Project Gutenberg's L'art de la mise en scene, by L. Becq de Fouquieres This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: L'art de la mise en scene Essai d'esthetique theatrale Author: L. Becq de Fouquieres Release Date: June 2, 2004 [EBook #12489] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ART DE LA MISE EN SCENE *** Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team from images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. L. BECQ DE FOUQUIERES L'ART DE LA MISE EN SCENE ESSAI D'ESTHETIQUE THEATRALE PARIS G. CHARPENTIER ET Cie, EDITEURS 1884 PREFACE Il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sur la mise en scene; c'est donc sans fausse modestie que j'ai donne le titre d'_Essai_ a cette etude. Ceux qui, apres moi, s'interesseront a ce sujet et voudront le traiter de nouveau auront sans doute a combler quelques lacunes, a completer ou a rectifier quelques-unes des theories exposees et peut-etre a pousser plus loin et en differents sens leurs investigations. Au premier abord, le sujet parait simple et tres limite; mais plus on y reflechit, plus il apparait tel qu'il est en realite, complexe et d'une etendue infinie. Pour beaucoup de personnes il se resume dans une question toute materielle; et la mise en scene se reduit au plus ou moins de splendeur apportee a la representation d'un ouvrage dramatique, au plus ou moins de richesse des costumes et a une plus ou moins nombreuse figuration. Ce ne sont la cependant que les dehors les plus apparents du sujet, car, en y regardant bien, la mise en scene se confond presque avec l'art dramatique, et c'est dans le cerveau meme du poete qu'il faudrait en commencer l'etude. Toutefois, il y a la une ligne de partage assez nettement tracee: d'un cote, l'art dramatique, c'est-a-dire tout ce qui est l'oeuvre propre du poete; de l'autre, la mise en scene, c'est-a-dire ce qui est l'oeuvre commune de tous ceux qui, a un degre quelconque, concourent a la representation. Sans doute ces deux arts se penetrent reciproquement. Quand le poete se preoccupe de dispositions sceniques, qui ne se deduisent pas necessairement des caracteres et des passions, il fait de l'art theatral; quand un comedien met en relief certains sentiments auxquels l'auteur n'avait pas tout d'abord accorde une importance suffisante, il fait de l'art dramatique. Cependant, comme il est necessaire que tout sujet soit delimite, je maintiendrai la distinction au moins apparente qui separe l'art dramatique de l'art theatral. Cette etude commence donc au moment ou le poete a termine son oeuvre. Ainsi limitee, elle est encore fort complexe; elle comprend la recherche de l'effet general que doit produire la representation et la determination des effets particuliers des actes et des tableaux, dans lesquels se decomposent la piece. Il faut donc arreter le caractere pittoresque de la decoration, son plus ou moins de relief et de profondeur, etc. L'artiste charge d'executer une decoration en trace d'abord une vue d'ensemble sur un plan vertical, qu'il suppose place dans l'encadrement de la scene a la place du rideau. Ensuite il execute la maquette, c'est-a-dire une reduction du decor tel qu'il doit etre dispose sur le plan geometral. Le public a pu voir dans plusieurs expositions quelques maquettes celebres, conservees a la bibliotheque de l'Opera. Pendant que les peintres preparent et brossent les decors, on monte la piece. L'operation preliminaire, qui est la distribution des roles, est peut-etre la plus importante, car le succes definitif en depend. Une fois les roles distribues, chaque acteur apprend le sien. La conception et la composition d'un role imposent a l'acteur qui en est charge un labeur considerable et un grand effort subjectif. Quand tous les roles sont sus, on les assemble; alors commence le travail long et minutieux des repetitions, car on se propose d'arriver a une harmonie generale et a un ensemble, qui souvent, a defaut d'acteurs de premier ordre, suffisent a assurer le succes. Tel role doit etre eteint, tel autre doit etre au contraire plus accentue. En meme temps, on etudie les mouvements sceniques; on determine les places successives que les personnages doivent occuper les uns par rapport aux autres ou par rapport a la decoration; on regle les entrees et les sorties, ce qui exige parfois des remaniements dans le texte de la piece. Puis vient la composition de la figuration, et son instruction orchestrique, s'il y a lieu. Pendant le temps des repetitions, on confectionne les costumes, dont les dessins exigent beaucoup de gout et demandent souvent de longues recherches. Bientot, aux repetitions partielles succedent les repetitions d'ensemble, ou tous les accessoires jouent le role qui leur est assigne. La repetition generale a lieu en costume: c'est une premiere anticipee. Enfin arrive le jour de la premiere representation, qui delivre tout le personnel du theatre de l'anxiete finale et libere auteur, directeur et acteurs d'un labeur ou commencaient a s'user les meilleures volontes. Telle est l'esquisse sommaire du sujet complexe dont j'ai entrepris l'etude. Si celle-ci devait etre poussee a fond, elle exigerait plusieurs volumes, car elle comprendrait: l'architecture theatrale, la peinture decorative, la science tres compliquee de la perspective, la mecanique particuliere des machines, les applications de l'electricite, la description des dessous, du cintre et des coulisses, le role de ces differentes parties, la plantation des decors, la composition et l'examen des magasins d'accessoires, puis les sciences de l'optique et de l'acoustique, et enfin l'art sans limites precises du comedien, etc. De tout ce vaste ensemble, je ne retiendrai que l'ESTHETIQUE THEATRALE, c'est-a-dire l'etude des principes et des lois generales ou particulieres qui regissent la representation des oeuvres dramatiques et concourent a la production du pathetique et du beau. Pour la composition de cet ouvrage, la division du sujet et la repartition des matieres, j'avais le choix entre l'ordre historique et l'ordre esthetique. Le premier exigeait que je suivisse pas a pas le travail de la mise en scene, a partir du moment ou l'auteur depose son manuscrit jusqu'au moment ou le rideau se leve pour la premiere representation. J'ai prefere le second, qui va du general au particulier et qui, des principes generaux, deduit les lois particulieres. Le premier aurait ete preferable si cet ouvrage avait du etre anecdotique. Quant a la methode de travail qui a preside a l'elaboration de cette etude, je crois devoir en dire ici quelques mots. La methode erudite consiste a suivre chaque jour le mouvement litteraire, a noter les faits a mesure qu'ils eveillent l'attention du public et les discussions critiques auxquelles ils donnent lieu dans les journaux et dans les revues; a extraire des ouvrages speciaux les remarques utiles a l'eclaircissement du sujet; puis a classer les notes innombrables ainsi accumulees, a les repartir en un certain nombre de chapitres et a relier le tout au moyen des idees generales qui naissent du groupement des faits. Cette methode implique l'indication de tous les emprunts qu'on a pu faire, et la citation, de tous les auteurs dont on reproduit integralement les idees. Il suffira au lecteur de feuilleter cet ouvrage sans notes et sans references pour conclure que je n'ai pas employe cette methode. Il a ete ecrit en effet d'un bout a l'autre sans le secours d'aucune note et d'aucun livre, par la simple methode speculative. Chacune des deux methodes que j'oppose l'une a l'autre a ses vertus et ses defauts: ce n'est pas ici le lieu de les comparer entre elles. Si j'ai cru devoir indiquer celle que j'ai suivie, c'est uniquement pour expliquer l'absence absolue de citations et afin qu'on ne l'attribuat pas a un dedain, qui ne serait nullement justifie, pour les travaux de tous ceux qui, avant moi, ont etudie en artistes ou en critiques l'art de la mise en scene. Pour etre accessible a un pareil sentiment, il faudrait ne pas etre convaincu comme je le suis que l'esprit de l'homme doit la majeure et la meilleure partie de ses creations en apparence les plus originales a une collaboration incessante, quoique souvent insaisissable et secrete. Pour moi, j'eprouve le plus vif plaisir a avouer ici la double dette de reconnaissance que j'ai contractee. Suivant assidument les representations de la Comedie-Francaise, j'y puise un enseignement dont le prix augmente chaque jour a mes yeux. Depuis que mon attention s'est arretee sur la mise en scene, j'ai pu admirer la science et le gout qui president a la composition artistique des decorations, a la recherche des effets pittoresques ou grandioses, au choix etudie des costumes, a la juste somptuosite des ameublements, a l'instruction orchestrique de la figuration et a la merveilleuse precision des jeux de scene. C'est cet art exquis, joint au labeur consciencieux et a l'incomparable talent des comediens, qui fait de la Comedie-Francaise la premiere ecole dramatique et theatrale de l'Europe, c'est-a-dire du monde entier. Or, ce gout irreprochable et cette science, qui s'appuie sur une longue experience, sont les deux qualites maitresses de son administrateur actuel. Je suis donc heureux de saluer ici M. Emile Perrin comme un des maitres de la mise en scene moderne. Si cet ouvrage a quelque merite, il lui en est redevable en grande partie, car c'est devant ses belles conceptions theatrales que j'ai pu apprecier la portee artistique de la mise en scene et le role important qu'elle est appelee a jouer dans l'art dramatique moderne. Par une rencontre piquante, c'est precisement a un adversaire de M. Perrin que je me sens le devoir de payer ma seconde dette de reconnaissance. On se rappelle la discussion recente qui, dans un tournoi litteraire, a arme l'un contre l'autre M. Sarcey et l'administrateur de la Comedie-Francaise, tous deux, au fond, amoureux du meme objet, Tournoi heureusement sans fin, sans vainqueur ni vaincu, et dont apres tout l'art fait son profit, car, a la lumiere qui jaillit du choc de tels esprits, la verite trouve mieux son chemin qu'au milieu du silence et de la nuit. Mais je ne puis taire que si M. Sarcey redige depuis plus de quinze ans le feuilleton dramatique du _Temps_, je le lis assidument depuis le meme nombre d'annees. Or, s'il m'eut ete impossible de designer avec precision les idees que j'ai pu directement lui emprunter, j'ai la conscience de beaucoup lui devoir, et d'avoir souvent, en le lisant, senti ma pensee s'agiter a l'agitation intellectuelle de la sienne. J'ai donc contracte vis-a-vis de lui une dette, dont je ne saurais meconnaitre la valeur; et il m'est agreable d'avouer hautement l'influence qu'a pu avoir sur mon oeuvre un des maitres incontestes de la critique contemporaine. Je n'ai plus a ajouter que quelques mots explicatifs, pour clore cette preface. Ayant senti la necessite d'appuyer d'un certain nombre d'exemples l'exposition de mes idees, j'ai cru cependant devoir me restreindre a ceux que je pouvais tirer des ouvrages modernes representes depuis peu, ou des oeuvres classiques jouees le plus recemment. Il etait necessaire, en effet, que le public eut encore presents a la memoire les faits sur lesquels j'attire son attention. J'ai souvent employe l'expression de _metteur en scene_; mais la plupart du temps c'est pour moi une expression complexe qui ne repond pas a une personnalite distincte et a une fonction reelle. En parlant du travail theatral, des decors, des jeux et des combinaisons sceniques, j'ai d'ailleurs evite de me servir d'expressions techniques peu familieres aux lecteurs. Par contre, chaque fois que j'ai du me servir de mots appartenant a la langue esthetique ou psychologique, je me suis efforce d'atteindre a la clarte par l'exactitude et la propriete des termes. Enfin, dirai-je pour terminer, j'ai rencontre comme cela etait fatal, la theorie realiste ou naturaliste. Je ne me suis pas derobe a l'obligation de la soumettre a l'analyse critique. Je l'ai fait sans idee preconcue et sans aucun parti pris d'hostilite. On pourra trouver, je crois, que le jugement que je porte sur cette ecole, sans etre complaisant, n'est ni rigoureux ni injuste. Je n'ai eu d'ailleurs a examiner ses theories qu'au point de vue particulier du theatre. L'ART DE LA MISE EN SCENE CHAPITRE PREMIER Le succes n'est pas la mesure de la valeur intrinseque d'une oeuvre dramatique.--Les variations de l'art correspondent aux variations de l'esprit. J'examinerai tout d'abord la question de la mise en scene dans ses termes les plus generaux, ce qui me permettra de formuler des lois generales d'ou il sera ensuite plus facile de deduire les regles particulieres. Je commencerai par rappeler cette verite universellement admise et acceptee couramment comme un lieu commun: la valeur intrinseque d'une oeuvre dramatique n'a pas toujours pour mesure la valeur que lui attribuent les contemporains. Cette proposition ne peut rencontrer beaucoup de contradicteurs. Il suffit de rappeler l'engouement peu justifie du public, a toutes les epoques, pour tel poete ou pour telle oeuvre dramatique. Les exemples que l'on pourrait citer sont innombrables. Si l'on dressait la liste de tous les auteurs ayant joui d'une grande reputation de leur vivant et ayant remporte de tres vifs succes au theatre, on pourrait constater qu'il en est quelques-uns dont les noms ont disparu de la memoire des hommes, et que la plupart ne nous sont aujourd'hui connus que par les titres de pieces qu'on ne lit plus. Comme toute chose ici-bas, les oeuvres d'art se plient aux caprices passagers de la mode et aux perversions momentanees du gout. Une elite peu nombreuse porte seule des jugements certains que ratifie l'avenir, tandis que la foule se complait dans le plaisir qu'elle eprouve a sentir caresser ses passions et favoriser ses penchants. Elle s'admire dans les oeuvres qui flattent ses gouts, comme le fat devant un miroir qui reflete son air a la mode. Chaque pas du temps fait des hecatombes d'oeuvres dramatiques; et la grande reputation d'une oeuvre passee n'a souvent d'egal que l'etonnement plein de tristesse et de desenchantement que nous cause sa reprise. Qui ne sait meme, a un point de vue plus general encore, combien nous sommes exposes a gater nos plus chers souvenirs, quand dans l'age mur nous avons la faiblesse de rouvrir les livres qui nous ont ravi dans notre jeunesse. En pareil cas, on se console naivement en disant que l'oeuvre a vieilli, tandis que c'est tout le contraire qui est le vrai: l'oeuvre a garde son age, et nous seuls nous avons vieilli. Or, ce qui se passe dans la vie d'un homme se passe dans la vie d'une nation et dans celle de l'humanite. Les jugements des hommes sont soumis a des transformations perpetuelles, car les elements de leur esprit se combinent de mille manieres selon leur nombre et leur nature. Il est a croire que ces combinaisons donnent lieu, comme en chimie, a des composes dont les uns sont tres stables et les autres particulierement instables. Quand les oeuvres litteraires correspondent aux premiers, ils vivent dans la meme estime aussi longtemps que la combinaison persiste; quand elles se rapportent aux seconds, elles ne plaisent qu'un jour, et tout ce que l'on peut esperer pour elles c'est que la meme combinaison, venant a se reproduire fortuitement, leur ramene momentanement la fortune. Il est, au contraire, quelques oeuvres privilegiees qui correspondent a des combinaisons indissolubles: elles sont immortelles; et l'esprit en savourera sans fin la beaute et la verite eternelle, de meme que le corps humain puisera la vie, jusqu'a la consommation des temps, dans l'air immuable qui l'enveloppe. CHAPITRE II La valeur d'une piece ne depend pas de son effet representatif.--Ce n'est pas l'effet representatif qui a assure la renommee du theatre des Grecs, non plus que des theatres etrangers et de notre theatre classique. Nous ferons un pas de plus dans la connaissance du sujet en emettant cette seconde proposition: la valeur intrinseque d'une oeuvre dramatique ne depend pas de son effet representatif. Si nous n'avions en vue que l'effet representatif produit sur des contemporains a une epoque donnee, il est clair que cette proposition rentrerait dans la precedente: Mais il s'agit ici de l'effet representatif absolu, et a ce titre elle merite de nous arreter. Je remarquerai d'abord, au sujet des oeuvres appartenant aux litteratures anciennes ou etrangeres, que si la representation d'une oeuvre dramatique a servi a la mettre en lumiere, ce qui n'est pas niable, elle n'a pas suffi a lui assurer la renommee durable qui en a perpetue le souvenir dans la posterite. L'effet representatif est dans ce cas sans influence sur le jugement que nous portons de la valeur d'une oeuvre dramatique. En effet, si nous considerons le theatre des Grecs, nous pouvons dire que nous n'avons aucune idee, ou tout au moins que des idees excessivement confuses, de ce que pouvait etre la representation des tragedies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ou celle des comedies d'Aristophane. C'est uniquement par leur valeur intrinseque qu'elles s'imposent a notre admiration, et c'est avec raison que nous les considerons comme des modeles presque inimitables, sans que nous ayons besoin de tenir compte d'un effet representatif que nous ne pouvons imaginer qu'a grand renfort d'erudition, sans jamais pouvoir etre sur de l'apprecier a sa juste valeur. Il en est a peu pres de meme du theatre des Espagnols, aussi bien que de celui des Anglais et des Allemands. Bien que les sujets en soient pris dans un monde en tout moins eloigne du notre et qui est celui ou se meuvent souvent encore nos personnages de theatre, ce n'est nullement dans leur effet representatif que nous cherchons et que nous trouvons les justes motifs de leur renommee. Nous n'en sommes que tres rarement les spectateurs, et c'est uniquement comme lecteurs que nous apprenons a les connaitre et que nous les jugeons. C'est bien dans ce cas l'esprit seul qui en goute la poesie, sans que nos yeux soient dupes des seductions de la mise en scene. Le theatre francais lui-meme n'echappe pas au meme phenomene. La representation l'amoindrit presque toujours, en attenue les proportions psychologiques et en rapetisse sensiblement les heros. Que serait-ce si nous tenions compte du maigre appareil dont, jusqu'a la fin du XVIIIe siecle, on entourait la representation de notre theatre classique! L'effet representatif des tragedies de Corneille et de Racine n'a donc que peu d'influence sur l'admiration que nous eprouvons pour elles. Bien au contraire, la representation nous apporte souvent un desenchantement en quelque sorte prevu. Cette remarque ne tend pas a en proscrire la representation, qu'en rendent, au contraire, necessaire et desirable d'autres raisons que nous exposerons plus loin. On a souvent voulu transporter les theatres etrangers sur la scene francaise, notamment les drames de Shakspeare. Toujours l'effet a ete inferieur a celui qu'on en attendait, ce qui pourtant n'a jamais diminue l'admiration que nous ressentons pour le grand poete anglais. Il serait d'ailleurs pueril d'en rechercher la cause dans le changement de langue que necessite la translation de ses oeuvres sur notre theatre, car c'est par la traduction seule qu'un grand nombre de lecteurs francais connaissent Shakspeare et apprennent a l'aimer et a l'apprecier. La traduction d'une oeuvre ancienne ou etrangere, loin de lui nuire, la rajeunit souvent en attenuant ou en modifiant des idees ou des images qui seraient de nature a choquer notre gout actuel; elle tient forcement compte, rien que par l'emploi de la langue dont elle se sert, de la difference des temps, des lieux et des transformations de l'esprit. C'est une nouvelle mise au point, qui degage ce qu'il y a dans toute oeuvre d'essentiellement humain et d'eternellement beau. D'ailleurs, a un autre point de vue, il suffit d'un moment de reflexion pour s'apercevoir que l'effet representatif n'est pas la mesure de la valeur intrinseque d'une oeuvre dramatique. Si nous comparons entre eux le _Guillaume Tell_ et les _Brigands_ de Schiller, l'_Iphigenie_ et l'_Egmont_ de Goethe, le _Polyeucte_ et _le Cid_ de Corneille, le _Misanthrope_ et le _Tartufe_ de Moliere, il est certain que de toutes ces pieces les premieres ont une valeur intrinseque au moins aussi grande, si ce n'est plus grande, que les secondes, tandis que celles-ci ont un effet representatif beaucoup plus grand. C'est que la valeur representative et la valeur poetique d'une oeuvre dramatique ne se composent pas des memes elements, et par consequent n'ont pas de commune mesure. Si les contemporains se trompent souvent sur la valeur d'une piece, c'est que dans leurs jugements ils tiennent compte de l'effet representatif qui precisement s'adapte a leur gout actuel. La posterite, au contraire, fait abstraction de cet effet et souvent n'en a pas meme l'idee; c'est pourquoi son jugement, portant uniquement sur la valeur poetique de l'oeuvre, est plus durable. Negligeant ce qui est variable et passager, elle ne fonde son jugement que sur ce qui est invariable et constant. Ce n'est pas, en resume, dans l'effet representatif d'une oeuvre dramatique qu'il faut chercher la raison superieure de l'appreciation qu'en a portee la posterite. Ce n'est donc pas en augmentant, par la mise en scene, l'effet representatif d'une oeuvre dramatique que l'on ajoute a sa valeur intrinseque. CHAPITRE III De l'effet representatif ideal dans un esprit cultive.--Imperfections de la mise en scene reelle.--Sa necessite pour les esprits peu cultives.--La mise en scene ideale est le modele et le point de depart de la mise en scene reelle. L'effet representatif, on le concoit, n'est pas cree de toutes pieces par la mise en scene. Toute oeuvre dramatique possede par elle-meme une valeur poetique et une valeur representative. Seulement, dans l'imagination du poete, elles sont souvent dans une relation inverse de ce qu'elles nous paraissent sur un theatre, ou la mise en scene modifie et parfois renverse la proportion: on peut dire que la mise en scene est l'epanouissement, rendu visible, d'un germe ideal. C'est ce dont il est facile de se rendre compte. Nous ne sommes a l'aurore ni de l'humanite, ni de l'histoire, ni de la litterature. Nous sommes, bien qu'a differents degres, les produits d'une education poursuivie pendant des siecles a travers un grand nombre de generations. Modifies par l'heredite, par une somme sans cesse croissante de connaissances transmises ou acquises, nous avons passe par des etats de conscience inconnus aux hommes que n'a pas visites la civilisation. Il est certain qu'un sauvage ne comprendrait rien a la lecture d'une tragedie de Racine ou d'un drame de Shakspeare, si meme par impossible il pouvait saisir le sens des mots; il ne serait nullement dans les conditions necessaires d'instruction et d'education intellectuelles et morales. Que se passe-t-il donc en nous quand nous lisons une oeuvre dramatique? Il est clair qu'elle ne penetre pas dans un esprit vierge de toute impression similaire. Nous avons tous vu des theatres de formes les plus diverses, les uns ouverts, les autres fermes, souvent chez differents peuples; nous avons assiste a de nombreuses representations dramatiques; nous possedons dans notre imagination une ample collection, un peu confuse, mais tres riche, de costumes de tous les ages; nous connaissons plus ou moins les moeurs des nations anciennes et modernes ayant joue un role important dans l'histoire; enfin, nous sommes familiers avec les legendes heroiques, les mythologies, souvent meme avec les langues des pays etrangers. Une foule innombrable d'objets se sont presentes a notre esprit et se trouvent enregistres dans notre memoire, ou ils restent d'ordinaire a l'etat latent. Mais aussitot qu'une lecture en ravive le souvenir, il se fait dans notre esprit une representation subjective de tous les objets dont nous avons conserve les images. Et cette representation illustre immediatement notre lecture et lui sert de mise en scene ideale: mise en scene toujours discrete, qui parait, s'efface, disparait et reparait sans s'imposer a notre esprit, sans le distraire; decor mobile ou tout reste a son plan et qui se rapproche ou s'eloigne au gre de notre imagination. Dans cette mise en scene ideale, tout se reduit souvent a des signes purement ideographiques; c'est un fond toujours un peu efface, seme d'images confuses, qui s'evanouissent des qu'on veut les considerer avec fixite, mais sur lequel l'oeuvre poetique s'enleve en pleine lumiere, comme une belle piece d'orfevrerie se detache sur une tapisserie usee par le temps. Ce fond s'harmonise merveilleusement avec le texte poetique. Des images, diffuses ou instables, semblent venir du lointain le plus recule et forment cette mise en scene ideale que nous projetons objectivement dans l'espace incertain. C'est sur ce fond propice que se detachent les heros du drame: ils ont la stature, le regard, le geste, la voix qu'ils doivent avoir. Dans cette jouissance un peu extatique rien ne vient contrarier le pathetique des situations, rien ne distrait de la beaute des vers, de la logique de l'action, de la justesse des pensees, de l'effet emotionnel des passions; et c'est alors que nous ressentons l'emotion esthetique, non la plus forte, ni la plus profonde, ni la plus complete, mais la plus pure de tout alliage, qu'il nous soit donne d'eprouver. Combien l'effet representatif reel est violent par rapport a cet effet representatif ideal! La main souvent brutale du decorateur ou du metteur en scene immobilise tout ce qui precisement avait une grace mobile et fugitive; elle fait une sorte de trompe-l'oeil de ce qui n'etait qu'un jeu de notre imagination. Au milieu d'une nature de carton peint, sous une lumiere invraisemblable, s'accumulent alors des imperfections de toutes sortes, imperfections de decors, de costumes, de mouvements, de gestes, de diction, qui sont autant d'outrages a la beaute poetique. Ce sont la, en effet, les conditions desastreuses dans lesquelles une oeuvre dramatique parait sur le theatre. Mais, hatons-nous de le dire, il faut s'y resigner. Pour un homme qui a assez de loisir, de gout, de delicatesse et d'imagination pour s'abandonner sans reserve a ce jeu de l'esprit qu'on appelle l'art, qui se laisse tout entier attendrir et subjuguer par les accents pathetiques d'Iphigenie ou par la melancolique chanson d'Ophelie, combien y a-t-il d'hommes dont le cerveau n'est peuple que des images cruelles de la realite vivante, qui n'ont ni l'heur ni le loisir de s'essayer ainsi sur la flute des dieux, et qui le soir, las et meurtris d'un labeur avilissant, ont besoin qu'un coup de baguette magique les transporte dans un monde nouveau, reveille leur imagination engourdie et les ravisse a eux-memes et a la bassesse de leurs travaux journaliers! Pour ces hommes, le plaisir de l'esprit n'est jamais pur; il s'y mele toujours un plaisir des sens. C'est donc precisement par ses defauts memes que la mise en scene agit plus puissamment sur leur organisme. Quoi qu'il en soit, l'effet representatif ideal sera toujours le modele que le metteur en scene devra se proposer de realiser, en tenant compte des necessites psychologiques, intellectuelles et morales que lui impose la composition particuliere de la foule des spectateurs a laquelle il s'adresse. Nous ajouterons, ce qui resulte des idees deja exposees et sur lesquelles nous reviendrons, qu'on doit dans la mise en scene se rapprocher de la sobriete et de la discretion de la mise en scene ideale, dans la proportion ou l'oeuvre representee s'approche de la perfection. CHAPITRE IV Rapports de la mise en scene avec la valeur d'une oeuvre dramatique. --Le peu d'appareil des theatres de province favorisait l'art dramatique.--L'exces de mise en scene lui est nuisible. Puisqu'il n'y a pas equation entre l'effet representatif d'une oeuvre dramatique et sa valeur intrinseque, nous pouvons en conclure qu'en augmentant son effet representatif on n'ajoute rien a sa valeur intrinseque, et que les valeurs relatives de deux oeuvres dramatiques ne sont pas entre elles comme leurs effets representatifs. Mais, dans la generalite des cas, le plaisir que l'on cherche a procurer au spectateur est un plaisir general et total qui se compose de la somme de toutes ses sensations et de toutes ses emotions, de quelque nature qu'elles soient. Il suit de la, premierement, que la mise en scene pourra etre souvent consideree comme un correctif a la faiblesse d'une oeuvre dramatique; deuxiemement, que la mise en scene peut par son exces etre un derivatif a l'attention que meriterait la valeur intrinseque d'une oeuvre dramatique. C'est a peine si la premiere proposition merite que nous nous y arretions. Tout le monde sait qu'un certain nombre des theatres de Paris ne vivent que par la mise en scene. Les ouvrages mediocres qu'ils montent ne reussissent la plupart du temps a captiver le public que par le pittoresque des decors, la richesse des costumes, l'ampleur de la figuration, ou meme par les exhibitions les plus excentriques. L'art dramatique ramene ainsi a n'etre que de l'art theatral devient un art tout a fait inferieur. Toutefois, si la premiere proposition ne demande que quelques mots d'explication, elle est cependant importante par une des conclusions qu'on en peut tirer et qui nous offre la resolution d'un probleme interessant. Jadis, quand il y avait des theatres en province et des troupes qui s'y etablissaient a demeure pour la saison d'hiver, les directeurs, n'ayant en general a leur disposition qu'un tres maigre appareil representatif, avaient a se preoccuper dans une certaine mesure de la valeur des pieces qu'ils montaient. Ces theatres etaient ainsi favorables au progres de l'art dramatique. Aujourd'hui, un autre systeme a prevalu. Une troupe part de Paris, avec armes et bagages, et s'en va de ville en ville, montant partout l'unique piece qui compose son repertoire et pour laquelle elle a pu faire les depenses d'un appareil representatif, tres superieur a celui qu'aurait eu a sa disposition un directeur de province. Or, a la faveur de cet appareil et grace au prestige de quelques acteurs en renom, on parvient a imposer aux applaudissements de la province des pieces d'une valeur intrinseque inferieure. C'est ainsi que les nouvelles moeurs theatrales et que ces troupes de voyage sont contraires au progres de l'art dramatique. Ici, je n'ai pas d'ailleurs a examiner cette question dans les details infinis qu'elle comporterait: je l'ai ramenee a sa plus simple expression. Je ne puis cependant resister au desir de signaler, comme la consequence, la plus grave peut-etre, du systeme actuel, l'aneantissement du repertoire classique. L'examen de la seconde proposition nous conduira a une conclusion identique. L'abus ou l'exces de la mise en scene detourne le jugement du spectateur de l'objet qui devrait faire sa preoccupation principale, par suite abaisse son gout, et en meme temps pousse les auteurs, qui peuvent compter sur l'effet d'un puissant appareil representatif, a se contenter d'un succes plus facile a obtenir et a negliger la conception de leur oeuvre et la conduite de l'action. L'abus ou l'exces de la mise en scene est donc ainsi contraire aux progres de l'art dramatique. CHAPITRE V Recherche d'un principe physiologique auquel puissent se rattacher les lois de la mise eu scene.--Les impressions intellectuelles et les sensations organiques s'annihilent reciproquement. On a pu m'accorder les propositions emises precedemment et en reconnaitre la justesse. En effet, elles resultent de la constatation de faits que chacun a pu observer. Mais il me parait necessaire de les rattacher a un point fixe et de chercher, en dehors du theatre, une methode de demonstration. Or, en physiologie, ou en psychologie, comme on voudra, on admet, en se basant sur des series d'experiences pour ainsi dire quotidiennes, et que chacun peut controler par ses propres observations, que notre attention, ordinairement diffuse et mobile, peut, en se concentrant sur des impressions recues par notre esprit ou sur des sensations eprouvees par un de nos organes, nous rendre insensibles a tout ce qui ne se rapporte pas exclusivement soit a ces impressions intellectuelles, soit a ces sensations organiques. En d'autres termes, sous l'influence de preoccupations speciales, un groupe de sensations, d'images ou d'idees, s'impose a nous a l'exclusion de tous les autres qui restent alors inapercus. On pourrait dire, en quelque sorte, que la sensibilite energiquement surexcitee d'un de nos organes anesthesie momentanement nos autres organes. Les exemples sont nombreux et bien connus. Une personne absorbee par une pensee regarde fixement sans les voir les autres personnes qui sont devant elle; ou bien, captivee par un spectacle, elle n'entendra pas qu'on lui parle. Un soldat, au milieu de la melee, n'a pas immediatement conscience d'une blessure qu'il vient de recevoir; il ne s'en apercoit que lorsque le sang qui coule attire son attention. Pascal domptait la douleur par le travail, et Archimede, occupe de la resolution d'un probleme, ne percevait pas le bruit du combat qui se livrait dans les rues de Syracuse. La vue des images divines, qui hantaient l'esprit des martyrs, les absorbait souvent a tel point qu'ils ne sentaient ni le fer ni le feu qui torturaient leurs chairs. Mais, pour prendre un exemple moins tragique et d'observation plus aisee, tout le monde sait que, lorsque nous voulons concentrer notre esprit sur une idee, nous fermons instinctivement les yeux, ou bien que nous fixons nos regards sur quelque angle banal et obscur de la chambre; que l'enfant, pour apprendre ses lecons, se bouche les oreilles de ses deux mains, et que le collegien qui regarde les mouches voler ne profite pas beaucoup des demonstrations du professeur. C'est a l'infini qu'on pourrait recueillir des faits semblables. Tantot, c'est la preoccupation de l'esprit qui empeche nos regards de percevoir les formes et les couleurs ou nos oreilles de percevoir les sons, tantot ce sont des images optiques ou des sons qui s'opposent a toute autre association d'idees. A cette observation d'ordre physiologique on objectera, qu'en realite il nous est possible dans le meme moment d'ecouter, de regarder et de penser. En effet, c'est la le cours perpetuel de la vie; mais, dans ce cas, les impressions auditives, optiques et intellectuelles doivent etre assez faibles pour pouvoir etre percues toutes a la fois, car, si l'equilibre entre ces impressions egalement faibles vient a se rompre, la loi physiologique s'impose. Nous pouvons donc dire que, pour etre percues a la fois, des impressions auditives, optiques et intellectuelles doivent, premierement, etre tres faibles ou avoir un rapport commun, et, deuxiemement, conserver entre elles la proportion d'intensite qui leur a permis de se manifester dans le meme moment. CHAPITRE VI De la fin que se proposent les beaux-arts.--L'exces de la mise en scene nuit a l'integrite du plaisir de l'esprit.--La lecture est la pierre de touche des oeuvres dramatiques.--La mise en scene est tantot une question de gout, tantot une question d'habilete. Les arts (et pour plus de simplicite, je ne considererai ici que la poesie, la peinture et la musique), les arts, dis-je, n'ont d'autre but que de nous fournir des impressions auditives, optiques et intellectuelles. Ils se proposent, pour fin unique: la poesie, le plaisir de l'esprit; la peinture, celui des yeux et la musique celui de l'oreille. Tant qu'un de ces trois arts borne son ambition a nous procurer, dans toute son integrite, le plaisir particulier pour lequel il a ete cree, il se maintient dans la sphere elevee qui lui est propre; il dechoit des qu'il empiete sur le domaine des deux autres. Telles sont la musique descriptive et pittoresque, et la peinture spirituelle ou philosophique, genres batards, auxquels ne se laissent jamais entrainer les veritables artistes. Le cas de la poesie est plus complexe, parce que rien ne parvient a notre esprit que par l'intermediaire oblige de nos organes; mais la poesie elle-meme dechoit si, au lieu de considerer le plaisir des yeux et de l'oreille comme subordonne a celui de l'esprit, elle emploie, pour captiver l'esprit, le prestige de la peinture ou la seduction de la musique. La poesie dramatique, que sa nature meme placerait dans une sphere inferieure a la poesie epique et a la poesie lyrique, reprend cependant sa place elevee lorsque, dans la lecture, par exemple, rien ne vient distraire notre esprit du plaisir ideal qu'elle nous procure, et que notre imagination seule fait tous les frais de la mise en scene. L'art dramatique est donc sur une pente toujours dangereuse, sur laquelle il lui est malheureusement trop facile de se laisser glisser. Dans la representation d'une oeuvre dramatique, tout ce qu'au dela d'une certaine limite un directeur ajoute, pour le plaisir des yeux ou pour celui de l'oreille, detruit l'integrite d'un plaisir qui n'aurait du etre destine qu'a l'esprit. Le spectateur, dont les magnificences de la mise en scene captivent les yeux, n'est plus dans un etat de conscience susceptible de gouter, soit la beaute litteraire de l'oeuvre representee, soit la profondeur et la verite psychologique des passions qu'elle met en jeu. L'attention est detournee de son objet principal, et, dans ce cas, le plaisir que nous goutons, veritable plaisir des sens, est inferieur a celui que nous aurions du ressentir. On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que l'abus et l'exces de la mise en scene tendent a la decadence de l'art dramatique. A un autre point de vue, il est juste de dire que la necessite de la mise en scene s'impose d'autant plus que l'oeuvre est plus faible. Sans le secours des decors, des costumes, d'une nombreuse figuration, combien de pieces, privees de ces moyens artificiels de detourner notre attention, n'oseraient ou ne pourraient affronter le jugement integral de notre esprit. Sans doute c'est un merite, et meme un grand merite, d'amuser les spectateurs, et nous nous plaisons souvent a nous laisser duper par de brillantes images; cela nous evite un effort intellectuel, et quand nous arrivons fatigues au theatre, nous sommes reconnaissants envers un auteur de son habilete a nous procurer une delectation facile et a menager la paresse de notre esprit. Mais combien souvent le lendemain nous nous vengeons cruellement de cette duperie, dont cependant nous nous sommes faits les complices; car, tout en avouant le plaisir que nous avons goute, nous condamnons la piece en declarant qu'elle ne supporte pas la lecture. Aucun jugement critique ne depasse celui-la, en rigueur et en verite tout a la fois, car il est porte par l'esprit, degage des seductions de la mise en scene et soustrait aux complaisances faciles de nos organes. La lecture infirme ou confirme donc le jugement porte par le spectateur apres la representation. La plupart des pieces dont le comique touche a l'extravagance nous paraissent en effet, des qu'elles sont imprimees, d'une telle platitude que nous avons peine a comprendre le plaisir que nous avons pu y prendre. Au contraire, la lecture des comedies de M. Labiche, meme des plus folles, ajoute encore a leur valeur en mettant en relief la finesse et la justesse d'observation de l'auteur. La lecture est donc la veritable pierre de touche des oeuvres dramatiques. Ainsi, nous revenons, par un autre chemin et en nous appuyant de l'experience physiologique et psychologique, aux propositions que nous avons emises precedemment. L'art dramatique ne peut se soustraire aux lois qui dominent notre etre tout entier. Quand nous sommes sollicites a la fois par un plaisir de l'esprit et par un plaisir des sens, nous ne pouvons nous dedoubler et jouir integralement et egalement de l'un et de l'autre; nous nous abandonnons, a celui qui s'impose avec le plus de force, de meme que de deux douleurs, la plus forte eteint la plus faible. Il y a donc dans l'art theatral une juste balance a tenir, un etat d'equilibre a observer. Pour monter telle piece, c'est faire acte de gout que de temperer l'eclat de la mise en scene; pour monter telle autre piece, c'est faire acte d'habilete que de detourner l'attention du spectateur en agitant un lambeau de pourpre a ses yeux. CHAPITRE VII Competence litteraire necessaire a un directeur de theatre.--Etablissement theorique des frais generaux de mise eu scene.--L'art dramatique exigerait des vues a longue portee. Nous avons jusqu'a present insiste sur ce fait que l'effet representatif, obtenu par la mise en scene, devait etre inversement proportionnel a la valeur intrinseque de l'oeuvre dramatique. En un mot, il faut contre-balancer, par l'emploi des arts accessoires, ce que l'effet direct de la poesie sur l'esprit du spectateur serait impuissant a obtenir. Ainsi il arrive assez souvent que dans une piece ayant une valeur intrinseque incontestable, mais dont les differents actes ont une puissance dramatique inegale, on est oblige de masquer la langueur momentanee de l'action par un habile deploiement de mise en scene. Ce qui domine donc tout d'abord la mise en scene d'une oeuvre dramatique, c'est le jugement litteraire qu'en porte le directeur charge des soins et de la responsabilite de la representation. Un directeur incapable de formuler un jugement sur une piece n'est qu'un entrepreneur de spectacles. En dehors de ce cas, il est clair que l'interet meme de l'exploitation est lie a la surete de jugement du directeur; car, s'il parvient a tirer quelque profit d'une oeuvre faible au moyen de quelques depenses de mise en scene, d'un autre cote, ce serait une depense perdue et par la inintelligente que de se resoudre aux memes frais pour une piece qui ne l'exigerait pas. Chaque fois qu'on met un train de chemin de fer en marche, le nombre des wagons que la machine doit tirer est calcule sur le nombre presume des voyageurs; et le poids du train determine la force que doit produire la machine et par suite la depense qu'occasionnera la traction. Que dirait-on du chef d'exploitation qui ferait une grande depense de combustible pour mettre en marche un train toujours compose d'un meme nombre de wagons, quel que soit le nombre des voyageurs? Que dirait-on d'un mecanicien qui ne saurait pas profiter de la declivite du sol et de la vitesse determinee par le seul poids du train pour diminuer la force de traction et par suite la depense de combustible? On pourrait ainsi rassembler un grand nombre d'exemples ayant tous un rapport plus ou moins prochain avec les devoirs et les preoccupations d'un directeur de theatre. Tous conduiraient a la meme conclusion: a savoir que les frais de mise en scene doivent etre en raison inverse de la valeur propre de l'oeuvre representee. L'ideal pour un directeur, serait de n'avoir a monter que des pieces qu'on put representer dans un decor banal. Ainsi donc, la direction d'un theatre exige deux conditions de celui qui assume la responsabilite d'une pareille entreprise. La premiere est qu'il soit en etat de porter un jugement sur la valeur intrinseque des oeuvres dramatiques; la seconde, qu'il ait la sagesse de faire dependre les frais de mise en scene du jugement qu'il a porte. Je ne sais si beaucoup de directeurs remplissent ces deux conditions. En tout cas, ce qu'on voit frequemment, ce sont des pieces, que la critique qualifie d'ineptes, rapporter de grosses sommes d'argent a la faveur d'une eblouissante mise en scene. On peut donc croire que les directeurs remplissent la seconde condition, au moins chaque fois qu'il ne s'agit que d'exagerer la mise en scene. La premiere condition parait beaucoup plus rare; elle exige non seulement une competence speciale, mais encore un labeur quotidien et perseverant, sans lequel la direction d'un theatre n'est pas tres differente d'une simple partie de baccarat. Les directeurs se plaignent de ne pas rencontrer de chefs-d'oeuvre; mais ont-ils la conscience de faire tout ce qu'il faut pour trouver, non des chefs-d'oeuvre qui sont toujours choses rares, mais seulement des pieces veritablement estimables? Malheureusement, la direction d'un theatre n'est trop souvent qu'une entreprise financiere dont les gains doivent etre immediats, ce qui ne se concilie pas avec des vues a longue portee. Un directeur avise et prevoyant serait celui qui monterait une piece, meme mediocre, s'il devinait dans son auteur un sens dramatique capable de produire un chef-d'oeuvre dans dix ans. Faute de cette prevision d'avenir, que leur interdit la necessite d'un gain immediat, les directeurs forcent les auteurs a rester de jeunes auteurs jusqu'a soixante ans. C'est ainsi que les directeurs, qui se plaignent, contribuent plus que tout autre a la decadence de l'art dramatique et a la ruine de ceux qui leur succederont. CHAPITRE VIII La mise en scene est conditionnee par le nombre probable de spectateurs.--Grossissement par les acteurs des effets representatifs.--Les actrices moins portees a exagerer les effets.--_Le Monde ou l'on s'ennuie._--Necessite actuelle de plaire a la foule.--Abaissement de l'ideal.--Compensation.--Utilite et devoir des theatres subventionnes. Les deux conditions que nous venons d'enumerer ne sont pas les seules que doit remplir un directeur de theatre. Une troisieme condition indispensable est la connaissance des milieux: la meme oeuvre qui reussit rue Richelieu ne reussira pas boulevard du Temple. Cette question du milieu est connexe a celle du nombre. Etant donnee une oeuvre dramatique d'une certaine valeur intrinseque, si une mise en scene judicieuse et moderee lui fait produire un effet representatif suffisant pour trente mille personnes, ce meme effet representatif sera insuffisant pour deux cent mille. La prevision du nombre possible de spectateurs entre donc dans les calculs prealables d'un directeur. Une fois la piece lancee, l'ensemble de la mise en scene n'est plus modifiable, mais il arrive presque toujours que, lorsqu'une piece reste longtemps sur l'affiche, les acteurs cedent a la tentation d'exagerer l'effet representatif de leurs roles; et ils y sont encourages par les applaudissements du public, qui devient moins delicat, a mesure qu'augmente le nombre des representations. Mais tous les roles ne possedant pas un effet representatif susceptible d'un egal grossissement, et les acteurs cedant inegalement a la tentation des applaudissements, il en resulte ce fait remarquable que la piece, a mesure que s'accroit le nombre des representations, perd sa physionomie premiere en meme temps que l'equilibre primitif resultant de l'accord entre sa valeur intrinseque et son effet representatif. C'est, en un mot, l'oeuvre representee qui perd a cette transformation insensible; et si la direction du theatre y gagne quelque profit actuel, c'est, il faut l'avouer, au detriment de la direction future et de l'art dramatique lui-meme. En general, les hommes se laissent aller beaucoup plus facilement que les femmes a grossir l'effet representatif de leur role; cela tient sans doute a ce que les femmes possedent a un plus haut degre la faculte d'imitation et d'assimilation, tandis que les hommes sont pousses par une puissance d'agir, difficile a contenir, a forcer leurs premiers effets et a en essayer de nouveaux. Je citerai comme un exemple remarquable _le Monde ou l'on s'ennuie_, qui a tenu l'affiche pendant deux cent cinquante representations. Les hommes se sont visiblement fatigues; les premiers acteurs ont ete remplaces par d'autres, qui se sont eux-memes lasses, ce dont je suis bien loin de leur faire un crime; mais les actrices qui avaient cree les roles les ont conserves sans interruption jusqu'a la fin, et non seulement elles ont resiste a la tentation de grossir des effets faciles a exagerer, mais encore elles ont eu le merite peu commun de nous conserver jusque dans les dernieres representations la perfection de jeu et de diction qu'elles avaient atteinte des les premieres. Un directeur attentif s'apercoit sans doute de la tendance qu'ont les acteurs d'une piece a grossir l'effet representatif de leur role; mais, outre qu'il est assez difficile d'enrayer un mouvement qui ne s'accelere qu'insensiblement, il faut reconnaitre que la resolution a prendre dans ces cas-la, de la part du directeur, est souvent aussi delicate que difficile et complexe. D'un cote, c'est manquer a ce que l'on doit au genie d'un poete que de laisser alterer si peu que ce soit la physionomie de son oeuvre; d'un autre, sacrifier a l'effet representatif, c'est augmenter l'attrait et la seduction que peut exercer une piece et attirer a la connaissance et a l'estime des belles oeuvres un public de plus en plus nombreux. Il semble qu'il y ait la une sorte de compensation, bien difficile a ne pas accepter dans l'etat actuel de la societe francaise. La Revolution a brise les barrieres qui separaient les classes les unes des autres. La France est aujourd'hui une democratie. Les plus humbles veulent jouir des memes plaisirs que les plus fortunes; aussi, depuis la fin du siecle dernier, on peut dire que le public qui suit les representations dramatiques a presque centuple. Il faut non seulement un plus grand nombre de theatres pour satisfaire a tous ses gouts; mais encore une piece qui, jadis, eut ete arretee de la vingt-cinquieme a la cinquantieme representation atteint facilement aujourd'hui la centieme, la deux-centieme meme et souvent apres un nombre pareil de representations n'a epuise que momentanement son succes. La necessite de plaire a la foule s'impose donc, mais impose du meme coup a l'art un sacrifice penible; car l'ideal s'abaisse sensiblement a mesure qu'augmente en nombre le public dont on sollicite les applaudissements. Il n'y a relativement qu'un petit nombre d'esprits delicats et cultives qui soient capables de sentir la beaute severe d'une oeuvre d'art. En revanche, en attirant la foule, fut-ce au prix de quelques concessions, en la sollicitant, par l'attrait d'un plaisir facile, a gouter a son tour le charme des belles oeuvres, on rehausse et on purifie si peu que ce soit son ideal. Si donc la cime de l'art s'abaisse, la culture generale de l'esprit s'etend, s'eleve meme, et la encore il y a compensation. Or, dans une societe democratique, c'est une compensation qu'il n'est pas permis de negliger et qu'on serait meme coupable de ne pas rechercher. Mais, si nous pouvons nous consoler de l'abaissement fatal de l'art par la compensation que nous trouvons dans la culture du plus grand nombre, c'est a la condition que nous ne perdions pas de vue le sommet auquel il s'est eleve et vers lequel il doit tendre a remonter, par un autre chemin peut-etre, afin que nous ayons toujours conscience de l'effort qu'il nous faudrait faire pour l'atteindre. C'est pourquoi, s'il est pardonnable a la plupart des directeurs de sacrifier a la moindre culture du plus grand nombre, il est du devoir de quelques directeurs privilegies de maintenir, autant que possible, l'art dans toute son integrite et de resister au desir de trop flatter les instincts moins delicats d'un public plus nombreux. Or, s'ils remplissent ce devoir, c'est a la condition de se resigner a une perte de gain possible, sacrifice qui trouve sa compensation dans les subventions de l'Etat. Un directeur privilegie et garanti par l'Etat contre des pertes trop sensibles a pour devoir de ne pas sacrifier l'art a un desir de gain immodere. Il doit s'appliquer a mettre en lumiere la valeur intrinseque des ouvrages qu'il met en scene; a amener a son point de perfection leur effet representatif, sans permettre qu'il puisse detourner l'esprit des spectateurs de ce qui doit etre l'objet principal de son attention. Il doit, en outre, interdire aux comediens de troubler l'harmonie generale de l'oeuvre en grossissant trop sensiblement l'effet representatif de leur role. Il doit, en un mot, s'efforcer de meriter les applaudissements du public, mais se montrer severe sur les moyens de les lui arracher. C'est son honneur et sa gloire de monter parfois des oeuvres qui ne soient susceptibles de plaire qu'a un public restreint, mais delicat et lettre. Car cette elite plus eclairee, que toute nation possede en elle-meme, est destinee a voir peu a peu grossir ses rangs par l'adjonction de ceux qu'elevent jusqu'a elle l'instruction et l'education de jour en jour plus repandues. Travailler pour cette elite, c'est donc travailler pour tous, c'est conspirer contre l'ignorance et le mauvais gout, en eveillant les meilleurs instincts de la foule, en la conviant a la jouissance d'un ideal superieur. Malheureusement, le devoir qui incombe a un theatre subventionne est rarement bien compris de la foule. Un grand nombre de spectateurs s'imaginent qu'une subvention impose au theatre qui la recoit la preoccupation constante d'une mise en scene luxueuse. Or, c'est precisement tout le contraire, comme nous l'avons fait voir dans ce chapitre. Ce qui rend donc difficile la position d'un directeur subventionne, c'est la necessite de reagir contre ce prejuge de la foule, sans etre assure que ses intentions seront bien comprises, et qu'on ne blamera pas tout ce qui, dans sa conduite, meriterait precisement l'eloge. CHAPITRE IX La mise en scene ne doit par pecher par defaut.--De la contention d'esprit du spectateur.--La mise en scene ne doit pas proposer a l'esprit de coordinations contradictoires. Nous avons insiste sur l'accord qui devait regner entre l'effet representatif d'une oeuvre dramatique et sa valeur intrinseque, et nous avons surtout montre que tout ce qui s'ajoutait inutilement a cet effet representatif etait nuisible a l'oeuvre elle-meme, en distrayant l'esprit de ce qui devait etre sa principale et quelquefois son unique preoccupation. Mais il est evident que, pour realiser cet accord, s'il convient de ne rien ajouter a la juste mise en scene, il ne faut pas non plus en rien retrancher. De meme que la mise en scene peut pecher par exces, elle peut aussi pecher par defaut. L'esprit est toujours frappe fortement par un contraste. Le decor, les costumes, les jeux de scene, la figuration, doivent donc convenir au texte poetique; c'est ce que jadis on aurait exprime en disant que la mise en scene doit etre decente. Elle ne le serait pas si, par exemple, on jouait _le Misanthrope_ dans le meme decor que les _Femmes savantes_; elle ne l'est pas quand l'aspect de la figuration repugne a l'idee avantageuse qu'en fait naitre le texte de la piece. Pour suivre avec profit une oeuvre dramatique, forte et bien liee dans toutes ses parties, il faut une grande contention d'esprit, dont en general on n'apprecie pas assez la puissance. On en aura une idee approximative quand on se sera rendu compte que l'esprit est occupe a la coordination d'un nombre considerable d'impressions auditives, visuelles et intellectuelles, dont les elements changent constamment, se compliquent, se croisent, s'ajoutent ou se retranchent dans un mouvement incessant. Il faudrait une longue analyse pour decomposer ce travail, dont on aura une mesure bien affaiblie si nous disons que l'esprit coordonne d'abord, non seulement son etat de conscience present, mais encore ses etats de conscience anterieurs, avec les lieux, les costumes et le langage des personnages; ensuite qu'il coordonne entre eux les mouvements, les attitudes, les gestes, la physionomie, les regards, les mots, les phrases, la hauteur des sons, leurs relations, leur intensite, le rythme, et enfin les idees, qui se derobent sous une foule d'images, faibles ou vives, souvent lointaines, et qu'il calcule encore leurs rapports avec toute la succession des faits ecoules et des faits possibles, etc. Il faut a l'esprit, pour suffire a cette coordination presque incommensurable, un influx constant de force nerveuse dont rien ne doit venir troubler ou detourner le cours. On doit donc se garder de soumettre a l'esprit des coordinations contradictoires. C'est bien assez qu'il ait a resoudre les contradictions qui resultent du jeu ou de la diction imparfaite des acteurs, ou de tant d'autres causes qui proviennent souvent, du poete lui-meme. Il faut eviter les contradictions qui pourraient naitre de la mise en scene, telles que les details du decor qui ne repondraient a aucune des circonstances du poeme; les costumes qui ne conviendraient pas a la condition des personnages ou a leur situation actuelle, le desaccord entre la figuration et les exigences du drame. Il suffit souvent d'une negligence de detail, telle par exemple que le mouvement intempestif d'un figurant au milieu d'une scene pathetique, pour detourner le cours de l'influx nerveux, que l'esprit emploie immediatement a des coordinations tout a fait etrangeres a l'oeuvre representee sous nos yeux, ou pour que cette force nerveuse se dissipe brusquement en se jetant sur les muscles du rire. Les contrastes qui ne resultent ni de l'action ni des peripeties du drame sont au nombre des causes les plus puissantes qui detournent fatalement l'attention du spectateur. Nous nous en tiendrons a ces considerations generales, en evitant d'entrer dans les details d'une analyse qui nous entrainerait trop loin, sans beaucoup de profit. Ce que nous avons dit suffit pour demontrer que la mise en scene ne doit jamais contredire le texte poetique ou l'idee qu'on peut se faire des lieux, de l'epoque, des costumes, de l'attitude et du langage des personnages. CHAPITRE X De la perspective theatrale.--Contradiction du personnage humain avec la perspective des decors.--Precautions a prendre par le decorateur et par le metteur en scene. Il peut etre utile de comparer l'art de la peinture a l'art de la decoration theatrale, en se tenant a un point de vue general et en laissant de cote toute explication mathematique. La perspective d'un tableau se rapporte a un unique plan vertical. Il n'en est pas de meme sur un theatre, ou les acteurs se meuvent sur un plan suppose horizontal, termine par un plan vertical qui forme le decor du fond. En realite, le plan sur lequel marchent les acteurs est incline et forme approximativement un angle de trois degres avec le plan horizontal. Le but de cette inclinaison est de faire fuir la perspective plus vite que dans la nature et de faire paraitre ainsi la scene plus profonde qu'elle ne l'est veritablement. On rapproche ainsi les acteurs de l'avant-scene et on evite que la voix aille se perdre dans le cintre et dans les dessous, ce qui arriverait inevitablement si on jouait sur des scenes profondes. La perspective d'un decor doit etre consideree comme rationnelle, par rapport du moins a une rangee de spectateurs. Quand l'acteur est sur l'avant-scene il est a son plan; mais a mesure qu'il s'avance vers le fond de la scene, il monte, et, par consequent, loin de diminuer dans la proportion exigee par la perspective du decor, il semble au contraire grandir et n'est plus en rapport avec les objets dont les dimensions sont calculees d'apres le plan qu'ils occupent dans la perspective fuyante de la scene. C'est un contraste qu'on ne peut entierement eviter, mais qu'il ne faut pas rechercher de parti pris. Aussi la mise en scene, qui se rapproche un peu par la de l'art du bas-relief, doit autant que possible maintenir les acteurs sur les premiers plans et ne pas laisser les jeux de scene, surtout ceux auxquels participent les personnages principaux, se prolonger inutilement le long et pres de la toile du fond. En resume, il y a contradiction entre la perspective trompeuse du decor et la perspective veritable a laquelle se soumet naturellement l'acteur. Celui-ci, en parcourant la scene dans le sens de la profondeur, detruit donc toujours plus ou moins l'illusion habilement produite par le decor. Dans un tableau, cette contradiction serait absolument choquante et constituerait une faute grossiere. Au theatre, des considerations de premier ordre font passer par-dessus cette anomalie. Le spectateur l'accepte, et quand le personnage en scene captive son attention, il apercoit vaguement l'incoherence mathematique qu'il y a entre la decoration et les personnages, mais il concentre ses regards sur ceux-ci et n'accorde qu'une importance secondaire au milieu fictif qui les entoure. Toutefois, on concoit que, dans la mesure du possible, il soit necessaire d'attenuer la disproportion qui existe entre les acteurs et les objets figures. Il ressort de la que le decorateur doit eviter dans les derniers plans la representation d'objets a dimensions determinees, attirant, d'une maniere trop speciale l'oeil du spectateur; car il peut arriver un moment ou cet objet se trouve en realite sur le meme plan qu'un des acteurs, bien qu'il soit cense appartenir a un plan beaucoup plus eloigne, effet de contraste qui soumettrait a l'esprit une coordination contradictoire. C'est la d'ailleurs, empressons-nous de l'ajouter, un de ces details techniques qui ne sont de la competence ni de la direction, ni du metteur en scene; ils rentrent dans l'art special du decorateur, exerce en general par des perspecteurs tres habiles, qui usent de differents procedes pour masquer les contacts entre les personnages et les decors trop lointains. Toutefois, comme cet art presente des difficultes quelquefois insurmontables, il est necessaire que le metteur en scene aide le decorateur a eviter a l'oeil du spectateur la necessite d'une coordination impossible. Dans les cas ou cette conjonction de perspectives se produit, on remarquera combien l'acteur, tout en se trouvant demesurement grandi, perd en importance dramatique. L'illusion qui nous faisait voir en lui un personnage du drame, faisant corps avec le milieu figure, cree par le poete et le decorateur, s'evanouit en un instant, et nous n'avons plus devant les yeux qu'une marionnette trop grande, se promenant dans un theatre d'enfant. Tous les spectateurs ont souvent remarque combien est maigre l'effet representatif d'objets qui, appartenant censement a l'un des plans representes en peinture sur la toile de fond, semblent s'en detacher et viennent jouer un role sur le plan horizontal de la scene. Je citerai surtout les navires dont les proportions sont toujours ridicules par rapport aux personnages qui s'approchent d'eux. Ce sont la de ces contradictions sceniques qu'on doit considerer comme absolument mauvaises: c'est de l'art incoherent. De meme sont les chevaux qui entrent sur la scene en longeant la toile de fond; ils font l'effet grotesque d'animaux demesures. D'ailleurs, pour d'autres raisons qui tiennent a l'essence meme de l'art dramatique, l'exhibition d'animaux quelconques sur la scene est absolument antiartistique. Les conditions scientifiques de la mise en scene et de la decoration n'admettent donc pas toutes les possibilites reelles; comme tous les arts, c'est un art qui a ses limites. Souvent un theatre se met en grands frais pour retomber dans un art absolument enfantin, ou se coudoient le reel et l'imaginaire. En se placant a un point de vue litteraire, on peut dire que, des que le poete, par ses inventions dereglees, impose une mise en scene inconciliable avec les lois pourtant complaisantes de la perspective theatrale, il fait oeuvre de poete epique, pour lequel la distance n'existe pas, et non de poete dramatique, qui doit se renfermer dans le lieu immediat de l'action. CHAPITRE XI La decoration doit avoir une valeur generale et non particuliere a un moment determine.--Moderation dans l'emploi des moyens accessoires. La comparaison entre la peinture et la decoration theatrale peut encore nous suggerer quelques reflexions importantes. Un tableau ne represente jamais qu'un moment d'une action, tandis que la mise en scene doit s'adapter a des moments successifs. Mais, pour un meme moment, le peintre et le decorateur ne peuvent de la meme maniere associer la nature a des actes humains. Le premier peut saisir la nature dans un mouvement qui ne s'acheve pas, tandis que le decorateur sera oblige d'achever le mouvement, ce qui est incompatible avec l'immobilite decorative. Ainsi le Titien, dans un de ses plus beaux tableaux, aujourd'hui detruit par un incendie, a represente un arbre tordu par le vent et aux pieds duquel un dominicain succombe sous le poignard d'un assassin. Le peintre a ainsi associe une tourmente de la nature a un acte criminel. La representation n'en serait pas possible au theatre par les memes moyens; car la nature y est immobile et le vent n'y courbe pas les arbres. C'est par le sifflement du vent et le bruit du tonnerre que le metteur en scene arriverait a produire un effet analogue. L'effet obtenu, qu'augmenterait encore l'assombrissement du jour et le mouvement des nuages sur le disque lunaire, obtenu par l'electricite, depasserait peut-etre en intensite d'impression l'effet obtenu par le peintre; mais, qu'on le remarque, il serait produit par un appareil etranger a la scene. Les arbres de la decoration, quelque fort que soit le sifflement du vent, ne resteront pas moins immobiles, et que ce soit avant, pendant ou apres la tempete, ils seront toujours identiques, a eux-memes. Aussi, comme la decoration ne peut varier ses effets selon les moments successifs d'une action, elle doit etre, soit dans le mouvement, soit dans le ton des choses inanimees, en relation generale avec l'action et non en relation speciale avec un des moments particuliers de cette action. Un decorateur qui voudrait associer sa toile avec un instant unique exercerait une impression preventive et detruirait par avance l'effet qu'il aurait voulu obtenir; et si l'effet persistait apres l'achevement de l'acte associe, il redeviendrait contradictoire comme il l'etait anterieurement au moment choisi. C'est donc une impression generale que doit s'attacher a produire le decorateur; et cette loi n'est pas sans creer des obligations semblables au metteur en scene. Celui-ci sans doute peut a son gre dechainer le vent et le tonnerre; il a sous la main, dans son magasin d'accessoires, l'outre d'Eole et le foudre de Jupiter; mais, pour peu qu'il ait conscience des conditions particulieres de son art, il se gardera bien d'abuser de pareils effets. Outre qu'il serait absurde de couvrir la voix de l'acteur, il sait qu'il ne produira d'illusion que pendant un temps relativement court, a la condition qu'il ne fera que determiner chez le spectateur une sensation rapide, destinee a s'associer a l'action, et qu'il ne detournera pas l'attention de celui-ci sur ses imitations approximatives des phenomenes de la nature. Quand bien meme d'ailleurs celles-ci seraient parfaites, leur persistance forcerait l'esprit du spectateur a une coordination tout a fait contradictoire, l'immobilite de l'air et de la nature peinte s'associant fort mal au grondement perpetuel de la foudre et au bruit ininterrompu du vent. Il est toujours maladroit de rappeler au spectateur, quand le pathetique du drame le lui fait oublier, la contradiction et l'impuissance de la mise en scene. Tout est faux dans la nature peinte qui enveloppe les acteurs; il est donc inutile de faire ressortir ce defaut inherent aux representations theatrales, tandis que tout est vrai, absolument vrai, ou doit le paraitre, dans les passions qui animent les personnages du drame. La mise en scene doit donc respecter la verite dramatique, la laisser se produire dans toute son integrite et ne pas maladroitement detruire le courant sympathique qui va de l'ame du spectateur a ceux des personnages du drame. L'art du metteur en scene demande beaucoup plus de precaution que d'audace. Il doit mettre tous ses soins a ne diriger sur les yeux attentifs des spectateurs que des faisceaux d'impressions visuelles necessaires, et surtout a eteindre ou a attenuer les rayons trop brillants. Par cette harmonie, dans laquelle il maintient tout l'appareil objectif de la scene, il se rapproche du peintre qui n'obtient un effet reellement puissant qu'en sachant se decider a une foule de sacrifices necessaires. CHAPITRE XII La mise en scene est conditionnee par la logique de l'esprit.--De la decoration peinte et du materiel figuratif.--Leurs relations avec le drame.--Leur action differente sur l'esprit du spectateur. En peinture, l'art de la composition est en grande partie fonde sur l'association des idees et sur la logique de l'esprit. Socrate, assis sur un lit, s'entretient avec ses disciples; tout en parlant, il tend la main vers une coupe que lui presente le serviteur des Onze: ce tableau represente la mort de Socrate. L'esprit du spectateur acheve le mouvement commence de Socrate; et le sujet ainsi presente est beaucoup plus dramatique parce que la mort, au lieu d'etre un fait accompli, est instante, et que l'attente tragique agit eternellement sur l'ame du spectateur. Il en est de meme de la mort de Jane Grey. L'esprit acheve le mouvement de la victime, qui, les yeux bandes tend la main vers le billot, tandis que le bourreau se tient a cote, appuye sur sa hache. Le spectateur souffre de l'angoisse des derniers instants, plus terribles que la mort elle-meme. La composition de ces tableaux est donc fondee sur la fatalite de l'evenement; et tous deux, par suite de la logique rigoureuse de l'esprit, representent la mort de Socrate et celle de Jane Grey aussi surement que si les cadavres des deux victimes etaient etales a nos yeux. Cette loi, qui ouvre un champ fecond a l'imagination du peintre, domine l'art de la mise en scene. Sous aucun pretexte il n'est permis de s'y soustraire. En peinture, quand-il ne s'agit pas d'un evenement historique, et que la necessite d'une fin ne s'impose pas, le peintre choisit souvent les attitudes et les gestes de ses personnages pour le charme et le pittoresque de leur mouvement, et non pour determiner l'esprit a envisager un evenement subsequent, dont la possibilite n'est pas en cause. La peinture se renferme alors dans une pure actualite; et l'oeil est ici le seul juge competent, car c'est a lui procurer un plaisir special et sans melange que le genie du peintre conspire. Dans la mise en scene, il n'en est pas de meme: la, rien n'est suspendu, tout se precipite irrevocablement a sa fin; les moments se succedent necessairement, et l'esprit, par le double moyen de la deduction et de l'induction, devance l'action meme dans la voie ou elle s'avance vers un denouement fatal. Tandis que l'oeil du spectateur enveloppe la scene, interroge tous les objets temoins de l'action qui va se derouler, scrute jusqu'au moindre detail de la decoration, suit les personnages dans leurs mouvements, dans leurs attitudes, dans leurs gestes, son oreille est suspendue aux levres des acteurs, analyse toutes les impressions sonores qu'elle recoit; et ces deux organes fournissent incessamment a l'esprit les elements qu'il va successivement coordonner avec les faits ainsi qu'avec les caracteres et les passions des personnages. L'auteur et le metteur en scene ne doivent jamais oublier que, depuis le moment ou le rideau se leve, jusqu'a celui ou il retombe, ils vont se trouver aux prises avec la logique inexorable de l'esprit. Cette necessite ineluctable de ne pas blesser la raison du spectateur, de ne pas l'induire a de faux jugements, de ne pas l'egarer sur de fausses pistes, a fait imaginer de classer tout ce qui, en dehors des acteurs, se rapporte a la mise en scene du drame en deux categories distinctes, la premiere feinte et immobile, la seconde reelle et mobile. Tout ce qui doit faire partie de la premiere categorie est peint et fait corps avec les panneaux decoratifs et avec la toile du fond; tout ce qui doit etre compris dans la seconde, prend place en realite sur la scene et compose le materiel figuratif. Les objets de mise en scene de la premiere categorie n'ont qu'un rapport general avec l'action, tandis que ceux de la seconde ont avec elle un rapport particulier, plus ou moins etroit. C'est cette difference qui tout d'abord frappe l'esprit du spectateur des que la toile se leve et avant meme que l'action commence. Tout ce que son oeil juge peint et sans realite n'a qu'une influence generale et faible sur son esprit; il ne lui accorde, avec raison, qu'une attention de surface. Il n'y a la rien de plus que la constatation du milieu ou va se derouler la suite des evenements. Tous les objets qui font corps avec la decoration ne sont que des caracteristiques de ce milieu, et le spectateur n'est pas entraine a chercher une relation, qu'il sait devoir etre impossible, entre ces objets sans realite et un moment quelconque de l'action. Si, par exemple, une porte est peinte sur un des panneaux, le spectateur sait bien que personne ne la poussera. Mais, au contraire, tout ce que son oeil juge reel et voit detache de la decoration eveille son attention, et il devine un rapport particulier entre tel ou tel objet et l'action du drame. Ce sera un secretaire, une bibliotheque, une table chargee de papiers ou un trophee d'armes, dont la vue determine dans l'esprit soit une possibilite, soit une probabilite. Le spectateur se trouve ainsi prepare a telle evolution du drame, a tel acte tragique d'un personnage, a tel denouement. Le drame commence donc par une entente tacite entre le spectateur et le poete; celui-ci est certain qu'au moment voulu l'esprit du public prendra telle direction, appellera et par suite acceptera telle peripetie qui, sans cette sorte de complicite prealable, aurait peut-etre paru inutile ou contraire a la logique, et qui, en tout cas, a un moment inopportun, aurait complique l'action d'un element nouveau et distrait l'attention du public en exigeant de lui une coordination immediate et inattendue. Au surplus, je ferai remarquer que dans tout ce qui precede il ne s'agit nullement de conventions esthetiques plus ou moins fondees. La mise en scene est conditionnee par la logique de l'esprit, qui est exactement la meme au theatre que dans la vie reelle. Supposez, par exemple, qu'une violente querelle, s'eleve entre deux hommes irascibles et que vous eu soyez les temoins, ne fremirez-vous pas si vous apercevez un couteau place sur une table a portee de ces deux hommes? Eh bien, le spectateur est un temoin qui calcule les consequences fatales d'un fait; et que ce soit au theatre ou dans la vie reelle, la vue du couteau determinera la meme emotion, qui dans les deux cas sera identique, en qualite sinon en quantite. Concluons donc que les conditions de la mise en scene ne sont pas soumises aux vues plus ou moins arbitraires d'une ecole, mais dependent uniquement des lois memes de l'esprit humain. CHAPITRE XIII De la fin necessaire des objets composant le materiel figuratif.--_Le Misanthrope_ et _les Femmes savantes_.--Le hasard n'est pas un ressort dramatique. Nous pouvons tirer quelques conclusions des idees exposees dans le chapitre precedent. Puisque le decor ne doit avoir qu'une influence generale sur l'esprit du spectateur, il est necessaire qu'il soit traite avec une grande moderation de tons et une grande simplicite de details; il ne doit pas trop attirer les yeux, et, si ceux-ci s'y reposent, il ne doit leur presenter aucun trait susceptible de produire sur l'esprit une excitation speciale. Quant aux objets representes, qui par leur nature auraient pu faire partie du materiel figuratif, il est important qu'ils soient peints largement, sans aucune recherche du trompe-l'oeil. Agir autrement serait une grande faute; car, puisqu'on a juge que tel objet, inutile a l'action, ne devait pas figurer en realite sur la scene, il ne faut pas donner a cet objet peint la valeur de l'objet reel. Il est a peine besoin de signaler le cas ou un objet figurant reellement doit avoir un pendant similaire: il est clair que ce pendant doit etre reel et non peint. Dans un cabinet de travail, a gauche et a droite de la porte du milieu, sont placees deux bibliotheques; il faut de toute evidence qu'elles soient peintes toutes deux, ou que, si l'une est utile a l'action, elles soient toutes deux reelles. Il est inutile d'insister sur d'aussi simples details. Si les details du decor ne doivent pas affecter outre mesure l'esprit du spectateur, on concoit combien, par contraste, le materiel figuratif prendra d'importance aux yeux du public et s'imposera a son attention. Ainsi, par le seul effet de cette double loi, le poete agit d'une facon certaine sur la direction de nos pensees. En faisant apparaitre certains objets a nos yeux, il nous prepare tacitement a une evolution du drame. Puisque nous avons dit que le materiel figuratif, avait un rapport particulier avec l'action, il suit de la qu'aucun des objets reels qui le composent ne peut etre indifferent. C'est donc une loi absolue de la mise en scene qu'aucun objet reel, predestine par sa nature ou par sa place a attirer l'attention du spectateur, ne peut etre mis sous nos yeux a moins qu'il n'ait un rapport certain avec la marche du drame. Chacun d'eux joue donc un role, plus ou moins important, et a un moment donne aide au developpement du drame et souvent concourt a une de ses evolutions. Dans _Tartufe_, la table couverte d'un tapis et sous laquelle se cache Orgon remplit un role de premier ordre. La vue d'une table sur la scene est donc loin d'etre indifferente, et on peut en dire autant de tout le materiel figuratif. Naturellement, il y a toujours un certain nombre d'objets reels qui peuvent figurer dans la decoration sans attirer notre attention. Par exemple, si la mise en scene comporte une cheminee, on y joindra une garniture, pendule, vases, flambeaux, etc., sans que cela tire a consequence, puisque cela forme pour l'oeil un ensemble auquel il est habitue. D'ailleurs, il est clair que certains objets sont plus caracteristiques que d'autres. Il est inutile d'insister: il y a dans tous les arts des regles de detail qui ne relevent que du bon sens. En outre, l'apparition d'objets, meme caracteristiques, perd de son importance si elle se rattache a une methode generale de mise en scene, et si l'amplification porte sur tout l'ensemble du materiel figuratif. Dans la vie, les objets n'ont qu'une importance contingente; dans une oeuvre dramatique, ils sont lies d'une facon necessaire a l'action qui va se developper sous nos yeux. Dans un salon, par exemple, ou une femme recoit a certain jour des visites, le nombre de sieges formant cercle autour de la cheminee est invariable et en general superieur au nombre de personnes presentes. Un peintre, choisissant une scene de visites pour sujet d'un tableau de genre, sera naturellement vrai en reproduisant la realite, et il ne viendra a l'esprit d'aucun spectateur du tableau de comparer le nombre des visiteurs a celui des sieges. C'est qu'en effet la suite de cette scene a la contingence de la vie: il pourra venir d'autres visiteurs, comme il pourra n'en pas venir. Dans cette oeuvre d'art, la representation est a elle-meme sa propre fin. L'esprit n'est sollicite en rien a chercher un rapport entre cette scene et une scene subsequente qui ne viendra jamais. Transportons-nous dans le salon de Celimene au deuxieme acte du _Misanthrope_. Lorsque Basque avance des sieges sur l'ordre de sa maitresse, il pourrait lui arriver, sur le theatre comme dans la vie reelle, d'approcher un nombre de sieges superieur a celui des personnages. Supposez que cela se produisit sur la scene, et imaginez qu'au milieu d'Eliante, de Philinte, d'Acaste, de Clitandre, d'Alceste et de Celimene, tous assis, il restat un siege vide: quelle importance ce detail ne prendrait-il pas aux yeux des spectateurs! Ce siege vide intriguerait le public et distrairait l'esprit d'une des plus belles scenes de l'ouvrage, car il serait la comme un siege d'attente et semblerait annoncer un nouveau personnage, et par suite une peripetie que notre esprit serait decu de ne point voir se produire. Cette observation pourra paraitre subtile. Pour comprendre toute son importance, il nous suffira de nous reporter a la mise en scene des _Femmes savantes_. A la seconde scene de l'acte III, lorsque le valet approche les sieges sur lesquels prennent place Henriette, Philaminte, Trissotin, Belise et Armande, il dispose, sur le premier plan, six sieges, dont cinq seulement sont occupes par les personnages en scene, tandis que le sixieme reste vide. Voila bien ce siege d'attente dont nous parlions; or, ici, il annonce une scene subsequente dont le public est ainsi averti, qu'il attend, et qui se produira en effet. Pendant tout le temps que dure la scene ou Trissotin lit ses vers, ce siege vide est un temoin muet; sa presence est deja une protestation contre les mechants vers de Trissotin, et le public se dit qu'il annonce necessairement un autre personnage qui vengera le bon sens outrage. Et ce vengeur, en effet, c'est un autre pedant, Vadius, qui, tout pedant qu'il est lui-meme, fera entendre a Trissotin de dures, mais justes verites. On voit par cet exemple comment la mise en scene conspire a l'evolution de l'action dramatique, en fondant ses dispositions quelquefois les plus simples sur la logique rigoureuse qui regit l'esprit du spectateur. Il n'est pas jusqu'aux objets non visibles qu'il soit permis de produire sans preparation et sans precaution. Tous les jours, nous croisons dans la rue des personnes qui portent un revolver sur elles et auxquelles il pourrait arriver d'etre en situation de le tirer de leur poche. Sur la scene, un personnage ne peut impunement tirer a l'improviste un revolver de sa poche; il faut, ou que le public soit averti de la presence d'une arme dans la poche de tel personnage, ou que tout au moins il soit predispose a voir cette arme apparaitre. Il ne serait pas non plus permis a un personnage de parler d'un pistolet qu'il porte sur lui, l'occasion meme serait-elle naturelle, si cette arme ne devait point jouer un role subsequent. Mais ces deux derniers exemples ont trait aux fautes de mise en scene qui peuvent etre commises, non par la direction du theatre, mais par l'auteur lui-meme. Le hasard, en resume, ne peut jamais etre un ressort dramatique, et la raison en est simple: le mot _hasard_ et le mot _art_ s'excluent mutuellement, le premier impliquant une rencontre fortuite, le second un arrangement prealable. Si donc, par impossible, le hasard montait sur la scene, l'art en descendrait. Il n'y a pas la une question d'appreciation que des ecoles opposees puissent resoudre differemment. La signification exacte du mot _art_ entraine necessairement l'idee que nous devons nous faire d'une oeuvre artistique, dont toutes les parties doivent etre articulees, et dont le moindre objet doit etre un article necessaire. Si des personnes pensaient differemment, il faudrait, au prealable, qu'elles cherchassent d'autres mots qui correspondissent a leurs manieres de voir. Au theatre, toute peripetie doit avoir ete anterieurement a l'etat de possibilite, et dans les denouements, par exemple, le grand art consiste a surprendre le spectateur par un trait ou un acte final, qu'il a la satisfaction de deduire immediatement ou du caractere du personnage tel qu'il a ete expose, ou d'une situation anterieure, operation mentale rapide comme l'eclair et qui est l'epanouissement du plaisir esthetique. CHAPITRE XIV De la sensualite et de l'individualite dans le gout actuel.--Derogations aux principes.--Rapports de la mise en scene avec le milieu theatral.--Caractere d'un theatre, de son repertoire et du public qui le frequente. Les principes que nous venons d'exposer dominent l'art de la mise en scene et ne sont pas impunement violes en ce qu'ils ont d'essentiel. Cependant, on ne peut nier que notre epoque n'ait une tendance a en attenuer la rigueur. Nous inclinons, a ce qu'il semble, a gouter les arts par leurs cotes sensualistes, et nous apportons au theatre cette tendance qui nous predispose a tenir un grand compte du plaisir de nos yeux dans le charme qu'exercent sur nous les ouvrages dramatiques. En outre, dans la vie moderne, l'individualite des gouts suppose un rapport plus etroit entre le sujet et les objets qui l'entourent, et cree en quelque sorte pour chaque homme un milieu individuel dont nous ne pouvons l'abstraire absolument. En peinture, on se preoccupe a juste titre de la coloration et de l'intensite des reflets; il en sera de meme au theatre, et puisque notre tournure d'esprit elle-meme se reflete sur les objets dont nous meublons notre vie, l'auteur et le metteur en scene devront s'attacher a satisfaire la predisposition qu'ont les spectateurs modernes a chercher dans les objets le reflet des qualites morales ou intellectuelles du sujet. Les theatres sont donc amenes presque fatalement, pour ces diverses raisons, a apporter a la mise en scene des soins de plus en plus minutieux, et a descendre du general au particulier dans la representation de la realite. En outre, ils ont du obeir a la necessite d'augmenter l'effet representatif des pieces qu'ils remontent ou qu'ils exposent pour la premiere fois devant les yeux du public. Il est donc interessant d'examiner dans quelle mesure les principes peuvent s'inflechir et s'accommoder a notre gout actuel. Apres avoir etudie les principes de la mise en scene en ce qu'ils ont d'absolu, il nous faut donc les etudier dans ce qu'ils ont de relatif. Nous allons passer en revue le plus rapidement possible les modifications dont est susceptible la mise en scene, selon qu'on l'etudie dans ses rapports soit avec le milieu theatral, soit avec le milieu dramatique, soit avec le milieu social. Occupons-nous d'abord du milieu theatral. Il est certain que nous n'allons pas a la Comedie-Francaise, a l'Ambigu ou au Chatelet dans les memes dispositions d'esprit, et que selon le milieu theatral nous inclinons a rechercher tantot un plaisir ou l'esprit aura la plus grande part, tantot un plaisir plus ou moins fortement impregne de sensualisme. Dans le premier cas, nous serons moins exposes a subir l'influence de nos yeux, et l'attention de notre esprit sera une force subjective tres resistante a toutes les causes objectives de distraction, tandis que dans le second notre esprit, mobile et flottant, ouvert aux impressions du dehors, sera dispose a se laisser seduire par le charme des images optiques. En outre, le choix meme du theatre a ete ordinairement determine par le caractere particulier de son repertoire habituel. Nous savons qu'en general ici la crise dramatique eclatera par suite du conflit probable de passions plus ou moins fortes ou par suite du choc inevitable de caracteres dissemblables; tandis que la l'interet pourra naitre du concours des evenements et de l'influence qu'exercera sur eux, comme dans la vie reelle, la contingence inevitable des choses. Dans le premier cas, le monde interieur de l'ame nous enveloppe en quelque sorte tout entier et nous protege contre toute influence etrangere; dans le second, le monde exterieur nous sollicite avec l'extreme diversite des sensations qui nous attendent de tous les cotes. Donc, ici, a la Comedie-Francaise, par exemple, un peu d'exces dans la mise en scene ne modifiera pas sensiblement le caractere general qu'elle doit conserver, et nous ne serons pas tentes de scruter les rapports speciaux que le materiel figuratif, un peu trop amplifie, pourrait avoir avec la marche du drame, tandis que la, au Chatelet par exemple, chacun des details du materiel figuratif nous attirera par le rapport probable que nous le soupconnerons d'avoir avec la suite du drame. Ainsi, a la Comedie-Francaise, tel meuble, inutile a l'action, ne sera _a priori_ qu'un temoignage de confortable ou de somptuosite, tandis qu'au Chatelet, nous serons tentes, _a priori_, de regarder ce meme meuble comme indispensable a l'action ou meme comme une boite a surprise possible. Donc, suivant le milieu theatral, des effets de mise en scene, d'intensite egale, n'auront pas une portee identique. Plus le repertoire habituel d'un theatre est intellectuellement releve, moins l'accroissement de l'effet representatif aura d'influence facheuse, a la condition cependant que tout le materiel figuratif soit soumis a la meme proportion d'intensite, et qu'aucun detail n'eveille en nous une attention particuliere. C'est pourquoi, a la Comedie-Francaise, on pourra apporter des soins presque excessifs a la composition des ameublements sans crainte de jeter l'esprit du spectateur sur de fausses pistes. Le gout plus delicat du public habituel en sera satisfait, et la mise en scene s'associera ainsi aux habitudes sociales du monde auquel appartiennent les spectateurs et les personnages de la plupart des pieces qu'on represente a ce theatre. Au Chatelet, comme a la Gaite ou a l'Ambigu, c'est au contraire au decor peint qu'il faudra uniquement demander un accroissement de mise en scene; car on ne peut modifier le materiel figuratif sans changer l'effet special qu'en attend le spectateur. En resume, lorsque pour des raisons superieures on croira necessaire d'augmenter l'effet representatif d'une oeuvre dramatique, la derogation aux principes essentiels de la mise en scene trouvera dans le milieu theatral soit des circonstances attenuantes, soit des circonstances aggravantes. CHAPITRE XV Rapports de la mise en scene avec le milieu dramatique.--Pieces ou domine l'imagination.--Le theatre de Scribe.--Le theatre de Victor Hugo.--Effet curieux observe dans _Quatre-vingt-treize_. Le milieu dramatique est tres different du milieu theatral, puisque le milieu dramatique peut varier dans un meme milieu theatral. Nous ecartons tout d'abord les oeuvres classiques qui meritent une etude speciale. Mais il est encore necessaire de restreindre notre sujet; car il ne tendrait a rien moins qu'a passer en revue tous les genres de la litterature dramatique, tels que le drame heroique, historique, romantique ou bourgeois, et la comedie d'intrigue, de caractere ou de sentiment. Nous croyons plus profitable de considerer le milieu dramatique dans ses rapports avec l'imagination, le sentiment et la fantaisie. La nature de l'imagination depend de la nature de l'esprit; elle varie suivant l'attrait que l'esprit eprouve pour telle qualite, tel caractere, telle forme ou telle coloration des images rememorees et associees. En se placant a un point de vue tres general, on peut dire qu'il y a deux sortes d'imaginations; premierement, celle qui est surtout seduite par les contours et les formes, les rapports des formes entre elles, leur agencement, les qualites exterieures et superficielles des objets; deuxiemement, celle qui se laisse charmer par la couleur, les effets d'ombre et de lumiere, les rapports de nature entre les objets, leurs qualites substantielles et leur agencement pittoresque dans les profondeurs de l'espace. Quand il s'agit d'oeuvres theatrales, la mise en scene devra naturellement varier selon la nature particuliere de l'imagination du poete. Scribe, on ne peut le nier, avait une imagination feconde, mais celle-ci avait un caractere superficiel et etait uniquement theatrale. Pour lui, le monde exterieur n'etait qu'un decor et les hommes n'etaient que des comediens. Il n'y avait en quelque sorte aucun lien sympathique entre son ame et l'ame des etres et des choses. Son regard ne penetre pas plus profondement que sa pensee; l'un et l'autre s'arretent aux surfaces et son genie se complait dans les apparences. Aussi serait-ce une faute, quand il s'agit des oeuvres de Scribe, de detacher l'action sur un decor trop etudie, trop nature en quelque sorte; il leur faut une decoration un peu banale, qui ne fasse pas trop illusion, qui soit bien du carton et du papier peints, et derriere laquelle notre esprit devine la coulisse. De meme, les acteurs devront craindre de paraitre trop humains et de trop se rapprocher de la nature, car ils se mettraient en contradiction avec le genie particulier de l'auteur; ils doivent s'attacher a rester comediens. Aux yeux de Scribe, l'art est destine a nous procurer une delectation facile, sans secousse violente; et dans la representation de ses pieces tout doit conserver ce caractere tempere. La decoration ne doit exercer sur nos yeux qu'une illusion facile a s'evaporer, comme ces brillantes bulles de savon qu'un souffle fait evanouir; de meme, l'action et la diction des acteurs, les peripeties tristes ou gaies par lesquelles passent les personnages doivent garder le caractere aimable d'un jeu d'esprit, comme il sied a une societe d'ou la belle humeur a proscrit les passions troublantes. En un mot, rien ne doit avoir la pretention d'affecter trop profondement notre ame. C'est pourquoi il ne faut rien de trop riche dans la decoration, rien d'inutile dans le materiel figuratif, rien de trop vrai surtout: des apparences de tableaux, des apparences de pendules, des apparences de meubles; des costumes sentant le theatre et des accessoires sortant ostensiblement du magasin. C'est la que les fourchettes piquent des morceaux chimeriques dans des pates de carton et que les verres ne s'emplissent que du vide des bouteilles. Transportons maintenant ces procedes de mise en scene dans un autre milieu dramatique, dans le theatre de Victor Hugo, par exemple, nous n'obtiendrons souvent par ces memes moyens que des effets disparates. C'est que toute autre est l'imagination substantielle et pittoresque du poete; elle est une representation embellie, agrandie et en quelque sorte outree de la nature, et l'etre humain s'y montre toujours a l'etat heroique, ou grandiose ou grotesque, sous une lumiere intense qui rend les ombres plus profondes. Ce grand effet de clair-obscur, que le poete projette sur les etres et sur les choses, leur donne un relief saisissant. Lui-meme, dans les indications de mise en scene qu'il joint a son oeuvre, fouille les details, decrit les ameublements et les costumes, sculpte les bahuts et cisele les armes. Dans ses vers, pas plus que dans ses indications sceniques, il ne se contente de l'a peu pres theatral: il touche et faconne les objets du pouce de Michel-Ange et les revet de la couleur du Titien. Il faut a ses personnages des pourpoints de velours et de soie, des epees brillantes et souples; il faut a ses heureux interpretes un visage majestueux ou farouche, une parole caressante ou hautaine, un jeu de proportion heroique, de facon que, laissant bien loin d'eux le comedien, ils depassent un peu le personnage lui-meme. A ses drames conviennent les decorations splendides, les ameublements somptueux, les foules innombrables de la figuration; car partout et toujours, derriere la decoration, derriere les personnages, comme un dieu impalpable derriere un heros de l'Iliade, on devine la grande ombre du poete dont la volonte puissante assemble les choses ou pousse et fait mouvoir ses personnages a nos yeux. Genie essentiellement lyrique, bien plutot que dramatique, qui jamais n'abstrait son oeuvre de lui-meme, et qui se sent a l'etroit sur les planches et entre les coulisses d'un theatre. La veritable scene ou se meuvent les personnages du drame, c'est le cerveau meme du poete: c'est la qu'il faut chercher les mobiles secrets de ses heros, qui obeissent bien plus a la volonte expresse de leur createur qu'a la logique de leurs propres passions; et c'est la seulement que peuvent entierement se realiser ses conceptions sceniques et decoratives souvent a peu pres irrealisables, comme dans _le Roi s'amuse_. Dans tous les drames de Victor Hugo, l'imagination est tellement instante et puissante, a tous les moments de l'action, qu'un jour, fait inoui dans les annales dramatiques, dans un tableau qui ouvre un des actes de _Quatre-Vingt-Treize_, le poete a soudain supprime decors et acteurs, et, sans autre intermediaire que l'orchestre et des comparses derriere la toile baissee, a fait assister toute une salle de theatre a un drame sanglant, faisant ainsi passer directement de son imagination dans celle du spectateur une serie d'images emouvantes, sans l'interposition necessaire d'images sensibles et reelles. Quand je dis toute la salle, je me trompe, car tandis qu'une partie de l'orchestre s'associait a l'emotion esthetique du poete, des hauteurs du theatre on reclamait a grands cris le lever du rideau. La haut, ils voulaient voir ce qui n'existait pas, et ils reclamaient la vue directe d'un drame dont leur imagination etait incapable de leur fournir une image subjective! Il leur aurait tout au moins fallu le recit classique que justifie donc, dans certains cas, le procede du maitre moderne. La mise en scene d'un tel poete sera toujours difficile a realiser. Elle devra souvent etre d'ordre composite, associant le faux et le vrai, poursuivant souvent l'impossible, decoupant ou etageant la scene, tantot etalant au premier plan les pauvretes maladroites de ses decors peints, tantot se lancant dans le luxe exagere des decorations d'opera. CHAPITRE XVI Des pieces ou domine le sentiment.--Cas ou les causes de l'emotion sont subjectives.--_Le Mariage de Victorine._--Cas ou les causes de l'emotion sont objectives.--_L'Ami Fritz._ Dans les pieces fondees sur le sentiment, les ressorts principaux de l'action sont les emotions morales, tendres ou tristes, dont sont agites les personnages. Ce sont des mouvements de l'ame qui determinent le mouvement scenique. L'auteur cherche a nous interesser a ces emotions en eveillant sympathiquement notre sensibilite, c'est-a-dire notre susceptibilite a l'impression des choses morales. Ce que nous devons considerer, c'est la source d'ou jaillit l'emotion, c'est-a-dire la cause d'ou nait le sentiment qui agite les personnages et qui de leur ame passe sympathiquement dans la notre. Il est donc necessaire, dans l'etude des oeuvres dramatiques fondees sur le developpement psychologique des sentiments, de distinguer celles ou les emotions decoulent de causes subjectives de celles ou elles proviennent de causes objectives. C'est la distinction qui importe et d'ou se deduisent les conditions de la mise en scene. Pour eclaircir cette question, il convient d'examiner a ce point de vue deux oeuvres dramatiques dans lesquelles les emotions de tristesse ou de joie sont precisement fondees, dans l'une, sur des causes subjectives, dans l'autre, sur des causes objectives. Dans _le Mariage de Victorine_, de George Sand, nous assistons a un drame emouvant qui se joue dans le coeur d'un pere et dans celui de sa fille. Celle-ci, sans oser se l'avouer, aime le fils du maitre et du bienfaiteur de son pere. Celui-ci, qui voit naitre cette aveugle passion, veut la combattre en mariant sa fille a un des commis de son maitre. La grandeur d'ame du pere et de la fille, la purete de leur conscience morale, leur respect pour les hierarchies sociales, le soin de leur propre dignite, l'estime qu'ils ont d'eux-memes, la fierte qui releve jusqu'a l'heroisme le sentiment de leur devoir, font un spectacle poignant et douloureux de la lutte genereuse qui se livre dans le coeur du pere entre son amour paternel et le respect qu'il a pour son bienfaiteur, dans le coeur de la fille entre son amour et son affection filiale. Le drame auquel nous assistons se joue reellement dans ces deux ames, et la notre en suit les peripeties avec une sympathie douloureuse. Nous sentons combien sont intimes et subjectives toutes les causes de leur determination, et combien dans ce drame psychologique sont de peu de prix tous les attraits du monde exterieur. Rien aux yeux de ce pere et de cette jeune fille, comme a ceux du spectateur, n'est digne d'exercer une influence quelconque sur leur resolution morale, ni le luxe des appartements, ni les richesses qui s'entassent dans les coffres de banquier, ni la beaute des costumes, rien enfin de ce qui est la marque de la position plus haute a laquelle leur position plus humble leur defend d'aspirer. Aussi tout ce qui, dans la decoration et dans la mise en scene, attirerait les regards a ce point de vue rendrait presque impossible le denouement que le public attend et desire, et en tous cas en denaturerait la grandeur morale. La mise en scene doit etre humble, modeste, presque effacee, pauvre de details, car rien n'y a d'interet pour nous; les costumes simples et un peu austeres, le jeu des acteurs contenu, leurs gestes et leur diction sans emphase. Il faut, en un mot, resserrer l'action, la maintenir et la denouer dans, un milieu purement moral, sans qu'aucun detail de la mise en scene vienne de sa pointe trop brillante dechirer le voile de larmes que le drame a fait descendre sur les regards des spectateurs. Combien seront differents les effets que l'on devra se proposer d'obtenir dans la representation de _l'Ami Fritz_, de MM. Erckmann-Chatrian. Dans ce drame; les causes immediates sont toutes objectives. Fritz est un homme jeune, bien portant, egoiste et heureux. Tout lui sourit dans la vie, et il possede ce qui a ses yeux compose le veritable bonheur ici-bas, une maison bien ensoleillee, des buffets bien garnis d'argenterie et de beau linge, une gouvernante qui previent ses moindres desirs, et un estomac capable de tenir tete aux amis qu'il rassemble a sa table et avec lesquels il sable les vins de la Moselle et du Rhin ou savoure, en fumant, la bonne biere d'Alsace. Tout ce qui a sur le caractere de Fritz une influence si heureuse compose precisement tous les elements de la mise en scene. Ici, il faut que les regards du spectateur se reposent avec plaisir, comme ceux de Fritz, sur les moindres details de l'ameublement, sur le service de table et sur le linge que la gouvernante etale avec orgueil et complaisance. Le repas lui-meme auquel il convie ses amis ne peut avoir la simplicite sommaire des repas de theatres, car c'est la un des facteurs principaux du seul bonheur qu'il a connu jusqu'ici. Quand l'amour s'insinue dans son coeur, c'est encore par les cotes sensuels de sa nature qu'il se laisse seduire: c'est la bonne odeur de la fenaison, la voix pure de Suzel, qui s'unit a celles des faucheurs, les cerises, toutes glacees de la rosee du matin, que du haut de l'arbre lui jette en riant la jeune fille, les beignets succulents qu'elle a confectionnes de ses blanches mains, les oeufs frais dont elle lui donne le desir, et les belles truites qu'elle lui permet d'esperer. Avec quel soin un directeur ne composera-t-il pas celte mise en scene, dont chaque detail est destine a produire un effet psychologique! Ici, il ne faut plus que tous les accessoires sentent trop le theatre; il y faut un certain naturel qui puisse faire quelque illusion a l'oeil complaisant du spectateur, et le seduire lui-meme a cette bonne vie materielle de Fritz. Plus tard, quand tout ce bonheur se sera abime dans la detresse de son coeur, toute cette mise en scene servira encore, par contraste, a accuser plus fortement la desesperance de Fritz. Mais j'en ai dit assez, il me semble; pour faire saisir la difference essentielle qu'il y a entre la mise en scene d'une piece fondee sur un sentiment subjectif et celle d'une oeuvre ou domine, dans les sentiments, la puissance objective des choses. J'ajouterai, afin qu'on ne se meprenne pas sur ma pensee, que cette difference peut etre consideree comme le fondement du jugement litteraire. De deux oeuvres, dissemblables par la nature des sentiments, un gout eclaire preferera toujours celle qui aura necessite un moins grand appareil de mise en scene. Un mouvement genereux de l'ame vaut par lui-meme, et c'est en diminuer le merite que de le faire dependre de causes materielles et accidentelles. Nous en revenons a ce que nous avons expose dans les premieres pages de cet ouvrage, sur le rapport inverse qu'il y a entre la richesse de la mise en scene et la valeur intrinseque d'une oeuvre dramatique. CHAPITRE XVII Des pieces ou domine la fantaisie.--Caractere de la fantaisie.--Le theatre de M. Labiche et de M. Meilhac.--Limites de la fantaisie.--De la convenance dans la fantaisie.--_Lili_.--Pieces d'ordre composite.--_Ma Camarade_.--Les feeries. Nous examinerons, dans ce chapitre, les rapports de la mise en scene avec ce que nous avons appele la fantaisie. Une premiere difficulte se presente, c'est de definir la fantaisie et de la distinguer de l'imagination. A ne considerer que le sens premier des mots, il n'y a guere de difference entre elles; cependant on ne peut contester qu'il n'y en ait une notable si nous considerons l'emploi que nous faisons de ces deux mots, quand nous les appliquons a des ouvrages dramatiques. L'imagination est la faculte que nous avons d'evoquer des images et des series associees d'images, auxquelles correspondent des idees et des series associees d'idees, et qui toutes sont reliees par un lien de contiguite serielle, sinon immediate, au moins saisissable et certaine. La fantaisie, au contraire, associe entre elles des images qui n'appartiennent pas a une meme serie et n'ont par consequent pas entre elles de rapport necessaire et prochain. Le contraste apparent des images associees est donc la premiere loi de la fantaisie; mais la seconde loi est que ces images associees doivent presenter immediatement a l'esprit un rapport inattendu, qui, bien que lointain et inaccoutume, mette en relation des idees qu'on aurait pu croire absolument disparates. C'est en meme temps l'etrangete et la verite relative de ce rapprochement qui en constitue le piquant et l'originalite. En un mot, on pourrait dire que la fantaisie, c'est de l'esprit dans l'imagination. Il y a quelque chose de cela dans ce que les Anglais appellent l'_humour_. Par exemple, on peut, je crois, trouver que dans les oeuvres de M. Alexandre Dumas fils il y a plus d'esprit que de fantaisie, tandis que dans certaines oeuvres d'Alfred de Musset il y a plus de fantaisie que d'esprit. Dans les pieces de M. Meilhac et de M. Labiche, il y a tantot de l'esprit, et du plus fin, tantot de la fantaisie, et de la plus originale. Cette association de l'esprit et de la fantaisie est, en effet, le propre des oeuvres comiques, car les lois de l'esprit et de la fantaisie semblent etre identiques a celles de la gaiete et du rire, et consister dans le rapport soudain que l'auteur nous fait apercevoir entre deux objets les plus disparates d'apparence. A mesure que decroit le nombre des parties justement associees dans les images mises en presence, la fantaisie perd de son prix, n'est bientot qu'une sorte d'imagination vagabonde et dereglee, devient enfin grossiere et tombe dans ce qu'on appelle familierement la betise, qui n'est autre chose qu'une contradiction irremediable entre deux images conjuguees. La betise est donc encore susceptible d'exciter le rire par l'inattendu burlesque de la contradiction qu'elle propose a l'esprit. Si nous avons reussi a presenter une idee juste de ce que nous entendons par fantaisie, on doit comprendre combien les oeuvres dramatiques qui sont des creations de la fantaisie, telles que _la Cagnotte, le Chapeau de paille d'Italie, la Grande-Duchesse, la Cigale_, etc., s'eloignent a chaque instant de la realite des actes et des contingences possibles de la vie. Les comediens qui traduisent sur la scene ces combinaisons originales et fantaisistes doivent s'y sentir degages du monde reel, sans quoi ils se trouveraient aussi mal a l'aise sur la scene que nous pourrions nous trouver genes de nous voir en habit d'Arlequin dans la compagnie de gens graves et serieux. La mise en scene ne doit avoir qu'un but, c'est de fournir un fond suffisant sur lequel se detachent en pleine lumiere ces creations de la fantaisie. Elle doit donc etre sommaire et pourvoir uniquement aux necessites sceniques. Les costumes surtout demandent une appropriation heureuse, aussi eloignee de la correction que de l'excentricite banale. Il y faut conserver un certain rapport avec la verite. Aussi ce sont les artistes les mieux doues sous le rapport de l'observation qui trouvent les costumes les plus comiques; car, en deformant la realite, ils ne la perdent cependant pas de vue et font saillir aux yeux des spectateurs des rapprochements aussi piquants qu'inattendus. La diction et les gestes doivent, eux aussi, concourir au meme effet general, s'ecarter de la logique dans les limites du comprehensible, et presenter toujours un rapport, amusant pour l'esprit, entre la fiction et la realite. Il est encore une limite que ne doit pas depasser la fantaisie, c'est celle des convenances. Je ne parle pas seulement des convenances banales qui consistent a ne pas outrager les bonnes moeurs. Mais un exemple fera mieux comprendre la portee de cette observation. Quand un auteur veut traduire sur la scene, pour en tirer des effets comiques, des personnages de la vie reelle, auxquels nous attachons des idees, factices peut-etre, mais tres puissantes, de dignite, de fierte morale, et qui dans notre esprit sont associes a des sentiments extremement delicats, il ne peut le faire, sans nous blesser, qu'en exagerant ce qui est precisement chez eux une qualite essentielle. C'est pourquoi dans _Lili_, le role du Commandant etait si amusant, tandis que ceux des autres officiers meles a la meme action etaient si choquants. C'est qu'en effet c'est une qualite chez un militaire d'etre bref, energique, et d'avoir en meme temps le coeur bon et sensible, et que par consequent on peut rire des exagerations burlesques de ces memes qualites. La fantaisie conserve un rapport certain entre les images associees, et quand nous redescendons de la fantaisie au reel, nous ne trouvons rien que de respectable dans l'idee eveillee en nous par l'auteur. Notre rire ne se trouve pas en desaccord formel avec ce qui compose notre sentiment. Au contraire, une sentimentalite de goguette, la frequentation d'un monde interlope, la trivialite du gout et des habitudes nous choqueront chez un militaire, auquel nous attachons des idees d'honorabilite, de rigidite meme, de droiture et de dignite; et c'est pourquoi nous n'acceptons pas sur la scene, quand il s'agit de militaires, la representation de ces defauts bien qu'ils soient humains. La fantaisie ne fera qu'exagerer notre repugnance, car il y aura une contradiction choquante entre l'image qu'on nous presente et l'image reelle que nous evoquons en nous: et nous nous sentirons d'autant plus blesses que l'image qui nous est chere repose sur une idee acquise, laborieusement fondee par necessite sociale et soigneusement entretenue par amour-propre national. Pour en revenir a la mise en scene, si l'on faisait une etude comparative des pieces d'observation pure et des pieces qui sont fondees sur la fantaisie, on remarquerait que les premieres demandent plus de verite que les secondes dans l'effet representatif, et surtout plus de soin dans la composition du materiel figuratif. Dans une piece ou un acte d'observation se melerait a plusieurs actes de fantaisie, on verrait de meme la necessite de modifier les conditions de la mise en scene, et tandis que dans celui-la elle serait d'une grande exactitude jusque dans les moindres details, dans ceux-ci au contraire elle devrait rester sommaire et restreinte aux necessites sceniques. On en a un exemple frappant dans _Ma Camarade_, ou un acte d'observation et de fine comedie s'intercale entre deux actes de pure fantaisie. Tandis que dans ceux-ci la mise en scene reste sommaire et tout a fait approximative, elle est traitee dans celui-la avec les plus grands soins, tant dans l'ensemble de la decoration que dans tous les details du materiel figuratif. Est-il besoin qu'en terminant ce chapitre j'aborde la mise en scene des feeries? Je ne le crois pas: il n'y a pas de conditions dans le domaine de l'impossible. Cependant il est meme une limite a l'eblouissement des yeux et a l'effet produit sur nous par le nombre et par un mouvement meme vertigineux. Ce n'est donc ni dans l'intensite croissante de la lumiere ni dans l'exageration du nombre et du mouvement qu'on trouvera des effets nouveaux et amusants, mais en cherchant dans des series d'images de plus en plus eloignees quelque rapport apparent entre le possible et l'impossible. La feerie est de la fantaisie hyperbolique; mais, comme telle, elle ne doit pas violer trop ouvertement les lois de la fantaisie. CHAPITRE XVIII Rapports de la mise en scene avec le milieu social.--La mise en scene se modifie comme la societe.--Types generaux de l'ancienne comedie.--Le _Tartufe_.--Complexite et heterogeneite de la societe actuelle.--Plasticite necessaire de la mise en scene.--Vieillissement rapide du theatre moderne. Les rapports de la mise en scene avec le milieu social sont tres importants, eu egard a nos idees actuelles. Mais, pour plus de clarte et ne pouvant tout dire a la fois, nous nous reservons d'examiner plus loin tout ce que le temps et la distance amenent de modifications dans ces rapports. Nous poserons ce principe, qui n'a pas, il semble, besoin de demonstration: l'a mise en scene doit correspondre exactement au milieu social, c'est-a-dire doit convenir a l'etat social des personnages mis en scene et s'adapter a leurs moeurs et a leurs usages. Toutefois, et c'est ici le point interessant, ce n'est qu'a une epoque relativement recente que la mise en scene a conquis un role de plus en plus preponderant. Autrefois, on aurait pu concevoir uniquement trois decorations, autrement dit trois milieux, un milieu grand seigneur, un milieu bourgeois et un milieu populaire. Et encore c'est theoriquement que je compte ce dernier qui en fait n'existait pas et dont par consequent la decoration correspondante serait restee d'une parfaite inutilite. Ce qui en tenait lieu, c'etait le milieu villageois ou autrement dit le milieu pastoral. Jadis les classes etaient nettement separees les unes des autres et ne se confondaient jamais. _Le Bourgeois gentilhomme_ est la pour nous montrer combien etait ridicule un bourgeois voulant trancher du grand seigneur. En fait, un grand seigneur, riche ou pauvre, etait toujours un grand seigneur, tandis qu'un bourgeois, riche ou pauvre, n'etait jamais qu'un bourgeois. C'etait la naissance seule qui importait; on s'inquietait fort peu de la fonction et du merite social. Aujourd'hui, malgre tout ce qui peut subsister de notre ancienne division sociale, nous ne sommes plus repartis selon les regles etroites d'une hierarchie immuable. Les rangs sont confondus. C'est en general le talent et l'argent qui, bien plus que la naissance, assurent une haute position sociale. C'est pourquoi, au theatre, l'ancienne unite decorative ne correspondrait plus en rien a nos idees actuelles. Tandis qu'il n'y avait jadis qu'un petit nombre de divisions generales, il y en a aujourd'hui une infinite, et nous assimilons a nos fonctions, a nos gouts, a nos moeurs, tout ce qui nous entoure et participe a notre existence. En un mot, ainsi que nous l'avons deja dit plus haut, notre personnalite morale se reflete autour de nous jusque sur les moindres objets. De la le role de la mise en scene dans les pieces modernes, ou du moins dans celles qui s'ingenient a traduire sur le theatre la societe francaise actuelle, et la necessite d'en accorder tous les elements avec la personnalite morale des personnages representes. C'est donc par une consequence logique que le decorateur et le metteur en scene se sont faits tapissiers et en quelque sorte bibelotiers, et qu'ils ont du chercher a donner au materiel figuratif cette physionomie personnelle qui est la caracteristique de la mise en scene moderne. L'interieur d'un jeune homme riche variera selon le monde au milieu duquel il vit, monde de cheval ou de galanterie. Le cabinet d'un financier ne sera pas celui d'un diplomate. Le salon d'une femme du monde n'aura pas le meme aspect que celui d'une demi-mondaine, et celui-ci ne ressemblera pas a celui d'une femme galante. Dans l'effet general, qui est celui que doivent produire la decoration et la mise en scene, l'esthetique moderne a introduit une foule de specialisations necessaires. Nos pieces actuelles exigent une adaptation perpetuellement nouvelle de la mise en scene; c'est peut-etre ce qui les fera vieillir assez vite, et, au bout d'un certain nombre d'annees, rendra leur reprise tres difficile. Mais la mise en scene est bien obligee de suivre en cela l'esthetique, qui ne se contente plus des types generaux de l'humanite. Dans les comedies de Moliere, les personnages sont le moins possible de leur temps, ou du moins ils ne le sont que dans la mesure necessaire; c'est l'homme que peint Moliere plutot que tel ou tel homme. Dans les pieces modernes, au contraire, dans les pieces de M. Emile Augier ou de M. Alexandre Dumas fils, par exemple, les personnages sont le plus possible de leur temps; et ce n'est plus l'homme en general qu'ils s'ingenient a nous peindre, mais l'homme plastiquement et moralement conforme ou deforme, selon le milieu social particulier ou s'exerce son caractere et ou s'agitent ses passions. Dans _Tartufe_, par exemple, il nous serait tout a fait impossible de deviner quelle est la fonction sociale de chaque personnage, et, a ce point de vue, Tartufe lui-meme est un grand embarras pour notre maniere de voir toute moderne. C'est un devot, mais ce n'est la que sa fonction psychologique. Qu'est-il, socialement parlant? Appartient-il ou non a un ordre, a une confrerie? A-t-il une fonction religieuse? Quelle est sa position dans la societe? Quels sont ses antecedents? Ces questions ne recevront jamais de reponse; de telle sorte qu'aujourd'hui le costume de Tartufe est un probleme insoluble. Dans une piece moderne, au contraire, ce qu'on etablit tout d'abord, c'est la fonction sociale des personnages, leur position dans le monde: l'un est depute, l'autre banquier, celui-ci est militaire, celui-la est avocat, procureur general, magistrat, etc. Nos auteurs modernes partent d'une idee, qui n'est assurement pas fausse, et qui est en tout cas feconde: c'est que l'expression de nos passions varie suivant le milieu ou nous vivons et suivant les idees transmises ou acquises, dont chacun de nous est en quelque sorte un recueil different. Ils s'interessent a l'humanite en detail et tiennent compte d'une foule de differenciations, dont autrefois on ne s'inquietait nullement, parce qu'en somme elles etaient moins visibles. Cette revolution esthetique s'accorde d'ailleurs avec nos idees metaphysiques, psychologiques et physiologiques actuelles. Comme le monde, comme les societes, comme toutes les sciences, l'esthetique a cru en complexite et en heterogeneite, et nous ne sommes pas sans doute encore au bout des transformations que l'avenir lui imposera. La mise en scene ne peut pas s'isoler et se separer de l'esthetique, dont elle n'est qu'une partie subordonnee; elle ne doit pas obeir a des principes differents. C'est pourquoi l'evolution de la mise en scene n'est pas le resultat d'un parti pris, mais au contraire resulte d'une transformation insensible de l'esthetique dramatique et de la societe moderne. La mise en scene a ainsi acquis une plasticite qu'elle n'avait pas autrefois, et sur ce point semble se soumettre ou tout au moins se preter aux theories de l'ecole realiste ou naturaliste, dont le plus grand tort est de vouloir precipiter une evolution, qui, ainsi que nous le verrons plus loin, amenerait fatalement une decheance de l'art, si elle n'etait modifiee et retardee par une lente diffusion de la culture generale de l'esprit et par un relevement graduel de l'ideal artistique. Toutefois, cette physionomie particuliere de la mise en scene pourrait etre un obstacle a la reprise future de nos pieces modernes; car ce qui nous parait aujourd'hui un trait de jeunesse sera un jour une ride d'autant plus marquee que le trait aura ete plus precis. Toutefois, une reflexion s'impose, qui nous permet de ne pas tenir grand compte de ce vieillissement certain: c'est que, dans une oeuvre dramatique, la mise en scene est la partie essentiellement destructible. Au bout d'un petit nombre d'annees, les decorations d'une piece et son materiel figuratif n'existent plus. Par consequent, une reprise necessite une mise en oeuvre nouvelle, qui devra etre sensiblement differente de la mise en oeuvre primitive, ainsi que nous le ferons voir plus loin. Ici, il nous suffira de dire que l'appareil decoratif et figuratif, mis de nouveau en concordance, d'une part avec la piece, et d'autre part avec le gout actuel, n'aura necessairement que les rides que lui infligera l'oeuvre dramatique elle-meme. Malheureusement, elles seront nombreuses si l'art continue, comme la societe, a croitre en complexite et en heterogeneite. CHAPITRE XIX Lois restrictives de la mise en scene.--De la loi de proportion--Plans d'importance scenique.--_L'Ami Fritz._--Des repas de theatre.--Application de la loi au materiel figuratif. Apres avoir etabli les lois generales de la mise en scene, nous avons, dans les chapitres precedents, examine les causes diverses qui peuvent les inflechir. Nous avons vu que toutes ces deviations, quelle qu'en fut l'importance, derivaient de principes esthetiques, et qu'elles etaient en realite comme les resultantes de plusieurs forces composees. Pour les legitimer, on ne peut jamais invoquer le caprice et le gout de l'art pour l'art. La mise en scene n'a pas sa fin en elle-meme; la cause finale du drame est la cause formelle de la mise en scene. En partant du texte d'une oeuvre dramatique, on arrive aisement a etablir le minimum de mise en scene necessaire. Mais, quand on veut tenir compte de toutes les conditions de nature, de genre, d'epoque et de milieu, qui peuvent entrainer a de larges accroissements de mise en scene, tant sous le rapport du personnel que sous celui du materiel figuratif, on peut legitimement se demander s'il n'y a pas des lois qui imposent une limite a cette extension; si, en d'autres termes, il n'y a pas, dans chaque cas, un maximum de mise en scene qu'il n'est pas permis artistiquement de depasser. On sent combien serait salutaire l'application de telles lois somptuaires, a une epoque ou le luxe de la mise en scene atteint des proportions veritablement ruineuses. Or, ces lois semblent en effet exister. Il en est deux surtout qu'il parait facile d'etablir theoriquement et qu'observent d'ailleurs, par une intuition tres sure, les theatres encore soucieux de la question artistique. Ces deux lois essentielles sont: la premiere, la loi de proportion, que nous etudierons dans le present chapitre; la seconde, la loi d'apparence, dont nous reservons l'examen au chapitre suivant. Si nous regardons d'abord avec attention un paysage, nous nous apercevrons que la distance a pour effet, dans la nature, de rendre de moins en moins visibles les nombreux details de chaque objet et d'eteindre de plus eu plus l'eclat de leurs couleurs par l'epaississement progressif de la couche d'atmosphere; si ensuite nous examinons un tableau, nous verrons que les peintres produisent l'illusion de l'eloignement, d'une part, par l'effacement des traits particuliers, et, d'autre part, par la degradation des tons. Mais, si nous transportions cette loi telle quelle dans la mise en scene, elle ne s'appliquerait qu'aux decorations, ou elle est en effet tres habilement observee par les peintres qui cultivent cette branche de l'art. Pour en faire utilement l'application a la mise en scene, il est necessaire de la transformer. Nous ne considererons plus, comme dans la peinture, des plans de distance, mais des plans d'importance scenique. Et nous dirons que, dans la mise en scene, le fini et la perfection d'imitation des objets qui composent le materiel figuratif doivent etre proportionnels a leur importance hierarchique. Je prendrai un exemple dans _l'Ami Fritz_. Le repas que l'on sert au premier acte necessite un grand nombre d'accessoires, qui ont chacun une certaine importance, les uns parce qu'ils ont un rapport avec le texte, les autres parce qu'ils servent a des combinaisons sceniques. Il faut donc observer la loi de proportion. La nappe, sur laquelle l'attention des spectateurs est formellement appelee, doit etre d'une imitation beaucoup plus parfaite que les autres parties du service. Les details du repas ne doivent pas etre traites tous avec le meme soin, ni atteindre le meme degre de fini, car ils ne sont pas tous destines a faire egalement illusion. La fumee qui s'echappe de la soupiere repond par la perfection d'imitation au jeu de scene qui ouvre le repas et sur lequel l'attention du spectateur est appelee et maintenue pendant un certain temps. Mais, apres la soupe, toute la suite du repas est composee d'accessoires de theatre, qui sont bientot relegues au deuxieme et troisieme plan d'importance par la marche de l'action theatrale. Si nous nous transportons dans un autre theatre, a la Gaite, par exemple, nous verrons qu'au premier tableau de _la Charbonniere_, piece dans laquelle la mise en scene occupait le premier rang, la loi de proportion etait cependant observee et exactement de la meme facon, dans la disposition du banquet des fiancailles. La regle est generale et on en trouvera l'application dans toute mise en scene bien concue. C'est ainsi que sont regles le repas de don Cesar au quatrieme acte de _Ruy Blas_, celui d'Annibal et de Fabrice dans _l'Aventuriere_, et celui de l'oncle et du neveu dans _Il ne faut jurer de rien_. Si j'ai choisi comme exemple un repas de theatre, c'est que la mise en scene en est toujours perilleuse. Il ne faut insister que sur les details qui ont un lien etroit avec l'action; des que l'attention du public se detourne vers quelque autre objet, il faut que le repas s'efface et prenne fin. D'ailleurs l'observation du temps exact n'est jamais necessaire au theatre. Comme dans la vie reelle, le spectateur perd la notion du temps des que son attention est detournee; il perd alors de vue ce concept abstrait pour lequel il ne possede pas d'unite de mesure absolue. C'est cette loi de proportion qui permet de simplifier le materiel figuratif, en ne se preoccupant que des principaux objets qui le composent et en traitant les autres beaucoup plus sommairement et meme en les releguant parmi la partie decorative. Ainsi, si quelques livres d'une bibliotheque sont destines a jouer un role special, a etre deplaces et replaces, ils devront reellement figurer sur un rayon, mais il ne sera pas necessaire que les autres parties de la bibliotheque soient composees de livres veritables. Des dos de volumes peints sur des rayons egalement peints constitueront une imitation suffisante. C'est ce que beaucoup de spectateurs ont pu observer au second acte du _Marquis de Villemer_. Dans un trophee d'armes, toutes n'auront pas besoin d'etre reelles, si toutes ne doivent pas eveiller une egale attention dans l'esprit du public. Cette loi de proportion est souvent difficile a appliquer avec sagacite et montre avec quel soin prealable il faut faire le depart de tout ce que doit comprendre la partie decorative et de tous les objets qui doivent composer le materiel figuratif. Cette loi empeche la mise en scene de degenerer en une exhibition inutile ou encombrante et maintient les yeux du spectateur sur les objets qui ont une reelle importance. Un habile directeur de theatre arrive ainsi a produire une illusion parfaite en ne cherchant la perfection d'imitation que pour les objets qui doivent fixer l'attention du spectateur. Quand, par exemple, on examine a ce point de vue la decoration du premier acte des _Rantzau_, on remarque tout d'abord une grande abondance dans l'ensemble decoratif. L'impression de l'interieur du vieil instituteur alsacien est tres vive; rien n'y manque de ce qui peut nous raconter l'histoire de sa vie de famille et de travail, depuis le berceau jusqu'a la bibliotheque et aux collections de papillons. Mais ce n'est la qu'une impression generale due au premier aspect. Sitot que l'oeil examine la mise en scene pour en tirer une induction sur le developpement de l'action, tout rentre dans la decoration peinte; et le materiel figuratif ne se trouve en realite compose que d'un tres petit nombre d'objets. L'execution des decorations est donc precedee d'un travail tres delicat ou le gout et la science de composition ont egalement leur part. CHAPITRE XX De la loi d'apparence.--De l'usage des lorgnettes.--Au theatre, le sens du toucher ne s'exerce jamais.--Seules les sensations optiques sont directes.--Le theatre ne nous doit que des apparences.--Des costumes et des toilettes des actrices. La loi d'apparence est d'un genre different et a une portee tout autre. Elle est basee sur ce fait important que, dans les beaux-arts, sur les cinq sens que nous possedons, deux ne sont jamais exerces, ce sont le gout et l'odorat, et qu'au theatre sur les trois sens artistiques, la vue, l'ouie et le toucher, deux seulement sont appeles a jouer un role. Les sensations tactiles ne figurent que comme des sensations ordinairement associees a des sensations optiques, et la surete de nos appreciations est au theatre constamment mise en defaut par la distance. Sans doute la plupart des spectateurs sont armes de lorgnettes qui comblent en partie cette distance, mais il n'y a pas a s'arreter a cette objection; car, s'il y a un fait certain, c'est que la lorgnette est destructive du plaisir theatral, puisqu'elle a pour effet de rompre l'illusion que l'on a eu quelquefois tant de peine a produire. La lorgnette est necessaire pour corriger une infirmite de la vue et meme de l'ouie; pour satisfaire un gout plastique, s'il s'agit de la beaute des actrices, ou, a un point de vue plus special, pour etudier les jeux de physionomie d'un acteur. En dehors de ces quelques cas, je considere la lorgnette comme essentiellement contraire au plaisir purement artistique que nous allons chercher au theatre. Ce point ecarte, je reviens a la loi d'apparence. Si nous etalons devant nos yeux, a une distance assez faible pour que nous puissions saisir les details des objets, un morceau de marbre, de pierre, d'ivoire, de bois, de carton ou de toile, de soie, de velours, nous remarquerons que la vue de ces differents objets eveille en nous une foule de sensations tactiles qui, meme sans que nous les eprouvions directement, nous sont absolument indispensables pour formuler un jugement sur la nature reelle des objets. Il semble que nous les touchions, et si nous les touchions reellement les sensations eprouvees seraient plus fortes, mais nullement differentes de celles que la vue avait suffi a determiner en nous. Or, au theatre, le tact ne peut pas s'exercer, et la distance est toujours assez grande pour que les sensations tactiles associees aux sensations optiques soient excessivement faibles, car ce ne sont que des reminiscences. La distance, en effet, ne nous permet pas d'apprecier le poli du marbre, la transparence de l'ivoire, la qualite fibreuse du bois, la trame soyeuse des etoffes, non plus que l'habilete du tissage ou du brochage. Nos sensations optiques se reduisent au coloris des objets, aux relations de tons entre les ombres et les lumieres et a la nature plus ou moins brillante ou mate des reflets. Nous ne jugeons donc, au theatre, des objets que par leur aspect exterieur. Par consequent, pour que notre illusion soit suffisante, le theatre ne nous doit que des apparences. A quoi servirait-il de nous montrer une colonne de marbre, si une colonne de carton peint nous produit l'effet du marbre? A quoi bon recouvrir des meubles d'une etoffe couteuse, si une etoffe plus grossiere produit un effet analogue? Du bois blanc habilement peint ne suffira-t-il pas a representer a nos yeux le meuble le plus precieux? Qu'on le remarque, ce n'est pas la le resultat d'une convention prealable, conclue entre le decorateur et le public. Le theatre nous donne absolument tout ce qu'il nous doit, des sensations optiques exactes; et comme nous ne pouvons controler ces sensations par le toucher, il n'a pas a se preoccuper d'une eventualite qui ne se produira pas. Un directeur inintelligent pourrait seul avoir la fantaisie de satisfaire un sens qui au theatre ne s'exerce jamais. On en a vu des exemples, et jamais l'effet n'a repondu a l'attente. Seule, la ruine est au bout de ces essais aussi inutiles qu'extravagants. D'ailleurs, c'est precisement parce que la mise en scene est une fiction qu'elle est un art. Les costumes, eux aussi, devraient obeir a la loi d'apparence. On en tient compte, sans doute, dans une certaine mesure, les hommes surtout, car les femmes y resistent ou plutot se revoltent contre elle. Mais est-ce bien aux actrices qu'il faut reprocher leurs exces de toilette? N'y a-t-il pas de la faute du public? Voyez dans une salle de spectacle toutes les lorgnettes se diriger sur l'actrice qui entre en scene, l'environner, la devisager, la passer en revue dans toutes les parties de sa personne, examiner les mille details de sa toilette, signer sa robe du nom du plus habile faiseur, faire l'inventaire et l'estimation de ses diamants et de ses dentelles. Du moment que le spectateur modifie les conditions de l'optique theatral, l'actrice est-elle bien coupable de violer la loi d'apparence? Notez que ces superbes toilettes, si veritablement belles et luxueuses quand on les detaille au grossissement de la lorgnette, sont tres souvent d'un tres mediocre effet quand on les regarde a l'oeil nu, c'est-a-dire quand on les replace dans les conditions optiques qui conviennent au theatre. C'est que l'art de la toilette a la ville obeit a de tout autres lois que l'art de la toilette a la scene. La toilette de ville est soumise de tres pres a la vue et a la possibilite du toucher; la toilette de theatre n'est faite que pour nous procurer une satisfaction du sens de la vue, affaibli par la distance. En sculpture et en peinture, une oeuvre destinee a etre regardee a une distance de trente metres est d'un travail absolument different de celle qui doit etre vue a une distance de trois ou quatre metres. Il en est de meme de la toilette des actrices: un costume de theatre doit, pour produire le meme effet qu'un costume de ville, etre traite differemment et exige des etoffes differentes qui fassent des plis plus larges et plus amples, et qui par consequent soient d'une autre qualite. En outre, les tons doivent etre plus francs et choisis en vue de l'eclairage special des theatres; les ornements doivent etre d'un dessin plus simple et d'une plus grande sobriete de details. C'est souvent par des moyens contraires qu'on obtient des effets analogues. La meme toilette ne peut egalement plaire le jour dans le monde et le soir au theatre; elle ne peut non plus satisfaire egalement deux spectateurs dont l'un la detaille a l'aide de la lorgnette et l'isole ainsi de l'ensemble de la mise en scene, et dont l'autre se contente de la regarder dans la perspective theatrale. Une actrice intelligente ne saurait hesiter. Mais le moyen le plus sur de soumettre les actrices aux conditions esthetiques de l'art de la mise en scene serait de ne pas leur faire supporter les frais de leur toilette. Elles y gagneraient assurement, ainsi que les convenances artistiques. La difference que l'on a etablie entre ce qu'on appelle le costume de theatre et la toilette de ville est absurde et contraire a la verite artistique. Au theatre, il n'y a pas de toilettes de ville, il n'y a que des costumes de theatre. Si la direction ne consent pas a payer tous les costumes, au meme titre qu'elle fait les frais des decors et des accessoires, c'est elle qui est en partie responsable des fantaisies ruineuses que se permettent les actrices. Toutefois, parmi les causes de ce luxe exagere, une des plus difficiles a detruire est precisement le gout de la societe actuelle, je ne dirai pas pour la toilette, ce qui a existe de tout temps, mais pour la diversite de la toilette. Dans chaque mode generale chaque femme se taille une mode particuliere; et les femmes de theatre, dans la position en vue qu'elles occupent, sont excusables de chercher a faire preuve d'un gout personnel dont les spectatrices cherchent a decouvrir la caracteristique, souvent dans un but avoue d'imitation. CHAPITRE XXI Rapports de la mise en scene avec l'espace et le temps,--_Les Danicheff_ et _l'Oncle Sam_.--Du vrai et du vraisemblable.--De la couleur locale.--Predominance des traits generaux.--Les romantiques.--_Le Cid_ et _Bajazet_.--Le theatre de Victor Hugo. L'esprit est relativement au temps dans les memes conditions que la vue relativement a la distance. L'espace et le temps sont d'ailleurs deux concepts correlatifs qui ne peuvent s'expliquer l'un sans l'autre. On peut donc dire qu'une piece dont l'action se deroule dans un milieu tres eloigne de celui ou nous vivons, presente les memes difficultes de representation qu'une piece dont l'action a ete placee a une epoque de beaucoup anterieure a la notre. Neanmoins, il ne serait pas juste de dire simplement que dans ces deux cas la difficulte est multipliee par la distance ou par le temps. Il est, en effet, necessaire de tenir compte de la connaissance que nous avons de ce milieu ou de cette epoque, et des rapports que les idees, les moeurs, les costumes peuvent avoir avec les notres. Les Etats-Unis, par exemple, quoique plus distants de nous que certains pays des bords du Danube, nous offriraient des difficultes de mise en scene beaucoup moins grandes. De meme l'histoire, les idees, les moeurs de l'Athenes de Pericles nous sont plus familieres que celles des premiers siecles de notre ere, et meme que celles de nos ancetres directs. Il n'y a donc rien d'absolu dans les difficultes que le temps ou la distance offre a la mise en scene. C'est le plus ou moins d'instruction du spectateur, l'etendue de son savoir et l'ampleur de ses informations qui indiquent le point de vraisemblance auquel nous devons nous efforcer d'atteindre. Depuis un certain nombre d'annees, les oeuvres traduites des romanciers russes nous ont fait connaitre dans leurs details les moeurs de la Russie, et nous ont inities a des idees assez differentes des notres; aussi a-t-on pu, dans _les Danicheff_, interesser le public francais a un drame dont l'action n'aurait pu se derouler dans le milieu ou nous sommes habitues de vivre, et l'on a pu arriver a une representation suffisamment exacte de moeurs, d'idees et de sentiments dans lesquels nous ne serions pas entres il y a cinquante ans. Dans _l'Oncle Sam_, c'est la vie et, disons le mot, l'excentricite americaine qui ont ete produites sur le theatre, et la mise en scene a pu se rapprocher de la verite relative par la connaissance que possede ou que croit posseder le public francais de ce caractere americain qui est celui d'un type nouveau dans l'humanite moderne. Mais qu'il s'agisse de monter un drame dont l'action se deroulerait en Turquie, on eprouvera des difficultes presque insurmontables. Ce qu'on appelle la couleur locale serait dans ce cas-la beaucoup plus nuisible qu'utile, car elle serait sans doute en opposition avec l'idee que le public en general se forme des moeurs turques et du mystere qui entoure la vie privee des femmes. Tout le travail d'approximation que serait tente de faire l'auteur laisserait le public froid et incredule. Ce que nous cherchons dans le theatre, en depit de l'ecole realiste, qui a absolument tort sur ce point, c'est une image des idees acquises et enregistrees par notre esprit; c'est le spectacle de passions analogues a celles qui pourraient nous agiter. Le theatre est donc en quelque sorte fonde sur le transport de nos propres etats de conscience dans les personnages du drame. Tout ce qui n'est pas concevable pour nous-memes n'est ni vrai ni vraisemblable a nos yeux. Tout le monde sait combien il nous est difficile, pour ne pas dire impossible, de concevoir des etres ayant un sixieme, un septieme, un huitieme sens, ou des corps ayant moins ou plus de trois dimensions. Il en est de meme des idees: il nous est impossible de concevoir chez un autre des idees que nous ne concevons pas en nous. On peut en donner un exemple historique frappant. Supposons qu'un poete nous represente Pericles pleurant sur le tombeau du dernier de ses fils. Certes ce sera un spectacle touchant si nous ne voyons en lui qu'un pere, en tout semblable a nous, se lamentant sur la perte d'un fils bien-aime. Mais si l'auteur s'avise de faire de l'archeologie morale et veut nous interesser au chagrin particulier qu'a ressenti Pericles a la pensee que son tombeau et ceux de tous les Alcmeonides seraient desormais prives des honneurs et des rites hereditaires, il est certain que le chagrin de ce grand homme, demesurement grossi d'un trouble superstitieux que nous ne concevons plus, nous paraitra purement oratoire et ne nous inspirera aucune sympathie, par la raison bien simple que ce sont des sentiments qui se sont eteints en se transformant et qui n'ont aujourd'hui aucune prise sur notre coeur. Ce que nous venons de dire des sentiments et des idees exprimees par le drame est egalement vrai de la mise en scene. Oserait-on, par exemple, dans la representation d'un drame oriental, etaler a nos yeux cet amalgame etrange d'objets europeens et d'objets asiatiques qui depare la vie des plus grands seigneurs, ce melange bizarre des modes seculaires de Constantinople et des modes les plus vulgaires de Paris? De pareilles disparates, qui sont frequentes dans la vie orientale telle que l'a faite le cosmopolitisme moderne, nous choqueraient a ce point que nous ne pourrions en supporter la vue. Elles seraient, en effet, en contradiction avec la representation que notre imagination nous fait de la vie orientale, et c'est cette representation-la que nous doit le metteur en scene. La couleur locale n'a de prix que lorsque c'est celle-la meme que peut imaginer le spectateur. Si on s'ingeniait a monter un drame chinois, se deroulant par exemple a Pekin, il est clair que ce qu'il y aurait de plus simple serait de nous montrer des kiosques, des arbres, des Chinois et des Chinoises de paravent, car ce sont ceux-la seulement que nous connaissons et qui ont a nos yeux le plus pur caractere chinois. Or, tout ce qui nous est etranger est, a un degre quelconque, un peu chinois pour nous. Si donc on se demande quelle est la regle generale qui doit presider a la mise en scene d'une piece dont la difficulte de representation provient de la distance ou du temps, nous dirons que cette regle consiste dans la predominance des traits generaux sur les traits particuliers, aussi bien dans les idees et dans le langage, ce qui est du domaine du poete, que dans la decoration, dans le materiel figuratif et dans les costumes, ce qui rentre dans le domaine du metteur en scene. Quelle que soit la distance ou quel que soit le temps, d'ailleurs, on descend du general au particulier en proportion de la connaissance que nous possedons du milieu represente. En tout cas, il faut avoir le courage de repudier toute manifestation inutile et par consequent inopportune de la couleur locale. Le romantisme en a singulierement abuse, et c'est precisement cet abus qui est cause que les pieces d'il y a cinquante ans ont si vite vieilli et sont aujourd'hui singulierement demodees. C'est que precisement ce qu'on appelle la couleur locale est plus qu'on ne pense une question de point de vue. Nous n'avons jamais qu'une notion imparfaite de ce qui est eloigne de nous par le temps ou par la distance, et ce que nous croyons etre une verite absolue n'est jamais qu'une verite relative, fondee precisement sur nos gouts, sur nos idees, sur nos vues actuelles. On a abuse a un certain moment du moyen age et de la chevalerie; or, ce qu'en 1830 on croyait etre, soit le langage, soit l'esprit du moyen age, n'est aujourd'hui a nos yeux que le langage et l'esprit de 1830. Nous voyons le passe sous un angle different. Si donc, a cette epoque, on s'etait contente de marquer le moyen age de traits generaux, ceux-ci auraient conserve le privilege de nous le rendre a peu pres tel que nous pouvons encore le concevoir aujourd'hui; mais ce sont les traits particuliers qui ont gate le portrait et lui donnent maintenant un certain air de caricature. N'est-ce pas, en effet, ce defaut, joint a l'abus du pittoresque et de l'antithese, qui deja, du vivant meme de Victor Hugo, nuit a l'oeuvre dramatique du poete, en depit de l'imagination poetique qu'on admire dans _Hernani_, cette oeuvre rayonnante de jeunesse et de passion, en depit de la perfection litteraire a laquelle atteint le style de _Ruy Blas_. Au contraire, _le Cid_ et _Bajazet_ ont-ils vieilli? Ils n'ont pas aujourd'hui une ride de plus qu'au jour ou ils ont paru sur la scene. _Le Cid_ a par lui-meme un effet representatif considerable, mais Corneille ne s'est pas abandonne a la couleur locale; ses heros sont marques de traits humains plus que particulierement espagnols, sauf en ce qui concerne l'honneur. Sans doute l'enflure du style cornelien ne correspond plus a notre gout actuel, mais elle est corrigee par la franchise de l'accent et par la beaute morale des situations, sur laquelle la recherche du pittoresque n'empiete jamais. Quant a _Bajazet_, qui ne devrait jamais quitter pour longtemps le repertoire de la Comedie-Francaise, et que je ne puis jamais relire sans une profonde emotion esthetique, il devra son eternelle jeunesse a la predominance des traits generaux sur les traits particuliers, ce qui est remarquable dans un sujet qui aurait comporte facilement un abus d'effets representatifs, tires de la vie orientale et des mysteres qui planent sur les drames des harems, abus dans lequel ne manquerait peut-etre pas de tomber un auteur moderne. Quelle que soit la predilection que j'eprouve personnellement pour Racine, je ne crois cependant pas que l'on puisse dire que Corneille et Racine aient ete de plus grands poetes que Victor Hugo. Si donc ce n'est pas dans l'inegalite de leur genie poetique que git la difference de vitalite de leurs oeuvres dramatiques, il faut en faire remonter la cause a un exces de richesse dans l'imagination de Victor Hugo, qui l'a entraine a un abus perpetuel d'effets uniquement representatifs et a une recherche purement epique du pittoresque et de la couleur locale. Dans les prefaces ou les notes qui accompagnent ses pieces imprimees, Victor Hugo se fait un merite d'avoir puise une foule de traits particuliers, peu connus, dans tel ou tel auteur espagnol ou anglais; ce serait, en effet, un merite pour un historien, mais ce n'en est pas un pour un poete dramatique. Ce que celui-ci doit au public, ce sont des etres purement humains, uniquement revetus, s'ils sont etrangers, de traits generaux suffisants a les faire reconnaitre pour tels. Ajoutons d'ailleurs, pour etre juste, qu'une aussi vaste imagination, nuisible au poete dramatique, est l'essence meme du genie du poete epique; et Victor Hugo en est encore ici un illustre exemple, car le livre de _la Legende des siecles_ est un chef-d'oeuvre, auquel rien ne peut etre compare dans la litterature francaise non plus que dans les litteratures etrangeres. Si donc, pour en revenir a l'objet de ce chapitre, il s'agit de representer un milieu eloigne du notre par la distance ou le temps, il sera toujours sage de se renfermer dans une mise en scene sobre et tres simple, de se contenter d'une couleur locale discrete et moderee, d'eviter la recherche des effets trop speciaux au milieu represente, enfin de ne marquer l'oeuvre que des traits particuliers necessites formellement par le texte lui-meme. Les costumes doivent produire un effet d'ensemble, avoir ce caractere commun que nous attribuons soit a un pays, soit a une epoque, ne pas presenter de recherches inutiles d'originalite; car le public n'entre que tres difficilement dans les raisons des modes des anciens ou des etrangers, puisque ses gouts sont aujourd'hui totalement differents. Mais nous touchons la a un autre ordre d'idees qui a besoin de quelques developpements. CHAPITRE XXII Vanite de toute recherche archeologique.--Des differents styles.--Les costumes du _Misanthrope_.--Le temps efface les traits particuliers.--Formation des types artistiques.--Destructibilite de la mise en scene.--Necessite de demonter les oeuvres classiques.--Des reprises.--_Antony_.--La mise en scene est une creation artistique.--Erreur de l'ecole realiste. Tout ce qu'il y a de special et de circonstanciel dans les milieux differents de celui ou nous vivons nous echappe a peu pres completement. Si, pour prendre un exemple frappant, nous revenons un instant a la Chine, qui est par excellence un pays excentrique par rapport a l'Europe, on peut affirmer que nos yeux ne sont pas formes a remarquer les differences d'usages, de moeurs et de costumes qui caracterisent les diverses epoques de son histoire. De telle sorte que, sur un million de spectateurs, il n'y en aurait probablement pas un qui fut susceptible de saisir, a mille ans pres, des differences dans les modes chinoises. Un tel exemple est de nature, il semble, a nous rendre legerement sceptiques relativement a la valeur de la couleur locale. Et, en y reflechissant, on peut se demander si nos connaissances sont beaucoup plus etendues en ce qui concerne toute l'Asie, l'Afrique, l'Egypte, la Grece elle-meme, ainsi que Rome et surtout les premiers siecles de notre propre histoire. Tout ce qui s'eloigne de notre experience actuelle perd peu a peu toute precision, et meme de sa vraisemblance, tellement que si on faisait passer devant les yeux d'un homme de soixante ans une suite chronologique de gravures representant les modes qu'ont depuis sa naissance successivement adoptees ses contemporains, il ne les reconnaitrait pas pour la plupart et en regarderait quelques-unes comme imaginees apres coup et tout a fait invraisemblables. C'est pourquoi, dans la mise en scene d'une piece dont l'action se deroule dans un autre temps, toute recherche trop precise d'archeologie, c'est-a-dire portant sur un trop grand nombre de details, est non seulement inutile, mais contraire a la vraisemblance, et n'a pas par consequent un caractere incontestable de verite. Sans doute, s'il s'agit du passe de notre propre race, nous possederons un ensemble de connaissances plus certaines que s'il s'agissait d'un peuple etranger, meme contemporain. Un grand nombre de spectateurs sont aptes a distinguer entre eux, tant sous le rapport de la decoration et de l'ameublement que sous celui des costumes, les styles Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI; mais combien peu sauraient etablir des differences dans les modes diverses qui ont pu regner pendant le cours de ces grandes epoques. Le public ne se choque pas de differences qui, pour des contemporains, eussent ete monstrueuses. C'est ainsi qu'en 1878, a la Comedie-Francaise, on a repris _le Misanthrope_ avec les costumes faits en 1837 pour une representation de gala a Versailles et qui sont a la mode de la minorite de Louis XIV, bien que _le Misanthrope_, qui date de 1666, eut toujours ete joue jusqu'alors en habits carres de la seconde moitie du siecle. Nous, hommes du XIXe siecle, qui nous piquons d'exactitude, souvent plus que de raison, en sommes-nous choques? Et d'ailleurs, combien de spectateurs songent a comparer la date des costumes avec celle de la piece? La plupart ignorent sans doute que les costumes du _Misanthrope_ peuvent faire question. Mais bien mieux, pendant qu'a la Comedie-Francaise, on joue _le Misanthrope_ en manteaux courts, on continue a le jouer a l'Odeon en habits carres. Toutefois, comme l'exemple est contagieux, un des acteurs a eu l'idee de jouer le role d'Acaste en manteau, comme rue de Richelieu, tandis que tous les autres personnages conservent l'habit carre. Or, bien peu de spectateurs s'apercoivent de ce qu'il y a de disparate dans ce melange de modes qui ne sont point de la meme epoque. Cependant, nous serions choques si on introduisait dans une comedie contemporaine en habits noirs un personnage habille a la mode de 1830. C'est qu'avec le temps, on ne s'attache qu'aux caracteres generaux et qu'on neglige les differences, pourtant considerables, qui naissent de la comparaison des traits particuliers. Il va de soi que l'idee qui se forme en nous des costumes d'une epoque est d'autant plus generale qu'elle repose sur un plus grand nombre d'exemplaires pris, soit dans un meme temps, soit dans des temps successifs. Cette idee, d'ailleurs, nait en nous, comme toute idee, par la reunion des caracteres communs qui nous frappent dans ce grand nombre d'exemplaires. Il suit de la que l'idee que nous avons du style d'une epoque, que nous avons traversee, est generale et non particuliere, et que, lorsqu'il s'agit de mise en scene, nous devons realiser dans la decoration, dans l'ameublement et dans les costumes cette idee generale qui est seule intelligible pour notre esprit et qui, seule, est pour nous la verite. En outre, on peut remarquer que les idees particulieres des contemporains, se changeant peu a peu en idees de plus en plus generales a mesure que leur point de depart s'enfonce dans les brumes du passe, il arrive un moment ou elles se fixent dans des types generaux desormais invariables, au moins dans les previsions actuelles, et auxquels nous devons rapporter tout ce que nous creons aujourd'hui dans le but de representer telle ou telle epoque passee. Ce sont donc, dans ce cas, ces types generaux et invariablement fixes dont le theatre nous doit la representation fidele, puisque eux seuls repondent aux formes que le temps a imposees a nos idees. Il y a donc un degre d'exactitude au dela duquel la mise en scene deviendrait non seulement antitheatrale, mais meme antiartistique. Une piece qu'on exhumerait au bout de cinquante ans, dans les memes decorations et avec les memes costumes qu'a sa premiere representation, nous ferait l'effet d'une veritable caricature; car, en bien des points, elle pourrait se trouver en contradiction avec les types que le temps aurait formes dans notre esprit. Ce qui precede nous amene donc a deux consequences importantes. La premiere est que, lorsqu'une piece a fourni sa carriere et qu'on n'en peut prevoir une reprise prochaine, il est desirable de detruire la mise en scene. C'est d'ailleurs, lorsqu'une piece quitte l'affiche apres avoir epuise son succes, l'effet de l'usure naturelle des choses. On ne peut emmagasiner a l'infini des decors dont on ne prevoit pas l'utilite prochaine, et dont quelques-uns peuvent etre fatigues et deteriores par l'usage. Il en est de meme des costumes. La mise en scene se trouve donc detruite _ipso facto_. La seconde consequence est que, lorsqu'on reprend une piece depuis longtemps disparue de l'affiche, il n'y a pas lieu de reproduire identiquement la mise en scene primitive. Sur le premier point, on pourrait s'imaginer que la regle ne s'impose point au repertoire classique, tragedies et comedies, que la mise en scene en est immuable et si bien etablie qu'on n'y puisse esperer faire aucun changement. Ce serait une erreur de penser ainsi d'autant que, par suite de la revolution qui, vers la fin du siecle dernier, a modifie l'art des decorations et des costumes, la mise en scene de nos chefs-d'oeuvre classiques est toute moderne. Elle a pu varier et, en effet, elle a souvent varie et variera encore. S'il s'agit de pieces grecques ou romaines, il est d'ailleurs evident que le point de vue d'ou on a successivement juge l'antiquite s'est frequemment deplace, et que la meme representation ne pourrait satisfaire les spectateurs actuels, apres avoir satisfait ceux des deux derniers siecles. Si donc il y a des traditions en ce qui concerne le jeu et la diction des acteurs, il n'en saurait etre de meme des decorations et des costumes. En outre, les changements d'acteurs finissent par necessiter une nouvelle mise au point. Le gout du public, variable d'une generation a l'autre, se lasse peu a peu du meme spectacle, et il lui semble, a tort ou a raison, qu'en introduisant quelque variete dans l'appareil theatral, on pourra se rapprocher d'un ideal qu'en fait on n'atteint jamais. Ces diverses raisons font donc une loi de ne pas laisser les oeuvres classiques s'eterniser dans le meme etat representatif. Apres les avoir fait figurer un an ou deux au repertoire courant, il est bon de les demonter completement pour la plupart, et d'attendre quelque temps avant d'en faire une reprise. D'ailleurs le procede qui consiste a renouveler, les roles un a un, soit par le moyen de doublures, soit en utilisant les nouvelles acquisitions du theatre, est utile s'il ne s'agit que de remedier a un accident imprevu ou de favoriser les debuts d'un acteur; mais en soi il est mauvais, parce qu'il porte le trouble dans un ensemble habilement combine, et parce qu'il ne permet pas de plus larges corrections qu'autorise seule une nouvelle mise en scene. C'est ainsi qu'a l'heure actuelle il me parait necessaire de retirer _Phedre_ du repertoire de la Comedie-Francaise (nous en verrons plus loin les raisons), et d'attendre un certain temps avant d'en faire une reprise etudiee. S'il s'agit, non plus de pieces grecques ou romaines, mais d'une oeuvre dramatique dont le sujet a ete pris dans le monde contemporain de l'epoque ou elle a paru pour la premiere fois a la scene, il faut distinguer si l'oeuvre est ancienne ou moderne. Les pieces qui datent d'une epoque de l'histoire pour laquelle le temps a fait son office, en creant des types generaux qui sont aujourd'hui a peu pres fixes, sont plus faciles a monter parce que deja ces types ont ete realises sur la scene et que d'autres arts, la peinture, la gravure et la sculpture, en ont en quelque sorte vulgarise la connaissance. On a vu cependant, par l'exemple que nous avons cite du _Misanthrope_, qu'il y a place, meme dans ces cas-la, pour des ecarts considerables. La difficulte est quelquefois plus grande pour des oeuvres modernes, dans lesquelles il faut precisement realiser pour la premiere fois des types qui commencent a se former dans notre esprit, et dans lesquels il y a encore predominance de traits particuliers, variables dans la memoire de chacun de nous. Cette question a ete justement agitee, recemment a propos de la reprise _d'Antony_. C'est le cas de remarquer combien il est heureux que toute mise en scene soit de sa nature destructible; car si par impossible on avait conserve celle _d'Antony_ et qu'on nous l'eut remise aujourd'hui sous les yeux, on aurait pu sans doute esperer piquer jusqu'a un certain point la curiosite d'une partie du public, mais tres certainement elle aurait produit un effet definitif desastreux et aurait ete contre le but qu'on s'etait propose et qui ne pouvait etre que celui de nous toucher et de nous emouvoir. Il nous aurait ete impossible de prendre au serieux une gravure de mode surannee; et le ridicule du spectacle aurait ete en nous un obstacle insurmontable a l'epanouissement de la sympathie. Mais en fait la mise en scene d'_Antony_ n'existait plus et il a fallu la recreer de toutes pieces. La difficulte etait precisement dans le grand nombre de traits precis et particuliers dont, relativement a cette epoque peu eloignee de nous, notre imagination est encore encombree. Il fallait, pour le costume d'_Antony_, eviter le ridicule auquel il ne pretait pas jadis et auquel il ne devait pas non plus preter aujourd'hui. Il fallait creer, comme cela s'est fait, de soi-meme et insensiblement, pour des epoques plus anciennes, un type general qui eut le caractere du temps sans etre le personnage a la mode de telle ou telle annee. On devait donc avoir grand soin de ne pas feuilleter les gravures de modes, les journaux illustres, mais de s'inspirer de portraits, de bustes, de gravures, c'est-a-dire, en un mot, d'oeuvres d'art. Leur examen collectif devait offrir un certain nombre de caracteres communs et fournir les traits generaux du type a realiser. En tout cas, ce dont il fallait bien se penetrer, c'est que le costume d'Antony ne devait etre ni une copie ni une reminiscence, mais une creation au sens artistique du mot. A l'Odeon, on n'a pas fait une etude suffisamment artistique de la mise en scene. On a tout simplement modernise le costume d'Antony en modifiant la forme de ses collets, de ses cols et de sa cravate; on a ete jusqu'a lui permettre le gant Derby; on a de meme modernise la coiffure des femmes et trop allonge leurs robes. Toutefois, je reconnais qu'on a reussi a eviter le ridicule que n'eut pas manque d'exciter une resurrection exacte des costumes de 1830. Seulement on n'a pas reussi, ce qui demandait un effort artistique, a constituer le type theatral d'Antony. Ajoutons d'ailleurs que pour cette piece tous les details de mise en scene n'ont qu'une importance tres secondaire, par la raison qu'_Antony_ est un chef-d'oeuvre, qui restera tel au milieu des transformations sceniques que lui imposera le gout des generations successives. La posterite commence seulement pour cette oeuvre extraordinaire, qui est destinee tot ou tard a faire partie du repertoire courant de la Comedie-Francaise. Les types et les costumes se fixeront d'eux-memes, sans qu'il soit besoin d'un travail critique reflechi. Ce drame, pathetique et humain, rajeunira de lui-meme a mesure que la societe francaise vieillira. En resume, la mise en scene est un art qui n'echappe pas aux conditions auxquelles sont soumis les autres arts. C'est une imitation visible et non deguisee de la nature, mais libre et synthetique, et partant creatrice, et qui est, par rapport aux choses et aux etres pris comme modeles, ce que sont toutes nos idees par rapport aux objets ou aux phenomenes souvent innombrables qui ont contribue a les former en nous. Faire de la mise en scene une copie servile de la realite serait d'abord une impossibilite materielle, et ensuite, quand le temps est un des facteurs de la question, un non-sens artistique, puisqu'elle serait en perpetuelle contradiction avec les lentes, mais ineluctables transformations que les lois de l'esprit imposent a toutes nos idees. Enfin il faudrait que chaque objet du monde exterieur eut une representation identique dans chaque cerveau humain. Quelques auteurs modernes qui se piquent d'une exactitude scrupuleuse se leurrent eux-memes, parce qu'ils ne se rendent pas compte que ce qu'ils prennent pour la realite n'est qu'une image et qu'une interpretation de la nature, modifiable suivant le temperament, la constitution physique et l'adaptation physiologique de chacun de nous. Il faut reconnaitre que la realite est en soi quelque chose qui echappe a la certitude humaine, et que pour un meme objet il y a autant d'images differentes de cet objet que d'observateurs. Et, en effet, ce que nous appelons realite n'est en fait qu'une oeuvre d'art qui a pour auteur l'artiste que la nature a cache au fond de chacun de nous. La pretention qu'a l'ecole realiste d'etre plus vraie que l'ecole idealiste n'est, chez beaucoup de ses adeptes, qu'une infirmite intellectuelle qui consiste a croire les images qui se forment dans notre oeil plus ressemblantes que celles qui se forment dans l'oeil de nos semblables. Ou la theorie realiste ou naturaliste reprend de sa valeur et de son importance, c'est lorsqu'elle nous fait une loi de substituer la vue directe et immediate des objets a leur vue indirecte et mediate, c'est-a-dire de repousser l'interposition, entre la nature et nous, de temperaments artistiques differents de notre propre temperament. Ajoutons que beaucoup de personnes restreignent la verite a la particularite. Or une idee generale n'est pas moins vraie qu'une idee particuliere; l'une s'applique a un plus grand nombre d'objets, l'autre a un plus petit nombre, voila tout. Un decor representant un paysage ne sera pas en contradiction avec la verite parce qu'il laissera de cote un nombre plus ou moins grand de details particuliers faciles a constater dans tel ou tel paysage reel. Seulement, il est une oeuvre artistique et correspond exactement, par son degre de generalite, a ce qu'est une idee dans l'ordre intellectuel. De meme un costume de theatre doit etre une oeuvre d'art et nous donner l'idee du costume d'une epoque, ce a quoi il parviendra sans etre tel ou tel costume particulier de cette epoque. C'est d'ailleurs la un sujet que des pages ajoutees a des pages n'epuiseraient pas. En ces matieres, il est inutile de chercher a convaincre ceux qui ne se sont pas rendu compte de la maniere synthetique dont se forment les idees dans leur esprit. Nous y reviendrons au surplus dans la suite, quand nous nous occuperons plus particulierement de la mise en scene des personnages de theatre. CHAPITRE XXIII De la representation des oeuvres classiques.--Du plaisir theatral.--De la sensation du beau.--Analyse de cette sensation. J'aborde un sujet dont l'interet ne le cede pas a l'importance: la mise en scene des chefs-d'oeuvre classiques de la litterature francaise. Sujet vaste, qu'il faut s'empresser de limiter, en ecartant autant que possible tout ce qui dans l'etude esthetique de ces oeuvres dramatiques ne se rapporte pas a la mise en scene. Des les premieres pages de ce volume, nous avons dit l'interet superieur qui s'attache a la representation des oeuvres classiques. Elles marquent le niveau superieur ou s'est eleve le genie francais, ou mieux le point culminant qu'a pu atteindre en France l'art dramatique, sous sa forme la plus simple et la plus severe. Pour les poetes, c'est un exemple toujours present, qui domine leurs efforts, ne les laisse jamais satisfaits de leurs propres ouvrages et les pousse dans la voie indefinie du progres. Corneille, Racine et Moliere servent de conscience, soyons-en surs, a ceux-la memes qu'enivre la popularite, et que semble aveugler le contentement de soi-meme. Ces representations ne sont pas moins salutaires au public; et n'auraient-elles que le merite de former et de purifier son gout, d'elever et d'agrandir son esprit, qu'elles contribueraient ainsi a la culture generale des lettres, au maintien des bonnes moeurs et aux insensibles progres de la civilisation. C'est surtout en se demandant comment les representations classiques forment et epurent le gout qu'on met en evidence l'attrait qu'elles ont seules le privilege d'exercer et la raison secrete de l'empire qu'elles prennent sur ceux qui ont une fois senti le plaisir particulier qu'elles procurent. Depuis plusieurs annees j'ai assiste a un tres grand nombre de ces representations, et c'est un point que je me suis efforce d'eclaircir, en analysant mes propres impressions et en les comparant avec celles que me semblait eprouver la salle tout entiere. Il est certain que les hommes ne vont chercher au theatre que des sensations, ce qu'en un mot nous appelons du plaisir. Personne n'entre a la Comedie-Francaise avec la pretention de se rendre meilleur, de former son gout, d'elever son esprit. A cet egard notre amour-propre, qui souvent se contente de peu, nous fait juger notre esprit assez eleve, notre gout suffisamment delicat et nous entretient dans l'estime de nous-memes. Les salles de theatre seraient vides si elles ne devaient se remplir que de personnes qu'y ameneraient des motifs aussi louables. Non, le mobile qui nous pousse au theatre n'est pas aussi desinteresse qu'on le pense; nous voulons y gouter du plaisir dans toute la force du terme et y eprouver des sensations reelles, qui mettent en emoi notre organisme tout entier. On se tromperait d'ailleurs si on croyait que nous sommes ici en contradiction avec ce que nous avons dit dans le commencement de cet ouvrage, car il y a un ordre de sensations auxquelles on ne parvient que par un effort constant et une puissante application de l'esprit, et que par consequent la moindre distraction empecherait de naitre en nous. Tous les jours il peut nous arriver d'assister a des comedies plus spirituelles ou plus amusantes que les comedies de Moliere, a des drames plus interessants ou plus poignants que les tragedies de Corneille et de Racine. On outrepasserait la verite en voulant prouver que toutes les pieces le cedent en gaiete ou en force dramatique aux oeuvres classiques: ce n'est pas vrai. Pour moi, j'avoue tres humblement, m'etre souvent beaucoup plus amuse a certaines pieces du Palais-Royal, du Vaudeville ou des Varietes qu'a la representation des _Femmes savantes_ ou du _Misanthrope_; et en depit d'une rhetorique froide et gourmee il faut reconnaitre que le rire, le fou rire meme, est un plaisir que nous recherchons et dont il ne faut pas rabaisser la valeur. De meme, a des drames de l'Ambigu ou de la Porte-Saint-Martin, j'ai eprouve des sensations de pitie, de terreur ou d'anxiete beaucoup plus fortes que celles que m'ont jamais causees les heros ou les heroines des plus belles tragedies; et ces impressions ont pour nous des voluptes auxquelles nous goutons avidement et qui nous arrachent des applaudissements et des cris. Or ce qu'il faut bien comprendre, c'est que les sensations que nous font eprouver les oeuvres classiques sont tout aussi reelles, mais qu'elles sont d'un autre ordre, et d'un ordre superieur. C'est donc precisement leur realite qu'il faut mettre en evidence, car c'est par leur realite que ces jouissances artistiques ont du prix pour les hommes, les attirent et les sollicitent avec une force qu'elles n'auraient pas si elles n'avaient a leur offrir qu'un semblant de plaisir ideal et platonique. Or, a l'egard de cette realite, il n'y a pas de doute a avoir. Quand commence une representation tragique les spectateurs sont d'abord simplement attentifs, les uns parce qu'ils se disposent a un plaisir ineffable qu'ils connaissent, les autres par l'intuition qu'ils ont de ce plaisir, un certain nombre enfin par respect, par convenance ou meme seulement par imitation. La plupart n'entrent que tres peu dans les raisons longuement deduites de l'exposition et ne s'attachent que mediocrement aux preliminaires de l'action. Mais peu a peu l'interet s'accroit, a mesure que la passion se degage et que sous le personnage historique ou legendaire apparait le type humain cree et mis en scene par le poete, c'est-a-dire a mesure que l'art se manifeste et que le genie du poete, s'essayant a un jeu divin, infuse dans les fantomes qu'il evoque a nos yeux la vie et toutes les passions qui en font le charme ou l'horreur. Alors, pour peu que la decoration soit decente, que le jeu et la declamation des acteurs s'accordent avec le texte poetique, il arrive un moment, une scene, une situation ou l'art se manifeste sous sa plus parfaite expression, ou tous les moyens si patiemment combines, ou tous les efforts si longuement accumules aboutissent enfin, et ou l'idee, arrachee de l'esprit, de l'ame et des entrailles du poete, se degage de ses langes et se dresse a nos yeux, eclatante de verite et toute palpitante de vie, belle dans sa nudite sans defauts comme l'Anadyomene antique. A ce moment un trouble profond et delicieux envahit notre etre tout entier, une angoisse inquiete, haletante nous etreint, pareille a l'emotion de l'amant qui surprend un signe adore; un besoin d'air et d'espace infini semble nous soulever, comme ces reves qui nous donnent des ailes; puis a cette volupte etrange et rapide succede un attendrissement qui se resout en larmes, et bientot la lassitude qui suit ce moment de plaisir supreme nous permet de mesurer la puissance de la commotion dont tout notre etre a ete ebranle. Or cette sensation, ce n'est pas la pitie que nous inspire Iphigenie qui nous la donne, ni la double anxiete de Chimene, ni l'enthousiasme contagieux de Pauline, ni la rage d'Hermione; non, cette sensation, dont le dieu nous secoue apres avoir secoue le poete, n'est autre chose que la sensation du beau, c'est-a-dire ce trouble presque superstitieux de stupefaction et d'admiration qui s'empare de nous, lorsque nous voyons une ebauche faite de main d'homme se revetir soudain des signes superieurs de la vie dont la volonte divine a marque le front de ses creatures. Cela est si vrai que cette sensation pourtant si forte peut etre eprouvee, identique dans tous ses effets, aussi bien a la representation d'une comedie de Moliere qu'a la representation d'une tragedie de Corneille ou de Racine, ce qui ne se concevrait pas si on devait en chercher la source dans le pathetique des situations, au lieu d'y voir un effet de la puissance de la poesie et du jaillissement de la vie, en un mot une manifestation du beau ideal, c'est-a-dire du beau concu par l'esprit et enferme par l'artiste dans un simulacre humain. C'est donc en resume cette sensation reelle et tout organique qui constitue le plaisir particulier que nous allons demander aux oeuvres classiques. Si elle parait plus intense a la representation des oeuvres tragiques, c'est que celles-ci exaltent notre sensibilite, et, comme d'une corde plus tendue, nous arrachent des tressaillements plus aigus. Cette sensation ne se produit pas toujours, soit par suite de nos dispositions personnelles, soit par suite de celles des comediens. Mais quand une fois on l'a ressentie, on en conserve un souvenir imperissable; on constate en soi ce gout des grandes oeuvres dont nombre de personnes parlent sans le connaitre, et on se sent en possession d'un plaisir ineffable qui surpasse de beaucoup celui que pourraient nous procurer les situations dramatiques les plus emouvantes. Quand on s'efforce d'elever et de purifier le gout des jeunes gens, de leur ouvrir l'esprit, de leur faciliter l'acces des oeuvres immortelles qui sont la gloire de l'esprit humain, on travaille en definitive (que n'en sont-ils persuades!) a leur procurer des plaisirs reels, des emotions aussi vraies, moralement et physiquement, que toutes celles auxquelles ils aspirent et enfin cette sensation du beau, qui est la jouissance supreme de l'etre humain et la raison derniere de l'art. Mais les hommes, ai-je besoin de l'ajouter, sont de complexion differente. Aux uns, c'est la poesie qui procure seule cette sensation du beau; aux autres, c'est la peinture, a ceux-ci c'est la musique, a ceux-la c'est la nature. Dans le domaine litteraire, on peut la ressentir a l'audition ou a la lecture des oeuvres les plus diverses, et elle est d'ailleurs variable d'intensite. Si je n'ai parle que des chefs-d'oeuvre classiques, c'est d'abord qu'eux seuls nous font eprouver cette sensation dans toute son integrite et qu'ensuite je n'ai pas la pretention de juger sommairement les ecrivains et les poetes de mon epoque. Il me sera permis toutefois d'ajouter que j'ai eprouve cette sensation du beau a la representation (pour m'en tenir au theatre) de la plupart des oeuvres d'Alfred de Musset, dont le genie sait decouvrir et ouvrir cette source de vie dont le jaillissement inonde notre ame. Pour conclure, je dirai que c'est cette sensation du beau qui est la raison des representations classiques, et la justification des subventions que l'Etat accorde a l'Odeon et a la Comedie-Francaise. Est-il un but plus noble que celui de convier a un plaisir aussi parfait et aussi pur un peuple recemment affranchi, mais libre, helas! pour le mal comme pour le bien, echappe a la discipline avant la fin de son education intellectuelle et morale, et porte naturellement a toutes les satisfactions des sens? N'est-il pas a esperer que parmi ce peuple, ceux qui auront une fois goute et apprecie un plaisir si delicat se sentiront moins entraines vers des plaisirs grossiers? C'est la qu'est la moralite de l'art et la raison de son influence sur la destinee humaine et sur la marche de la civilisation. CHAPITRE XXIV De la mise en scene tragique.--Ce qu'elle etait jadis en France.--Ce qu'elle etait chez les Grecs.--Notre imagination seule cree la mise en scene tragique.--Du caractere general de la decoration et des costumes.--La mise en scene n'est pas immuable. Nous savons maintenant a quoi tendent les representations classiques, le but qu'elles poursuivent et la sensation supreme qu'elles s'efforcent de faire eprouver a tous les spectateurs. Sans doute, tous ne sentent pas le beau avec une force egale, et ne sont pas d'ailleurs disposes ou prepares a subir le joug du poete; mais par l'effet physiologique de la contagion, qui se produit dans toute foule humaine, les plus indecis et les plus tiedes sont ebranles par le spectacle de l'emotion que leur donnent les plus ardents, et bientot il s'etablit, entre ces spectateurs de tout age et de toute condition, une sorte de communion emotionnelle, qui fait qu'une salle tout entiere fond en larmes au meme instant ou eclate en applaudissements. Il y a dans toute oeuvre dramatique un ou plusieurs moments psychologiques ou doit se produire cette commotion, qu'il ne faut pas confondre avec celle qui est due au pathetique des situations. Elle se fait souvent sentir des le second acte, et il suffit d'une idee, d'un vers, d'un mot, d'un geste, d'un regard, pour determiner ce jaillissement de verite et de vie qui nous atteint en pleine ame. Mais, dans les belles oeuvres, ces deux commotions du pathetique et du beau se resolvent enfin en une seule, qui se fait sentir, en general, au quatrieme acte, apres lequel il ne reste plus au poete qu'a apaiser l'emotion soulevee dans l'ame du spectateur, a ramener l'equilibre dans son esprit, et a lui laisser du spectacle tragique une impression complete en soi, dont le souvenir est destine a s'associer avec une idee de plaisir organique et de joie morale. Ce double souvenir, qui retentit longtemps au fond de nous-memes, nous dispose a venir de nouveau savourer cette sensation exquise; et cette disposition est precisement la marque d'un gout qui s'aiguise au souvenir et a l'espoir d'un plaisir, dans lequel se combinent egalement l'intelligence et la sensibilite. Les moments psychologiques determines, et ils ne le sont guere d'une facon certaine qu'apres une suite de representations, a moins que des reprises anterieures ne les aient traditionnellement fixes, tout doit concourir a faire produire au drame son plein et entier effet. Il arrive assez souvent que les effets attendus et prevus ne se manifestent pas, soit par suite de la defaillance d'un ou de plusieurs acteurs, soit par suite des dispositions du public ou de la composition de la salle. D'autres fois, il y a deplacement dans les points de plus grande intensite, par suite de la preponderance inattendue que le jeu d'un acteur donne a l'un des personnages. En dehors du succes personnel que recueille cet acteur, il n'y a pas generalement lieu de s'en feliciter; car, si on admettait de pareilles transpositions, le succes des representations serait abandonne au hasard. Le theatre ne peut veritablement s'applaudir que lorsqu'aux moments precis les effets attendus se manifestent dans toute leur integrite. Dans ce cas, assez frequent d'ailleurs dans une troupe d'elite comme celle de la Comedie-Francaise, on sent longtemps d'avance se dessiner le succes; il suffit au commencement de la representation d'une intonation particulierement juste, d'un geste d'une saisissante precision, pour etablir entre la scene et la salle ce courant sympathique qui electrise en meme temps les acteurs et les spectateurs. Le jeu des acteurs s'assure et s'harmonise, leur voix prend des intonations chaudes et puissantes; ils semblent possedes du genie du poete dont les pensees et les vers franchissent incessamment la rampe; les spectateurs, de leur cote, sentent leur esprit se tendre sans fatigue, leurs sens devenir plus subtils, et leur coeur pret a battre plus rapidement sous l'etreinte du poete. A mesure que la sensibilite des spectateurs s'accentue, les acteurs, tout en sentant leur etre vibrer avec plus d'intensite, deviennent plus surs et plus maitres d'eux-memes; ils se possedent d'autant mieux que le public se possede moins; et, dans ces moments decisifs, quand les spectateurs sont en quelque sorte emportes hors d'eux-memes, c'est a la puissance sur soi-meme que se reconnaissent precisement les grands acteurs. Mais on concoit que pour faire produire a la representation d'une oeuvre classique tout ce qu'elle doit donner, il faut une savante et minutieuse preparation. Or existe-t-il ou a-t-il existe quelque part un modele que nous devions nous efforcer de reproduire dans la mise en scene tragique? Voila, il semble, la question dont la reponse determinera la direction de nos efforts dans la preparation d'une representation theatrale. Eh bien, on peut affirmer que ce modele n'existe et n'a jamais existe que dans notre imagination. Tout d'abord, si nous remontons le cours de notre propre histoire litteraire, nous verrons comment ce modele imagine a ete long a se former en nous. La mise en scene s'est bien lentement perfectionnee et nos idees sur le costume datent a peu pres de la fin du siecle dernier. Le costume tragique etait jadis de pure fantaisie, un melange d'elements modernes et anciens, un compose de plumes, de velours, de soie, le tout s'agencant en forme de tunique a l'antique, retombant sur des cnemides resplendissantes. Quant a la decoration et a la mise en scene, elles etaient ce qu'elles pouvaient au milieu des spectateurs privilegies qui encombraient la scene. Ce n'est donc pas sur notre propre theatre que nous pourrions trouver le modele que nous cherchons. Pouvons-nous esperer, en remontant le cours du temps, le rencontrer sur la scene tragique elle-meme ou furent representes les drames de Sophocle et d'Euripide? Nos recherches ne seraient pas couronnees de ce cote de plus de succes. Nous n'avons que des idees assez confuses sur l'organisation des theatres antiques; et le peu que nous en savons suffit pour nous demontrer que dans l'antiquite la decoration et le costume des acteurs etaient en partie fantaisistes et en partie hieratiques. Quant a ce que nous appelons la couleur locale et la verite historique, les anciens ne s'en preoccupaient nullement. D'ailleurs leurs personnages tragiques appartenaient a un passe purement legendaire et epique, et etaient en realite des creations de leur imagination. En pouvait-il etre autrement? C'est precisement le caractere de l'art d'etre un jeu, et c'est par la qu'il merite de charmer et d'embellir la vie. Comment donc ces memes personnages, qui composent encore aujourd'hui notre personnel tragique, prendraient-ils a nos yeux une consistance historique qu'ils n'ont jamais eue? Ce qui nous trompe, et ce qui en cela fait le plus grand honneur a l'art, c'est la verite et la puissance des passions auxquelles les acteurs pretent l'apparence materielle de leurs corps. Il ne faut donc pas s'y meprendre: il n'y a pas et il n'y a jamais eu de milieu historique concordant expressement avec ces figures tragiques. La mise en scene doit se composer non pas avec ce qui a ete ou ce qui a pu etre, mais avec les images qui, dans notre imagination, forment et composent le monde antique. Quelque parti que nous prenions, quelles que soient les recherches savantes et archeologiques dont nous nous fassions guider, jamais notre scene, avec ses personnages de creation toute poetique, ne nous offrira un tableau veritable de la vie antique; pas plus d'ailleurs que les personnages heroiques qu'ont peints Homere et Eschyle n'ont jamais ressemble aux etres historiques dont un savant moderne, dans sa foi ardente, exhume les restes a Mycenes et a Troie. Les Grecs contemporains de Sophocle ne reconnaitraient certainement pas la tragedie du plus grand de leur poete dans l'_Oedipe roi_ qu'on joue actuellement a la Comedie-Francaise. Elle est pourtant une traduction aussi fidele que possible, et la mise en scene en a ete reglee avec un gout parfait. Ils seraient choques de voir les heros et les rois descendus de leurs cothurnes et ramenes a la taille des marchands d'Athenes, et de les entendre parler sans masques d'une facon aussi simple et aussi peu melodique. Quant aux choeurs, ils se demanderaient par quelle aberration du gout on ose leur faire declamer des strophes sur une musique qui ne s'y adapte pas metriquement. C'est que les Grecs concevaient de leur propre antiquite une image toute differente de celle que nous nous en formons, et avaient sur l'art tragique des idees tres differentes des notres. Maintenant qu'ils sont devenus eux-memes l'antiquite, ce sont eux qui nous interessent, et, a la distance ou nous sommes d'eux, nous les confondons volontiers avec leurs heros et avec leurs dieux memes, ce qui prouve bien que ce monde mythologique, heroique et historique n'existe a l'etat decoratif que dans notre propre imagination. Cela n'empeche pas d'ailleurs que la tragedie grecque et la tragedie francaise n'obeissent au meme principe essentiel, qui est la caracteristique du theatre grec et du theatre francais, a savoir la predominance constante de l'idee sur le fait et du developpement moral sur l'acte materiel. Dans la mise en scene d'une oeuvre tragique, il est donc sage d'abandonner toute pretention a une restauration antique, inutile et impossible. On se perdrait immanquablement dans des essais aussi vains que puerils. Ce que l'on prend d'ailleurs souvent pour des restaurations ne sont que des caricatures decoratives: c'est ainsi qu'il y a quelques annees on avait une tendance generale a jouer dans des decors de style pompeien les tragedies dont l'action nous reporte au dela des temps historiques de la Grece. Il faut donc s'efforcer d'effacer les traits particuliers et s'en tenir aux grandes lignes generales, se contenter d'une architecture simple et grande tout a la fois, de hauts et severes portiques, peu surcharges d'ornements. Le vaste espace est de tous les milieux celui qui convient le mieux a la grandeur tragique. Quant aux costumes, il faut non sans doute s'en tenir a ceux dont se contente la statuaire, qui est l'art du nu par excellence, mais ne pas s'en ecarter de parti pris, et s'en inspirer, dans le choix des tissus, auxquels on doit demander de beaux plis sculpturals. Tout en evitant la monotonie dans les couleurs et la constante uniformite des vetements blancs, on ne doit pas rechercher des contrastes trop accentues, ni ce bariolage de tons crus auxquels il faut la brillante lumiere de l'implacable soleil. L'eclairage plus que mediocre de nos scenes modernes n'admet pas l'abus du style polychrome. En un mot, c'est nous, hommes du XIXe siecle, qui creons tout cet appareil theatral par la puissance de notre imagination; nous projetons au dehors de nous et nous objectivons les images du monde antique qui se sont formees lentement en nous par la contemplation des statues, des vases, des medailles, des oeuvres des peintres de toutes les ecoles et de tous les temps, par le souvenir de tout ce qui nous a ete fourni par l'enseignement et par la lecture. L'idee du monde antique est en nous le resultat d'une synthese qui a combine en types generaux tous les elements divers qui se sont tour a tour enregistres en nous. Mais, puisque tout cet appareil theatral n'est que le produit de notre imagination actuelle, il en resulte que la mise en scene de nos oeuvres classiques n'est pas en soi immuable, et qu'elle est susceptible de changer comme change de generation en generation l'image que les hommes se font du monde antique. Chacune de ces oeuvres doit donc, apres un certain temps, etre retiree du repertoire, pour y reparaitre plus tard dans un nouvel etat, plus conforme aux idees nouvelles. Nous dirons de plus, au sujet des costumes, que, quelle que soit la verite presumee de ceux que l'on choisit, ils ne peuvent etre juges et consideres a part de la personne meme de l'acteur ou de l'actrice. Il est, en effet, a penser qu'une modification du costume sera necessaire chaque fois que le role changera de titulaire; car la premiere loi du costume de theatre, c'est d'etre en rapport avec l'age, la stature et l'air de la personne qui doit le porter. Pour produire un effet d'une puissance egale, il est necessaire que le costume change suivant l'apparence de l'acteur. Le point fixe, immuable, c'est l'effet a produire; ce qui est mobile et changeant, c'est le moyen de produire cet effet. N'est-ce pas d'ailleurs la loi naturelle? Les femmes qui veulent plaire n'ajustent-elles pas leurs toilettes a l'air de leur visage? Les acteurs et les actrices sont soumis a la meme loi. La premiere condition de tel costume est de donner a celui qui le porte un air majestueux, et non d'etre _a priori_ de telle forme et de telle couleur. D'ailleurs, au theatre, un acteur ne se substitue pas a un autre, il lui succede; et il y a toujours au moins dans l'ajustement du costume quelque detail a modifier. Je ne parle bien entendu que des roles importants, et je ne tiens pas compte des cas fortuits ou de force majeure. Mais je me hate d'abandonner les generalites, car je crois plus profitable de prendre un exemple particulier, qui me fournira l'occasion d'agiter plusieurs questions interessantes et importantes pour l'art de la mise en scene. Je vais donc passer en revue la mise en scene de la _Phedre_ de Racine, telle qu'elle est reglee actuellement a la Comedie-Francaise. CHAPITRE XXV Etude de la mise en scene de _Phedre_.--Le decor.--Comparaison avec les theatres des anciens.--De l'ornementation.--Du materiel figuratif.--Son influence sur la composition du role de Thesee. Si j'ai choisi _Phedre_, ce n'est pas que cette tragedie offre une occasion exceptionnelle d'etude et fournisse une plus riche moisson d'exemples que toute autre; c'est uniquement qu'au moment meme ou je m'occupais de la mise en scene j'ai pu assister a plusieurs representations de cette tragedie. Si toute autre, au lieu de _Phedre_, eut fait partie du repertoire courant c'est celle-la que j'eusse choisie. J'en profiterai pour agiter quelques questions generales a mesure qu'elles se presenteront. Pour mettre un certain ordre dans l'ensemble des faits que nous devons passer en revue, j'examinerai successivement le decor, le materiel figuratif, les costumes et les dispositions sceniques; et ce que je chercherai surtout a mettre en lumiere, c'est le rapport direct qu'a la mise en scene avec l'interpretation du drame, c'est-a-dire son influence sur le jeu et la diction des acteurs, et par consequent sur le resultat final et total de la representation. Nous commencerons par examiner la decoration. "La scene est a Trezene, ville du Peloponese." Telle est la seule indication portee par Racine en tete de _Phedre_. Le theatre represente le peristyle du palais de Thesee, entoure d'un portique a colonnes elevees. L'aspect du decor a de la grandeur et convient a l'action heroique du drame. A travers la colonnade du fond, on apercoit une haute colline que couronnent trois temples. Comme nous n'avons que des idees fort confuses sur ce que pouvait etre la demeure d'un Thesee, je ne ferai aucune difficulte d'accepter l'architecture du decor, bien qu'elle put convenir a toute autre tragedie grecque et meme a une tragedie romaine. Mais je fais peu de cas d'une exactitude archeologique qui n'est pas verifiable; et si l'on joue d'autres tragedies dans ce meme decor, je n'y trouve rien a blamer. Les Grecs, qui etaient des artistes, jouaient en general leurs drames devant la facade d'un palais a trois portes, decor banal et toujours le meme; la porte du milieu donnait acces dans l'appartement du roi ou du maitre du palais, celle de droite dans l'appartement consacre aux hotes et aux etrangers, celle de gauche dans la partie du palais reservee aux femmes. Cette disposition eclairait immediatement le public sur le rang et le role du personnage qui paraissait. Nos decorations ont perdu cet avantage. Dans _Phedre_, les portes de gauche et de droite donnent acces dans les appartements. Celui de Phedre est a gauche et celui d'Aricie a droite. Je ne ferai a cela aucune chicane archeologique, bien que dans les maisons antiques l'appartement reserve aux femmes ait du etre dans une meme partie de la maison. Si l'architecture me parait heureusement appropriee, je ne saurais en dire autant de la toile du fond, qui, en definitive, represente l'acropole d'Athenes, ou une colline sainte qui lui ressemble a s'y meprendre. Trezene, comme toutes les villes grecques, avait son acropole batie sur une eminence qui dominait la ville. Le decor n'est donc pas fautif en soi, mais il peut derouter le spectateur en eveillant dans son imagination le souvenir de l'acropole par excellence, qui est celle d'Athenes. Sans doute le lieu de l'action est clairement indique des le debut de la tragedie: Le dessein en est pris: je pars, cher Theramene, Et quitte le sejour de l'aimable Trezene, dit Hippolyte en entrant. Mais precisement ces deux vers et la toile du fond offrent au spectateur des associations d'idees contradictoires. Il y a donc la une modification necessaire a faire, d'autant plus que dans la piece on parle d'Athenes a differentes reprises, et que par suite cette toile de fond doit legerement brouiller les idees d'un certain nombre de personnes. L'ornementation du decor consiste principalement en statues dont une seule serait utile, celle de Neptune. Comme grandeur elle est, il est vrai, la principale; malheureusement elle est mal placee, releguee qu'elle est au fond a droite, sur un plan recule. Il serait donc desirable qu'on la changeat de place, et qu'on la mit, par exemple, au premier plan, a droite. De la sorte, lorsque Thesee invoque Neptune, l'acteur pourrait s'adresser directement au simulacre du dieu, et ne serait pas contraint de lui tourner le dos, comme cela a lieu actuellement, etant admis qu'il est plus poli de tourner le dos a un dieu qu'au public. Ce deplacement aurait en outre l'avantage de forcer a l'enlevement d'un hemicycle dont nous parlerons plus loin. Dans nos pieces modernes, chaque fois qu'un personnage s'adresse a la divinite, il se tourne vers son image, si celle-ci figure dans la decoration. Il n'y a qu'un cas ou l'acteur peut tourner le dos a celui qu'il evoque ou qu'il invoque, c'est lorsque celui-ci est un fantome qui n'a de realite que dans l'imagination du personnage. C'est alors pour le public qu'on objective une apparition qui est entierement subjective pour le personnage. Mais chaque cas doit d'ailleurs etre etudie en lui-meme. Je ne ferai pas d'autre observation en ce qui concerne la decoration et je passe au materiel figuratif. On sait ce qu'un homme d'esprit disait d'un distique qu'on venait de lui lire: il est fort joli, mais il y a des longueurs! Eh bien, le materiel figuratif consiste en trois sieges et l'on peut dire qu'il est excessif. A gauche on a place un fauteuil, a droite un tabouret et un banc en forme d'hemicycle. Le premier siege est indispensable, car c'est lui que les suivantes de Phedre approchent de leur maitresse, lorsque, a son entree, au premier acte, elle est pres de defaillir. Le second peut etre admis; et c'est lui qui servira a Thesee, si l'on croit, ce qui est pour moi un point douteux, qu'il soit necessaire a celui-ci de s'asseoir. Mais c'est, a mon avis, une faute de mise en scene que d'avoir installe a droite, au premier plan, un banc en forme d'hemicycle. On pourrait tout d'abord insister sur le peu de convenance architecturale de cet hemicycle, attendu qu'il n'est pas necessite par une forme particuliere du mur du peristyle. Il n'est pas probable qu'un hemicycle ait jamais ete place de la sorte sous un portique. Mais toutes les raisons qu'on pourrait faire valoir dans cet ordre d'idees ne seraient que des raisons d'architecte ou d'archeologue, et par consequent seraient les plus vaines du monde, si cet hemicycle etait impose par la mise en scene et favorisait, soit le developpement de l'action, soit le jeu des acteurs. Or, et c'est la la seule raison valable en fait de mise en scene, cet hemicycle, non seulement est inutile au developpement de l'action, mais encore nuit au jeu des acteurs et a la plus funeste influence sur l'attitude de Thesee. L'acteur, en effet, supposant qu'un siege est fait pour s'en servir, a la malencontreuse idee de s'asseoir sur cet hemicycle. Malheureusement la forme semi-circulaire n'est pas favorable a la severite de l'attitude et favorise au contraire une certaine, nonchalance qui manque de grandeur au theatre et nuit au caractere majestueux que doit conserver Thesee aux yeux des spectateurs. En outre, en offrant ainsi au heros un siege aussi defavorable, le metteur en scene devient en partie responsable de l'interpretation defectueuse du role. En dehors du cinquieme acte, ou Thesee ecoute le recit de Theramene, accable et par consequent assis, il n'y a qu'un moment dans la tragedie ou l'on puisse supposer que Thesee prenne un siege; c'est au commencement du quatrieme acte. Quand la toile se leve, Thesee est assis (pour cela le siege sans bras suffit); et cette attitude resulte du sentiment qu'eprouve le heros. Il vient d'entendre l'accusation portee par Oenone, et il interroge celle-ci, meditant sur la cruaute de ce coup du destin qui l'attendait a son retour dans son palais. Toute cette premiere partie de l'acte a un caractere deliberatif qui permet a Thesee d'etre assis. L'agitation du heros est interne et ne deviendra en quelque sorte externe que lorsque le sentiment qui l'anime, de deliberatif qu'il etait, deviendra resolutif. Or, le discours de Thesee prend decidement le caractere actif et resolutif aux premiers mots que lui adresse Hippolyte. Le heros se dresse alors et jette a son fils ce vers qui l'accable: Perfide! oses-tu bien te montrer devant moi? A partir de ce moment, jusqu'a celui ou Thesee tombe sur son siege en apprenant la mort de son fils, jamais il ne doit plus s'asseoir. Le courroux aveugle qui s'est empare de lui, l'exasperation nerveuse qui l'agite et qui s'echappe au dehors, comme une flamme d'une fournaise ardente, a pour premier effet une tres forte tension musculaire qui s'oppose au flechissement necessaire a l'action de s'asseoir. Prendre un siege c'est, pour l'acteur qui joue le role de Thesee, mettre son etat physique en contradiction avec l'etat moral du personnage, car ce serait l'indice d'une detente dans la colere du heros. Si Thesee s'asseyait, c'est qu'il reflechirait; et s'il reflechissait, il suspendrait les imprecations qu'il lance contre Hippolyte. Si au quatrieme acte il ne s'assied point, c'est qu'a la colere a succede l'inquietude, nouveau sentiment qui maintient son agitation et appelle encore de nouvelles decharges nerveuses sur le systeme musculaire. Au lieu de ce jeu naturel, dicte par l'etat physiologique de Thesee, l'acteur qui remplit ce role a le tort, pendant une partie de la scene avec Hippolyte, tantot de s'asseoir sur l'hemicycle, qui le force a une attitude abandonnee, absolument contradictoire, tantot de jouer debout sur la marche de l'hemicycle: or Thesee, dans l'etat d'agitation ou il se trouve, ne pourrait supporter d'etre ainsi rive a un aussi etroit espace. Concluons donc que si on avait pense que cet hemicycle ne put servir on ne l'aurait pas place au premier plan; il denote, par consequent, une fausse conception du role de Thesee, et c'est ainsi que la mise en scene pousse un acteur a une facheuse interpretation de son role. Cet exemple est de nature, il me semble, a faire saisir toute l'importance de la mise en scene. Un objet, insignifiant a premiere vue, prend souvent une valeur considerable et agit alors fatalement sur le jeu des acteurs et sur l'effet general du drame. Les quelques reflexions que nous inspirera l'examen des costumes nous conduira a la meme conclusion. CHAPITRE XXVI Du costume tragique.--Accord du costume avec les peripeties du drame.--Du costume de Theramene.--L'uniformite de costume concorde avec l'unite passionnelle d'un role.--Du costume de Thesee.--Les accessoires doivent convenir au texte et a l'action.--Du costume d'Hippolyte. La reforme du costume tragique commencee par Lekain et Mlle Clairon a ete achevee par Talma. Aujourd'hui, toute tragedie est jouee avec des costumes qui sont censes reproduire ceux de l'epoque a laquelle se passe l'action. Il ne faut pas toutefois, ainsi que nous l'avons deja dit, s'exagerer la verite de ces costumes, qui n'est jamais que relative. On atteint une vraisemblance et une exactitude suffisantes quand les images que l'on produit aux yeux des spectateurs s'accordent avec les types qui se sont formes dans l'imagination de la plupart des hommes de notre temps. Toute recherche d'archeologie est vaine si elle contrarie l'idee que nous avons des costumes de telle ou telle epoque. Les documents sur lesquels on peut s'appuyer, tels que statues, vases, camees, medailles, bas-reliefs, peintures, etc., sont deja des oeuvres d'art, c'est-a-dire qu'ils ne nous offrent qu'une verite ideale et des combinaisons purement imaginatives. Si par impossible on pouvait arriver a une verite absolue et nous representer nos tragedies dans les veritables costumes des contemporains de Thesee ou de Pericles, de Tarquin ou d'Auguste, nous ne les trouverions nullement ressemblants a ceux que nous propose notre imagination, et l'artiste en nous reclamerait avec raison contre ce mepris et cet oubli de l'ideal. Qu'on ait encore et toujours a faire quelques progres dans la composition et dans le port de ces costumes de theatre, cela se concoit, surtout si on ne perd pas de vue l'essentiel, c'est-a-dire l'harmonie generale. On peut dire toutefois qu'a notre epoque l'art du costume a atteint un tres haut degre de perfection, et que s'il se commet quelques fautes de gout ce n'est jamais que dans des cas isoles. Ce ne sont donc pas les costumes en eux-memes qui nous offrent un sujet d'etude interessant, mais le rapport du costume a l'action et a la situation des personnages et son influence sur le jeu des acteurs. En se placant a ce point de vue, on s'apercoit bien vite que l'art du costume tragique a encore un progres necessaire a faire pour que la reforme soit complete et que la mise en scene s'accorde avec les conceptions dramatiques. C'est precisement ce que nous allons voir en examinant les costumes de _Phedre_. Il est admis que les costumes de confidents sont faits d'etoffes de couleur, et generalement de tons bruns ou jaunes. Le blanc sied aux grands roles et la pourpre est particulierement reservee aux rois. Dans _Phedre_, Oenone et Theramene ont des costumes appropries a leurs conditions. Toutefois celui de Theramene a un aspect un peu biblique, qui conviendrait mieux a un apotre qu'au gouverneur d'un prince grec. Theramene parait descendre d'une toile de Poussin. Mais ce n'est la qu'une critique peu importante. Le point plus interessant sur lequel je crois devoir appeler l'attention, c'est sur la modification de costume qui s'impose a Theramene au cinquieme acte. Est-ce vraiment dans cet accoutrement flottant, sans chapeau et sans armes, que Theramene accompagnait Hippolyte? Il semble qu'il vienne de faire une promenade idyllique autour du lac de Genesareth. Si on ne croit pas devoir adjoindre a son costume un chapeau de voyage et des armes, il est au moins essentiel que, lorsque bouleverse et atterre il reparait aux yeux de Thesee, il porte son long et ample vetement de dessus releve et serre a la ceinture. Cette modification de costume (celle que j'indique ou toute autre produisant un effet analogue) concorderait avec la serie des actes accomplis par Theramene; et, lorsqu'il se presente devant les spectateurs, son aspect seul indiquerait qu'il n'est pas demeure dans le palais, et que, parti avec Hippolyte, il a precipite son retour pour apprendre a Thesee la mort de son malheureux fils. Voila donc une modification de costume qui resulte des peripeties de la piece; car il est necessaire que Theramene porte et conserve ainsi la trace de l'evenement tragique auquel il a ete mele directement. Si nous passons a l'examen du costume de Thesee, nous verrons la marche de l'action exiger, au contraire, une uniformite absolue, sans modification aucune. En soi, ce costume ne me parait approprie ni a la situation ni au caractere du heros grec. Quand il entre en scene, on est frappe de l'aspect magnifique de son costume, surtout de ses cnemides brillantes et de son casque a cimier que surmonte un panache eclatant. L'aspect n'est pas tel qu'il devrait etre. Si on nous representait Thesee au cours d'un de ses exploits amoureux, il ne saurait etre trop magnifiquement vetu; mais ici il nous apparait comme un emule d'Hercule, un coureur d'aventures heroiques, un rude guerrier, a peine echappe des prisons d'Epire. L'aspect de Thesee doit etre fruste et farouche, et ne pas eveiller en nous l'idee d'un Agamemnon majestueux et glorieux; il ne nous apparait pas au milieu d'un camp, entoure de son peuple et escorte de heros, mais accompagne de quelques compagnons rudes comme lui, portant la trace des revers qu'il vient d'essuyer. Rien dans son costume ne doit sentir la parade. Son casque doit etre sans panache ni cimier; ses armes, ses cnemides, fortes, d'un aspect plus solide que brillant. Par-dessus sa tunique, j'aimerais lui voir une casaque de guerre, sur laquelle pourrait alors flotter le royal manteau de pourpre. Surtout ce manteau devrait etre taille dans un tissu un peu epais, afin d'avoir l'aspect d'un vetement de campement, propre aux embuscades et aux nuits passees dans les gorges sauvages des montagnes. Mais tel qu'il apparait au debut de la piece, tel il doit rester jusqu'au denouement. Une tragedie domestique l'attend au seuil de son palais; et l'inceste se dresse devant lui, sans lui laisser le temps de la reflexion. Son aspect farouche doit d'ailleurs imprimer dans l'esprit des spectateurs une idee de rudesse inexorable; or modifier quoi que ce soit dans le costume sous lequel il nous apparait, substituer a ce vetement de soldat un plus riche costume de roi, ce serait en quelque sorte laisser planer l'espoir d'une magnanimite qui n'est pas dans son caractere entier et violent. La marche de l'action exige donc l'uniformite dans le costume de Thesee, ce qui est admis d'ailleurs, mais reclame qu'on en eteigne tous les eclats. Le costume d'Hippolyte ne me parait pas preter a la critique; il est ce qu'il doit etre, jeune et elegant dans sa simplicite. Il consiste uniquement dans une tunique de laine blanche. Mais il est un detail sur lequel j'appellerai l'attention de l'acteur charge de ce role, et dont je dois parler, puisqu'il se rapporte precisement a la mise en scene. Hippolyte parait deux fois, son arc a la main, notamment dans la premiere scene, lorsqu'il ouvre la tragedie avec ce vers: Le dessein en est pris, je pars, cher Theramene. C'est meme sans doute ce vers qui est cause de l'erreur. Hippolyte fait part a Theramene du dessein qu'il a forme de partir a la recherche de son pere, et de partir sans delai, voulant se soustraire aux charmes de la jeune Aricie; mais son char n'est pas dispose, ses chevaux ne sont point atteles, ses gardes ne sont point prets a l'accompagner: tous ces soins regarderaient precisement Theramene, son gouverneur. D'ailleurs Hippolyte n'a point revetu le costume de voyage. Pourquoi des lors tient-il son arc a la main, ses armes etant la derniere chose qu'il ceindra ou qu'il prendra avant de monter sur son char? J'ajouterai que cet arc est plutot une arme de chasse qu'une arme de guerre et se trouve par suite en contradiction avec ce vers de la tragedie: Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune. C'est donc une faute de mise en scene que de faire paraitre Hippolyle un arc a la main. Si on voulait nous le montrer en tenue de depart (ce qui est contraire a la situation), il aurait fallu lui mettre a la main une de ces lances que les vases grecs donnent aux heros, aux Ajax et aux Diomede. CHAPITRE XXVII Rapport du costume avec la personnalite.--Le costume doit s'accorder avec les etats psychologiques d'un personnage.--Du costume de Phedre.--Influence du costume sur le jeu et sur la diction.--Les costumes d'_Iphigenie_. Nous arrivons a l'examen du costume le plus important de la tragedie, celui de Phedre elle-meme. Nous avons vu, a propos du role de Theramene et de celui de Thesee, que la variete ou l'uniformite de costume depend d'une loi qui a sa raison d'etre dans le developpement de l'action dramatique. Le role de Phedre nous montrera, avec bien plus de force encore, la necessite d'achever la reforme du costume tragique, en l'associant en quelque sorte plus etroitement aux mouvements des passions. Dans le monde, aussi bien que sur le theatre, le costume est une partie visible de nous-meme; c'est lui qui, avec notre figure et nos mains, compose notre aspect exterieur. C'est ainsi, les mains et la figure nues, mais couverts de leurs vetements habituels ou de costumes de circonstance, que se fixent dans notre souvenir toutes les personnes qui appartiennent a notre vie intime, a celle de notre ame. Nous ne les voyons jamais dans leur nudite sculpturale; le nu est un etat sous lequel nous ne les connaissons pour ainsi dire jamais et sous lequel, le cas echeant, nous ne les reconnaitrions pas. Chez tous les peuples civilises, qui ne vivent point sous des climats brulants, le costume s'est superpose au corps, nous en voile les formes, un grand nombre de mouvements, et se substitue a lui dans les images qui se forment d'une facon durable dans notre esprit. Il est donc impossible que le costume n'ait point part a toutes les modifications physiques et morales auxquelles nous sommes soumis incessamment. Et de fait il en est ainsi. Un homme vif, actif, ne s'habille pas ou ne porte pas ses vetements comme un homme lent et paresseux. Une femme paree de sa dignite mondaine n'a pas le meme aspect exterieur que la meme femme, sous les memes vetements, prete a s'abandonner dans l'intimite a l'entrainement de son coeur. Son corps, auquel sa fierte donnait une sorte de rigidite, ploie et assouplit ces memes vetements sous l'effort du mouvement passionne qui l'agite. Voici un homme, il y a quelques heures correct dans sa tenue d'homme du monde, dont une nuit de jeu a pali et bouleverse les traits: est-ce que ses vetements ne porteront pas la trace de son anxiete fievreuse et ne prendront pas, comme son visage, un aspect devaste? A plus forte raison la femme languissante et malade ne s'habillera pas comme la femme qui recherche l'admiration des hommes et brave la jalousie des autres femmes. Il est inutile d'insister, car ce sont la en quelque sorte des lieux communs. Il me reste a faire remarquer que, precisement, notre theatre contemporain tient grand compte, meme parfois avec exces, de ces nuances psychologiques de costume. A la scene, les comediens modifient leur costume selon les differents actes de la vie; et les femmes, soit qu'elles recherchent un effet de similitude ou de contraste, ajustent les couleurs de leurs robes a celles de leurs pensees. Aussi les personnages y prennent un caractere remarquable de verite et de naturel. Comment se fait-il que dans la tragedie on n'ait pas davantage senti la necessite d'ajuster l'aspect des personnages aux divers etats psychologiques qu'ils traversent? Sans doute, il faut le faire avec une grande sobriete et ne pas se laisser entrainer a l'unique representation de faits materiels qui jouent un role tres restreint dans la tragedie; mais quand un etat moral est de nature a agir sur tout l'etre, l'unite absolue de costume peut etre parfois un contresens et avoir une influence funeste sur la composition d'un role. Dans la tragedie de Racine, telle qu'on la represente, Phedre est vetue d'une simple tunique rattachee sur l'epaule par des agrafes, serree a la taille par une ceinture et tombant jusqu'aux talons. Phedre est a demi decolletee et ses bras sont nus jusqu'aux epaules. Au premier acte, un simple voile de gaze est fixe sur sa tete. Sauf le voile, c'est le vetement qu'elle conserve pendant tout le cours de la representation. En soi, le costume est heureusement combine, gracieux et en meme temps d'une elegante severite. Mais, neanmoins, l'aspect de Phedre, lorsqu'elle parait sur la scene, n'est pas tel qu'il devrait etre. Lorsque son chagrin inquiet l'arrache de son lit, est-ce bien la le costume d'une femme mourante et qui cherche a mourir? Phedre, surexcitee par la pensee qui l'obsede sans treve, agitee par la fievre qui la devore, a voulu quitter sa couche, revoir la lumiere du jour, peut-etre retrouver quelques traces fatales de cet Hippolyte dont le fantome habite sa pensee. Ses femmes obeissent a ce caprice imperieux d'une malade; elles la levent, rattachent ses cheveux avec des epingles d'or, lui passent une large et chaude tunique qui couvre son cou, ses epaules et ses bras, et elles l'enveloppent d'une etoffe de laine ample et moelleuse qui la couvre entierement. C'est meme cette piece d'etoffe qui devrait remplacer le voile, et que Phedre devrait avoir ramene sur son front. Cette ample piece d'etoffe, d'un caractere bien antique, ne joue pas, dans la mise en scene de nos tragedies, le role qui devrait lui appartenir. Les actrices trouveraient, dans le maniement de cette draperie toujours libre, flottante ou serree a leur gre, l'occasion de beaux plis ou de gracieux enveloppements. Mais il faudrait apprendre a s'en servir et faire du port du costume antique une etude attentive. Pour en revenir a Phedre, c'est ainsi qu'elle doit sortir de son appartement, pale et enveloppee de la tete aux pieds, succombant dans sa faiblesse sous le poids de sa coiffure et de ses vetements. L'importance de ce costume de Phedre est beaucoup plus grande qu'un examen superficiel ne permettrait de le croire. Dans un autre ouvrage, dans le _Traite de Diction_ que j'ai publie il y a deux ans, j'ai insiste sur la necessite pour un acteur de se composer un exterieur physique en rapport avec le sentiment moral du personnage qu'il represente. Or, nous avons dit que le costume fait partie de notre aspect exterieur; il faut donc le composer de maniere qu'il reagisse, comme les traits du visage, sur la diction et sur le jeu qui conviennent au personnage. Dans son costume actuel, Phedre nous apparait, sous ses couleurs naturelles, le cou et les bras nus, vetue d'une tunique legere qui ne pese d'aucun poids sur ses epaules: or, il est certain que l'actrice qui remplit ce role ne se sentira genee ou retenue dans ses mouvements par aucun obstacle, et que cet affranchissement de toute entrave materielle laissera a sa personne, et par suite a ses gestes et a sa voix, une liberte qui formera contraste avec la triste realite de la situation decrite par le poete. Si, au contraire, l'actrice sent le poids de sa coiffure, si ses bras ont quelque peine a soulever les plis du pallium qui l'enveloppe, releve sur le sommet de la tete comme un voile; si ses pas trainent avec un certain effort la longue tunique qui descend jusqu'a ses pieds, alors elle laissera naturellement retomber sa tete; sa demarche trahira la lassitude qui l'accable; ses bras appesantis chercheront un appui sur les femmes qui l'accompagnent; ses gestes seront lents et languissants, et sa voix, sa diction prendront le caractere correlatif de cet etat physique qu'elle aura incline vers celui qui convient au personnage de Phedre. Avec un costume mieux approprie a la situation, l'actrice jouera plus facilement son role et le jouera mieux. Ses gestes seront plus rares, car le petit effort qu'il lui faudra faire sera un obstacle suffisant a la plupart de ceux qui ne sont pas le fait d'une volonte determinee, et ceux qu'elle aura la resolution d'achever seront d'un effet beaucoup plus saisissant, parce qu'ils trahiront l'effort. Dans tout le premier acte, Phedre est sous l'empire du mal qui la tue, et l'actrice en exprimera facilement tous les sentiments, si elle a en quelque sorte revetu l'aspect exterieur du personnage. Mais a la fin du premier acte, combien change la situation! En apprenant la mort de Thesee, Phedre reste saisie, immobile, silencieuse, ouvrant l'oreille aux perfides conseils d'Oenone, qui ne vont que trop au-devant du coupable espoir qui lui fait horreur. Au second acte, elle n'est plus la femme mourante, qui, tout a l'heure, se trainait sur le seuil de son appartement. L'animation de la vie a de nouveau colore ses joues. Sa tete ne ploie plus sous les tresses savantes d'une chevelure que serre une bandelette d'or. Elle a quitte le pallium qui l'enveloppait et elle parait sur la scene couverte seulement de cette tunique legere qui laisse voir son cou et ses bras, nus jusqu'aux epaules. Ici, le costume de Phedre, tel qu'il est compose a la Comedie-Francaise, a bien le caractere qui lui convient. Il decele, chez la femme, l'espoir inavoue de toucher peut-etre le farouche Hippolyte. Le contraste entre ce costume et celui du premier acte prepare la scene entre Phedre et Hippolyte, et le jeu comme la diction de l'actrice en recoivent une animation immediate. En revetant ce nouvel aspect, elle en prend le caractere. Ses gestes ne sont plus desormais emprisonnes dans ses voiles, et c'est avec toute la furie d'une femme embrasee des feux de Venus, qu'apres avoir fait au fils de son epoux l'aveu de sa coupable passion, ramenee a l'horrible realite, elle saisira le glaive d'Hippolyte pour le tourner contre elle-meme. Il est etonnant qu'on n'ait pas des longtemps senti la necessite des modifications qui s'imposent dans le costume de Phedre, au premier et au second acte. La raison en est certainement dans une fausse conception du costume tragique. En voulant pousser trop loin l'unite de costume, on cree, comme a plaisir, des contradictions entre l'aspect exterieur des personnages et les sentiments qui les font agir. Or, au point de vue theatral, de telles contradictions entrainent une diction defectueuse et des gestes qui ne sont pas en situation. Entre l'aspect et le moral d'un personnage, il y a un lien qu'il n'est pas permis de briser; car, au theatre, prendre l'aspect physique d'un etre humain c'est, pour un acteur, disposer son ame a avoir le sentiment de l'etat moral du personnage et se rendre capable d'exprimer les passions qui l'agitent. Si nous nous sommes etendu sur _Phedre_, cette tragedie n'est cependant qu'un exemple entre beaucoup d'autres, qui nous a permis de mettre en lumiere une loi generale de la mise en scene, relative au costume. _Iphigenie en Aulide_ se fut aisement pretee a des remarques non moins importantes. La mise en scene de cette tragedie, telle qu'elle est actuellement reglee a la Comedie-Francaise, exigerait de nombreuses corrections. Laissant de cote les dispositions sceniques, qui ne sont pas toujours irreprochables, je ne dirai que quelques mots des costumes, qu'on a tort de ne pas mettre d'accord avec la marche de l'action et avec la situation des personnages. Au second acte, Clytemnestre et Iphigenie doivent porter des costumes simples; mais, si Clytemnestre, qui ne quitte pas la tente d'Agamemnon, conserve jusqu'a la fin le meme vetement, il ne doit pas en etre de meme d'Iphigenie, qui au troisieme acte doit paraitre le front couronne de fleurs et enveloppee jusqu'aux pieds d'un voile d'une eblouissante blancheur, dont au cinquieme acte, en s'abandonnant aux mains des soldats, elle se couvrira le visage. Plus importantes encore sont les modifications qu'exigerait le costume d'Agamemnon. On peut, au premier acte, admettre et conserver celui qu'il porte actuellement. C'est la nuit, tout dort dans le camp des Grecs. Seul, Agamemnon veille dans sa tente, en proie a l'insomnie; il a deboucle sa cuirasse et depose son casque et ses armes. Loin des yeux des soldats, il est redevenu pere, et s'abandonne aux mouvements genereux de son ame. Mais, au second acte, le jour s'est leve; Agamemnon va paraitre aux regards de l'armee, et il ne le fera que sous l'appareil imposant qui convient a celui que les Grecs ont nomme le roi des rois. Autour de ses jambes sont attachees de riches cnemides que maintiennent des agrafes d'argent. Sa poitrine est couverte d'une cuirasse, formee de bandes de metal, alternativement d'or et d'acier bruni. Trois dragons d'azur rayonnent jusqu'au col. Son glaive, brillant de clous d'or, est renferme dans un fourreau d'argent, que soutient un baudrier tissu d'or. Sur son front se pose un casque etincelant: d'abondantes crinieres s'echappent des quatre cimiers, et l'aigrette qui le surmonte s'agite en ondulations terribles. Sur ses epaules flotte la pourpre des rois. Voila le costume homerique sous lequel doit apparaitre aux spectateurs le chef supreme des Grecs. Ce costume, splendide et majestueux, amortirait heureusement le trop juvenile eclat de celui d'Achille. Dans la superbe scene du quatrieme acte, ou les deux heros se mesurent, on aurait devant les yeux une scene digne de l'_Iliade_. Sous les dehors trompeurs d'une querelle de famille, on verrait apparaitre une rivalite guerriere, prelude des longues dissensions des Grecs sous les murs de Troie. Cet appareil formidable hausserait le genie tragique de l'acteur; et le spectateur aurait alors la sensation necessaire de l'ambition demesuree et de l'indomptable orgueil d'Agamemnon. Apres cette courte digression, je reviens a _Phedre_, dont il me reste a examiner quelques-unes des dispositions sceniques, en les rattachant a une etude generale. CHAPITRE XXVIII Des salles de spectacle.--De la scene.--Des zones invisibles.--De la ligne optique.--Du lieu optique.--Elements de statique theatrale.--Exemples.--Des mouvements sceniques dans _Phedre_. Nos salles de spectacle sont extremement defectueuses. Les theatres des anciens leur etaient sans doute inferieurs sous le rapport de l'acoustique, mais ils etaient construits dans des conditions optiques tres superieures, attendu que le centre de convergence optique coincidait presque avec le centre de figure. Dans nos theatres, si tous les spectateurs etaient assis et dirigeaient leurs regards, comme cela serait desirable, normalement aux courbes paralleles des galeries et des loges, il y aurait un grand nombre d'entre eux qui n'apercevraient meme pas la scene. Si l'on suppose une ligne horizontale, perpendiculaire a la rampe et passant par le trou du souffleur, et si l'on mene, par supposition, un plan vertical passant par ce grand axe du theatre, ce plan sera dit le plan de symetrie optique. C'est sur ce plan que se trouveront les points d'intersection des regards des spectateurs de droite et de gauche, tandis que les regards des spectateurs faisant face a la scene lui seront paralleles. Mais en fait une partie des spectateurs prend une position oblique et tous ceux qui occupent le second rang des loges sont obliges de se lever et de se pencher d'une facon tres sensible et tres fatigante. Il est impossible que la mise en scene ne tienne pas compte de la disposition de nos salles de theatre et des conditions optiques defectueuses dans lesquelles sont places les spectateurs. La scene est un trapeze a peu pres invariable dans le sens de la largeur, mais tres variable dans le sens de la hauteur et de la profondeur. A gauche et a droite sont deux zones, qui sont plus ou moins invisibles, celle de gauche a un certain nombre de spectateurs places du cote gauche, celle de droite a un certain nombre de spectateurs places du cote droit. Ce qui diminue toutefois un peu l'etendue de ces zones, c'est l'obliquite qu'on donne aux decors et le frequent usage des pans coupes. Le point de l'axe du theatre situe devant le trou du souffleur est par excellence le point de convergence optique. Quant aux spectateurs places de face, ils echappent aux conditions mediocres ou mauvaises dont se plaignent ceux de gauche ou de droite. Pour eux toutefois le point de convergence optique represente encore une moyenne de distance et d'obliquite. Ces dispositions etant reconnues, supposons qu'un acteur, place au point de convergence optique, s'eloigne dans le sens de l'axe du theatre: chaque pas l'eloignera des spectateurs et le soustraira de plus en plus a la lumiere de la rampe; si, au contraire, il marche, soit a gauche, soit a droite, parallelement a la rampe, a mesure qu'il s'avancera il se soustraira aux regards d'un nombre toujours croissant de spectateurs, selon qu'il se rapprochera de la zone invisible de gauche ou de droite; s'il s'eloigne obliquement, les deux effets se composeront. Tous les jeux de scene qui auront lieu sur un meme plan parallele a la rampe seront pareillement eclaires, tandis que ceux qui auront lieu sur des plans de plus en plus recules recevront une lumiere proportionnellement degradee, ou passeront de la lumiere de la rampe, qui les eclaire de bas en haut, sous une gerbe de lumiere tombant du cintre sous un angle de 45 degres. Il resulte donc des dispositions de la scene et des effets qui en sont la consequence que la mise en scene doit etablir un rapport de valeur entre l'importance d'un jeu de scene et l'endroit du theatre ou il faut l'executer, et que dans une scene, et par suite dans un acte, les positions relatives des personnages sont liees a l'importance qu'ils prennent alternativement dans le developpement de l'action. Dans la plupart des cas, l'intuition, le gout, l'habitude suffisent pour decider si telle ou telle disposition fait bien ou mal; mais souvent la question meriterait d'etre etudiee et soumise au raisonnement. Pour abreger, je donnerai a la ligne de convergence optique le nom plus court de ligne optique. Quant au point de convergence optique, c'est un point mathematique situe a l'intersection de l'axe du theatre et d'une ligne perpendiculaire a cet axe, passant devant le trou du souffleur. Ce point est le centre d'un cercle, auquel je donnerai le nom de lieu optique, qui a a peu pres pour diametre le tiers de la largeur de la scene, et dont tous les points egalement eclaires sont facilement accessibles aux regards de tous les spectateurs. C'est le lieu scenique par excellence, d'ou l'acteur tient le public sous son empire et d'ou sa voix porte sans effort jusque dans les profondeurs de la salle. Posons maintenant quelques principes generaux de statique theatrale. Dans toute peripetie ou dans tout denouement, le personnage en qui se resume l'interet doit etre place dans le lieu optique, le plus pres possible du centre optique, ou tout au moins sur la ligne optique si l'action l'exige. Ainsi, dans le denouement de l'_Aventuriere_, Clorinde est sur la ligne optique, tandis que les autres personnages sont places a droite et a gauche de la porte par laquelle elle va sortir. Au deuxieme acte du _Misanthrope_, dans la scene des portraits, Celimene occupe le centre optique; mais au denouement, au cinquieme acte, c'est Alceste qui prend cette place, tandis que Celimene est a gauche, correspondant au groupe de Philinte et d'Eliante qui occupe la droite. Dans _l'Ami Fritz_, c'est sur la ligne optique que Suzel vient se jeter dans les bras de Fritz. Dans _les Rantzau_, les deux freres vont au-devant l'un de l'autre et s'embrassent au centre optique. C'est encore sur la ligne optique que les soldats deposent le lit de Mithridate mourant, etc. Quand il y a dualite de personnages, les deux personnages ou les deux groupes s'equilibrent, places a peu pres a la meme distance de la ligne optique. Au troisieme acte du _Marquis de Villemer_, celui-ci est a droite evanoui sur le canape, et Mlle de Saint-Geneix est a gauche devant la table de travail et le regarde. La toile tombe sur ce tableau qui est ainsi tres bien pondere. Dans ces cas de dualite, il y a quelques precautions a prendre. Ainsi, si l'on voulait representer la mort du duc de Guise, et que l'on s'appliquat a reproduire le tableau de Paul Delaroche, la mise en scene serait tres defectueuse par la raison que le corps du duc de Guise a droite, et surtout le roi qui souleve la tapisserie a gauche seraient dans les zones invisibles. Au theatre, on serait oblige de disposer la scene autrement, soit qu'on rapprochat les deux groupes de la ligne optique, soit qu'on obliquat la scene en placant dans un pan coupe la porte dont le roi souleverait la portiere. En resume, il y a toujours une raison esthetique qui dans les denouements rapproche ou ecarte plus ou moins les personnages de la ligne ou du centre optique. Il en est de meme dans les scenes successives; car chacune d'elles a en quelque sorte ses peripeties et son denouement. On voit ainsi que le rythme scenique suit dans tous ses mouvements le rythme esthetique, et que les deplacements des personnages ne sont pas arbitraires. Il faut naturellement tenir compte des rapports qui enchainent les personnages a des objets fixes, places a droite ou a gauche, tels qu'un bosquet, une table, un canape, un autel, etc. Toutefois, dans ces cas-la, il faut user d'artifice autant que possible dans la disposition et dans la plantation du decor. Dans _Il ne faut jurer de rien_, la scene charmante du dernier acte entre Valentin et Cecile se passe sur un banc, au pied d'une charmille placee malheureusement un peu trop pres de la zone invisible de gauche. Il serait desirable que l'on put tant soit peu rapprocher la charmille du lieu optique. Dans le dernier acte du _Monde ou l'on s'ennuie_, tres habilement mis en scene, les deux bosquets de droite et de gauche sont le lieu de scenes episodiques qui s'equilibrent; mais la scene entre Roger et Suzanne se noue et se denoue dans le lieu optique. Il y a la une heureuse hierarchie dans les effets. Je ne puis, on le comprendra, qu'effleurer un sujet tres complexe dans lequel chaque cas demanderait a etre etudie en lui-meme, ce qui serait d'un detail infini. Mais le peu que j'ai pu dire suffit a montrer que le mouvement scenique, la disposition et le balancement des groupes, les modifications successives des plans qu'occupent les personnages constituent un art qui s'appuie sur la connaissance psychologique du sujet. Il arrive souvent qu'une disposition scenique se trouve en contradiction avec la valeur relative des personnages: dans ce cas, l'effet sur lequel on comptait ne se produit pas, parce que la mise en scene a contrarie et amoindri l'effet dramatique. C'est pourquoi le sens particulier que les poetes ont de leur oeuvre leur donne une autorite dont il ne faut pas s'affranchir legerement quand il s'agit de regler la mise en scene; et c'est pourquoi l'instinct dramatique est de toutes les qualites celle qui est la plus precieuse dans un metteur en scene. Je reviens maintenant, avant de clore ce chapitre, a la mise en scene de _Phedre_, qui me fournira l'occasion de presenter une application des principes de statique theatrale. La disposition scenique du premier acte ne me parait pas heureusement concue. La place qu'occupe Phedre, a gauche de la scene et non loin de la zone invisible, n'est nullement en rapport avec l'importance psychologique et dramatique du personnage dans cet acte. C'est d'ailleurs une faute, a mon sens, que de faire entrer Phedre par la gauche et de la faire asseoir du meme cote, de telle sorte que l'acte s'acheve sans que le personnage principal, non seulement de cet acte, mais encore du drame tout entier, ait mis le pied sur le centre optique. Cette place a gauche est celle qui lui conviendra au cinquieme acte, lorsqu'elle sort mourante de ses appartements. Les moments lui sont precieux, c'est pourquoi Phedre, soutenue par ses femmes, s'affaisse sur le premier siege a gauche qui se trouve a sa portee. Au surplus a ce moment, et par le fait seul qu'elle meurt et que, sinon son corps, son ame et son esprit du moins quittent la scene, tout le poids du drame retombe sur Thesee qui alors occupe justement le centre optique. Mais la situation est absolument differente au premier acte. Si d'ailleurs mes souvenirs me servent bien, il me semble que jadis Rachel venait occuper precisement le centre, optique, qui est la place psychologique de Phedre, et celle qui s'offre a elle le plus naturellement. En effet, Phedre sort de ses appartements et veut revoir la lumiere du jour; mais a peine a-t-elle fait quelques pas, soutenue par ses femmes, que ses forces l'abandonnent. C'est sur la ligne optique, qu'epuisee et ne se soutenant plus, elle s'arrete soudain et refuse d'aller plus loin. Des lors, il est inadmissible que ses femmes la trainent jusqu'a ce siege qui est a gauche, lorsqu'il leur est si facile et si naturel de l'approcher. Alors Phedre se laisse aller sur ce siege vers lequel elle n'aurait pas eu la force de marcher; et c'est ainsi, par le jeu de scene le plus simple, que Phedre se trouve assise au centre optique, concentrant sur elle tous les regards des spectateurs de meme qu'elle concentre sur elle tout l'interet du drame. Comme on a pu s'en rendre compte, une grande partie de la science de la mise en scene consiste dans l'oscillation des jeux de scene autour du centre optique ou a droite et a gauche de la ligne optique. C'est une science comparable a celle qui preside a la composition et a la disposition d'un tableau. Quand il s'agit d'une scene complexe a plusieurs personnages, auxquels s'ajoute une figuration nombreuse, il faut determiner le centre de gravite de la scene, si je puis me servir de cette expression, de facon qu'il se trouve le plus rapproche possible du centre optique. On sent bien d'ailleurs qu'il ne s'agit point ici d'equilibre entre des nombres, non plus que d'une sorte d'equilibre visuel, mais d'un equilibre moral et dramatique. La mise en scene, consideree a ce point de vue, est non seulement un art, mais une science dont le fondement est pour ainsi dire mathematique. Tous les arts se rejoignent et ont pour point de depart commun les lois memes de la nature. Un metteur en scene et un directeur de theatre doivent donc posseder une connaissance etendue des principes des arts et surtout de leurs fondements scientifiques, car ceux-ci sont dans l'art theatral et particulierement dans la mise en scene d'une application constante. Pour terminer par un exemple qui illustre la theorie, je ferai observer que la Comedie-Francaise doit certainement a la competence artistique de son administrateur actuel la perfection de mise en scene qui depuis plusieurs annees fait l'admiration du public. CHAPITRE XXIX De la figuration.--De son role actif.--_Athalie_.--De son role passif.--_Oedipe roi_.--Des mouvements orchestriques.--Des figurants de tragedie.--Regles a observer. A un point de vue general, la figuration est soumise aux lois qui reglent la disposition hierarchique des personnages sur la scene. Elle entre dans le rythme scenique et concourt a la composition du tableau dont presque toujours elle occupe les derniers plans. Il faut donc la traiter comme un peintre traite les masses, c'est-a-dire sacrifier le detail particulier a l'ensemble. Si le metteur en scene se preoccupe a juste titre des places relatives que doivent occuper individuellement les personnages du drame, il a aussi a s'occuper de grouper la figuration, de la diviser en parties harmoniques, de telle sorte qu'elle produise un effet general ou s'efface toute individualite. Sur la scene de l'Opera, ce qui regit la composition des groupes, c'est la repartition des voix; mais, dans une oeuvre dramatique, il y a lieu de se preoccuper de l'effet optique, de l'importance des groupes par rapport a la situation et a la marche de l'action, et surtout du role qui est devolu a la figuration a laquelle je donnerai souvent le nom de _choeur_, qu'elle avait chez les anciens. Le role du choeur, en effet, est tantot actif, tantot passif. Il est actif quand la presence du choeur est un element de l'action dramatique, quand il agit sur les personnages du drame et qu'il impose une direction aux sentiments moraux et aux passions qui les agitent. Dans ce cas, il faut obtenir de la figuration une grande sobriete de mouvements, de gestes et d'attitudes; car pour le public l'interet n'est pas dans le choeur lui-meme, mais dans le personnage et dans son evolution morale a laquelle nous assistons et a laquelle nous participons. On peut citer comme exemple le role de la figuration au cinquieme acte d'_Athalie_. Au moment ou Joad s'ecrie: Soldats du Dieu vivant, defendez votre roi, le fond du theatre s'ouvre. On apercoit l'interieur du temple et les levites armes s'avancent sur la scene. On a tort, a la Comedie-Francaise, de ne pas executer entierement cette mise en scene. Le fond du theatre devrait s'ouvrir derriere le trone ou est place Joas; et le public devrait apercevoir, jusque dans les derniers plans du theatre, les masses nombreuses des levites armes. Au lieu de cela, on voit simplement entrer par les cotes un certain nombre de levites tenant un glaive a la main. Cette figuration manque de grandeur et n'est pas de nature a faire sentir au public le poids dont la sainte armee devrait peser sur l'orgueil et sur la colere d'Athalie. Et ici ce sont bien les sentiments par lesquels passe Athalie qu'il faut nous faire comprendre et partager. Un glaive a la main des levites ne suffit pas; il faudrait un appareil plus formidable, et surtout eviter l'entree successive des levites par les bas cotes. Au moment ou le fond du theatre s'ouvre et ou l'on apercoit les rangs presses des levites herisses d'armes, le mouvement orchestrique devrait consister en une marche d'ensemble, de deux ou trois pas seulement, de toute cette troupe armee, divisee en deux groupes, l'un a gauche, l'autre a droite du trone. Cette double poussee imposante agirait avec une puissance que doublerait l'ensemble du mouvement; et nous participerions au sentiment de surprise et d'effroi qui s'empare de l'esprit d'Athalie. On peut d'ailleurs juger de la puissance d'effet que possede un mouvement d'ensemble par les ballets italiens dont c'est a peu pres le seul merite. Quand le choeur est appele a jouer un role passif, ce qui avait lieu en general chez les anciens, la mise en scene demande plus de soins encore et plus de science; car, dans ce cas, c'est le choeur lui-meme qui devient le personnage complexe auquel nous nous interessons et avec lequel nous sympathisons. Il exprime alors les sentiments divers qui doivent passer dans notre ame et nous agiter comme lui-meme. Tout le public participe a la situation du choeur, et le triomphe du poete est de reussir a troubler l'ame du spectateur des memes emotions qui sont censees troubler l'ame des personnages qui composent la figuration. On en a un exemple saisissant dans l'_Oedipe roi_, tel qu'on le joue a la Comedie-Francaise ou il est admirablement mis en scene. Au lever du rideau, le peuple est a genoux, tendant ses mains suppliantes vers le palais d'Oedipe. Les sentiments qu'il exprime et qui l'agitent sont ceux-la memes qui doivent penetrer dans notre ame. C'est donc de l'attitude de la figuration que depend l'impression que recevra le public. Cela demande une preparation savante, et une tres grande severite de discipline. La difficulte est d'ailleurs moins grande quand le choeur est en majorite compose de femmes; car la femme a une faculte d'assimilation et d'imitation tres superieure a celle de l'homme. Le premier soin est de determiner l'attitude du corps, le mouvement des bras, des mains, et d'exiger que les regards ne quittent pas le point fixe sur lequel ils sont diriges. On obtient de la sorte l'attitude suppliante, qui determine chez les femmes agenouillees une disposition morale conforme a leur aspect physique. A son tour, cette disposition morale se reflechit et donne a leur attitude celle ressemblance frappante avec la nature qui agit sur nous par une sorte d'influence identique. Il s'etablit ainsi, chez les femmes agenouillees, un double courant qui va du physique au moral et qui retourne du moral au physique, double courant dont il ne faut qu'aucune distraction vienne interrompre le circuit. Le public subit, comme nous l'avons dit, l'influence du tableau qu'on compose pour ses yeux, et ses dispositions morales se conforment a celles que les figurantes doivent a leur propre attitude. On voit que la science de la mise en scene a la un point de contact remarquable avec la physiologie. Au dernier acte d'_Oedipe roi_, le role du choeur est plus important encore. Il est regle a la Comedie-Francaise d'une maniere tout a fait remarquable, et les mouvements de la figuration peuvent s'y comparer aux evolutions savantes et mesurees des choeurs antiques. Le peuple de Thebes est groupe au fond du theatre, devant le palais d'Oedipe. Il vient d'apprendre la mort violente de Jocaste et d'entendre le recit lamentable de l'attentat d'Oedipe sur lui-meme. Le miserable, en effet, s'est enfonce dans les yeux une epingle d'or arrachee au cadavre de la reine. Mais l'infortune s'approche. Alors le choeur s'ebranle, entraine par ce mouvement de poignante curiosite qui pousse les foules au-devant des spectacles tragiques. Dans une suite de mouvements successifs, en quelque sorte musicalement mesures, le choeur monte et envahit les marches du palais. Soudain l'effroi s'empare de cette foule des qu'elle apercoit le malheureux que le public ne voit point encore, et un mouvement de recul se dessine, harmonieusement mesure. Le peuple alors, marche a marche et en des temps egaux, redescend les degres du palais, s'ecartant devant un spectacle horrible; et c'est lorsque le public a participe a ce double sentiment de curiosite anxieuse et d'effroi qu'apparait le spectre aux yeux sanglants. Spectacle veritablement tragique, mais qui n'est si grand que parce que notre douloureuse sympathie a ete prealablement eveillee par les angoisses du choeur qui se sont repercutees dans notre ame. Voila de la veritable science de mise en scene. Elevee a ce degre, la mise en scene est un art qui n'a rien a envier a l'orchestrique des anciens, et la Comedie-Francaise est en cela egale, si ce n'est superieure, aux theatres d'Athenes. Chez les anciens, le role du choeur etait bien plus considerable que ne l'est jamais chez les modernes la figuration. Le choeur fut d'abord le personnage principal et pour ainsi dire unique du drame; apres Eschyle, a l'epoque de Sophocle, d'Euripide et d'Aristophane, il conserva encore, sinon sa preponderance dramatique, au moins toute sa magnificence et toute sa puissance poetique. Ce fut en lui que se resuma toujours la beaute du spectacle, qui en fit l'attrait et qui constituait la difficulte de la representation. C'etait, en effet, dans les evolutions du choeur que consistait presque toute la mise en scene. Ecrites suivant les lois et les metres de la poesie lyrique, les strophes etaient dansees, mimees et chantees; ou du moins, pour etre plus exact, tandis qu'on les recitait sur un rythme musical, on marchait en mesure en appuyant le recit lyrique de gestes appropries. On concoit que la formation d'un choeur, son instruction musicale et orchestrique exigeaient de longues etudes et de nombreuses repetitions. Aujourd'hui, c'est tout le contraire; le choeur n'est qu'un accessoire, et parfois meme on le supprime sans beaucoup de facons. C'est ainsi que dernierement, a l'Odeon, a une representation d'_Andromaque_, j'ai vu supprimer la figuration dans la derniere scene du cinquieme acte, ce qui est absolument contraire au texte de Racine, ce qui nuit a l'effet representatif de cette supreme scene et ce qui en outre entraine la suppression des quatre derniers vers de la tragedie. C'est, en general, quand la piece est sue et prete a etre jouee que l'on forme et que l'on faconne la figuration. Les figurants, il est vrai, n'ont plus a reciter les choeurs de Sophocle, d'Euripide et d'Aristophane, qui comptent parmi les plus beaux morceaux que nous ait laisses la poesie lyrique. Aussi le dommage est-il moindre. Cependant pendant longtemps les figurants ont depare la tragedie francaise. Jadis, on faisait generalement avancer les soldats, grecs et les licteurs romains en une sorte de file indienne; puis ils faisaient front, face au public, comme nos conscrits sur le terrain d'exercice. Or une marche de flanc est aussi dangereuse au theatre qu'a la guerre, car le ridicule tue aussi bien et aussi surement qu'un boulet de canon. Et de fait, le public accueillait presque toujours ces pauvres licteurs d'un rire moqueur qui avait pour premier inconvenient de detruire son propre plaisir. Aujourd'hui, la tragedie est dans son ensemble beaucoup mieux jouee qu'autrefois, meme que du temps de Rachel, que nous n'avons plus, helas! La raison en est dans le soin que l'on prend de ne confier les roles secondaires qu'a des acteurs capables de les tenir dignement et aux precautions qu'on prend pour eviter aux figurants leur antique mesaventure. Voici a ce sujet les deux prescriptions les plus importantes. Dans la tragedie, premierement, les soldats, les gardes, les licteurs doivent se presenter sur la scene en groupe irregulierement serre, en ayant soin d'eviter toute disposition pouvant presenter l'apparence de files ou de rangs; deuxiemement, ils ne doivent jamais executer un mouvement ayant une apparence de manoeuvre. Au surplus, on n'aurait eu, pour decouvrir cette regle bien simple, qu'a regarder les medailles antiques, qui sont des objets d'art, et comme tels en laissent apercevoir les procedes. Or toujours, des qu'il y est figure des soldats a pied ou a cheval, que ce soient des licteurs, des porte-etendards, des archers ou autres, ils sont formes en groupes irreguliers, presentant une disposition artistique bien plus que militaire. C'est la ce qu'il fallait imiter, et ce qu'on s'est decide a faire par intuition peut-etre plutot que conduit par le raisonnement. Quand un groupe de figurants, soldats ou licteurs, arrive sur la scene, il doit se presenter vivement, en ayant l'attention de ne pas prendre l'allure cadencee du pas militaire, et s'arreter franchement sans se preoccuper de la regularisation des rangs; s'il entre par le fond et s'il doit faire face au public, il faut que le mouvement soit un et jamais decompose en deux mouvements. Si le choeur a defile de flanc sous les yeux des spectateurs, il doit, en s'arretant, conserver, si c'est possible, cette position et ne pas executer le mouvement de front. Si l'on ne peut eviter ce mouvement, il faut qu'il soit accompli librement et vivement par chaque figurant, sans que son allure semble liee a celle de son voisin. Moyennant ces quelques precautions, on evitera ce que jadis l'entree de ces figurants avait toujours de ridicule. Il restera encore de grandes difficultes a faire manoeuvrer un personnel nombreux, surtout a presenter decemment au public une image de ce qu'on appelle le monde, et a figurer par exemple une soiree ou un bal. On se heurte en quelque sorte a des impossibilites, car on n'a pas la faculte de donner a ses figurants la jeunesse, la beaute et la distinction des manieres. On relegue bien la figuration dans les derniers plans; on en masque autant que possible la vue, en ne la montrant que par echappees; mais il faut que le texte se prete a ces subterfuges. On peut donc desirer que les poetes n'abusent pas de ces representations qui sont de nature a nuire a leurs oeuvres. Dans les theatres comiques, on prend resolument le taureau par les cornes, et l'on figure le bal le plus elegant au moyen de six ou huit figurants pietrement habilles. Le public se contente ici d'un signe abrege, ce qui est possible dans un genre ou l'on ne recherche la verite que dans l'humour et dans l'esprit du dialogue. CHAPITRE XXX Des actes et des tableaux.--Confusion frequente.--Unite dramatique des actes.--Du theatre espagnol, anglais, allemand.--Les changements de tableaux impliquent des changements a vue. Dans les cinquante dernieres annees, l'esthetique dramatique s'est modifiee. Jadis l'action devait etre une, se derouler dans le meme lieu pendant l'unite de temps qui est le jour de vingt-quatre heures. L'action se divisait en general en cinq actes qui representaient cinq moments successifs. Toutefois, la regle des trois unites, qui a fait couler des flots d'encre, n'a jamais ete respectee que chez les Francais. Chez les Espagnols, chez les Anglais, et enfin chez les Allemands, les poetes ne s'en sont jamais preoccupes. Entraines par leur exemple, les Francais a leur tour ont brise cette triple entrave, ou plutot ils n'en ont conserve qu'une seule, l'unite d'action. On a si bien transgresse l'unite de temps que parfois, en depit de Boileau qui le reprochait au theatre etranger, un personnage, enfant au premier acte, est barbon au dernier. Quant a l'unite de lieu, non seulement le lieu a pu changer d'acte en acte, mais encore, a l'exemple, de ce qui a lieu dans Shakspeare, les differentes scenes d'un acte se passent la plupart du temps dans des lieux differents. Je ne m'arreterai pas a discuter les lois de cette esthetique nouvelle et a en peser les avantages et le merite: cela est completement en dehors du sujet que je traite. Je n'ai a m'occuper que de la mise en scene, et en particulier de la representation des drames empruntes au theatre des Anglais, des Espagnols et des Allemands. Sur nos affiches, nous voyons a chaque instant annonce un drame en cinq actes et douze tableaux. Je dis _douze_ pour prendre un exemple quelconque. Conformement aux principes de l'esthetique, les douze tableaux devraient se repartir dans les cinq actes, de telle sorte que la representation mit en lumiere et imposat a l'esprit des spectateurs les rapports que doivent avoir entre eux les tableaux renfermes dans un meme acte. Or, en general, il n'en est absolument rien, et il est facile de constater que si les spectateurs savent a tout instant a quel tableau en est la piece, ils perdent rapidement la notion des actes et sont dans l'impossibilite de dire a quel acte appartient tel ou tel tableau. Cela tient a ce que les tableaux sont presque toujours separes les uns des autres par des entr'actes, absolument comme s'ils etaient des actes. Il n'y a que demi-mal quand il s'agit de pieces modernes, ou le mot _acte_ et le mot _tableau_ sont si frequemment confondus, et ou l'expression de _cinq actes_ n'est qu'une phraseologie de convention. Dans ce cas, il faudrait mieux indiquer simplement le nombre des tableaux, comme dans _Nana Sahib_, qui etait denomme par son auteur _drame en sept tableaux_. Mais, alors, pourquoi pas _drame en sept actes_? C'est un hommage tacite rendu a l'antique division dramatique. Ainsi nous constatons une confusion constante entre les actes et les tableaux, et il est manifeste que parfois on emploie le mot _tableau_ uniquement parce que la duree parait un peu petite pour un acte, ce qui est une tres mauvaise raison, un acte n'ayant pas en soi de duree determinee. D'un autre cote, la meme confusion eclate quand il s'agit de la representation des chefs-d'oeuvre etrangers. _Hamlet_ est un drame en cinq actes et vingt tableaux; _Othello_, un drame en cinq actes et quinze tableaux. Or, pour les adapter a la scene francaise, ou modifie la physionomie de ces oeuvres par la preoccupation qu'on a de diminuer le nombre des tableaux et d'eviter ainsi des frais et des difficultes de mise en scene. C'est ainsi que l'_Othello_ de M. de Gramont, represente il y a deux ans a l'Odeon, est denomme drame en cinq actes, huit tableaux. On a fait une economie de sept tableaux, qui sont, il est vrai, les moins importants; mais, ce qui est plus grave, c'est que l'on a modifie la division de l'action dramatique, de telle sorte l'_Othello_ est devenu une piece en huit actes. Il est clair ici que je ne m'en prends pas a l'auteur qui n'a fait en somme que se plier aux exigences theatrales. C'est donc a la mise en scene que j'en ai. Un acte est une division dramatique qui doit avoir un commencement et une fin, dont toutes les parties sont indissolubles, et dont par consequent la representation ne doit pas offrir de solution de continuite pour les yeux, puisqu'elle n'en offre pas pour l'esprit. Dans un entr'acte, si court qu'il soit, un poete peut faire tenir un temps quelconque si grand qu'il soit. En generalisant le phenomene, on peut dire que dans un temps reel infiniment petit nous pouvons faire tenir un temps imaginaire infiniment grand. On en a une preuve dans ce fait que dans une seconde de sommeil le reve fait entrer une suite considerable d'evenements. La duree des entr'actes est donc sans rapports avec le temps suppose ecoule par le poete et avec le nombre d'evenements qu'il imagine s'etre passes entre deux actes. Donc, en allongeant un entr'acte, nous ne rendons nullement plus plausible l'intervalle plus ou moins grand de temps, suppose ecoule entre les deux moments de l'action au milieu desquels il s'intercale. La duree d'un entr'acte n'est pas proportionnelle a l'accroissement du temps. Voila une des faces du phenomene; examinons l'autre. Quand le rideau tombe, l'esprit du spectateur, degage de l'etreinte du poete, redevient immediatement libre. Il y a dans cette chute du rideau, dans cette disparition absolue du spectacle, un signe manifeste de l'interruption de l'action dramatique. Une partie de cette action est des lors accomplie, et l'esprit du spectateur est pret a franchir l'espace de temps que voudra le poete, mais non a accepter, quand le rideau se relevera, une contiguite entre les deux tableaux, et une continuation, apres interruption, du moment precedent de l'action. Un acte represente une suite de sensations etroitement associees; si donc, entre deux tableaux appartenant a un meme acte, on intercale un entr'acte, on brise un anneau de la chaine des sensations, qui doivent se succeder sans interruption pour se fondre dans une sensation generale et totale. L'esprit du spectateur est donc oblige de reconstruire retrospectivement la suite interrompue de ses sensations, de revenir de lui-meme sur l'idee de fin qui s'etait formee en lui: au lieu d'un mouvement en avant, il eprouve donc, non seulement un temps d'arret, mais encore un mouvement de recul. L'action du drame, au lieu d'avancer, retrograde, et l'impression de ralentissement se fait sentir a notre esprit, bien qu'elle ne resulte pas des dispositions imaginees par le poete. C'est par consequent, dans ce cas, la mise en scene qui est responsable de ce sentiment de lenteur qui nous fait juger sous un jour faux l'action ininterrompue tracee par le poete. C'est une impression que, sans pouvoir l'expliquer, j'avais souvent eprouvee, quand de temps a autre on remontait sur une scene francaise un des drames de Shakspeare. Il me semblait que par moments l'action ne marchait pas et je n'etais pas loin d'en accuser le genie dramatique du poete. Cependant la lecture me donnait une impression tout autre. Mais, des que mon attention se porta sur la mise en scene, je ne fus pas long a decouvrir que l'ennui, provenant d'une action qui semblait trop lente ou stagnante, avait pour veritable cause les procedes de notre mise en scene appliques aux drames de Shakspeare. Le rythme et la mesure de l'oeuvre se trouvaient alteres, absolument comme si dans une phrase musicale on eut intercale mal a propos un temps de silence. Je n'ignore pas que la division en actes des drames de Shakspeare est posterieure au poete. A cela on peut toutefois repondre que la representation devait forcement operer la division des tableaux, dont la repartition en cinq actes a ete le resultat d'un travail critique reflechi, peu de temps apres la mort de Shakspeare, et a laquelle il est assez raisonnable de nous tenir. En tout cas, il ne peut y avoir plusieurs manieres egalement bonnes d'operer cette division. Au surplus, a defaut de l'exemple de Shakspeare, il resterait celui de Goethe et de Schiller, et celui de Sheridan dans le theatre anglais. Pour conclure, je crois que l'on pourrait procurer un plaisir dramatique tres vif aux spectateurs francais, en montant sur nos scenes les plus belles oeuvres des theatres etrangers, espagnols, anglais et allemands, a la condition qu'on respectat la division generale et qu'on n'alterat pas l'integrite de chaque acte par l'introduction d'entr'actes entre les divers tableaux qui le composent. Il faudrait dans ce but prendre le parti d'une mise en scene speciale et sommaire qui permit de faire a vue, entre les tableaux d'un meme acte, tous les changements de decorations necessites par les changements de lieux. Grace a la continuite du spectacle, ces drames conserveraient leur physionomie propre, l'action son allure reelle et les differents moments de cette action leur marche ininterrompue. Dans ce systeme, il faudrait renoncer a toute somptuosite de mise en scene, autre que celle qui resulterait des decorations peintes. Je ne vois pas ou serait l'inconvenient, ces drames ayant presque tous par eux-memes une puissance representative tres grande. Quant a nos pieces modernes, il me parait necessaire que les auteurs mettent un terme a la confusion qui dure depuis trop longtemps entre les actes et les tableaux, et qu'ils reservent le nom d'_acte_ a toute suite de scenes formant un tout dramatique partiel, termine par cette interruption du spectacle qu'on appelle un entr'acte. Dans ce systeme, qui est le seul logique, il faudrait faire abnegation de toute mise en scene exigeant entre les tableaux un entr'acte pour la plantation du decor. La verite dramatique et la logique de l'action opposent donc des bornes naturelles a l'exageration de la mise en scene. C'est un fait important a constater, puisqu'il nous montre que les progres de l'art dramatique sont loin d'exiger un luxe disproportionne de mise en scene, et que souvent c'est en s'effacant modestement que la mise en scene merite le nom d'art. Ce qui entraine souvent les poetes, c'est que les changements les plus compliques n'exigent d'eux qu'un trait de plume; et que leur imagination eleve ou renverse des palais avec une rapidite telle qu'elle n'altere en rien la contiguite des differents moments d'une action partielle qui pour leur esprit reste une et indissoluble. L'art pour eux n'est qu'un jeu de leur imagination; et de meme qu'ils ne nous doivent que l'apparence des etres, de meme ils ne nous doivent que l'apparence des choses. Mais alors il ne faut pas que la mise en scene s'attarde a remuer d'enormes machines; il faut qu'elle se fasse alerte et quelque peu feerique pour repondre aux coups d'aile de l'imagination poetique. J'ajouterai une remarque generale pour clore ce chapitre. Les directeurs ont le defaut de faire les entr'actes trop longs. La plupart du temps sans doute le spectateur n'eprouve qu'un ennui que dissipe le lever du rideau; mais quelquefois la longueur de l'entr'acte nuit a l'effet dramatique. Je citerai comme exemple le drame d'_Antony_. Si, entre le second et le troisieme acte, ainsi qu'entre le quatrieme et le cinquieme, on n'intercalait qu'un entr'acte d'une ou deux minutes, juste le temps de changer les decors par des procedes rapides, on doublerait la puissance du drame en ne laissant pas au spectateur le temps de recouvrer son sang-froid et de se degager de l'etreinte du poete. Mais, objectera-t-on, au lieu de finir a minuit le spectacle finirait a onze heures: on me permettra, je pense, de mepriser absolument cette objection. Au surplus, quand je dis qu'entre deux actes, lies par le pathetique d'une meme situation, l'entr'acte doit etre reduit a la plus petite duree possible, ce n'est pas un conseil discutable que je donne, mais une regle indiscutable que j'enonce et qui s'impose au nom de principes artistiques qui ne souffrent pas d'objections. CHAPITRE XXXI De l'imitation de la nature.--De la presentation et de la representation d'un phenomene.--De la representation de la mort.--Toute representation est conditionnee par l'imagination du spectateur.--Le jugement du public est subordonne a l'idee qu'il se fait de la realite. L'auteur, dans la mise en scene qu'il imagine, le decorateur et le metteur en scene, dans celle qu'ils realisent, les comediens dans leur diction et dans leur jeu ainsi que dans leurs costumes, ont necessairement pour legitime ambition d'arriver a une ressemblance frappante avec la nature qui est leur modele. Tout le monde en convient; mais alors ne semble-t-il pas que cette direction imprimee a tant d'efforts divers soit contradictoire avec le jugement defavorable que l'on se croit en droit de porter sur la theorie realiste? Ou bien y aurait-il un degre d'approximation que l'art ne doive pas franchir? Nous touchons la a l'eternelle question sur la nature et sur le but de l'art, question que je crois fort inutile de relever dans ce petit ouvrage ou elle ne pourrait occuper qu'une place incidente. Je la ramenerai a des proportions plus modestes, et je la limiterai au sujet special que je traite. Je vais donc m'occuper de rechercher jusqu'a quel point le metteur en scene et l'acteur peuvent pousser la perfection de l'imitation, et si, dans les efforts qu'ils font pour y atteindre, ils ne doivent pas etre diriges par une methode generale et un ensemble de regles suffisamment precises. Ce probleme est domine par un mot dont il faut bien comprendre le sens et la portee; c'est le mot _representation_. Tous les faits quelconques dont nous sommes chaque jour les temoins oculaires se presentent a nous; tandis que, lorsque le souvenir de ces memes faits nous revient a la memoire, ceux-ci se representent a notre esprit. Or, entre la presentation et la representation d'un fait, il existe une difference qui consiste en ce qu'un nombre variable de details d'importance diverse, plus ou moins bien observes dans la presentation, ne se retrouvent plus dans la representation. En outre, si un meme fait se presente a nous a differentes reprises, offrant chaque fois quelque variete dans l'ordre ou l'intensite des phenomenes, il est clair que les representations successives que nous aurons eues de ces faits semblables varieront dans leurs caracteres particuliers, mais se ressembleront dans leurs caracteres generaux. Par suite, la synthese de ces diverses representations offrira donc a notre esprit une nouvelle representation, rassemblant et fixant les caracteres communs de toutes les representations anterieures et laissant dans le vague une masse flottante, indecise de traits particuliers. Cette nouvelle representation n'est autre chose que l'idee que nous avons acquise d'un certain ordre de faits. Prenons pour exemple la representation de la mort, qui est le phenomene naturel dont le theatre nous offre le plus frequemment la representation. Il est peu de personnes qui n'aient assiste a la mort d'un etre quelconque: l'un a vu mourir un vieillard, l'autre un enfant ou une femme; celui-ci a vu tomber des soldats sur le champ de bataille, celui-la a assiste a l'agonie de malades dans un hopital; les uns ont observe la mort lente ou violente d'animaux, les autres la leur ont causee volontairement; tous enfin ont vu les memes phenomenes generaux se reproduire dans des conditions extremement variables. Si l'on ajoute a ce nombre plus ou moins grand d'experiences personnelles la description si souvent faite de ce meme phenomene, on comprendra comment il s'est forme dans l'esprit de chacun de nous une idee de la mort, idee qui se compose des caracteres communs a toutes les presentations de ce phenomene supreme, et qui pour chacun de nous est la meme dans ses traits generaux et ne peut differer que par un certain nombre de traits particuliers d'importance secondaire. Or, c'est uniquement cette idee, ou cette image (ce qui revient au meme), qui est seule artistiquement representable. Transportons-nous dans une salle de theatre ou nous assisterons a un drame dans lequel un acteur ou une actrice doit nous donner le spectacle de la mort, et examinons bien les conditions du probleme scenique a resoudre. L'acteur doit produire l'apparence de la mort, et son art consiste a atteindre un degre frappant de ressemblance. Mais de ressemblance avec quoi? Avec la mort d'un parent a laquelle il aura assiste dans sa famille ou d'un moribond d'hopital dont il aura par scrupule ete etudier l'agonie? Nullement; mais de ressemblance avec l'idee de la mort que possedent les quinze cents spectateurs qu'il a devant lui. Si l'image qu'il evoque devant toute une salle est semblable dans ses caracteres generaux a l'idee que chacun se fait de la mort, les quinze cents spectateurs declareront a l'unanimite que le jeu de cet acteur est admirable de verite, ce qui sera exact puisque l'art de l'acteur consiste precisement a objectiver devant les yeux du spectateur l'image ou l'idee que celui-ci a dans l'esprit. Et son jeu, qu'on le remarque, sera d'autant plus vrai qu'il sera moins reel, c'est-a-dire moins complique de details particuliers et speciaux, non observes par la majorite des spectateurs. Si, en effet, un acteur s'ingeniait a reproduire trait pour trait telle facon extraordinaire de mourir, observee par lui-meme, il s'exposerait, tout en etant plus reel, a paraitre moins vrai, car l'image qu'il offrirait serait dissemblable a celle qu'ont dans l'esprit la plupart des quinze cents spectateurs. Nous pouvons donc conclure que, si le reel est le vrai dans la presentation des phenomenes, il n'est pas toujours le vrai dans la representation de ces memes phenomenes. Or comme au theatre il ne s'agit jamais que de la representation de la vie et de tous les actes qui la composent, ni l'auteur, ni le metteur en scene, ni les acteurs ne doivent s'attacher a reproduire la realite, mais seulement l'image qui est la representation ideale du reel. Un acteur doit donc etre un observateur de la nature, non pour transporter servilement ses observations sur la scene, mais pour enregistrer en lui tous les traits communs dont se compose synthetiquement l'idee ou l'image qu'il s'efforcera de reproduire. C'est pour cela que dans la carriere du comedien l'intuition lui est d'un si grand secours; car, apres le travail inconscient de generalisation qui se produit en lui, cette faculte d'introspection lui permet d'avoir une vue tres nette de l'image interieure qui s'est formee dans son esprit; et c'est precisement cette vue tres claire des idees qui fait les grands comediens. Si l'un d'eux doit representer une scene de folie, ira-t-il a Bicetre etudier un fou particulier dont il s'efforcera de reproduire identiquement les airs, les gestes et toutes les manies? Non pas; mais il cherchera dans une visite generale a rassembler dans sa memoire les traits communs qui se retrouvent dans tous les fous d'une meme categorie; surtout il s'efforcera, par une attention toute subjective, de tirer des tenebres de son esprit l'idee qu'il se fait d'un fou et de bien se penetrer, pour les reproduire, des traits qui composent cette image ideale. C'est precisement dans la fixation de cette image subjective et dans la difficulte de la transformer en une image objective que les comediens ont toujours quelques progres a faire. C'est cette image qui est le modele dont le theatre nous doit la plus frappante copie. Autrement, s'il s'agissait au theatre de realite, comment le public serait-il apte a juger de la verite, lui qui la plupart du temps n'a pas directement observe cette realite? Au contraire, transportez-le au milieu de civilisations eteintes ou etrangeres, dans un milieu populaire, bourgeois ou aristocratique, etalez devant ses yeux les crimes les plus monstrueux, les actes vertueux les plus rares, il s'ecriera ingenument: comme c'est nature! comme c'est vrai! et vous, poetes et comediens, vous savourerez cette manifestation de son admiration, et c'est pour meriter cet eloge que vous donnez toutes vos forces a un travail qui souvent vous tue. Or, d'ou le public tiendrait-il cette competence que vous lui reconnaissez, s'il ne devait formuler son jugement que d'apres l'observation personnelle et directe du phenomene? S'il a le droit de porter ainsi l'eloge ou le blame sur vos travaux, sur vos conceptions et sur les resultats de vos longues et penibles etudes, c'est qu'il rapporte la representation que vous lui offrez a l'idee qu'il se fait du phenomene et a l'image qu'il possede en lui-meme; et ce qu'il applaudit, ce n'est pas la reproduction d'une realite qu'il ne lui a pas ete donne d'observer directement, mais le degre de ressemblance de l'image que vous dessinez a ses yeux avec l'idee qu'il s'est formee du fait represente. CHAPITRE XXXII De l'acteur.--De la formation subjective des images.--Rapport de la creation de l'acteur avec l'ideal du public.--Toute evolution ideale implique une modification dans l'image representee.--C'est la generalite d'un phenomene qui justifie sa representation.--_Smilis_.--L'acteur doit eviter l'accidentel. Le metteur en scene et l'acteur doivent donc s'attacher a bien determiner les traits generaux des etres dont ils doivent exposer aux yeux du public la representation theatrale, et les caracteres communs de tous les phenomenes particuliers qui composent l'idee qu'ils veulent rendre sensible et visible. Dans toute nouvelle creation, leur merite consiste, surtout pour l'acteur, dont l'art est plus fecond et plus personnel, a amener la representation scenique a son point de perfection, c'est-a-dire a determiner jusqu'ou ils peuvent pousser la realisation de l'idee dont ils possedent en eux l'image subjective. A mesure que le temps s'ecoule, que les generations se succedent, il y a des images qui s'affaiblissent et d'autres qui, au contraire, s'eclaircissent et se precisent. Les idees qui flottent dans l'imagination des hommes sont semblables aux images que nous tenons dans le champ de notre lorgnette et qui, selon les dispositions relatives que nous donnons aux foyers des lentilles, se rapprochent et se precisent ou s'eloignent en se diffusant. Le comedien doit donc s'efforcer de bien discerner les traits dont se composent les idees des spectateurs; et son ambition constante est de decouvrir quelques-uns des caracteres communs, si faibles qu'ils soient, que ses predecesseurs ont neglige de mettre en evidence; enfin de se rendre compte des modifications que le temps ou des circonstances particulieres ont apporte a ces idees. C'est en ce sens que le comedien doit toujours etudier la nature; car il est necessaire qu'il compare, le plus souvent possible, la presentation et la representation des phenomenes, afin de discerner si les traits dont il revet ses imitations ont bien tous le caractere general qui sera pour tous les spectateurs la marque de la verite, et de decouvrir peut-etre quelque trait nouveau qui soit de nature a rendre la ressemblance plus parfaite. Si, par suite de circonstances fortuites, les hommes d'une generation ont ete a meme d'observer plus souvent ou mieux que ceux qui les ont precedes un certain ordre de faits, l'idee qu'ils en concoivent sera sensiblement differente de celle qu'en possedaient les generations anterieures; et le comedien, s'il a de l'intuition et de la penetration, ne se contentera plus pour les representer des traditions de metier, mais modifiera son jeu de maniere a reproduire l'image actuelle et a trouver sa ressemblance exacte. Supposons qu'une actrice, ayant cree il y a vingt ans le role d'une convulsionnaire, dut de nouveau en creer un semblable aujourd'hui, devrait-elle se contenter de reproduire identiquement le jeu de scene qui lui a valu jadis un succes? Nullement, car les idees que nous avons aujourd'hui sur les nevroses sont sensiblement differentes de celles que nous avions il y a vingt ans. On s'est beaucoup occupe de cette question; les journaux l'ont agitee, ont rendu compte avec force details des nombreuses experiences faites avec eclat sur l'hysterie; et l'idee que nous nous faisons actuellement d'une convulsionnaire a des formes plus nettes et plus accusees. L'actrice devra donc proceder a une nouvelle mise au point, ajouter a son jeu d'autrefois et le mettre en harmonie avec l'idee actuelle des spectateurs, avec discernement, d'ailleurs, et sans exageration, car les idees humaines n'ont que de lentes evolutions. Mais enfin tel trait qui, dans son jeu, eut paru extravagant il y a vingt ans, paraitrait aujourd'hui vrai et naturel. Ce n'est pas la realite cependant qui a change, mais l'image ideale qu'en possede l'esprit des spectateurs. On voit en quels sens divers le talent d'un comedien peut toujours progresser par l'observation; c'est un art qui n'est jamais immobile, mais qui se renouvelle constamment et qui, dans son evolution, suit les evolutions des idees humaines. La methode de travail du comedien se resume donc en deux points: premierement, determination des traits generaux de l'image qui est la synthese ideale d'un ensemble de phenomenes particuliers et reels; deuxiemement, retour frequent a l'observation de la nature, afin de decouvrir si l'examen compare des phenomenes ne lui fournira pas quelque caractere commun jusqu'ici neglige ou inapercu, ou si, dans les presentations fortuitement frequentes d'un phenomene, la reapparition d'un trait particulier ne l'eleve pas a l'importance d'un trait general. Ce deuxieme point est extremement delicat, car il est toujours tentant d'ajouter quelque chose au jeu de ses predecesseurs ou de ses emules; et c'est presque toujours par exces que pechent les comediens, par suite de l'attention que plus que tout autre ils apportent a l'observation des phenomenes. Quand, dans le jeu d'un comedien, un trait parait contraire a la nature, on peut presque toujours etre certain que ce trait a cependant ete observe et pris sur la nature par le comedien, dont l'erreur a uniquement consiste a lui attribuer un caractere general qu'il n'avait pas, et par consequent a evoquer aux yeux des spectateurs une image differant par exces de l'idee qui a pu se former dans l'esprit du plus grand nombre d'entre eux. Voici entre autres un exemple. Dans un drame intitule _Smilis_, joue recemment a la Comedie-Francaise, on voyait, au premier acte, deux vieux amis, l'un amiral, l'autre commandant, se retrouvant apres une longue separation, tomber dans les bras l'un de l'autre. Or les acteurs avaient cru devoir ajouter le baiser a l'accolade, baiser franchement donne et recu, et entendu de tous les spectateurs qui ne pouvaient reprimer un sourire, temoignage instinctif de leur etonnement. C'est qu'en effet c'etait une faute de mise en scene de la part des deux excellents comediens, provenant precisement d'une judicieuse et reelle observation: beaucoup de personnes savent que les militaires et les marins ont l'inoffensive habitude de s'embrasser fraternellement quand ils se retrouvent dans leur carriere aventureuse. Mais les comediens avaient eu le tort de relever un trait particulier ne s'accordant pas avec l'idee generale que se forme le public de deux hommes qui se jettent dans les bras l'un de l'autre. L'embrassade, en effet, n'admet, dans la vie reelle, que le simulacre du baiser, qui aux yeux de la plupart des hommes est un acte entache d'un peu de ridicule. Voila donc une legere faute de mise en scene qui a precisement pour cause l'observation exacte de la nature dans certains cas particuliers; et la faute a consiste dans la substitution d'une image particuliere a l'image generale qui seule repondait a l'idee que se faisaient du fait represente les dix-huit cents spectateurs. A un autre point de vue, d'ailleurs, on peut dire qu'au theatre, en dehors de certains cas particuliers, comme par exemple dans l'expression du sentiment filial, le baiser n'est tolere que s'il est donne ou recu par une femme. En general, les acteurs n'en doivent jamais faire que le simulacre. _Le Mariage de Figaro_ nous facilite la determination de la limite au dela de laquelle on choquerait la bienseance. Au cinquieme acte, lorsque Cherubin, croyant embrasser Suzanne, embrasse le comte Almaviva, tout spectateur attentif a ses propres impressions s'apercevra que la realite du baiser serait choquante si le role de Cherubin etait rempli par un homme, et que si elle ne l'est pas, c'est qu'il sait que sous les traits et sous le costume du page c'est une femme qui donne ce baiser a l'acteur qui joue le role du comte. La loi que nous avons cherche a elucider sur la representation des idees nous permet d'expliquer certains jeux de scene dont la portee soi-disant conventionnelle depasse de beaucoup la portee absolue. Le mot de convention, dans ces cas-la, ne me parait cependant juste que si on lui donne uniquement sa signification veritable, qui est celle d'accord entre les manieres de voir, et que si on n'y attache pas une idee d'arbitraire. Or, l'accord entre les manieres de voir n'est autre chose que la possession commune d'une image generale identique. Dans le code du monde, par exemple, un homme est considere comme outrage si un adversaire ou un ennemi ose lever la main sur lui et il se battra pour venger son honneur. Voila l'idee generale. Cependant il y aura des hommes qui ne se sentiront outrages et qui ne se battront que s'ils ont recu reellement le soufflet. Voila l'idee particuliere. Or le theatre ne peut en toute surete aborder que la representation de l'idee generale, de telle sorte que, si le cas particulier devait etre represente, il faudrait de la part de l'auteur beaucoup d'habilete et de preparation pour le faire admettre par le public. Quand nous apprenons qu'un mari a trouve un homme aux pieds de sa femme, ou qu'au moment ou il est entre il a surpris cet homme embrassant la main de sa femme, nous concluons avec certitude que cette femme trahissait son mari, le plus ou le moins etant sans valeur relativement a la conclusion morale. On se sert souvent, dans ce cas, du mot assez curieux de conversation criminelle, euphemisme qui n'est en somme qu'une idee generale, tres suffisante dans l'espece, et qui repond par consequent a l'image generale, la seule dont le theatre nous doive la representation. Dans la realite, au moment ou le mari apparait, l'amant a pu etre surpris se livrant a tels ou tels actes plus ou moins caracteristiques; mais ce sont la des cas particuliers et des circonstances accidentelles qui n'ajoutent rien au fait fondamental, qui est la trahison de la femme. Ce n'est donc pas sans y avoir profondement reflechi qu'un acteur pourra se croire permis d'ajouter quelque trait particulier a l'acte simple qui est la representation de l'idee generale. On pourrait citer un plus grand nombre d'exemples. Ainsi, dans la comedie, quand une jeune fille pleure elle porte son mouchoir a ses yeux, et son air ainsi que le mouvement de sa poitrine suffisent a dessiner l'image du chagrin, parce que ces differents traits sont generaux et se retrouvent a peu pres dans l'expression de toutes les douleurs de l'ame. Dans la realite cependant que de traits particuliers et variables viennent s'y joindre, selon la nature de chacun, l'abondance des sanglots et des pleurs, les cris de timbres differents, les mouvements souvent desordonnes, l'abandon de soi-meme, etc. On ferait egalement de semblables remarques au sujet de l'expression de la joie, ou l'image generale suffit, sans qu'on y ajoute les images disgracieuses qui deparent souvent les plus jolis visages. Mais il est inutile de multiplier ces exemples; les deux que nous avons choisis plus haut suffisent. Il faut mieux donner a reflechir que de tout dire. Il est juste d'ajouter que, dans beaucoup de cas, la dignite personnelle du comedien doit entrer en ligne de compte; mais c'est la une raison de sentiment qui me semble secondaire. Les raisons que nous avons presentees sont artistiques et comme telles de plus grande valeur. CHAPITRE XXXIII De la composition d'un role.--Des traditions.--De l'intuition et de l'introspection.--Developpement des images initiales.--Rapport ou contraste entre les images initiales de differents roles.--_Le Demi-Monde_.--_Le Gendre de M. Poirier_.--_Mademoiselle de Belle-Isle_. Dans les chapitres precedents, nous avons parle du jeu de scene, en le considerant comme un acte isole, detache d'un ensemble dramatique ou comique. Nous avons pris l'action dans un moment particulier. Nous devons maintenant examiner, au moins succinctement, la mise en scene d'un role et son rapport avec le developpement de l'action, mais en nous preoccupant exclusivement de l'aspect du role et en laissant de cote tout ce qui touche a la declamation. Il n'y a, dans les arts, qu'un petit nombre de principes; nous ne devons donc pas ici rechercher et rencontrer de lois esthetiques differentes de celles que nous avons deja mises en lumiere. Ce qui, d'ailleurs, fait l'excellence d'une regle, c'est de ne pas etre restreinte a un fait special: l'exiguite du cercle ou se meut une regle est un signe certain d'empirisme; et, dans ce cas, la regle prend le nom de procede. Les procedes, je l'accorde, ont leur utilite et meme leur prix, surtout lorsqu'ils portent ce beau nom de traditions, usite a la Comedie-Francaise. Des qu'une piece a fourni une longue carriere, et lorsque des acteurs ont particulierement brille dans certains roles, il est tres comprehensible que les nouveaux venus, qui plus tard sont charges de reprendre ces roles, s'ingenient a reproduire les effets qui ont si bien reussi a leurs predecesseurs. La facon de dire ces roles et d'executer tel ou tel jeu de scene, de faire tel geste, de prendre telle attitude, de faire meme telle correction au texte, etc., donne donc lieu a ce qu'on appelle des traditions, soit que ces procedes aient ete scrupuleusement notes, soit que le nouveau venu ait pu se rendre compte par lui-meme du jeu de son predecesseur, soit qu'ils se soient uniquement transmis de memoire. Il y a, a la Comedie-Francaise, un assez grand nombre de jeux de scene qui n'ont pas d'autre raison d'etre, et dont on se contente de dire pour les justifier qu'ils sont de tradition. En resume, la tradition est une experience accumulee dont il faut tenir grand compte. Il y a certaines facons exquises de dire, certains gestes empreints d'une eloquente grandeur, qui sont tout ce qui nous reste des grands artistes du passe. Toutefois, il ne faut pas que la tradition soit un esclavage, car nous avons vu precisement que quelques roles peuvent changer d'aspect avec le temps dans la mesure ou les idees elles-memes des spectateurs se modifient sous l'influence de circonstances fatales ou fortuites. Il faut donc maintenir la tradition au-dessous de la regle, et se degager du procede des qu'on vient a s'apercevoir qu'il est en contradiction avec l'idee actuelle. C'est donc ici la regle qui nous importe, et ce sont uniquement les principes qui doivent nous arreter. Un ouvrage special sur les traditions conservees a la Comedie-Francaise serait d'un tres grand interet; mais il ne pourrait etre entrepris que par quelque esprit attentif, appartenant depuis longtemps a la maison de Moliere. On pourrait y joindre un assez grand nombre de faits extraits de memoires ou conserves dans les ouvrages qui concernent l'art dramatique. Je serais, quant a moi, absolument incompetent en pareille matiere. C'est donc la un sujet que je dois ecarter de ma route; et je reviens a l'examen des principes, auquel d'ailleurs doit seul s'attacher un ouvrage theorique. Si nous passons d'un jeu de scene particulier au role qui le contient, nous ne faisons que remonter de l'examen de la partie a celui du tout, et un moment de reflexion suffit pour conclure que tous les jeux de scene, toutes les attitudes, tous les gestes, toutes les inflexions doivent etre dans le caractere du role. A cinquante ans, on n'aime pas comme a vingt-cinq, ou, si on est affecte de la meme complexion amoureuse, on est qualifie differemment. Il y a telle occurrence ou un magistrat ne se conduira pas comme un militaire. L'education, l'instruction, le commerce avec nos semblables nous inculquent certaines facons de penser, de dire, d'agir, qui varient suivant le milieu ou nous avons vecu. Il y a donc dans tout role un aspect permanent et persistant dont le comedien doit se penetrer. C'est ici que l'intuition, au sens exact et etymologique du mot, prend une importance de premier ordre. Si le comedien est bien doue, il possede en lui-meme une riche collection d'observations, souvent inconscientes, suites et series d'images qui peuplent son imagination. A la premiere connaissance qu'il prend du role, il obeit a un mouvement naturel tout subjectif: il regarde en lui-meme, et de cet examen intuitif resulte une image initiale, sur laquelle il concentre alors son esprit de toute la force de son attention. C'est la son modele; il s'efforce d'en bien concevoir les formes lumineuses, qui se dessineront dans la chambre noire de sa pensee. De la clarte de l'image dependent la nettete et la serenite du jeu. Quelquefois l'image est lente a se former, surtout a se completer, et quelques acteurs ont en quelque sorte besoin de l'objectiver; il leur faut plusieurs repetitions pour en porter la representation au point de perfection qu'ils sont capables d'atteindre. Quelquefois, au contraire, elle jaillit du cerveau sans effort, et, dans ce cas, l'artiste se sent des le premier jour absolument maitre de son role. Mais cette premiere phase intuitive d'un role est suivie d'une seconde phase plus laborieuse; car l'image apparue a l'esprit de l'artiste n'est, si je puis m'exprimer ainsi, qu'une image centrale, autour de laquelle oscillent un certain nombre d'images similaires, correspondant aux differents moments de l'action. C'est la variete qu'il s'agit des lors d'introduire dans le role sans en detruire l'unite. Tous les jeux de scene, toutes les attitudes, tous les gestes, toutes les inflexions de voix ne sont et ne doivent etre que des idees secondaires, derivees de l'idee premiere, ou autrement des images en rapport de ressemblance avec l'image initiale. Tout cela, bien que ne presentant aucune difficulte, se comprendra mieux encore au moyen d'un exemple. Dans _le Demi-Monde_, si nous melions en regard le role d'Olivier de Jalin et celui de Raymond, l'un homme du monde, l'autre militaire, il est clair que les comediens charges de ces deux roles ont immediatement vu surgir a leurs yeux, des profondeurs de leur esprit, les images initiales de ces deux personnages. C'est alors que pour tous deux a commence un travail de detail tres difficile et tres minutieux, consistant a deduire de cette image intuitive toute une serie d'images secondaires reproduisant toujours la meme personnalite. Ils n'auront jamais une attitude identique, Olivier s'abandonnant sans effort a une aisance familiere, Raymond gardant toujours une certaine rectitude de maintien; ils ne feront pas un geste semblable, ni dans le meme mouvement; ils ne s'assoiront pas, ne se leveront pas, ne marcheront pas de meme, et ils ne parleront pas sur des rythmes similaires. Dans toutes les pieces, tous les roles ont ainsi leur physionomie propre que l'acteur ne doit jamais perdre de vue. Cela parait tout simple au spectateur qui ne parait nullement s'en etonner, et qui n'y voit probablement aucune difficulte. Sans doute, la composition du role est relativement facile quand la personnalite des personnages est nettement determinee, comme dans l'exemple que j'ai choisi; mais que le lendemain les deux memes comediens aient a remplir les roles de Montmeyran et du marquis de Presle, dans _le Gendre de M. Poirier_, la transition, pour ne pas etre brusque, n'en sera que plus delicate; et le spectateur, s'il y pense, pourra commencer a s'apercevoir de toute la difficulte qui preside a la mise en scene d'un role. Montmeyran est un militaire comme Raymond; mais le second a fourni une image initiale aux contours un peu secs et tranchants, tandis que le premier se revele sous les traits d'une image aux angles adoucis. La ressemblance entre les deux sera surtout dans une certaine rectitude morale. Le marquis de Presle est un homme du monde comme Olivier de Jalin, mais avec un peu plus de morgue et de hauteur; il s'est moins use a tous les contacts de la vie, et il a garde la part de prejuges qu'Olivier a, des longtemps, echanges contre une aimable philosophie. Eh bien, ces nuances qui differencient les images initiales de ces roles, il faut ne pas les laisser perdre; elles doivent se retrouver a tous les moments de l'action, dans toutes les attitudes, dans les moindres gestes, dans la facon d'entrer et de sortir. Que le surlendemain les deux memes acteurs reparaissent dans _Mademoiselle de Belle-Isle_, sous les traits du duc de Richelieu et du chevalier d'Aubigny, voila encore des images initiales qui sont dans un certain rapport, d'une part, avec le marquis de Presle et Olivier de Jalin, d'autre part, avec Montmeyran et Raymond, mais qui se distinguent cependant par des nuances multiples d'une grande importance, auxquelles s'ajoute la difference des epoques, des costumes, des milieux, des caracteres historiques, etc. On comprendra, des lors, que si l'intuition fournit aisement aux comediens les images initiales de chacun de ces roles, la reflexion, l'etude, la comparaison leur seront necessaires pour arriver laborieusement a fixer toutes les images derivees, dans lesquelles le spectateur doit toujours retrouver l'image initiale. Il semble resulter de ce que nous venons de dire, sur la facon dont on procede a la composition d'un role, que la premiere qualite pour un comedien est l'imagination; accompagnee de cette faculte d'introspection qui lui permet d'apercevoir et de degager les images subjectives inconsciemment accumulees dans son esprit. Viennent ensuite l'intelligence et le travail, au moyen desquels il pousse la representation de ces images au degre desirable de fini et de ressemblance. Un jeune homme ou une jeune fille peuvent avoir en partage un physique heureux, une voix enchanteresse, une intelligence tres fine, et faire presager un comedien ou une comedienne de talent; mais ils ne possederont pas de veritable genie dramatique s'ils n'ont pas d'imagination et si par consequent ils ne possedent pas cette faculte d'intuition qui en decoule. C'est pourquoi les debuts sont si souvent trompeurs; on y fait montre de qualites charmantes et meme superieures, mais le veritable comedien ne se revele que le jour ou, abandonne de ses maitres, seul vis-a-vis de lui-meme, il aborde la creation d'un role. C'est la que la faculte maitresse se devoile ou se montre decidement absente. On ne serait pas embarrasse de citer grand nombre d'acteurs qui ont parcouru une carriere honorable, qui se sont meme distingues dans leur emploi, mais qui en realite n'etaient pas fatalement destines a etre comediens, et qui n'ont reussi que grace a la mise en oeuvre de qualites tres estimables, mais secondaires au point de vue de l'art et qui auraient pu trouver leur emploi dans toute autre carriere. Ces acteurs tiennent cependant une grande place et une place meritee dans l'histoire dramatique; car instruits, attentifs, scrupuleux et toujours egaux a eux-memes, ils sont les gardiens les plus fideles des traditions et forment ensuite les meilleurs professeurs. CHAPITRE XXXIV Aptitude a jouer certains roles.--De la personnalite scenique de l'acteur.--Complexite et heterogeneite des roles modernes.--Leur influence sur l'art dramatique et sur l'art theatral.--Deformation du talent de l'acteur. Si on examine un certain nombre de roles avec quelque attention, on s'apercevra que les uns et les autres sont a quelque degre semblables ou dissemblables entre eux, et qu'ils peuvent se repartir en diverses classes plus ou moins separees les unes des autres. Ainsi, si nous revenons aux exemples que nous avons cites dans le chapitre precedent, nous trouverons que les roles d'Olivier de Jalin, de Gaston de Presle et du duc de Richelieu forment une certaine classe et que ceux de Raymond de Nanjac, de Montmeyran et du chevalier d'Aubigny en forment une autre. Dans chaque classe, les roles ont entre eux quelque analogie, quelque rapport plus ou moins proche, quelque affinite secrete, tandis que d'une classe a l'autre ce sont des dissemblances qui s'affirmeront, des oppositions plus ou moins fortes et plus ou moins saillantes. Par consequent, toutes les images initiales, qui sont les points de depart des roles d'une meme classe ayant quelques caracteres communs, deriveront toutes d'une meme image plus lointaine, plus generale, hierarchie d'images absolument semblable a la hierarchie des idees. Ces images generales constituent en quelque sorte des personnalites complexes. De meme on pourrait diviser une agglomeration d'hommes en groupes plus ou moins nombreux, constituant des personnalites complexes, et dont tous les membres auraient entre eux un certain air de parentage. Eu faisant encore un pas, on pourrait des lors etablir une correspondance entre ces groupes d'etres humains et ces classes dans lesquelles nous avons dit que se repartissaient tous les roles; et l'on verrait que le comedien, en tant qu'homme, appartenant a quelque groupe, porte en lui l'air de cette personnalite complexe a laquelle se rattache la sienne propre, et que par consequent son aspect, son image a quelque rapport avec l'image generale de laquelle se deduisent les images initiales d'une serie plus ou moins nombreuse de personnages de theatre. Un acteur possede donc par lui-meme une aptitude particuliere a remplir certains roles. C'est cette aptitude, cette conformite naturelle que consultent surtout les auteurs et les directeurs de theatre quand il s'agit de distribuer les roles d'une piece; et l'importance en est tellement grande pour le resultat final, qu'il arrive a chaque instant aux auteurs, en concevant et en ecrivant leurs pieces, de se composer une troupe ideale de comediens connus, et, bien mieux encore, de conformer l'image du role qu'ils dessinent a l'image personnelle de tel ou tel artiste. Bien entendu il ne faudrait pas restreindre cette concordance entre un artiste et un groupe de roles a de simples similitudes physiques. Sans doute le physique n'est pas sans importance, mais en tout cas il ne peut s'agir que du physique tel qu'il est modifie par les conditions sceniques, et vu a la lumiere de la rampe, dans la perspective du decor. Il est des acteurs que la scene grandit, d'autres qu'elle rapetisse; mais c'est surtout la physionomie que l'optique theatrale modifie profondement, ce qui se concoit aisement, puisque la lumiere du jour et celle de la rampe avivent les memes traits en sens inverse. Mais cette concordance tient, en outre, a la predisposition nerveuse qui est la source de la sensibilite, a l'inclination morale, a la qualite et au timbre de la voix, a l'expression du regard et a la plasticite generale. Dans la mise en scene, la distribution des roles est donc d'une importance capitale. Une faute dans cette distribution est en tout point semblable a celle que commettrait un musicien qui se tromperait sur le caractere physiologique des instruments et ferait exprimer par les hautbois ce qui ne peut l'etre que par les trompettes, ou voudrait forcer les clarinettes a nous faire eprouver les memes sentiments que les violoncelles. C'est cette meme concordance entre la personnalite scenique d'un acteur et les roles du repertoire qu'il est si important de decouvrir quand il s'agit d'un debut. On se trompe souvent, soit que l'acteur ne donne pas tout ce qu'il promettait, soit que la scene modifie completement son image theatrale. Quand il s'agit de discerner le meilleur emploi qu'il sera possible de faire de qualites moyennes et temperees, il vaut mieux choisir de modestes roles de debut, afin de laisser le temperament de l'artiste se reveler et s'affirmer peu a peu. Quand on croit avoir affaire a un temperament personnel d'une certaine valeur, il est preferable de mettre l'artiste aux prises avec un grand role, dut ce premier essai ne pas etre couronne de succes, car le contraste meme, entre le role qu'il remplit et sa personnalite scenique, mettra celle-ci en pleine lumiere et lui permettra de s'affirmer au grand jour de la rampe. Dans ce cas, meme apres un debut malheureux, un directeur avise aura la certitude d'avoir mis la main sur un artiste hors ligne et il aura du meme coup determine vers quels roles l'incline son temperament. Une troupe, quelque nombreuse qu'elle soit, presente toujours des lacunes, ce qu'on comprendra aisement apres les explications qui precedent. C'est pourquoi il se presente dans l'histoire d'un theatre des periodes pendant lesquelles telle piece ne produit pas tout l'effet qu'on en devrait attendre et quelquefois ne peut absolument pas etre reprise. Souvent il se passe dix ans, vingt ans meme, pendant lesquels un groupe de pieces ne peut etre remonte avec succes, par suite du manque d'un acteur d'un certain temperament. Cela se fait surtout sentir dans les pieces modernes, et cela tient a l'heterogeneite des roles qui tend et tendra a s'accuser de plus en plus. L'art dramatique suit en cela l'evolution de la vie moderne, et de meme que dans le monde chacun prend une personnalite de plus en plus distincte, de meme dans le theatre qui reflete le monde les roles augmentent en nombre a mesure qu'ils se differencient les uns des autres. Et meme, c'est par une sorte de tendance philosophique instinctive que les auteurs se laissent si facilement aller a composer des pieces entieres pour tel acteur ou pour telle actrice. Ils profitent habilement d'une personnalite distincte et tres particuliere que leur offre benevolement la nature, qu'ils s'ingenient a developper et a pousser dans ses differents sens, et ils composent toutes leurs pieces en vue d'une personnalite theatrale que le hasard probablement ne leur offrira pas une seconde fois. C'est surtout dans les theatres de genre que ce systeme tend a prevaloir, et on arrive reellement a produire sur le public des impressions piquantes et originales; mais le danger est dans la repetition trop souvent renouvelee du meme procede. Pour arriver a satisfaire le public et pour prevenir en lui la satiete, il faudrait un peu plus souvent casser et remplacer le joujou dont on l'amuse. Cette heterogeneite de l'art a pour consequence une differenciation de plus en plus grande entre les images initiales des personnages du theatre moderne; et, par suite, un acteur devient de moins en moins apte a remplir avec succes un grand nombre de roles: son image s'associe avec des groupes de roles de plus en plus restreints. D'ou resulterait la necessite d'accroitre indefiniment le nombre d'acteurs composant une troupe de theatre. Cette necessite a pour consequence immediate: premierement, la disparition des troupes de province; deuxiemement, la fusion en une seule de toutes les troupes existant a Paris; troisiemement, l'exploitation des theatres de province par les troupes de Paris. La premiere consequence s'est aujourd'hui entierement realisee: les quelques troupes qui resistent encore se ruinent ou se ruineront. Le moment approche ou il n'y aura plus un seul theatre de province vivant de sa vie propre. La seconde consequence se fait deja sentir. Les acteurs, pour la plupart, ne contractent plus que des engagements temporaires, qui se restreignent souvent a l'exploitation d'une piece. Les acteurs passent d'un theatre a l'autre sans se fixer definitivement. Les directeurs font des emprunts quotidiens aux troupes de leurs confreres: d'ou nait une tendance naturelle a mettre en commun leurs ressources, c'est-a-dire leurs theatres, leurs capitaux, leurs acteurs, leurs decors et leur materiel. La troisieme consequence a porte tous ses fruits: troupes d'hiver, troupes d'ete, troupes de villes d'eau ou de villes de jeu, toutes s'organisent a Paris au moyen des disponibilites existantes en personnel et en materiel. Quelles sont maintenant les consequences de cette heterogeneite sur l'art theatral. Produit de l'analyse, elle pousse les artistes dans la voie de l'analyse. Les images ou idees, de generales qu'elles etaient, se decomposent en images ou idees particulieres; celles-ci se differencient les unes des autres par des caracteres qui, negliges jadis ou habilement fondus dans l'ensemble, s'accusent et prennent un relief inattendu. De la un travail incessant des comediens pour mettre en saillie ces traits particuliers et speciaux; de la, la recherche du detail et par suite l'introduction de plus en plus frequente du reel. Dans la comedie de Moliere, pour prendre un exemple, l'argent ne s'est pas encore incarne dans un personnage special; mais au XVIIIe siecle nous voyons se dessiner l'image du financier. Aujourd'hui cette image, beaucoup trop generale pour nous, s'est decomposee et nous fournit les images du banquier, de l'agent de change, du quart d'agent de change, du boursier, du coulissier, etc. Ce qui distingue ces personnalites, issues d'une personnalite plus generale, ce sont, non des differences essentielles, mais des differences de surface, des details pris sur le vif de la societe actuelle, des traits de moeurs particulieres. L'esprit d'analyse du comedien est oblige de s'affiner; il creuse ses personnages, se met en observation, a l'affut des types particuliers qui se croisent sous ses yeux; et, quand il monte sur la scene, il ressemble souvent a tel que nous venons de coudoyer une heure avant d'entrer au theatre. Ce n'est plus le portrait a l'huile, peint largement, qui doit la flamme de la vie au temperament de l'artiste: c'est l'implacable photographie qui fouille les rides, exagere les defauts et grossit les plus charmants details. De la, pour le comedien, nait une certaine tendance a devenir caricaturiste, tendance qui s'affirme surtout dans les theatres de genre. En outre, comme le nombre de representations des pieces a succes a decuple, et que telle qu'on aurait jouee autrefois une cinquantaine de fois arrive souvent aujourd'hui a la trois-centieme representation, il s'ensuit que cette repetition forcee des memes roles tend a deformer le talent de l'artiste et a transformer en traits permanents des traits qui ne devraient etre que passagers. Le comedien, malgre lui, sans d'ailleurs qu'il en ait conscience, est la proie d'une personnalite qu'il revet trop souvent et dont la nature composee se substitue peu a peu par l'habitude a sa propre nature. Il arrive meme un moment ou l'acteur a perdu toute faculte de creation nouvelle, et semble absorbe dans un role unique dont il ne pourra desormais se debarrasser, car il en a pris definitivement la ressemblance, la voix, le port, les allures, les manieres et jusqu'aux tics particuliers. C'est la vengeance de l'art. CHAPITRE XXXV Complexite de la mise en scene moderne.--_L'Avocat Patelin; Bertrand et Raton; Pot-Bouille; la Charbonniere._--Invasion du reel.--Du procede.--Retour necessaire au repertoire classique.--Son influence sur le talent des acteurs.--Necessite des theatres subventionnes. L'heterogeneite, il faut en faire l'aveu, conspire en faveur de l'ecole realiste. Je ne sais si celle-ci se rend bien compte de l'arme puissante que les revolutions de l'esprit remettent entre ses mains. On peut le croire, car elle pousse furieusement a l'envahissement de la scene par le reel, et elle n'y reussit que trop bien. Cette annee, on a remonte a la Comedie-Francaise _Bertrand et Raton_, dont un des actes se passe dans le modeste magasin de soieries de Raton Burgenstaf. Une decoration peinte suffit a l'amoncellement modere des etoffes, un comptoir de chene s'etale sans orgueil, un escalier de bois conduit au logement du gros marchand de la Cour, et dans la boutique meme s'ouvre la porte de la cave: mise en scene tres justement appropriee au theatre de Scribe. Que nous sommes deja loin cependant des treteaux sur lesquels, dans l'_Avocat Patelin_, maitre Guillaume vient etaler ses pieces de draps! Or la veille du jour ou vous avez vu _Bertrand et Raton_, vous aviez pu voir _Pot-Bouille_ a l'Ambigu et admirer le magasin des Vabre avec son elegant escalier en spirale, avec ses commis, ses acheteuses qu'un equipage reel attend a la porte; et le lendemain vous avez peut-etre vu _la Charbonniere_ a la Gaite. La se trouvait transplante et formant decor l'escalier monumental d'un des plus grands magasins de Paris, spectacle extraordinaire pour les yeux, presentant l'encombrement et l'affolement d'un grand jour de vente, la presse des acheteurs, la foule des commis, un etalage savamment fait dans les regles du genre, les comptoirs, les caisses, et, dans l'angle de la decoration, un ascenseur, inutile a l'action, mais montant et descendant alternativement dans sa lente majeste, et semblant etre l'organe respiratoire de ce mastodonte industriel. On se demande, non sans inquietude, ou s'arretera la mise en scene? Sans doute, il y a des limites qu'elle ne pourra franchir, mais elle continuera a empieter de plus en plus sur le domaine litteraire et deja l'action qui relie tous les tableaux d'un drame est tenue et bien fugitive. Un obstacle qu'il lui faudra tourner est precisement la grandeur de la scene. En faisant monter les humbles et les desherites sur le theatre, en etalant a nos yeux les miseres physiques et morales des dernieres classes de la societe, elle ne pourra rapetisser la scene a la taille d'une mansarde ou d'un bouge. Quoi qu'elle fasse, la chambrette de Jenny ou la hutte du chiffonnier sera toujours plus grande que le salon d'un ministre. Toutefois la complaisance du public est admirable, et son imagination, dont l'ecole realiste sera forcee d'accepter le secours, consentira a ramener la grandeur de la scene aux proportions que desirera l'auteur: l'espace et le temps resteront toujours au theatre forcement conventionnels. Mais l'heterogeneite des roles continuera a s'accentuer, et c'est la qu'est le danger croissant de l'art dramatique; car, si l'on veut appliquer sa pensee a suivre cette progression ininterrompue, on verra peu a peu l'art descendre des hauteurs morales ou regnent les idees generales, s'abaisser de plus en plus a mesure que les images se revetiront de caracteres plus particuliers, s'etendre a toutes les realites, s'emanciper de toutes les conditions de regle, de choix, d'election, et aller finalement s'absorber et disparaitre dans la vie elle-meme. C'est qu'en effet la croissance constante de l'heterogeneite a pour limite extreme l'aneantissement de l'art. D'autres plus complaisants diront que ce sera la vie qui, en absorbant l'art, en recevra une beaute nouvelle. C'est bien loin pour decider. Mais d'ici la, quoi qu'il arrive, l'art dramatique aura ses jours d'epreuve. En ressortira-t-il rajeuni? C'est une grave question que nous examinerons dans les derniers chapitres de cet ouvrage. Nous entrons a peine dans la voie fatale, et c'est d'hier que l'antique homogeneite se desagrege: elle n'est pas encore reduite a l'etat de poussiere dramatique. D'ailleurs, si l'art nouveau est plein de dangers, il n'est pas toujours sans charmes, et nous nous laissons volontiers seduire de plus en plus par tous les traits, si exigus qu'ils soient, qui portent l'empreinte de la verite. Nous-meme, nous nous apercevons que notre esprit est moins homogene que celui de nos peres et qu'il est en proie a l'esprit d'analyse. Nous goutons donc un art que nos peres n'auraient pas apprecie, et, en depit de son inferiorite, nous eprouvons des charmes secrets a penetrer dans les replis des etres et des choses. Malheureusement l'apparent et le materiel nous distraient de l'ame humaine: a trop partager son coeur, on abaisse l'idee que l'on se faisait de l'amitie. Au theatre, l'artiste vise un but moins eleve; il a mis l'ideal a sa portee. Mele a la foule, il imite Malherbe qui allait etudier sa langue au port au foin, et, a la poursuite du reel, il saisit la verite partout ou il la rencontre, dans les assommoirs aussi bien que dans les alcoves des femmes perdues. Certes il y fait des trouvailles originales; et il met en saillie les caracteristiques de tous ces personnages nouveaux dans le monde de l'art et jusqu'a celles meme des metiers les moins avouables. Je ne meprise nullement l'effort de l'artiste en quelque sens qu'il s'exerce; cet effort n'est ni vain ni pueril, mais c'est l'histoire des chercheurs d'or: apres avoir epuise les mines aux filons eblouissants, ils tamisent la poussiere d'or melee au limon que charrient les fleuves. Peu a peu le metier dramatique s'encombre de formules qui vont en se compliquant de plus en plus, et les regles d'autrefois se reduisent a une foule sans cesse grossissante de procedes. C'est la qu'est le danger immediat; car l'homme est l'esclave des choses plus qu'il ne le croit. Son physique et jusqu'a son moral, jusqu'a son intelligence, sont des matieres plastiques qui prennent aisement la forme des moules ou il les enferme. Le reel des pieces modernes disloque le talent des comediens; et quelques-uns gardent a perpetuite une souplesse d'acrobate. Dans l'interet de l'art moderne, dans l'interet meme des plaisirs du spectateur, il est necessaire de mettre un frein a cette poursuite aveugle du reel, et surtout a son influence sur le theatre. Or il y a un remede efficace a la degenerescence theatrale qui nous menace; et ce remede c'est le retour frequent au repertoire classique. Nous avons parle plus haut de son influence sur le gout public, de son importance au point de vue du plaisir le plus pur qu'il nous soit donne d'eprouver au theatre. Nous n'y reviendrons pas; mais il nous reste a dire un mot de son influence sur le talent des comediens et de son importance au point de vue du metier dramatique. Si le lecteur a suivi avec quelque attention ce que nous avons dit sur la maniere dont l'acteur procede a la composition d'un role, sur l'image initiale qui se dresse dans son esprit et sur toute la serie d'images associees, il se rappellera que ces images seront d'autant plus marquees de traits particuliers que le personnage dont il revet la personnalite est un type moins general. En suivant le developpement historique du theatre, qui se conforme aux revolutions sociales, on voit les types de theatre se multiplier et se compliquer a mesure qu'on s'approche de l'epoque actuelle, et au contraire diminuer et se simplifier a mesure qu'on remonte dans le passe. Plus les types sont generaux, et c'est le cas de la tragedie et de l'ancienne comedie, plus les images initiales sont generales. Pour traduire sur la scene les personnages classiques, le comedien doit donc eviter de marquer son attitude, son jeu, sa diction de trop de details particuliers et caracteristiques, car il n'a que fort rarement a tenir compte des rapports du physique ou du moral avec une fonction sociale, une profession determinee, une maniere particuliere de vivre. Tout le materiel, tout l'accidentel et le circonstanciel de la vie reelle n'entrent que pour fort peu de chose dans la representation des personnages classiques. Ce sont surtout des passions heroiques ou criminelles et de grandes infortunes dans la tragedie, des vices et des travers generaux dans la comedie, qui demandent a etre traitees synthetiquement, tandis que le theatre moderne exige du comedien un esprit d'analyse toujours en eveil. La tragedie de Corneille et de Racine et la comedie de Moliere commandent donc, sans appuyer ici sur l'etude psychologique des roles, une grande largeur de diction, une elocution tres nette degagee des a peu pres de la conversation courante, une science du geste d'autant plus grande qu'il est plus rare et qu'il a un rapport plus etroit avec le texte poetique, une attitude qui n'a jamais le droit d'etre vulgaire ou qui, dans l'emportement meme des passions, ne doit jamais manquer de dignite. Les acteurs qui abordent ces roles sont obliges d'exercer sur eux une contrainte severe, de maitriser tout mouvement qui pourrait trahir leur personnalite moderne, de tenir enfin leur etre tout entier sous la dependance de la passion dont ils prennent le langage ou du caractere general aux impulsions duquel se plie l'action dramatique. Largeur, simplicite, sobriete, mais precision dans les effets, telle est la loi de composition de tous les roles classiques. Il n'y a pas de meilleure ecole pour les comediens; et c'est l'influence permanente de l'ancien repertoire qui fait la superiorite incontestable de la Comedie-Francaise sur tous les autres theatres. Tour a tour, entre les representations d'une piece moderne qui doit garder l'affiche pendant trois ou quatre mois, chaque societaire reprend la tunique d'Hippolyte ou les rubans verts d'Alceste, reforme son corps, son attitude, sa demarche, ses gestes a la severite sculpturale de l'antique ou a l'aisance aristocratique du grand siecle, et accorde de nouveau son oreille aux harmonies du vers de Racine ou aux larges mouvements aisement cadences de la prose de Moliere. Les comediens qui passent par ces epreuves se corrigent ainsi incessamment du maniere, du cherche, des gestes inconscients et des defauts de diction inherents a la conversation courante. Quand ils abordent les roles du theatre moderne, ils en elargissent les effets, les haussent en quelque sorte d'un ton, et ne sont pas sans influence sur les auteurs qui ecrivent pour eux et qui par suite elevent leur ideal et celui meme de la foule qui les applaudit. C'est par le commerce qu'elle entretient avec les grands ecrivains du XVIIe siecle que la Comedie-Francaise maintient dans sa troupe d'elite les belles traditions et les principes les plus eleves de l'art dramatique, qu'elle agit a son tour sur les productions de l'esprit, et qu'elle exerce une influence intellectuelle et morale, non seulement sur la societe francaise, mais encore sur l'Europe entiere et sur tout le monde civilise. C'est presque toujours a son ecole, au moins indirectement, que se sont formes les comediens qui vont secouer le rire sur notre triste univers, et prouver par leur presence sur tous les points du globe l'universalite de la langue francaise et le charme encore triomphant de l'esprit francais. Concluons donc que dans notre societe democratique, ou le nombre tuera l'ideal, s'il n'est conquis par lui, le maintien du repertoire classique a l'Odeon et a la Comedie-Francaise (joint a une reformation urgente de l'enseignement du Conservatoire) est en quelque sorte une mesure de renovation sociale, de relevement intellectuel et moral et de salut artistique. Mais ce n'est que par de larges subventions qu'on peut leur imposer le maintien de ce repertoire, qui exige des sacrifices permanents et d'incessants labeurs. Le jour ou le Corps legislatif, dans un esprit d'ignorance ou d'aveuglement, supprimerait ou diminuerait seulement ces subventions, il porterait du meme vote un coup funeste a l'art francais; il assurerait a bref delai l'envahissement de tous les theatres par les adeptes les moins scrupuleux de l'ecole, realiste et tarirait a l'avance dans les yeux de nos enfants la source des plus douces larmes qui se puissent verser ici-bas. Abandonnons cette perspective heureusement lointaine et reprenons pied sur la scene. Rappelons que, parmi les acteurs qui, en dehors de la Comedie-Francaise, forcent l'admiration du public, les meilleurs sont ceux qui, au Conservatoire ou a l'Odeon, ont eu le bonheur de traverser le repertoire classique. Que ne peuvent-ils aller de temps a autre s'y retremper librement, y refaire leurs forces, s'y perfectionner dans l'art de bien dire; et, apres avoir trop longtemps joue un personnage laid et vulgaire, que ne peuvent-ils, comme Mercure, s'en aller au ciel, avec de l'ambroisie, s'en debarbouiller tout a fait! CHAPITRE XXXVI Du role de la musique au theatre.--La puissance musicale.--Le melodrame.--Le vaudeville.--Evolution de l'art dramatique.--La musique devenue un personnage dramatique. Dans ce chapitre et le suivant je voudrais, au point de vue de l'esthetique et de la mise en scene, dire quelques mots du role de la musique dans les representations theatrales. La musique est en soi un art complet, absolu, comme la poesie et comme la peinture, et ce n'est pas naturellement de cet art, considere dans son ensemble, dont je puis avoir a m'occuper ici, non plus que des productions de cet art qui sont fondees sur le plaisir propre de l'oreille. Mais la musique tient dans son empire l'expression des sentiments, et en dehors du charme qu'elle exerce sur l'oreille, ou conjointement avec lui, elle provoque dans tout notre etre, toujours par l'intermediaire de l'oreille, un ebranlement qui se propage dans tout le systeme nerveux, et qui determine en nous des etats generaux identiques a ceux que nous eprouvons dans la tristesse, dans la joie, dans l'enthousiasme, dans la langueur, dans l'attendrissement, etc. Associee en nous-memes avec tous les sentiments que notre ame est capable d'eprouver, elle a le merveilleux pouvoir, en nous replacant dans les memes conditions d'ebranlement nerveux, de les rappeler, de les faire renaitre en nous, de troubler et de bouleverser tout notre etre par le mouvement qu'elle imprime aux ondes nerveuses qui le parcourent. Bien des conditions contribuent a l'effet que produit sur nous la musique: la qualite des sons, leur hauteur, leur timbre, les rapports melodiques des sons successifs, les rapports harmoniques des sons simultanes, le mouvement, le rythme, etc. Mais ne considerons ici que la hauteur des sons; le reste s'y ajoute naturellement et multiplie ou affaiblit, en tout cas modifie profondement l'effet produit par la hauteur. Quand nous parlons, les syllabes successives que nous prononcons sont a des hauteurs diverses; pour y monter ou pour en descendre, notre voix se traine rapidement de l'une a l'autre, et, ne franchissant pas d'un bond les intervalles qui les separent, ne se fixant d'ailleurs a aucune des hauteurs qu'elle effleure, ne nous fait eprouver que des sensations sonores, mais non musicales, aucun des sons emis ne pouvant se rapporter exactement a une gamme quelconque. Sans doute certaines voix nous semblent et sont en effet plus musicales que d'autres; sans doute dans le langage d'un acteur, et surtout d'une actrice, il passe instantanement des syllabes qui ont une reelle puissance musicale et nous font tressaillir comme un coup d'archet; mais nous devons voir ici le phenomene dans sa generalite et nous sommes fondes a dire que, dans le langage parle, les sons, en dehors des idees qu'ils expriment, ne nous causent que des sensations musicales tres legeres, et par consequent ne determinent en nous que des sentiments tres fugitifs. Au contraire, dans le chant, l'effort que fait le chanteur pour tenir le son a une hauteur exactement musicale determine en nous un ebranlement nerveux identique et correspondant et fait vibrer notre etre a l'unisson de celui du chanteur. Ainsi quand la voix passe du langage parle au chant, l'auditeur passe d'etats non persistants et tres legerement sentis a des etats persistants et profondement sentis. Cela etant bien compris, voyons quel etait jadis le role de la musique dans les representations dramatiques. Deux genres faisaient alors un emploi constant de la musique, c'etait le melodrame et le vaudeville. Le melodrame est un drame dont les situations pathetiques sont annoncees, soutenues et renforcees par la musique. C'est l'orchestre seul qui fait ici l'office de multiplicateur. Quand la situation est de nature a faire eprouver au spectateur un sentiment quelconque, l'orchestre s'en empare, ajoute a la sensation eprouvee toute la puissance musicale, determine dans l'etre du spectateur un ebranlement nerveux, jette l'ame dans un trouble profond et la tient sous l'empire d'un sentiment assez intense pour qu'elle ne puisse se soulager que par les larmes du poids qui l'oppresse. Telle est l'esthetique du melodrame. La musique y vient donc en aide au pathetique; mais, point important a noter, elle reste completement en dehors de l'action. C'est un moyen d'agir sur le systeme nerveux du spectateur, qui ne fait pas partie integrante du drame; et si, par impossible, on pouvait concevoir un rapport entre un courant electrique et les ondulations nerveuses correlatives de nos sentiments, on pourrait parfaitement dans les melodrames remplacer l'orchestre par une pile electrique. Dans le vaudeville, l'union de la musique et de l'action est plus intime. Un vaudeville, est une comedie melee de couplets. La musique y fait encore, comme dans le melodrame, office de multiplicateur et d'amplificateur. L'orchestre souligne les situations qui tournent au sentiment, facilite aux acteurs le passage du langage parle au chant, et en les accompagnant renforce leur puissance d'action sur l'ame du spectateur. Quant aux personnages, lorsque la situation determine en eux l'apparition d'un sentiment de tristesse ou de joie, le chant qui succede chez eux au langage parle donne a leur voix une qualite musicale correlative de nos sentiments, et ajoute a la valeur de l'idee, exprimee par le couplet, l'expression intense qu'un genre aussi leger ne comporterait pas et que la musique ajoute sans transition, sans effort, par l'effet seul de sa puissance propre. Dans le vaudeville, la musique est donc un multiplicateur du sentiment qu'eprouvent ou qu'expriment les personnages. Mais, qu'on le remarque, elle n'a aucun pouvoir sur eux-memes; c'est un procede accessoire d'expression qu'emploie l'auteur, aide du musicien, pour donner a ses personnages plus d'action sur l'ame des spectateurs. Si la musique n'est plus ici, comme dans le melodrame, en dehors du spectacle, elle n'en reste pas moins en dehors de l'action dramatique. L'ancien vaudeville etait presque toujours une piece gaie, aimable, dans laquelle ca et la une pointe de sentiment, nee de l'action, etait habilement saisie par l'auteur, qui fixait ce sentiment dans un couplet et au moyen de la musique en multipliait l'effet. Puis le dialogue vif, alerte reprenait, et le vaudeville continuait sans grande ambition litteraire, eveillant ainsi de temps a autre la sensibilite du public. Spectacle aimable, sans fatigue, plaisir mele d'un attendrissement delicat et modere, comme il sied a un public qui n'a pas besoin d'etre violemment secoue. La vie etait alors plus facile et plus unie; le spectacle etait une recreation qu'on goutait innocemment, un jeu dont on connaissait l'artifice et auquel on s'abandonnait sans arriere-pensee, pour le plaisir du jeu lui-meme. Tous les hommes qui sont au declin de leur vie ont connu le vaudeville dans toute sa gloire, surtout s'ils ont commence de bonne heure a aller au theatre, et ont conserve un souvenir ineffacable des douces emotions qu'il leur a fait eprouver. Et cependant sa gloire aussi a passe. Aujourd'hui, le vaudeville est mort a jamais, et ses quelques soubresauts sont ceux d'une agonie qui se prolonge. Les hommes de ma generation le regrettent, mais c'est en vain qu'ils esperent pour lui un retour de fortune. Ce ne pourrait etre que le resultat d'une mode passagere. Le vaudeville a vecu; et il ne ressuscitera pas plus que le genie dramatique de Scribe. Mais d'ou vient la disparition de ce genre particulier de la litterature dramatique? Est-elle due au hasard? Est-elle le fait de la volonte determinee de quelques auteurs? Est-ce par caprice ou par ennui que le public s'en est detourne? Je crois peu au hasard dans la destinee des choses et tres peu a l'influence des hommes sur l'evolution de leurs idees et les modifications de leur gout. Nous nous developpons sous l'empire de causes et de lois qui nous echappent, et nous savons aujourd'hui, par exemple, que nos langues, quels que soient les efforts souvent contraires des savants, naissent, se developpent, s'epanouissent et meurent suivant des lois ineluctables. C'est dans ce cas l'ignorant qui est l'instrument inconscient de la nature, et tout ce que nous pouvons savoir ou deviner, c'est que les races humaines, leurs idees, leurs langues et leurs arts obeissent comme tous les etres, comme les plantes elles-memes, dans leur lente evolution, aux memes causes premieres et presentent aussi leur epoque de germination, de croissance, de floraison et de mort. Mais nulle part ici-bas la mort n'est un aneantissement dans le sens exact du mot; c'est une dissolution de parties, une desagregation suivie d'une redistribution des elements suivant de nouvelles combinaisons, en un mot, une transformation de matiere et un transport de forces. Si donc le vaudeville a disparu, il faut y voir non une perte absolue, definitive, mais une transformation dans la matiere plastique du drame et un transport ainsi qu'une redistribution nouvelle de la force emotionnelle. Et en effet, le vaudeville a disparu dans une evolution de l'art dramatique moderne, evolution qui a consiste en ce que la musique, d'exterieure et d'etrangere qu'elle etait, est montee a son tour sur la scene et est devenue un personnage du drame. Jadis la musique etait une puissance que le poete conservait dans la main, qu'il dechainait directement sur le spectateur, renforcant ainsi les moyens dramatiques, et qu'il employait comme un resonateur destine a amplifier et a multiplier le pathetique. C'etait toujours par rapport au drame une puissance objective. Aujourd'hui, la musique est devenue une puissance subjective; elle fait partie integrante de l'action dramatique, et le point ou s'applique directement cette force emotionnelle n'est plus dans l'ame du spectateur, mais dans l'ame meme des personnages du drame. Art plus profond et plus eleve, puisque l'emotion que provoque en nous la musique n'est plus etrangere a l'action, mais au contraire nait en nous sympathiquement du trouble qu'eprouve l'etre meme du personnage et de l'etat psychologique de son ame. Il y a sans doute a cette revolution de l'art une cause profonde, qui semble etre la necessite d'une imitation plus transcendante de la vie et de l'etre humain, au sein duquel s'opere la fusion de toutes les forces physiques, intellectuelles et morales. L'art dramatique avait jusqu'alors soustrait ses personnages a toutes les forces naturelles qui assiegent l'homme et les avait uniquement soumis a l'empire des idees. La musique les soumet a l'empire des sensations. La revolution qui s'est operee insensiblement et qui a fait penetrer la puissance emotionnelle des sons dans le drame litteraire semble de meme ordre que celle qui a fait penetrer la puissance imaginative des idees dans le drame musical. De telles revolutions sont lentes et ne se font pas par de brusques changements a vue. Dans la nature, il en est de meme: chaque goutte d'eau qui tombe ne laisse pas de trace visible, mais au bout d'un certain temps on s'apercoit que le roc le plus dur s'est creuse sous l'effort incessant des gouttes d'eau. Dans l'art, on ne peut suivre pas a pas les progres d'une evolution, mais on peut periodiquement mesurer le chemin parcouru. Aujourd'hui, on en sera frappe pour peu que l'on porte son attention sur ce point, il est incontestable que la musique joue un role considerable dans nos pieces de theatre, et qu'elle y apparait avec sa puissance propre. Tantot elle agit directement sur l'esprit d'un personnage, tantot elle prete sa voix a son ame emue et muette; quelquefois, acteur elle-meme dans le drame, elle evoque et dessine a nos yeux une image avec une puissance et une precision veritablement magiques et que n'atteindrait pas un recit litteraire. En un mot, la musique est devenue une puissance dramatique; et, comme telle, elle s'associe a l'action, y contribue par l'emotion qu'elle developpe dans le heros du drame, et transporte; en nous l'emotion a laquelle il est en proie et que sa voix serait lente ou impuissante a exprimer. Mais toujours elle fait partie integrante du sujet; elle en est en quelque sorte un personnage impalpable et invisible. C'est donc la facon dont les auteurs modernes comprennent la mise en scene de ce nouveau et poetique personnage qu'il nous faut eclaircir autant que possible par des exemples. CHAPITRE XXXVII De l'execution musicale.--Des rapports de la musique avec l'action dramatique.--_Le Monde ou l'on s'ennuie._--Le theatre de Victor Hugo.--_Lucrece Borgia._--_Ruy Blas._--_L'Ami Fritz._--Transport d'effet: _les Rantzau._--_Les Rois en exil._ Le premier resultat de cette revolution esthetique a ete de proscrire l'orchestre des theatres. Aujourd'hui, il a completement disparu de la Comedie-Francaise, de l'Odeon, du Vaudeville et du Gymnase. Il n'a garde sa place que dans les theatres voues encore au melodrame et dans ceux ou l'on cultive les genres mixtes qui tiennent de l'operette et de l'ancien vaudeville. La disparition de l'orchestre entraine cette consequence que, lorsque la musique doit jouer un role dans une piece, ce sont les personnages eux-memes qui sont les executants, soit qu'ils chantent avec ou sans accompagnement, soit qu'ils jouent d'un ou de plusieurs instruments. Quand je dis que les personnages sont les executants, il faut ajouter que souvent ils ne sont que les executants apparents, ce qui suffit naturellement si l'acteur, qui est cense chanter ou jouer, n'est pas sur la scene, mais ce qui aujourd'hui ne serait guere admis quand l'acteur est en scene. On le tolere encore quand il s'agit d'un instrument a cordes, lorsque, par exemple, dans le _Mariage de Figaro_, Suzanne accompagne sur la guitare la romance que chante le page; mais une actrice qui ne serait pas musicienne ne saurait en general prendre un role comportant l'execution d'un morceau de piano, tel que celui de Mlle de Saint-Geneix dans _le Marquis de Villemer_. Dans _Barberine_, le role peut etre tenu par une actrice n'ayant pas de voix, puisque Barberine chante hors de la scene et peut etre remplacee par une cantatrice. Il en est a peu pres de meme du role de Francois Ier dans _le Roi s'amuse_. Le role de la musique dans l'action dramatique est multiple, mais tend toujours a produire un effet d'accord ou de contraste, et a mettre en evidence les sentiments les plus secrets et les plus profonds de l'ame humaine. Nous allons passer en revue quelques exemples qui feront ressortir clairement l'emploi que les auteurs modernes ont fait de la musique, soit dans le drame, soit dans la comedie. Prenons les effets les plus simples, d'abord, ceux qui resultent uniquement du caractere de la musique, et de son rapport avec le sentiment d'un personnage. Au premier acte du _Monde ou l'on s'ennuie_, lorsque le sous-prefet et sa femme sont introduits et se trouvent seuls dans le salon de la duchesse de Reville, la jeune sous-prefete s'approche du piano ouvert et se met a jouer un air d'operette. Cet air est representatif, par son caractere, de l'humeur enjouee de la jeune femme et de la gaiete du nouveau menage. Survient un domestique: au moment d'etre surprise, la sous-prefete passe habilement de ce motif leger a un theme de musique classique, qui est, lui, representatif du serieux affecte que tous deux croient devoir garder dans le monde ou ils font leur entree. Voila donc immediatement les deux personnages connus du public pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils veulent paraitre, en meme temps qu'est parfaitement determine le caractere du monde ou va se nouer et se denouer l'intrigue de la comedie. La musique est donc ici chargee de l'exposition dramatique et elevee au rang de confident. Elle facilite singulierement a l'auteur la mise en marche de l'action, et evite aux personnages l'ennui de faire et au public celui d'entendre l'expose de leurs sentiments les plus intimes. C'est d'ailleurs la un des roles les plus frequents et des moins complexes de la musique. Dans la meme piece, la jeune fille, jalouse et nerveuse, raye le piano d'un geste sec et fievreux; et les sentiments qui l'agitent se devoilent instantanement. Ici l'intervention musicale passe au role d'excitateur dramatique, puisque c'est elle qui devoile aux autres personnages le trouble profond de la jeune fille. Si nous nous transportons au cinquieme acte d'_Hernani_, au moment ou dona Sol voudrait entendre s'elever le chant du rossignol au milieu de cette belle nuit nuptiale, c'est le son inattendu du cor qui resonne au milieu de la solitude de la nuit et vient rappeler a Hernani qu'il est l'heure de mourir. Ici le cor a une signification exacte et determinee: c'est la voix meme de Ruy Gomez, dont il evoque l'image menacante aux yeux des spectateurs. C'est le cor qui dechaine la mort dans cette nuit promise a l'amour et qui precipite le denouement tragique. Mais on peut a peine dire que dans ce dernier cas il s'agisse d'une intervention musicale, car celle-ci est reduite a un son. Les cas precedents sont beaucoup plus nombreux au theatre, et se ramenent tous a une jeune fille ou a une jeune femme revelant au public l'etat de son ame par le choix de la musique qu'elle joue ou de la romance qu'elle chante. Les exemples que l'on pourrait citer sont innombrables. Dans tous les cas, la musique n'a pas d'influence directe sur le spectateur; elle puise sa puissance emotionnelle dans l'ame du personnage qu'elle traverse avant d'arriver a celle du spectateur. Victor Hugo a eu des longtemps l'intuition du role nouveau qu'est appelee a jouer la musique au theatre et l'a souvent introduite dans ses oeuvres dramatiques. Qui ne se souvient de l'effet saisissant du _De profundis_ qui glace d'effroi Gennaro et ses compagnons, a la fin du festin ou Lucrece Borgia vient de leur faire verser du poison? Au premier et au second acte de _Marie Tudor_, la meme romance chantee par Fabiani, qui s'accompagne sur une guitare, est employee comme une poetique formule d'amour. La musique est ici la caracteristique de la passion qui a jete Fabiani aux pieds de la reine. Mais dans cet exemple la romance de Fabiani, quoiqu'elle resulte physiologiquement de l'etat d'un coeur qui eprouve le besoin, d'epancher son bonheur, ne joue que le role d'un _aparte_ musical et n'est en quelque sorte qu'une confidence faite directement au public. Dans _Lucrece Borgia_, au contraire, le _De profundis_ ne nous emeut si profondement que parce qu'il terrifie les personnages du drame. Voila le veritable emploi de la musique au theatre. Nous eprouvons sympathiquement l'effroi de Gennaro, mais c'est sur lui que tombe directement la sensation musicale: c'est dans son ame que se joue le drame affreux dont nous attendons, haletants, la peripetie supreme; et c'est, les yeux fixes sur lui et participant a toutes les poignantes emotions qui le traversent, que nous suivons d'une oreille attentive les versets du chant lugubre qui se rapproche. _Ruy Blas_, au second acte, nous offre encore un bel exemple d'intervention musicale. Au moment ou la reine, emue d'un amour inconnu qu'elle sent monter jusqu'a elle, exhale en tristes plaintes l'ennui que lui causent sa solitude et son royal esclavage, des lavandieres passent en chantant dans les bruyeres et leurs voix qui meurent en s'eloignant jettent dans son ame des paroles enflammees d'amour. Considere en dehors de l'action dramatique, le chant des lavandieres n'aurait pour le public que le charme d'une poesie pleine de delicatesse et de fraicheur et ne lui apporterait qu'un plaisir purement poetique et musical, mais il devient d'une ineffable tristesse en passant par l'ame de la reine. C'est sa propre emotion, croissant pendant tout le temps que dure la chanson des lavandieres, qui se communique a nous sympathiquement. Ce n'est pas la musique qui fait couler nos larmes, ce sont celles qui tombent goutte a goutte des yeux et du coeur de la reine. Nous pouvons deja remarquer que la meilleure maniere de mettre en scene la musique, c'est d'en masquer l'execution et de soustraire les executants aux yeux du public. Il ne faut pas, en effet, que l'execution musicale puisse nous distraire de l'emotion que la puissance des sons musicaux n'est que mediatement destinee a faire naitre en nous. Et cela se concoit, puisque l'interet n'est pas, en ce cas, dans le personnage qui chante, mais dans le personnage dont les sentiments s'epanouissent au contact de la sensation musicale. _L'Ami Fritz_ nous offrira encore un exemple remarquable de l'emploi de la musique au theatre, emploi trois fois renouvele et chaque fois d'une maniere differente. Au commencement du deuxieme acte, au moment du depart des moissonneurs pour les champs, se place la chanson de Suzel, dont le choeur reprend le dernier vers: Ils ne se verront plus! Le chant de Suzel se trouve amene naturellement dans la piece, et cependant, en dehors de l'effet touchant qu'il prepare pour la fin de l'acte, il n'offre guere que l'interet de l'execution musicale, puisque Suzel est en scene; et a la Comedie-Francaise cet interet est, il est vrai, tres vif parce que l'actrice qui remplit ce role a une remarquable diction, aussi large et aussi pure quand elle chante, meme sans accompagnement, que lorsqu'elle parle. Neanmoins, cette premiere scene de l'acte prepare surtout la derniere. En effet, quand Suzel apercoit de loin la voiture qui emporte Fritz, Fritz qui fuit eperdu, croyant guerir ainsi son inguerissable blessure, elle tombe aneantie sur un banc, et au meme moment le choeur des moissonneurs, qui regagnent lentement la ferme, fait entendre de nouveau le dernier vers de la chanson de Suzel, qui est ici d'une indicible melancolie: Ils ne se verront plus! Ce choeur entendu dans le lointain semble le gemissement de la nature entiere, qui pleure le coeur brise de la pauvre fille et son bonheur detruit. Que pourrait dire Suzel et quelles paroles vaudraient l'eloquence de cette phrase musicale, qui arrive au public grossie de tous les sanglots qui gonflent le coeur de l'abandonnee? C'est la une belle fin dramatique, ou, il est vrai, le sentiment l'emporte sur l'idee, mais qui est conforme a l'esthetique du drame moderne. Le premier acte de l'_Ami Fritz_ presente un emploi de la musique plus remarquable encore, parce qu'il est plus rare: il s'agit de l'emotion produite uniquement par un morceau de musique instrumentale. Apres une minutieuse exposition, dont tous les details font ressortir l'epicurisme de Fritz et son egoisme de vieux garcon, on s'est mis a table, et ce repas de gourmand, digne couronnement de toute cette exposition, un instant interrompu par l'arrivee de Suzel, se continue, les vins les plus fumeux succedant aux plats les plus succulents, lorsque soudain resonne un coup d'archet: c'est le violon du bohemien Joseph, qui tous les ans, le jour de la fete de Fritz, vient avec quelques-uns de ses compagnons executer un morceau sous les fenetres de son ami. Les trois convives s'arretent, levent la tete et pretent l'oreille a la voix vibrante des instruments a cordes. A ce moment, les dix-huit cents spectateurs qui emplissent la salle sentent l'ame de Fritz s'ouvrir aux accents pathetiques des instruments a voix humaine, et tout ce qu'il a fait de bien, de bon, de juste dans sa vie remonter a son coeur, et le reparer de sa beaute morale au milieu de cette scene de vulgaire sensualite. En meme temps, l'ame de Fritz, soustraite soudain aux liens materiels de son existence, s'eleve et s'unit, dans une commune emotion, avec celle de Suzel que la belle musique fait toujours pleurer. L'attendrissement qu'eprouve le public ne lui vient pas directement des instruments, mais de la profonde emotion dont ceux-ci troublent l'ame de Fritz et celle de Suzel. C'est la un tres bel exemple du role pathetique que peuvent remplir des instruments a cordes dans le drame ou dans la comedie. Une autre piece des memes auteurs, _les Rantzau_, presente un curieux exemple de la musique employee comme ressort dramatique; mais cette fois l'exemple est bizarre, plus peut-etre qu'il n'est heureux. La musique, en effet, y joue un role ingrat et n'a d'autre merite, aux yeux de Jean Rantzau chez qui se donne un petit concert improvise, que celui d'etre un bruit desagreable et agacant pour Jacques Rantzau. Jean insiste sur le but qu'il se propose et qu'il atteint, car soudain la colere de Jacques se traduit par le vacarme de sa batteuse qu'il fait mettre en mouvement. Les auteurs se sont trompes sur la mise en oeuvre du ressort musical. Sans me preoccuper de l'action du drame, je dirai que c'est le tableau contraire qu'ils auraient du presenter. L'interet dramatique de la scene aurait du etre dans la colere de Jacques Rantzau, et c'est le concert que lui donne son frere Jean qui aurait du etre place hors de la scene. Il y a eu transposition d'effets. C'est a l'agacement progressif de Jacques que le public aurait du participer, et non pas au concert qui n'a par lui-meme aucun charme musical et qui n'est qu'un ressort ayant precisement le defaut d'etre trop apparent. Ce qui doit toujours etre mis au premier rang, sous les regards des spectateurs, c'est le personnage sur qui doit s'exercer l'action musicale. Je ne puis resister au desir de citer un bel et dernier exemple, tire d'une piece toute moderne et essentiellement parisienne, _les Rois en exil_, que des susceptibilites politiques ont arretee trop tot pour le plaisir de ceux qui sentent l'interet artistique qu'offrent tous les ouvrages de M. Daudet. C'est jour de grande soiree chez la reine d'Illyrie; sous l'apparence d'un bal, il s'agit d'une reunion politique ou vont se prendre des resolutions viriles. On attend le roi, celui en qui se resume les esperances de tout un parti. Soudain sur l'escalier d'honneur, suppose en dehors de la scene, eclate la marche nationale illyrienne. Au son de cette musique guerriere, tous les courages s'affermissent; les coeurs se haussent et volent au-devant de ce roi qui s'apprete a tirer l'epee pour ressaisir sa couronne. C'est l'entree triomphale d'un heros, d'un conquerant, du representant et du sauveur de la monarchie. Tout ce que les accents de cet hymne national remuent chez la reine et chez ses fideles de beau, de patriotique, de chevaleresque evoque dans l'imagination des spectateurs une figure noble et sans tache, une sorte d'archange royal pret a couper les sept tetes de la Revolution de son epee flamboyante. C'est apres quelques instants remplis d'une ardente esperance, sous tous les regards du public et sous ceux de la reine deja anxieuse, que parait enfin le roi. L'effet est foudroyant, implacable. Christian, le regard terne, la demarche legerement avinee, entre, inconscient de l'ecroulement definitif de sa fortune royale, hebete au milieu d'un desastre que rien ne peut plus conjurer. L'effet de contraste est irresistible, entre ce viveur fatigue, ce protecteur de filles, protege lui-meme par des usuriers, et la figure de roi que la marche nationale illyrienne avait annoncee et paree d'avance d'une heroique majeste. Apres ce dernier exemple, il ne nous reste plus qu'a ajouter quelques mots de conclusion sur ce sujet. Il ne serait pas impossible que l'introduction de la puissance musicale dans le drame moderne eut pour cause initiale une influence germanique. Mais, a en juger d'apres l'_Egmont_ de Goethe, le genie allemand accorde a la musique une puissance ideale et imaginative qu'elle ne peut avoir que dans l'opera ou le poete y ajoute un sens litteraire. Le genie francais, fait essentiellement de clarte, n'a pas suivi le genie allemand qui lui avait peut-etre suggere cette tentative, et pour lui la puissance dramatique de la musique ne reside que dans la propriete qu'elle possede d'eveiller, de propager et d'exalter les sentiments. CHAPITRE XXXVIII Decadence de l'art dramatique.--Des conventions dans l'art classique.--Grandeur de l'art ideal.--De l'evolution democratique.--Caractere de la sensibilite du public.--Son jugement artistique.--De l'ecole realiste.--De l'esprit moderne.--De l'individuel et de l'exceptionnel.--Causes d'avortement. J'ai parcouru les differentes phases du sujet que je m'etais propose. Sans doute j'ai laisse beaucoup a dire et je suis loin d'avoir epuise une matiere qui est de sa nature inepuisable. Cependant j'aurai peut-etre atteint le but si j'ai pu faire comprendre le sens assez marque de l'evolution de l'art dramatique et de l'art theatral. Tous les arts modernes, ainsi que toutes les sciences, ne cessent de croitre en complexite et en heterogeneite. La mise en scene ne peut que suivre ce mouvement, malgre les vaines reclamations d'une rhetorique, surannee, dit-on, avec laquelle je ne me sens moi-meme que trop de liens. Par une habitude d'esprit, nee de l'education et de l'instruction, nous accordons a la tradition un empire et un prestige que ne lui reconnaissent pas ceux qui ne l'ont pas recue toute formee des lecons d'un maitre, ou ne l'ont pas puisee dans l'etude des chefs-d'oeuvre des siecles passes. Il n'y a pas d'entente artistique possible entre un homme qui eprouve des emotions profondes a la lecture d'Homere ou de Sophocle et un homme qui n'a jamais connu leurs oeuvres que par oui-dire, ce qui cependant est deja un progres sur l'ignorance absolue. Nous assistons donc a la decadence certaine de l'art, dans la forme du moins que nous avons ete habitues a lui reconnaitre et sous laquelle nous l'avons aime, respecte et cultive. Cet art etait le privilege d'une elite peu nombreuse qui, dedaigneuse des spectacles vulgaires et ne recherchant que les sensations exquises, n'en respirait que la fleur et laissait tomber le reste en poussiere. Tout drame ou toute comedie etait un conflit psychologique et moral et mettait en presence des etres qui, sous des apparences reelles, n'etaient qu'idealement vrais. Sous les traits individuels que leur pretaient les acteurs, les personnages de theatre etaient des types generaux que la nature ne nous offre jamais et que l'esprit peut seul concevoir et se representer. Aussi le point de depart essentiel de cet art transcendant etait la convention. Ce qui, dans tout drame et dans toute comedie, etait idealement vrai, c'etaient les vertus, les vices, les caracteres ou les passions. C'etait la que portait tout l'effort de la creation artistique, de l'observation philosophique et de l'imagination poetique; et ces etres, en quelque sorte abstraits, prenaient alors une intensite de vie morale d'une puissance extraordinaire et veritablement surhumaine. Compares aux personnages de theatre, les etres reels n'en paraissaient que des extraits incomplets et inacheves, a peine ebauches. Jamais, en effet, l'humanite n'aurait pu les realiser en entier. Seule la poesie pouvait creer de toutes pieces ces etres dont la nature avait eparpille tous les traits sur des milliers d'exemplaires humains. Mais quelle etait alors la grandeur tragique ou la profondeur comique du spectacle qu'offraient aux esprits, longuement prepares a le comprendre et a le gouter, la rencontre et le conflit de ces personnages plus vrais que la realite elle-meme! L'interet de ce jeu poetique etait si puissant, que le reste etait de peu d'importance: ce n'etait qu'une affaire de convention definitivement et prealablement reglee entre le poete et le spectateur. Qu'importe d'ou viennent et ou vont Scapin, Lisette, Geronte, Eraste et Isabelle, reunis par le caprice du poete dans un meme enchevetrement d'evenements, pourvu que nous riions des fourberies de l'un, de la malice de l'autre, de la sottise de celui-ci, et que nous assistions au triomphe final des amants! Qu'importe qu'ils se rencontrent ici ou la, dans un decor representant un appartement ou une place publique! C'est par pure bonte d'ame que le poete daigne parfois nous apprendre que la scene se passe a Naples ou a Paris: nous n'avons que faire de le savoir, puisque ce sont les memes personnages, qu'il transporte a son gre aux quatre coins du monde. Qui songe a reprocher a ces personnages de s'asseoir et de discourir au beau milieu d'une place publique? Qu'importe, pourvu que ces personnages nous eblouissent des etincelles de leur esprit, que la verite psychologique et que l'observation morale naissent du choc de leurs caracteres et du conflit ou les engagent leurs passions! Ce spectacle a le pouvoir magique d'offrir a nos meditations l'etre humain, degage de toutes les realites qui l'encombrent et le masquent. Mais, pour s'y plaire, il faut que l'esprit soit des longtemps forme a l'abstraction et a la synthese, et qu'il accorde au fait moral une superiorite constante sur le fait materiel. En un mot, il lui faut la foi, une foi en quelque sorte innee, pour croire a la verite degagee du reel, pour etre convaincu que la peinture de l'ideal est l'unique raison d'etre de l'art. Les foules qui montent des tenebres a la lumiere et qui des bas-fonds de l'humanite s'elevent a toutes les jouissances d'une vie sociale superieure ne sont pas predisposees par l'education, par l'instruction, par l'influence hereditaire que les generations exercent les unes sur les autres, a jouir d'un art qui s'est degage de la realite, c'est-a-dire de ce qui leur semble etre toute la verite. Elles ne savent pas voir par les yeux seuls de l'esprit et sont dominees par les sensations directement percues par les organes de l'ouie, de la vue et du toucher. Toujours en contact avec la realite, elles n'apprecient les objets qu'un a un, les estiment pour leur qualite visible ou tangible, et, ne s'elevant pas aux classifications generales, ne s'interessent aux etres et aux objets que par leurs traits individuels et particuliers. Comme cependant elles ont une sensibilite tres vive, d'autant plus vive qu'elle n'a pas ete emoussee ou affinee par de frequentes emotions esthetiques, elles prennent souvent plaisir aux spectacles tragiques ou comiques de l'art classique, mais dans des conditions intellectuelles et morales toutes particulieres. Elles ne separent pas l'action tragique ou comique de la possibilite reelle, ramenent les heros de la tragedie et les personnages de la comedie dans le cercle etroit de leur vue immediate, et leur esprit en change singulierement les proportions, en appliquant a ces creations ideales une sorte de compas de reduction. Elles s'interessent non au developpement poetique et moral des personnages, mais a l'acte qu'ils accomplissent; non a la verite generale qu'ils representent, mais aux traits particuliers sous lesquels la verite se manifeste et au fait qui en est l'occasion. Leur emotion au theatre n'est jamais ou n'est que tres rarement esthetique: c'est pourquoi elles ne pleurent pas exactement aux memes endroits ni pour les memes causes, et quelquefois, dans la comedie, rient franchement d'un trait qui nous serre le coeur. En un mot, elles sont frappees de l'action tragique et en sont impressionnees comme elles le seraient d'un drame de cour d'assises. Une telle maniere de comprendre et de juger les oeuvres dramatiques et d'en apprecier la moralite n'est sans doute pas tres elevee; cependant elle n'est ni fausse ni injuste: on peut meme affirmer qu'elle est exacte et rigoureuse. Mais la verite, ainsi vue sous un angle etroit, n'est plus la verite ideale: c'est en quelque sorte une verite tangible et mesurable, nee de l'observation directe des faits, de l'examen des objets et de la confrontation des etres particuliers qu'a reunis un meme acte criminel ou une meme situation comique. Ce nouveau public, vierge d'emotions esthetiques, auquel s'adressent aujourd'hui les poetes dramatiques, n'est pas forme a juger une passion ou un caractere en soi, independamment du circonstanciel des faits; mais il rapporte cette passion et ce caractere a son experience personnelle et actuelle, et pour apprecier ce que l'une a d'horrible et l'autre de ridicule n'a d'autre etalon que la realite. Ce n'est donc qu'en multipliant les traits particuliers, d'observation courante et journaliere, qu'on lui procure la sensation de la verite et de la vie. Il est bien heureux que _Don Juan, Tartufe_ et le _Misanthrope_ soient ecrits, car un nouveau Moliere ne saurait concevoir aujourd'hui sous la meme forme ces comedies idealement humaines et vraies, mais dont les personnages sont des types generaux tout a fait en dehors de notre experience personnelle et de nos observations quotidiennes. Le public actuel s'interesse donc moins a l'homme en general qu'aux hommes en particulier, et ne concoit pas plus ceux-ci soustraits a toutes les conditions de climat, de race, de temperament et de milieu social, qu'il ne les concoit degages des influences exterieures, des circonstances et des faits. C'est a satisfaire a ce nouveau besoin intellectuel que s'ingenie l'ecole realiste ou naturaliste. Nous sommes encore au fort de la bataille que cette ecole livre aux classiques et aux romantiques et dont les injures sont des deux cotes les projectiles ordinaires. Nous n'y ajouterons pas les notres, bien que l'ecole realiste ait souvent merite les severites de la critique en flattant les instincts les moins nobles de l'humanite et en prenant le succes d'une oeuvre d'art pour la mesure de sa moralite. Mais les adeptes d'une ecole quelconque sont des hommes, c'est-a-dire des etres essentiellement faillibles, dont la vue est courte et le jugement borne. Bien que la plupart aient fait un emploi deplorable et parfois peu recommandable de leur faculte d'observation, il est interessant de degager et de mettre en lumiere l'idee qui les meut et a laquelle ils ont obei inconsciemment, et de determiner la force generatrice dont ils ne sont que des rouages de transmission. Or, on peut aisement reconnaitre que l'ecole realiste, ses exces mis a part, obeit, mais aveuglement et sans conscience du but final de l'art, a l'esprit qui gouverne le monde moderne. La science s'est d'abord lancee a la conquete de l'infiniment grand; aujourd'hui, elle penetre dans l'infiniment petit. Apres la synthese audacieuse est venue l'analyse patiente; et nous sommes a l'ere des sciences et des arts microscopiques, qui poursuivent la vie jusque dans ses retraites les plus secretes et les plus ignorees. L'auteur dramatique ne fait donc qu'obeir a la tendance generale quand il fouille les plis les plus caches de l'ame humaine et soumet a son etude les ferments de sa desorganisation morale. En meme temps, les couches humaines les plus profondes, entrainees par le grand mouvement des revolutions s'elevent comme une ecume a la surface des societes et viennent d'elles-memes se placer dans le champ de ses observations. Son oeil patient decompose ces masses et s'attache aux caracteres particuliers qui differencient ces millions d'individualites. Chacune d'elles est un nouveau monde, complexe et complet en soi, qui obeit a ses lois propres et relatives, derivees des lois generales et absolues. Par suite, le probleme dramatique semble etre aujourd'hui de mettre en relief, non les caracteres communs et collectifs que ces individualites offrent a un observateur attentif, mais les caracteres particuliers qui de chacune font un etre distinct. L'art realiste vise donc l'individuel et partant l'exceptionnel, d'ou l'extreme difficulte d'en obtenir une representation, toute representation etant toujours le resultat d'un travail ideal et d'une generalisation. C'est pourquoi la nouvelle ecole voudrait ramener l'art a la presentation du reel, sans se rendre compte de ce que cette ambition a precisement de chimerique. Toute oeuvre d'art ne peut etre qu'une representation du reel et partant est une creation ideale: il suffit pour arriver a cette conclusion de ne pas raisonner par a peu pres et de prendre les mots avec leur sens exact. Une oeuvre dramatique, concue selon les visees realistes, est uniquement une oeuvre dont l'ideal est moins general et moins eleve, et que son inferiorite seule rapproche des donnees de la realite courante et journaliere. Ce but, quoique plus humble, est cependant celui qui seul justifie les pretentions de l'ecole realiste. Etant donnees des passions humaines, qui sont de tous les temps, il s'agit de leur chercher des motifs dans notre monde actuel et de les developper selon des raisons deduites des lois complexes des societes modernes. Ramenee ainsi dans ces limites plus etroites, l'ecole realiste peut se defendre et se justifier. Dans ses fouilles au fond de l'homme moderne, et dans son etude directe de toutes les choses de la nature, le realisme trouvera la vie, une vie intense melee a un mouvement vertigineux. Les limites superficielles de l'art se trouveront ainsi reculees; et l'exploration mettra le pied sur quelques-unes des terres encore peu foulees de l'humanite et de la vie. Le nombre des personnages de theatre s'accroitra considerablement, et chacun d'eux ne nous apparaitra plus qu'avec son ideal particulier, c'est-a-dire un ideal ramene a la mesure de son intelligence, de son developpement moral et de sa fonction sociale. D'ou la diversite extraordinaire du spectacle, ce qui est une seduction pour l'esprit moins generalisateur du public actuel. Aussi l'avenir immediat semble appartenir a l'art nouveau. Il etait d'ailleurs fatal que l'apparition de l'ecole realiste ou naturaliste fut synchronique a l'epanouissement de l'esprit democratique dans les societes modernes. Mais toute la poussee furieuse de cette ecole n'aboutira qu'a un avortement, si elle s'enfonce de plus en plus dans l'analyse de matieres au sein desquelles la vie n'a jamais ete et ne sera jamais. Ce sont les manifestations seules de la vie qui doivent faire l'objet de ce que l'ecole appelle ambitieusement ses experiences. La nature ne doit y entrer que par ses rapports avec la vie, et par le role passif qu'elle joue dans le developpement de l'activite humaine. L'etude de la nature inerte, de la matiere en soi, est donc une premiere cause d'avortement que devra eviter l'ecole realiste. Une autre cause est le manque de controle, partant le manque d'interet et de sympathie qu'offre toute manifestation individuelle et exceptionnelle de la vie. C'est pourquoi, a mesure que l'analyse descendra dans l'infiniment petit, l'interet du spectateur decroitra dans la meme proportion. Une troisieme cause, parmi beaucoup d'autres que nous pourrions encore citer, est le dedain irreflechi de l'ecole pour la psychologie et pour la morale. Il est particulierement un point important sur lequel elle se trompe etrangement. L'interet qu'elle parait porter aux classes populaires part d'un bon naturel, je veux le croire, mais l'entraine a nous representer trop souvent comme contradictoires l'elevation morale et l'elevation sociale, tandis que ce sont, en definitive, les exceptions mises a part, les deux colonnes egales et paralleles qui supportent tout l'edifice de la societe et de la civilisation. A ce dedain de la psychologie se joint un amour immodere pour la physiologie. Tout le monde sait que le physique reagit sur le moral; c'est un sujet que Cabanis, au point de vue descriptif, me semble avoir epuise du premier coup. Malheureusement, le naturalisme tend a remplacer l'etude psychologique par la description du phenomene physiologique qui en est l'antecedent. Or ce qu'on peut reprocher a ce procede c'est-d'etre absolument pueril. Tous ceux qui ont un instant reflechi sur les conditions de la production artistique savent que la description physiologique est ce qu'il y a au monde de plus facile et de plus banal. La difficulte et l'interet ne commencent que lorsque l'artiste entreprend l'etude du moral. Dans l'etat de la question, il est necessaire que l'ecole aborde le theatre: elle y trouvera peut-etre le salut, car c'est le theatre seul qui la forcera d'abandonner ses vaines pretentions physiologiques et qui l'amenera a relever son ideal, en lui imposant des generalisations necessaires. En effet, l'ecole realiste trouvera dans l'observation des realites vivantes plus d'elements de drames et de comedies, que de drames tout composes et de comedies toutes faites. Pour construire un drame ou une comedie, il faut rassembler ces elements epars, les faire concourir a une meme action, et par une logique severe, qui ne reside que rarement dans l'esprit des etres reels, mener cette action d'un commencement a une fin. Cette necessite theatrale sera pour l'ecole realiste un retour force a l'ideal. Si celle-ci est assez sensee pour joindre a l'observation realiste la methode classique, toute psychologique, elle assurera le salut de l'art moderne, en lui infusant une vie nouvelle; mais, si elle rejette tout compromis, par mepris irraisonne de l'ideal, elle usera ses forces a des besognes minuscules, et l'art desagrege se dispersera en poussiere. Jusqu'a present, l'ecole hesite a aborder le theatre par le pressentiment qu'elle a d'echouer ou d'etre obligee d'abandonner ce que ses theories ont d'absolu. Toutefois je crois a des tentatives prochaines, car laisser le theatre en dehors de sa sphere d'action serait pour l'ecole un aveu d'impuissance. Apres avoir bataille sur les ouvrages avances, il lui faut donner l'assaut au corps de place. Si l'experience echoue, elle sera courte, mais laissera pendant assez longtemps l'art dans une tres grande confusion; si elle reussit, elle renouvellera le theatre, en agrandissant en quelque sorte la superficie dramatique; et l'art, bien qu'abaisse en dignite, puisque son ideal sera moins eleve, entrera cependant dans une periode de fecondite extraordinaire, car tous les sujets traites depuis deux mille ans, et quelques-uns a satiete, reprendront une vie nouvelle par suite de cette transfusion de sang moderne. CHAPITRE XXXIX Role actuel de la mise en scene.--La loi de concentration.--Du naturalisme moderne.--De la puissance psychologique de la nature.--La realite est une cause formelle et non finale d'une evolution dramatique.--_L'Ami Fritz._--Rapports de la mise en scene avec la conception poetique.--_Il ne faut jurer de rien._--De l'imitation theatrale. Quel role particulier est appelee a jouer la mise en scene dans cette evolution de l'art dramatique? C'est un point qu'il me reste a examiner. Jusqu'a present, il parait y avoir beaucoup de confusion dans les idees de ceux qui se reclament de l'ecole realiste. Les theatres semblent obeir a une tendance dangereuse qui ne peut aboutir qu'a leur ruine sans profit pour l'art. Cette tendance consiste a transformer la representation du reel en une sorte de presentation directe, de telle sorte qu'ils cherchent a s'affranchir du procede artistique de l'imitation et mettent leur ambition a nous interesser a la vue des objets eux-memes. Ainsi compris, l'art de la mise en scene aurait sa fin en lui-meme, ce qui serait, pour qui reflechit, son aneantissement, car il deviendrait, ici, l'art du peintre, la, l'art de l'architecte, la, l'art du sculpteur, la, l'art du tapissier, etc., mais il ne serait plus un art synthetique obeissant a ses lois propres. D'ailleurs, dans cette direction, les efforts seraient hors de toute proportion avec le peu d'interet qu'offrirait l'atteinte du but. La mise en scene, en effet, subit fatalement la loi de concentration, en vertu de laquelle l'attention du spectateur est ramenee et se fixe sur le personnage humain. Des que l'action dramatique eveille en nous la sympathie que nous ressentons pour toute douleur ou toute joie, le decor echappe rapidement a notre attention, et la mise en scene disparait a nos yeux. Elle n'est plus des lors qu'un danger; car la moindre discordance, comme un coup de baguette magique, aneantirait en un clin d'oeil tout le charme dramatique. Aussi arrive-t-il, quand nous avons assiste a la representation d'une piece ayant agi avec quelque force sur notre ame, que nous ne gardons qu'un souvenir vague de la mise en scene, ou que du moins elle ne nous laisse qu'une impression d'autant plus generale que la figure du personnage humain prend plus d'importance et de precision dans notre souvenir. C'est en somme le triomphe de l'etre humain sur la nature, de l'intelligence sur la matiere. Par consequent, l'art de la mise en scene ne peut avoir la pretention de prendre le pas sur l'art dramatique. Il ne le pourrait qu'en annihilant celui-ci, ce qui serait contraire a sa propre destination. Il doit donc lui rester subordonne, tout en le suivant forcement et en se preoccupant, a son exemple, du caractere individuel et particulier des objets qu'il evoque a nos yeux. Nous avons d'ailleurs insiste deja dans le courant de cet ouvrage sur la necessite pour la mise en scene d'adapter les milieux aux types particuliers que recherche l'art moderne. C'est une des conditions actuelles de la mise en scene. Mais la mise en scene peut-elle aspirer a jouer un role personnel et actif dans l'evolution du drame? Et, s'il lui est permis d'envisager une telle perspective, quelles sont les limites infranchissables imposees a son ambition? On est conduit a envisager ce role de la mise en scene en reconnaissant la valeur, en quelque sorte psychologique et morale, qu'a prise la nature dans la litterature moderne. Toute notre litterature derive en grande partie de celles des peuples grecs et des peuples latins: elle a une origine toute meridionale. Or, dans les pays devores par une lumiere ardente, la nature n'agit pas sur l'homme avec le charme penetrant qu'elle a dans les pays du nord. La transparence de l'atmosphere, la nettete des lignes, l'egalite des effets, la coloration puissante des tons, ne semblent pas s'associer a la melancolie humaine comme les paysages humides et crepusculaires du nord. Aussi tous les artistes, tous les poetes ont neglige ou n'ont que legerement indique cette association de l'homme et de la nature. Au XVIIe siecle, la nature artistique est factice: ce ne sont que des paysages baignes dans la transparente lumiere de l'Attique. Ce n'est que vers la fin du XVIIIe siecle que l'homme a laisse son ame s'ouvrir aux impressions profondes de la nature et qu'il a associe celle-ci a ses etats psychologiques. Mais aujourd'hui toute notre litterature est fortement empreinte de naturalisme. Il n'est donc pas etonnant que la decoration theatrale et que la mise en scene aient eu l'ambition de se parer de ce charme pittoresque qui a sur nous tant d'empire. Toutefois, cette ambition n'avait pas eu jusqu'alors de visee plus haute que celle de plaire directement aux spectateurs, et de renforcer la puissance dramatique en dirigeant sur nos yeux ses effets les plus romantiques. Comme la musique dans le melodrame et dans le vaudeville, la mise en scene n'avait eu jusqu'alors qu'un role, celui d'environner le spectateur d'une sorte d'atmosphere passionnelle, et de creer un milieu adapte a l'emotion nee du developpement de l'action dramatique. La mise en scene a donc ete jusqu'a present une force emotionnelle destinee a agir directement sur le spectateur, absolument comme dans le melodrame une longue phrase chantee sur le violoncelle agit sur son systeme nerveux et le dispose a l'attendrissement. Eh bien! sans renoncer a cette puissance du pittoresque que le decorateur continuera a exercer directement sur les spectateurs et qui est en effet sa destination, la mise en scene peut-elle pretendre jouer sur le theatre le role que la nature joue dans notre vie actuelle? Comme la musique, va-t-elle a son tour venir se meler au drame, en devenir aussi un des personnages et concourir au developpement de l'action elle-meme? Sans doute on ne peut comparer la nature, agissant directement sur nous, a l'imitation de la nature qui nous interesse a ses procedes artistiques plus qu'aux phenomenes eux-memes qu'elle reproduit a nos yeux. On ne peut non plus comparer la mise en scene, ou tout est factice, a la musique dont le theatre ne modifie en rien les conditions et qui, au theatre comme dans la vie, doit au charme mysterieux des sons reels l'empire qu'elle exerce sur notre sensibilite. Cependant la litterature, meme avant qu'elle fut en proie au naturalisme, tenait compte dans une certaine mesure de l'influence des forces de la nature sur la decision humaine et partant sur l'evolution du drame. Et dans ce cas la mise en scene s'elevait au role d'une puissance mysterieuse, superieure a la volonte humaine: elle nouait ou denouait le drame comme la fatalite antique. Le theatre en presente de nombreux exemples. Ainsi le voyageur, au moment de quitter l'auberge ou il s'est mis a l'abri, est assailli par la tempete: le tonnerre se mele au bruit de la grele ou de la pluie; le vent repousse la porte avec violence; le voyageur, fortement impressionne, recule, reste et est assassine. Certes, c'est un art inferieur que celui qui met une evolution, qui ne devrait etre que passionnelle, sous la dependance de phenomenes contingents. Cependant l'intervention des forces mysterieuses de la nature est dans ce cas tout a fait remarquable, en ce que l'illusion theatrale agit directement sur le personnage du drame, a l'emotion duquel s'associe le spectateur. L'impression causee par la mise en scene est donc en meme temps ressentie par le personnage et par le spectateur, et celui-ci ne comprendrait pas que celui-la y restat insensible. Cela tient sans doute a ce que la nature nous impose sa puissance en la transformant en mouvement et en bruit, double phenomene dont la representation ne change pas le mode d'action. Quelle qu'en soit la raison d'ailleurs, nous sommes amenes a constater que, dans ce cas, l'evolution du drame est due a une cause naturelle objective. Mais l'ecole moderne a fait un pas de plus, en cherchant a donner a l'evolution dramatique une cause naturelle objective, qui s'adressat a celui de nos sens qui est le plus artistique, a celui de la vue. C'est la, en realite, que commencent les difficultes. Nous allons citer un exemple ou l'intention realiste de l'auteur est pleinement justifiee, ce qui nous permettra de deduire les conditions esthetiques dans lesquelles le probleme peut en general etre resolu. Je prendrai cet exemple dans le second acte de _l'Ami Fritz_, et je rappellerai aux lecteurs, qui tous connaissent la piece, la fontaine ou Suzel vient puiser de l'eau, eau veritable que le public voit couler. Quelques-uns ont critique, a tort, a mon sens, cette recherche d'un effet reel. C'est la vue de l'eau qui eveille chez Sichel le desir de boire, et c'est l'action de boire a la cruche que penche la jeune fille qui ramene a la memoire du rabbin l'histoire touchante de Rebecca et d'Eliezer. Ici, c'est tres justement que l'art theatral s'associe activement a une situation veritablement dramatique; et si on etudie attentivement l'enchainement de cette cause toute objective a l'effet dramatique qui en decoule, on verra que la presentation reelle de l'eau determine une representation ideale, dans l'imagination de Sichel et lui fournit la forme particuliere dont va se revetir sa pensee. Ce n'est pas l'eau qui suggere au rabbin l'idee de sonder le coeur de la jeune fille; elle ne lui offre que le moyen immediat d'y parvenir. La fontaine, qui procure a nos yeux l'illusion de la realite, n'est donc pas la cause finale de la scene entre Sichel et Suzel; elle n'en est que la cause formelle. Sous ce rapport, cet emploi remarquablement habile de l'illusion theatrale est un modele puisqu'il nous permet d'en deduire une loi importante de l'esthetique theatrale et dramatique, que l'on peut formuler ainsi: La realite contingente ne peut jamais etre une des causes finales du drame; elle ne peut en etre qu'une des causes formelles. On ne peut nier que la realite, en montant sur la scene et en venant y jouer le role qui lui est propre et y exercer une influence contingente, ne contribue, absolument comme cela se passe dans la vie, a modifier, a diversifier et, par suite, a enrichir la pensee poetique en lui fournissant des formes nouvelles et imprevues. Deux ames mises et maintenues en presence, en dehors de toute influence objective, ne peuvent echanger que des idees purement psychologiques. Ces deux ames rentreront dans les donnees plus exactes de la vie, si elles puisent dans la realite ambiante une forme plus variee de raisonnement et les elements plus prochains de leur eloquence. Toutefois, il est a peine besoin de faire remarquer que l'intervention d'une cause objective ne peut etre admise, que lorsqu'elle derive d'une possibilite anterieure. Elle ne doit etre, en effet, qu'une cause seconde; c'est ainsi que l'acte de venir puiser de l'eau a la fontaine, dans l'exemple pris de _l'Ami Fritz_, n'est qu'une consequence de la condition de Suzel et du milieu ou se developpe l'action; il se rattache donc logiquement aux donnees memes du poeme dramatique. Bien differente et moins justifiable serait l'intervention d'une cause objective, si celle-ci etait une cause premiere, si, par exemple, le caractere de la decoration devait peser sur la resolution du personnage dramatique. Cela ne pourrait se tenter qu'en rentrant habilement dans les lois les plus certaines de la mise en scene, c'est-a-dire en agissant prealablement sur le spectateur, en concevant une decoration capable, par la grandeur, la hauteur et la profondeur de la scene, ainsi que par des effets d'ombre ou de lumiere, de faire naitre une impression morale, que le spectateur transporterait alors dans le personnage. Un pareil effet est toujours aleatoire, puisqu'il depend des dispositions du public et de l'imagination des spectateurs. C'est sur la scene de l'Opera qu'on pourrait et qu'on a pu employer ce procede avec quelque securite, parce que la, la puissance de la musique sur l'inclination morale du spectateur vient en aide a la puissance pittoresque de la decoration. Ce serait donc s'exposer a de graves mecomptes que de vouloir elever le pittoresque de la decoration a l'etat de ressort dramatique, ou autrement, de regarder le pittoresque comme une cause finale suffisante de l'evolution dramatique. Il ne peut en etre qu'une des causes formelles. Nous aboutissons donc, pour l'ensemble decoratif, a la meme loi que pour tout objet considere dans son influence eventuelle sur la marche du drame. Il est certain que, dans toute conception poetique, le monde exterieur, reduit au milieu immediat ou s'agitent les personnages, fournit ou peut fournir incessamment a ceux-ci les causes formelles de leur langage. La mise en scene peut-elle nourrir l'ambition realiste de rendre visible au spectateur tout ce qui, dans le milieu objectif, joue le role d'une cause formelle? C'est le dernier refuge de l'ecole nouvelle. Pour eclaircir cette question, prenons un exemple. Au troisieme acte de _Il ne faut jurer de rien_, le decor, a la Comedie-Francaise, represente un bois sombre et sauvage. Les arbres qui montent jusqu'aux frises derobent au spectateur la vue du ciel. C'est une belle solitude nocturne. Voyons maintenant la mise en scene imaginee par le poete. C'est un soir d'ete. Apres une chaude journee, l'orage a eclate. Quand Van Buck et son neveu arrivent pres du lieu ou doit se rendre Cecile, Valentin, en quelques mots, esquisse la mise en scene: "La lune se leve et l'orage passe. Voyez ces perles sur les feuilles, comme ce vent tiede les fait rouler." Enfin, dans la clairiere ou se rencontrent Valentin et Cecile, la mise en scene est conditionnee par le texte: "Venez la, ou la lune eclaire...--Non, venez la, ou il fait sombre; la, sous l'ombre de ces bouleaux... Y a-t-il longtemps que vous m'attendez?--Depuis que la lune est dans le ciel... Viens sur mon coeur; que le tien le sente battre, et que ce beau ciel les emporte a Dieu... Voyons, savez-vous ce que c'est que cela?--Quoi? cette etoile a droite de cet arbre?--Non, celle-la qui se montre a peine et qui brille comme une larme..." Toute cette scene, comme on le voit, est fortement empreinte d'un naturalisme plein de melancolie. Aujourd'hui, au theatre, avec l'aide de la lumiere electrique, la mise en scene pourrait realiser le paysage nocturne decrit par le poete. Au commencement de l'acte, de lourds nuages sombres passeraient sur le ciel etoile et sur la lune qu'ils obscurciraient. Enfin les nuages, en fuyant, laisseraient voir dans toute sa purete un ciel profond et etoile, au milieu duquel brillerait le disque lunaire. Les arbres, des bouleaux au feuillage leger, aux troncs clairs, disposes par bouquets, laisseraient le regard du spectateur se perdre dans "l'ocean des nuits." Le public participerait ainsi, comme les personnages du drame, a la vue de ces beaux effets de la nature, qui sont, en plus d'un endroit, pour Valentin et Cecile, les causes formelles de leurs pensees. Cependant, c'est par un motif de premier ordre que la Comedie-Francaise n'a pas du chercher a realiser cette poetique mise en scene, en admettant, pour un moment, qu'elle eut pu avoir la pensee de le faire. C'est qu'en effet, ce dont on peut juger par certains details du dialogue (je t'aime! voila ce que je sais, ma chere; voila ce que cette fleur te dira, etc.), qui sont incompatibles avec un decor nocturne, c'est qu'en effet, dis-je, la nature evoquee par le poete est purement ideale, c'est-a-dire concue par son esprit, et que la mise en scene decrite par lui n'est pas la peinture reelle d'un effet vu et observe par ses yeux. Dans la conception de cette scene, ce n'est pas la vue d'un phenomene qui a determine l'idee, mais, au contraire, l'idee qui a ramene dans l'imagination du poete la representation d'un phenomene. La Comedie-Francaise a donc du chercher l'idee generale du decor au dela des causes formelles de la pensee du poete; et elle a place Valentin et Cecile au milieu d'une solitude profonde, qui rendit possible au seducteur toute tentative de profanation et fit resplendir l'angelique purete de cette jeune fille qui, seule, la nuit, vient, sereine et candide, poser son front sur la poitrine de celui qu'elle aime. Le veritable orage qui s'apaise, c'est celui qui s'etait souleve dans le coeur de Valentin, et la veritable etoile, ce n'est pas celle que pourrait allumer le metteur en scene dans le ciel de son decor, c'est celle de l'amour qui se leve dans l'ame purifiee de Valentin. On voit donc combien l'effet general du decor repond mieux a l'idee poetique que les effets particuliers d'une mise en scene plus naturaliste. Cet exemple montre qu'il faut lire avec la plus grande attention l'oeuvre que l'on doit mettre en scene et determiner la nature de l'inspiration de l'auteur. S'il est sensible que le poete a remonte de l'idee au phenomene, comme c'est le cas dans l'exemple precedent, il ne faut pas presenter un ordre inverse au spectateur, et, par consequent, la mise en scene doit laisser l'idee seule se manifester et eveiller le phenomene dans l'imagination du spectateur, comme cela a eu lieu dans celle du poete. Si, au contraire, il est sensible que l'auteur a voulu subordonner la representation de l'idee a la presentation du phenomene, il faut s'efforcer de realiser la mise en scene decrite par lui. Il est clair que dans _l'Ami Fritz_, sans l'eau qui coule de la fontaine, la legende de Rebecca n'a aucune raison de se representer a la memoire de Sichel. Les cas ou une mise en scene realiste s'imposera ne sont pas aussi frequents ni aussi nombreux qu'on pourrait le croire au premier abord. Le plus souvent, il sera prudent de s'en tenir a l'ancienne conception decorative qui ne recherche qu'un effet simple et general. Et cela pour deux raisons d'ordre superieur. La premiere, c'est que l'impression que nous cause la nature se ramene toujours dans la realite a quelques sensations tres simples, telles que la presence ou l'absence de la lumiere, le mouvement ou le repos des objets, le bruit ou le silence, le plus ou le moins de vapeur humide dans l'atmosphere, le plus ou le moins de grandeur ou de profondeur, etc. Tout le surplus de nos impressions, souvent tres complexes, nait du rapport que ces sensations simples ont avec l'etat moral de notre ame. Il faut, par consequent, dans la representation des effets de la nature ne pas tenir compte de ce que, precisement, y mettra le spectateur, pour peu que l'action dramatique ait incline son ame vers tel ou tel etat psychologique. C'est la une raison toute philosophique. La seconde raison a une portee esthetique a laquelle j'ai deja fait allusion ci-dessus, et sur laquelle j'appelle l'attention des personnes qui se laissent trop facilement seduire par les promesses de l'ecole realiste ou naturaliste. Quand on transporte le monde exterieur, objets ou phenomenes, sur la scene, on n'en donne naturellement qu'une copie, qu'une imitation. Sur la scene, on ne batit pas de vraies maisons, on ne plante pas de vrais arbres, on ne deroule pas de veritables flots, on ne pousse pas dans le ciel de vrais nuages, etc.; on ne nous donne de toutes ces choses que des imitations. Or, du moment que l'on ne presente pas au spectateur les objets reels qui, selon le poete, devraient avoir une influence psychologique sur les personnages du drame, on ne peut pas compter que les objets imites auront la meme portee, attendu que l'attention du spectateur est, non pas attiree par la contemplation du phenomene naturel, mais preoccupee uniquement du phenomene artistique de l'imitation. Plus l'on compliquera la mise en scene, plus on cherchera a reproduire avec exactitude les impressions de la nature, plus l'on comptera sur la perfection decorative pour agir sur l'inclination morale des spectateurs, et plus l'ecole realiste s'eloignera du but qu'elle poursuit; car l'esprit du spectateur, sollicite, par des impressions optiques, et sensible a toute creation artistique, s'attachera obstinement a ce qui lui offrira un interet immediat, c'est-a-dire a l'art particulier de la mise en scene, aux procedes scientifiques ou autres de l'imitation, et ne subira par consequent pas l'influence psychologique qu'on aura eu la pretention d'exercer sur lui. Dans ce cas, c'est tout simplement un art d'ordre inferieur qui prend le pas sur un art d'ordre superieur. CHAPITRE XL L'ecole naturaliste au theatre.--La theorie des milieux.--Des milieux generateurs.--Des milieux contingents.--Conjonction de l'ideal et du reel.--_La Charbonniere_.--Du reel dans la perspective theatrale.--_Le Pave de Paris_.--Le naturalisme imposerait des conditions nouvelles a l'architecture theatrale.--L'ecole realiste devra tendre a redevenir une ecole idealiste. A la verite, l'ecole qui s'intitule naturaliste parait avoir une grande predilection pour la forme du roman. Cela se concoit; car c'est la seulement que, lorsque les personnages n'agissent pas ou ne prennent pas la parole, un acteur, et le principal, reparaissant en scene, decrit les beautes severes ou riantes de la nature, la melancolie des bois ombreux, l'immobile majeste des monts, la pesante solitude des espaces deserts; la mysterieuse circulation de la vie, ses ardeurs et ses epuisements, et en meme temps cherche a montrer le lien sympathique qui rattache les etats psychologiques de l'etre humain a tous ces aspects de la nature. Cet acteur, c'est le poete lui-meme, dont l'ame anime la nature inanimee. Mais, au theatre, les personnages seuls ont le droit de s'adresser au public, et le poete, c'est-a-dire le demonstrateur psychologique, est reduit au silence. La nature n'agit donc dans la mise en scene que par ses effets simples et generaux, n'engendrant chez les spectateurs que des sensations initiales, simples et generales. Nous arrivons ainsi, par un autre chemin, a la meme conclusion que dans le chapitre precedent. Au theatre, le poete, present mais silencieux, n'y peut plus animer la nature et lui insuffler, comme dans le roman, une sorte de force passionnelle active. C'est pourquoi, en abordant la scene, l'ecole naturaliste est contrainte d'abandonner toute sa puissance descriptive, et de sacrifier la nature pour s'attacher aux effets humains et sociaux de la vie. Quelle est, sous ce rapport et en quelques mots, l'esthetique de l'ecole? Si je vois juste, la voici, degagee des theories secondaires qui l'encombrent et presentee sans denigrement avec toute l'impartialite dont je suis capable. On peut dire, sans exageration, qu'elle est tout entiere contenue dans la theorie des milieux. Premierement, les etres humains ne peuvent s'abstraire des milieux ou ils sont nes, ou ils se sont developpes et qui determinent leur mode de sentir, leur mode de penser et leur mode d'agir. Deuxiemement, nulle action dramatique, nee du conflit de passions humaines, ne peut s'isoler des milieux ou elle se noue, se developpe et tend a sa fin. L'ecole ne considere plus une passion en soi, mais l'envisage dans ses differents modes et met son ambition a traduire sur la scene, dans toute leur realite complexe et relative, les etats psychologiques et pathologiques des etres, individuellement determines, qui agissent sous l'empire d'une passion. Ce qu'elle cherche, c'est donc une verite plutot relative qu'absolue. C'est pour cela que nous avons dit plus haut que l'ecole agrandissait la superficie de l'art, en abaissant sensiblement l'ideal. On peut, en effet, accorder au realisme le droit qu'il reclame de differencier, par exemple, le mode d'aimer de l'homme du peuple de celui de l'homme du monde; mais des que la jalousie armera d'un couteau la main de l'un et de l'autre, elle devrait a son tour reconnaitre que toutes les distinctions sociales s'aneantissent devant un fait pathologique purement humain. L'art, parti du particulier et du relatif, doit donc aboutir au general et a l'absolu; et par suite le poete, apres avoir soigneusement pris ses types dans la realite, doit tendre a l'ideal, c'est-a-dire a degager l'etre humain de toute contrainte sociale et a debarrasser les passions des masques sous lesquels cette contrainte les force a se cacher et a se derober aux regards. C'est le transport du relatif au theatre qui fait la richesse de l'art moderne; mais c'est seulement en degageant l'absolu de ses donnees relatives que celui-ci assurera a ses productions une valeur generale et une portee psychologique universelle, et leur donnera l'esperance de vivre au dela du temps present. En cela, l'esthetique theatrale devra suivre l'esthetique dramatique. Si le poete a conduit rationnellement son oeuvre du relatif a l'absolu, la mise en scene devra s'efforcer de ne pas contrarier cette evolution ascendante. On peut donc, conclure que, dans une oeuvre dramatique moderne, la mise en scene devra realiser avec le plus de soin possible tous les tableaux d'exposition, ceux ou s'accusent le relatif des idees et des faits ainsi que l'influence des milieux sur les caracteres et sur les passions; mais, a mesure que l'action s'approchera du denouement, elle devra de plus en plus sacrifier, soit dans les decors, soit dans les costumes, soit dans la figuration, les traits particuliers qui faisaient la richesse des premiers tableaux, et peu a peu revetir un aspect general qui puisse s'harmoniser avec ce qu'a d'absolu et de purement humain l'explosion psychologique et pathologique des passions. La seconde loi se rapporte, comme nous l'avons dit, a l'influence contingente des milieux. C'est l'aspect multiple et complexe de la vie que l'ecole cherche a realiser par l'observation de cette loi. Poussez la porte d'un etablissement public quelconque, et dans la foule des etres humains qui y sont reunis, que de drames et de comedies! Ici un beau drame d'amour va naitre, tandis que la une folle comedie se denoue; dans le groupe prochain un marche honteux se conclut; dans celui-ci un crime horrible se prepare, tandis que dans celui-la s'epanouissent la jeunesse et le bonheur. Une action tragique ou comique ne se developpe pas dans le vide, mais elle se meut en traversant des milieux successifs, qui souvent determinent une modification dans la direction de sa trajectoire. Tous ces tableaux nous representent la vie dans sa complexite et dans son heterogeneite actuelles; ils forment le fond pittoresque sur lequel s'enlevent en vigueur les personnages de premier plan. Si ce sont les personnages qui disparaissent, il n'y a plus d'action dramatique; mais si ce sont les tableaux qu'on soustrait a la vue, on enleve au drame ce qui precisement lui donnait l'aspect saisissant de la vie. En un mot, un drame ne se profile jamais ici-bas sur un fond neutre, semblable a ces fonds gris sur lesquels les peintres enlevent vigoureusement un portrait, mais sur des tableaux animes eux-memes, sur des lambeaux d'histoire humaine et sociale qui sont souvent le commentaire le plus eloquent du drame, soit qu'ils expliquent la fatalite d'un acte par l'influence du milieu traverse, soit que par contraste ils en accusent plus fortement l'horreur. De la se deduisent la composition et la construction d'une piece naturaliste. Il s'agit de peindre les differents moments de l'action au milieu des tableaux animes ou celle-ci s'est successivement transportee. D'ou la necessite d'une mise en scene toujours changeante et variee. C'est une succession de tableaux de genre, faits d'apres nature, a tous les degres de la vie sociale, depuis ses bas-fonds jusqu'aux couches superieures. Evidemment, cette suite d'exhibitions, souvent pleines de mouvement et d'expression, ou le pittoresque atteint une grande intensite, constitue pour les yeux et meme pour l'esprit un amusement parfois tres vif. On arrive ainsi a renouveler et a diversifier, jusqu'a les rendre meconnaissables au premier abord, des drames a peu pres aussi vieux que l'esprit humain. Prenez l'_Andromaque_ de Racine, vous en pourrez transporter l'action dans tous les mondes, depuis le plus raffine jusqu'au plus abject, et vous pourrez diversifier a l'infini votre drame en faisant traverser a vos personnages les milieux les plus etranges. Sans doute, c'est precisement cette possibilite qui constitue la critique du systeme. Mais ici, je ne critique pas, j'analyse et j'expose les theories d'une ecole, en cherchant au contraire a les montrer dans leur jour le plus favorable. Or, ce que l'ecole recherche par-dessus tout, c'est l'exactitude des tableaux, destinee a procurer au spectateur, une sensation tres intense de la vie. C'est donc ici qu'apparait la mise en scene, dont les lois imposent une limite aux pretentions de l'ecole. Ce qui nous reste donc a examiner, c'est jusqu'ou la mise en scene peut se preter a toutes les exigences naturalistes. Je le ferai tres brievement, attendu que le lecteur, arrive au dernier chapitre de cet ouvrage, a son jugement forme sur les points principaux qu'il nous faut examiner. Or, en abordant la scene, l'ecole naturaliste rencontrera, sans pouvoir la resoudre, une double difficulte dramatique et theatrale, qui ne derive nullement de lois arbitraires ou de theories plus ou moins contestables, comme celle des trois unites, mais qui tient uniquement a la structure de l'esprit et de l'oeil du spectateur. Cette difficulte consiste, au point de vue dramatique, dans la juxtaposition, incoherente pour l'esprit, de l'ideal et du reel, et, au point de vue theatral, dans la juxtaposition incoherente pour l'oeil, du vrai et du faux. Ainsi, d'une part, toute representation ideale detruira l'impression tres vive que nous aurait causee la presentation du reel, ou reciproquement l'effet de la premiere sera detruit par celui que produira la seconde; d'autre part, toute opposition entre la realite et la perspective theatrale, qui met en presence le vrai et le faux, aneantira immediatement l'illusion et reduira le reel a l'imaginaire. On peut aisement fournir des exemples qui mettront en relief cette double contradiction. Dans _la Charbonniere_, un tableau representait une salle d'hopital. L'aspect de cette salle nue, blanchie a la chaux, que garnissaient deux rangees de lits entoures de leurs rideaux blancs, etait d'un realisme vraiment saisissant. Au pied du premier lit, a droite, une soeur, veillait; dans le lit etait etendue une moribonde, dont le visage a demi fracasse etait recouvert d'un voile de gaze. Le tableau, dans sa simplicite tragique, causait une double impression de pitie et de terreur; et cette impression ne se fut pas effacee si le drame n'eut amene dans ce tableau une representation de la mort et ensuite une representation de la folie. Ces deux representations ne peuvent jamais etre qu'ideales, c'est-a-dire concues et rendues idealement par la reduction forcee du temps necessaire a la succession des phenomenes morbides, par la predominance des effets generaux et par l'effacement des traits particuliers. Or, des que l'ideal surgissait au milieu du reel, l'impression premiere se dissipait immediatement, et l'esprit du spectateur, debarrasse de toute angoisse, s'interessait a l'imitation artistique de la mort et de la folie. Dans ce tableau, la mort et la folie etaient, contre le voeu de l'auteur moins poignantes que le decor; et par consequent la realite tragique de celui-ci avait detruit d'avance l'effet que l'auteur devait attendre de ce double denouement. En outre, la recherche de l'impression reelle avait d'avance annihile tout l'effort artistique des comediens. La juxtaposition de la realite empeche donc l'illusion de se produire au meme degre que si le denouement se profilait sur un decor de carton. L'idee de juxtaposer l'art et la realite est contradictoire et constitue pour l'ecole naturaliste un obstacle insurmontable. Celle-ci doit donc, si elle veut rester fidele a ses theories, ne jamais introduire de representation ideale au milieu de tableaux fondes sur la presentation du reel. Par consequent, l'ecole est condamnee a n'introduire dans ses tableaux qu'un minimum d'action dramatique, et c'est a cela, en effet, qu'elle tend de plus en plus. Les pieces tournent chaque jour davantage a des exhibitions de tableaux vivants et animes, art inferieur, sensualiste et materialiste, mais surtout tres borne et qui ne peut fournir une longue carriere. Dans _le Pave de Paris_, joue a la Porte-Saint-Martin, un tableau representait l'interieur d'un tunnel. A un moment donne, un train de chemin de fer traversait la scene a l'arriere-plan. Je ne me souviens pas bien au juste de la fable dramatique; en tous cas, a l'arrivee du train, en tete duquel s'avancait la locomotive, armee de ses feux rouges comme de deux yeux sinistres, la deception du spectateur etait complete, et ce chemin de fer de carton frisait le ridicule. C'est qu'en effet ce n'etait qu'un joujou. La locomotive et les voitures du train n'avaient que les dimensions que leur imposait la perspective theatrale, et par consequent elles etaient trop petites pour la distance reelle. Dans _la Jeunesse du roi Henri_, un des decors representait un carrefour dans une foret, et la perspective habile donnait a cette foret de vastes proportions. Soudain, deux ou trois cavaliers debouchent du fond, suivis d'une meute de vrais chiens: immediatement la foret devient un joujou. C'est Gulliver s'ebattant maladroitement dans un paysage de l'ile de Lilliput. Cette contradiction optique provient, on le sait, de ce que la profondeur de la scene est en grande partie fictive. Voila encore un obstacle que ne pourra surmonter l'ecole naturaliste. Il lui est donc interdit de composer des tableaux ou doit eclater la contradiction qui resulte de la juxtaposition d'etres soumis a la perspective reelle de la nature et d'objets soumis a la perspective fictive des theatres. Pour aborder certaines representations, l'ecole, pour etre consequente avec elle-meme et pour realiser quelques-uns de ses principes les plus chers, devra se resoudre a faire construire des theatres speciaux, a scenes rectangulaires tres profondes, dans lesquels le plancher de l'orchestre et du parterre sera sensiblement eleve, et le plancher de la scene ramene a l'horizontalite. Alors, c'est, l'oeil seul du spectateur qui inclinera toutes les lignes des decors au point de fuite, et les acteurs, en s'enfoncant dans les profondeurs de la scene, seront partout a leur place et n'auront que les dimensions qu'ils doivent avoir. Mais ce sera en meme temps la fin du theatre parle et le retour aux drames mimes. En resume et pour conclure, l'ecole naturaliste, en abordant le theatre, se verra enfermee dans un cercle tres etroit, dont il lui sera artistiquement et scientifiquement impossible de franchir les limites. C'est pourquoi nous ne verrons jamais se produire une piece naturaliste, telle que les adeptes de l'ecole l'imaginent dans leur naivete esthetique. Est-ce a dire que les efforts de l'ecole seront vains et inutiles? Une telle conclusion serait injuste et contraire a la verite. Par la presentation du reel, chaque fois qu'elle pourra eviter la double contradiction que nous lui signalons dans ce chapitre, l'ecole realiste pourra agrandir l'etendue superficielle de l'art theatral, de meme qu'elle pourra agrandir l'etendue superficielle de l'art dramatique en s'attachant a la peinture des traits particuliers et des caracteres individuels. Ce sera un resultat qui n'est pas a dedaigner et auquel elle serait sage de borner son ambition. Si elle vise un but plus eleve, elle devra alors modifier ses principes; et, de meme que les sciences, dans leur periode d'analyse patiente, nourrissent le long espoir d'une synthese future, de meme l'ecole realiste ne devra chercher dans ses experiences actuelles, dans l'etude des faits et des phenomenes, que les elements d'une idealisation future. Apres la periode actuelle d'apprentissage artistique, qui n'etait pas inutile pour corriger les visibles deviations d'un art depuis trop longtemps traditionnel et conventionnel, elle redeviendra a son tour une ecole idealiste, et c'est seulement alors qu'on pourra decider si le nouvel ideal de nos petits-neveux sera d'un degre superieur ou inferieur a celui de l'ecole classique, et si la route douteuse, ou nous sommes aujourd'hui engages, aura conduit l'esprit francais a un nouveau progres ou a une decadence definitive. TABLE DES MATIERES PREFACE CHAPITRE PREMIER Le succes n'est pas la mesure de la valeur intrinseque d'une oeuvre dramatique.--Les variations de l'art correspondent aux variations de l'esprit. CHAPITRE II La valeur d'une piece ne depend pas de son effet representatif.--Ce n'est pas l'effet representatif qui a assure la renommee du theatre des Grecs, non plus que des theatres etrangers et de notre theatre classique. CHAPITRE III De l'effet representatif ideal dans un esprit cultive.--Imperfections de la mise en scene reelle.--Sa necessite pour les esprits peu cultives.--La mise en scene ideale est le modele et le point de depart de la mise en scene reelle. CHAPITRE IV Rapports de la mise en scene avec la valeur d'une oeuvre dramatique.--Le peu d'appareil des theatres de province favorisait l'art dramatique.--L'exces de mise en scene lui est nuisible. CHAPITRE V Recherches d'un principe physiologique auquel puissent se rattacher les lois de la mise en scene.--Les impressions intellectuelles et les sensations organiques s'annihilent reciproquement. CHAPITRE VI De la fin que se proposent les beaux-arts.--L'exces de la mise en scene nuit a l'integrite du plaisir de l'esprit.--La lecture est la pierre de touche des oeuvres dramatiques.--La mise en scene est tantot une question de gout, tantot une question d'habilete. CHAPITRE VII Competence litteraire necessaire a un directeur de theatre.--Etablissement theorique des frais generaux de mise en scene.--L'art dramatique exigerait des vues a longue portee. CHAPITRE VIII La mise en scene est conditionnee par le nombre probable de spectateurs.--Grossissement par les acteurs des effets representatifs.--Les actrices moins portees a exagerer les effets.--_Le Monde ou l'on s'ennuie_.--Necessite actuelle de plaire a la foule.--Abaissement de l'ideal.--Compensation.--Utilite et devoir des theatres subventionnes. CHAPITRE IX La mise en scene ne doit pas pecher par defaut.--De la contention d'esprit du spectateur.--La mise en scene ne doit pas proposer a l'esprit de coordinations contradictoires. CHAPITRE X De la perspective theatrale.--Contradiction du personnage humain avec la perspective des decors.--Precautions a prendre par le decorateur et par le metteur en scene. CHAPITRE XI La decoration doit avoir une valeur generale et non particuliere a un moment determine.--Moderation dans l'emploi des moyens accessoires. CHAPITRE XII La mise en scene est conditionnee par la logique de l'esprit.--De la decoration peinte et du materiel figuratif.--Leurs relations avec le drame.--Leur action differente sur l'esprit du spectateur. CHAPITRE XIII De la fin necessaire des objets composant le materiel figuratif.--_Le Misanthrope et les Femmes savantes_.--Le hasard n'est pas un ressort dramatique. CHAPITRE XIV De la sensualite et de l'individualite dans le gout actuel.--Derogations aux principes.--Rapports de la mise en scene avec le milieu theatral.--Caractere d'un theatre, de son repertoire et du public qui le frequente. CHAPITRE XV Rapports de la mise en scene avec le milieu dramatique.--Pieces ou domine l'imagination.--Le theatre de Scribe.--Le theatre de Victor Hugo.--Effet curieux observe dans _Quatre-vingt-treize_. CHAPITRE XVI Des pieces ou domine le sentiment.--Cas ou les causes de l'emotion sont subjectives.--_Le Mariage de Victorine_.--Cas ou les causes de l'emotion sont objectives.--_L'Ami Fritz_. CHAPITRE XVII Des pieces ou domine la fantaisie.--Caractere de la fantaisie.--Le theatre de M. Labiche et de M. Meilhac.--Limites de la fantaisie.--De la convenance dans la fantaisie.--_Lili_.--Pieces d'ordre composite.--_Ma Camarade_.--Les feeries. CHAPITRE XVIII Rapports de la mise en scene avec le milieu social.--La mise en scene se modifie comme la societe.--Types generaux de l'ancienne comedie.--Le _Tartufe_.--Complexite et heterogeneite de la societe actuelle.--Plasticite necessaire de la mise en scene.--Vieillissement rapide du theatre moderne. CHAPITRE XIX Lois restrictives de la mise en scene.--De la loi de proportion.--Plans d'importance scenique.--_L'Ami Fritz_.--Des repas de theatre.--Application de la loi au materiel figuratif. CHAPITRE XX De la loi d'apparence.--De l'usage des lorgnettes.--Au theatre le sens du toucher ne s'exerce jamais.--Seules les sensations optiques sont directes.--Le theatre ne nous doit que des apparences.--Des costumes et des toilettes des actrices. CHAPITRE XXI Rapports de la mise en scene avec l'espace et le temps.--_Les Danicheff et l'Oncle Sam_.--Du vrai et du vraisemblable.--De la couleur locale.--Predominance des traits generaux.--Les romantiques.--_Le Cid et Bajazet_.--Le theatre de Victor Hugo. CHAPITRE XXII Vanite de toute recherche archeologique.--Des differents styles.--Les costumes du _Misanthrope_.--Le temps efface les traits particuliers.--Formation des types artistiques.--Destruction de la mise en scene.--Necessite de demonter les oeuvres classiques.--Des reprises.--_Antony_.--La mise en scene est une creation artistique.--Erreur de l'ecole realiste. CHAPITRE XXIII De la representation des oeuvres classiques.--Du plaisir theatral.--De la sensation du beau.--Analyse de cette sensation. CHAPITRE XXIV De la mise en scene tragique.--Ce qu'elle etait jadis en France. Ce qu'elle etait chez les Grecs.--Notre imagination seule cree la mise en scene tragique.--Du caractere general de la decoration et des costumes.--La mise en scene n'est pas immuable. CHAPITRE XXV Etude de la mise en scene de _Phedre_.--Le decor.--Comparaison avec les theatres des anciens.--De l'ornementation.--Du materiel figuratif.--Son influence sur la composition du role de Thesee. CHAPITRE XXVI Du costume tragique.--Accord du costume avec les peripeties du drame.--Du costume de Theramene.--L'uniformite de costume concorde avec l'unite passionnelle d'un role.--Du costume de Thesee.--Les accessoires doivent convenir au texte et a l'action.--Du costume d'Hippolyte. CHAPITRE XXVII Rapport du costume avec la personnalite.--Le costume doit s'accorder avec les etats psychologiques d'un personnage.--Du costume de Phedre.--Influence du costume sur le jeu et sur la diction.--Les costumes d'_Iphigenie_. CHAPITRE XXVIII Des salles de spectacle.--De la scene.--Des zones invisibles.--De la ligne opaque.--Du lieu optique.--Elements de statique theatrale.--Exemples.--Des mouvements sceniques dans _Phedre_. CHAPITRE XXIX De la figuration.--De son role actif.--_Athalie_.--De son role passif.--_Oedipe roi_.--Des mouvements orchestriques.--Des figurants de tragedie.--Regles a observer. CHAPITRE XXX Des actes et des tableaux.--Confusion frequente.--Unite dramatique des actes.--Du theatre espagnol, anglais, allemand.--Les changements de tableaux impliquent des changements a vue. CHAPITRE XXXI De l'imitation de la nature.--De la presentation et de la representation d'un phenomene.--De la representation de la mort.--Toute representation est conditionnee par l'imagination du spectateur.--Le jugement du public est subordonne a l'idee qu'il se fait de la realite. CHAPITRE XXXII De l'acteur.--De la formation subjective des images.--Rapport de la creation de l'acteur avec l'ideal du public.--Toute evolution ideale implique une modification dans l'image representee.--C'est la generalite d'un phenomene qui justifie sa representation.--_Smilis_.--L'acteur doit eviter l'accidentel. CHAPITRE XXXIII De la composition d'un role.--Des traditions.--De l'intuition et de l'introspection.--Developpement des images initiales.--Rapport ou contraste entre les images initiales de differents roles.--_Le Demi-Monde_.--_Le Gendre de M. Poirier_.--_Mademoiselle de Belle-Isle_. CHAPITRE XXXIV Aptitude a jouer certains roles.--De la personnalite scenique de l'acteur.--Complexite et heterogeneite des roles modernes.--Leur influence sur l'art dramatique et sur l'art theatral.--Deformation du talent de l'acteur. CHAPITRE XXXV Complexite de la mise en scene moderne.--_L'Avocat Patelin; Bertrand et Raton; Pot-Bouille; la Charbonniere_.--Invasion du reel.--Du procede.--Retour necessaire au repertoire classique.--Son influence sur le talent des acteurs.--Necessite des theatres subventionnes. CHAPITRE XXXVI Du role de la musique au theatre.--La puissance musicale.--Le melodrame.--Le vaudeville.--Evolution de l'art dramatique.--La musique devenue un personnage dramatique. CHAPITRE XXXVII De l'execution musicale.--Des rapports de la musique avec l'action dramatique.--_Le Monde ou l'on s'ennuie_.--Le theatre de Victor Hugo.--_Lucrece Borgia.--Ruy Blas.--L'Ami Fritz_.--Transport d'effet: _les Rantzau.--Les rois en exil_. CHAPITRE XXXVIII Decadence de l'art dramatique.--Des conventions dans l'art classique.--Grandeur de l'art ideal.--De l'evolution democratique.--Caractere de la sensibilite du public.--Son jugement artistique.--De l'ecole realiste.--De l'esprit moderne.--De l'individuel et de l'exceptionnel.--Causes d'avortement. CHAPITRE XXXIX Role actuel de la mise en scene.--La loi de concentration.--Du naturalisme moderne.--De la puissance psychologique de la nature.--La realite est une cause formelle et non finale d'une evolution dramatique.--_L'Ami Fritz_.--Rapports de la mise en scene avec la conception poetique.--_Il ne faut jurer de rien_.--De l'imitation theatrale. CHAPITRE XL L'ecole naturaliste au theatre.--La theorie des milieux.--Des milieux generateurs.--Des milieux contingents.--Conjonction de l'ideal et du reel.--_La Charbonniere_.--Du reel dans la perspective theatrale.--_Le Pave de Paris_.--Le naturalisme imposerait des conditions nouvelles a l'architecture theatrale.--L'ecole realiste devra tendre a redevenir une ecole idealiste. End of Project Gutenberg's L'art de la mise en scene, by L. Becq de Fouquieres *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ART DE LA MISE EN SCENE *** ***** This file should be named 12489.txt or 12489.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/4/8/12489/ Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team from images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. For example: http://www.gutenberg.net/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: http://www.gutenberg.net/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: http://www.gutenberg.net/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: http://www.gutenberg.net/GUTINDEX.ALL