The Project Gutenberg EBook of Contes irreverencieux, by Armand Silvestre This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Contes irreverencieux Author: Armand Silvestre Release Date: April 19, 2004 [EBook #12080] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES IRREVERENCIEUX *** Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr CONTES IRREVERENCIEUX Par ARMAND SILVESTRE _Illustrations de P. Kauffmann_ L'INVITE [Illustration: fig01.png] L'INVITE Sur le mail plante de tilleuls, dont les feuilles agitent, dans le vent automnal, un petit cliquetis de cuivre, dominant la riviere ou le reflet des peupliers sur l'autre rive echevele de minces filets d'or, non loin de la statue du celebre Gigomard, unique grand homme dont s'enorgueillisse la petite cite de Lafouillouze-en-Vexin, plus melancolique a la fois que les tilleuls roux, les peupliers jaunes et le celebre Gigomard dans son habit de bronze vert ou les pigeons brodent de blanches passementeries, M. Rodamour, qui a choisi ce lieu charmant pour y prendre sa retraite, acheve sa promenade accoutumee. Ayant, comme beaucoup d'imprudents, en cette perfide saison, oublie son paletot, il sent, dans ses vetements trop legers, comme une chose grelottante qui est lui-meme, le soleil ayant tout a coup disparu derriere la colline qui forme l'horizon occidental, et ne mettant plus qu'aux cimes des grands arbres de l'avenue un frisson de lumiere flambante qui s'eteint dans un leger brouillard--telle une rangee de cierges quand la messe est finie. Ancien conservateur des hypotheques au chef-lieu, dote d'une retraite suffisante a ses gouts, officier de l'instruction publique, M. Rodamour aurait, semble-t-il, tout ce qu'il faut, pour etre heureux, a un homme qui n'a pas reve plus que cela dans la vie. Un veuvage, longtemps, mais patiemment attendu, a ajoute, a toutes ces faveurs du destin, les bienfaits d'une complete liberte. Il a un bon chien sur ses talons, une bonne pipe au coin de son feu, il est suffisamment egoiste pour ne pas souffrir du mal des autres. En verite, l'heureux bonhomme, la bourrique bourgeoise et fortunee que voila! Et cependant, M. Rodamour qui possede, en surcroit, un intellect assez borne pour defier les tortures de l'esprit, est plus melancolique que les tilleuls roux, les peupliers jaunes et le vert Gigomard tout ensemble. Depuis son arrivee dans la petite ville, il n'avait qu'une ambition: etre invite a diner chez le baron de Picpus, ou se reunissaient, de temps en temps, en des agapes quasi-officielles, par leur solennite, les gens qui etaient censes constituer la bonne compagnie de la ville: ce qu'on est convenu d'appeler, en province, la societe. On ne faisait pas partie du monde de la Lafouillouze-en-Vexin, quand on ne dinait pas chez le baron de Picpus, et l'hospitalite, sur invitations, de cet ancien prefet, une des gloires du 16 Mai, etait quelque chose comme un titre de noblesse et comme un brevet de bon ton. Ce n'etait pas seulement la vanite et la conscience de sa bonne education qui lui faisait souhaiter ardemment d'entrer dans cette aristocratie. M. Rodamour est, a la fois, tres gourmand et tres econome. Or, les diners du baron de Picpus passaient pour de vraies fetes gastronomiques. On renommait surtout les vins qui s'y buvaient et, plus d'une fois, par de belles nuits toutes fremissantes d'etoiles, on avait vu les convives s'egrener, a la sortie de la maison, en un chapelet brise d'hilarites titubantes que se renvoyaient les murs. Ces jours-la, on ne trouvait dans la ville, ni une volaille grasse, ni une piece de gibier, ni une primeur. M. Rodamour se pourlechait moralement les babines de toutes ces goinfreries imaginaires pour lui, mais dont on parlait partout avec enthousiasme le lendemain. Faut-il devoiler jusqu'au bout son ame? Eh bien! il etait loin d'etre insensible aux charmes dodus de madame la baronne, qui avait ete une fort belle femme, et dont la maturite confortable valait encore certainement mieux qu'un tas de jeunesses etriquees. Car ce qui reste d'une beaute reelle est certainement preferable a la laideur la plus fraiche, et une rose, meme en son declin parfume, est, pour sa tige, une plus belle parure que le cynorhodon qui vient a peine de se former. Et voila pourquoi notre ancien conservateur avait si fort envie de frequenter chez le baron et d'y trouver la table, sinon le lit, ayant toujours su d'ailleurs, comme on l'apprend dans l'administration francaise, moderer ses desirs. [Illustration: fig02.png] Mais, en vain, il avait accumule les visites et les politesses, les prevenances et les marques de sympathie respectueuses. La porte lui demeurait fermee. On ne l'invitait pas, et il croyait meme avoir remarque, avec une certaine douleur, que madame la baronne le regardait, dans la rue, avec un oeil qui n'avait rien de caressant. Brrrr! il rentre donc chez lui, chasse du mail, avant l'heure coutumiere, par un caprice subit de la temperature. Il va passer devant l'hotel du baron, ou de malheureux iris, plantes au-dessus des pilastres de la grande porte, flottent dans le vent subitement leve, comme les lanieres d'un fouet. La grande porte s'ouvre et madame la baronne en sort dans une toilette merveilleusement seyante a son opulente personne, et secouant dans l'air les effluves delicats des parfums les plus mondains. Ses yeux rencontrent la silhouette de notre Rodamour et ne se chargent pas, comme a l'ordinaire, d'eclairs ironiques et sourds. Au contraire, on dirait que s'y peint une certaine joie de cette rencontre inattendue. Rodamour est bien pres de s'evanouir d'emotion quand il la voit venir a lui, ses jolies mains, gantees de suede pale, presque tendues vers les siennes, et il lui faut s'appuyer sur sa canne quand il l'entend lui dire, d'une voix plus que bienveillante dans l'accent: "--Cher monsieur, nous avons ce soir quelques amis a diner. Voulez-vous nous faire, au baron et a moi, l'honneur d'etre des notres?" M. Rodamour balbutie un remerciement eperdu. "--Nous comptons absolument sur vous", continue la grande dame en lui abandonnant sa jolie main gantee de suede pale. M. Rodamour etait fou de joie. L'exces de sa felicite l'induisait meme en de compromettantes reveries. Cette invitation a brule-pourpoint et comme dictee par un besoin imperieux de l'ame; cet abandon subit apres tant de dedains apparents; ces dedains ne cachaient-ils pas une sympathie secrete, longtemps inavouee et vaguement criminelle? N'etaient-ils pas une ruse d'honnete personne defendant son honneur contre une passion sans merci? Il n'etait plus jeune; mais elle, aussi, avait franchi les bornes de l'adolescence. Il etait d'ailleurs bien conserve et l'on voit souvent les dames de province preferer des messieurs un peu murs, experimentes et discrets, a des godelureaux compromettants. Je vous dis qu'il etait fou. Des visions de repas sardanapalesques et d'amoureuses orgies hantaient le cerveau desequilibre du vieux pasteur d'hypotheques. Il rentra chez lui et commenca une toilette qui eut fait rever l'ombre elle-meme de Brummel. Pendant ce temps, Mme de Picpus etait rentree et avait dit a son mari: "--Ma foi, j'ai rencontre cette vieille bete de Rodamour, et, n'ayant pas eu le temps de trouver mieux, je l'ai invite. Nous ne serons pas treize a table. C'est l'essentiel. Dans ce cas-la, on fait le quatorzieme comme on peut." Et M. le baron lui avait repondu: "--Tu le mettras entre Mme Pevolant, qui begaye, et Mlle des Haudriettes, qui est sourde comme un pot. Comme ca, il ne pourra pas causer et n'ennuyera personne. L'heure du diner est proche; madame la baronne, en un decollete aimable, decouvrant les splendeurs d'un automne encore ensoleille, donne les derniers ordres, puis recoit les premiers invites, les indiscrets qui volent, a la salle a manger et a l'office, les supremes et utiles coups d'oeil de la maitresse de maison, espece prejudiciable aux interets de tous. Madame la baronne n'en est pas moins infiniment gracieuse avec ces importuns, et la joie de recevoir--car elle est essentiellement mondaine--s'epanouit sur son visage delicieusement duvete de neige fine et odorante. Tout a coup, un domestique apporte une lettre sur un plateau.--"Vous permettez?--Comment donc?" Mme la baronne lit et palit. Puis, se rapprochant du baron qui fait de la sale politique au coin de la haute cheminee: "--Nous voila bien! lui dit-elle tout bas. Cet imbecile de Bigoudi ne vient pas.--Alors, nous revoila treize! Tu avais bien besoin d'inviter ce Rodamour!--Je l'ai fait pour le mieux. Lui ou un autre...--Pardon! un autre aurait ete peut-etre moins ennuyeux. Fais comme tu le voudras, mais je n'en veux plus." Madame la baronne sortit un instant en tapotant nerveusement ses jupes. Cinq minutes apres, un homme, gante de frais, boitillant en des bottines vernies toutes neuves, un foulard tendu sur le plastron de sa chemise pour qu'elle ne fut froissee du vent, sonnait, d'un petit air tout ensemble timide et belliqueux, a la porte de l'hotel. C'etait notre Rodamour. Le meme domestique, qui avait porte la lettre, le recevait, sans lui laisser franchir l'huis, malgre une bonne petite cinglee de givre dans l'air. "--Monsieur et madame la baronne sont desoles, lui disait-il, mais le diner est decommande." En se retournant, abasourdi par cette nouvelle, M. Rodamour se heurte a un jeune patissier portant, sur la tete, une magnifique langouste en belle-vue, aux larges et savoureuses hosties saupoudrees de truffes, portant, comme Louis XIV, une perruque de laitue fraiche. Sa situation est bien difficile a Lafouillouze-en-Vexin depuis cette triste soiree. Tout le monde sait que le diner a eu lieu, et il avait conte a tout le monde qu'il y etait invite. On commence a le soupconner d'avoir eu quelque chose de louche dans son passe, d'avoir laisse echapper quelque hypotheque, par exemple. C'est tout au plus si on le salue. Plus que jamais, il depasse, en melancolie, les tilleuls roux, les peupliers jaunis et le vert Gigomard. Voltaire a eu raison de dire que la superstition avait ete une source effroyable de maux pour l'humanite. ANGELIQUE [Illustration: fig03.png] ANGELIQUE C'etait un vrai gentilhomme que le marquis de Libersac, en son marquisat girondin de vieille souche, authentiquement allie aux plus grandes familles du Bordelais, mais vivant dans la retraite, pour ce que la modicite de son bien ne lui eut pas permis de faire bonne figure parmi ses pairs. Sa seule fortune consistait, en effet, en vignes, constituant, d'ailleurs, un clos justement renomme, mais de petite etendue. Il vivait donc uniquement du produit de la vente de son vin, ce qui rappelle de loin seulement les occupations heroiques des preux et des croises dont le sang coulait dans ses veines. Mon Dieu! eut-il ete peut-etre tres capable aussi de tenter, pour sa foi, quelque perilleuse aventure. Mais, marie jeune, et veuf peu de temps apres, il se devait a sa fille Angelique, laquelle etait digne, d'ailleurs, de tous les devouements, meme les plus bourgeois, c'est-a-dire quelquefois les plus malaises en ce monde. Avec elle, il habitait le vieux manoir de ses aieux, tres delabre, mais denue de ce pittoresque grandiose qui fait certaines ruines plus grandes encore que ce qu'elles ont remplace. Le ciel avait decidement refuse les sublimes coleres de sa foudre a la tempete, ou toutes les grandeurs de la race du marquis avaient disparu. Mais Mlle Angelique avait fleuri les murailles nues de mille plantes grimpantes qui leur faisaient comme un estival vetement, aristoloches, gobeas, volubilis, capucines, s'enlacant et se perdant au feuillage des vignes vierges que septembre ensanglantait sous le vol alangui deja des papillons et des abeilles. Elle-meme etait, d'ailleurs, la poesie vivante de ce melancolique sejour, en l'epanouissement triomphant de sa vingtieme annee, tres brune de cheveux, avec la peau volontiers caressee de reflets d'argent et d'azur, ouvrant sur la vie deux yeux clairs aux transparences ingenues et interieurement jaspes d'or, souriante aux choses de toute la blancheur de ses dents petites et egales, et de toute la pourpre de ses levres delicieusement retroussees aux coins; plutot grande que petite, de prestance abondante, les doigts fuseles comme s'ils etaient sculptes plutot dans l'ivoire que dans le marbre, les pieds cambres et de tres aristocratique dessin. Ce tres noble ensemble plastique logeait une ame bienveillante et douce, tout a fait aimante et faite pour les loyales affections dont les heureux font leur bonheur facile. C'etait donc une pensee cruelle, non pas seulement pour elle, mais pour ceux qui la pouvaient connaitre, qu'elle ne se dut pas marier. Ou, en effet, eut-elle trouve un mari, son pere n'ayant d'autre compagnie que ses vignerons et de rares valets? Ainsi, selon toutes les probabilites, cette belle fleur de jeunesse devait lentement se defraichir, sans rien donner, qu'a l'air indifferent qui passe, de sa beaute et de son parfum--telle l'eglantine sauvage qu'aucune main d'amoureux ne cueille. Il etait cependant quelques visites que le marquis, malgre sa volonte d'isolement, etait bien oblige de recevoir, celles qui etaient relatives a son commerce, les visites des commis-voyageurs en vins et des acheteurs de recoltes avec qui il etait en relations. Force lui etait meme de les recevoir avec infiniment de courtoisie, d'inviter a diner des gens fort communs d'ordinaire, voire de les garder quelquefois a coucher, le chateau de Libersac etant lointain de toute station de chemin de fer. Avec beaucoup moins de contrainte reelle que son pere, Mlle Angelique faisait, a ses hotes forces, un accueil obligeant et cordial. Au fond, elle y faisait fort peu d'attention, mieux disposee, si elle eut analyse ses propres sentiments, a s'interesser a quelque paysan beau et jeune, un peu farouche et timide, qu'a ces godelureaux des villes qui bavardent de tout. Quant au marquis, il les laissait parler a leur aise, ne s'imaginant pas tout le plaisir qu'il leur faisait. Car la plupart des hommes, sans excepter Coquelin Cadet, mon vieil ami, sont, au fond, des monologuistes qu'on ennuye toujours en les interrompant. Celui-la differait sensiblement du _Vulgum pecus_ de ces visiteurs aux periodiques venues; non pas qu'il fut moins cyniquement plebeien, mais avec des allures moins etroitement citadines. C'etait, dans toute la force du terme, un beau gars au teint d'olive sous sa chevelure crespelee, robustement taille, plutot habille a la bonne franquette que correctement enferme dans des jaquettes a la mode. Il avait le verbe haut, mais sans impertinence; quelquefois, d'ailleurs, devenait-il silencieux, ce qui genait considerablement le marquis force de lui dire quelque chose pour ne pas laisser tomber la conversation. Il se nommait M. Antoine, et faisait non la commission, mais des achats de vins en gros pour son propre compte. Comme il tenait a visiter les recoltes sur pied, ses visites duraient plus longtemps que celles des simples voyageurs. Donc, quand, mis par des tiers en relations, pour la premiere fois, avec M. de Libersac, il arriva au chateau, celui-ci se montra, avec lui, plus courtoisement hospitalier que jamais. Il lui donna une des meilleures chambres de la maison et ne lui menagea aucune des attentions interessees qui pouvaient aboutir a une grosse affaire. Le gentilhomme se mit visiblement en frais. Le premier jour, apres une longue visite aux vignes litteralement ployantes sous leur savoureux fardeau, on organisa une facon de partie de peche pour distraire l'etranger. Un ruisseau charmant coulait au bas de la propriete, plein de petites truites et d'ecrevisses. On y descendit au soleil couchant et on en revint avec un buisson d'une part et une friture de l'autre. Le diner fut presque gai et Mlle Angelique y parla, ce qui lui arrivait bien rarement en pareilles occurrences. Or, plus avant dans le soir, quand l'hote eut ete conduit a sa chambre, elle demeura, aupres de son pere, si visiblement melancolique et troublee que celui-ci lui en demanda la raison. Elle repondit d'abord vaguement et quelques generalites sur la situation vraiment triste des jeunes filles qui ont la vocation certaine du mariage et y doivent renoncer pour des convenances sociales. Puis, insensiblement, elle precisa, et avec une ingenuite charmante, une loyaute instinctive et une horreur naturelle de la dissimulation, elle fit comprendre a son pere que M. Antoine serait un mari qui ne lui deplairait en rien. Le gentilhomme eut un sourire amer et un leger haussement d'epaules. Mais, sans y faire attention, elle continua, insistant sur ce que cette union aurait de raisonnable et donnant elle-meme, a cela, de tres raisonnables motifs. --Ma chere enfant, lui dit, a la fin, M. de Libersac impatiente, en admettant que je sois pret a sacrifier, pour ton bonheur, mes repugnances naturelles a une mesalliance evidente--et peut-etre y suis-je pret, tant je t'aime!--la chose ne serait pas moins impossible. Tu n'exigeras pas que je me jette a la tete de ce monsieur, que j'entame, le premier, les negociations sur un pareil point. Eh bien! jamais un homme qui s'appelle M. Antoine n'osera concevoir l'idee de demander la main de la fille du marquis de Libersac. Nous n'avons plus d'argent, nous, la noblesse; mais le prestige nous reste, immense encore devant les gens de rien. Et sur ce discours, Mlle Angelique s'alla coucher, plus melancolique encore. Le lendemain, apres une nouvelle promenade aux ceps, il fallait occuper le temps de l'etranger jusqu'au diner que suivrait immediatement le depart. Ne sachant qu'inventer, M. de Libersac le conduisit dans une grande galerie qui lui servait de cabinet de travail. Des portraits d'aieux etaient pendus aux murailles, alternant avec des morceaux de vieilles tapisseries. Comme dans la scene celebre d'_Hernani_, M. de Libersac, qui n'avait jamais eu un tel penchant aux confidences, commenca de faire, a son hote, la nomenclature de ces gloires familiales: "--Celui-ci, fit-il, est Gontran de Libersac qui mourut a la troisieme croisade; celui-la est Bernard de Libersac qui mit a mort plus de trois mille Albigeois; cet autre est Marcel de Libersac qui fut remarque du roi dans les massacres de la Saint-Barthelemy; cet autre encore est Barnabe de Libersac qui eut le nez coupe par une hallebarde au siege de La Rochelle; voila Pierre Barthelemy de Libersac, capitaine des arquebusiers au siege de Calais; voici Gaspard de Libersac qui commandait a Fontenoy." [Illustration: fig04.png] Cependant, comme le gentilhomme tournait, avec un enthousiasme vehement, les pages de ce Bottin glorieux, M. Antoine, les mains dans ses poches, regardait en l'air, ses bajoues insensiblement remuees par quelque gavotte qu'il se sifflait interieurement. M. de Libersac s'en apercut et, un peu decontenance: "--Pardon, Monsieur, fit-il, mais je vous parle la de choses qui n'ont pas l'air de vous interesser bien vivement." Avec une rondeur charmante, M. Antoine, sur un ton respectueux toutefois, lui repondit: --Que voulez-vous, Monsieur le marquis, pour etre franc, je me f...iche de mes propres aieux. Alors, vous pensez si je me f...iche des votres. A cette impertinence ingenue, Monsieur le marquis, furieux, allait vertement repondre, quand Mlle Angelique qui se trouvait, comme par hasard, derriere la porte, bondit toute joyeuse et, prenant les mains de l'insolent: "--Ah! Monsieur, fit-elle, merci!" Et Mlle Angelique est aujourd'hui Mme Antoine, et la souche des Antoine pousse, grace a elle, de nouveaux rameaux, cependant que meurt, a jamais depouillee par l'automne, la derniere branche de l'arbre, jadis illustre, des Libersac! EMBALLE Ils me tiennent au coeur, a moi, ces pauvres forains qu'on persecute. Parce qu'ils empechent quelques bourgeois de dormir, on leur voudrait retirer la royaute de Paris, ou ils regnent maintenant toute l'annee, transportant, de quartier en quartier, le chargement de leurs roulottes, gaiete des boulevards exterieurs, delices des places lointaines. Moi qui les aime, je revendique leur droit, pour eux, a amuser les badauds, dont je suis. Je leur dois les plus pures joies de mon enfance et quelques tres bons instants de ma maturite. Que de fois, au bruissement des cymbales, aux grondements de la grosse caisse, au mugissement du trombone, j'ai senti s'engourdir en moi quelque peine d'amour! J'ai meme quelque peu aime dans ce joli monde, et n'en rougis pas. Au demeurant, de tous les saltimbanques qu'il nous faut subir, les professionnels me paraissent les plus tolerables aux honnetes gens. Qu'avez-vous a objecter, je vous prie, aux chevaux de bois? Qu'ils marchent toujours sans faire aucun chemin? Alors, que direz-vous de la politique? Moi, je leur fais un reproche: celui de s'etre americanises et d'etre devenus trop confortables. On y pose maintenant sur de vraies selles, avec de vraies brides dans les mains. Alors, autant aller tout de suite au Bois de Boulogne, sur de vrais chevaux! Vivent ceux de ma prime jeunesse, les vaillants chevaux de bois peints en rouge cru, avec des renes peintes en bleu sur le cou, et une brosse sur ledit cou, qui vous donnait l'impression de monter un des heroiques coursiers du Parthenon. Le manege Billedou, pere et fils, qui tournait il y a quelques jours, place du Lion de Belfort, ne s'eloignait pas beaucoup de ce primitif et traditionnel modele. Le prix du tour y etait demeure modestement de dix centimes, meilleur marche que l'omnibus, meme sur l'imperiale. Comme moteur vivant, il avait un cheval bai, une ancienne bete de sang qui prenait la de monotones invalides, bien qu'honorablement traitee par de bonnes et humaines gens qui l'appelaient Bijou et ne le frappaient jamais. Il n'y eut pas fait bon, d'ailleurs. La bete etait susceptible encore de fringance momentanee a la moindre caresse du fouet. Un passe de gentilhomme chevalin se revoltait, en elle, sous l'outrage. Pacifique a cela pres, ayant accepte sa circulaire et insipide promenade entre les lazzis des lascars et les rires epais des bonnes, connaissant meme si bien son metier qu'il s'arretait, de lui-meme, quand son patron avait regulierement gagne le montant de sa recette intermittente. Et, ce jour-la, un dimanche, Bijou avait eu, a son dejeuner, un picotin de plus, parce que la besogne serait rude vraisemblablement. Et depuis deux heures deja, il vous faisait tourner d'enormes charges de militaires, de petites commercantes, de commis liberes et de voyous, de fillasses en cheveux et de jeunes gens en hautes casquettes, quand la societe Pistache et Brisquet, on balade depuis le matin et qui faisait, en lacet chez les marchands de vins, un copieux lendemain de noces--une demoiselle Pistache ayant epouse un Brisquet, la veille, samedi--se precipita sur les tranquilles montures en sapin que Bijou guidait a travers l'espace, aux sons d'un orgue de Barbarie dont les tuyaux exterieurs semblaient une panoplie de seringues de cuivre, et dont l'ame souvent mouillee avait comme des grelottements dans la voix. Et ce qu'ils etaient contents, et bruyants, et peu distingues! Ils avaient ri aux larmes en poussant des hurrahs quand, a grand'peine et aidee de trois personnes, Mlle Eulalie Brisquet, tante des jeunes epoux, etait parvenue a hisser sur un des chevaux, son formidable derriere; et ils avaient failli rendre leurs gorges, a force de s'esclaffer, quand Napoleon Pistache, cousin de la fiancee, avait ecarte, en pincettes, autour du sien, ses longues guiboles qui pendaient a terre. Et le petit Mathias Brisquet, qui se tenait en hurlant, comme un singe, a la barre de fer accrochant son coursier; et la petite Melanie Pistache, assise comme une reine et faisant ses embarras deja, dans un petit carrosse peint en jaune clair! Sauf deux places seulement, les deux chevaux confinant a l'orgue et qui avaient ete juges bons pour des sourds, la societe Pistache et Brisquet occupait tout le manege Billedou pere et fils, et la lourde machine, ou des saucisses humaines semblaient pendues, allait se mettre en branle sur un coup de collier de Bijou, quand deux inconnus, deux etrangers, presque deux intrus, un homme et une femme, sauterent sur les deux seuls chevaux encore vacants, et, tout aussitot, s'enlacerent dans les bras l'un de l'autre, avec les mauvaises facons de concubins sans vergogne, et tout a fait indignes d'entrer dans une aussi matrimoniale compagnie. Et de se donner des baisers tout haut, devant le monde, en s'appelant de leurs petits noms d'amants: Titine et Totor. Non! ca vous sentait l'irregularite dans la vie a plein nez, jusqu'a la fripouille. Bijou venait de donner le coup de collier et l'orgue commencait de gueuler comme si on lui avait marche sur un pied, chose d'autant plus improbable qu'il n'en avait que trois. On s'amusait ferme dans la societe Pistache et Brisquet, et moins honnetement, mais plus encore, dans le couple Titine et Totor. Et pendant ce temps-la, M. Eusebe Pecrus promenait, a quelques pas de la, le long des baraques epanouies derriere la parade, une serieuse melancolie, regrettant fort, comme moi d'ailleurs, l'absence des femmes colosses, proscrites, aujourd'hui, et qui n'avaient pas leurs pareilles pour vous distraire d'un chagrin d'amour en vous faisant tater leur "petit mollet". Chagrin d'amour et humiliation conjugale, tel etait le double cas de M. Eusebe Pecrus, ancien pharmacien de seconde classe, dont la femme Ernestine, nee Lavesse, avait fichu le camp, il y avait trois ans deja, avec son premier potard, Victor Pepin, accident qui avait projete sur sa vie, jusque-la sans ennuis, une ombre douloureuse et fourchue. C'est au point que, par degout de tous les jeunes potards qui trompent leur patron en collaborant a des clysteres, il avait quitte son commerce, vendu son fonds, et vivait, pensif mais a l'aise, du produit de ses empoisonnements passes, n'ayant d'autres distractions que celles des petits rentiers inoccupes; assidu, par consequent, a toutes ces badauderies foraines, dont il ne faut tolerer la suppression a aucun prix. [Illustration: fig05.png] Comment s'en vint-il se buter, marchant comme il faisait, un peu a l'aventure, contre le manege Billedou, pere et fils, en pleine marche circulaire maintenant? ce sont ces hasards que les gens a qui ils profitent appellent: providence, et les autres: guignon. Toujours est-il qu'il poussa un cri et l'exclamation: Ah! canailles! en reconnaissant dans le couple Titine et Totor, lequel s'embrassait a tire-larigot, en passant devant lui, son infidele epouse nee Lavesse, et l'infame potard Pepin, qui la lui avait ravie.--Attendez-un peu, gredins! ajouta-t-il encore en se pendant, comme un forcene, au petit carrosse peint en jaune clair ou la petite Melanie Pistache se mit a crier comme un jeune putois. Mais Victor Pepin, qui n'etait pas myope, avait vu le coup. Il fallait, a tout prix, accelerer la marche de la cavalerie de bois. La croupe de l'infortune Bijou etait a sa portee. Il y fit pleuvoir une grele de coups de canne. J'ai dit que l'animal entendait mal la plaisanterie. Bijou, exaspere de ce manque absolu d'egards, rua, puis se cabra, puis, chose inouie dans les annales de ces pacifiques et ligneuses chevauchees, prit resolument le mors aux dents. Alors, ce fut epouvantable. La societe Pistache et Brisquet, emportee dans un mouvement vertigineux, dans une valse effrenee,--l'orgue, dont la manivelle etait liee par une bielle au collier de Bijou, s'enrageant a son tour, et excitant la bete d'un vacarme de chaudron en delire,--fut prise d'une frousse indicible et qui se traduisait en cris inhumains. Le marie, Brisquet, avait perdu son gibus neuf; la jeune epouse, nee Pistache, pendait, evanouie, a sa selle; la tante Eulalie, dont le pantalon avait craque et dont les jupes balayaient le chignon, exhibait son petard monstrueux a cinquante centimetres au-dessus de la licorne; le cousin Napoleon, renverse en arriere, avait noue ses pincettes au cou de son coursier; le petit Mathias, en grimpant apres la barre, s'etait accroche au baldaquin du couronnement. C'etait abominable, vous dis-je. Et Totor continuait de battre la charge, d'une main, sur le dos de Bijou, tandis que, de l'autre, il retenait sur son coeur Titine, qui riait comme une bossue. --Arretez-les! Arretez-les! Arretez-les! hurlait M. Eusebe Pecrus, en gesticulant comme un fou. Le brigadier Badoit et le sergent de ville Foiret s'approcherent d'un air capable. Ayant remarque, depuis longtemps, qu'il est infiniment moins dangereux d'arreter un citoyen paisible que de se jeter a la tete d'un cheval emporte, ils n'hesiterent pas a abattre une main solide, du poids d'un gigot d'agneau, sur chaque epaule de M. Eusebe Pecrus. --C'est vous, animal, fit le brigadier Badoit qui par vos cris incoherents et machiaveliques, avez fait emballer ce pacifique canasson. --Que vous irez au poste, et tout de suite! continua le sergent de ville Foiret, en le poussant en avant. Et, devant une foule approbatrice, ils emmenerent M. Eusebe Pecrus, abasourdi et muet d'etonnement, au commissariat ou il fut, comme il convient, passe prealablement a tabac, dans un couloir, ayant hasarde une remarque "empreinte de rouspetance et d'anarchie", comme le dit fort bien le brigadier Badoit. Pendant ce temps Bijou tourna un quart d'heure encore, puis manqua des quatre pieds, ce qui projeta la societe Pistache et Brisquet par-dessus les tetes de ses chevaux. Totor, dont la canne etait cassee, et Titine, qui riait toujours, comme une folle, ne se firent aucun mal. Il n'y a, decidement, de Dieu que pour les coeurs simples et purs. PHONOGRAPHE [Illustration: fig06.png] PHONOGRAPHE _A Robida._ En son sordide cabinet dont les araignees avaient tapisse les angles, et dont les rats avaient troue les murs, pres de sa table ou fumait, parmi les bouquins ou s'enseigne l'economie, un plat encore tiede des haricots blancs qui constituaient son unique nourriture, ses longs doigts ramenes sur ses yeux et la paume de la main posee sur son nez crochu, le vieux milliardaire Peter Peterson s'abimait, a la clarte fumeuse d'une lampe, en une indicible melancolie. Un des plus riches des Etats-Unis, et certainement le plus avare des deux mondes, il avait conquis, en vingt-sept faillites dont quinze pouvaient, sans exageration, etre qualifiees de frauduleuses, une immense fortune dont il ne jouissait en rien, mais qu'il lui etait neanmoins tout a fait desagreable de quitter en mome temps que ce monde. N'ayant pas d'enfant, c'etait a des enfants de collateraux, dissimulant mal leur impatience d'heriter, que s'en irait cet immense bien. Il n'avait d'ailleurs aucune illusion sur les sentiments affectueux du menage Humphry, ni du menage Ouweston, ni du celibataire Krokwess qui composaient cette descendance. Lui-meme les haissait cordialement, renoncant uniquement a les frustrer parce qu'il lui eut repugne davantage encore de faire une bonne action en laissant son argent aux pauvres. Son unique preoccupation etait donc de leur rendre l'heritage desagreable par mille taquineries posthumes auxquelles se complaisait son invention naturelle. Il voulait, avant tout, leur eviter la joie de tripoter dans ses affaires, en mettant son testament a l'abri de toutes leurs atteintes, et son voeu le plus cher etait d'ajourner leur felicite par quelque volonte d'outre-tombe qu'il leur fut impossible d'enfreindre. Mais en quel homme aurait-il assez de confiance, homme public ou ami sur, pour lui donner en garde le precieux depot? Le menage Humphry, ou le menage Ouweston, ou le celibataire Krokwess auraient bientot fait de le corrompre. On juge volontiers les autres par soi-meme, et Peter Peterson, qui avait assez vecu pour s'estimer a sa propre valeur, possedait les meilleures raisons du monde d'avoir une fichue opinion de l'humanite. Tout a coup, il se frappa le front, ce qui fit un bruit de castagnettes. Il avait trouve, et un rire enorme grimaca sur ses gencives edentees, cependant que sa petite barbiche grise, en queue de moineau, dansait sur son menton decharne. Et, le lendemain matin, lui qui n'avait jamais fait de folies, il s'en fut acheter un phonographe Edison, chez le meilleur fabricant de New-York, et le fit transporter dans son sordide cabinet dont les araignees avaient tapisse les angles et dont les rats avaient troue les murs. Fort instruit de toutes les choses pratiques--son mepris des poetes et de la reverie lui en avait fourni le moyen--Peter Peterson connaissait a merveille ce stupefiant instrument qui emmagasine la parole humaine, et la restitue au commandement, en lui donnant seulement le petit accent des personnes enrhumees, ce qui ferait supposer qu'un des inconvenients de la mort, entre autres, est un perpetuel coryza. Aussi j'en sais qui mettent une coquetterie a ne rien confier, de leur voix harmonieuse, a cet appareil enrhumeur, n'est-ce pas, mon cher Paul Arene, toi qui n'as jamais voulu figurer dans le musee de causeurs a voix de Polichinelle de notre bon ami Mariani? Mais Peter Peterson n'avait pas de ces delicatesses latines. Apres s'etre assure que son phonographe fonctionnait comme il convient, il convoqua et reunit dans la piece voisine de son cabinet, laquelle lui servait de salon--oh! combien indigemment meuble!--le menage Humphry, le menage Ouweston, le celibataire Krokwess, plus le solicitor Harris et un greffier, porteur de scelles. Apres quoi, il leur tint ce langage, que je traduis fidelement de l'anglais dont je ne sais pas un mot: "Estimes parents, gracieux solicitor, et vous, ineffable greffier, je sens que mon compte de jours mortels va etre liquide d'ici peu, et je me decide a mettre mes livres en regle avant de quitter ce comptoir de larmes, en exprimant, d'une facon indestructible, mes dernieres volontes. Ce n'est a aucun de vous, malgre le grand cas que je fais de votre honnetete, que j'entends les confier. Vous allez demeurer ici, sans vous dire, autant que possible, des choses desagreables, et sans vous disputer, par avance, mon bien, pendant que, dans mon cabinet a cote, je vais epancher ces confidences supremes dans oreille de cuivre d'un phonographe que j'ai achete a cette intention, et qui les inscrira rigoureusement sous ma dictee, vous reservant le plaisir, mais un an seulement, entendez-vous, apres mon trepas definitif, d'entendre ces doux aveux, de ma propre voix, ce qui vous donnera l'exquise illusion que je vis encore: c'est une attention gentille, n'est-ce pas?" Le menage Humphry, le menage Ouweston et le celibataire Krokwess firent differentes grimaces imparfaitement approbatives, cependant que le solicitor Harris et le greffier Cacatoes applaudissaient franchement a l'originalite de l'idee. Puis, Peter Peterson sortit, referma avec soin la porte massive, laissa retomber une lourde couverture qui servait de portiere et ne laissait filtrer aucun son entre les deux pieces; ensuite, se penchant vers la gueule du tromblon par ou se versent les paroles dans l'enregistreur harmonieux, il commenca d'y prononcer ses volontes dernieres dont il avait medite la formule definitive depuis longtemps, accumulant toutes les formalites insupportables qui en pouvaient retarder l'effet, entassant les motifs de proces ulterieurs entre le menage Humphry, le menage Ouweston et le celibataire Krokwess, superposant les obstacles juridiques aux considerations blessantes pour chacun des coheritiers, oeuvre patiente d'un homme de bien, qui serait charme qu'on echangeat des calottes en famille, apres son trepas. Et, quand il eut termine, par une ironique priere au Dieu de toute justice et de toute bonte, en bon protestant qu'il etait, il souleva la lourde couverture, rouvrit la porte massive et dit, gracieusement, a sos hotes, enfermes jusque-la dans le salon: "Entrez!" Quand le menage Humphry, le menage Ouweston, le celibataire Krokwess, legerement emus et impatients se furent assis, comme ils avaient pu, dans les coins, effrayant fort, du bruit de leur pas, les pauvres rats qui avaient coutume de se promener tranquillement dans le cabinet, et accrochant a leurs cheveux les menues dentelles tissees par les araignees, au solicitor Harris et au greffier porteur de sceaux Cacatoes, demeures debout, comme il convient a des serviteurs officiels de la Loi, Peter Peterson tint ce langage: "Monsieur le greffier, en presence de mes parents bien-aimes, et dont je ne soupconne pas un seul instant la delicatesse, vous allez, s'il vous plait, apposer vos sceaux sur ce parchemin, dont je vais fermer hermetiquement l'oreille de cuivre de ce phonographe, de facon que, sans les briser, personne n'y puisse plus faire parvenir aucun son; et vous, monsieur le solicitor, vous aller dresser, de tout cela, un acte authentique que mes adores congeneres se feront un vrai plaisir de signer. Apres quoi, je deposerai ce phonographe dans cette armoire que je fermerai de deux rubans solides maintenus egalement par les cachets legaux que vous voudrez bien apposer vous-meme encore, monsieur le greffier, vous rappelant que vous encourriez la peine d'etre pendu si vous commettiez la moindre irregularite volontaire dans cette delicate operation. Enfin, il demeure convenu, chere posterite de mes freres et de mes soeurs, et messieurs les hommes publics, que dans un an seulement, jour pour jour, apres celui ou vous aurez le regret de me perdre, l'armoire sera ouverte, le phonographe delivre de son obturateur et mes volontes revelees, ce a quoi vous allez vous engager, sur l'honneur et par ecrit, au bas de l'acte precite. J'ai dit." Et le menage Humphry, le menage Ouweston, le celibataire Krokwess, le greffier Cacatoes et le solicitor Harris ne se retirerent que quand tout eut ete fait comme Peter Peterson venait de le prescrire, le phonographe obture et enferme dans une armoire scellee au sceau de l'Etat. [Illustration: fig07.png] Peter Peterson avait eu raison de prendre ses precautions. Huit jours apres, il exhalait son ame coquette vers l'eternite, et sa famille mettait autant d'empressement a lui fermer les yeux qu'un bon calfat a boucher les trous par ou une barque fait eau. Il avait demande un enterrement tres simple; mais ils trouverent moyen de le faire plus simple encore, si bien que tous les pauvres du quartier suivirent son convoi, par commiseration, pensant que ce fut celui d'un plus pauvre qu'eux encore, cependant que quelques optimistes enrages murmuraient: "Voyez! on disait Peter Peterson avare et, certainement, il faisait en cachette beaucoup de bien, que tant de miserables assistent a ses funerailles." Ah! les bourriques! L'an d'epreuve, pour les heritiers de Peter Peterson, est revolu. Le menage Humphry, le menage Ouweston et le celibataire Krokwess sont fideles au rendez-vous. Le solicitor Harris tient l'acte roule dans sa main, et le greffier Cacatoes delie les sceaux, d'abord de l'armoire, puis du phonographe delivre. De ses mains expertes, il brise les cachets et enleve les rubans de toile solide. L'attention est a son comble. Une petite manoeuvre du solicitor, puis le phonographe va parler. Au milieu d'un silence, ou l'on eut entendu un ciron se gratter, le solliciter Harris fit la petite manoeuvre. Un frolement d'air premonitoire annonca la venue de l'oracle. Peter Peterson va parler.... Il parle et voila ce qu'il dit: "Prout! Prout! Prout! (_Mots impossibles a entendre, haches qu'ils sont par une poignee de prouts._) Prout! Prout! Prout! (_Nouveaux mots egalement scandes de prouts, qui les rendent insaisissables._) Prout! Prout! Prout! Prout! Prout... et... ce fut tout, apres avoir dure longtemps. --Canaille! sale fumiste! hurlerent a la fois le menage Humphry, le menage Ouweston et le celibataire Krokwess. --C'est tout de meme stupefiant, fit le solicitor Harris, pendant que le greffier Cacatoes crevait de rire dans son mouchoir. Machinalement, il souleva le phonographe, regarda dans l'oreille de cuivre, pencha l'instrument, et vit, avec stupefaction, tomber, du tromblon confidentiel, le squelette d'un rat. Un moment de reflexion et la scene fut reconstituee. Au moment ou le brouhaha des parents, dans la piece voisine, le jour du testament, avait effraye les rats familiers qui grouillaient, d'ordinaire, dans le cabinet de l'avare, un de ces malheureux animaux s'etait cache dans le tromblon et n'avait plus ose en sortir. Gonfle qu'il etait de haricots, nourriture ordinaire et frugale de Peter Peterson que ces invites etranges partageaient avec lui, ce prisonnier avait mele ses soupirs de soulagement naturel aux paroles du testataire, en scandant, de sa detestable musique, les moindres syllabes; apres quoi il avait ete enferme sous les scelles et etait mort lamentablement de faim, deux fois captif, dans l'instrument et dans l'armoire! Le testament fut declare nul. La succession de Peter Peterson s'en fut a l'Etat. Le menage Humphry, le menage Ouweston et le celibataire Krokwess n'en echangerent pas moins des calottes, en s'accusant mutuellement d'avoir cause le desastre en faisant trop de bruit. Ainsi, le dernier reve de Peter Peterson fut accompli. LE HANNETON [Illustration: fig08.png] LE HANNETON I Ils ont recommence leur vacarme, alentour des tilleuls et des marronniers, les hannetons mediocrement harmonieux, stupidement sonores, melant aux delices de l'air du soir, d'inutiles et bruyantes bouffees de musique. Le hanneton n'est pas un poete, mais un bourgeois, un bourgeois conservateur, et les enfants ont fort bien observe qu'il ne se posait jamais que pour compter ses ecus. Moi qui aime toutes les betes, je le hais avec sa petite redingote marron de proprietaire, ses rouflaquettes a la Louis-Philippe, depassant des deux cotes de la tete, et sa casquette noire luisante comme une soie crasseuse. C'est une bete politique et reactionnaire. Il bourdonne, dans les meetings aeriens, un tas de chansonnettes royalistes et surannees. Apres avoir fait semblant de mourir, il ressuscite en dessous, et boit, a pleines seves nourricieres, l'espoir des travailleurs qui cultivent les fraisiers. Voila ce qu'est ce hanneton dont Topfer s'est fait un Dieu. C'est une fatalite, souvent remarquee par les subtils, que les etres qui se ressemblent le plus se tourmentent volontiers mutuellement. Au moral et meme un peu au physique, rien ne ressemble plus a un hanneton que M. Briquet. Lui aussi est bourgeois, conservateur, reactionnaire, porte volontiers un habit puce et une casquette sombre. Son dernier souvenir glorieux, dans l'histoire contemporaine, est celui du Seize-Mai, dont il fut et demeure un admirateur fervent. C'est au point que sa jolie villa de Petenouille-en-Vexin est encore remplie de portraits du duc de Magenta. Et au bas de chacun de ces portraits, M. Briquet a inscrit, de sa main, en gros caracteres, quelqu'une des belles et legendaires paroles, prononcees par le Marechal, en de grandes occasions. Ce petit musee n'est pas d'un effet artistique louable, mais il affirme, chez son gardien, un sentiment de fidelite, trop rare en ce temps pour que j'aie envie de le plaisanter. Depuis l'effondrement du memorable ministere dans lequel le grand-maitre de l'Universite n'aurait pu se retourner sans montrer le plus impertinent des anagrammes vivants, M. Briquet a dedaigneusement detourne ses regards du gouvernement des choses publiques. Et il consacre son temps precieux a quoi, en cette saison? A embeter les hannetons qu'il devrait considerer comme des freres. Muni d'un grossier filet a papillons, il les poursuit, le soir, jusque dans la paix des charmilles, les accumule, au mepris de toutes les lois du bien-etre, dans d'anciennes boites de conserves maleolentes en diable. Et, le lendemain matin, il les emmene avec lui a la peche et, transperces d'un hamecon, les offre, au bout d'une ligne volante, a l'appetit des schwenes qui en sont particulierement friands. Houp! le poisson tire, le crin casse et M. Briquet est content. Il s'en est fallu de rien qu'il attrapat le plus gros schwene de la riviere. Innocente manie! direz-vous. Pas tant que ca, bonnes gens. Dans sa passion pour de problematiques fritures, il n'embete pas les hannetons seulement, mais toute la maison qu'il remplit de hannetons quand il ferme insuffisamment ses boites. On en trouve partout, dans les escaliers, dans les couloirs, dans les chambres, dans les buffets, dans les huches, dans les encriers aux bords couverts d'hieroglyphes. Et si vous croyez que ca amuse Mme Briquet et que ca ragout les invites! Zut! pour les invites. Mais Mme Briquet aurait droit a plus d'egards. C'est encore une fort belle femme et qui a fort bien employe le temps que mettent a se perfectionner les riveraines du beau fleuve de la trentaine. Est-elle sur ce bord-ci ou sur celui-la? Je n'en sais rien. Que ne se deshabille-t-elle pour sauter dans la riviere? Vous verriez, petardierement parlant, une des plus rares merveilles de ce temps et penseriez a un ballon que le caprice d'un archange aurait gonfle dans un petale de lys. Car vous savez que les lys paradisiaques sont beaucoup plus grands que les notres, et qu'on pourrait fort bien s'y tailler une culotte pour la Fete-Dieu. Mais tout le reste de Mme Briquet est a l'avenant de ce mitan somptueux, les menus divertissements de la gorge, le miracle de deux jambes dont une Diane sedentaire se fut contentee, et mille autres charmes encore, tels qu'un visage d'ovale joyeux, des yeux de jaspe clair et une bouche bien en chair de rose, sans omettre une belle chevelure brune envolutee comme celles des Bacchus adolescents. Quoi! tant de tresors pour cette bourrique de Briquet? Allons donc! Vous ne souffririez pas un instant que ce belitre ne fut, comme le dit un vers de Glatigny: Cocu, selon son etat! qui, par malheur, est souvent le notre. II Oh! l'admirable matinee de mai! Une vapeur d'argent court sur la petite riviere, se dechirant aux peupliers, s'enroulant aux saules comme de grandes toiles d'araignee, trainant sur l'eau comme la jupe transparente d'une fee. Le celeste cuisinier qui veille a l'Orient confectionne, a l'horizon, une majestueuse omelette, ou, comme le jaune d'un oeuf immense, s'ecrabouille le soleil, cependant qu'une derniere etoile rentre, comme une souris d'argent, dans son trou d'azur, et que, sur les pierres luisantes de rosee, la bergeronnette bat, avec sa longue queue, la mesure aux libellules dont les ailes, encore ensommeillees, font un petit bruit de vitre en passant. C'est l'heure enchanteresse ou l'ame des reveils met dans les feuillages comme un souffle de baisers, ou le parfum des fleurs s'avive aux tiedeurs de l'aurore, ou l'eau tres pure dans laquelle se reflete le vol des oiseaux, semble s'emplir aussi de leur gazouillement cristallin. Pas le moindre petit nuage n'obscurcit le ciel radieux de Petenouille-en-Vexin. A vrai dire, la splendeur du paysage y est cependant bien compromise par la ridicule silhouette de M. Briquet, secouant ses hannetons sous le nez des schwenes, et contrariant, du caprice de sa gaule, la belle et rythmique ondulation des saulayes fremissantes dont un souffle mele les pleurs vivants en cascades aeriennes, toutes scintillantes d'emeraudes. Ce que les papillons se moquent de lui, en croisant, dans l'air, leurs ailes de soufre! Et le merle, donc, l'eternel siffleur au sifflet jaune, qui sautille dans les mousses! Mais M. Briquet est sourd a ces railleries de la Nature. Tous les schwenes ont accepte ses hannetons, en maniere d'aperitif. Mais aucun ne pense a lui rendre son diner, en se laissant prendre. Et, dans le joli boudoir de Mme Briquet, aux persiennes encore rapprochees, il fait aussi une temperature delicieuse et qui n'est pas perdue pour tout le monde. Mme Briquet a ete, en effet, presque aussi matinale que son mari, et celui-ci n'avait pas franchi la porte du jardin, qu'elle etait descendue, pieds nus, en chemise, dans ce coquet petit endroit, ou l'attendait un excellent canape, et ou le lieutenant Malitourne, un invite de la veille, l'allait venir rejoindre, cependant que toute la maisonnee dormait encore. Car, on savait que Monsieur ne reviendrait pas avant l'heure du dejeuner, que Madame detestait qu'on la reveillat, ce qui etait, pour tout le domestique, une bien bonne raison de faire grasse matinee. Vous ne comptez pas que je vais vous narrer, par le menu, les "cent mignardises", comme dit le doux Ronsard, qui occuperent la duree de cette entrevue matinale entre une femme amoureuse et un lieutenant de dragons bien portant. Je n'ai jamais trouve aucune douceur, en amour, a m'occuper du plaisir des autres, sinon pour l'envier bassement. Ce n'est pas, sans doute, sans quelque circonstance attenuante, que nos deux larrons de l'honneur d'un imbecile s'etaient assoupis, sur le grand canape, encore vaguement enlaces en un delicieux sentiment de lassitude meritee. Le doux engourdissement de tout l'etre qui nous vient ainsi d'une conscience d'amant satisfaite, et d'un beau corps bien tiede des dernieres caresses voisinant encore avec le notre! En haut, par la rayure lumineuse des persiennes, un souffle leger apportait jusqu'a leurs levres les parfums du jardin meles a l'arome vivant des cheveux denoues de Mme Briquet. [Illustration: fig09.png] III --Ah! mon Dieu! fit tout a coup celle-ci, comme brusquement reveillee d'un reve. Attrapez-le! --Quoi donc! quoi donc! repondit le lieutenant Malitourne, secoue par un sursaut. --Cette sale bete qui me grimpait aux jambes pendant que je dormais. --Encore un hanneton que votre mari aura seme ici! --Mais, cherchez! cherchez donc! Elle me montait comme ca... je sentais l'agacement de ses petites pattes sans avoir la force de me reveiller, le long de ma cuisse, montant, montant toujours... il faut cependant le trouver. Et Mme Briquet s'etait levee d'un bond, en secouant la blancheur de sa chemise autour de sa propre blancheur. --Je n'en vois pas bien la necessite, reprit le lieutenant, qui est un philosophe. Reviens donc, ma cherie. --Sans savoir ou il est! Ah! non! --Parbleu! il se sera envole, quand nous nous sommes reveilles. --Eh bien! Alors, il doit etre dans la piece. Je ne me rassieds pas que nous ne l'ayions tue ou chasse! Et le pauvre lieutenant, dont jamais les instincts cynegetiques n'avaient jamais ete moins surexcites, dut se mettre en quete a travers les meubles et les rideaux. Mais rien! Rien! pas le moindre hanneton. Quand, apres cette infructueuse poursuite, il se retourna vers Mme Briquet, il trouva celle-ci comme hypnotisee, les yeux hebetes et grands ouverts, positivement ahurie et desesperee. Il suivit la direction fixe de son regard, et les siens rencontrerent le portrait du Marechal inexorablement pendu a la tenture et au-dessous duquel M. Briquet avait inscrit les paroles celebres: "J'y suis, j'y reste!" LA BOULE [Illustration: fig10.png] LA BOULE I Le parc avait ete dessine par Le Notre. Par belles et larges avenues, il s'etendait majestueux, menageant, ca et la, par un mirage perspectif, de beaux points de vue, soit qu'il decouvrit soudain, au detour de quelque allee, le panorama lointain des campagnes de banlieue dans leur gaiete ensoleillee, toits rouges et bleus moutonnant le long des collines avec ses vergers de pommiers en fleur au printemps, soit qu'il montrat, tout a coup prochain, le fleuve aux eaux larges, que bordaient de hauts joncs pareils a des piques, soit qu'il deroulat, variant sa regularite architecturale, quelque dedale de verdure moins haute ou s'acharnaient, avec un piaillement eperdu, les amours des petits oiseaux. Propriete, sans doute a l'origine, de quelque fermier general, homme de gout comme l'ont ete beaucoup de ces fripons, tout y etait demeure a la mode du siecle dernier, delicieusement mythologique et surannee. Dans les carrefours d'ombre dont la lumiere piquait le gazon de petites fleches d'or, des statues s'elevaient sur des socles arrondis ayant la forme d'outres. Deesses aux nudites triomphantes que de legeres mousses rendaient, par endroits, impertinemment sensuelles et vivantes, demi-dieux portant des pommes et des massues, amours joufflus decochant d'immobiles traits. Pres du bassin aux lotus ecornes, des Termes, aux barbes envolutees, souriaient dans leur gaine de granit. Imaginez une facon de Luxembourg en miniature. Par-devant la maison, reguliere comme une reduction du chateau de Versailles, de belles pelouses merveilleusement entretenues, des meandres d'allees, dessinees avec art et faisant serpenter par les ondulations de terrain leur etroit ruban de sable jaune, toutes bordees de geraniums, et enfermant des ilots d'iris hieratiques et tendres comme des lys paiens. Certes, tout ce qui etait la, sous les yeux, etait pour induire l'esprit en des regularites methodiques et harmonieuses, et bien fait pour cette education du regard qui decide du sens artistique de toute notre vie. Car, croyez que les Anciens etaient sages qui la commencaient, pour l'enfant, meme dans le ventre de la mere, et c'est avec l'art que nous devons respirer, des nos premieres annees, le sentiment salutaire de la Beaute. Donc, c'etait grand bien, pour les deux enfants que nous rencontrons dans cet elegant paysage revu et corrige par l'homme, que leur puerile tendresse l'eut comme decor. Liane avait six ans et Fernand huit. Ne me dites pas qu'on n'aime pas encore a cet age. Vous auriez donc oublie bien d'innocentes perversites dont vos premieres petites compagnes furent les complices. Moi, je me souviens, et je revois le delicieux petit tyran blond pour qui je dechirai tant de culottes aux ronces en cueillant une fleur souhaitee, pour qui je tombai plus d'une fois a l'eau, a la recherche d'un nenuphar, pour qui les plis d'une robe qui n'etait pas pretexte encore, souvent se leverent sur de mentoresques fessees. Car il parait que j'etais deja inconvenant. Plus innocent, en ses instinctives visees, etait Fernand, je l'espere, et moins prematurement accueillante aux galants, Liane. Mais, en tout cas, c'etait une delicieuse idylle que menaient ces cherubins dans le grand parc dessine par Le Notre, le long des prairies tout emaillees de fleurs sauvages, ou ils galopaient comme des chevreaux, au bord des sources dont les eaux claires rapprochaient leurs images en un frisson d'argent, a l'ombre des statues tutelaires dont leurs petites mains de vandales creusaient le socle, sous la mousse, avec des cailloux aigus, dans ce recueillement du passe et cette atmosphere de reve. Ils avaient, charmants a voir, celui-ci avec sa chevelure brune et celle-la sous la poussiere d'or que soulevait, autour de son front, le souffle des jeux, deja les facons de Daphnis et de Chloe, cherchant deja mieux que les joues pour y mettre des baisers, Fernand plein deja d'adorations muettes et Liane de coquetteries affectueuses. Tout semblait concourir a eveiller, en eux, des ames de poetes, le murmure des ruisseaux, la chanson du rossignol, cette tendresse des choses qui, malgre nous, nous penetre. L'epilogue n'eut pas ete complete si un honnete et delicieux roman n'en eut ete le but. Tres serieusement, on parlait, devant eux et dans leur entourage, de les marier ensemble. Je ne vous cacherai meme pas qu'ils etaient fiances en secret et avaient echange les premiers serments, confirmes par les gages les plus precieux. Ici une aile de scarabee ayant l'eclat d'un bijou, de l'autre part, un caillou brillant comme un morceau de corail. II Ah! quelle fichue idee eut M. Bittermol de venir passer une journee dominicale dans ce sejour hospitalier! Apres avoir trouve l'ordonnance majestueuse du parc quelque peu monotone, blame des horizons qui otaient de l'intimite a la propriete, raille les dieux immortels qui poursuivaient, sous les hauts ombrages, leur reve de pierre, trouve la pelouse nue et la bordure des allees criardes avec ses notes de velours pourpres et roux, ne proposa-t-il pas a la douairiere des Etoupettes, legitime proprietaire de ces lieux, d'egayer un peu tout cela par quelques inventions a la moderne, comme en ont les bonnetiers enrichis dans leurs villas de Bougival ou de Chatou! Et la bonne dinde de douairiere,--car, notez que le plus souvent les femmes n'ont pas de gout, en art, que par occasion,--d'accepter cette pitoyable idee, comme si sa propre personne pouvait en etre rajeunie. Et, des le dimanche suivant, ce fut un commencement de metamorphose dans le sens de l'embourgeoisement. Le bel aspect de temple vegetal aux colonnes vivantes du parc fut viole par un tas de mesquineries. Le caprice sans fantaisie succeda a l'harmonie, fille de la meditation. A cette belle ordonnance des chemins, a travers bois, on substitua les lacets incoherents d'un fil d'Ariane, dont un chat aurait pris plaisir a embrouiller le peloton. Mais c'est a la pelouse, qui s'etendait devant le jardin, que fut destinee la plus degradante de ces profanations. Notre infame Bittermol y installa une boule, une de ces boules de metal tres miroitantes et polies qui refletent tout le paysage ambiant et toutes les personnes qui les approchent, en les deformant hideusement, uniformement convexes et enfantant des monstres et des caricatures dont les modeles, eux-memes, s'amusent quelquefois, au lieu de s'indigner, en se voyant un nez plus gros que tout le visage et un ventre de potiron plante sur deux allumettes. Ah! pour le coup, M. Bittermol dut etre content. Il avait bien deshonore ce magnifique tapis de verdure tendre. Il avait fourre un peu de son ame abominable de vaudevilliste dans ce poeme touchant de nature, dans ce virgilien decor fait pour les tendresses precoces ou attardees. Mais jusqu'ou alla son crime, vous ne le devinez pas encore, et c'est tout au plus si le courage me demeure de vous le reveler. III [Illustration: fig11.png] C'etait a l'heure, declinante encore a peine et tout a fait exquisement, ou les ardeurs meridiennes n'ayant laisse dans l'air que de delicieuses tiedeurs, les ombres des grands arbres s'allongent plus obliques, cependant, qu'a l'horizon, le soleil descend dans une buee d'or, epuisant ses dernieres splendeurs occidentales en une voluptueuse caresse de sa mourante lumiere, trainant par les eaux courantes, des ruisseaux de son sang divin, mettant une crete rose aux cimes, une crete vibrante comme une insensible fumee. Comme Bittermol, en meme temps que sa laideur, avait repandu la betise a profusion, autour de lui, tous les hotes de la douairiere des Etoupettes, au lieu de savourer, en quelques meditations silencieuses, cette melancolie des choses a l'approche du soir et devant le lever d'argent des etoiles, s'en etaient alles jouer, sur une facon de piste anglaise decoupee derriere la maison, a quelqu'un de ces jeux sportifs et mondains a outrance ou ne se developpe pas precisement le genie des races. Seuls, Liane et Fernand, que la corruption generale conjures par leur tendresse ingenue n'avait pas encore atteints, etaient demeures sur la pelouse, ou de frisantes clartes soulevaient comme une floraison artificielle, a se promener les cheveux meles, les mains enlacees, et souvent la bouche bien pres de la bouche, si bien qu'une abeille n'eut su laquelle de ces deux roses choisir. Et, bien qu'ils fussent tout pres de la boule, abominable present de Bittermol, ils avaient vraiment bien autre chose a se dire qu'a se montrer, l'un a l'autre, leurs jolis visages defigures, et ils n'y faisaient vraiment pas plus attention qu'un couple de papillons a une pomme. Tout pres, tout pres ils passaient cependant et presque au pied, en leur quasi-amoureuse promenade; lors, sur une touffe d'herbe humide encore de rosee, Liane, en un faux mouvement, tomba, ses petites mains en avant, sur le ventre, sa jupe et sa chemise s'etant malencontreusement soulevees par derriere, en cette chute d'ailleurs sans danger. Toute riante, elle se releva, mais sans rabattre immediatement sa chemise et pas assez vite pour que Fernand, en courant a son secours, n'apercut, en une rapide vision, le derriere de sa petite amie, amplifie par la boule miroitante, en de monstrueuses proportions. Ce ne fut qu'un eclair, qu'une seconde de reve, mais qui devia instantanement, du coup, son esthetique et en fit le martyre d'une obsession dont sa vie est encore empoisonnee. Aucune femme ne lui parait plus belle et complete, depuis que son regard embrassa cet au dela des formes naturelles. Il a voyage en Orient, cause avec des odalisques qui feraient eclater un fiacre. Tout ca demeure encore bien en deca de ce qui lui fut revele en cette fatale soiree. Il a, en ce petardier sujet, la folie des grosseurs, aussi inguerissable que l'autre. Inutile de vous dire qu'il a refuse d'epouser Liane, a moins que celle-ci ne consentit a avoir une boule, comme celle de la pelouse, pendue au ciel du lit nuptial, ce que cette honnete jeune fille refusa avec horreur et degout. C'est ce qu'il appelait, en son cynique langage, le multiplicateur conjugal. Il est desormais de ceux qui appartiennent a la fatalite, comme un heros des drames eschyliens, vivant par-dela la vie, les regards tournes vers un monde mysterieux, abime dans les suggestifs recueillements d'une chimere impossible. Entre d'insuffisantes realites, il demeure solitaire et perdu dans son reve. C'est bien triste, en verite. Et quelle lecon! Eternelle, et qui prouve bien que le manque de gout, et l'absence de sentiment d'art sont le grand peril social, la source de tous les maux, le chemin de tous les crimes. CHABIROU [Illustration: fig12.png] CHABIROU I Ce n'etait pas sans une grande melancolie que M. Campistrol meditait sur la sottise qu'il avait faite en se remariant. Le _non bis in idem_ latin lui apparaissait comme la plus sage devise du monde. Sa premiere femme, Honorine, l'avait manifestement trompe; mais elle etait jolie, ce qui lui donnait les circonstances attenuantes de la tentation et des hommages, et, de plus, elle avait un caractere charmant et cet esprit de justice qui cherche, en pareil cas, les compensations dans une grande egalite d'humeur. La seconde, Henriette, etait de charmes moins evidents, plutot malaisee a vivre qu'aimable, et il venait de decouvrir que, vraisemblablement, elle le trompait aussi. Le parallele entre sa vie passee et sa vie presente ne donnait donc lieu qu'a des rapprochements deplaisants. Ce pendant que l'epouse en activite de service dormait tranquillement, apres une scene de jalousie qui avait dure la moitie de la nuit, et lui avait mis, a lui, les nerfs dans un etat epouvantable, il descendit, au petit matin, dans son jardin pour y puiser, dans le reveil de la nature, un element d'apaisement et de consolation. C'etait en un temps comme celui-ci ou les aubes se hatent, emmitouflees d'abord de brouillards roses, puis rougissantes comme un champ de cerises, vers des journees chaudes invitant les plus actifs aux siestes meridiennes. M. Campistrol, comme tous les malheureux, aimait les fleurs: il lui sembla que ses roses avaient un regard triste et compatissant, et c'est a une instinctive pitie qu'il attribua le pleur tremblant au fond de leurs corolles. Les grands lys penches semblaient, aussi, fraternels douloureusement a sa peine et il n'est pas jusqu'aux pensees, en leur parterre de velours qui ne lui parussent sympathiques a son chagrin. De cette grande misericorde des choses, infiniment meilleures assurement que les hommes, il savoura lentement la douceur, marchant a petits pas sur le sable des allees, et s'arretant a regarder les bourdons s'enfouir dans les calices et se rouler dans l'or des etamines. Il descendit ainsi jusqu'a la petite riviere dont la tentation mechante ne lui vint pas de tourmenter les hotes qui, dans la buee aurorale, se detendaient comme de petits arcs d'argent, en sautant sur l'eau. Il devenait bon lui-meme, de la bonte universelle, et il n'etait que sa seconde femme, Henriette, qui ne trouvat pas grace devant sa mansuetude envers l'humanite. La pecore! Et il l'avait epousee sans dot, estimant que la reconnaissance lui inspirerait la fidelite! En quoi, il avait fait un jugement egalement temeraire et injurieux pour elle. Car la vertu qui s'acheterait cesserait d'etre de la vertu. Je ne plains pas les maris trompes qui entendaient speculer sur le sacrifice. Ruth eut trahi Booz que je ne lui en aurais pas voulu autrement. Cependant, le soleil etant deja monte au-dessus de l'horizon qu'il effleurait encore comme une roue de flammes aux jantes infinies et radieuses, il pensa que le facteur allait apporter les journaux et que la lecture de la politique lui pourrait inspirer un regain de philosophie. C'est un calmant que je conseille aux plus enerves. Il lirait tout, depuis la premiere jusqu'a la derniere page. Il y avait eu peut-etre un peu de bruit a la Chambre, la veille. Ca ferait une diversion dans le courant obstine de ses pensees. Impatient de ce passe-temps, il s'en fut lui-meme a la porte quand sonna le facteur, ce qui lui arrivait souvent. Aussi ne reconnaissant pas l'ambassadeur ordinaire que lui depechait quotidiennement l'administration des postes, il lui demanda:--Est-ce que Chabirou est malade? L'interimaire lui repondit:--Il a quitte le service depuis plusieurs jours que je le remplace, et nous n'en avons pas de nouvelles.--Tant pis! car c'etait un facteur modele! fit M. Campistrol en jetant un regard plutot malveillant au nouveau venu. Avec les journaux etait une lettre dont l'ecriture le fit tressaillir. Mais il haussa les epaules et la decacheta ensuite tranquillement. Mais il ne l'eut pas lue plus tot, que ses cheveux se dresserent, en eventail, sur sa tete, soulevant sa casquette d'horticulteur citadin, que ses mains se mirent a trembler et que ses yeux se couvrirent d'un voile, comme si un souffle de folie en diminuait l'eclat. Voila ce qu'il avait lu: "Mon epoux bien aime, j'arriverai demain et te prie de m'attendre a la gare. Je reconnais mes torts et je sais, Anatole, combien tu es genereux. Nous ne parlerons plus, si tu le veux, d'un passe que je regrette et veux racheter par une definitive tendresse. L'avenir sourit encore a notre affection un instant troublee. Mais je te ferai oublier, si tu m'en donnes l'exemple en oubliant toi-meme. "A demain, o toi le seul que j'aie jamais aime! "Ton epouse repentante, "HONORINE." Il regarda le timbre de la poste. Illisible. Le commencement du millesime seulement, 18--; il etait bien avance! La lettre venait de Marseille. Honorine l'avait certainement ecrite en abordant. Car c'etait incontestablement son ecriture. Alors, elle n'etait pas morte, comme on lui en avait donne la nouvelle! Alors, il etait bigame! Mais de quelle intrigante, donc, lui avait-on fait payer les funerailles en Amerique? Quel acte de deces imaginaire lui avait transmis le consul, profitant lachement de ce qu'il ne savait pas un mot d'anglais? C'etait peut-etre une note de bottier qu'on lui avait envoyee comme un acte de l'etat civil. Honorine etait vivante, c'etait clair! Et il allait la revoir. Eh bien! quoique ce retour compliquat enormement la situation, il en etait enchante. Ca le debarrasserait d'Henriette. Ce qu'il allait la ficher a la porte comme une simple concubine! Et sans trainer, encore! Dans cette affectueuse pensee, rapidement il monta a la chambre conjugale, ou Henriette dormait encore, dans l'ombre des rideaux tamisant a peine une vapeur de lumiere. --Tu sais, ma petite, lui dit-il en la pincant brutalement, tu peux maintenant me tromper tant que tu voudras. --Miserable! lui dit-elle en se frottant le bras. --Ca ne compte pas, car nous ne sommes pas maries. --Eh bien! tant mieux! fit-elle, sans lui en demander davantage. Adieu les scrupules et vive la liberte! Et elle s'en alla trouver le commandant des Houilleres qui lui faisait depuis longtemps la cour et a qui, bien qu'en eut pense cet animal de Campistrol, elle n'avait encore donne que des esperances. --Je vous apporte une bonne nouvelle! lui dit-elle en entrant. II Mais le commandant des Houilleres venait de recevoir comme un obus sur la tete. Elle le trouva positivement hebete, tenant une lettre ouverte dans sa main. Et comme elle lui demandait, avec anxiete, la cause de tant d'indifference a leur commun bonheur, il lui tendit le papier, ou elle lut a son tour: "Mon cher neveu, puisque vous continuez a mener une vie de polichinelle, je vous donne avis que je me fais une pure joie de vous desheriter. "Votre oncle affectionne, "DE LA PETARDIERE." Elle avait souvent entendu parler de cet oncle au commandant.... Mais elle le croyait mort depuis trois ans a Valparaiso. Il etait meme mort certainement, puisque le commandant en avait herite cinquante mille livres de rente, ce qui avait paye toutes ses dettes et lui avait permis de faire des projets de bonheur avec Henriette, quand il aurait decide celle-ci a quitter son mari. Le legs n'etait pas encore completement liquide, mais un notaire du pays lui avait avance deja des sommes considerables. Il avait d'ailleurs augmente notablement son train de vie. Il allait etre propre, maintenant! Tout cela etait un cauchemar horrible. Mais non! C'etait bien l'ecriture de l'oncle et son authentique signature. Ah! l'enveloppe! bien! emportee dans le jardin par un coup de vent. La lettre etait datee de Marseille... bon! datee de 1885! Mais l'oncle de la Petardiere etait essentiellement distrait. Il n'en faisait jamais d'autres! Le commandant etait non seulement ruine du coup, mais pourvu de dettes pour le reste de ses jours. C'etait un fameux moment pour se charger de Mme Campistrol! Il le fit comprendre a celle-ci qui sortit exasperee de la mauvaise foi des hommes et du neant de leurs protestations d'amour. Cependant, au second courrier de la journee, M. Campistrol voulut parler lui-meme au facteur pour s'eclairer un peu. Mais ce n'etait pas encore Chabirou qui apportait les lettres. --Toujours malade, alors! dit-il de mauvaise humeur a son remplacant. Mais celui-ci prit un air mysterieux. --Malade, non! Nous savons du nouveau, maintenant. Destitue. --Lui! le modele des facteurs! Et pourquoi cette injustice? --Parce que son frere, egalement facteur, mais a Marseille, a deshonore leur nom. --Par exemple! --Lisez plutot, monsieur, a la troisieme colonne du journal que je vous apporte avec votre correspondance. Et pendant que l'interimaire, la porte fermee, reprenait sa course, Campistrol chercha et lut: "Un sieur Chabirou, facteur de son etat, vient de mourir a Marseille. Bien que cet homme ait toujours joui de l'estime de ses chefs, on s'apercut qu'il avait derobe, depuis dix ans, un nombre considerable de lettres. Toutes celles qui ont ete retrouvees chez lui, et qui ne contenaient pas de valeurs, ont ete retournees, par les soins de sa famille, a leurs destinataires. Les autres sont entre les mains de la justice." Le mystere etait subitement eclairci. La lettre d'Honorine avait peut-etre huit ans de date, et elle etait morte authentiquement depuis, son mari ayant omis de l'aller chercher a la gare, ce qui lui avait paru le refus du pardon demande. Mais alors Henriette redevenait sa vraie femme! Justement, elle venait chercher son bagage, furieuse contre des Houilleres.--"Vous ne partez plus, lui dit Campistrol, nous sommes vraiment maries!" Elle etait encore a l'etonnement de cette nouvelle, quand un commissionnaire du commandant lui apporta ce mot: "--Tout s'explique par une note de journal. Mon oncle est bien mort. J'ai bien herite! Viens!" M. et Mme Campistrol renvoyerent, de concert, le commissionnaire avec un double coup de pied au derriere. Il en recut un troisieme encore du commandant pour lui apporter cette mauvaise nouvelle. [Illustration: fig13.png] Et ce ne fut qu'une des mille aventures facheuses que causa le crime patient de cette canaille de Chabirou--celui de Marseille, s'entend. LA SALIERE [Illustration: fig14.png] LA SALIERE Un conte gai dont les heros sont deux huissiers, ne saurait emprunter sa jovialite qu'a un grain de gauloiserie. Je demande donc, par avance, pardon aux belles dames qui me liront pour ce que le denouement en est moins poetique que de coutume. Encore n'ai-je pas la ressource de le commencer par quelque idyllique morceau ou sont louees la beaute des femmes et la douceur des roses. Le genie de Victor Hugo, lui-meme, se fut epuise a rendre lyriques, comme des guerriers d'Homere, ou delicieux, comme des bergers de Theocrite, de simples porteurs de protets. Je m'en voudrais, d'ailleurs, de couronner de fleurs leurs ordes caricatures. Pour une fois, j'adjure solennellement mes generosites natives et je choisis cyniquement le moment ou ils succombent sous l'execration publique pour leur envoyer, quelque part, un coup de pied dont mon ane serait jaloux, par une maniere d'histoire ou ils sont sensiblement vilipendes. Non pas qu'ils m'aient fait personnellement souffrir, ce qui m'induirait peut-etre en une ridicule misericorde, un vieux fonds de christianisme dormant sous mes reves paiens. Mais je les ai si souvent entendu maudire par mes plus chers amis, et tant de mes meilleurs compagnons ont eu a gemir de leur hypocrite rapacite, que je me mets hardiment dans la croisade. J'entends contribuer a arracher a ces mecreants le Saint Sepulcre de la Justice, au risque d'attraper, comme le bon saint Louis, la gale en penetrant dans leurs repaires empuantis de procedure et fleurant une poudreuse iniquite. Cette arriere-garde de l'armee des chicanons, qui est aux juges ce que les apothicaires sont aux medecins, avec cette difference que leurs instruments sont infiniment moins risibles que des seringues, ne trouvera aucune pitie devant moi. Et si je brule un peu de sel en terminant ce recit ou il est parle d'elle, c'est que je n'ai pas de sucre sous la main. Or donc, le bon sieur Antenor de Boutensac, baron de son etat et Francais redevenu quand les emigres rentrerent en France, aux jours reparateurs de la Restauration, reintegre d'ailleurs en sa terre seigneuriale de Boutensac, pres Castelnaudary, et y ayant repris la vie joyeuse de ses nobles aieux, avait pour cette gent une execration tout a la fois excessive et justifiee. Notre sympathique voyageur, pendant les orages republicains et les gloires imperiales, avait bien repris possession complete de ses titres et privileges--au point qu'il reclamait le droit de jambage avec une obstination exageree a son age--et le Roi lui avait ecrit une lettre dans laquelle il l'appelait mon cousin. Mais il avait fort peu de deniers a son service pour soutenir le train que son rang le forcait de reprendre dans sa province. Le milliard des emigres ne figurait encore que sur le papier, et ce mirage a dettes faciles, pour les hobereaux rentres en fonctions feodales, commencait a perdre un peu de son eclat. Les paysans relevaient la tete. Ils allaient bien a la messe, pour se faire estimer des autorites nouvelles; mais ils refusaient de fournir a credit a leurs bons suzerains. Les bouchers, les charcutiers et les epiciers eux-memes--les moins insurges des hommes, cependant--refusaient imperturbablement l'honneur de fournir les chateaux voisins. Ce n'etait qu'une premiere etape dans la voie de l'impertinence democratique. Bientot, ceux qui s'etaient laisses aller a fournir des denrees impayees, pousserent l'audace jusqu'a exiger des reglements, et quand les billets souscrits vinrent a echeance, ils oserent, perdant tout respect traditionnel pour la race, confier a des huissiers le soin d'en assurer le paiement. C'est la, d'ailleurs, que le bon sieur Antenor de Boutensac les attendait. Il se rappela a temps comment ses nobles aieux recevaient les vilains qui venaient demander de l'argent. Pourvu d'un domestique nombreux, il fit batonner les hommes de loi qui le tourmentaient pour ces vetilles. Tous les huissiers du pays connurent bientot ce genre de paiement et en refererent a la Justice. Mais celle-ci faisait la sourde oreille a leurs plaintes, la magistrature ayant ete--comme cela se fait de temps en temps--soigneusement epuree de tous ses juges integres et desinteresses, lesquels avaient ete remplaces par des creatures du regime nouveau absolument partiales en faveur de la noblesse. Nos reclamants en etaient donc pour leurs reins meurtris et les sarcasmes dont les accablait notre bon sieur Antenor de Boutensac, en les voyant partir tout boitant et tout geignant, comme des chiens aux pattes ecrasees. Et c'etait de petites fetes de famille que ces executions auxquelles le bon gentilhomme conviait tous ses voisins et qui faisaient rire aux larmes les dames et demoiselles des castels ambiants, la bonte d'ame des femmes ne se dementant jamais. La demoralisation commencait a envahir toutes les etudes. Les jeunes clercs donnaient leur demission et renoncaient noblement a la carriere. Toute l'huisserie regionale etait dans un marasme impossible a decrire, quand les deux huissiers Guignevent et Rouspignol, tous deux de Castelnaudary, les plus vigoureux des officiers ministeriels du departement--Guignevent pesait cent vingt kilos et Rouspignol soulevait des meubles enormes a bras tendu,--sentirent que la profession etait perdue dans la contree, si les choses continuaient ainsi, et resolurent de relever l'etendard des frais de justice. A la premiere affaire qui fut confiee a un d'eux, par un debiteur du baron, ils se mirent en route, de compagnie, pour le manoir de Boutensac. Apres s'etre jure de se preter main-forte, solidement armes d'ailleurs d'excellents gourdins de cornouiller, cuirasses, nonobstant, de gilets nombreux et epais, sous leur crasseuse redingote, afin que les horions en fussent amortis. Et, de tres belliqueuse facon, ils sonnerent a l'huis seigneurial, le chapeau sur l'oreille, avec des facons de mousquetaires, plutot que de porteurs de contraintes qu'ils etaient tout simplement. Comment le bon sieur Antenor de Boutensac avait-il eu vent de leur complot (je ferai remarquer que l'expression n'est pas de moi)? Parbleu! je n'en sais rien. Mais comme les huissiers sont toujours execres dans un pays, il n'est pas etonnant que leurs ennemis soient scrupuleusement tenus au courant de leurs faits et gestes. Au grand etonnement de nos deux pourfendeurs, la porte s'ouvrit devant eux, sans qu'un nouvel appel fut necessaire. Aucune sentinelle ne leur barra le chemin et ils remarquerent, avec plaisir, que la meute de M. le baron, laquelle chassait l'huissier mieux que le renard, avait ete soigneusement enchainee en son chenil. Leur surprise fut plus grande encore quand, en approchant du perron armorie, ils y virent apparaitre M. de Boutensac en personne, en elegante tenue de gentilhomme qui recoit des amis, et comme frise au petit fer, tout expres pour les recevoir. Ils eurent beau regarder derriere lui, aucun laquais suspect ne lui faisait escorte. Or, ce fut tout a fait de la stupefaction quand ledit baron, venant a leur rencontre, leur dit d'une voix ineffablement gracieuse: "Messieurs les huissiers, soyez les bienvenus! Tout ce qui m'appartient est a vous." Ainsi ils ne se trompaient pas, comme ils l'avaient redoute au premier abord, tres inquiets, mais aussi interieurement tres flattes d'avoir ete pris, ne fut-ce qu'une minute, pour des gens comme tout le monde. Quand, honores de saluts ceremonieux, ils eurent penetre dans le vestibule decore de panoplies et d'ecussons, et soutenu contre M. le baron une veritable lutte pour l'empecher d'accrocher lui-meme leurs paletots aux pateres, celui-ci, reprenant la parole sur un ton plus engageant encore, les pria a dejeuner avant saisie, ne voulant pas qu'ils eussent, apres une longue et fatigante route, l'ennui d'instrumenter le ventre vide. Cette derniere attention faillit leur arracher des larmes. Allons! on leur avait fait des contes, la-bas. Ceux qui etaient venus avant eux n'avaient pas su prendre cet excellent homme, ou etaient de simples poltrons! Un superbe repas etait servi, auquel assistait toute la noble famille du baron, a laquelle celui-ci presenta MM. Rouspignol et Guignevent comme des invites de marque et qu'il fallait traiter avec une particuliere courtoisie. Guignevent demeurait, en dedans, un peu mefiant. Mais Rouspignol s'abandonnait a tous les elans enthousiastes de sa nature. A peine assis, ayant devant lui un ravier de Saxe tout plein de radis, il y plongea ses gros doigts, souleva presque toute la botte dont il secoua l'eau sur la nappe armoriee; puis, promenant le paquet tout entier au-dessus de la saliere, l'y trempa, et fourra le tout dans sa bouche ouverte avec un fracas enorme de goinfrerie. [Illustration: fig15.png] M. le baron de Boutensac etait deja debout, pale de colere. --Sagouin! malpropre! porc! malotru! Se comporter ainsi a la table d'un gentilhomme en compagnie de sa lignee seigneuriale! Et d'une voix plus forte, comme s'il lancait une armee a l'assaut d'une citadelle: --Hola! Lambert! Lafleur! Pierre! Jean! Mathieu! Laramee.... Laramee, Mathieu, Jean, Pierre, Lafleur, Lambert apparurent haletants. --Saisissez-moi cet incongru, poursuivit le gentilhomme exaspere, couchez-le sur le ventre et lui enlevez son haut-de-chausses. Toutes les dames et demoiselles s'etaient sauvees en poussant de petits cris d'horreur a ce dernier commandement. --Et maintenant, videz-lui la saliere la ou son haut-de-chausses n'est plus! Lambert, Lafleur, Pierre, Jean, Mathieu et Laramee obeirent avec enthousiasme, non sans agrementer d'une effroyable bourrade l'execution des ordres qu'ils avaient recus. Indignement pique dans son amour-propre, Rouspignol criait comme un blaireau. Ayant pris a deux mains le reste des radis demeures sur la table, M. le baron les planta de force dans les mains de Guignevent que deux hommes tenaient solidement. --Et maintenant, lui cria-t-il, tu vas, toi, les manger tout en les trempant dans cette saliere-la! Qu'on nous parle donc, maintenant, de la bonne education des grands seigneurs! A peine superieure a celle des huissiers! MALCOUSINAT [Illustration: fig16.png] MALCOUSINAT Mon ami Malcousinat, m'avait dit, l'avant-veille: --C'est dans deux jours que nous mangeons les haricots ensemble, chez Lascoumette, au _Clocher de Castelnaudary_. Et la veille, il m'avait dit encore: --C'est demain qu'au _Clocher de Castelnaudary_, nous mangeons les haricots chez Lascoumette. Et chaque fois, il avait ajoute, sur un ton de philosophie plutot epicurienne: --Rien que trois! On ne deguste bien qu'a trois! Nous deux et ma femme! Le grand jour etait arrive. Des le matin, j'avais ete informe que les haricots etaient arrives de Pamiers par la grande vitesse. Je n'ai pas besoin de vous dire que mon ami Malcousinat est un gourmet. C'est un brave garcon, mais dont la vie se passe a mediter des gastronomies languedociennes, des plats locaux qu'on ne fait bien qu'a un seul endroit, qu'il faut aller manger la seulement, et encore a heure fixe et par un certain temps determine! Il est, a ce point de vue, delicieusement maniaque. Ah! vous pouvez imaginer si, toute la journee, il s'en alla faire des recommandations au sieur Lascoumette, hotelier du _Clocher de Castelnaudary_, sur la facon dont les fameux haricots devaient etre prepares. Il avait choisi, lui-meme, la terre de la casserole, ni trop jaune, ni trop brune, flaire le lard dont une couche legere enduirait le _gresal_, comme on dit a Toulouse, dose l'eau dont il faudrait entretenir le mijotage. Il n'avait vraiment vecu, depuis douze heures, que pour cette rejouissance du soir. Eh bien! moi aussi, j'attendais impatiemment l'heure du diner! Non pas que le haricot ait pour moi des seductions irresistibles. J'aime peu les bavards, etant moi-meme un silencieux. Je les cultiverais plus volontiers pour leur fleur, que je trouve charmante, que pour leur farineuse personne. C'est meme en fleur seulement que j'estime le haricot dit de senteur, comme le pois; c'est ainsi que j'apprecie surtout les gravures avant la lettre. Au fond, je me moquais absolument de la facon dont M. Lascoumette accomplirait les rites culinaires prescrits a l'endroit de notre repas, compose d'un unique plat. Car c'est encore une superstition de Malcousinat de ne manger qu'un seul plat quand il est bon. Mais alors, avec quelle intemperance! Le charme de la soiree etait ailleurs pour moi. J'allais diner avec Mme Malcousinat, et, comme nous n'etions que trois, je serais certainement a cote d'elle. Un mot a ce sujet. Je n'ai pas l'habitude de tromper mes amis avec leurs femmes,--je n'y ai pas grand merite aujourd'hui;--mais je ne l'avais pas meme en ce temps-la, et cette histoire ne remonte pas a hier. Aucun projet mauvais n'entrait donc dans ma felicite. Mais j'ai toujours trouve que rien n'est plus charmant qu'une jolie femme a table. Les diners dont les femmes sont exclues me sont un vrai supplice, et ce qu'on est convenu d'appeler diners de corps m'est absolument odieux. Tous ces habits noirs avec, au-dessus, dans la blancheur empesee du col, des billes de politiciens ou de specialistes! Pouah! D'epouvante, mon regard en retombe sur mon assiette, ou la truite saumonee inevitable me regarde melancoliquement, d'un oeil mouille de sauce verte. Mme Malcousinat etait tout simplement delicieuse, en ce temps-la, d'une beaute nonchalante, confortable et bourgeoise qui l'eut faite digne de l'amour d'un poete. Car nous autres, faiseurs de vers, nous n'aimons pas tant que ca les dames etherees qu'on s'entend, dans un monde qui nous meconnait, a nous donner pour Muses. A notre ame, toujours prete a s'envoler dans les espaces superieurs, il faut un lien solide qui la rattache a la terre, une sorte de contrepoids serieux qui nous empeche de nous envoler, avant le temps, parmi les etoiles. De la le gout sense que nous avons, en general, pour les personnes dodues, pour les creatures de poids qui melent un peu de realite a la poussiere de nos reves. Telle etait Mme Malcousinat, ni petite ni grande, mais d'embonpoint rassurant, souriant avec une bouche tres fraiche, regardant avec de beaux yeux ingenus, avenante comme pas une, toujours gaie et y ayant quelque merite, avec, pour epoux, un gastronome dont les sujets de conversation manquaient totalement d'au-dela. Ce fut un eblouissement, dans le cabinet particulier ou Malcousinat avait fait servir,--de telles agapes exigeant un reel recueillement,--quand elle entra dans sa jolie toilette estivale de provinciale aisee, sous un rayonnement de soleil couchant qui piquait des fleches de rubis dans les carreaux. Et c'etait un parfum exquis de sante et de jeunesse, comme l'arome d'une fleur vivante, qui enveloppait ses epaules, faisant courir, sous le tulle, un frisson d'ivoire rose. A cette triomphale entree, je sentis comme un jardin de madrigaux qui s'epanouissait subitement dans mon esprit. Non! je n'ai jamais eu la facheuse coutume de deshonorer mes amis, dans leur foyer, mais il me semble que je l'aurais volontiers prise, ce jour-la. Heureusement qu'il y avait a compter avec la vertu de cette aimable personne dont l'enjouement ne cachait aucune perfidie, Lucrece d'un Collatin qui ne meritait pas tant de bonheur. On se mit a table et je me rapprochai d'elle autant que je pus, accumulant, du cote de son mari, le pain, les bouteilles, tout ce qui pouvait faire une barricade entre lui et mon innocent bonheur. Mon coude effleurait quelquefois, sans que j'eusse l'air de le vouloir, les blancheurs tiedes de son bras sous l'aerienne manche, qui y mettait a peine comme un brouillard; je n'avais qu'a me renverser un peu sur ma chaise pour contempler les beaux tons ambres de sa nuque sous le retroussis d'or de ses cheveux; d'un oblique coup d'oeil, je savourais son profil perdu d'un ovale si bien rempli, depasse seulement par les fremissements des longs cils; et, sans qu'elle s'en fachat, je lui murmurais a l'oreille des paroles dont l'accent devait etre encore plus tendre que le sens lui-meme. C'etait tout simplement delicieux. Et pendant ce temps-la, nos doigts indifferents s'acharnaient a decortiquer des hors-d'oeuvre destines a nous faire patienter. Malcousinat ne tenait pas en place. A chaque instant, il courrait a la sonnette et exigeait que M. Lascoumette, en personne, montat. [Illustration: fig17.png] --Ca, monsieur Lascoumette, ayez bien soin de les saupoudrer de sel graduellement. Une pincee toutes les cinq minutes. --Ah! monsieur Lascoumette! ne les laissez pas surtout s'attacher au fond. --Lascoumette! Vous les faites remuer constamment, n'est-ce pas? avec une cuiller en bois d'olivier? Le gros aubergiste montait, en soufflant, rouge de l'haleine des fourneaux, et ruisselant, comme une gouttiere, de la montee de l'escalier en limacon. --Oui, monsieur Malcousinat, repondait-il, chaque fois, avec une resignation dont l'expression se saccadait cependant, de plus en plus, comme d'une pointe d'impatience. Ah! que Mme Malcousinat etait adorable a regarder pendant ce temps-la, livrant, du bout de ses ongles roses--tels des petales de nacre--un combat singulier a une crevette obstinee dans son armure! Et sur quel joli chapelet de perles s'ouvrait sa bouche gourmande apres la victoire! L'air un peu plus frais, le soleil etant descendu plus bas sous l'horizon, entrait largement par la fenetre grande ouverte, et des souffles legers mettaient comme un va-et-vient exquis aux boucles de sa chevelure un tantinet revoltee. Et Malcousinat, trop inconscient de ma joie innocente pour en prendre la moindre jalousie, continuait de faire monter l'infortune Lascoumette, a tout moment, pour lui faire de nouvelles recommandations sur la cuisson des fameux haricots. --Lascoumette, faites-les sauter, maintenant, un peu, dans la fine graisse d'oie. --Lascoumette, reveillez-les d'une pointe de poivre fraichement moulu. Tel un general, sans quitter son fauteuil, conduit, les yeux sur sa carte, une bataille. --Lascoumette, laissez-les gratiner cinq secondes environ. --Lascoumette, retirez-les du feu trois minutes pour laisser s'abattre le bouillon. --Lascoumette, agrementez-les d'une gresillade de persil. Tout a coup, ma delicieuse voisine et moi, au moment ou j'etais bien pres de poser mes levres tremblantes au bord du gant de Suede releve a son poignet, nous entendimes M. Lascoumette criant d'une voix de tonnerre: --Monsieur Malcousinat, faut-il aussi les faire accorder? TOUS FARCEURS [Illustration: fig18.png] TOUS FARCEURS Quelques buches opiniatres achevent de flamber dans la haute cheminee du castel vendeen, s'effondrant parfois avec des gerbes d'etincelles. Il est cinq heures du soir et, par les fenetres bien closes, on n'entrevoit guere plus que les bandes de topaze et de cuivre jaune dont le couchant est raye; car nous sommes en automne, temps ou la nuit se hate aux horizons couronnes de fausses lumieres. Dans le petit salon fleurdelise, aux ecussons rajeunis sous la Restauration, la jolie marquise des Etoupettes cause avec le vidame Guy des Mauves, chacun assis a l'angle d'un canape aux ramages surannes. --Je vais sonner pour faire apporter les lampes, dit la marquise. --Attendez encore un instant, madame, repliqua le vidame d'une voix aussi emue qu'une plainte de mandoline. Ce demi-jour n'est-il pas le plus agreable du monde? --D'accord. Mais est-il bien convenable que nous demeurions ainsi seuls dans l'obscurite? --C'est pour causer de votre mari. Et il suppose toujours que la Republique a, contre lui, les plus mauvais desseins? --Que voulez-vous. Quand on a en deux grands-peres guillotines sous la Terreur! --Il y a un siecle de cela, marquise. Ah! c'etait le bon temps! il eut emigre et j'aurais pu vous aimer tout a mon aise. --Fi! vidame! je vais decidement faire monter les lampes. --Par pitie! un instant encore. Et le vidame qui avait gagne un peu de terrain, sur le siege commun, gantait d'un long baiser l'aristocratique main de la marquise. Sans avoir l'air d'y prendre garde, celle-ci reprit: --Mon mari sait que vous veniez, aujourd'hui, au chateau? --Certainement. Je m'en voudrais de manquer de franchise avec un tel gentilhomme. --Et vous saviez, vous, qu'il ne rentrerait que tard? --Je me serais garde de rien changer au programme de sa journee. Il est alle aux nouvelles pour se bien assurer que la Revolution ne nous menace pas. --C'est une monomanie. Un mal de famille. Mais vous savez qu'il est inquiet aussi pour vous. Il pretend que vous avez tort de venir aussi souvent chez un homme aussi mal note a la prefecture que lui. --Plut au ciel qu'en bravant un vrai danger, je pusse vous prouver mon amour! Il n'est pas de peril qui m'epouvante quand je pense au bonheur innocent de contempler votre doux visage. --Alors laissez-moi faire apporter les lampes. Je vous jure qu'il fait nuit tout a fait. --Non! une minute encore! N'ai-je pas votre image dans les yeux? Laissez-moi croire, un instant, que je suis aveugle.... Et le vidame tendit en avant, comme un aveugle, ses bras, si bien que ses mains frolerent la belle chevelure brune de la marquise. Celle-ci reprit, en retirant doucement sa jolie tete en arriere: --Savez-vous l'idee qui m'est venue, vidame? --Non, marquise. --Eh bien! je crois que mon mari n'est pas aussi bete que vous l'esperez. --Par exemple! --Cette facon de vous detourner de venir ici, vous son meilleur ami, sous pretexte que cette amitie vous compromet, ne me parait pas sans une arriere-pensee. --Laquelle, madame? --Celle que vous m'aimez. --Oh! si purement! --Soit, mais enfin, vous m'aimez. Au moins, me le dites-vous. --Je vous le jure. Sans espoir, mais de toute mon ame. --Vous savez que les deux grands-peres guillotines de mon mari etaient des gens eleves a l'ecole de Voltaire. Le marquis est sceptique et ne croit pas volontiers a la vertu des femmes. --Plut au ciel qu'il eut raison! --Moi, je suis convaincue qu'il suit de pres la cour que vous me faites. --Dites tout de suite qu'il me moucharde. Lui, un gentilhomme! un Gaspard des Etoupettes, dont les ancetres ont combattu aux croisades! Ah! ce serait vil et mesquin. S'il en etait ainsi, marquise, je n'aurais plus aucun remords. Oui, je veux croire cela. Vengeons-nous, madame, de la mauvaise opinion qu'il a gratuitement de nous! --Ursule, montez les lampes! fit impetueusement la marquise a la cantonade. Aucune fenetre ne s'eclaire cependant a la facade melancolique du vieux chateau vendeen. Les dernieres blancheurs roses du soir se sont evanouies aux aretes, amorties par le temps, de la vieille maison seigneuriale. La lune se leve dans le ciel et descend dans l'etang, mettant une buee d'argent dans l'air et sur la surface de l'eau. Les grands arbres depouilles tracent des hieroglyphes noirs sur le gris legerement ardoise du ciel ou sont ecrites, par les destins impatients, les menaces de l'hiver. On dirait une immense toile d'araignee dans l'espace, ou se prennent, une a une, les etoiles, comme des mouches d'or. La sombre masse de pierre semble rever dans le paysage et, sur les clochetons de ses tourelles, les girouettes gemissent dans le vent, tandis que les saules aux lanieres nues fouettent legerement la rive aux gazons chauves. Toutes les betes sont rentrees et, tapies sous le froid qui les poursuit, tentent de dormir en attendant le pale soleil qui ne les rechauffera guere. Comme il doit faire meilleur dans le salon fleurdelise, aux ecussons rajeunis par la Restauration, aux meubles revetus de ramages surannes! [Illustration: fig19.png] L'ame rouge des tisons mourants eclairait, d'un dernier feu d'agonie, le vidame aux pieds de la marquise, authentiquement a genoux, comme un amoureux qui supplie, quand, sur l'obscurite enfin complete, la porte s'ouvrit avec fracas et ces mots sonnerent comme un glas a l'oreille des causeurs epouvantes: --Le commissaire de police. --Ah! mon Dieu! fit la marquise tout bas, je l'avais pressenti. --Le commissaire de police, repeta la voix, plus haut encore. Le vidame eut une facheuse inspiration. Il avait decidement, lui aussi, une monomanie, celle de la franchise et des situations nettes. --Monsieur le commissaire, fit-il avec une fermete inattendue dans la voix, vous etes certainement un galant homme. Je vous dirais que je ne faisait pas la cour a madame que je mentirais impudemment. Mais je vous jure aussi que j'en etais encore pour ma coupable intention.... Une allumette flamba: --Miserable! Canaille! Faux ami! Jacobin! C'etait monsieur le marquis des Etoupettes qui, ayant repris sa vraie voix, traitait ainsi, son ancien ami, le vidame Guy des Mauves. Puis, une soudaine et enfantine douleur faisant suite a sa colere: --Moi qui croyais lui faire une si bonne farce, en lui faisant croire un instant que le gouvernement le faisait arreter! La marquise avait soudain repris son sang-froid. --Et nous qui attendions ton retour avec impatience, s'ecria-t-elle, et qui croyions te faire une si bonne farce en faisant semblant de nous aimer! --Comment! Vous aussi! Une simple plaisanterie! --Est-ce que tu crois que nous n'avions pas reconnu ton pas dans l'escalier, puis ta voix a la porte? --Ah! mes enfants quel bonheur! Et l'excellent homme serra, tour a tour, dans ses bras, sa femme et son ami, en s'excusant de toutes ses forces. Il suffoquait de joie. Il lui fallut ouvrir la fenetre pour se donner de l'air. Au dehors, la nuit, complice de nos faceties aussi bien que de nos crimes, etendait son aile d'ouate brune sur le paysage, comme un cygne noir blesse et dont les blessures saignent des gouttelettes d'or; une coulee de plomb, striee par les roseaux en hachures, pareils a de longs cils, mettait comme un regard eteint au grand oeil mort de l'etang. Un frisson leger secouait, des dernieres frondaisons, les feuilles a demi detachees, comme les pages d'un livre qu'a disloque le vent. L'obscur bruissement des insectes allait s'enfoncant plus profondement dans la terre refroidie, et la lune, pleine tout a l'heure, maintenant ebrechee par la fuite d'un nuage, prenait deja la forme vague et divinatoire du croissant a venir. LE PERROQUET [Illustration: fig20.png] I Il etait blanc avec les ailes legerement ourlees de jaune tres clair, pas bien gros et pourvu d'une crete tres haute de plumes s'ecartant en dents de scie quand il avait quelque emotion. Il etait tres ignorant et ne savait dire absolument qu'une chose: "Bon appetit!" C'est sans doute cette faculte de rabachage qui lui avait valu le nom de Nestor. Volatile mediocre au demeurant, mais qui n'en etait pas moins adore par sa maitresse. _Delicias domini_, comme l'Alexis Virgilien, qui fit mieux de vivre sur les bords du Tibre que sur les bords de la Tamise. Mme de Sainte-Ildefonse ne jurait que par la beaute, l'eloquence et les vertus de Nestor. Elle lui pretait des raisonnements dont la profondeur eut etonne Pascal et comparait couramment sa voix a celle de la Patti. C'etait une adoration d'une bete pour une autre. Car Mme de Sainte-Ildefonse manquait totalement de genie. Mais par combien de charmes d'un usage plus courant dans la vie elle le remplacait! D'abord, un embonpoint de quadragenaire bien conservee qui eut prolonge de dix ans la tolerance de Balzac en matiere d'age feminin. Jamais femme ne s'assit moins sur un reve. Je sais que cela n'est plus de mode aujourd'hui, ou les dames ne veulent plus que de seraphiques coussins naturels. Aussi, etait-elle de son temps et de celui ou aimaient les hommes de ma generation, d'un gout absolument different de celui des godelureaux contemporains. Nous mesurions, a l'ampleur de nos mains plus robustes, la pomme hesperidienne qui les occupe si bien pendant les extases de l'ame! O douces obeses--un peu seulement toutefois!--qui portez comme une croix votre posterieure sante, montueuse comme un calvaire, consolez-vous! nous vous avons bien aimees! Mme de Sainte-Ildefonse l'avait ete beaucoup aussi, il n'y a que quelques annees encore, avant que M. de Quentin, qui lui avait laisse sa jolie propriete de Bougival, eut exhale son supreme souffle. Est-elle sage maintenant, dans le sens stupide du mot? Nul ne le sait, mais tous le trouvent improbable. La verite est qu'elle respecte infiniment la memoire du genereux testateur et evite absolument de rendre son ombre ridicule. Comme une petite bourgeoise, vit-elle dans son aimable _buen retiro_, ou elle joue meme un peu a la fermiere. Bien que dame de charite de sa paroisse provinciale, elle n'est pas begueule dans ses relations. Volontiers, le dimanche, recoit-elle, pour se distraire, des couples irreguliers, qu'elle traite le mieux du monde. Mais son hospitalite demeure simplement ecossaise et non laponne (la vraie cependant, celle-la)! J'entends qu'on trouve, chez elle, la table seulement et non le lit diurne a deux, si appreciable aux heures de sieste, pendant les tiedes journees. Elle met meme une certaine coquetterie de vertu a ne pas laisser ses hotes s'attarder, ensemble, sur les simples canapes, en de dangereux isolements. C'est meme le revers de la medaille de ces cordiales et gastronomiques receptions. Tout pour le ventre et rien pour les aspirations d'une naturelle tendresse. Autour de ses invites, elle fait si bonne garde, que c'est tout au plus s'ils se peuvent permettre, dans leur faux menage, quelques baisers occultes... les plus savoureux d'ailleurs. II Un dimanche plein de lilas, comme ceux d'aujourd'hui et versant, par la banlieue en fete, un monde d'amoureux bruyants grises de soleil et la profanation joyeuse de tout ce paysage volontiers melancolique, avec son fleuve alourdi, sans transparences tentantes; ses horizons boises ou courent des buees printanieres, ses bois depouilles deja par les maraudeurs; et, la-bas, a l'horizon, ce viaduc en ruines qui semble une construction romaine et met des cils d'ombre a la paupiere rouge des soleils couchants. Car elle est delicieuse et navrante tout ensemble, aujourd'hui, cette nature de banlieue deja lointaine, ou des fabriques fument, ou des chalands s'embourbent avec leurs maisonnettes fleuries, ou tout fait penser a ce mot de George Sand: "Que les choses seraient belles, sans les hommes et les betes!" Un dimanche ou, par les villages parcourus, de petites filles en blanc sortaient de l'eglise,--telles des hirondelles blanches--dans un bruit de cloches et des echos d'orgue, une note exquisement devote se melant au vacarme deborde de la grande cite. Et ce dimanche-la, les invites de Mme de Sainte-Ildefonse etaient, d'une part, Hippolyte et Nysa, de l'autre, Gaspard et Corysandre, pour ne designer que par leurs prenoms des epoux inconnus a la mairie de leurs arrondissements respectifs, plus le celibataire Tripet qui venait dans la maison, pour la premiere fois, un etre gourmand, timide et sournois, surtout egoiste, ce qui le faisait rechercher beaucoup. Car vous avez remarque que les egoistes sont particulierement, et meme seuls, aimes. De ce qu'ils regardent le reste du monde comme rien du tout, on en conclut, un peu legerement peut-etre, que ce sont des etres a part ayant une juste conscience de leur superiorite. La tendresse est une chose tellement contagieuse que celle qu'ils ont pour eux-memes semble se repandre autour d'eux. Un detail a noter pendant le voyage qui les avait amenes a Bougival. Hippolyte avait fait beaucoup plus attention a Corysandre qu'a Nysa, et Gaspard a Nysa qu'a Corysandre. Un souffle d'adultere innocent, mais reciproque, etait dans l'air. Un besoin de changer de dame, comme dans les quadrilles. On ne s'etait rien avoue. Mais Nysa et Corysandre etaient certainement complices de cette fantaisie de mutuelle infidelite. Et c'est dans ces dispositions qu'ils arriverent tous les quatre flanques de Tripet, chez la bonne chatelaine qui, comme toujours, commenca ses affectueuses hostilites par un gargantuesque repas dont Tripet s'esjouit comme un bon moine, cependant, que, sous la table, les pieds de Nysa cherchaient ceux d'Hippolyte et les pieds de Corysandre les bottines de Gaspard. Nestor, sur un perchoir auquel le retenait une chainette d'un elegant travail, etait, bien entendu, de la fete. "Bon appetit!" criait-il a chaque instant, de sa voix d'ivrogne nasillarde. Recommandation inutile. Car jamais plus complet honneur ne fut fait a un repas. III Puis, comme il faisait encore tres chaud dehors, on se promena dans la maison, Hippolyte ne quittant plus Corysandre et Gaspard s'obstinant aux pas de Nysa, exquises, toutes les deux, d'ailleurs, dans cette moiteur de jeunesse parfumee qui fait les femmes pareilles a des fleurs ensoleillees ou un peu de rosee matinale perle encore; celle-ci brune avec un teint mat, ou passaient, dans l'ombre, des lumieres d'argent, celle-la blonde, presque rousse, avec une peau blanche ou couraient de vagues paillettes d'or, comme dans l'eau-de-vie de Dantzig; toutes les deux non pas grises, mais interieurement enamourees, avec un souffle qui passait, moins lentement rythme sur leurs jolies levres, avec un alanguissement delicieux de tout leur etre repu, et d'inconscientes perversites dans les regards cherchant des regards amis. Et c'est dans ces dispositions d'esprit, lesquelles n'echappaient pas a l'impatiente curiosite de leurs galants d'un jour, qu'on allait de chambre en chambre--toutes delicieusement coquettes, et fleurant bon comme si les roses des cretonnes etaient naturelles, les chambres de la villa!--qu'on errait parmi les canapes obsesseurs, les lits pleins d'invitations, les larges fauteuils dont un dragon du Roi se fut si bien contente, avec de secrets espoirs d'isolement, mais toujours decus, car Mme de Saint-Ildefonse, que multipliait certainement son souci vertueux, trouvait le moyen d'etre, a la fois, sur les talons de tout le monde. Evidemment, cette geneuse avait beau etre chez elle, elle etait de trop dans la maison. Jamais la propriete ne s'etait presentee aux rancunes des anarchistes sous un jour d'abus aussi monstrueux et intolerable. Cet avis etait particulierement celui du celibataire Tripet, mais non pour les memes raisons que nos amoureux. Tripet avait simplement trop mange. Il avait mis en presence, dans son precieux abdomen, ces deux irreconciliables ennemis qui sont le homard et le haricot soissonnais. J'ai decouvert la raison de cette haine seculaire. Avec son armure dont l'emeraude vivante et sombre se pourpre a la cuisson, comme s'ensanglantait au combat la cuirasse des chevaliers d'antan aux tournois et a la guerre, le homard represente le monde heroique qui envoyait des defenseurs au Saint-Sepulcre, le monde des gentilshommes vetus de fer, des cavaliers bardes de metal, maniant l'estoc et la lance. Le haricot soissonnais, lui, personnifie la guerre contemporaine, l'artillerie triomphante du courage personnel, la poudre sans fumee. C'est donc deux traditions militaires differentes, exasperees, intolerantes qu'on emprisonne ensemble en les melant dans une agape imprudente. Tripet avait commis cette faute et etait devenu, certainement, un champ de bataille ou toutes les nuances combinees des deux strategies s'enchevetraient en une melee douloureuse et pleine de sournois grondements. Mais j'ai dit la timidite de son caractere. Il aurait mieux aime mourir que de demander ou il pourrait contraindre tous les combattants a une sortie supreme et desesperee. Avec son flair de canonnier, il avait bien essaye de decouvrir l'emplacement de ce Pharsale. Mais lui aussi etait suivi par Mme de Sainte-Ildefonse, qui ne le savait pas si parfaitement inoffensif en amour. Il fallait a tout prix ecarter cette femme. Il y reussit sans se ruiner, et comme vous allez voir. L'angoisse generale etait au comble, quand un cri: A"h! mon Dieu!" tragique dans son intensite, detourna toutes les attentions. En meme temps, tous les regards se dirigerent vers un grand arbre ou Nestor, le perroquet, echappe de son perchoir, se balancait joyeusement sur une branche. Inutilement appele par sa maitresse au desespoir, Nestor passa de son tilleul sur un autre appartenant au jardin du voisin. Il etait certainement perdu, si on le laissait aller plus loin. Mme de Sainte-Ildefonse, suivie de ses nombreux domestiques, se rua chez son compatriote mitoyen, chez qui commenca une chasse en regle a l'oiseau dont la crete narquoise etait dentelee comme l'armure de bouteilles cassee d'un mur. C'est le sournois Tripot qui, lui, rageusement, avait rendu la liberte a la bete, et, grace a cette diversion, dans les chambres bien coquettes, aux canapes obsesseurs ou Gaspard et Nyaa, d'un cote, Hippolyte et Corysandre de l'autre, s'etaient egrenes de concert, comme par hasard, aussi bien que dans l'asile discret dont Tripet avait force la porte, tous ces heureux purent entendre, de plus en plus lointaine, a mesure qu'il s'en allait d'arbre en arbre, la voix de Nestor qui leur criait: "Bon appetit!" CONTE VERTUEUX [Illustration: fig21.png] I J'entends dire, par la: conte ou il est question de la vertu. Et de quelle vertu, s'il vous plait? Parbleu! de celle des femmes! Car j'imagine que la mienne vous importe peu. Moi, je tiens pour elle et j'ai pour cela l'excellente raison que beaucoup ont refuse mes hommages. Mais j'avoue qu'elle n'est pas concluante. D'autres eussent peut-etre mieux fait accepter les leurs. J'ai d'ailleurs, dans mes souvenirs, une histoire qui m'aurait du rendre sceptique, et je vous veux la conter, ne fut-ce que pour avoir plus de merite a croire en une matiere ou ce n'est pas precisement la foi qui sauva les maris. Celle-la n'etait pas en puissance d'epoux, mais veuve, qui me donna une si belle lecon; veuve d'un homme que sa froideur avait fait mourir, tant il on etait effroyablement epris et s'etait meurtri le coeur a le jeter sous les pieds de cette statue dont il avait tente vainement d'etre le Pygmalion. Dame Honesta--je vous previens que c'est un pseudonyme dont la pare ma naturelle discretion--avait donc la renommee d'etre impossible a tenter, meme par les plus audacieux. Elle passait, non pour mechante, mais pour ferocement insensible. Mystique avec cela, d'un mysticisme inaccessible aux accommodements devots. Sa nature et l'education herissee de principes qu'elle avait recue, un temperament douteux et des convictions arretees, tout concourait a la defendre. Pour les gens de bonne foi, la beaute chez un tel etre en fait simplement un monstre. A quoi bon alors ces yeux admirablement doux, dont la prunelle avait le ton des violettes toulousaines a la tombee de la nuit? Pourquoi cette chevelure changeante qui roulait l'or fauve des frondaisons automnales sur un pactole plus sombre? Et cette bouche sensuellement humide, rose lascive et comme palpitante au souffle d'invisibles baisers? Et ces epaules admirables s'elargissant, a la base du cou, comme un fleuve lacte qui vient mourir dans un ocean de neige? Et ces bras stries legerement, dans leur marmoreenne blancheur, de petites veines bleues semblant des cheveux d'azur, ces bras delicieusement ronds dont l'etreinte ne devait etre qu'une fraicheur parfumee? Oui, que voulait dire cette tentation sans issue, cette promesse sans lendemain? Pourquoi ce vivant supplice des ames! A quoi pense la nature en forgeant ces decevants caprices, ces inutiles splendeurs? Ah! mon cher Bourget, que voila bien la vraiment cruelle enigme! Donc dame Honesta avait la reputation parfaitement assise--assise toutefois sur un moins beau trone que sa propre personne--d'une dame pres de qui les soupirs sont superflus. J'en etais convaincu plus que quiconque, et parbleu! le serais encore. Car aucune honnetete ne me fut etrangere et j'ai garde le gout de croire a l'honnetete. Une seule chose m'etonnait et me donnait encore meilleure opinion d'elle, c'est qu'elle me parut peu insupportablement orgueilleuse de cette sorte de deification. Modestie ou conscience de son merite impeccable, elle en acceptait les hommages avec une simplicite infinie, comme la chose la plus naturelle du monde, et, dans le milieu ou je l'avais rencontree, elle avait, malgre tout, la reputation d'etre, a cela pres, tres bonne enfant. Ce milieu, dans ma vieille terre languedocienne, bien entendu, en un castel assez miserable d'ailleurs, ou me recevaient de vieux parents, d'excellentes gens, tres pieux et tout a fait corrects dans la vie, mais pas begueules cependant et qui, a l'occasion, aimaient a rire quand ils avaient bu deux doigts de Villaudric arrosant quelque perdrix rouge de saveur sauvage. On y etait infiniment hospitalier, ce qui veut dire que des dames, de renommee infiniment moins immaculee que celle de dame Honesta, y trouvaient cependant excellent accueil, a l'epoque des vendanges surtout, celle ou volontiers on se rend visite pour boire en commun les derniers rayons de soleil. Je conviens meme que j'abusai quelquefois, a l'occasion, de cette hospitalite, pour tromper des maris absents, et c'etait, cette annee-la, ma ferme intention, comme les precedentes. La familiarite de ces reunions provinciales prete si bien a l'ebauche de tendresses que la separation prochaine rend sans grands dangers! Mais quand je vis dame Honesta, toujours en vertu de cette probite de nature dont je desespere de jamais guerir, tout a la ferveur de sa beaute sans egale, subjugue par son charme mysterieux et cruel il me fut impossible de poursuivre aucune autre aventure que d'en demeurer stupidement amoureux, j'entends amoureux sans espoir, lachement, sans revoltes viriles meme, tant j'avais ete bien prevenu et avais l'intuition personnelle que je perdais mon temps. Et ce qui accroissait encore le ridicule de cette poursuite platonique, c'est que rien de farouche dans son accueil ne donnait raison a ma timidite. Au contraire, j'aurais ignore sa haute et inexpugnable vertu qu'il m'eut semble certainement qu'elle cherchait a m'encourager. Elle paraissait aimer ma compagnie, laissant volontiers son bras trainer, si doucement lourd! sur le mien pendant les promenades. Mais la legende avait passe par la. On m'avait si bien dit qu'elle etait "bonne enfant" en apparence et jusque-la seulement! On s'accoutume a tout et j'en etais venu a vivre, non sans quelque honteuse douceur, dans d'humiliantes resignations, soumis a ce qui me semblait la fatalite inexorable, imbu plus que jamais de cette verite qu'il n'est homme vraiment digne des faveurs de la reelle Beaute et que ce nous est une audace sacrilege d'oser elever vers elle l'injure de nos voeux. Il y avait, tout autour de moi, de petits sourires rancuniers et satisfaits qui ressemblaient joliment a de la moquerie. Mais que m'importait! je marchais dans mon reve de desespere comme en un chemin plein d'etoiles. II Une adorable nuit d'octobre, comme on en connait seulement la-bas, presque des nuits d'ete encore, avec un ciel plus sombre, sombre comme un immense lapis-lazuli ou les astres mettent comme des cassures d'argent clair, avec les fraicheurs lointaines cependant de la Garonne montant parmi les brises encore tiedes, et partout une langueur immense, faite de la secrete melancolie des declins et comme balancee dans l'air par l'aile innombrable et invisible des parfums exhales par les dernieres fleurs, odorants aromes dont l'ame meme est penetree. Comment dame Honesta etait-elle venue avec moi, dans ce coin isole du grand parc ou les allees couraient entre les carmins rouilles des ronces toutes tachees de mures, tres loin deja du vieux castel dont les mechants rires ne venaient plus jusqu'a nous? Mon Dieu! tout simplement, sans doute, en marchant devant soi dans le sable qui craquait musicalement sous ses bottines, en causant de ceci ou de cela, de tout, hormis de ce que j'avais dans l'ame et qui en avait chasse tout le reste. Imaginez, autour de nous, toutes les seductions perfides des choses, toutes les persuasions amoureuses de la nature: le chant d'une source soulevant les cailloux de son bouillonnement; le frolement des joncs vibrant comme des lyres sous le vent nocturne; le vol attarde des phalenes traversant le silence du sonore velours de leurs ailes; de beaux rayons de lune se brisant en poussiere d'argent dans les feuillages; toutes les harmonies des sons mourant dans l'espace et des couleurs se transformant en des reflets d'apotheose, dans des vapeurs d'amethyste transparentes. Non, vraiment, rien ne manquait au decor d'une idylle entouree de toutes les poesies, pas meme la tertre de gazon, comme dans les tableaux suggestifs de Fragonard, que baignait au pied une clarte douce, tandis que le sommet se recueillait dans l'ombre, tamise par les arbres comme sous l'exquis enveloppement de rideaux de gaze. Et elle etait la tout pres de moi, la gorge demi-nue sous son mouchoir denouee, les cheveux trainant sur le cou, resumant dans sonetre lasse toutes les senteurs divines du jour evanoui, ce sublime alanguissement de toutes les choses avant le sommeil. [Illustration: fig22.png] Mais la legende etait la, l'inexorable legende d'impeccabilite. --Ah! madame, m'ecriai-je, accable par l'ironie de ces splendeurs, quelle heure de vivre avec une moins vertueuse que vous! --Et avec un moins sot que vous! Me repondit-elle en me jetant un regard dont je n'oublierai jamais la cruaute blessee. Et elle disparut, etouffant un petit rire dont j'etais dechire, comme d'un couteau, sous l'epaisseur des frondaisons, par quelque oblique sentier ou les ronces m'auraient empeche de la poursuivre, dans un effacement de toutes ces caresses de la Nature dont j'etais grise un instant auparavant, me laissant dans un paysage vide soudain et dont les etoiles memes semblaient s'etre envolees. Suis-je gueri, pour cela, de croire a la vertu des femmes? En toute humilite, j'avouerai que non. AMANY [Illustration: fig23.png] AMANY Sous le ciel, rose et clair comme une aile d'ibis, Sur Marseille ou descend deja la Nuit future, La Mediterranee a ferme sa ceinture Aux anneaux d'or, de malachite et de rubis. A ses pieds, sur le sol laissant choir ses habits, Celle qui fait ma joie et qui fait ma torture En reve, de ses bras, a mon cou qu'il capture, Affermit le joug doux et fort que je subis. Sur la terre ou l'exil poussa la Phenicie, A la gloire de Tyr, sous mon front s'associe L'eclat jeune et vivant de sa fiere beaute. C'est qu'a travers les temps et pour leur lent hommage De la Femme est restee une immortelle image Ou des flambeaux eteints demeure la clarte. Ainsi pensais-je a l'absente, avec quelque melancolie, il y a un an, a peu pres, par un de ces soirs admirables de juillet qui criblent la nue de fleches d'or, devant la Mediterranee devenue comme un immense et sombre lapis-lazuli aux cassures lumineuses, dans le brouhaha de la Cannebiere ou de belles filles passaient sous l'orgueil de leur chevelure noire et de leur sang latin. Devant moi, la foret des matures immobiles semblait une embuscade d'ombre, une embuscade de soldats armes de hautes lances; et la mer semblait faire flotter, sur la blancheur des collines crayeuses, comme une image lointaine de la voie lactee. Au-dessus des bavardages humains, des bourdonnements de phalenes mettaient comme un bruissement de velours, et des souffles chauds un frisson dans les platanes poudreux. Les voiles triangulaires dessinaient, sur le vague des horizons, les images de coeurs tres sombres pendus a un invisible etal pour quelque mysterieux supplice. Toute cette joie du dehors qui riait et chantait aux levres des amoureux m'enveloppait d'une indicible et interieure tristesse. En de jalouses angoisses et en des regrets superflus, je laissais s'en aller mon ame aux pieds de celle que j'avais quittee la veille et qui, sans doute, ne pensait guere a moi. En ces dispositions moroses, je m'assis a la terrasse d'un de ces cafes magnifiques avec le souvenir desquels Paul Arene ne manque jamais d'humilier nos estaminets parisiens. Le fait est qu'on s'y croirait aux pieds d'une Babel tant s'y croise la variete des langages, tant s'y coudoie la variete des costumes, tant l'illusion d'un Orient tout proche y defie les ridicules prejuges de la geographie. Tout en continuant de rever, j'ecoutais, malgre moi, ce murmure de ruche et, de ce chaos de paroles, les plus voisines frappaient mon oreille. A la table la plus voisine, deux Turcs causaient, cachetes de rouge par leur fez comme des bouteilles de Bourgogne, avec des pelisses droites s'elargissant par le bas, aussi comme des bouteilles. Et quand j'entendis l'un d'eux proposer a l'autre de lui raconter comment un de ses ancetres avait commence la fortune de la famille je me resolus d'ecouter tout a fait ce conte, la recette pouvant etre bonne pour les petits enfants que je n'ai pas. Et maintenant, c'est, non plus moi, mais un des bons Turcs cachetes de rouge qui parle. --Le plus curieux, dit-il, c'est que cet ancetre fut un poete. Il s'appelait Khodja, et les lettres de Constantinople ont, tous encore ses poesies dans leur bibliotheque. Les connaisseurs affirment qu'il n'avait pas son pareil pour comparer sa bien-aimee a la lune refletee dans le miroir d'argent d'un lac. Mais malgre que le krach des livres n'eut pas encore commence, il n'en etait pas moins un des plus pauvres hommes de Scutari qu'habitaient mes aieux, et sa femme Amany, mon aieule venerable, passait son temps a envoyer a tous les diables cet harmonieux faineant qui ne la nourrissait que de belles metaphores. Cette materielle creature--c'est Mme Khodja, mon aieule, que je veux dire--reprochait, sans cesse, au pauvre chanteur de ne pas savoir vendre des denrees a faux poids, comme le faisaient regulierement tous les autres. Car nul n'ignore, en effet, que tandis que tous les negociants du reste du globe, ceux de Paris surtout, sont d'une indiscutable probite, les commercants Turcs aiment fort a duper leur clientele, sur la qualite d'abord, et ensuite sur la quantite de ce qu'ils debitent. En quoi ils se montrent prodigieusement logiques et philanthropes. Car, plus un produit est avarie, moins on vous en donne pour le meme prix, moins on vous trompe a la fois. Mais, de tous les amis qui excellaient dans cette hygienique occupation, celui que mon aieule Amany citait toujours a son mari, avec le plus d'admiration, c'etait leur voisin Togrul, Persan d'origine, mais naturalise Turc pour les besoins de son commerce, et qui, en moins de cinq ans, avait acquis un pecule monstrueux dont il etait tout pret, d'ailleurs, a faire le plus mauvais usage. Car il faisait a Mme Khodja une cour assidue, durant que son innocent epoux modulait des sons et les renfermait dans l'argile sonore du rythme, lui repetant sans cesse, en son langage non moins image: "Etoile du firmament, lune de mes nuits, tulipe de mes reves, conseillez donc a cet imbecile d'aller faire au loin quelque negoce. Je lui preterai le peu qu'il faudra pour partir, et il le perdra certainement en route. Mais pendant ce temps-la, nous prendrons du bon temps. Je viens justement d'expedier une caravane pour un marche lointain, et je n'ai rien absolument a faire qu'a vous aider a le tromper indignement, comme il le merite." Et mon aieule Amany ecoutait cette canaille de Togrul et trouvait son projet plein de bon sens. Un jour donc, mon malheureux ancetre Khodja trouva, a sa grande surprise, en revenant de prendre a la pipee quelques strophes matinales, un petit ane tout harnache a la porte de sa maison, et, sur le petit bourriquet, qui dodelinait des oreilles, un sac en travers, tout gonfle de riz: "--Mon gaillard, lui dit amicalement sa femme, laquelle l'attendait sur seuil fleuri de clematites, vous allez me faire le plaisir d'aller vendre cela ou vous voudrez, et puissiez-vous crever en route, pour que je me puisse remarier avec un moins nigaud que vous!" Sans en demander davantage, l'excellent Khodja prit l'ane par le licou et et mit en chemin tout en causant doucement avec l'animal. Car les poetes et les betes s'entendent bien volontiers, et ce bienfaisant baudet ne manquait pas de braire aux bons endroits, comme si la musique des vers de son maitre l'emplissait d'une interieure admiration. Ainsi arriverent-ils, a la tombee de la nuit, jusque vers une petite montagne qu'ils gravirent ensemble, parce que les chanteurs, aussi bien que les anes, aiment le voisinage des cieux, ceux-ci pour parler de plus pres aux astres, et ceux-la parce que les chardons croissent a merveille sur les sommets qu'ils argentent de leurs etoiles bleues. Le bon Khodja s'assit, en remerciant Allah, dans une excavation rembourree de verdure qui lui presentait un fauteuil naturel, et son compagnon commenca de brouter les chardons aigus, en s'interrompant, pour le regarder, de temps en temps, avec de bons yeux luisants et doux, ronds et lumineux comme des tetes d'enormes clous. Or, sous la montagne etait une caverne, ou nous retrouvons, precisement a la meme heure la caravane expediee par Togrul, laquelle s'y venait reposer jusqu'au lendemain matin, ayant decharge ses betes de leurs fardeaux pour les soulager pareillement. Seulement, le pays etant infeste de voleurs de grands chemins, le chef avait eu une idee geniale pour etre averti a temps de leur approche. Il avait plante, de bas en haut, l'embouchure d'une immense trompette dans un trou place au plafond de la grotte et par ou le ciel apparaissait comme une larme d'azur suspendue a la pierre, le pavillon de cuivre de l'instrument etant dirige a l'interieur de facon que le son emplit l'excavation qui leur servait de retraite. Apres quoi, il avait detache le plus resolu de ses hommes avec mission de grimper sur le roc au dehors, de fouiller l'horizon du regard sans cesse et de souffler dans la trompette a la moindre apparition de bandit. Mais le plus resolu de ses hommes, pris d'une indicible frousse, n'eut de premier soin que d'abandonner son poste. A un moment donne, cependant, une formidable fanfare retentit dans la caverne, si formidable que la caravane tout entiere, laquelle etait decidement composee de heros, s'enfuit en abandonnant ses marchandises, ses animaux et ses objets de campement. Or ca qui avait souffle dans la trompette? Le bon Khodja lui-meme, et sans s'en douter, vraiment. N'etait-il pas precisement assis au-dessus du trou ou venait aboutir l'embouchure de la trompette? Or, l'abondance des images gracieuses qui se pressaient dans son cerveau, par cette belle nuit etoilee, ne se pouvant exprimer tout entiere dans les vers qui chantaient sur ses levres une partie avait cherche son issue dans quelque autre musique dont l'ane, lui-meme--ces animaux ont la gaiete facile--avait ri a se rouler dans les herbes rares et seches qui adornaient la calvitie du mont. [Illustration: fig24.png] Epouvante lui-meme de la symphonie qui avait eclate dans son fauteuil naturel, mon aieul Khodja avait bondi comme s'il eut ete l'obus de sa propre piece. Mais fort curieux de sa nature, et pas du tout rassure, il s'avisa d'aller visiter l'interieur de cette montagne mysterieuse, pour s'assurer qu'il ne reposait pas sur un volcan et que ce coup de grisou n'aurait pas une seconde edition. O merveille! Tous les tresors abandonnes par les laches envoyes de Togrul tomberent entre ses mains et il rentra chez lui, colossalement riche, tandis que cette canaille de Togrul etait completement ruinee. Et cela arriva juste a temps pour que mon aieule Amany--decidement la plus desinteressee des femmes--se convainquit que son mari valait infiniment mieux que l'amoureux qu'elle s'allait donner. Outre qu'il devint riche, mon aieul Khodja evita ainsi tout malheur conjugal, ce qui prouve que ce n'est pas ca qui porte bonheur, comme on l'entend dire quelquefois. Et l'homme cachete de rouge se tut. La nuit couvrait maintenant Marseille de toutes les ombres de son aile eployee. Un vent frais faisait palpiter doucement les voiles triangulaires, pareilles a des coeurs qui se raniment, cependant que la Mediterranee prenait, au clair de lune, des moires bleues et vertes et que je murmurais le nom de l'absente un moment oubliee. RESTITUTION [Illustration: fig25.png] RESTITUTION Pour si superficiels et distraits que soient les hommes de ce temps, il n'en est certainement pas un qui n'ait remarque, avec admiration, comment l'instruction des affaires criminelles s'est enrichie, de nos jours, d'un nouvel element scientifique et pittoresque. Plus d'assassinat maintenant qui ne donne lieu a une petite comedie judiciaire ou ses moindres circonstances ne soient reproduites avec une scrupuleuse fidelite. C'est la mise en action de la fameuse scene a faire que Sarcey reclame inutilement pour le theatre. Un homme a-t-il ete jete du haut d'un pont? on en profite pour etudier sur un mannequin, de densite et de forme identiques, les lois de la pesanteur. Un mari est-il mort empoisonne? le ballonnement de son cadavre ne manque pas de fournir aux jures un elegant memoire sur la dilatation des gaz en vase clos. Ca amuse et instruit la magistrature en meme temps. Aussi vous n'imaginez pas combien les juges sont furieux, quand un accuse rend cette petite representation inutile par l'exactitude et la clarte evidentes de ses aveux. J'en connais qui pretendent qu'on doit passer outre et se mefier de confidences evidemment interessees. Tel etait l'avis du juge d'instruction Ventejoul qui, dans son petit tribunal de Castelbajac-sur-Dringue, enrageait de n'avoir pas encore eu l'occasion d'appliquer cette mirifique methode de la restitution du crime, une desastreuse moralite regnant dans ce paisible chef-lieu d'arrondissement. Mais comment voulez-vous que se distinguent les magistrats de province? Autrefois, ils avaient la politique, et le 16 Mai a ete un bon marchepied pour quelques-uns. Mais maintenant! Il n'y avait d'aussi furieux que le procureur Mirapet qui n'avait a defendre la societe que de vetilles indignes de son eloquence. Rien a mettre sous la dent creuse de la Justice que de mechants delits, ne pretant qu'a d'insignifiants requisitoires. C'etait vraiment une desolation. Mme Ventejoul et Mme Mirapet partageaient la desesperance de leurs maris. Tres pieuses, l'une et l'autre, elles demandaient tous les jours, a Dieu, qu'un bon assassinat ensanglantat la commune et sortit enfin leurs epoux d'une injuste obscurite. Enfin, Dieu les exauca, il y a quelques semaines. Un bon crime jeta la terreur dans le territoire de Castelbajac-sur-Dringue. Dieu fit meme largement les choses. Il dota cette interessante cite d'un crime passionnel, la variete de crime la plus recherchee. Un mari offense, le bourrelier Tireloupe, ayant surpris sa femme couchee avec le forgeron Bonivet, n'avait pas hesite a tirer sur celui-ci. Mais, ayant manque d'adresse, il avait tue sa femme. N'importe! Il y avait eu, Dieu merci! un malheur. Ce Bonivet, qui l'avait echappe belle, attirait d'ailleurs particulierement l'attention sur lui. C'etait le plus beau gars du pays, le plus solide, le plus entreprenant avec les femmes, et toutes etaient interieurement ravies qu'il n'eut pas etrenne comme il l'avait merite. Quand, de grand matin, les gendarmes vinrent reveiller M. le procureur Mirapet pour lui donner cette bonne nouvelle, celui-ci bondit de joie et les envoya bien vite carillonner a l'huis de M. le juge Ventejoul. Il fallait se concerter a l'instant et restituer le crime dans son decor avant que rien y fut change. Malheureusement, le medecin, immediatement appele aupres de l'assassinee, l'avait fait transporter dans un autre lit, et tout le monde comprit qu'il serait odieux, voire sacrilege et abominable, de faire jouer un role a ce miserable cadavre dans une representation, meme donnee a la justice. Les parents de la morte reclamaient cette depouille, et le sentiment public etait pour qu'elle leur fut rendue. --C'est tout a fait facheux! fit le procureur Mirapet. --C'est desesperant, ajouta le juge Ventejoul. Et tous deux se regarderent avec infiniment de melancolie. --On pourrait mettre un mannequin dans le lit du crime, hasarda Ventejoul. --Peuh! fit Mirapet. L'illusion n'y sera plus. Alors le juge, se frappant soudain le front, ce qui fit un bruit de calebasse. --Il faudrait trouver une femme de bonne volonte qui voulut bien remplacer la bourreliere. --Mme Mirapet est trop devouee a mon avancement pour me refuser cela! s'ecria le procureur comme illumine. --En tout cas, Mme Ventejoul est prete a rendre a la magistrature ce service. --Je n'accepterais votre devouement, mon cher collegue, qu'au cas ou vous jugeriez a propos de reproduire d'abord la scene de l'adultere. --Grand merci, mon cher procureur! Tenons-nous-en a celle de l'assassinat. M. Mirapet rentrait, un instant apres, chez lui, et annoncait a Mme Mirapet la preuve de confiance dont elle avait ete investie par la justice. Celle-ci ne sourcilla pas et se trouva interieurement tres honoree. Notez que cette devote personne etait, en meme temps, une fort jolie femme, blonde, blanche, grassouillette, avec des fossettes partout, appetissante en diable et que la vie provinciale condamnait, seule, a une vertu contre laquelle protestait son egrillarde physionomie. Mme Ventejoul fut un peu jalouse de n'avoir pas ete choisie. Mais son mari la calma en lui promettant qu'elle assisterait a la restitution du crime. C'etait aussi une fort jolie creature, de beaute bourgeoise mais abondante, et qui avait un faible prononce pour le seul militaire du chef-lieu d'arrondissement, le beau Victor de Bondeduit, capitaine de gendarmerie. Or, ce gentilhomme marechaussesque ne saurait manquer d'assister a cette experience et de la recevoir dans ses bras quand elle se trouverait mal. Tout allait donc a souhait et le pays d'ordinaire morne, etait en liesse, grace a l'excellente idee qu'avait eu ce Tireloupe d'assassiner sa femme. Et on parle serieusement de moraliser les masses! [Illustration: fig26.png] A l'heure indiquee, un cortege, magnifique vraiment, sortit du Palais de Justice. Douze gendarmes, commandes par le vaillant Bondeduit, l'escortaient, sabre au clair. Le reste de la force armee veillait sur place, sur l'assassin et sur Bonivet, qui n'avait jamais ete plus en male beaute de rude manieur de fer. Mme Mirapet avait ete conduite en voiture sur le lieu du crime. Sa femme de chambre etait en train de la deshabiller suffisamment pour qu'elle fut plausiblement couchee dans le lit du bourrelier.--Un: garde a voss! terrible retentit sous la fenetre, suivi d'un bruit de bottes qui cherchent l'unisson sur le pave. Le procureur, le juge d'instruction et le capitaine de gendarmerie entrerent dans la chambre de l'assassinat. Mme Ventejoul fut bien installee a une porte qu'on laissa ouverte, pour qu'elle ne perdit rien du spectacle emouvant qui allait se derouler. Tireloupe fut arme du revolver qui lui avait servi a tuer sa femme, mais charge a blanc seulement, cette fois-ci. Il devait demeurer embusque derriere une autre porte jusqu'a ce qu'on lui commandat de repeter exactement, mais en simulacre, ce qu'il avait deja fait. Puis on introduisit le magnifique Bonivet dans le costume sommaire qu'il avait au moment ou le bourrelier l'avait surpris. --Mon ami, lui dit M. Mirapet on le voyant s'acheminer vers le lit ou Mme Mirapet etait deja etendue, peut-etre auriez-vous pu mettre un calecon. --Impossible! repliqua severement Ventejoul un peu venge, il n'en portait pas au moment du crime. --Eh bien, nous abregerons alors un peu! reprit Mirapet. Mettons-nous tous derriere la porte d'ou l'assassin s'elancera en tirant, que nous n'ayons pas la figure brulee par la poudre. --Vous avez raison, fit le prudent Ventejoul, tandis que le capitaine de gendarmerie se mettait de preference derriere l'autre porte ou etait deja Mme Ventejoul. --Pan! pan! pan! pan! fit au signal Tireloupe. Mais, crac! le deplacement de l'air par le fait des quatre detonations repetees fit ouvrir une fenetre et un brusque courant ferma les deux portes de la chambre du crime, laissant tout le monde dehors, sauf Mme Mirapet et le forgeron Bonivet, toujours docilement couches cote a cote. On s'elanca; mais les deux clefs ouvraient en dedans. --Ouvrez! ouvrez! hurla Mirapet. --Ma foi, non! repliqua la voix tranquille de Bonivet. Ca ne me regarde pas! On cogna ferme contre les deux portes. Mais elles etaient d'une remarquable solidite. --Vite, un serrurier! Mais le serrurier le plus voisin, quand il sut qu'il s'agissait d'eviter un desagrement a M. Mirapet, qui lui avait recemment octroye huit jours de prison pour une betise, fit semblant d'avoir perdu sa trousse. C'est une heure seulement apres que l'huis fut ouvert. --Enfin, mon ami! fit Mme Mirapet avec un air de reproche, j'ai cru que vous ne reviendriez jamais. Mais il n'y avait aucune douleur reelle, et surtout aucun regret dans son accent. Quant a Mme Ventejoul, suivant le programme qu'elle s'etait, par avance, a elle-meme trace, elle s'etait evanouie au premier pan! dans les bras du beau capitaine Bondeduit qui l'avait soignee avec un devouement exquis. Le proces-verbal de cette seance de restitution d'un crime fut legerement et volontairement tronque par M. le greffier du tribunal de Castelbajac. On en tira un excellent parti a l'audience des assises. Neanmoins, le jury, fidele a ses traditions magnanimes envers les maris assassins, acquitta Tireloupe avec quelques eloges sur sa fermete. Heureusement que Mirapet avait retenu, contre Bonivet, le delit d'adultere, dont il prit une joie feroce a lui faire appliquer la plus severe penalite! SUR LE TERRAIN [Illustration: fig27.png] SUR LE TERRAIN C'etait musique militaire sur les allees Lafayette, a Toulouse, ou me voici revenu, une fois encore, pour ouir de jolis contes gascons, comme la Garonne en roule, dans son flot d'argent, avec le murmure de ses cailloux. Sous les arbres deja poudreux de la longue promenade qui vient mourir sur les rives du Canal, la bonne paresse meridionale s'ebattait, bercee par un de ces... ...concerts riches de cuivre Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, par les soirs d'or ou l'on se sent revivre, Versent quelque heroisme au coeur des citadins. comme a dit excellemment Baudelaire. Et c'etait merveille de voir passer, dans le brouhaha des pietons, les belles filles de sang latin, aux chevelures noires, fieres de toute la blancheur de leur front et souriantes de toute la blancheur de leurs dents, beaux fruits ensoleilles, tentateurs surtout aux reves de volupte. Car, en l'artistique cite ou une admirable composition peinte de Falguiere fera rayonner bientot le triomphe de Clemence Isaure, est demeure ce qu'il y avait de meilleur dans l'ame antique: un desir tout paien, violemment charnel de la Beaute. Aussi reste-t-elle, en ce temps plus epris d'argent que d'ideal, l'immortelle patrie des statuaires qui vivent surtout de gloire et en meurent quelquefois. Comme il convient, les soldats en permission abondaient en cette cohue au mouvement lent de flux et de reflux sur le sable, mer vivante se gonflant et s'aplanissant suivant les caprices de l'harmonie. Tels le fusilier Petoine et le fusilier Tancrede qui marchaient, cote a cote, en reluquant les jeunesses, et en tortillant, entre leurs doigts, des badines qu'ils avaient coupees dans un ramier du Bazacle. Car c'est une innocente manie des militaires de se tailler des cannes partout ou ils rencontrent un coin de bois; et le Conseil municipal qui siege au Capitole ne les traite pas pour cela comme notre bien-aime prince de Sagan. Et, comme toujours, Petoine et Tancrede causaient des embetements de la vie du soldat. Tous les deux, fils du peuple, ils se plaignaient amerement de l'invasion de l'ancienne noblesse dans les rangs de l'armee, par suite des beautes democratiques du volontariat. Les regiments etaient maintenant pleins de godelureaux titres qui faisaient leur tete au nez de l'humble fantassin. Ces messieurs avaient toujours de l'argent dans leur poche pour s'offrir mille douceurs en dehors du service, que c'en etait tout a fait scandaleux. Ils n'osaient pas absolument etre impertinents avec leurs camarades; mais ils leur faisaient sentir, a tout propos, les abimes sociaux demeures dans leur seule imagination. Car, enfin, tous les hommes sont egaux devant la Loi, sinon a quoi bon la Revolution! Il y avait surtout, dans la compagnie, un certain comte (comme s'il y avait encore des comtes!) de La Lezardiere qui etait la bete noire de Petoine absolument. Ce residu de l'ancienne noblesse gasconne avait l'humeur volontiers hableuse des gens de son pays et passait sa vie a le tourner en ridicule, lui, Petoine, qui, precisement, avait horreur qu'on se fichat de lui. Tancrede prenait fait et cause pour son camarade, et tous les deux secouaient furieusement leurs badines en l'air, dans un cinglement de colere et de menace contre ce qui reste des vieilles souches d'autrefois. --Vois-tu, disait Petoine, tant que je n'aurai pas fait baiser la doublure de mes chausses a ce citoyen-la, je ne serai pas content. Et il indiquait, du geste, que sa culotte rouge n'etait doublee que de sa propre peau. --Ca, ca ne sera pas facile, repondait Tancrede, en se pourlechant toutefois ses babines plebeiennes a cette idee d'humilier la noblesse a un tel point. --Patience! reprit Petoine, on verra bien. Et, comme la musique avait jete au vent ses dernieres volees, que le public se dispersait lentement par les rues avoisinantes et que les belles filles aux chevelures noires n'etaient plus que comme un vol rare d'hirondelles dans le petit nuage gris de poussiere qui flottait encore sur la chaussee, Petoine et Tancrede rentrerent a la caserne pour y manger tres mediocrement, cependant que notre precieux comte de Lezardiere s'allait gonfler de mets savoureux chez Tivolier, en compagnie d'une drolesse de marque qui lui donnait sa main blanche a baiser, entre chaque plat. Ah! si Petoine avait vu ca, quelle exasperation furieuse de son reve. Le lendemain matin, c'etait lecon d'escrime, une lecon que Petoine et Tancrede recevaient avec une particuliere mauvaise volonte. C'etait, cependant, un bon vieux maitre d'armes, plusieurs fois reengage, qui la donnait, et de la vieille ecole, aujourd'hui presque disparue. Car le maitre d'armes de regiment est volontiers devenu, aujourd'hui, un elegant gentleman. Le pere Trousse-Faquin etait sensiblement d'une autre generation. Tres expert dans son art, il n'avait d'ennemi, au monde, que la langue francaise. Mais ce qu'il lui en faisait voir! Vous lui auriez promis la couronne de Danemark, avec le titre d'Hamlet XXVII, que vous ne l'auriez pas empeche de dire un "contre de carpe" et le "poumon" de l'epee, sans prejudice du verbe "feinter", qu'il employait jusque dans ses temps les plus invraisemblables. Mais, a ces querelles pres avec l'orthographe et la syntaxe, quel homme sublime, que ce vieux troupier! Mais c'etait dans les affaires d'honneur entre autres troupiers qu'il etait surtout incomparable, dans ces duels qui ont lieu, nus jusqu'a la ceinture, devant une legion de camarades admis a ce spectacle comme a une lecon de courage. Humain, prudent, paternel au fond, notre Trousse-Faquin ne faisait grace a ses clients d'aucune de ces subtilites que la tradition militaire introduisit dans ce genre de combats singuliers. Il en avait, lui-meme, commente le formulaire en une redaction de son cru et de son style. A signaler ce dernier chapitre qu'il gardait, comme on dit, pour la bonne bouche, quand il guidait des soldats sur le terrain: "Aussitot qu'un des adversaires (il prononcait: "anniversaire") est touche, l'autre doit genereusement, et oubliant toute rancune indigne d'un soldat, s'approcher de lui et sucer legerement le sang de sa blessure afin d'eviter une extravasion du liquide vital ou quelque autre accident prejudiciable a la sante." Or, le maitre d'armes, entre deux seances de plastron, etait en train de lire ce petit document a ses eleves, quand Petoine et Tancrede entrerent dans la salle, celui-ci, une main sur la joue artificiellement gonflee, celui-la, boitillant faussement, dans le but evident de se soustraire aux delices de la planche. Quand Petoine eut entendu, il poussa du coude Tancrede, qui porta son doigt a son nez, en signe de meditation vehemente. Puis, par extraordinaire, Petoine, cessant sa boiterie mensongere, alla au-devant de la lecon. Ce que le La Lezardiere se moqua de lui, en le voyant sous les armes! Lui, etait de premiere force, et redoute de tout le bataillon. Et ca n'empecha pas que Petoine, apres avoir retire sa veste, lui flanqua une gifle monumentale pour lui apprendre a se divertir a ses depens. Un tel outrage demandait du sang, et le vieux maitre d'armes convoqua nos deux gaillards a une rencontre, le lendemain matin, apres avoir adresse au colonel un rapport dont la reponse etait prevue. Une delicieuse matinee, ma foi, que celle du lendemain. Cependant que la ville s'eveillait sous l'eternel tintinnabulement de ses cloches, Saint-Sernin donnant la replique a Saint-Etienne et le Taur a la Dalbade, au bord du fleuve, plus loin que le pont de Saint-Cyprien, un joli frisson d'argent courait sous les saulaies et les bergeronnettes, secouant des perles a leurs longues ailes, egratignaient l'eau avec de petits cris joyeux. Les toits rouges semblaient courir les uns apres les autres au cours de la Garonne, comme s'ils fuyaient l'incendie allume a l'Orient, l'incendie aux hautes flammes qui flambait au bord du ciel. Le comte et son adversaire, un peu grelottants, toutefois, leur chemise enlevee, dans cette buee de rosee aurorale etincelante aux brins d'herbes, etaient deja en face l'un de l'autre, le fer au poing, n'attendant que le "Allez, messieurs!" qui les devait lancer l'un au-devant de l'autre. Car l'excellent Trousse-Faquin les avait fait tomber en garde, en arriere, apres avoir mis leurs epees bout a bout. Les distances se rapprochent au signal et les fers se tatent en de petits battements preliminaires. La Lezardiere affectionne une attaque dans la ligue basse et Petoine pare seconde avec acharnement jusqu'a ce que, un coup lui semblant porte a la hauteur voulue, il se retourne brusquement et le recoit au derriere. --Arretez! s'ecrie le maitre d'armes, stupefait. Et, au milieu de l'etonnement general--car toute la compagnie etait confidente de ce combat--il ajouta, en s'avancant vers Petoine: --Vous etes blesse; otez votre pantalon. Petoine obeit. Le coup etait leger, l'adversaire ayant, malgre lui, retenu la main devant cette parade imprevue. Mais, enfin, la peau etait entamee. --Fusilier La Lezardiere, vous savez ce qui vous reste a faire. Et le malheureux comte fut oblige de se mettre a genoux, pour faire, a Petoine triomphant, un semblant de ponction la ou celui-ci s'etait jure de lui faire mettre la bouche. On en rit encore dans le regiment. LES BOTTES [Illustration: fig28.png] LES BOTTES Ce n'est pas sans une melancolie inquiete que je vois, aux vitrines des bottiers du boulevard, ces chaussures anglaises, etroites et longues, ayant vaguement l'air de cercueils elegants ou le pied doit s'emprisonner dans une boite de cuir sans concessions a ses formes originelles. Il en sortira certainement une ou plusieurs generations dont les extremites inferieures n'auront plus rien de latin. C'est tout simplement la race attaquee dans un de ses signes originels et celui qui comportait le plus d'aristocratie. Car, si peu que vous connaissiez l'oeuvre de Darwin, vous savez que notre organisme se modifie plus rapidement qu'on ne l'imagine, suivant les conditions exterieures ou il se developpe. La fabrication des monstres n'a pas d'autres secrets. Nous allons gaiement a la monstruosite et vers des heredites ridicules. Car les infirmites se developpent aussi par ces fantaisies de la mode. Pour les hommes, cela m'est assez indifferent. Mais les jolis petits pieds de nos femmes de France transformes en longues pattes de Teutonnes ou de Saxonnes, vous conviendrez avec moi que c'est une abomination! J'en contais mon inquietude a mon vieux camarade de promotion Landrimol, qui a quitte depuis deja longtemps le service pour se livrer a la science, comme beaucoup de polytechniciens sur le retour, et loin de me rassurer, il insista sur le bien-fonde et me donna, a l'appui de mes propres craintes, une preuve tiree d'une vieille histoire de garnison a lui personnelle. Courteline ne m'en voudra pas d'une simple promenade sur son territoire militaire. C'est, d'ailleurs, Landrimol qui parle. Vous vous en apercevriez immediatement a son absence de tout accent toulousain. --Or donc, me dit-il, c'etait en 1875, je crois. La mode etait a une facon de chaussures a la poulaine qui se terminait en pointe, mode excellente pour donner du pied au derriere aux impertinents. J'etais, comme tu le serais encore, un officier ayant quelque coquetterie, un peu trop replet deja, tout naturellement preoccupe de sa toilette, soucieux de plaire aux dames de la ville. Car nous occupions precisement une garnison ou les militaires etaient bien vus du sexe aimable. Nous autres artilleurs, surtout, faisions prime. Nous avions, je ne sais pourquoi, la reputation d'etre plus discrets que les hussards et les dragons. Le fait est que nous ne parlions jamais de nos succes qu'au cafe et a dix ou douze amis intimes seulement. De plus, nous etions, pour les maris, un element de distractions plus serieuses. Nous savions tous jouer au whist et quelques-uns aux echecs. Notre bonne education et notre sentiment naturel de justice compensatrice nous faisaient mettre ces talents honnetes au service des bourgeois que nous trompions indignement. Belle existence au demeurant et que tu regrettes sans doute, comme moi. --Certes, lui repondis-je. Je ne peux pas entendre encore passer un defile de canons sans que le coeur me batte. Le bruit des caissons sur le pave me bat dans la poitrine. Nous avons des camarades generaux, Landrimol. Ils sont du Conseil superieur et nous ne serons jamais de l'Academie. Nous avons ete, toi et moi, des fous de quitter cette _Alma parens_ qu'est l'armee. Il n'y a encore de grand au monde que le drapeau. Mais continue. --Je ne sais pas si tu avais remarque, malgre mes affreuses bottes de l'Ecole, que j'avais un tres joli pied pour un homme. Tout en maugreant contre cette mode qui les terminait, une fois vetus, en tiges de paratonnerres, j'avais vite adopte les nouvelles chaussures et leur confiais, au moins autant qu'a mon esprit naturel, le soin de seduire les belles. Car beaucoup de femmes mettent longtemps a s'apercevoir que vous etes spirituels, qui, d'un coup d'oeil, ont remarque comment vous etiez chausses. J'en arrivais meme a marcher un peu comme les malheureux canards que d'infames forains font danser sur des plaques rouges pour amuser les badauds, tant j'emprisonnais etroitement mes orteils dans ces cachots seducteurs. Or, nous avions pour colonel un gaillard qui ne transigeait pas avec l'ordonnance et qui avait, entre autres maximes, celle-ci, renouvelee, disait-il, de Napoleon: "C'est le soulier qui fait le soldat." Ce qui n'est pas autrement flatteur pour le courage. Un jour, m'apercevant ainsi boitillant:--Qu'est-ce que c'est que ca, capitaine?" fit-il en regardant mes pieds. Et il ajouta gracieusement, en soufflant dans la paille argentee de sa moustache:--"Vous me ficherez huit jours d'arret pour porter ces bottes ridicules quand vous etes en tenue de service." Et il tourna les talons, de larges talons ou s'encadraient de lourds eperons, en laissant retomber la paille argentee de sa moustache. Je regagnai rapidement le quartier pour prevenir tous mes camarades qui, comme moi, faisaient les jolis dans des bottes a la poulaine, comme en portait le bon roi Charles VI, sans les employer, toutefois, a donner du pied au derriere des Anglais qui avaient mechamment envahi son royaume. Ce fut une rumeur d'indignation contre le colonel. Mais, avec la discipline, il n'y a pas d'accommodements. C'est une des choses qui la distinguent du ciel, ou chacun joue de la harpe ou du trombone devant l'Eternel comme il lui plait. Donc, le corps tout entier des officiers se precipita a la cordonnerie du regiment. Il fallait, a tout ce monde et sur l'heure, des chaussures a bout carre, ces fameuses bottes d'ordonnance dont la forme est invariable depuis les guerres de Napoleon. Mais le maitre-bottier etait surcharge de besogne. Impossible de satisfaire personne. Il faudrait au moins quinze jours pour executer la commande sur mesure. "--Au moins, en avez-vous d'occasion?" demanda le choeur avec angoisse. "--Peut-etre oui! J'ai, je crois, la, quelques douzaines de paires ayant deja un peu servi, repondit l'eminent savetier: mais elles ne sont pas a moi. Je me suis charge simplement de les vendre par complaisance. Je crains, d'ailleurs, que ce ne soit un peu cher pour vous." "--Nous vous les prenons a n'importe quel prix!" repliquerent les malheureux. Et l'infame bottier nous fit payer vingt francs piece une marchandise qui n'en etait plus depuis longtemps a l'emotion inseparable des premiers debuts. Si bien que, le soir meme, il n'y avait plus un officier dans le regiment d'artillerie dont les pieds ne fussent enfouis dans d'horribles bottes quadrangulaires. Le lendemain, le colonel, qui avait son idee, passa une revue de detail. Il eut un epanouissement de visage en voyant cet affreux spectacle, et soufflant, comme il avait toujours soin de le faire avant de parler, dans la paille argentee de sa moustache, il nous dit, une main tournee derriere le dos: "Enfants, je suis content de vous!" Dans l'apres-midi, ce ne fut pas sans un certain embarras que nous fimes, en sortant du cafe, la petite promenade accoutumee, jusqu'au mail, ou les dames commencaient leur promenade, en longeant, pour s'y rendre, les boutiques ou de jolies filles se montraient aux vitrines des que passait un uniforme. C'est en groupes de deux ou trois que nous marchions, nous suivant un peu par grades, une cigarette aux levres, donnant quelque chose de contraint et de mysterieux aux sourires de reconnaissance. Les maris etaient encore qui a l'audience qui a leur comptoir, qui a l'etude ou a la caisse et c'etait un moment delicieux vraiment, sous les grands arbres ou l'on se rencontrait surement, par simple intuition de sympathie et sans s'etre donne rendez-vous. Ce jour-la, ce fut positivement un desastre. Ces dames et ces demoiselles aussi, par habitude, passaient leur revue de detail. A peine arrivees aux pieds, nous les voyions surprises d'abord, puis etouffant, dans la dentelle de leurs mouchoirs, des sourires absolument impertinents. Et plus le defile avancait sous leurs regards impitoyablement scrutateurs, plus leur gaiete devenait joyeusement insolente. Onques ne vit-on plus jolies dents blanches mettre comme un frisson de lait aux calices de plus de roses a peine entr'ouvertes. [Illustration: fig29.png] Et nous faillimes rire aussi, de moins belle humeur cependant, quand un retour sur nous-memes nous revela le secret de leur hilarite. Nous etions tous, non seulement chausses comme des Auvergnats, mais nous avions tous un enorme oignon sur l'orteil droit, accuse par un renflement montueux du cuir. Toutes ces paires de bottes avaient appartenu au meme proprietaire qui etait pourvu de cette infirmite, et ce proprietaire etait... devine qui? le colonel dont s'expliquait ainsi a merveille la rancune contre les officiers trop elegamment chausses. Eh bien! plusieurs d'entre nous contracterent des oignons par le seul usage de ces chaussures autrefois mal habitees. On reconnaissait notre provenance quand nous changions de regiment. --Ah! Landrimol, m'ecriai-je, absolument emu par ce recit, _di avertant omen!_ Mais que deviendront les pieds mignons de nos jolies femmes de France, si l'Angleterre continue a sevir chez nos cordonniers! C'est deja trop de sentir le sol sacre de la Patrie foule par les souliers seulement de l'etranger! L'ARCHE [Illustration: fig30.png] L'ARCHE C'etait par un des jours les plus monotones de cet ete pluvieux. A peine, par instants, l'eau avait-elle cesse de rayer le ciel. Encore ces rapides eclaircies avaient-elles ete occupees par l'egouttement des frondaisons continuant l'ondee. Rien que le spectacle monotone de l'averse s'enflant ou se degonflant au gre de la crevee des nuages courant, eperdus, sur le ciel; rien que le bruit egal des gouttes fouettant les vitres et s'alourdissant en s'ecrasant. La melancolie automnale devancait l'appel des declins et d'involontaires moqueries s'attachaient aux pauvres diables que, de notre croisee, nous voyions patauger en des lacs que de nouvelles poussees de pluies couvraient de petits champignons d'argent semblant pousser tout seuls. Il n'est que les roses devastees par cette poussiere d'ouragan humide pour qui celle qui partageait avec moi cette vue eut quelque pitie. Les femmes, dans ce monde, ne plaignent guere que les fleurs. Et cela continuait, continuait toujours, avec des mensonges d'apaisement, comme les querelles entre ceux qui ne s'aiment plus. Par moments, l'horizon etait traverse de sillons bleu pale, comme par une fleche de turquoise qui s'enfoncait bientot dans l'ouate sombre des nues. Le couchant lui-meme avait inutilement allume son brasier invisible, derriere le rempart d'ombre qui etait l'Occident. A peine avait-il promene un peu de fumee rose dans les gris mornes dont cette muraille etait peinte, et quand enfin, nous fermames les persiennes, sans qu'aucune etoile nous eut dit bonsoir, nous enfermames en nous--au moins, puis-je le dire de moi--toutes les tristesses de cette journee sans soleil, de ces douze heures aux ailes mouillees comme celles des bergeronnettes, lasses elles-memes de cette trempee sans merci. Or, nos reves nous venant le plus souvent des impressions du jour evanoui, celui que je fis et vais vous conter n'a rien d'etonnant, au moins pour les psychologues de fantaisie, lesquels il ne faut pas confondre avec les psychologues de carriere qu'enrichit le roman contemporain. Je dois reconnaitre cependant que, pour etre le plus naturel du monde, mon songe n'en est pas moins curieux et mele d'imaginations surhumaines. Dieu ne m'apparut-il pas! Non pas, il est vrai dans un buisson ardent comme a Moise. Non! un Dieu a la moderne, un Pere Eternel bon enfant, presque fin de siecle, ayant certainement entendu dire que les comediens etaient les dieux de l'epoque. Car il rappelait plutot Coquelin que Jehovah, ce qui me mit tout de suite plus a mon aise. C'est sur un ton de protection qu'il me dit, en caressant la pomme de diamant de sa canne: --J'en ai de nouveau assez, de l'humanite, et je vais commander un nouveau deluge. Mais tu as l'air d'un bon enfant, et je te sauverai. --Vous savez, Seigneur, lui repondis-je avec franchise, que si vous ne sauvez pas en meme temps que moi, ma bonne amie, je refuse ma grace. Vivre sans elle, me serait plus douloureux que mourir. --Tu es un bon jobard, reprit le maitre du monde, en riant. Elle te rend donc bien heureux? --Le plus malheureux du monde, proprietaire du Paradis. Elle passe sa vie a sa toilette, et c'est toujours pour plaire a d'autres qu'a moi. Elle me ruine a la journee et me rend ridicule a la nuit. Mais cela n'empeche que je l'aime infiniment et ne me saurais separer d'elle. --Tu es encore plus bourrique que je ne l'imaginais; mais c'est pour cela que je me suis tout de suite senti pour toi quelque sympathie. Je la sauverai aussi, pour qu'elle continue a se fiche de toi. Tu sais ce qui te reste a faire? --Je ne m'en doute pas seulement, regent des etoiles. --Rappelle-toi l'exemple de Noe. --Quoi! Seigneur, vous voudriez que je me grise comme un portefaix, et que je montre l'envers de mes chausses a mes enfants? Et comment le ferais-je, inventeur du soleil, puisque vous ne m'avez donne qu'un posterieur et pas de posterite? --Noe ne se distingua pas seulement par cet acte de confiance envers ses fils. Ne te souviens-tu plus de l'Arche? --Comment, automedon des nuees, il faut que je batisse un petit navire pour m'y installer avec mon adoree et une paire de toutes les betes vivantes, pendant quarante jours? --Je t'autorise a n'emmener que les animaux qui te plairont. --Ce sera vite fait, Dieu de bonte. Les deux chattes que nous aimons nous suffiront amplement, d'autant qu'elles accoucheront, l'une et l'autre, dans quelques jours. --Je vois que tu as des gouts de concierge. Tu remplaceras, un jour, saint Pierre, qui commence a se faire vieux. Tu ne veux pas un domestique pour faire tes chaussures? --Oh! non, empereur des destinees! Je ne vous dissimulerai pas que l'idee d'etre tout a fait seul a seul avec celle que j'aime, pendant six semaines, me ravit absolument. Elle va enfin, pour la premiere fois, m'appartenir tout a fait. Elle ne passera plus ses journees a lisser son admirable chevelure pour en faire comme un lac d'ombre glissant ou trebuchent les desirs des amoureux; elle n'affinera plus la fleche aigue de son regard dont la pointe d'or jaillit d'un carquois de velours; elle ne meditera plus, devant son eternel miroir, les sourires mortels a mon honneur, qui mettent aux coeurs d'invisibles morsures, comme de mechants frelons caches au coeur d'une rose; elle n'echancrera plus savamment ses corsages pour en caresser seulement les cimes neigeuses de sa poitrine; elle oubliera l'art des coups de pieds savants qui entr'ouvrent l'ondulation des jupes sur la soie bien tiree du bas. Tout le temps consacre a ces billevesees malintentionnees pour mon repos, vraisemblablement elle le passera a me cajoler et a me rendre la vie la plus agreable du monde. Et je mettrais un tiers, meme un subalterne, meme un esclave entre ces esperances d'intimite delicieuse et mon bonheur prochain! Non, Seigneur, j'aimerais infiniment mieux cirer mes souliers moi-meme, et surtout les siens. --A ton aise, mon gaillard. Je ne suis pas, d'ailleurs, fache d'aneantir completement la race des domestiques, qui me degoute particulierement. Les gouvernements de l'avenir, quand ta bonne amie et toi vous aurez repeuple le monde, s'en tireront comme ils pourront. Adieu! Je rentre au Paradis, qui n'est pourtant pas le sejour amusant que l'on imagine. Oh! si je n'avais ecoute que les interets de mon propre plaisir et de ma gaiete, c'est certainement le vice que j'aurais encourage, pour me faire une societe, et non pas la vertu. Et sur cette pensee morale, Dieu disparut en cinglant l'air de sa jolie petite canne a pomme d'or. [Illustration: fig31.png] Les reves vont vite. Peut-etre est-ce les morts qui leur pretent leurs ailes. L'arche etait achevee. J'avais choisi, pour la construire, et par galanterie, le bois de rose. L'interieur etait confortable, avec des portieres et des tapis partout, et j'avais menage, a la poupe, une serre ou j'avais reuni les plus belles varietes de roses. Nous n'y etions pas montes depuis un instant, une chatte chacun sur le bras, laquelle entr'ouvrait, inquiete, sa gueule rose, avec un miaulement si doux qu'on eut dit un roucoulement de tourterelle, que Dieu lacha les ecluses du ciel. Nous fumes, d'abord, un instant cahotes par les mouvements violents de l'eau qui se precipitait dans les terrestres ravins, s'enroulait en remous autour des montagnes, ecrasait les forets du poids meurtrier de son ecume, se brisait aux derniers pics en de terribles eclaboussements. Mais quand nous en eumes fini avec les asperites naturelles et artificielles de notre globe, la place ou vivaient les hommes tout a l'heure n'etant plus indiquee que par des debris flottants, des epaves et des ruines legeres remontant a la surface, ce fut une impression adorable de navigation tranquille sur un lac immense, qu'aucun souffle n'agitait. Car nous avions depasse bientot la sphere des courants dont le mistral et le simoun sont les rois. Et quand vint le premier matin, apres une nuit exquisement bercee par les elements, je proposai a ma bien-aimee de demeurer encore au lit pour gouter plus longtemps cette beatitude. Mais elle en sauta, legere comme une gazelle du desert, et commenca de derouler, sur ses epaules, la nuit vivante de ses magnifiques cheveux d'ou le peigne tira bientot de magnifiques etincelles bleues. Puis elle affina son regard, medita son sourire, demeura tout le jour a sa toilette comme a l'accoutumee. Apres quoi, elle se decolleta savamment et cribla sa jupe de petits coups de pieds sournois pour en ordonner les plis suivant certains rythmes de trahison, si bien qu'elle etait mise comme pour un bal, avec des fleurs au chignon, quand le ciel, dont nous etions plus proches, s'eclaira des monstrueuses girandoles que nos astronomes appellent constellations. Et des musiques mysterieuses passaient, a cette hauteur, ce que nous croyons les rayons des etoiles n'etant que les cordes d'or des sistres qui les aident a charmer l'immensite. Et l'eau continuant de monter, en nous emportant avec elle, je vis que ma mie souriait et faisait la coquette pour des formes flottantes qui soudain s'agitaient autour de nous, se precisant peu a peu en d'amoureuses poses d'elegance surhumaine. C'etait sans doute l'ame des anciens dieux chasses des Olympes qui venait animer ces heroiques figures que j'avais prises, au soleil couchant pour de simples nuees, mais que la lumiere fantastique de la lune dessinait dans des phosphorescences d'argent. Et des baisers s'echangeaient, dans l'air, entre ces fantomes seduisants et ma bonne amie, si bien que jamais la jalousie ne me tortura davantage qu'en cette nuit passee dans la caresse des au-dela. Et la nuit qui suivit, ce fut pis encore. Jamais celle que j'aimais n'avait fait, pour de simples hommes, autant de frais que pour le troupeau de spectres prosternes aux pieds de sa beaute. Ah! je commencai a en avoir assez du deluge. La femme! mais elle ferait des agaceries aux arbres, aux fleurs, aux pierres--la mythologie est pleine de ces fantaisies--plutot que de renoncer a l'exercice de son charme et de son pouvoir! Une goutte d'eau me reveilla, en me tombant sur le nez, a travers la toiture. Et le lendemain, je repensai a mon reve en revoyant ma bonne amie promener longuement le peigne dans l'electrique etincellement de sa noire chevelure. MADAME ANTOINE [Illustration: fig32.png] MADAME ANTOINE Depuis l'effroyable temps qui sevit et fait croire les superstitieux a un nouveau deluge, la curiosite publique s'est naturellement enquise des causes d'un tel bouleversement climaterique. On a consulte des membres du Bureau des longitudes qui se sont contentes de repondre que cela ne les etonnait pas. On a interviewe des savants etrangers qui n'ont pas ete moins mysterieux dans leur serenite professionnelle. De superficiels savants ont attribue le degat general a l'existence de taches sur le soleil. Je croirais plus volontiers, en ce siecle financier, a des trous dans la lune. La verite est que nul ne sait le pourquoi de ces rigueurs torrentielles qui nous vaudront d'execrable vin... nul que moi. Et c'est bien simple. Rien n'arrive au monde que je n'en signale immediatement la cause premiere. Et quand on me l'a demandee, jamais je ne me suis trompe en repondant: c'est l'Amour! Cette fois encore, il resulte de renseignements confidentiels, dont quelques-uns me sont venus en reve, les autres etant le produit de ma sagace observation, que c'est l'Amour "qui a fait le coup", comme disent les gens de police, surtout quand ils ont empoigne un innocent. Et c'est d'un des coins de Paris les plus centraux, il est vrai, mais aussi, en apparence, les plus debonnaires et les plus tranquilles, qu'est partie l'hydraulique fusee qui nous vaut ce feu d'artifice aquatique dont nous redoutons justement le bouquet. Sachez d'abord, pour etre moins surpris de ma decouverte, que je suis un des derniers familiers du jardin du Palais-Royal. C'est un de mes enchantements a Paris, et je ne lui prefere vraiment que la place Royale, plus calme encore avec ses quatre faces de maisons en brique a hautes fenetres, dont l'une fut longtemps celle de Victor Hugo. Dans le bouleversement de Paris par les ingenieurs, ces deux grands jardins encadres de batisses anciennes sont comme deux oasis ou semble refugiee la vie paisible et bourgeoise d'antan. Leurs habitues eux-memes--j'en prends mon parti pour moi-meme--prennent je ne sais quoi de vaguement provincial et de respectablement seculaire. Tout m'enchante dans ces parterres citadins et jamais l'ame de Camille n'a ressuscite en moi pour y couper une branche aux arbres. L'eau qui pleure dans le grand bassin me rappelle d'admirables vers de Baudelaire. On foule, dans les allees, un sable musical, comme le chemin des songes; on y marche precede de moineaux francs qui vous font poliment escorte, accroches ca et la par un vol de cordes a sauter qu'accompagne le rythme de quelque ronde ancienne, poursuivi par la course oscillante des cerceaux, dans le tumulte enfantin et babillard de mille jeux. Que c'est amusant, la voix des toutes petites filles! Elles ment deja! on dirait un cristal qu'on egratigne. Mais ce qui est admirable surtout, c'est la bonne humeur des commercants du Palais-Royal, meme depuis que leurs boutiques ne sont plus que rarement visitees par quelques etrangers. N'est-ce pas la l'indice d'un bon caractere, certainement entretenu par la purete de l'air et le spectacle d'un paysage urbain delicieux? Mais l'ame du Palais-Royal, son ame vibrante et vaguement guerriere ou passent des souvenirs de liberte, c'est son canon, ce petit canon dont le soleil, ramasse dans une lentille, vient piquer la lumiere a midi, et qui part avec un bruit de coup de fouet dont les oreilles sont cinglees. Or, l'importance de ce petit canon, dans le monde astronomique, est capitale, tout simplement. [Illustration: fig33.png] Ici se place une revelation qui m'est douloureuse, etant donne mes anciennes relations de camaraderie connues avec le personnel des savants de ma generation. Vous croyez peut-etre que ceux de ces messieurs qui, a quelque pas de Bullier, sont censes bombarder le ciel de regards indiscrets, avec leurs puissantes lorgnettes pareilles a des pieces d'artillerie, se donnent ensuite un mal infini pour nous procurer, a l'aide de calculs infinitesimaux, ce qu'on est convenu d'appeler l'heure de l'Observatoire? C'est une illusion qu'il faut que je vous enleve apres tant d'autres. Mais la vie est comme un grand arbre dont les feuilles doivent tomber, une a une, sous les souffles impitoyables de la Sagesse et du Destin. C'est aussi comme un chapelet qui s'egrene, comme un vase qui se vide, comme une fleur qui s'evapore. Maintenant que j'ai dissimule l'horreur du coup sous quelques images nouvelles, apprenez qu'un de ces princes de la science vient tout simplement dejeuner au cafe Corazza ou chez Vefour (de deux jours l'un, pour ne pas faire de jaloux). Quand le petit canon part, il met son chronometre sur la douzieme heure, entre une douzaine d'huitres et son premier verre de chablis-moutonne. Ca evite a tout le monde un grand maniement de tables de logarithmes, sans compter l'usure des lunettes. Et c'est comme ca depuis dix ans. Et M. Dujardin-Beaumetz, lui-meme, a respecte le budget de l'Observatoire! Eh bien, quoi? Les huitres fraiches et le chablis-moutonne ont bien leur prix et ne se donnent pas pour rien dans les restaurants. Que je change de nom avec l'editeur Schott--ce qui me vexerait beaucoup--si je mens d'un mot dans ce recit! Il me faut cependant mentir un peu en appelant Mme Antoine la nouvelle Eve, cause de tous les maux de l'humanite citadine, campagnarde et balneaire durant cet ete de malheur. Je m'exposerais a un bon proces en diffamation en vous revelant le nom veritable de cette jolie boutiquiere--une bijoutiere, s'il vous plait,--que la vie sedentaire et volontiers assise a dotee d'un adorable embonpoint et merveilleusement place. Sachez seulement qu'en aucune, le charme bourgeois des dames de commerce ne s'allie avec une distinction naturelle plus parfaite. C'est un sourire vivant, et aux dents tres blanches, monte, comme une pierre precieuse, sur un vrai tresor de graces opulentes et charnelles, tout cela enveloppe d'une grande bonne tenue et d'un petit air effarouche au besoin, quand le client s'enhardit plus qu'il ne conviendrait. Etonnez-vous, apres cela, si vous voulez, que le commandant Brusquembille, dont j'altere aussi volontairement le nom, soit amoureux fou de cette seduisante creature et passe le meilleur de son temps en allees et venues devant la boutique dont Mme Antoine est certainement le plus beau bijou. L'amour rend volontiers observateur. Aussi le commandant Brusquembille avait-il vite remarque que M. Antoine, le mari de celle qu'il aimait, attendait, tous les matins, le coup de canon du Palais-Royal pour commencer une petite promenade hygienique d'une heure qu'il faisait apres son dejeuner. Car tous les evenements des hotes de la vie de ce beau jardin sont regles plus ou moins par cette petite detonation quotidienne. D'aucuns, en attendent le rappel a l'accomplissement de certains devoirs, ce qui fait que les dames du Palais-Royal ont autrefois petitionne pour qu'il y eut aussi un canon de nuit. Les senateurs qui sont generalement de vieux birbes, tenant a leur sommeil, les ont joliment envoyees promener. Mais l'Amour rend aussi ingenieux. Le commandant Brusquembille concut immediatement le plan de faire parler le canon un quart d'heure avant que le soleil lui pretat sa meche accoutumee. En donnant des distractions et en bourrant de consommations le vieux brave qui charge, tous les jours, la minuscule couleuvrine, il parvint a glisser, dans la lumiere, une autre meche dont il avait mesure la duree avec la prudence et la science d'un mineur. Et pan! le canon tonna quinze minutes a l'avance. M. Antoine sortit, pour sa promenade hygienique, un quart d'heure plus tot, et l'entreprenant commandant alla tomber aux pieds de Mme Antoine, encore en train de grignoter son dessert et plus delicieuse a voir que jamais, decortiquant des noix fraiches, du bout de ses petits doigts grassouillets et roses. Ce qu'il en fut, apres, de l'honneur de ce bijoutier, je m'en moque. Ce sont choses ou je ne fourre pas mon nez. Mais les consequences de cette fantaisie amoureuse d'un militaire furent incommensurables. D'abord, le savant de l'Observatoire, qui achevait a peine ses oeufs brouilles aux truffes, et qui mit son chronometre de precision a midi moins un quart, sur l'heure de midi, pendant qu'on lui apportait sa cotelette aux pommes soufflees. Puis, tous les Observatoires d'Europe modifiant leur heure d'apres la notre. Un millionnaire americain, qui attendait une depeche a midi juste et qui se suicida, ne la voyant pas venir. Un assassin guillotine le lendemain quinze minutes avant l'heure, ce qui est une vraie crasse au point ou ils en sont. Tous les cochers flibustant ce quart d'heure-la a leurs clients. Un infortune promeneur qui, confiant dans l'heure veritable, et negligemment appuye contre le banc qui protege le canon, recevant la bourre en plein dos et ne pouvant plus s'asseoir depuis ce temps. Une vieille dame sourde qui, n'ayant entendu que vaguement la detonation, appela son mari: malpropre! Le soleil, lui-meme, un vieux qui a ses habitudes aussi, et qui, ne sachant pas a quoi s'en tenir, perdit completement la norme de sa course. Et au ciel, donc! au ciel! Et c'est maintenant que je vais emprunter mes documents au souvenir d'une vision que j'eus durant mon sommeil. Sachez que les astronomes du ciel ne sont pas plus laborieux que les notres. Sournoisement, le directeur de l'Observatoire paradisiaque envoie un ange, tous les jours, et le meme toujours, prendre l'heure lui-meme au canon du Palais-Royal, pour le reglement des jours et des saisons. Or, cet ange, lui-meme, n'est-il pas devenu amoureux de la belle Mme Antoine et, sous l'invisible rideau de ses ailes, ne passe t-il pas a flaner, a la vitrine de la bijoutiere, le temps qu'il vole aux interets sacres de la climaterie! Tout comme notre savant, il mit son chronometre a une heure fictive, en entendant resonner la quotidienne petarade. Ce n'eut ete rien. Mais Mme Antoine, tres emue encore de la visite du fougueux militaire, lui ayant fait, sans s'en douter peut-etre, une grimace de mepris qu'elle destinait a quelque vulgaire passant, cet ange impressionnable remonta au ciel dans un tel etat de fureur et de desespoir qu'il en demolit sa montre en en faisant tourner les aiguilles comme un fou, jusqu'a ce qu'elle avancat de plusieurs mois. Et voila maintenant comment les saisons n'ont plus de regle, pourquoi les pluies d'octobre tombent en aout, pourquoi nos jolies petites Parisiennes sont toutes mouillees en leurs balneaires stations. _O crudelis amor!_ comme dit Virgile. O cruelle Mme Antoine, si tranquillement assise, comme un chanoine aux vepres, dans son fauteuil large et bien rempli. L'IZARD [Illustration: fig34.png] L'IZARD _A mon ami Dat._ Une aube radieuse dans la montagne toute bleue, toute bleue avec des vapeurs roses la ou parvenaient, obliques, les fleches de l'Orient, de petites nuees coupant le caprice des cimes; le spectacle grandiose des pics s'escaladant comme en un impatient reflux aux immobiles vagues, et, encore, dans une decoupure du ciel d'un bleu tres tendre, un fantome de lune s'effacant, comme le sourire d'adieu d'une amoureuse tres blanche, avec quelques scintillements encore de diamants dans les cheveux. J'avais redescendu la montee de Saint-Sauveur deja pareil, a cette heure matinale, a un espalier de lumiere, dominant le gave bruyant sur lequel se tend, comme un arc de pierre, le pont de l'Empereur, et j'avais oblique a droite, sur Lutz aux hotelleries decoupees en chalets et dont les terrasses surplombent aussi des torrents. A peine avais-je rencontre, sur la route, quelques paysans en beret au dos d'un ane aux oreilles scintillantes de rosee. Tout a coup, une forme se dressa devant moi, une figure d'homme dont la barbe longue et fine etait tressee et nouee derriere les oreilles, vetu d'un vareuse d'un gris roux, se serrant a la ceinture, tout en laissant aux mouvements toute leur liberte, et d'un pantalon de treillis a peine plus clair, a la hussarde, bien chausse pour la marche et coiffe d'un beret clair n'ayant guere plus de developpement qu'une casquette sans visiere. Ce n'est pas, d'ailleurs, a son costume assez particulier que je le reconnus, mais aussi a l'elegance vigoureuse de ses formes, a la resolution singuliere de sa marche, au caractere viril de son visage un peu bistre, au dessin violemment aquilin de son nez, au rayonnement surtout tres doux de ses yeux clairs et d'expression limpide, comme ceux des enfants. Il avait, d'ailleurs, sur l'epaule une petite carabine de precision ne ressemblant en rien aux fusils ordinaires de chasse et qu'il m'avait montree la veille, a Bareges, dans sa petite cabine a la Robinson ou sont reunies, dans un cube ayant trois metres de cote, tout ce qu'il faudrait a une petite armee pour supporter un siege moins long neanmoins que celui de Troie. J'etais en face de mon ami Rodolphe, le grand chasseur d'izards devant l'Eternel, et je dis: ami, bien que notre connaissance fut de recente date. Mais celui-la est de ceux qu'on aime tout de suite; et puis, toute une legende, quelque chose comme un evangile, avait precede sa venue dans mes relations affectueuses. On m'avait chante sa gloire a Saint-Sauveur, chez mon ami Pintat, le savoureux hotelier; a Bareges, chez Lacoste; a Lourdes surtout, chez Romain Maumus, dont les bons vins font vraiment, comme dans l'antiquite, le Dieu de la gaiete et du rire; chez Soubiran, enfin, a Argeles, ou se mangent les truites les plus exquises, et les premieres cailles du pays. Il n'est question, tout autour du coeur de la Bigorre, que des cynegetiques exploits de mon ami Rodolphe, et sa renommee s'etend jusqu'en Espagne, a Torna, dont les baladins, d'authentiques gentilshommes qui dansent en des costumes merveilleux, passent la frontiere tout expres pour venir lui demander ou en est la fashion des modes francaises, et ce que portent, cette annee, les pschutteux au Bois de Boulogne. Mais mon ami Rodolphe se garde bien de leur reveler de pareils secrets et, tout au contraire, en sage et en artiste, les convainc-t-il de demeurer fideles a leurs belles moeurs patriarcales et a leur si pittoresque costume etincelant au soleil, d'antiques soieries colorees comme des ailes d'oiseaux des iles. --Vous partez pour la chasse? lui demandai-je en lui serrant les mains. --Oui et non. J'ai apercu, l'autre jour, la-haut, un izard dont j'ai pu observer quelque temps les habitudes et dont je connais les relais. Je vais voir s'il lui convient de se laisser approcher aujourd'hui. --Eh bien! lui dis-je, et c'etait la verite, deux hommes, qui dinaient, hier, a Saint-Sauveur, ont conte devant moi qu'ils en avaient rencontre un le matin meme, de cet autre cote, a droite de Gavarnie, entre les branches de cette fourche de neige que vous voyez, la, et attachee a une echancrure du roc, comme a un monstrueux ratelier. --Oui, je sais, me repondit le chasseur avec une melancolie soudaine dans ses yeux clairs et changeants. Mais jamais je ne vais par-la. Adieu. Et, m'ayant serre la main, avec un petit tremblement affectueusement emu dedans, il remit sa carabine, quittee un instant, le temps de faire une cigarette, sur son epaule, et s'en alla, en sifflotant un petit air du bout des levres, comme quelqu'un qui se veut absolument distraire d'un souvenir. "Bon! pensai-je. Encore un qui a aime et qui en souffre encore!" Et je pensai qu'il y a de bien jolies filles, dans ce pays de Saint-Sauveur, brune celle-ci avec des yeux en lumiere d'emeraude, et celle-la toute vetue de grace pure, comme les vierges des Panathenees. Comme le lendemain soir, a Lourdes, je contais ma rencontre a mon ami Romain Maumus, en buvant consciencieusement un des meilleurs vins de sa cave, et l'impression que j'avais ressentie en quittant le Nemrod bigourdan, Romain se mit a rire, de son bon rire clair que n'ont jamais mouille les eaux miraculeuses de la grotte, et me dit:--Vous n'y etes pas! Je sais pourquoi, moi, il ne chasse jamais du cote que vous lui aviez montre et ou nous avons fait autrefois de si belles parties ensemble, et ce n'est pas, comme vous le croyez, pour une histoire d'amour. Et se rapprochant de moi, de facon a ce que nul autre ne put l'entendre, Romain me narra ce qui suit et ce que je reproduis le plus fidelement que le permette mon souvenir, un peu trouble par l'admirable vin que je continuais a deguster, tout en ecoutant. Rien au monde n'est plus difficile, parait-il, que la chasse a l'izard, a cause de la mefiance toute naturelle, a l'endroit de l'homme, de ce petit chevreuil pyreneen, ne quittant jamais les montagnes les plus hautes, et certainement le plus sauvage de tous les gibiers. Outre d'admirables jambes, deliees comme des fils et nerveuses comme des arcs, et qui franchissent les precipices comme en un vol d'oiseau, l'izard possede, sous son petit front etroit et bas coupe de deux petites cornes luisantes, des yeux d'une puissance defiant les instruments eux-memes de l'Observatoire. Sur le fond, la montagne qui fait, avec des morceaux de ciel, tout son horizon, il distingue de tres loin le moindre point qui bouge, et le premier soin du chasseur qui le poursuit doit etre de se confondre avec les accidents de la nature, pour ne pas attirer son attention. De cela donc, notre ami Rodolphe s'etait avant tout preoccupe, et le souci qu'il apportait a la couleur neutre de son vetement, ou se retrouvaient les tons de granit roux et les caprices presque blancs de la pierre, n'avait jamais eu d'autre but. Une experience souvent repetee le convainquit que cette lutte avec les fantaisies picturales de la montagne ne pouvait aboutir qu'a une defaite. Se perdre dans la tonalite generale de la montagne! Mais elle etait tout a l'heure violette comme une immense amethyste, et la voici teintee de jaune clair comme un champ qu'on moissonnera demain. Cette cime qui n'etait, il n'y a qu'un instant, qu'une fleche de saphyr, est maintenant pareille a un bouton de rose! C'est la palette tout entiere du soleil qui s'exerce sur la montagne, et voila pourquoi elle est, au fond, cent fois plus diverse que la mer, et plus ressemblante a madame Protee. De quelque facon qu'il s'y prenne, l'homme qui s'etait assorti a sa couleur fait maintenant tache sur elle. [Illustration: fig35.png] Sentant donc le probleme insoluble, notre ami Rodolphe fit une nouvelle fouille dans son naturel genie et trouva infiniment mieux. Ce n'etait pas a la montagne qu'il fallait ressembler, mais a un autre izard, ces animaux pacifiques ne se defiant pas les uns des autres. Et, laborieusement, il se mit a rechercher pour le ton des etoffes qu'il adopterait pour son costume de chasse, le ton exact de la robe de son gibier et du poil de sa victime. Il essaya toutes les laines des moutons de divers pelages, sans arriver a l'identite qu'il revait. Il y avait toujours, dans la fourrure de l'izard, une pointe de rouge qu'il n'arrivait pas a donner a son propre habit. Un instant, il crut avoir trouve; mais la decouverte faillit lui etre funeste. Il avait eu l'idee de meler un peu de poil de renard tres roux, comme vous le savez, au tissu de son molleton. C'etait parfait comme couleur. Mais il n'avait pas pense que l'odeur persistante du renard, dont le fumet est le plus terrible du monde, a un effet immediatement diuretique sur les chiens. Le premier jour ou il fit son essai, tous les chiens de la region accoururent a ses talons et se mirent a "compisser fort aigrement", comme dit Rabelais au chapitre III de _Pantagruel_, son pantalon. Impossible de se defendre de ce bain de pieds chaud et parfume! Une premiere meute se forma a Lutz, dont il partait, laquelle s'enrichit, en chemin, de celle de Saint-Sauveur, de Saligos, de Pierrefitte, d'Argeles, si bien qu'il trainait un regiment de gentilshommes uriniers a ses trousses et qu'il n'etait si petit roquet, dans toute la region, qui ne tint a honneur de grossir le cortege et de venir apporter sa goutte au deluge dont ruisselaient ses souliers. Il fallut que notre ami Chaigne, en ce moment-la encore procureur de la Republique a Lourdes, envoyat un peloton de gendarmerie departementale a son secours. Le changement d'arome depista assez les chiens pour que la marechaussee n'eut pas a sabrer les delinquants qui firent une retraite en bon ordre et rentrerent tranquillement chez eux, la queue en trompette, sans en sonner, toutefois, pour simuler un rendez-vous de chasse. Notre ami Rodolphe, qui en fut quitte pour un fort rhume de cerveau, ne se decouragea pas. --Au fait, se dit-il, qu'est-ce qui peut ressembler plus a la peau de l'izard qu'une etoffe tissee de son poil meme? Oui, mais voyez la difficulte de tisser des poils aussi courts et menus! Notre ami trouva cependant un tisserand assez habile pour meler un nombre considerable de ces fils precieux et vivants a la trame du nouveau vetement que se fit faire le chasseur pour se rendre invisible a son ennemi. Et c'est ici que l'attendrissement du drame vient se meler aux gaietes de la comedie. Le jour meme ou il inaugura ce nouveau et perfide uniforme, Rodolphe alla chasser du cote ou vous l'engagiez, hier, a aller poursuivre son gibier favori. Apres une journee tout entiere d'embuscades inutiles et de vaines embuches, s'etant reconforte d'un verre de delicieux genievre qu'il fabrique lui-meme dans son laboratoire municipal de Bareges, il s'endormit dans un coin charmant de montagne, sous une caresse bleue du ciel ou filtraient quelques larmes d'etoiles, au bord d'un tout petit torrent qui lui chantait une berceuse argentine, au milieu de grands iris sauvages, d'un bleu eclatant, et qui se balancaient autour de son visage au moindre souffle, comme des eventails embaumes. O la delicieuse nuit de pasteur chaldeen, sous le regard emu de la lune! Une fraicheur etrange, penetrante, comme d'un baiser discret, avec un arome de fleurs des montagnes, attiedi par une haleine, le reveilla tres doucement, a la premiere lumiere rose du matin. Et de ses yeux, de ses yeux bons enfants, il vit un izard, un veritable izard, qui, trompe par l'illusion si complete de son costume, passant sur l'absence de cornes indiquant les moeurs celibataires de notre ami, le prenait pour un collegue et le flairait affectueusement pour l'inviter, sans doute, a dejeuner avec lui en broutant le thym du voisinage. Ah! Rodolphe eut un premier sursaut de chasseur qui lui fit poser tout doucement la main sur sa carabine. Mais il eut honte bien vite de ce mauvais et lache mouvement a l'endroit d'un camarade si confiant. Pour s'excuser, il essaya meme de beler un peu a la mode izardine, mais ses longues moustaches altererent la purete du son, et l'izard s'eloigna prestement, en reconnaissant, avec une loyaute parfaite, qu'il s'etait trompe. Mais maintenant, pour rien au monde, vous ne decideriez notre ami Rodolphe a aller tirer l'izard dans cette region pyreneenne. Il a trop peur de tuer son ami! DEMOCRATIE [Illustration: fig36.png] DEMOCRATIE Il y avait assez longtemps que le departement desirait avoir sa statue de grand homme comme tous les autres. Le malheur est qu'il n'avait pas produit de grands hommes. Apres avoir epuise tous les Bottins historiques, on pensa a l'annuaire de l'Academie francaise. On y trouva, sans peine, une quinzaine de compatriotes qui y avaient tenu un siege depuis la fondation Richelieu, et qui semblaient, d'ailleurs, y avoir couru le record de l'obscurite. On fit un tri parmi ces nebuleuses. Les nommes Landouillet, Puy-Bavard et Rocantin demeurerent sur le volet. Landouillet avait ecrit des vers; Puy-Bavard de la prose, et Rocantin rien du tout. Comme de son vivant, ce fut ce qui lui valut d'etre elu une seconde fois, pour l'immortalite. Il sortit deux fois de suite au doigt mouille et trois fois au zanzibar. La volonte du destin etait claire, l'intention de la Providence formelle. Un marbre fut commande au sculpteur Michalou qui n'avait jamais eu aucune recompense, mais qui etait du departement. Il representa l'illustre Rocantin portant a sa bouche un rameau de laurier qui ressemblait a une branche de persil. Et il souriait debonnairement a la posterite, comme pour dire: "Vous voyez que, malgre mon habit vert, mon nez crochu et mon air suffisant, je ne suis pas comme tout le monde le pourrait croire, un perroquet." Or, le jour de l'inauguration solennelle etait venue et M. le prefet etait sur les dents, ayant fait grandement les choses. Concours de gymnastique, jeux academiques et vaguement floraux, tir a la carabine, essais de pompes, record de cyclistes, rien n'y manquait. Un veritable aperitif aux jeux olympiques dont on nous promet la resurrection. Et Mme la Prefete avait dit au godelureau des Andives, surnumeraire de l'enregistrement et qui se mourait d'amour pour elle, en pure perte, croyez-le bien, car la femme d'un fonctionnaire de ce rang ne doit meme pas etre soupconnee: "Anatole, si vous le voulez, nous occuperons le temps, pendant que mon mari fera a ses hotes campagnards les honneurs du musee ou il n'y a d'ailleurs aucun tableau, a une reverie, au fond du parc, pres de la fontaine." C'etait le coin le plus charmant et le plus mysterieux du grand jardin de la Prefecture. Le godelureau Anatole des Andives crut que l'heure du berger sonnait pour lui et faillit s'evanouir de joie. Petit fat! L'amour qu'une honnete femme inspire ne doit-il pas etre autrement immateriel et quintessencie! On vous promettait, monsieur, une promenade a deux, avec peut-etre, me votre bras, la plus jolie main de femme de l'Administration Francaise, a l'heure crepusculaire ou les vers luisants allument leurs intestinales lanternes pour faire croire aux etoiles que la terre est un ciel aussi, dans l'embaumement des parterres voisins tout, fleuris de roses aux petales retrousses, a l'ombre tutelaire, mais deja lointaine, d'un batiment civil, et cette perspective enchanteresse ne vous suffit pas! En verite, on ne sait plus ce qu'il faut aux jeunes gens d'aujourd'hui. Huit discours, pas un de moins, avaient ete prononces. Le neant litteraire de Rocantin avait ete magnifie sous toutes les formes. Mais, de l'avis de toutes les dames surtout, la palme de ce concours oratoire revenait a l'inspecteur general de l'Instruction primaire Ledodu, enfant du pays aussi, qui venait triompher dans son berceau, apres en etre sorti chausse des legendaires sabots dont tant de gens ont mange la paille deja qu'ils doivent etre bien durs aujourd'hui. Un bon gros homme, comme la vie politique nous en a montre un, il n'y a pas longtemps encore, souriant a lui-meme, franchement vaniteux, ayant garde l'air pion que ne depouillent jamais ceux qui ont bourre de pensums la studieuse jeunesse, bon prince au demeurant, tenant beaucoup de place sur le globe, mais pas cependant peut-etre assez pour le faire tourner rien qu'en marchant. Il felicita, dans un heureux parallele, le pays qui avait produit, a moins de deux siecles de distance, deux hommes comme Rocantin et lui. On eut dit que c'etait de sa propre statue qu'it parlait deja. M. le prefet l'embrassa comme le plus pur gruau, quand il eut fini, et cette accolade, saluee de bans et de vivats unanimes, fut une conclusion magnifique a ce debordement d'eloquence provinciale dont les oiseaux eux-memes etaient incommodes sur les arbustes depouilles de la place qu'enveloppait une tiede poussiere chargee de parfums humains. C'etait le moment de la visite aux collections artistiques et scientifiques du chef-lieu que la municipalite venait d'enrichir de deux autographes de Rocantin, dont une note de son linge sale completement ecrite de sa main. M. le prefet dirigeait le cortege, prenant affectueusement le bras de chacune des autorites, tour a tour, comme pour sceller, aux yeux des populations, l'accord de toutes les branches de notre puissante administration. Mais quand il chercha le cubitus de Ledodu, pour y poser un instant son gant blanc, Ledodu avait disparu. Et ou etait-il alle, je vous prie? Justement, dans le coin du parc ou etait la fontaine, sous les ombrages memes ou Mme la Prefete, tendrement severe, cruellement indulgente, faisait de la morale, mais une morale tres douce, au godelureau des Andives, qui s'emancipait. Flirt delicieux, au demeurant, autant qu'irreprochable, que le leur. Car il avait pour decor d'odorants berceaux de verdure et, pour accompagnement, l'orchestre des fauvettes et des rossignols qui, pour les amoureux bien sages, gardent leurs plus belles chansons. Mais quelle note soudaine, discordante et plusieurs fois repetee dans ce concert? Eole, melant sa voix au dialogue divin de Romeo et de Juliette, Crepitus donnant, a Hero et a Leandre, son opinion sur leur tendresse. [Illustration: fig37.png] Quelque mechant faune raillard, sans doute, qui, avec malhonnetete, faisait bruyamment se fendre l'ecorce de l'arbre ou il avait elu domicile; ou encore quelque Hamadryade laissant eclater son beau rire sonore a travers une bulle d'ecume bleue cueillie, au bout d'un pipeau, en passant pres de la fontaine; ou peut-etre la nymphe Echo attardee, apres un entretien trop long, avec des gens indiscrets. Non! tout simplement ce sacre Ledodu, qui avait remplace, a son dejeuner, les cailloux de Demosthenes par d'excellents haricots de Montastruc--ce Soissons languedocien,--particulierement bavards; et qui, par un sentiment tout a son honneur, avait cherche la solitude pour cette seconde partie de son discours. Du coup, Mme la Prefete, bien que fille d'un colonel d'artillerie, devint rouge comme une belle pivoine, et le godelureau Anatole des Andives pale comme un narcisse. D'un commun accord, tous les deux fermerent le livre des tendres confidences et, silencieusement, pour se purifier l'ouie, rentrerent a l'hotel de la prefecture, vehementement indignes contre le destin. Mme la Prefete, surtout, l'avouerai-je. Bien que parfaitement decidee, comme il convient a une vertueuse epouse, a ne rien accorder a son platonique galant, il lui avait tout a fait deplu que celui-ci fut interrompu, par une ridicule musique, en pleine declaration. Une femme est toujours furieuse quand on lui vole un peu de l'occasion de nous faire souffrir. Et sa colere ne s'adressait pas inutilement aux dieux, car elle avait fort bien apercu, dans le mysterieux enlacement des taillis, l'auteur de cette malencontreuse symphonie en plein vent, si j'ose m'exprimer ainsi. Quel redoublement de fureur n'eut-elle donc pas quand, au banquet d'honneur qui suivit la visite du musee, elle vit que son mari avait precisement mis a sa gauche, a elle, ce musical Ledodu. Le repas fut magnifique et elle sut contenir son courroux pendant toute sa duree, pleine d'hypocrites attentions et d'ironiques soins pour son cruel voisin. Au dessert, M. le Prefet se leva et porta un toast a l'avenement des couches nouvelles, proclamant que la bourgeoisie contemporaine depassait deja, de cent coudees, par l'urbanite, le bon ton et la distinction des manieres, celle des preux et les rejetons des croises, ce qui promettait pour la bourgeoisie a venir. --Ce que dit votre mari est infiniment juste, affirma M. Ledodu, en se penchant vers Mme la Prefete, avec son plus gracieux sourire. Ainsi, moi qui vous parle, Madame, auriez-vous jamais devine que mon pere etait boucher? --Ca, non! Monsieur, repondit avec conviction Mme la Prefete. PASIE [Illustration: fig38.png] PASIE Pour Aspasie, vraisemblablement, et croyez bien que ce n'etait pas son vrai nom. J'ai su, depuis, qu'elle s'appelait Sidonie Lascoumette. Elle portait un front perdu dans le bouillonnement fauve de ses cheveux; des coulees d'or traversaient ses yeux bruns; le nez droit et toujours fremissant aux narines, n'avait aucune des irregularites charmantes qui impliquent la bonte; un peu charnues, les levres s'ouvraient sur de petites dents blanches et coupantes; une fossette trouait le menton cesarien que soutenait un cou un peu large s'epanouissant, sans brisures, aux epaules. Par prudence, arreterai-je la son signalement. Au moral, elle etait tout a fait depourvue d'esprit. Qu'en avait-elle, d'ailleurs, besoin? Avec un peu de genie seulement, une telle femme eut bouleverse le monde. Mais elle n'avait pas plus de genie que d'esprit. Bete comme une oie, alors? Vous exagerez sensiblement. On ne s'ennuyait pas avec elle. C'est l'essentiel, n'est-ce pas? Il est vrai qu'on ne s'ennuie pas non plus avec une oie quand elle est tendre et ingenieusement farcie par un cuisinier consciencieux. J'en etais, pour ma part, tres amoureux, et n'eprouvais a cela qu'un petit ennui, celui de contrarier beaucoup mon camarade Peyrolade, qui n'en etait pas moins amoureux que moi, et qu'a regret je voyais berner par cette jolie drolesse qui me gardait toutes ses faveurs. J'en etais, a la fois, flatte et humilie, car il lui avait fait la cour bien avant moi. J'avais precisement dans ma poche un billet d'elle, un rendez-vous pour dix heures. Charmant, ce billet, et plein de promesses, mais empoisonne par mon amitie. Elle y blaguait encore ce malheureux Peyrolade. Ah! que les femmes sont peu genereuses quand elles n'aiment pas! Il n'est pas d'heure plus lente a venir que celle dite du Berger. Je me l'imagine trainant, apres soi, un troupeau d'impatiences et de doutes sur un chemin tres montant, vers une etoile qui va toujours s'enfoncant plus profondement dans l'azur. Ce que le temps me devait paraitre long jusqu'a dix heures! Une circonstance insignifiante en apparence en compliquait encore l'emploi. Je n'osai aller, comme tous les jours, le tuer au cafe ou j'avais mes habitudes. C'etait aussi celui de Peyrolade et j'avais quelque honte a le rencontrer au moment de lui faire une crasse. Et puis, j'aurais eu a lui inventer quelque mensonge expliquant mon depart avant l'heure accoutumee. L'innocent, il etait deja, sans doute, a m'attendre assis derriere le joli quadrilatere de drap vert et les cartes appretees pour la manille coutumiere. Demain, j'aurais certainement a lui donner des explications. Mais mon imposture etait retardee de quelques heures. Je me mis donc a arpenter les allees Lafayette--car nous sommes a Toulouse--le gaz commencant a clignoter dans les rues transversales, des nappes circulaires de lumiere blanche tombant, par places, sur le sable estompe de bleu aux contours. Les melancolies du soir descendaient des feuillages deja frissonnants sous un souffle automnal et, tout au bout, un carrousel de chevaux de bois tournait aux sons enervants d'un orchestre barbaresque. La monotonie de ces allees et venues trompant mal mon impatience, je pris le parti d'entrer dans un simple estaminet qui avait l'avantage d'etre tres voisin de la demeure de Pasie. J'y lisais les journaux parmi des inconnus. Par une fatalite touchant a l'invraisemblance, c'est Peyrolade que j'y apercus, le premier, tournant le dos fort heureusement a la porte... plus un ami commun qui me le montra, pendant que je lui faisais: chut!--Etes-vous donc brouille avec lui? me demanda-t-il.--Non! fus-je oblige de lui repondre, mais je ne veux pas qu'il me voie ici. Puis, n'osant sortir, de crainte de le faire retourner, je me renfrognai dans un coin. Quand il se leverait pour partir, je plongerais mon visage entre mes mains, comme un homme qui fait semblant de penser. Mais je t'en fiche! Mon gaillard etait bien la pour un bon moment. Je vis son pardessus a une patere, son pardessus qu'il avait remis au garcon pour se mieux installer. Le diable soit des piliers d'estaminet! Jamais je ne fis de plus salutaires reflexions sur la dignite de la vie chez soi, au coin d'un bon feu, entre le ronronnement d'un chat familier et le tic-tac de l'horloge qui vient des grands-parents, dans son armoire de noyer pareille a un cercueil. Les brumes du soir sont mauvaises a tout le monde, et Peyrolade n'avait deja pas une si bonne sante. Je m'etais assis, lui tournant aussi le dos; je m'etais fait servir une consommation chimerique et un journal que je ne lisais pas, mais qui me servirait de paravent, et le supplice commenca pour moi, le voyant rester, de ne plus oser sortir. Je le voyais deja brusquement change de sens et me criant de sa bonne voix joyeuse: "Eh! ou vas-tu?" Ce n'est vraiment pas la peine d'etre un honnete homme pour souffrir toutes les angoisses d'un malfaiteur qui se sent file. Et il etait dix heures moins cinq; et je l'entendais toujours perorer derriere moi; et il fallait bien pourtant se decider a se lever. Je ne pouvais pas cependant renoncer au seul bonheur qui soit au monde, parce qu'il avait plu a cet animal de venir s'asphyxier, dans l'ignoble fumee des bieres et des cigarettes, ailleurs qu'a l'endroit accoutume? Sortir de trois quarts, en detournant la tete, en profitant meme du revetissement obligatoire--car, moi aussi, ne voulant pas mourir etouffe dans ce taudis, j'avais depose mon paletot--pour engloutir son profil perdu dans un collet. Ce fut mon plan.--Mon paletot! fis-je au garcon, en donnant a ma voix un leger accent marseillais qui dut aggraver encore, d'un vague relent d'ail, les parfums deja tres composes de la piece. L'esclave aux escarpins trainant dans la sciure de bois obeit. Toujours sans regarder, je me dressai; je plantai un bras dans l'une des manches du paletot et je fis une demi-pirouette dans le sens de la sortie, tandis que le vetement, lui-meme, accomplissait une revolution autour de moi pour me tendre son autre manche. Le succes fut complet! J'avais disparu momentanement dans un tourbillon de draps, comme un oiseau disparait dans l'elargissement de ses ailes au moment de l'envolee. Il me semblait que je sortais d'un cachot et que c'etait l'ame de Latude qu'on delivrait en moi. Le brouillard leger qui avait prete ses ailes de gaz au crepuscule s'etait dissipe. Une belle nuit d'automne, comme elles sont la-bas, pleines de petits astres semblant des grains de givre semes, par une invisible main, dans une coupe de lapis. J'etais, je l'ai dit, tout pres de Pasie. La route me parut delicieuse et faite de fraicheur aperitive. Que ce serait doux et charmant, dans quelques instants! Il semblait que l'arome des dernieres roses mourantes dans la chambre tiede, parvint jusqu'a moi et m'indiquat le chemin que je savais pourtant si bien! Dix heures sonnaient aux couvents perches sur les collines, aux fenetres eteintes deja. Au dernier reverbere, avant de toucher au seuil de la bien-aimee, je pris machinalement, dans la poche de mon pardessus, le billet qu'elle m'avait ecrit, pour me bien assurer de mon bonheur et en relire les derniers mots, tant j'avais peur de vivre dans un reve. Hein! je n'en croyais plus mes yeux! Comment m'etais-je trompe a ce point? Mon impatience m'avait donne la berlue. Je n'etais attendu qu'a onze heures! L'heure du Berger avait emmene plus loin encore son troupeau. Oh! ce que cette heure me parut composee de soixante siecles, tous glorieusement charges d'historiques evenements! Il me parut que Salomon, Charlemagne et Louis XIV auraient pu y trouver la place de leurs longs et memorables regnes! Les secondes s'allongeaient interminables. Je les trainai jusqu'au bord de la Garonne qui courait, sous son pont a dos d'ane, dans un scintillement d'or, entre les quais d'ou montaient des chansons attardees, vers les domes jumeaux de la Daurade et de la Dalbade, paiennement assises au bord du fleuve. A onze heures moins dix seulement, je quittai cette contemplation vehemente des ecumes venant emousser d'argent les plus basses pierres des piles. Onze heures, enfin! Je touchais la porte de Pasie, quand un animal se jeta a travers moi.--Idiot!--Cretin! Nous nous etions deja reconnus, au seul timbre de nos voix, je l'espere. Cet animal, c'etait Peyrolade. [Illustration: fig39.png] --Alors, tu me mouchardes? --Alors, tu entends m'empecher d'aller a mes affaires? --Tant pis pour toi. Eh bien! je vais chez Pasie qui m'attend. Ouf! --Moi aussi, fit Peyrolade, lis, plutot.... Et il me tendit un chiffon de papier dont je reconnus immediatement l'ecriture. C'etait aussi un rendez-vous de Pasie, mais pour dix heures, celui-la. --Et je suis en retard d'une heure, continua Peyrolade, parce qu'un bougre m'a triche a la manille. Donc, bonsoir! J'etais abasourdi. Une fenetre de Pasie s'etant subitement eclairee, il se fit, dans la rue, plus de lumiere, et je remarquai, avec stupeur, que Peyrolade avait mon paletot. Par un juste retour sur moi-meme, je dus constater que j'avais le sien. Le garcon s'etait trompe en nous les rendant. C'est le rendez-vous de Peyrolade que je trainais depuis une heure dans ma poche. Notre commune amie m'avait attendu a dix heures et l'attendait a onze. Silencieusement nous nous serrames les mains. Oh! que M. Berenger aura donc de peine a decider les dames a n'avoir qu'un amoureux! L'ORAGE [Illustration: fig40.png] L'ORAGE _A B. Marcel._ Je l'ai revu, ce coin charmant de Croix-Daurade, le seul un peu boise de la banlieue Toulousaine et qui offre l'ombre de ses ramiers, comme on dit la-bas, aux promeneurs que les chaudes haleines de l'autan chassent de la Cite. J'ai contourne le Mont Aventin qui domine, de ce cote, la Rome Languedocienne, et ou se dresse l'heroique colonne qu'enveloppe, la nuit, un si grand silence berce par l'ondoiement leger des cypres du cimetiere, et par la rue faubourienne que bordent des maisons basses vetues de brique rose, je suis parvenu jusqu'aux haies touffues enfermant les petites proprietes, d'ou emerge l'inegale frondaison des acacias. Et plus loin, c'est un enchevetrement de ronces autour de jardins a peine cultives, ayant pour seuils des carres de vignes tres ravages des polissons, et toujours vendanges bien avant le temps des vendanges. Et, comme j'accomplissais ce pelerinage au pays de mes plus vieux souvenirs, le soleil couchant rayait de pourpre les horizons et allumait comme un incendie aux domes de pierre ondulant dans la lumiere poudreuse dont la ville etait enveloppee deja. Et, sur mon chemin, montueux par endroits, pierreux partout, de belles filles passaient, toutes ayant un air de famille, tres brunes, avec des retroussis de cheveux noirs sur leurs nuques ambrees, riantes a pleines dents blanches, portant sur leur front etroit tout l'orgueil du sang latin, le cou et les hanches un peu epais comme ceux des vierges des Panathenees, fieres et moqueuses, toutes une fleur au corsage et une raillerie aux levres, et je pensai que Marinette etait ainsi. Qui donc, Marinette? Ah! ne me demandez pas son vrai nom. Je n'ai jamais connu que celui-la. La fillette, tres brune et tres moqueuse, dont je me croyais absolument epris, quand je venais passer, dans ce paysage, mes vacances de collegien. Epris comme peut l'etre un garconnet tres timide aupres d'une creature devotement elevee par d'honnetes parents et qui etait sage encore, par pure terreur de l'enfer, au sujet de quoi je n'etais pas, d'ailleurs, moi-meme, absolument rassure. Car, en ce temps-la, ma vieille tante ne m'eut pas laisse manquer la messe, et, pour etre franc jusqu'au bout dans ce lambeau de confession, c'est a l'eglise, le dimanche, en la regardant penchee sur son livre, qu'elle faisait semblant de lire avec une delicieuse hypocrisie, que j'etais devenu amoureux de Marinette, au bruit de l'orgue et dans la fumee bleue des encens qui lui mettaient comme une aureole. Bien entendu que nous croyions faire un gros peche on nous voyant en secret, pendant la semaine. Sans cela, y aurions-nous trouve tant de charme? Moi peut-etre qui, tres sincerement, trouvais une joie infinie, toute paienne, chastement voluptueuse a respirer ce parfum de jeunesse en fleur et d'une fleur deja presque en epanouissement de beaute. Car, dans les pays du soleil, les jeunes filles sont plus tot femmes, et maintenant que je me rememore Marinette, il me semble que mon platonisme, si doux d'ailleurs, frisait le ridicule et pouvait compter pour une debauche de respect. Elle ne chercha plus a me revoir ensuite, ce qui me fait vaguement craindre qu'elle ne m'ait pris pour un incorrigible serin. En quoi elle s'est trompee. Car je me suis parfaitement enhardi, dans la suite du temps, et n'ai pas envie de m'en repentir. Donc, nous nous cachions, croyant mal faire, et n'y trouvant, elle du moins, que plus de plaisir. Comme ses parents, peu aises, lui donnaient souvent des courses a faire, le soir, et qu'on ne me chicanait pas, moi-meme, sur l'heure de mes promenades, c'est le soleil couche que nous nous rencontrions le plus souvent, et jamais par hasard, moi tres emu en me retrouvant aupres d'elle, elle gaie comme un pinson et trouvant a me taquiner des delices infinies. Je lui contais tres serieusement ma tendresse; je lui donnais les fleurs cueillies, le jour meme, et, le diable m'emporte, je lui lisais mes premiers vers inspires par elle. Du tout elle s'amusait, en bonne fille, avec une troublante apprehension d'au-dela dans son regard sombre et percant tout ensemble, tel une fleche empennee de velours. Et je buvais son haleine quand elle laissait ma tete se rapprocher de la sienne, le pollen tiede de sa joue--tel celui de l'aile d'un papillon ou le duvet d'une peche--me mettant un fremissement a la joue. Or, il avait fait ce jour-la, une chaleur comme celles que nous traversons en ces premiers jours de septembre, et la nuit etait venue, admirablement translucide et caressee de souffles tiedes encore; le ciel, admirablement pur, d'un bleu tres sombre, semblait un immense lapis-lazuli aux cassures d'argent, egratigne parfois subitement par la course de quelque etoile filante. Et jamais une telle serenite de beau temps n'avait engage aux promenades lointaines sous cette haleine caressante ou mouraient, en meme temps que les derniers parfums des roses sauvages, les dernieres rumeurs du jour. Et nous etions alles, Marinette et moi, plus loin que de coutume, dans un enchevetrement plus mysterieux de feuillages, et sous de plus lointains enlacements de vignes, jusqu'aux bords mysterieux d'une fontaine presque tarie et qui ne coulait plus que goutte a goutte, comme un bruit de larmes a demi consolees. Et jamais je ne m'etais senti plus trouble pres d'elle, et jamais elle ne m'avait paru ecouter avec un recueillement aussi attendri mes paroles d'amour. Nous nous etions vraiment perdus dans un dedale de frondaisons qui nous enveloppait delicieusement du fremissement de ses tenebres. Qu'avais-je dit a Marinette et pourquoi etions-nous silencieux depuis un instant, quand cette ombre fut rayee d'une vive lueur?--Un eclair, fit ma petite amie. Et comme j'allais, a mon tour, la railler, toute idee d'orage me semblant ridicule sous la serenite d'horizon que nous venions de quitter, un roulement etrange se fit entendre, et quand Marinette repeta d'une voix deja tremblante:--Le tonnerre! je n'eus plus aucune envie de me moquer d'elle. D'autant qu'une seconde clarte subite passa dans les branches que suivit un grondement plus caracteristique encore que le premier. Comme nous restions atterres tous les deux, une troisieme lampee de feu devora l'ombre et un troisieme mugissement d'elements dechaines epouvanta le silence qui nous etait si doux. --L'orage! l'orage! fit Marinette d'une voix affolee. Et je suis tete nue, et je n'ai rien a jeter sur mes epaules! Et, s'arrachant de mes bras, tout eperdue, elle traversa les ronces en y dechirant peut-etre ses jolis bras, malgre mes efforts pour la retenir, malgre mes supplications. Moins adroit qu'elle, pendant d'ailleurs que les flammes intermittentes continuaient se rapprochant de notre retraite, et aussi ces bruits de foudre devenus etourdissants, je ne pus me degager aussi rapidement de ce dedale de feuillages et, quand je me retrouvai sur le chemin, le visage cingle par les eglantiers defleuris, elle avait disparu; en vain mes regards fouillerent l'espace pour retrouver sa trace, bien que, par une nouvelle surprise, par un second enchantement aussi inexplicable que le premier, le temps fut d'une limpidite admirable, l'atmosphere merveilleusement lumineuse et le paysage, eclaire presque comme en plein jour, par le scintillement des etoiles et le rayonnement majestueux de la lune. Alors, ce faux orage que j'entendais encore cependant gronder sous les feuillees desertees? Je ne fus pas eloigne de croire, avec un peu de presomption sans doute, que le ciel etait venu, ce soir-la, au secours de la vertu de Marinette. Et franchement, je lui en voulais un peu. Je passai une nuit deplorable, apres avoir vainement tente de la rejoindre, tres las de cette course folle, hante de mille visions betes, tourmente de desirs vagues et aussi de quelques remords inquietants pour mon salut. Je dus dire un _Pater_ et un _Ave_ pour desarmer le courroux evident du ciel contre mes concupiscences innocentes pourtant d'adolescent. [Illustration: fig41.png] Le lendemain, a dejeuner, ma vieille tante, qui etait fort gourmande, avait un air singulierement rejoui, comme lorsqu'un plat tres a son gout figurait sur le menu familial. Et, de fait, elle ne put retenir son admiration expansive, quand la cuisiniere, en personne, apporta, sur la table, un veritable Hymalaya d'escargots dont je me detournai personnellement avec horreur, n'ayant jamais pu vaincre mon degout irraisonne pour ce comestible bon enfant dont on fait grand cas dans les environs de Toulouse. --Des escargots! Et comme ceux-la, en pleine secheresse! s'ecriait l'excellente vieille en pourlechant ses babines legerement moustachues par le fait des ans. Et, comme je demeurais visiblement insensible a cette joie, elle voulut, du moins, m'interesser au cote miraculeux de cet evenement. --Ce Rodamour est tout simplement un homme de genie! poursuivit-elle avec enthousiasme. Or, Rodamour etait le jardinier qu'elle trouvait ordinairement bete comme une oie. Donc, voici, comme elle me le conta un instant apres, ce que ce Rodamour avait imagine. Ayant remarque que les escargots, dont les retraites sont invisibles absolument pendant le beau temps, en sortaient au moindre bruit d'orage, assoiffes de l'ondee qui allait suivre le tonnerre et les eclairs, il avait invente les preludes d'un orage artificiel, en balancant rapidement, sous les feuillees, une lanterne qu'il cachait ensuite rapidement sous son manteau, de facon a ne donner a cette lumineuse apparition que la duree d'un eclair, tandis que des gamins qui lui faisaient escorte executaient ensuite des roulements imitant la foudre sur des tambours de vingt-cinq sous. L'effet etait immediat. De derriere chaque branche, sortaient des paires de cornes inquietes qui denoncaient au chasseur la presence de son gibier. Et voila la musique de foire dont j'avais ete dupe! Et, pour prix de mon amour mystifie, on m'offrait un plat qui me faisait dresser, sur ma tete, les cheveux d'horreur! Et ce plat-la me coutait peut-etre la tendresse eternelle de Marinette! Ainsi pensai-je encore, avec un regain de rancune contre le destin, en quittant ce joli chemin de Croix-Daurade, mon premier calvaire passionnel en ce temps-la! VIEUX AMIS [Illustration: fig42.png] VIEUX AMIS La petite ville etait de celles ou les fonctionnaires en retraite aiment a finir leurs jours, exagerement provinciale, avec un charme de tranquillite qui tentait, au passage, les voyageurs lasses et les amoureux fervents. Rien ne lui manquait des graces departementales, un peu lointaines de Paris, qui font respirer a l'aise les Parisiens en vacances, avec des propos idylliques sur les levres. Un joli clocher roman aux teintes grises et dont les sonneries s'egrenaient a l'heure des _Angelus_, melancoliques et joyeuses a la fois; une mairie qui avait ete un vieux chateau feodal, enfouissant aujourd'hui ses pierres vaguement sculptees, sous des guirlandes de lierre; un mail longeant une riviere a l'eau courante, sous une double avenue de platanes aux feuilles doublees d'argent clair; un petit jardin de ville ou les amateurs venaient chanter, par les belles soirees d'ete. Ajoutez que la riviere etait poissonneuse, navigable au loin entre de jolies haies de roseaux, et, ce qui ne gate rien, que les filles du pays etaient belles, avec de riants et naifs visages, les hommes affables et les commercants aussi peu voleurs que possible. La vie etait donc facile dans ce Paradis et il n'y avait rien d'etonnant a ce que les vieux militaires, hors d'emploi, y fissent leur derniere garnison terrestre, comme le capitaine Landrimol et le capitaine Bidache qui, d'ailleurs, ne s'etaient guere quittes de leur vie. Deux vieux braves, sortis des rangs, qui avaient commence en Crimee, a gagner leurs premiers grades sur le meme champ de bataille. Ils avaient conquis les autres dans le meme regiment, lentement mais justement, et ils avaient ete de la meme promotion dans la Legion d'honneur; tous les deux demeures aujourd'hui d'aspect violemment professionnel, dans leur redingote serree a la taille et largement fleurie a la boutonniere, le petit chapeau sur l'oreille comme un kepi les jours de cranerie ou de mauvaise humeur, et les moustaches en brosse jaunies au bord par la cigarette, telle la neige ou ont fait pipi de petits chiens. On n'en eut pu faire cependant deux Menechmes, car ils etaient inegalement conserves. Landrimol etait demeure un gaillard sec comme une trique, nerveux comme un cep de vigne, etonnamment vigoureux au fond et de belles ressources pour son age. Par contre, Bidache avait pas mal grossi et roulait, sur ses petites jambes, un bedonnement qui lui donnait plutot l'air d'un chapon du Mans que d'un bon coq. C'etait lui qui avait decouvert cette oasis, quand l'oreille lui avait ete fendue--ce qui avait demande du temps, car il les avait longues--et qui, tout de suite, l'avait signalee a Landrimol comme l'olympique sejour ou ils pourraient--tels les peripateticiens--perambuler, en commun, leurs dernieres promenades. Tout de suite, ils avaient compris, dans sa plenitude, la vie de delices qui s'ouvrait devant eux, comme un jardin parfume de roses automnales. La peche a la ligne dans le meme bateau, un peu loin dans la campagne, sans se parler de la journee pour ne pas effrayer le goujon; les parties de billard dans les cabarets des bourgs voisins, ou la consommation coute vingt centimes et ou l'usage des boules d'ivoire sur le drap vert ne coute rien; les absinthes voluptueuses sous les soleils couchants qui melent quelques rubis a leurs emeraudes; enfin, les bons souvenirs de campagne sur les bancs ou l'on est assis l'un pres de l'autre, mariant les fumees de ses pipes en un petit brouillard bleu ou semble monter l'ame des heures passees. Rien au monde etait-il plus sage que ce programme et mieux realisable? Mais voila! Bidache gata tout. Sans comprendre ce que la vie ainsi recommencee avait d'exquis, n'annonca-t-il pas un jour, a Landrimol stupefait, qu'il se mariait. Je dois dire que celui-ci--et c'est essentiel a la dignite de son caractere--jeta les hauts cris et fit ce qu'il put pour le detourner de ce stupide dessein. A son age!--Nous avons le meme, avait repondu Bidache, pique.--Avec ce qui lui restait de sante!--Je ne me marie justement que pour etre bien soigne et bien dorlote, avait replique Bidache avec conviction, pour avoir toujours des boutons a ma chemise et mon cafe au lait pret a huit heures.--Et tu epouses?--Une des plus jolies filles du pays tout simplement. Et, cette fois, Bidache avait un sourire presque impertinent sous la paille grise de ses moustaches: on n'est pas parfait. Landrimol ne fit plus aucune objection et, dans l'eclair de franchise qui dechira la nuee d'emeraude des aperitifs pris en commun, il finit par trouver que son ami avait, au fond, raison. Et lui aussi,--on ne sait pourquoi--se mit a frisoter sa moustache d'un air conquerant.--Ca ne changera pas grand'chose a nos habitudes, mon vieux, lui dit Bidache comme conclusion et avec infiniment de bonhomie.--Parle pour toi, repondit Landrimol sur un faux air de reproche affectueux. Et ce fut, ma foi, un mariage tout a fait joyeux que celui-la, par une belle journee de printemps ou les oiseaux se poursuivaient dans les branches des platanes, devant l'eglise, d'ou filtraient, par le porche entre-baille seulement, a cause des curieux, parmi l'odeur des roses grimpantes, un vague arome d'encens, et les plaintes de l'orgue parmi les cris joyeux des passereaux enamoures. Quand le portail se rouvrit sur le cortege, les cierges flambant encore sous la nef, dans de petites vapeurs d'azur que rayaient largement, par places, des bandes de lumiere colorees par les vitraux, semblaient une constellation prisonniere, un microcosme d'etoiles qui avaient fait quelque sottise et que le bon Dieu avait enfermees dans cette cage de pierre. Et Bidache avait dit vrai. L'epousee etait une admirable personne delicieusement virginale dans sa toilette blanche, avec de beaux yeux bleus, qui regardaient sous le voile, et un sourire clair qui semblait suspendre, au tulle, quelques gouttes de lait. Comme il convenait, Landrimol avait ete temoin de son ami, et developpait, autour de la jeune femme, un peu de cette galanterie de bon gout qui demeure, avec l'heroisme dans les combats, le secret des hommes de guerre. Madame Bidache paraissait enchantee de cette cour innocente et cependant audacieuse par instants, sans jamais exceder les regles de la courtoisie permise, et de la plus parfaite tenue.--Tu vois bien que j'ai eu raison! dit Bidache, enchante, a son vieux camarade.--Absolument! repondit Landrimol, qui etait volontiers monosyllabique dans ses Propos. [Illustration: fig43.png] Et, en apparence, en effet, sauf a l'heure du diner que Bidache faisait chez lui--mais encore invitait-il souvent Landrimol--et a l'heure du coucher que Bidache avait avancee dans un sentiment qu'on peut supposer bien naturel, rien ne sembla change d'abord dans l'existence de nos deux amis. Les peches dans le meme bateau, les parties de billard dans les cabarets, les aperitifs dans la meme fumee continuerent a scander la double vie de ces deux heros. Cependant, arriva un moment ou Landrimol parut quelque peu las de l'entretien de Bidache et il devint visiblement moins expansif. Il prenait un bateau a lui tout seul, refusait de jouer au billard, eloignait son verre de celui de Bidache dans les cafes. Il devenait brusque et narquois dans la causerie, et la brusquait volontiers au moment ou son ami semblait y prendre le plus grand interet. Car a ce refroidissement tres net dans les relations affectueuses, de la part de Landrimol, correspondait, comme presque toujours, un redoublement de tendresse de Bidache. Mais sacredie! un vieux militaire a sa dignite. Il ne pouvait pourtant pas continuer a faire, tout seul, les frais d'une intimite qui semblait a charge a son partenaire. Avec une veritable douleur, au fond de l'ame, lui aussi devint hautain et sec. Un jour, ils se dirent: au revoir! comme de coutume. Mais le lendemain ils ne se revirent pas. Et le surlendemain non plus. C'etait fini. Le destin ne devait pas cependant leur permettre de s'oublier l'un l'autre, apres une si longue et si fidele amitie. J'ai dit que Bidache, qui avait grossi, avait besoin d'un regime. Le medecin lui avait prescrit une promenade de trois heures tous les matins. Homme d'habitude, de discipline et de devoir, Bidache avait immediatement organise celle-ci d'apres des lois immuables. Il partait de chez lui a cinq heures, prenait a droite, toujours par la meme route, et rentrait ponctuellement a huit heures, pour son cafe au lait. Or, Landrimol, lui aussi, avait adopte un reglement matinal. Habitant sur la droite de la maison de Bidache, sur la route meme que prenait celui-ci, il faisait, en partant a cinq heures un quart, un detour par derriere la petite ville, de facon a ne pas rencontrer son ancien ami. Dix minutes apres on ne le rencontrait plus nulle part. Mais, a huit heures moins un quart, il revenait par le chemin que Bidache avait pris deux heures trois quarts auparavant, si bien que, comme celui-ci rentrait chez lui par la meme voie, ils se rencontraient, en se croisant, toujours a la meme place, a cent metres de la maison de Bidache, a huit heures moins cinq. Et Bidache, a qui ca faisait du mal de ne pas lui parler, se frottait les mains en le rencontrant, comme un homme a qui sa promenade hygienique a fait grand bien, et qui se sent plus solide du bon air respire. Et il lui criait de tout le souffle de ses poumons rajeunis: --Hein! c'est bon, le matin! --Excellent! lui repondait le monosyllabique Landrimol, en filant, et sur le meme ton triomphant. [Illustration: fig44.png] L'INVITE Vous me permettrez, pour une fois, une pointe de gauloiserie. J'ai ete bien sage depuis si longtemps! Et puis, Paris est rempli, en ce moment, d'etrangers tres graves, et on y entend rire si peu qu'on s'y pourrait croire a Londres ou a Berlin. Et c'est bon de rire, quelquefois, a la mode des aieux, voire des aieules, qui etaient moins raffinees que nous en plaisanteries. Lisez plutot les lettres ecrites au grand siecle par de grandes dames! Je n'excederai pas, d'ailleurs, un genre de gaiete qui fut familier a Moliere. Deux circonstances attenuantes encore. Mon conte est miraculeusement scientifique, et l'aventure m'etant arrivee a moi-meme, comme nous ne manquons jamais de le faire remarquer a Toulouse, est d'une parfaite authenticite. Donc c'est moi, oui, moi, qui avais resolu d'aller dejeuner a l'improviste chez mon vieux camarade, l'explorateur Pipedru, de passage a Paris pour quelques jours. J'ai peu de sympathie, en general, pour ces hardis pionniers de la civilisation europeenne, qui viennent troubler de tranquilles sauvages et leur offrent hypocritement des verroteries, ayant deja, aux talons, les canons de la conquete. Je n'apprends jamais, sans quelque plaisir, qu'ils ont ete devores par de sages cannibales. Mais mon vieux camarade Pipedru n'est pas de cette race d'oiseaux de proie au long vol. Il explore par curiosite, par amour de la science, et sans jamais commettre, a son retour, aucune indiscretion au profit d'un gouvernement quelconque, de la France, surtout, dont il desapprouve hautement la politique coloniale, ne revant, le brave homme! que le retour des cheres provinces perdues a la mere patrie! Un sympathique, vous le voyez. Et hospitalier! Vous ne sauriez croire sa joie quand je viens ainsi le surprendre, a l'heure du repas, dans son petit appartement de la rue Pigalle, lequel est un musee veritable ou se pourraient instruire vingt generations. On entre dans son cabinet de travail en traversant la salle a manger. Quand je le vis, ce jour-la, un seul couvert etait sur la table deja mise. Le sien certainement. Allons, tant mieux! Il n'y aura pas de facheux entre nous. J'ouvre brusquement la porte de son laborieux asile. Comme a l'ordinaire, il vient a moi, les deux mains ouvertes. Mais soudain, sa bonne figure, deja tres halee par les exotiques soleils, se rembrunit:--Tu ne viens pas dejeuner, au moins?--Mais si, et j'ai grand'faim.--Impossible aujourd'hui.--Comment cela?--J'ai un invite que je ne peux recevoir que seul. Tiens!... j'aurais cru, en voyant une seule assiette sur la nappe.... Pipedru referma la porte et, me forcant a m'asseoir, malgre ma mauvaise humeur:--Il n'est que onze heures, fit-il, et nous avons trois quarts d'heure avant son arrivee. C'en est assez pour m'excuser et te dire la mysterieuse raison qui m'empeche d'etre, en meme temps, votre amphitryon a tous les deux. Mais, d'abord, as-tu lu Darwin?--Un peu legerement, avouai-je en reprenant ma serenite en face de l'air bon enfant et sincere de Pipedru. --Alors, continua-t-il, tu es de ceux qui lui reprochent d'avoir fait descendre l'homme du singe, ce qu'il n'a jamais dit. Ce pauvre Darwin, tant calomnie de ceux qui ne l'ont pas lu, ne fit qu'apporter sa petite pierre a l'edifice physiologique commence par Maillet en 1748, poursuivi par Robinet en 1768, continue par Lamarck en 1809 et auquel Etienne-Geoffroy Saint-Hilaire a lui-meme travaille depuis. Darwin a infiniment plus parle des pigeons que des hommes, et on ne sape pas les bases de la religion pour avoir affirme que les cent cinquante varietes de pigeons qu'il a denombrees n'avaient qu'un type originel: le bizet. Sais-tu maintenant en quoi consiste la "selection naturelle", la plus belle decouverte de son genie?--Vaguement.--Eh bien! c'est le principe, en vertu duquel, dans chaque espece animale, les individus ayant une faculte particuliere, et particulierement robuste, font seuls souche durable, les autres succombant dans l'implacable lutte pour la vie qui est la loi terrible des etres. Cette faculte, a laquelle ils doivent la superiorite qui leur permet de subsister parmi les ruines de leurs congeneres, va s'exagerant chez leurs descendants, au point de devenir chez eux, plus que l'habitude meme, une nouvelle nature.--En sorte que si, par l'exageration d'une habitude journaliere, des hommes etaient arrives a se creer artificiellement un besoin, ce besoin revivrait plus actif, plus imperieux, plus dominateur chez leur progeniture et pourrait devenir le signe caracteristique d'une race?--Parfaitement. Eh bien! maintenant que tu as compris, je puis te dire pourquoi je ne puis te garder a dejeuner. Mon invite, le premier insulaire de son lointain pays qui ait penetre en Europe, fait prisonnier par un pasteur presbyterien a qui il a heureusement echappe, ne peut supporter d'autre convive avec lui parce qu'il appartient a la tribu des Arganautes.--Comprends pas.--Je vais te l'expliquer. Les Arganautes, qu'il faut bien se garder de confondre avec les compagnons de Jason a la conquete de la Toison d'Or, descendent d'un nomme Argan qui leur a donne son nom. Or, j'ai decouvert que cet Argan n'est autre que celui dont notre grand Poquelin a parle dans son _Malade imaginaire_, lequel Argan, etant huguenot, avait ete exile de France, a l'epoque de la Revocation de l'Edit de Nantes, et etait venu s'installer, par-dela les mers, dans une ile lointaine, ce que Moliere, par un bas sentiment de flatterie, s'etait bien garde de nous conter. Or, tu sais, comme moi, la manie de ce pauvre homme et qu'il avait coutume de compter les heures du jour par ses ablutions interieures, renouvelant ainsi les merveilles de la clepsydre qui marquait, avec de l'eau, la fuite du temps. Cette passion pour les politesses hydrauliques de M. Fleurant devait, en vertu de la loi que je t'enoncais tout a l'heure, prendre chez ses descendants un developpement tout a fait anormal. Et, en effet, le clystere etait devenu, dans sa nombreuse posterite, le principe fondamental (c'est le mot propre) de toute alimentation et de toute gourmandise. Les facultes du gout s'etaient completement deplacees chez cette race d'hommes, singuliere, mais dont le teint est d'une fraicheur et d'une beaute remarquables. --Les repas devaient etre singuliers. --Mais ils se composent, comme chez nous, de plusieurs plats qu'on prend autrement, voila tout. Les visages friands ne s'en epanouissent pas moins quand des parfums de vanille ou de chaudes odeurs de truffe montent des magnifiques appareils aquatiques dont les tables de famille sont surchargees. Nulle part meme, je ne vis un tel luxe dans les services de table. J'assistai a un diner officiel qui me donna tout a fait l'impression d'un concours de pompes a incendie en or. La menue vaisselle remplacant la cuiller etait en ambre, en turquoise et en saphir. --Tu devais avoir une envie de rire.... --La moindre plaisanterie de mauvais gout m'eut coute la vie. Les Arganautes, comme presque tous les hommes qu'a respectes le travail sacrilege de la civilisation, sont remarquablement doux et bons enfants. Mais il ne faut pas se ficher de leurs coutumes patriarcales. D'ailleurs, cela eut ete d'autant plus deplace de ma part, que j'etais leur invite. --Comment, toi aussi!... --Il convient, a un explorateur serieux, d'adopter les coutumes de tous les peuples qu'il visite, au moins pendant la duree de son sejour. Les Romains etaient plus liberaux encore. Non contents de servir, a l'etranger, les dieux qu'on y adorait, ils les ramenaient a Rome et leur donnaient une place dans leur mythologique Pantheon. --Et tu te fis a ce regime?... --A contre-coeur, j'en conviens. C'est le mot ou jamais. C'est ce qui me fit meme rester moins longtemps dans cette ile, bien que la vegetation y fut, tout naturellement, magnifique. J'y restai meme d'autant moins que les gens, tres hospitaliers de temperament, me feterent tout le temps comme un compatriote de leur ancetre et que, la, l'abus des diners en ville, sans m'exposer a une gastralgie, me parut, toutefois, particulierement fatigant. Apres un dernier toast a la sante du Roi.... --Comment, on trinque? --A chaque service. Ce peuple, au cerveau toujours libre, est d'un extraordinaire entrain dans toutes les choses joyeuses de la vie. Mais va-t'en, il est onze heures et demie. Mon invite va arriver et ta presence le generait affreusement. Elle lui couperait certainement l'appetit. J'avoue que ma curiosite a l'endroit de cet Arganaute etait singulierement piquee. N'etais-je pas, pour mon vieux camarade Pipedru, un autre lui-meme? En me presentant comme son plus proche parent? J'insistai pour rester, pour etre presente a l'invite, pour dejeuner en sa compagnie. Mais Pipedru fut inflexible. Tout en me reconduisant doucement vers la porte: --Je te dis que tu l'intimiderais. C'est une vraie sensitive. L'autre jour, ma bonne etant entree un peu brusquement, il a failli mourir en avalant de travers. Et il me fallut partir, sans avoir vu l'invite mysterieux de mon vieux camarade l'explorateur Pipedru. Le lendemain, d'ailleurs, le journal m'apprenait un accident affreux. En allant faire une visite au quatrieme d'une des plus elegantes maisons du quartier Marigny, le malheureux Arganaute, entraine par la force de l'habitude, avait avale l'ascenseur et s'etait broye la machoire en tombant de dix metres de haut dans la vide. Et, maintenant, toutes mes excuses, n'est-ce pas? [Illustration: fig45.png] TABLE DES MATIERES L'Invite Angelique Emballe Phonographe Le Hanneton La Boule Chabirou La Saliere Malcousinat Tous farceurs Le Perroquet Conte vertueux Amany Restitution Sur le terrain Les Bottes L'Arche Madame Antoine L'Izard Democratie Pasie L'Orage Vieux amis L'Invite End of Project Gutenberg's Contes irreverencieux, by Armand Silvestre *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES IRREVERENCIEUX *** ***** This file should be named 12080.txt or 12080.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/0/8/12080/ Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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