe tournant et aussi des centres de revolution." C'est la un probleme excessivement complique; en d'autres termes, il s'agissait de trouver la meilleure disposition possible par rapport a une infinite de distances differentes et a une infinite de points pris sur l'arbre de couche. Il y eut mille tentatives insignifiantes de la part des plus illustres mathematiciens pour repondre a la question; et lorsque enfin la vraie solution fut decouverte, on s'avisa que les ailes de l'oiseau avaient resolu le probleme avec une absolue precision du jour ou le premier oiseau avait traverse les airs. [19] J'ai observe entre Frankfort et le territoire d'Indiana un vol de pigeons d'un mille au moins de largeur; il mit quatre heures a passer; ce qui, a raison d'un mille par minute, donne une longueur de 240 milles; et, en supposant trois pigeons par metre carre, donne 2,230,272,000 pigeons.--_Voyage au Canada et aux Etats-Unis par le lieutenant F. Hall._ [20] "La terre est portee par une vache bleue, ayant quatre cents cornes." _Le Coran de Sale._ [21] Les _Entozoa_ ou vers intestinaux ont ete souvent observes dans les muscles et la substance cerebrale de l'homme.--Voir la _Physiologie de Wyatt_, p. 143. [22] Sur le grand railway de l'Ouest, entre Londres et Exeter, on atteint une vitesse de 71 milles a l'heure. Un train pesant 90 tonnes fit le trajet de Paddington a Didcot (53 milles) en 51 minutes. [23] L'_Eccolabeion_. [24] L'Automate joueur d'echecs de Maelzel.--Poe a decrit en detail cet automate dans un Essai traduit par Baudelaire. [25] La machine a calculer de Babbage. [26] Chabert, et depuis lui une centaine d'autres. [27] L'electrotype. [28] Wollaston fit avec du platine pour le champ d'un telescope un fil ayant un quatre-vingt-dix millieme de pouce d'epaisseur. On ne pouvait le voir qu'a l'aide du microscope. [29] Newton a demontre que la retine, sous l'influence du rayon violet du spectre solaire, vibrait 900,000,000 de fois en une seconde. [30] La pile voltaique. [31] Le telegraphe electrique transmet instantanement la pensee au moins a quelque distance que ce soit sur la terre. [32] L'appareil du telegraphe electrique imprimeur. [33] Experience vulgaire en physique. Si de deux points lumineux on fait entrer deux rayons rouges dans une chambre noire de maniere a les faire tomber sur une surface blanche, dans le cas ou ils different en longueur d'un cent millionieme de pouce, leur intensite est doublee. Il en est de meme, si cette difference en longueur est un nombre entier multiple de cette fraction. Un multiple de 2-1/4, de 3-2/3, etc ... donne une intensite egale a un seul rayon; mais un multiple de 2-1/2, 3-1/2, etc ... donne une obscurite complete. Pour les rayons violets on observe les memes effets, quand la difference de leur longueur est d'un cent soixante-sept millionieme de pouce; avec tous les autres rayons les resultats sont les memes--la difference s'accroissant dans une proportion uniforme du violet au rouge. Des experiences analogues par rapport au son produisent des resultats analogues. [34] Mettez un creuset de platine sur une lampe a esprit, et maintenez-le au rouge; versez-y un peu d'acide sulfurique; cet acide, bien qu'etant le plus volatile des corps a une temperature ordinaire, sera completement fixe dans un creuset chauffe, et pas une goutte ne s'evaporera--etant environne de sa propre ionosphere, il ne touche pas, de fait, les parois du creuset. Introduisez alors quelques gouttes d'eau, et immediatement l'acide venant en contact avec les parois brulantes du creuset, s'echappe en vapeur acide sulfureuse, et avec une telle rapidite que le calorique de l'eau s'evapore avec lui, et laisse au fond du vase une couche de glace, que l'on peut retirer en saisissant le moment precis avant qu'elle ne se fonde. [35] Le Daguerreotype. [36] Quoique la lumiere traverse 167,000 milles en une seconde, la distance des soixante et un Cygni (la seule etoile dont la distance soit certainement constatee) est si inconcevable que ses rayons mettraient plus de dix ans pour atteindre la terre. Quant aux etoiles plus eloignees, vingt ou meme mille ans seraient une estimation modeste. Ainsi, a supposer qu'elles aient ete aneanties depuis vingt ou mille ans, nous pourrions encore les apercevoir aujourd'hui, au moyen de la lumiere emise de leur surface il y a vingt ou mille ans. Il n'est donc pas impossible, ni meme improbable que beaucoup de celles que nous voyons aujourd'hui soient en realite eteintes. Herschel l'ancien soutient que la lumiere des plus faibles nebuleuses apercues a l'aide de son grand telescope doit avoir mis trois millions d'annees pour atteindre la terre. Quelques-unes, visibles dans l'instrument de Lord Rosse doivent avoir au moins demande vingt millions d'annees. [37] Aristote. [38] Euclide. [39] Kant. [40] Hogg, poete anglais, a la place de Bacon. Jeu de mots: _Bacon_ en anglais signifiant _lard_, et _hog_, _cochon_. [41] Le fameux John Stuart Mill, auteur d'un traite de Logique experimentale. Le mot Mill en anglais veut dire Moulin, d'ou le jeu de mot a l'adresse de Bentham, dont Mill etait le disciple. [42] Poe a cite et developpe ces considerations philosophiques dans son _Eureka_. [43] Populace. [44] Heros. [45] Heliogabale. [46] Madler. Poe a expose et refute plus au long le systeme de cet astronome dans son _Eureka_. [47] Le texte anglais explique ce jeu de mots intraduisible en francais: _Cornwallis_ y devient: _some wealthy dealer in corn_, un riche negociant en ble. [48] Cuistre pretentieux. [49] Tabitha Navet. [50] Vieux canard. [51] Tintamarre demagogique. [52] _Critique de la Raison pure.--Elements metaphysiques des sciences naturelles._ [53] Le fuyard peut combattre encore, Ce que ne peut celui qui est tue. [54] Romancier americain, que Poe juge ainsi dans ses _Marginalia_: "Son art est grand et d'un haut caractere, mais massif et sans details. Il commence toujours bien, mais il ne sait pas du tout achever; il est excessivement volage et irregulier, mais plein d'action et d'energie." [55] "Comme un chien ne se laissera pas detourner d'un lambeau de cuir graisse". [56] Nous ne l'avons pas trouve. [57] Dans le sens de l'ancien mot _mouleer_, qui moud son ble au moulin banal. (La Curne de Sante-Palaye.) [58] Chats tigres. [59] phrenes [60] Le mot attribue a Platon signifie "l'ame est immaterielle." Le Diable, en changeant aulos en augos, pretend avoir enleve a la definition de Platon tout sens intelligible. [61] "Ciceron, Lucrece, Seneque ecrivaient sur la philosophie, mais c'etait la philosophie grecque."--Condorcet. [62] Arouet de Voltaire. [63] Machiavel, Mazarin, Robespierre. [64] Graham's Magazine, 1841. [65] "On a imagine bien des methodes differentes pour transmettre d'individu a individu des informations secretes au moyen d'une ecriture illisible pour tout autre que le destinataire; et on a generalement appele cet art de correspondance secrete la _cryptographie_. Les anciens ont connu plusieurs genres d'ecriture secrete. Quelquefois on rasait la tete d'un esclave, et l'on ecrivait sur le crane avec quelque fluide colore indelebile; apres quoi on laissait pousser la chevelure, et ainsi l'on pouvait transmettre une information sans aucun danger de la voir decouverte avant que la depeche ambulante arrivat a sa destination. La Cryptographie proprement dite embrasse tous les modes d'ecriture rendus lisibles au moyen d'une clef explicative qui fait connaitre le sens reel du chiffre employe." [66] "Un mot suffit au sage." [67] "Des phrases sans suite et des combinaisons de mots sans signification, comme le reconnaitrait lui-meme le savant lexicographe, cachees sous un chiffre cryptographique, sont plus propres a _embarrasser_ le chercheur curieux, et defient plus completement la penetration que ne le feraient les plus profonds _apophthegmes_ des plus savants philosophes. Si les recherches abstruses des scoliastes ne lui etaient presentees que dans le vocabulaire non deguise de sa langue maternelle...." [68] "Nous avons besoin de nous voir immediatement pour choses de grande importance. Les plans sont decouverts, et les conspirateurs entre nos mains. Venez en toute hate." [69] Cet essai, comme l'indique sa forme, n'est autre chose qu'une des lectures ou conferences que Poe fit en 1844 et 1845 sur la poesie et sur les poetes en Amerique. [70] Cette version est empruntee a la traduction que nous avons publiee des _Poesies completes de Shelley_,(3 v. in-18, Albert Savine, editeur.) Nous saisissons avec empressement cette occasion d'ajouter le remarquable jugement de Poe sur Shelley aux nombreuses appreciations de la Critique Anglaise que nous avons citees dans notre livre: _Shelley: sa vie et ses oeuvres_ (1 v. in-18) qui commente et complete notre traduction. "Si jamais homme a noye ses pensees dans l'expression, ce fut Shelley. Si jamais poete a chante (comme les oiseaux chantent)--par une impulsion naturelle,--avec ardeur, avec un entier abandon--pour lui seul--et pour la pure joie de son propre chant--ce poete est l'auteur de la _Plante Sensitive_. D'art, en dehors de celui qui est l'instinct infaillible du Genie--il n'en a pas, ou il l'a completement dedaigne. En realite il dedaignait la Regle qui est l'emanation de la Loi, parce qu'il trouvait sa loi dans sa propre ame. Ses chants ne sont que des notes frustes--ebauches stenographiques de poemes--ebauches qui suffisaient amplement a sa propre intelligence, et qu'il ne voulut pas se donner la peine de developper dans leur plenitude pour celle de ses semblables. Il est difficile de trouver dans ses ouvrages une conception vraiment achevee. C'est pour cette raison qu'il est le plus fatigant des poetes. Mais s'il fatigue, c'est plutot pour avoir fait trop peu que trop; ce qui chez lui semble le developpement diffus d'une idee n'est que la concentration concise d'un grand nombre; et c'est cette concision qui le rend obscur. "Pour un tel homme, imiter etait hors de question, et ne repondait a aucun but--car il ne s'adressait qu'a son propre esprit, qui n'eut pas compris une langue etrangere--c'est pourquoi il est profondement original. Son etrangete provient de la perception intuitive de cette verite que Lord Bacon a seul exprimee en termes precis, quand il a dit "Il n'y a pas de beaute exquise qui n'offre quelque etrangete dans ses proportions." Mais que Shelley soit obscur, original, ou etrange, il est toujours sincere. Il ne connait pas l'_affectation_." [71] N.P. Willis, essayste, conteur et poete americain. Poe lui a consacre un long article dans ses Essais Critiques sur la litterature americaine. Il reproche surtout a ses compositions "une teinte marquee de mondanite et d'affectation." [72] Poe est revenu a plusieurs reprises sur ce morceau dans ses _Notes marginales_. L'eloge qu'il fait ici du poete americain Longfellow ne l'empeche pas de le juger en maint endroit avec une singuliere severite. "H.W. Longfellow," dit-il dans un curieux essai intitule _Autographie_ ou il rapproche le caractere et le genie des ecrivains de leur ecriture, "a droit a la premiere place parmi les poetes de l'Amerique--du moins a la premiere place parmi ceux qui se sont mis en evidence comme poetes. Ses qualites sont toutes de l'ordre le plus eleve, tandis que ses fautes sont surtout celles de l'affectation et de l'imitation--une imitation qui touche quelquefois au larcin." [73] Poe critique ainsi cette strophe dans ses _Marginalia_: "Une _seule_ plume qui tombe ne peint que bien imparfaitement la toute-puissance envahissante des tenebres; mais une objection plus speciale se peut tirer de la comparaison d'une plume avec la chute d'une autre. La nuit est personnifiee par un oiseau, et les tenebres, qui sont la plume de cet oiseau, tombent de ses ailes, comment? comme une autre plume tombe d'un autre oiseau. Oui, c'est bien cela. La comparaison se compose de deux termes identiques--c'est-a-dire, qu'elle est nulle. Elle n'a pas plus de force qu'une proposition identique en logique." [74] William Cullen Bryant, l'un des poetes americains les plus admires de Poe. "M. Bryant," dit-il dans son essai critique sur ce poete, "excelle dans les petits poemes moraux. En fait de versification, il n'est surpasse par personne en Amerique, sinon, peut-etre, par M. Sprague.... M. Bryant a du genie et un genie d'un caractere bien tranche; s'il a ete neglige par les ecoles modernes, c'est qu'il a manque des caracteres uniquement exterieurs qui sont devenus le symbole de ces ecoles." [75] Poete americain, professeur a l'Universite de Maryland, mort a l'age de vingt-six ans, 1828. En 1825, il publia a Baltimore le volume de poesies d'ou celle que cite Poe est tiree. Ce volume fut accueilli en Amerique par les eloges les plus enthousiastes. [76] Poe a consacre a l'auteur si populaire de la _Chanson de la chemise_ un assez long article critique ou il developpe ce qu'il en dit ici. A cote de la _Belle Ines_ et de la _Maison hantee_, il met a peu pres au meme niveau: L'Ode a la _Melancolie_, le _Reve d'Eugene Aram_, le _Pont des Soupirs_ et une piece qui lui semble peut-etre caracteriser le plus profondement le genie de ce singulier poete fantaisiste: _Miss Kilmanseg et sa Precieuse jambe_. "C'est l'histoire, dit-il, d'une tres riche heritiere excessivement gatee par ses parents; elle tombe un jour de cheval, et se blesse si gravement la jambe, que l'amputation devient inevitable. Pour remplacer sa vraie jambe, elle veut a toute force une jambe d'or massif, ayant exactement les proportions de la jambe originale. L'admiration que cette jambe excite lui en fait oublier les inconvenients. Cette jambe excite la cupidite d'un _chevalier d'industrie_ qui decide sa proprietaire a l'epouser, dissipe sa fortune, et finalement lui vole sa jambe d'or, lui casse la tete avec, et decampe. Cette histoire est merveilleusement bien racontee et abonde en morceaux brillants, et surtout riches en ce que nous avons appele la _Fantaisie_." [77] Ce poeme est adresse a Augusta Leigh, la soeur de Byron. [78] Nous extrayons des _Marginalia_ de Poe un passage qui completera l'idee qu'il ne fait qu'indiquer ici, et ou la poetique amoureuse de Byron jeune est admirablement caracterisee: "Les anges," dit madame Dudevant, une femme qui seme une foule d'admirables sentiments a travers un chaos des plus dehontees et des plus attaquables fictions, "les anges ne sont pas plus purs que le coeur d'un jeune homme qui aime en verite." Cette hyperbole n'est pas tres loin de la verite. Ce serait la verite meme, si elle s'appliquait a l'amour fervent d'un jeune homme qui serait en meme temps un poete. L'amour juvenile d'un poete est sans contredit un des sentiments humains qui realise de plus pres nos reves de chastes voluptes celestes. "Dans toutes les allusions de l'auteur de Childe-Harold a sa passion pour Mary Chaworth, circule un souffle de tendresse et de purete presque spirituelle, qui contraste violemment avec la grossierete terrestre qui penetre et defigure ses poemes d'amour ordinaires. Le _Reve_, ou se trouvent retraces ou au moins figures les incidents de sa separation d'avec elle au moment de son depart pour ses voyages, n'a jamais ete surpasse (jamais du moins par lui-meme) en ferveur, en delicatesse, en sincerite, melees a quelque chose d'ethere qui l'eleve et l'ennoblit. C'est ce qui permet de douter qu'il ait jamais rien ecrit d'aussi moins universellement populaire. Nous avons quelque raison de croire que son attachement pour cette Mary (nom qui semble avoir eu pour lui un enchantement particulier) fut serieux et durable. Il y a de ce fait cent preuves evidentes disseminees dans ses poemes et ses lettres, ainsi que dans les memoires de ses amis et de ses contemporains. Mais le serieux et la duree de cet amour ne vont pas du tout a l'encontre de cette opinion que cette passion (si on peut lui donner proprement ce nom) offrit un caractere eminemment romantique, vague et imaginatif. Nee du moment, de ce besoin d'aimer que ressent la jeunesse, elle fut entretenue et nourrie par les eaux, les collines, les fleurs et les etoiles. Elle n'a aucun rapport direct avec la personne, le caractere ou le retour d'affection de Mary Chaworth. Toute jeune fille, pour peu qu'elle ne fut pas denuee d'attraction, eut ete aimee de lui dans les memes circonstances de vie commune et de libres relations, que nous representent les gravures. Ils se voyaient sans obstacle et sans reserve. Ils jouaient ensemble comme de vrais enfants qu'ils etaient. Ils lisaient ensemble les memes livres, chantaient les memes chansons, erraient ensemble la main dans la main a travers leurs proprietes contigues. Il en resulta un amour non seulement naturel et probable, mais aussi inevitable que la destinee meme. "Dans de telles circonstances, Mary Chaworth (qui nous est representee comme douee d'une beaute peu commune et de quelques talents) ne pouvait manquer d'inspirer une passion de ce genre, et etait tout ce qu'il fallait pour incarner l'ideal qui hantait l'imagination du poete. Il est peut-etre preferable, au point de vue du pur roman de leur amour, que leurs relations aient ete brisees de bonne heure, et ne se soient point renouees dans la suite. Toute la chaleur, toute la passion d'ame, la partie reelle et essentielle de roman qui marquerent leur liaison enfantine, tout cela doit etre mis entierement sur le compte du poete. Si elle ressentit quelque chose d'analogue, ce ne fut sur elle que l'effet necessaire et actuel du magnetisme exerce par la presence du poete. Si elle y correspondit en quelque chose, ce ne fut qu'une correspondance fatale que lui arracha le sortilege de ses paroles de feu. Loin d'elle, le barde emporta avec lui toutes les imaginations qui etaient le fondement de sa flamme--dont l'absence meme ne fit qu'accroitre la vigueur; tandis que son amour de la femme, moins ideal et en meme temps moins reellement substantiel, ne tarda pas a s'evanouir entierement, par la simple disparition de l'element qui lui avait donne l'etre. Il ne fut pour elle en somme, qu'un jeune homme qui, sans etre laid ni meprisable, etait sans fortune, legerement excentrique et surtout boiteux. Elle fut pour lui l'Egerie de ses reves--la Venus Aphrodite sortant, dans sa pleine et surnaturelle beaute, de l'etincelante ecume au-dessus de l'ocean orageux de ses pensees." [79] William Motherwell (1797-1835) critique et poete ecossais; il publia en 1822 la collection de ses poesies sous ce titre: "Poems, narrative and Lyrical." On a publie en 1851 des _Poemes posthumes_. Il est aussi remarquable dans ses poemes elegiaques et tendres que dans ses chants de guerre. [80] Jeu de mots intraduisible en francais, entre _anointed_, oint, sacre, et _arointed_, mot fabrique de _aroint_, exclamation de degout: _arriere!_ qui ne se trouve que dans Shakespeare. [81] Murier. End of the Project Gutenberg EBook of Derniers Contes, by Edgar Allan Poe *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DERNIERS CONTES *** ***** This file should be named 12562.txt or 12562.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/5/6/12562/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. 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