The Project Gutenberg EBook of Mlle Fifi, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Mlle Fifi Nouveaux Contes Author: Guy de Maupassant Release Date: March 15, 2004 [EBook #11597] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MLLE FIFI *** Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. GUY DE MAUPASSANT Mlle FIFI NOUVEAUX CONTES. MADEMOISELLE FIFI. MADAME BAPTISTE. LA ROUILLE. MARROCA. LA BUCHE. LA RELIQUE. LE LIT. FOU?. REVEIL. UNE RUSE. A CHEVAL. UN REVEILLON. MOTS D'AMOUR. UNE AVENTURE PARISIENNE. DEUX AMIS. LE VOLEUR. NUIT DE NOEL. LE REMPLACANT. MADEMOISELLE FIFI Le major, commandant prussien, comte de Farlsberg, achevait de lire son courrier, le dos au fond d'un grand fauteuil de tapisserie et ses pieds bottes sur le marbre elegant de la cheminee, ou ses eperons, depuis trois mois qu'il occupait le chateau d'Uville, avaient trace deux trous profonds, fouilles un peu plus tous les jours. Une tasse de cafe fumait sur un gueridon de marqueterie macule par les liqueurs, brule par les cigares, entaille par le canif de l'officier conquerant qui, parfois, s'arretant d'aiguiser un crayon, tracait sur le meuble gracieux des chiffres ou des dessins, a la fantaisie de son reve nonchalant. Quand il eut acheve ses lettres et parcouru les journaux allemands que son vaguemestre venait de lui apporter, il se leva, et, apres avoir jete au feu trois ou quatre enormes morceaux de bois vert, car ces messieurs abattaient peu a peu le parc pour se chauffer, il s'approcha de la fenetre. La pluie tombait a flots, une pluie normande qu'on aurait dit jetee par une main furieuse, une pluie en biais, epaisse comme un rideau, formant une sorte de mur a raies obliques, une pluie cinglante, eclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce pot de chambre de la France. L'officier regarda longtemps les pelouses inondees, et, la-bas, l'Andelle gonflee qui debordait; et il tambourinait contre la vitre une valse du Rhin, quand un bruit le fit se retourner: c'etait son second, le baron de Kelweingstein, ayant le grade equivalent a celui de capitaine. Le major etait un geant, large d'epaules, orne d'une longue barbe en eventail formant nappe sur sa poitrine; et toute sa grande personne solennelle eveillait l'idee d'un paon militaire, un paon qui aurait porte sa queue deployee a son menton. Il avait des yeux bleus, froids et doux, une joue fendue d'un coup de sabre dans la guerre d'Autriche; et on le disait brave homme autant que brave officier. Le capitaine, un petit rougeaud a gros ventre, sangle de force, portait presque ras son poil ardent, dont les fils de feu auraient fait croire, quand ils se trouvaient sous certains reflets, sa figure frottee de phosphore. Deux dents perdues dans une nuit de noce, sans qu'il se rappelat au juste comment, lui faisaient cracher des paroles epaisses qu'on n'entendait pas toujours; et il etait chauve du sommet du crane seulement, tonsure comme un moine, avec une toison de petits cheveux frises, dores et luisants, autour de ce cerceau de chair nue. Le commandant lui serra la main, et il avala d'un trait sa tasse de cafe (la sixieme depuis le matin), en ecoutant le rapport de son subordonne sur les incidents survenus dans le service; puis tous deux se rapprocherent de la fenetre en declarant que ce n'etait pas gai. Le major, homme tranquille, marie chez lui, s'accommodait de tout; mais le baron capitaine, viveur tenace, coureur de bouges, forcene trousseur de filles, rageait d'etre enferme depuis trois mois dans la chastete obligatoire de ce poste perdu. Comme on grattait a la porte, le commandant cria d'ouvrir, et un homme, un de leurs soldats automates, apparut dans l'ouverture, disant par sa seule presence que le dejeuner etait pret. Dans la salle ils trouverent les trois officiers de moindre grade: un lieutenant, Otto de Grossling; deux sous-lieutenants, Fritz Scheunaubourg et le marquis Wilhem d'Eyrik, un tout petit blondin fier et brutal avec les hommes, dur aux vaincus, et violent comme une arme a feu. Depuis son entree en France, ses camarades ne l'appelaient plus que Mlle Fifi. Ce surnom lui venait de sa tournure coquette, de sa taille fine qu'on aurait dit tenue en un corset, de sa figure pale ou sa naissante moustache apparaissait a peine, et aussi de l'habitude qu'il avait prise, pour exprimer son souverain mepris des etres et des choses, d'employer a tout moment la locution francaise--fi, _fi donc_, qu'il prononcait avec un leger sifflement. La salle a manger du chateau d'Uville etait une longue et royale piece dont les glaces de cristal ancien, etoilees de balles, et les hautes tapisseries des Flandres, tailladees a coups de sabre et pendantes par endroits, disaient les occupations de Mlle Fifi, en ses heures de desoeuvrement. Sur les murs, trois portraits de famille, un guerrier vetu de fer, un cardinal et un president, fumaient de longues pipes de porcelaine, tandis qu'en son cadre dedore par les ans, une noble dame a poitrine serree montrait d'un air arrogant une enorme paire de moustaches faite au charbon. Et le dejeuner des officiers s'ecoula presque en silence dans cette piece mutilee, assombrie par l'averse, attristante par son aspect vaincu, et dont le vieux parquet de chene etait devenu solide comme un sol de cabaret. A l'heure du tabac, quand ils commencerent a boire, ayant fini de manger, ils se mirent, de meme que chaque jour, a parler de leur ennui. Les bouteilles de cognac et de liqueurs passaient de main en main; et tous, renverses sur leurs chaises, absorbaient a petits coups repetes, en gardant au coin de la bouche le long tuyau courbe que terminait l'oeuf de faience, toujours peinturlure comme pour seduire des Hottentots. Des que leur verre etait vide, ils le remplissaient avec un geste de lassitude resignee. Mais Mlle Fifi cassait a tout moment le sien, et un soldat immediatement lui en presentait un autre. Un brouillard de fumee acre les noyait, et ils semblaient s'enfoncer dans une ivresse endormie et triste, dans cette saoulerie morne des gens qui n'ont rien a faire. Mais le baron, soudain, se redressa. Une revolte le secouait; il jura: "Nom de Dieu, ca ne peut pas durer, il faut inventer quelque chose a la fin." Ensemble le lieutenant Otto et le sous-lieutenant Fritz, deux Allemands doues eminemment de physionomies allemandes lourdes et graves, repondirent: "Quoi, mon capitaine?" Il reflechit quelques secondes, puis reprit: "Quoi? Eh bien, il faut organiser une fete, si le commandant le permet." Le major quitta sa pipe: "Quelle fete, capitaine?" Le baron s'approcha: "Je me charge de tout, mon commandant. J'enverrai a Rouen _Le Devoir_, qui nous ramenera des dames; je sais ou les prendre. On preparera ici un souper; rien ne manque d'ailleurs, et, au moins, nous passerons une bonne soiree." Le comte de Farlsberg haussa les epaules en souriant: "Vous etes fou, mon ami." Mais tous les officiers s'etaient leves, entouraient leur chef, le suppliaient: "Laissez faire le capitaine, mon commandant, c'est si triste ici." A la fin le major ceda: "Soit," dit-il; et aussitot le baron fit appeler _Le Devoir_. C'etait un vieux sous-officier qu'on n'avait jamais vu rire, mais qui accomplissait fanatiquement tous les ordres de ses chefs, quels qu'ils fussent. Debout, avec sa figure impassible, il recut les instructions du baron, puis il sortit; et, cinq minutes plus tard, une grande voiture du train militaire, couverte d'une bache de meunier tendue en dome, detalait sous la pluie acharnee, au galop de quatre chevaux. Aussitot un frisson de reveil sembla courir dans les esprits; les poses alanguies se redresserent, les visages s'animerent et on se mit a causer. Bien que l'averse continuat avec autant de furie, le major affirma qu'il faisait moins sombre, et le lieutenant Otto annoncait avec conviction que le ciel allait s'eclaircir, Mlle Fifi elle-meme ne semblait pas tenir en place. Elle se levait, se rasseyait. Son oeil clair et dur cherchait quelque chose a briser. Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune blondin tira son revolver. "Tu ne verras pas cela toi", dit-il; et, sans quitter son siege, il visa. Deux balles successivement creverent les deux yeux du portrait. Puis il s'ecria: "Faisons la mine!" Et brusquement les conversations s'interrompirent, comme si un interet puissant et nouveau se fut empare de tout le monde. La mine, c'etait son invention, sa maniere de detruire, son amusement prefere. En quittant son chateau, le proprietaire legitime, le comte Fernand d'Amoys d'Uville, n'avait eu le temps de rien emporter ni de rien cacher, sauf l'argenterie enfouie dans le trou d'un mur. Or, comme il etait fort riche et magnifique, son grand salon, dont, la porte ouvrait dans la salle a manger, presentait, avant la fuite precipitee du maitre, l'aspect d'une galerie de musee. Aux murailles pendaient des toiles, des dessins et des aquarelles de prix, tandis que sur les meubles, les etageres, et dans les vitrines elegantes, mille bibelots, des potiches, des statuettes, des bonshommes de Saxe et des magots de Chine, des ivoires anciens et des verres de Venise, peuplaient le vaste appartement de leur foule precieuse et bizarre. Il n'en restait guere maintenant. Non qu'on les eut pilles, le major comte de Farlsberg ne l'aurait point permis; mais Mlle Fifi, de temps en temps, faisait la _mine_; et tous les officiers, ce jour-la, s'amusaient vraiment pendant cinq minutes. Le petit marquis alla chercher dans le salon ce qu'il lui fallait. Il rapporta une toute mignonne theiere de Chine famille Rose qu'il emplit de poudre a canon, et, par le bec, il introduisit delicatement un long morceau d'amadou, l'alluma, et courut reporter cette machine infernale dans l'appartement voisin. Puis il revint bien vite, en fermant la porte. Tous les Allemands attendaient, debout, avec la figure souriante d'une curiosite enfantine; et, des que l'explosion eut secoue le chateau, ils se precipiterent ensemble. Mlle Fifi, entree la premiere, battait des mains avec delire devant une Venus de terre cuite dont la tete avait enfin saute; et chacun ramassa des morceaux de porcelaine, s'etonnant aux dentelures etranges des eclats, examinant les degats nouveaux, contestant certains ravages comme produits par l'explosion precedente; et le major considerait d'un air paternel le vaste salon bouleverse par cette mitraille a la Neron et sable de debris d'objets d'art. Il en sortit le premier, en declarant avec bonhomie: "Ca a bien reussi, cette fois." Mais une telle trombe de fumee etait entree dans la salle a manger, se melant a celle du tabac, qu'on ne pouvait plus respirer. Le commandant ouvrit la fenetre, et tous les officiers, revenus pour boire un dernier verre de cognac, s'en approcherent. L'air humide s'engouffra dans la piece, apportant une sorte de poussiere d'eau qui poudrait les barbes et une odeur d'inondation. Ils regardaient les grands arbres accables sous l'averse, la large vallee embrumes par ce degorgement des nuages sombres et bas, et tout au loin le clocher de l'eglise dresse comme une pointe grise dans la pluie battante. Depuis leur arrivee, il n'avait plus sonne. C'etait, du reste, la seule resistance que les envahisseurs eussent rencontree aux environs: celle du clocher. Le cure ne s'etait nullement refuse a recevoir et a nourrir des soldats prussiens; il avait meme plusieurs fois accepte de boire une bouteille de biere ou de bordeaux avec le commandant ennemi, qui l'employait souvent comme intermediaire bienveillant; mais il ne fallait pas lui demander un seul tintement de sa cloche; il se serait plutot laisse fusiller. C'etait sa maniere a lui de protester contre l'invasion, protestation pacifique, protestation du silence, la seule, disait-il, qui convint au pretre, homme de douceur et non de sang; et tout le monde, a dix lieues a la ronde, vantait la fermete, l'heroisme de l'abbe Chantavoine, qui osait affirmer le deuil public, le proclamer, par le mutisme obstine de son eglise. Le village entier, enthousiasme par cette resistance, etait pret a soutenir jusqu'au bout son pasteur, a tout braver, considerant cette protestation tacite comme la sauvegarde de l'honneur national. Il semblait aux paysans qu'ils avaient ainsi mieux merite de la patrie que Belfort et que Strasbourg, qu'ils avaient donne un exemple equivalent, que le nom du hameau en deviendrait immortel; et, hormis cela, ils ne refusaient rien aux Prussiens vainqueurs. Le commandant et ses officiers riaient ensemble de ce courage inoffensif; et comme le pays entier se montrait obligeant et souple a leur egard, ils toleraient volontiers son patriotisme muet. Seul, le petit marquis Wilhem aurait bien voulu forcer la cloche a sonner. Il enrageait de la condescendance politique de son superieur pour le pretre; et chaque jour il suppliait le commandant de le laisser faire "Ding-don-don," une fois, une seule petite fois, pour rire un peu seulement. Et il demandait cela avec des graces de chatte, des cajoleries de femme, des douceurs de voix d'une maitresse affolee par une envie; mais le commandant ne cedait point, et Mlle Fifi, pour se consoler, faisait la _mine_ dans le chateau d'Uville. Les cinq hommes resterent la, en tas, quelques minutes, aspirant l'humidite. Le lieutenant Fritz, enfin, prononca en jetant un rire pateux: "Ces temoiselles tecitement n'auront pas peau temps pour leur bromenate." La-dessus, on se separa, chacun allant a son service, et le capitaine ayant fort a faire pour les preparatifs du diner. Quand ils se retrouverent de nouveau a la nuit tombante, ils se mirent a rire en se voyant tous coquets et reluisants comme aux jours de grande revue, pommades, parfumes, tout frais. Les cheveux du commandant semblaient moins gris que le matin; et le capitaine s'etait rase, ne gardant que sa moustache, qui lui mettait une flamme sous le nez. Malgre la pluie, on laissait la fenetre ouverte; et l'un d'eux parfois allait ecouter. A six heures dix minutes le baron signala un lointain roulement. Tous se precipiterent; et bientot la grande voiture accourut, avec ses quatre chevaux toujours au galop, crottes jusqu'au dos, fumants et soufflants. Et cinq femmes descendirent sur le perron, cinq belles filles choisies avec soin par un camarade du capitaine a qui _Le Devoir_ etait alle porter une carte de son officier. Elles ne s'etaient point fait prier, sures d'etre bien payees, connaissant d'ailleurs les Prussiens, depuis trois mois qu'elles en tataient, et prenant leur parti des hommes comme des choses. "C'est le metier qui veut ca", se disaient-elles en route, pour repondre sans doute a quelque picotement secret d'un reste de conscience. Et tout de suite on entra dans la salle a manger. Illuminee, elle semblait plus lugubre encore en son delabrement piteux; et la table couverte de viandes, de vaisselle riche et d'argenterie retrouvee dans le mur ou l'avait cachee le proprietaire, donnait a ce lieu l'aspect d'une taverne de bandits qui soupent apres un pillage. Le capitaine, radieux, s'empara des femmes comme d'une chose familiere, les appreciant, les embrassant, les flairant, les evaluant a leur valeur de filles a plaisir; et comme les trois jeunes gens voulaient en prendre chacun une, il s'y opposa avec autorite, se reservant de faire le partage, en toute justice, suivant les grades, pour ne blesser en rien la hierarchie. Alors, afin d'eviter toute discussion, toute contestation et tout soupcon de partialite, il les aligna par rang de taille, et s'adressant a la plus grande, avec le ton du commandement: "Ton nom?" Elle repondit en grossissant sa voix: "Pamela." Alors il proclama: "Numero un, la nommee Pamela, adjugee au commandant." Ayant ensuite embrasse Blondine, la seconde, en signe de propriete, il offrit au lieutenant Otto la grosse Amanda, Eva _la Tomate_ au sous-lieutenant Fritz, et la plus petite de toutes, Rachel, une brune toute jeune, a l'oeil noir comme une tache d'encre, une juive dont le nez retrousse confirmait la regle qui donne des becs courbes a toute sa race, au plus jeune des officiers, au frele marquis Wilhem d'Eyrik. Toutes, d'ailleurs, etaient jolies et grasses, sans physionomies bien distinctes, faites a peu pres pareilles de tournure et de peau par les pratiques d'amour quotidiennes et la vie commune des maisons publiques. Les trois jeunes gens pretendaient tout de suite entrainer leurs femmes, sous pretexte de leur offrir des brosses et du savon pour se nettoyer; mais le capitaine s'y opposa sagement, affirmant qu'elles etaient assez propres pour se mettre a table et que ceux qui monteraient voudraient changer en descendant et troubleraient les autres couples. Son experience l'emporta. Il y eut seulement beaucoup de baisers, des baisers d'attente. Soudain, Rachel suffoqua, toussant aux larmes, et rendant de la fumee par les narines. Le marquis, sous pretexte de l'embrasser, venait de lui souffler un jet de tabac dans la bouche. Elle ne se facha point, ne dit pas un mot, mais elle regarda fixement son possesseur avec une colere eveillee tout au fond de son oeil noir. On s'assit. Le commandant lui-meme semblait enchante; il prit a sa droite Pamela, Blondine a sa gauche, et declara, en depliant sa serviette: "Vous avez eu la une charmante idee, capitaine." Les lieutenants Otto et Fritz, polis comme aupres de femmes du monde, intimidaient un peu leurs voisines; mais le baron de Kelweingstein, lache dans son vice, rayonnait, lancait des mots grivois, semblait en feu avec sa couronne de cheveux rouges. Il galantisait en francais du Rhin; et ses compliments de taverne, expectores par le trou des deux dents brisees, arrivaient aux filles au milieu d'une mitraille de salive. Elles ne comprenaient rien, du reste; et leur intelligence ne sembla s'eveiller que lorsqu'il cracha des paroles obscenes, des expressions crues, estropiees par son accent. Alors, toutes ensemble, elles commencerent a rire comme des folles, tombant sur le ventre de leurs voisins, repetant les termes que le baron se mit alors a defigurer a plaisir pour leur faire dire des ordures. Elles en vomissaient a volonte, saoules aux premieres bouteilles de vin; et, redevenant elles, ouvrant la porte aux habitudes, elles embrassaient les moustaches de droite et celles de gauche, pincaient les bras, poussaient des cris furieux, buvaient dans tous les verres, chantaient des couplets francais et des bouts de chansons allemandes appris dans leurs rapports quotidiens avec l'ennemi. Bientot les hommes eux-memes, grises par cette chair de femme etalee sous leur nez et sous leurs mains, s'affolerent, hurlant, brisant la vaisselle, tandis que, derriere leur dos, des soldats impassibles les servaient. Le commandant seul gardait de la retenue. Mlle Fifi avait pris Rachel sur ses genoux, et, s'animant a froid, tantot il embrassait follement les frisons d'ebene de son cou, humant par le mince intervalle entre la robe et la peau la douce chaleur de son corps et tout le fumet de sa personne; tantot a travers l'etoffe, il la pincait avec fureur, la faisant crier, saisi d'une ferocite rageuse, travaille par son besoin de ravage. Souvent aussi, la tenant a pleins bras, l'etreignant comme pour la meler a lui, il appuyait longuement ses levres sur la bouche fraiche de la juive, la baisait a perdre haleine; mais soudain il la mordit si profondement qu'une trainee de sang descendit sur le menton de la jeune femme et coula dans son corsage. Encore une fois, elle le regarda bien en face, et, lavant la plaie, murmura: "Ca se paye, cela." Il se mit a rire, d'un rire dur. "Je payerai", dit-il. On arrivait au dessert; on versait du champagne. Le commandant se leva, et du meme ton qu'il aurait pris pour porter la sante de l'imperatrice Augusta, il but: "A nos dames!" Et une serie de toasts commenca, des toasts d'une galanterie de soudards et de pochards, meles de plaisanteries obscenes, rendues plus brutales encore par l'ignorance de la langue. Ils se levaient l'un apres l'autre, cherchant de l'esprit, s'efforcant d'etre droles; et les femmes, ivres a tomber, les yeux vagues, les lepres pateuses, applaudissaient chaque fois eperdument. Le capitaine, voulant sans doute rendre a l'orgie un air galant, leva encore une fois son verre, et prononca: "A nos victoires sur les coeurs!" Alors le lieutenant Otto, espece d'ours de la foret Noire, se dressa, enflamme, sature de boissons. Et envahi brusquement de patriotisme alcoolique, il cria: "A nos victoires sur la France!" Toutes grises qu'elles etaient, les femmes se turent; et Rachel, frissonnante, se retourna: "Tu sais, j'en connais des Francais, devant qui tu ne dirais pas ca." Mais le petit marquis, la tenant toujours sur ses genoux, se mit a rire, rendu tres gai par le vin: "Ah! ah! ah! je n'en ai jamais vu, moi. Sitot que nous paraissons, ils foutent le camp!" La fille, exasperee, lui cria dans la figure: "Tu mens, salop!" Durant une seconde, il fixa sur elle ses yeux clairs, comme il les fixait sur les tableaux dont il crevait la toile a coups de revolver, puis il se mit a rire: "Ah! oui, parlons-en, la belle! serions-nous ici, s'ils etaient braves!" Et il s'animait: "Nous sommes leurs maitres! a nous la France!" Elle quitta ses genoux d'une secousse et retomba sur sa chaise. Il se leva, tendit son verre jusqu'au milieu de la table et repeta: "A nous la France et les Francais, les bois, les champs et les maisons de France!" Les autres, tout a fait saouls, secoues soudain par un enthousiasme militaire, un enthousiasme de brutes, saisirent leurs verres en vociferant: "Vive la Prusse!" et les viderent d'un seul trait. Les filles ne protestaient point, reduites au silence et prises de peur. Rachel elle-meme se taisait, impuissante a repondre. Alors, le petit marquis posa sur la tete de la juive sa coupe de Champagne emplie a nouveau: "A nous aussi, cria-t-il, toutes les femmes de France!" Elle se leva si vite, que le cristal, culbute, vida, comme pour un bapteme, le vin jaune dans ses cheveux noirs, et il tomba, se brisant a terre. Les levres tremblantes, elle bravait du regard l'officier qui riait toujours, et elle balbutia, d'une voix etranglee de colere: "Ca, ca, ca n'est pas vrai, par exemple, vous n'aurez pas les femmes de France." Il s'assit pour rire a son aise, et, cherchant l'accent parisien: "Elle est pien ponne, pien ponne, qu'est-ce alors que tu viens faire ici, petite?" Interdite, elle se tut d'abord, comprenant mal dans son trouble, puis, des qu'elle eut bien saisi ce qu'il disait, elle lui jeta, indignee et vehemente: "Moi! moi! Je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain; c'est bien tout ce qu'il faut a des Prussiens." Elle n'avait point fini qu'il la giflait a toute volee; mais comme il levait encore une fois la main, affolee de rage, elle saisit sur la table un petit couteau de dessert a lame d'argent, et si brusquement, qu'on ne vit rien d'abord, elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux ou la poitrine commence. Un mot qu'il prononcait fut coupe dans sa gorge; et il resta beant, avec un regard effroyable. Tous pousserent un rugissement, et se leverent en tumulte; mais ayant jete sa chaise dans les jambes du lieutenant Otto, qui s'ecroula tout au long, elle courut a la fenetre, l'ouvrit avant qu'on eut pu l'atteindre et s'elanca dans la nuit, sous la pluie qui tombait toujours. En deux minutes, Mlle Fifi fut morte. Alors Fritz et Otto degainerent et voulurent massacrer les femmes, qui se trainaient a leurs genoux. Le major, non sans peine, empecha cette boucherie, fit enfermer dans une chambre, sous la garde de deux hommes, les quatre filles eperdues; puis, comme s'il eut dispose ses soldats pour un combat, il organisa la poursuite de la fugitive, bien certain de la reprendre. Cinquante hommes, fouettes de menaces, furent lances dans le parc. Deux cents autres fouillerent les bois et toutes les maisons de la vallee. La table, desservie en un instant, servait maintenant de lit mortuaire, et les quatre officiers, rigides, degrises, avec la face dure des hommes de guerre en fonctions, restaient debout pres des fenetres, sondaient la nuit. L'averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissait les tenebres, un flottant murmure d'eau qui tombe et d'eau qui coule, d'eau qui degoutte et d'eau qui rejaillit. Soudain, un coup de feu retentit, puis un autre tres loin; et, pendant quatre heures, on entendit ainsi de temps en temps des detonations proches ou lointaines, et des cris de ralliement, des mots etranges lances comme appel par des voix gutturales. Au matin, tout le monde rentra. Deux soldats avaient ete tues, et trois autres blesses par leurs camarades dans l'ardeur de la chasse et l'effarement de cette poursuite nocturne. On n'avait pas retrouve Rachel. Alors les habitants furent terrorises, les demeures bouleversees, toute la contree parcourue, battue, retournee. La juive ne semblait pas avoir laisse une seule trace de son passage. Le general, prevenu, ordonna d'etouffer l'affaire, pour ne point donner de mauvais exemple dans l'armee, et il frappa d'une peine disciplinaire le commandant, qui punit ses inferieurs. Le general avait dit: "On ne fait pas la guerre pour s'amuser et caresser des filles publiques." Et le comte de Farlsberg, exaspere, resolut de se venger sur le pays. Comme il lui fallait un pretexte afin de sevir sans contrainte, il fit venir le cure et lui ordonna de sonner la cloche a l'enterrement du marquis d'Eyrik. Contre toute attente, le pretre se montra docile, humble, plein d'egards. Et quand le corps de Mlle Fifi, porte par des soldats, precede, entoure, suivi de soldats qui marchaient le fusil charge, quitta le chateau d'Uville, allant au cimetiere, pour la premiere fois la cloche tinta son glas funebre avec une allure allegre, comme si une main amie l'eut caressee. Elle sonna le soir encore, et le lendemain aussi, et tous les jours; elle carillonna tant qu'on voulut. Parfois meme, la nuit, elle se mettait toute seule en branle, et jetait doucement deux ou trois sons dans l'ombre, prise de gaites singulieres, reveillee on ne sait pourquoi. Tous les paysans du lieu la dirent alors ensorcelee; et personne, sauf le cure et le sacristain, n'approchait plus du clocher. C'est qu'une pauvre fille vivait la-haut, dans l'angoisse et la solitude, nourrie en cachette par ces deux hommes. Elle y resta jusqu'au depart des troupes allemandes. Puis, un soir, le cure ayant emprunte le char-a-bancs du boulanger, conduisit lui-meme sa prisonniere jusqu'a la porte de Rouen. Arrive la, le pretre l'embrassa; elle descendit et regagna vivement a pied le logis public, dont la patronne la croyait morte. Elle en fut tiree quelque temps apres par un patriote sans prejuges qui l'aima pour sa belle action, puis l'ayant ensuite cherie pour elle-meme, l'epousa, en fit une Dame qui valut autant que beaucoup d'autres. MADAME BAPTISTE Quand j'entrai dans la salle des voyageurs de la gare de Loubain, mon premier regard fut pour l'horloge. J'avais a attendre deux heures dix minutes l'express de Paris. Je me sentis las soudain comme apres dix lieues a pieds; puis je regardai autour de moi comme si j'allais decouvrir sur les murs un moyen de tuer le temps; puis je ressortis et m'arretai devant la porte de la gare, l'esprit travaille par le desir d'inventer quelque chose a faire. La rue, sorte de boulevard plante d'acacias maigres, entre deux rangs de maisons inegales et differentes, des maisons de petite ville, montait une sorte de colline; et tout au bout on apercevait des arbres comme si un parc l'eut terminee. De temps en temps un chat traversait la chaussee, enjambant les ruisseaux d'une maniere delicate. Un roquet presse sentait le pied de tous les arbres, cherchant des debris de cuisine. Je n'apercevais aucun homme. Un morne decouragement m'envahit. Que faire? Que faire? Je songeais deja a l'interminable et inevitable seance dans le petit cafe du chemin de fer, devant un bock imbuvable et l'illisible journal du lieu, quand j'apercus un convoi funebre qui tournait une rue laterale pour s'engager dans celle ou je me trouvais. La vue du corbillard fut un soulagement pour moi. C'etait au moins dix minutes de gagnees. Mais soudain mon attention redoubla. Le mort n'etait suivi que par huit messieurs dont un pleurait. Les autres causaient amicalement. Aucun pretre n'accompagnait. Je pensai: "Voici un enterrement civil," puis je reflechis qu'une ville comme Loubain devait contenir au moins une centaine de libre-penseurs qui se seraient fait un devoir de manifester. Alors, quoi? La marche rapide du convoi disait bien pourtant qu'on enterrait ce defunt-la sans ceremonie, et, par consequent, sans religion. Ma curiosite desoeuvree se jeta dans les hypotheses les plus compliquees; mais, comme la voiture funebre passait devant moi, une idee baroque me vint: c'etait de suivre avec les huit messieurs. J'avais la une heure au moins d'occupation, et je me mis en marche, d'un air triste, derriere les autres. Les deux derniers se retournerent avec etonnement, puis se parlerent bas. Ils se demandaient certainement si j'etais de la ville. Puis ils consulterent les deux precedents, qui se mirent a leur tour a me devisager. Cette attention investigatrice me genait, et, pour y mettre fin, je m'approchai de mes voisins. Les ayant salues, je dis: "Je vous demande bien pardon, messieurs, si j'interromps votre conversation. Mais, apercevant un enterrement civil, je me suis empresse de le suivre sans connaitre, d'ailleurs, le mort que vous accompagnez." Un des messieurs prononca: "C'est une morte." Je fus surpris et je demandai: "Cependant c'est bien un enterrement civil, n'est-ce pas?" L'autre monsieur, qui desirait evidemment m'instruire, prit la parole: "Oui et non. Le clerge nous a refuse l'entree de l'eglise." Je poussai, cette fois, un "Ah!" de stupefaction. Je ne comprenais plus du tout. Mon obligeant voisin me confia, a voix basse: "Oh! c'est toute une histoire. Cette jeune femme s'est tuee, et voila pourquoi on n'a pas pu la faire enterrer religieusement. C'est son mari que vous voyez la, le premier, celui qui pleure." Alors, je prononcai, en hesitant: "Vous m'etonnez et vous m'interessez beaucoup, monsieur. Serait-il indiscret de vous demander de me conter cette histoire? Si je vous importune, mettez que je n'ai rien dit." Le monsieur me prit le bras familierement: "Mais pas du tout, pas du tout. Tenez, restons un peu derriere. Je vais vous dire ca, c'est fort triste. Nous avons le temps, avant d'arriver au cimetiere, dont vous voyez les arbres la-haut; car la cote est rude." Et il commenca: "Figurez-vous que cette jeune femme, Mme Paul Hamot, etait la fille d'un riche commercant du pays, M. Fontanelle. Elle eut, etant tout enfant, a l'age de onze ans, une aventure terrible: un valet la souilla. Elle en faillit mourir, estropiee par ce miserable que sa brutalite denonca. Un epouvantable proces eut lieu et revela que depuis trois mois la pauvre martyre etait victime des honteuses pratiques de cette brute. L'homme fut condamne aux travaux forces a perpetuite. "La petite fille grandit, marquee d'infamie, isolee, sans camarade, a peine embrassee par les grandes personnes qui auraient cru se tacher les levres en touchant son front. "Elle etait devenue pour la ville une sorte de monstre, de phenomene. On disait tous bas: "Vous savez, la petite Fontanelle." Dans la rue tout le monde se retournait quand elle passait. On ne pouvait meme pas trouver de bonnes pour la conduire a la promenade, les servantes des autres familles se tenant a l'ecart comme si une contagion se fut emanee de l'enfant pour s'etendre a tous ceux qui l'approchaient. "C'etait pitie de voir cette pauvre petite sur le cours ou vont jouer les mioches toutes les apres-midi. Elle restait toute seule, debout pres de sa domestique, regardant d'un air triste les autres gamins qui s'amusaient. Quelquefois, cedant a une irresistible envie de se meler aux enfants, elle s'avancait timidement, avec des gestes craintifs, et entrait dans un groupe d'un pas furtif, comme consciente de son indignite. Et aussitot, de tous les bancs, accouraient les meres, les bonnes, les tantes, qui saisissaient par la main les fillettes confiees a leur garde et les entrainaient brutalement. La petite Fontanelle demeurait isolee, eperdue, sans comprendre; et elle se mettait a pleurer, le coeur crevant de chagrin. Puis elle courait se cacher la figure, en sanglotant, dans le tablier de sa bonne. "Elle grandit; ce fut pis encore. On eloignait d'elle les jeunes filles comme d'une pestiferee. Songez donc que cette jeune personne n'avait plus rien a apprendre, rien; qu'elle n'avait plus droit a la symbolique fleur d'oranger; qu'elle avait penetre, presque avant de savoir lire, le redoutable mystere que les meres laissent a peine deviner, en tremblant, le soir seulement du mariage. "Quand elle passait dans la rue, accompagnee de sa gouvernante, comme si on l'eut gardee a vue dans la crainte incessante de quelque nouvelle et terrible aventure, quand elle passait dans la rue, les yeux toujours baisses sous la honte mysterieuse qu'elle sentait peser sur elle, les autres jeunes filles, moins naives qu'on ne pense, chuchotaient en la regardant sournoisement, ricanaient en dessous, et detournaient bien vite la tete d'un air distrait, si par hasard elle les fixait. "On la saluait a peine. Seuls, quelques hommes se decouvraient. Les meres feignaient de ne l'avoir pas apercue. Quelques petits voyous l'appelaient "madame Baptiste", du nom du valet qui l'avait outragee et perdue. "Personne ne connaissait les tortures secretes de son ame; car elle ne parlait guere et ne riait jamais. Ses parents eux-memes semblaient genes devant elle, comme s'ils lui en eussent eternellement voulu de quelque faute irreparable. "Un honnete homme ne donnerait pas volontiers la main a un forcat libere, n'est-ce-pas, ce forcat fut-il son fils? M. et Mme Fontanelle consideraient leur fille comme ils eussent fait d'un fils sortant du bagne. "Elle etait jolie et pale, grande, mince distinguee. Elle m'aurait beaucoup plu, monsieur, sans cette affaire. "Or, quand nous avons eu un nouveau sous-prefet, voici maintenant dix-huit mois, il amena avec lui son secretaire particulier, un drole de garcon qui avait mene la vie dans le quartier Latin, parait-il. "Il vit Mlle Fontanelle et en devint amoureux. On lui dit tout. Il se contenta de repondre: "Bah, c'est justement la une garantie pour l'avenir. J'aime mieux que ce soit avant qu'apres. Avec cette femme-la, je dormirai tranquille." "Il fit sa cour, la demanda en mariage et l'epousa. Alors, ayant du toupet, il fit des visites de noce comme si de rien n'etait. Quelques personnes les rendirent, d'autres s'abstinrent. Enfin, on commencait a oublier et elle prenait place dans le monde. "Il faut vous dire qu'elle adorait son mari comme un dieu. Songez qu'il lui avait rendu l'honneur, qu'il l'avait fait rentrer dans la loi commune, qu'il avait brave, force l'opinion, affronte les outrages, accompli, en somme, un acte de courage que bien peu d'hommes accompliraient. Elle avait donc pour lui une passion exaltee et ombrageuse. "Elle devint enceinte, et, quand on apprit sa grossesse, les personnes les plus chatouilleuses lui ouvrirent leur porte, comme si elle eut ete definitivement purifiee par la maternite. C'est drole, mais c'est comme ca.... "Tout allait donc pour le mieux, quand nous avons eu, l'autre jour, la fete patronale du pays. Le prefet, entoure de son etat-major et des autorites, presidait le concours des orpheons, et il venait de prononcer son discours, lorsque commenca la distribution des medailles que son secretaire particulier, Paul Hamot, remettait a chaque titulaire. "Vous savez que dans ces affaires-la il y a toujours des jalousies et des rivalites qui font perdre la mesure aux gens. "Toutes les dames de la ville etaient la, sur l'estrade. "A son tour s'avanca le chef de musique du bourg de Mormillon. Sa troupe n'avait qu'une medaille de deuxieme classe. On ne peut pas en donner de premiere classe a tout le monde, n'est-ce pas? "Quand le secretaire particulier lui remit son embleme, voila que cet homme le lui jette a la figure en criant: "Tu peux la garder pour Baptiste, ta medaille. Tu lui en dois meme une de premiere classe aussi bien qu'a moi." "Il y avait la un tas de peuple qui se mit a rire. Le peuple n'est pas charitable ni delicat, et tous les yeux se sont tournes vers cette pauvre dame. "Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une femme devenir folle?--Non.--Eh bien, nous avons assiste a ce spectacle-la! Elle se leva et retomba sur son siege trois fois de suite, comme si elle eut voulu se sauver et compris qu'elle ne pourrait traverser toute cette foule qui l'entourait. "Une voix, quelque part, dans le public, cria encore: "Ohe, madame Baptiste!" Alors une grande rumeur eut lieu faite de gaietes et d'indignations. "C'etait une houle, un tumulte; toutes les tetes remuaient. On se repetait le mot; on se haussait pour voir la figure que faisait cette malheureuse; des maris enlevaient leurs femmes dans leurs bras afin de la leur montrer; des gens demandaient: "Laquelle, celle en bleu?" Les gamins poussaient des cris de coq; de grands rires eclataient de place en place. "Elle ne remuait plus, eperdue, sur son fauteuil d'apparat, comme si elle eut ete placee en montre pour l'assemblee. Elle ne pouvait ni disparaitre, ni bouger, ni dissimuler son visage. Ses paupieres clignotaient precipitamment comme si une grande lumiere lui eut brule les yeux; et elle soufflait a la facon d'un cheval qui monte une cote. "Ca fendait le coeur de la voir. "M. Hamot avait saisi a la gorge ce grossier personnage, et ils se roulaient par terre au milieu d'un tumulte effroyable. "La ceremonie fut interrompue. "Une heure apres, au moment ou les Hamot rentraient chez eux, la jeune femme, qui n'avait pas prononce un seul mot depuis l'insulte, mais qui tremblait comme si tous ses nerfs eussent ete mis en danse par un ressort, enjamba tout a coup le parapet du pont sans que son mari ait eu le temps de la retenir, et se jeta dans la riviere. "L'eau est profonde sous les arches. On fut deux heures avant de parvenir a la repecher. Elle etait morte, naturellement." Le conteur se tut. Puis il ajouta: "C'est peut-etre ce qu'elle avait de mieux a faire dans sa position. Il y a des choses qu'on n'efface pas. "Vous saisissez maintenant pourquoi le clerge a refuse la porte de l'eglise. Oh! si l'enterrement avait ete religieux toute la ville serait venue. Mais vous comprenez que le suicide s'ajoutant a l'autre histoire, les familles se sont abstenues; et puis, il est bien difficile, ici, de suivre un enterrement sans pretres." Nous franchissions la porte du cimetiere. Et j'attendis, tres emu, qu'on eut descendu la biere dans la fosse pour m'approcher du pauvre garcon qui sanglotait et lui serrer energiquement la main. Il me regarda avec surprise a travers ses larmes, puis prononca: "Merci, monsieur." Et je ne regrettai pas d'avoir suivi ce convoi. LA ROUILLE Il n'avait eu, toute sa vie, qu'une inapaisable passion: la chasse. Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec un emportement furieux. Il chassait hiver comme ete, au printemps comme a l'automne, au marais, quand les reglements interdisaient la plaine et les bois; il chassait au tire, a courre, au chien d'arret, au chien courant, a l'affut, au miroir, au furet. Il ne parlait que de chasse, revait chasse, repetait sans cesse: "Doit-on etre malheureux quand on n'aime pas la chasse!" Il avait maintenant cinquante ans sonnes, se portait bien, restait vert, bien que chauve, un peu gros, mais vigoureux; et il portait tout le dessous de la moustache rase pour bien decouvrir les levres et garder libre le tour de la bouche, afin de pouvoir sonner du cor plus facilement. On ne le designait dans la contree que par son petit nom: M. Hector. Il s'appelait le baron Hector Gontran de Coutelier. Il habitait, au milieu des bois, un petit manoir, dont il avait herite; et bien qu'il connut toute la noblesse du departement et rencontrat tous ses representants males dans les rendez-vous de chasse, il ne frequentait assidument qu'une famille: les Courville, des voisins aimables, allies a sa race depuis des siecles. Dans cette maison il etait choye, aime, dorlote, et il disait: "Si je n'etais pas chasseur, je voudrais ne point vous quitter." M. de Courville etait son ami et son camarade depuis l'enfance. Gentilhomme agriculteur, il vivait tranquille avec sa femme, sa fille et son gendre, M. de Darnetot, qui ne faisait rien, sous pretexte d'etudes historiques. Le baron de Coutelier allait souvent diner chez ses amis, surtout pour leur raconter ses coups de fusil. Il avait de longues histoires de chiens et de furets dont il parlait comme de personnages marquants qu'il aurait beaucoup connus. Il devoilait leurs pensees, leurs intentions, les analysait, les expliquait: "Quand Medor a vu que le rale le faisait courir ainsi, il s'est dit: "Attends, mon gaillard, nous allons rire." Alors, en me faisant signe de la tete d'aller me placer au coin du champ de trefle, il s'est mis a queter de biais, a grand bruit, en remuant les herbes pour pousser le gibier dans l'angle ou il ne pourrait plus echapper. Tout est arrive comme il l'avait prevu; le rale, tout d'un coup, s'est trouve sur la lisiere. Impossible d'aller plus loin sans se decouvrir. Il s'est dit: "Pince, nom d'un chien!" et s'est tapi. Medor alors tomba en arret en me regardant; je lui fais un signe, il force.--Brrrou--le rale s'envole--j'epaule--pan!--il tombe; et Medor, en le rapportant, remuait la queue pour me dire: "Est-il joue, ce tour-la, monsieur Hector?" Courville, Darnetot et les deux femmes riaient follement de ces recits pittoresques ou le baron mettait toute son ame. Il s'animait, remuait les bras, gesticulait de tout le corps; et quand il disait la mort du gibier, il riait d'un rire formidable, et demandait toujours comme conclusion: "Est-elle bonne, celle-la?" Des qu'on parlait d'autre chose, il n'ecoutait plus et s'essayait tout seul a fredonner des fanfares. Aussi, des qu'un instant de silence se faisait entre deux phrases, dans ces moments de brusques accalmies qui coupent la rumeur des paroles, on entendait tout a coup un air de chasse: "Ton ton, ton taine ton ton", que le baron poussait en gonflant les joues comme s'il eut tenu son cor. Il n'avait jamais vecu que pour la chasse et vieillissait sans s'en douter ni s'en apercevoir. Brusquement, il eut une attaque de rhumatisme et demeura deux mois au lit. Il faillit mourir de chagrin et d'ennui. Comme il n'avait pas de bonne, faisant preparer sa cuisine par un vieux serviteur, il n'obtenait ni cataplasmes chauds, ni petits soins, ni rien de ce qu'il faut aux souffrants. Son piqueur fut son garde-malade, et cet ecuyer qui s'ennuyait au moins autant que son maitre, dormait jour et nuit dans un fauteuil, pendant que le baron jurait et s'exasperait entre ses draps. Les dames de Courville venaient parfois le voir; et c'etaient pour lui des heures de calme et de bien-etre. Elles preparaient sa tisane, avaient soin du feu, lui servaient gentiment son dejeuner, sur le bord du lit; et quand elles partaient il murmurait: "Sacrebleu! vous devriez bien venir loger ici." Et elles riaient de tout leur coeur. Comme il allait mieux et recommencait a chasser au marais, il vint un soir diner chez ses amis; mais il n'avait plus son entrain ni sa gaiete. Une pensee incessante le torturait, la crainte d'etre ressaisi par les douleurs avant l'ouverture. Au moment de prendre conge, alors que les femmes l'enveloppaient en un chale, lui nouaient un foulard au cou, et qu'il se laissait faire pour la premiere fois de sa vie, il murmura d'un ton desole: "Si ca recommence, je suis un homme foutu." Lorsqu'il fut parti, Mme de Darnetot dit a sa mere: "Il faudrait marier le baron." Tout le monde leva les bras. Comment n'y avait-on pas encore songe? On chercha toute la soiree parmi les veuves qu'on connaissait, et le choix s'arreta sur une femme de quarante ans, encore jolie, assez riche, de belle humeur et bien portante, qui s'appelait Mme Berthe Vilers. On l'invita a passer un mois au chateau. Elle s'ennuyait. Elle vint. Elle etait remuante et gaie; M. de Coutelier lui plut tout de suite. Elle s'en amusait comme d'un jouet vivant et passait des heures entieres a l'interroger sournoisement sur les sentiments des lapins et les machinations des renards. Il distinguait gravement les manieres de voir differentes des divers animaux, et leur pretait des plans et des raisonnements subtils comme aux hommes de sa connaissance. L'attention qu' elle lui donnait le ravit; et, un soir, pour lui temoigner son estime, il la pria de chasser, ce qu'il n'avait encore jamais fait pour aucune femme. L'invitation parut si drole qu'elle accepta. Ce fut une fete pour l'equiper; tout le monde s'y mit, lui offrit quelque chose; et elle apparut vetue en maniere d'amazone, avec des bottes, des culottes d'homme, une jupe courte, une jaquette de velours trop etroite pour la gorge, et une casquette de valet de chiens. Le baron semblait emu comme s'il allait tirer son premier coup de fusil. Il lui expliqua minutieusement la direction du vent, les differents arrets des chiens, la facon de tirer les gibiers; puis il la poussa dans un champ, en la suivant pas a pas, avec la sollicitude d'une nourrice qui regarde son nourrisson marcher pour la premiere fois. Medor rencontra, rampa, s'arreta, leva la patte. Le baron, derriere son eleve, tremblait comme une feuille. Il balbutiait: "Attention, attention, des per... des per... des perdrix." Il n'avait pas fini qu'un grand bruit s'envola de terre,--brrr, brr, brr--et un regiment de gros oiseaux monta dans l'air en battant des ailes. Mme Vilers, eperdue, ferma les yeux, lacha les deux coups, recula d'un pas sous la secousse du fusil: puis, quand elle reprit son sang-froid, elle apercut le baron qui dansait comme un fou, et Medor rapportant deux perdrix dans sa gueule. A dater de ce jour, M. de Coutelier fut amoureux d'elle. Il disait en levant les yeux: "Quelle femme!" et il venait tous les soirs maintenant pour causer chasse. Un jour, M. de Courville, qui le reconduisait et l'ecoutait s'extasier sur sa nouvelle amie, lui demanda brusquement: "Pourquoi ne l'epousez-vous pas?" Le baron resta saisi: "Moi? moi? l'epouser?... mais... au fait...." Et il se tut. Puis serrant precipitamment la main de son compagnon, il murmura: "Au revoir, mon ami," et disparut a grands pas dans la nuit. Il fut trois jours sans revenir. Quand il reparut, il etait pali par ses reflexions, et plus grave que de coutume. Ayant pris a part M. de Courville: "Vous avez eu la une fameuse idee. Tachez de la preparer a m'accepter. Sacrebleu, une femme comme ca, on la dirait faite pour moi. Nous chasserons ensemble toute l'annee." M. de Courville, certain qu'il ne serait pas refuse, repondit: "Faites votre demande tout de suite, mon cher. Voulez-vous que je m'en charge?" Mais le baron se troubla soudain; et balbutiant: "Non... non..., il faut d'abord que je fasse un petit voyage... un petit voyage... a Paris. Des que je serai revenu, je vous repondrai definitivement." On n'en put obtenir d'autres eclaircissements et il partit le lendemain. Le voyage dura longtemps. Une semaine, deux semaines, trois semaines se passerent, M. de Coutelier ne reparaissait pas. Les Courville, etonnes, inquiets, ne savaient que dire a leur amie qu'ils avaient prevenue de la demarche du baron. On envoyait tous les deux jours prendre chez lui de ses nouvelles; aucun de ses serviteurs n'en avait recu. Or, un soir, comme Mme Vilers chantait en s'accompagnant au piano, une bonne vint, avec un grand mystere, chercher M. de Courville, en lui disant tout bas qu'un monsieur le demandait. C'etait le baron, change, vieilli, en costume de voyage. Des qu'il vit son vieil ami, il lui saisit les mains, et, d'une voix un peu fatiguee: "J'arrive a l'instant, mon cher, et j'accours chez vous, je n'en puis plus." Puis il hesita, visiblement embarrasse: "Je voulais vous dire... tout de suite... que cette... cette affaire... vous savez bien... est manquee." M. de Courville le regardait stupefait. "Comment? manquee? Et pourquoi?--Oh! ne m'interrogez pas, je vous prie, ce serait trop penible a dire, mais soyez sur que j'agis en... en honnete homme. Je ne peux pas.... Je n'ai pas le droit, vous entendez, pas le droit, d'epouser cette dame. J'attendrai qu'elle soit partie pour revenir chez vous; il me serait trop douloureux de la revoir. Adieu." Et il s'enfuit. Toute la famille delibera, discuta, supposa mille choses. On conclut qu'un grand mystere etait cache dans la vie du baron, qu'il avait peut-etre des enfants naturels, une vieille liaison. Enfin l'affaire paraissait grave; et pour ne point entrer en des complications difficiles, on prevint habilement Mme Vilers, qui s'en retourna veuve comme elle etait venue. Trois mois encore se passerent. Un soir, comme il avait fortement dine et qu'il titubait un peu, M. de Coutelier, en fumant sa pipe le soir avec M. de Courville, lui dit: "Si vous saviez comme je pense souvent a votre amie, vous auriez pitie de moi." L'autre, que la conduite du baron en cette circonstance avait un peu froisse, lui dit sa pensee vivement: "Sacrebleu, mon cher, quand on a des secrets dans son existence, on ne s'avance pas d'abord comme vous l'avez fait; car, enfin, vous pouviez prevoir le motif de votre reculade, assurement." Le baron confus cessa de fumer. "Oui et non. Enfin, je n'aurais pas cru ce qui est arrive." M. de Courville, impatiente, reprit: "On doit tout prevoir." Mais M. de Coutelier, en sondant de l'oeil les tenebres pour etre sur qu'on ne les ecoutait pas, reprit a voix basse: "Je vois bien que je vous ai blesse et je vais tout vous dire pour me faire excuser. Depuis vingt ans, mon ami, je ne vis que pour la chasse. Je n'aime que ca, vous le savez, je ne m'occupe que de ca. Aussi, au moment de contracter des devoirs envers cette dame, un scrupule, un scrupule de conscience m'est venu. Depuis le temps que j'ai perdu l'habitude de... de... de l'amour, enfin, je ne savais plus si je serais encore capable de... de... vous savez bien.... Songez donc? voici maintenant seize ans exactement que... que... que... pour la derniere fois, vous comprenez. Dans ce pays-ci, ce n'est pas facile de... de... vous y etes. Et puis j'avais autre chose a faire. J'aime mieux tirer un coup de fusil. Bref, au moment de m'engager devant le maire et le pretre a... a... ce que vous savez, j'ai eu peur. Je me suis dit: Bigre, mais si... si... j'allais rater. Un honnete homme ne manque jamais a ses engagements; et je prenais la un engagement sacre vis-a-vis de cette personne. Enfin, pour en avoir le coeur net, je me suis promis d'aller passer huit jours a Paris. "Au bout de huit jours, rien, mais rien. Et ce n'est pas faute d'avoir essaye. J'ai pris ce qu'il y avait de mieux dans tous les genres. Je vous assure qu'elles ont fait ce qu'elles ont pu.... Oui... certainement elles n'ont rien neglige.... Mais que voulez-vous, elles se retiraient toujours... bredouilles... bredouilles... bredouilles. "J'ai attendu alors quinze jours, trois semaines, esperant toujours. J'ai mange dans les restaurants un tas de choses poivrees, qui m'ont perdu l'estomac, et... et... rien... toujours rien. "Vous comprenez que, dans ces circonstances, devant cette constatation, je ne pouvais que... que... que me retirer. Ce que j'ai fait." M. de Courville se tordait pour ne pas rire. Il serra gravement les mains du baron en lui disant: "Je vous plains," et le reconduisit jusqu'a mi-chemin de sa demeure. Puis, lorsqu'il se trouva seul avec sa femme, il lui dit tout, en suffoquant de gaiete. Mais Mme de Courville ne riait point; elle ecoutait, tres attentive, et lorsque son mari eut acheve, elle repondit avec un grand serieux: "Le baron est un niais, mon cher; il avait peur, voila tout. Je vais ecrire a Berthe de revenir, et bien vite." Et comme M. de Courville objectait le long et inutile essai de leur ami, elle reprit:--"Bah! quand on aime sa femme, entendez-vous, cette chose-la... revient toujours." Et M. de Courville ne repliqua rien, un peu confus lui-meme. MARROCA Mon ami, tu m'as demande de t'envoyer mes impressions, mes aventures, et surtout mes histoires d'amour sur cette terre d'Afrique qui m'attirait depuis si longtemps. Tu riais beaucoup, d'avance, de mes tendresses noires, comme tu disais; et, tu me voyais deja revenir suivi d'une grande femme en ebene, coiffee d'un foulard jaune, et ballottante en des vetements eclatants. Le tour des Mauricaudes viendra sans doute, car j'en ai vu deja plusieurs qui m'ont donne quelque envie de me tremper en cette encre; mais je suis tombe pour mon debut sur quelque chose de mieux et de singulierement original. Tu m'as ecrit, dans ta derniere lettre: "Quand je sais comment on aime dans un pays, je connais ce pays a le decrire, bien que ne l'ayant jamais vu." Sache qu'ici on aime furieusement. On sent, des les premiers jours, une sorte d'ardeur fremissante, un soulevement, une brusque tension des desirs, un enervement courant au bout des doigts, qui surexcitent a les exasperer nos puissances amoureuses et toutes nos facultes de sensation physique, depuis le simple contact des mains jusqu'a cet innommable besoin qui nous fait commettre tant de sottises. Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que vous appelez l'amour du coeur, l'amour des ames, si l'idealisme sentimental, le platonisme enfin, peut exister sous ce ciel; j'en doute meme. Mais l'autre amour, celui des sens, qui a, du bon, et beaucoup de bon, est veritablement terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brulure de l'air qui vous enfievre, ces souffles suffocants du Sud, ces marees de feu venues du grand desert si proche, ce lourd siroco, plus ravageant, plus dessechant que la flamme, ce perpetuel incendie d'un continent tout entier brule jusqu'aux pierres par un enorme et devorant soleil, embrasent le sang, affolent la chair, embestialisent. Mais j'arrive a mon histoire. Je ne te dis rien de mes premiers temps de sejour en Algerie. Apres avoir visite Bone, Constantine, Biskra et Setif, je suis venu a Bougie par les gorges du Chabet, et une incomparable route au milieu des forets kabyles, qui suit la mer en la dominant de deux cents metres, et serpente selon les testons dela haute montagne, jusqu'a ce merveilleux golfe de Bougie aussi beau que celui de Naples, que celui d'Ajaccio et que celui de Douarnenez, les plus admirables que je connaisse. J'excepte dans ma comparaison cette invraisemblable baie de Porto, ceinte de granit rouge, et habitee par les fantastiques et sanglants geants de pierre qu'on appelle les "Calanche" de Piana, sur les cotes Ouest de la Corse. De loin, de tres loin, avant de contourner le grand bassin ou dort l'eau pacifique, on apercoit Bougie. Elle est batie sur les flancs rapides d'un mont tres eleve et couronne par des bois. C'est une tache blanche dans cette pente verte; on dirait l'ecume d'une cascade tombant a la mer. Des que j'eus mis le pied dans cette toute petite et ravissante ville, je compris que j'allais y rester longtemps. De partout l'oeil embrasse un vaste cercle de sommets crochus, denteles, cornus et bizarres, tellement forme qu'on decouvre a peine la pleine mer, et que le golfe a l'air d'un lac. L'eau bleue, d'un bleu laiteux, est d'une transparence admirable; et le ciel d'azur, d'un azur epais, comme s'il avait recu deux couches de couleur, etale au-dessus sa surprenante beaute. Ils semblent se mirer l'un dans l'autre et se renvoyer leurs reflets. Bougie est la ville des ruines. Sur le quai, en arrivant, on rencontre un debris si magnifique, qu'on le dirait d'opera. C'est la vieille porte Sarrasine, envahie de lierre. Et dans les bois montueux autour de la cite, partout des ruines, des pans de murailles romaines, des morceaux de monuments sarrasins, des restes de constructions arabes. J'avais loue dans la ville haute une petite maison mauresque. Tu connais ces demeures si souvent decrites. Elles ne possedent point de fenetres en dehors; mais une cour interieure les eclaire du haut en bas. Elles ont, au premier, une grande salle fraiche ou l'on passe les jours, et tout en haut une terrasse ou l'on passe les nuits. Je me mis tout de suite aux coutumes des pays chauds, c'est-a-dire a faire la sieste apres mon dejeuner. C'est l'heure etouffante d'Afrique, l'heure ou l'on ne respire plus, l'heure ou les rues, les plaines, les longues routes aveuglantes sont desertes, ou tout le monde dort, essaye au moins de dormir, avec aussi peu de vetements que possible. J'avais installe dans ma salle a colonnettes d'architecture arabe un grand divan moelleux, couvert de tapis du Djebel-Amour. Je m'etendais la-dessus a peu pres dans le costume d'Assan, mais je n'y pouvais guere reposer, torture par ma continence. Oh! mon ami, il est deux supplices de cette terre que je ne te souhaite pas de connaitre: le manque d'eau et le manque de femmes. Lequel est le plus affreux? Je ne sais. Dans le desert, on commettrait toutes les infamies pour un verre d'eau claire et froide. Que ne ferait-on pas en certaines villes du littoral pour une belle fille fraiche et saine? Car elles ne manquent pas, les filles, en Afrique! Elles foisonnent, au contraire; mais, pour continuer ma comparaison, elles y sont toutes aussi malfaisantes et pourries que le liquide fangeux des puits sahariens. Or, voici qu'un jour, plus enerve que de coutume, je tentai, mais en vain, de fermer les yeux. Mes jambes vibraient comme piquees en dedans; une angoisse inquiete me retournait a tout moment sur mes tapis. Enfin, n'y tenant plus, je me levai et je sortis. C'etait en juillet, par une apres-midi torride. Les paves des rues etaient chauds a cuire du pain; la chemise, tout de suite trempee, collait au corps; et, par tout l'horizon, flottait une petite vapeur blanche, cette buee ardente du siroco, qui semble de la chaleur palpable. Je descendis pres de la mer; et, contournant le port, je me mis a suivre la berge le long de la jolie baie ou sont les bains. La montagne escarpee, couverte de taillis, de hautes plantes aromatiques aux senteurs puissantes, s'arrondit en cercle autour de cette crique ou trempent, tout le long du bord, de gros rochers bruns. Personne dehors; rien ne remuait; pas un cri de bete, un vol d'oiseau, pas un bruit, pas meme un clapotement, tant la mer immobile paraissait engourdie sous le soleil. Mais dans l'air cuisant, je croyais saisir une sorte de bourdonnement de feu. Soudain, derriere une de ces roches a demi noyees dans l'onde silencieuse, je devinai un leger mouvement; et, m'etant retourne, j'apercus, prenant son bain, se croyant bien seule a cette heure brulante, une grande fille nue, enfoncee jusqu'aux seins. Elle tournait la tete vers la pleine mer, et sautillait doucement sans me voir. Rien de plus etonnant que ce tableau: cette belle femme dans cette eau transparente comme un verre, sous cette lumiere aveuglante. Car elle etait belle merveilleusement, cette femme, grande, modelee en statue. Elle se retourna, poussa un cri, et, moitie nageant, moitie marchant, se cacha tout a fait derriere sa roche. Comme il fallait bien qu'elle sortit, je m'assis sur la berge et j'attendis. Alors elle montra tout doucement sa tete surchargee de cheveux noirs lies a la diable. Sa bouche etait large, aux levres retroussees comme des bourrelets, ses yeux enormes, effrontes, et toute sa chair un peu brunie par le climat semblait une chair d'ivoire ancien, dure et douce, de belle race blanche teintee par le soleil des negres. Elle me cria: "Allez-vous-en." Et sa voix pleine, un peu forte comme toute sa personne, avait un accent guttural. Je ne bougeai point. Elle ajouta: "Ca n'est pas bien de rester la, monsieur." Les _r_, dans sa bouche, roulaient comme des chariots. Je ne remuai pas davantage. La tete disparut. Dix minutes s'ecoulerent; et les cheveux, puis le front, puis les yeux se remontrerent avec lenteur et prudence, comme font les enfants qui jouent a cache-cache pour observer celui qui les cherche. Cette fois, elle eut l'air furieux; elle cria: "Vous allez me faire attraper mal. Je ne partirai pas tant que vous serez la." Alors je me levai et m'en allai, non sans me retourner souvent. Quand elle me jugea assez loin, elle sortit de l'eau, a demi courbee, me tournant ses reins; et elle disparut dans un creux du roc, derriere une jupe suspendue a l'entree. Je revins le lendemain. Elle etait encore au bain, mais vetue d'un costume entier. Elle se mit a rire en me montrant ses dents luisantes. Huit jours apres, nous etions amis. Huit jours de plus, et nous le devenions encore davantage. Elle s'appelait Marroca, d'un surnom sans doute, et prononcait ce mot comme s'il eut contenu quinze _r_. Fille de colons espagnols, elle avait epouse un Francais nomme Pontabeze. Son mari etait employe de l'Etat. Je n'ai jamais su bien au juste quelles fonctions il remplissait. Je constatai qu'il etait fort occupe, et je n'en demandai pas plus long. Alors, changeant l'heure de son bain, elle vint chaque jour apres mon dejeuner faire la sieste en ma maison. Quelle sieste! Si c'est la se reposer! C'etait vraiment une admirable fille, d'un type un peu bestial, mais superbe. Ses yeux semblaient toujours luisants de passion; sa bouche entr'ouverte, ses dents pointues, son sourire meme avaient quelque chose de ferocement sensuel; et ses seins etranges, allonges et droits, aigus comme des poires de chair, elastiques comme s'ils eussent renferme des ressorts d'acier, donnaient a son corps quelque chose d'animal, faisaient d'elle une sorte d'etre inferieur et magnifique, de creature destinee a l'amour desordonne, eveillaient en moi l'idee des obscenes divinites antiques dont les tendresses libres s'etalaient au milieu des herbes et des feuilles. Et jamais femme ne porta dans ses flancs de plus inapaisables desirs. Ses ardeurs acharnees et ses hurlantes etreintes, avec des grincements de dents, des convulsions et des morsures, etaient suivies presque aussitot d'assoupissements profonds comme une mort. Mais elle se reveillait brusquement en mes bras, toute prete a des enlacements nouveaux, la gorge gonflee de baisers. Son esprit, d'ailleurs, etait simple comme deux et deux font quatre, et un rire sonore lui tenait lieu de pensee. Fiere par instinct de sa beaute, elle avait en horreur les voiles les plus legers; et elle circulait, courait, gambadait dans ma maison avec une impudeur inconsciente et hardie. Quand elle etait enfin repue d'amour, epuisee de cris et de mouvement, elle dormait a mes cotes, sur le divan, d'un sommeil fort et paisible; tandis que l'accablante chaleur faisait pointer sur sa peau brunie de minuscules gouttes de sueur, degageait d'elle, de ses bras releves sous sa tete, de tous ses replis secrets, cette odeur fauve qui plait aux males. Quelquefois elle revenait le soir, son mari etant de service je ne sais ou. Nous nous etendions alors sur la terrasse, a peine enveloppes en de fins et flottants tissus d'Orient. Quand la grande lune illuminante des pays chauds s'etalait en plein dans le ciel, eclairant la ville et le golfe avec son cadre arrondi de montagnes, nous apercevions alors sur toutes les autres terrasses comme une armee de silencieux fantomes etendus qui parfois se levaient, changeaient de place, et se recouchaient sous la tiedeur langoureuse du ciel apaise. Malgre l'eclat de ces soirees d'Afrique, Marroca s'obstinait a se mettre nue encore sous les clairs rayons de la lune; elle ne s'inquietait guere de tous ceux qui nous pouvaient voir, et souvent elle poussait par la nuit, malgre mes craintes et mes prieres, de longs cris vibrants, qui faisaient au loin hurler les chiens. Comme je sommeillais un soir, sous le large firmament tout barbouille d'etoiles, elle vint s'agenouiller sur mon tapis, et approchant de ma bouche ses grandes levres retournees: "Il faut, dit-elle, que tu viennes dormir chez moi." Je ne comprenais pas, "Comment, chez toi? --Oui, quand mon mari sera parti, tu viendras dormir a sa place." Je ne pus m'empecher de rire. "Pourquoi ca, puisque tu viens ici?" Elle reprit, en me parlant dans la bouche, me jetant son haleine chaude au fond de la gorge, mouillant ma moustache de son souffle:--"C'est pour me faire un souvenir."--Et l'_r_ de souvenir traina longtemps avec un fracas de torrent sur des roches. Je ne saisissais point son idee. Elle passa ses bras a mon cou.--"Quand tu ne seras plus la, j'y penserai. Et quand j'embrasserai mon mari, il me semblera que ce sera toi." Et les _rrrai_ et les _rrra_ prenaient en sa voix des grondements de tonnerres familiers. Je murmurai attendri et tres egaye: "Mais tu es folle. J'aime mieux rester chez moi." Je n'ai, en effet, aucun gout pour les rendez-vous sous un toit conjugal; ce sont la des souricieres ou sont toujours pris les imbeciles. Mais elle me pria, me supplia, pleura meme, ajoutant:--"Tu verras comme je t'aimerrrai." _T'aimerrrai_ retentissait a la facon d'un roulement de tambour battant la charge. Son desir me semblait tellement singulier que je ne me l'expliquais point; puis, en y songeant, je crus demeler quelque haine profonde contre son mari, une de ces vengeances secretes de femme qui trompe avec delices l'homme abhorre, et le veut encore tromper chez lui, dans ses meubles, dans ses draps. Je lui dis:--"Ton mari est tres mechant pour toi?" Elle prit un air fache.--"Oh non, tres bon. --Mais tu ne l'aimes pas, toi?" Elle me fixa avec ses larges yeux etonnes. "Si, je l'aime beaucoup, au contraire, beaucoup, beaucoup, mais pas tant que toi, mon coeurrr," Je ne comprenais plus du tout, et comme je cherchais a deviner, elle appuya sur ma bouche une de ces caresses dont elle connaissait le pouvoir, puis elle murmura:--"Tu viendrras, dis?" Je resistai cependant. Alors elle s'habilla tout de suite et s'en alla. Elle fut huit jours sans se montrer. Le neuvieme jour elle reparut, s'arreta gravement sur le seuil de ma chambre et demanda:--"Viendras-tu ce soir dorrrmirrr chez moi? Si tu ne viens pas, je m'en vais." Huit jours, c'est long, mon ami, et, en Afrique, ces huit jours-la valaient bien un mois: Je criai:--"Oui" et j'ouvris les bras. Elle s'y jeta. Elle m'attendit, a la nuit, dans une rue voisine, et me guida. Ils habitaient pres du port une petite maison basse. Je traversai d'abord une cuisine ou le menage prenait ses repas, et je penetrai dans la chambre blanchie a la chaux, propre, avec des photographies de parents le long des murs et des fleurs de papier sous des globes. Marroca semblait folle de joie; elle sautait, repetant:--"Te voila chez nous, te voila chez toi." J'agis, en effet, comme chez moi. J'etais un peu gene, je l'avoue, meme inquiet. Comme j'hesitais, dans cette demeure inconnue, a me separer de certain vetement sans lequel un homme surpris devient aussi gauche que ridicule, et incapable de toute action, elle me l'arracha de force et l'emporta dans la piece voisine, avec toutes mes autres hardes. Je repris enfin mon assurance et je le lui prouvai de tout mon pouvoir, si bien qu'au bout de deux heures nous ne songions guere encore au repos, quand des coups violents frappes soudain contre la porte nous firent tressaillir; et une voix forte d'homme cria:--"Marroca, c'est moi." Elle fit un bond:--"Mon mari! Vite, cache-toi sous le lit." Je cherchais eperdument mon pantalon; mais elle me poussa, haletante:--"Va donc, va donc." Je m'etendis a plat ventre et me glissai sans murmurer sous ce lit, sur lequel j'etais si bien. Alors elle passa dans la cuisine. Je l'entendis ouvrir une armoire, la fermer, puis elle revint, apportant un objet que je n'apercus pas, mais qu'elle posa vivement quelque part; et, comme son mari perdait patience, elle repondit d'un voix forte et calme:--"Je ne trrrouve pas les allumettes;" puis soudain:--"Les voila, je t'ouvrrre."; Et elle ouvrit. L'homme entra. Je ne vis que ses pieds, des pieds enormes. Si le reste se trouvait en proportion, il devait etre un colosse. J'entendis des baisers, une tape sur de la chair nue, un rire; puis il dit avec un accent marseillais:--"Ze oublie ma bourse, te, il a fallu revenir. Autrement, je crois que tu dormais de bon coeur." Il alla, vers la commode, chercha longtemps ce qu'il lui fallait; puis Marroca s'etant etendue sur le lit comme accablee de fatigue, il revint a elle, et sans doute il essayait de la caresser, car elle lui envoya, en phrases irritees, une mitraille d'_r_ furieux. Les pieds etaient si pres de moi qu'une envie folle, stupide, inexplicable, me saisit de les toucher tout doucement. Je me retins. Comme il ne reussissait pas en ses projets, il se vexa.--"Tu es bien mecante aujourd'hui", dit-il. Mais il en prit son parti.--"Adieu, petite." Un nouveau baiser sonna; puis les gros pieds se retournerent, me firent voir leurs clous en s'eloignant, passerent dans la piece voisine; et la porte de la rue se referma. J'etais sauve! Je sortis lentement de ma retraite, humble et piteux, et tandis que Marroca, toujours nue, dansait une gigue autour de moi en riant aux eclats et battant des mains, je me laissai tomber lourdement sur une chaise. Mais je me relevai d'un bond; une chose froide gisait sous moi, et comme je n'etais pas plus vetu que ma complice, le contact m'avait saisi. Je me retournai. Je venais de m'asseoir sur une petite hachette a fendre le bois, aiguisee comme un couteau. Comment etait-elle venue a cette place! Je ne l'avais pas apercue en entrant. Marroca, voyant mon sursaut, etouffait de gaite, poussait des cris, toussait, les deux mains sur son ventre. Je trouvai cette joie deplacee, inconvenante. Nous avions joue notre vie stupidement; j'en avais encore froid dans le dos, et ces rires fous me blessaient un peu. "Et si ton mari m'avait vu", lui demandai-je. Elle repondit:--"Pas de danger. --Comment! pas de danger. Elle est raide celle-la! Il lui suffisait de se baisser pour me trouver." Elle ne riait plus; elle souriait seulement en me regardant de ses grands yeux fixes, ou germaient de nouveaux desirs. "Il ne se serait pas baisse." J'insistai.--"Par exemple! S'il avait seulement laisse tomber son chapeau, il aurait bien fallu le ramasser, alors... j'etais propre, moi, dans ce costume." Elle posa sur mes epaules ses bras ronds et vigoureux, et, baissant le ton, comme si elle m'eut dit:--"Je t'adorrre", elle murmura:--"Alorrrs, il ne se serait pas releve." Je ne comprenais point: "Pourquoi ca?" Elle cligna de l'oeil avec malice, allongea sa main vers la chaise ou je venais de m'asseoir; et son doigt tendu, le pli de sa joue, ses levres entr'ouvertes, ses dents pointues, claires et feroces, tout cela me montrait la petite hachette a fendre le bois, dont le tranchant aigu luisait. Elle fit le geste de la prendre; puis, m'attirant du bras gauche tout contre elle, serrant sa hanche a la mienne, du bras droit elle esquissa le mouvement qui decapite un homme a genoux!... Et voila, mon cher, comment on comprend ici les devoirs conjugaux, l'amour et l'hospitalite! LA BUCHE Le salon etait petit, tout enveloppe de tentures epaisses, et discretement odorant. Dans une cheminee large, un grand feu flambait; tandis qu'une seule lampe posee sur le coin de la cheminee versait une lumiere molle, ombree par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux personnes qui causaient. Elle, la maitresse de la maison, une vieille a cheveux blancs, mais une de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin papier et parfumee, tout impregnee de parfums, penetree jusqu'a la chair vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, l'epiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur legere qui vous saute a l'odorat lorsqu'on ouvre une boite de poudre d'iris florentine. Lui etait un ami d'autrefois, reste garcon, un ami de toutes les semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus d'ailleurs. Ils avaient cesse de causer depuis une minute environ, et tous deux regardaient le feu, revant a n'importe quoi, en l'un de ces silences amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire l'un pres de l'autre. Et soudain une grosse buche, une souche herissee de racines enflammees, croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancee dans le salon, roula sur le tapis en jetant des eclats de feu tout autour d'elle. La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis que lui, a coups de botte, rejetait dans la cheminee l'enorme charbon et ratissait de sa semelle toutes les eclaboussures ardentes repandues autour. Quand le desastre fut repare, une forte odeur de roussi se repandit; et l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: "Et voila, dit-il en montrant la buche replacee dans l'atre, voila pourquoi je ne me suis jamais marie." Elle le considera, tout etonnee, avec cet oeil curieux des femmes qui veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, ou la curiosite est reflechie, compliquee, souvent malicieuse; et elle demanda: "Comment ca?" Il reprit: "Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine histoire. Mes anciens camarades se sont souvent etonnes du froid survenu tout a coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux inseparables comme nous etions, avaient pu tout a coup devenir presque etrangers l'un a l'autre. Or, voici le secret de notre eloignement. Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions jamais; et l'amitie qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait pu la briser. Un soir, en rentrant, il m'annonca son mariage. Je recus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait vole ou trahi. Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une femme, cette affection ombrageuse, inquiete et charnelle, ne tolere point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un a l'autre, l'homme et la femme sont toujours etrangers d'ame, d'intelligence; ils restent deux belligerants; ils sont d'une race differente; il faut qu'il y ait toujours on dompteur et un dompte, un maitre et un esclave; tantot l'un, tantot l'autre; ils ne sont jamais deux egaux. Ils s'etreignent les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui semble ouvrir les coeurs, les mettre a nu, dans un elan de sincere et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de procreer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec lui dans cette communion de pensees qui ne peut exister qu'entre deux hommes. Enfin, mon ami Julien se maria. Elle etait jolie, sa femme, charmante, une petite blonde frisottee, vive, potelee, qui semblait l'adorer. D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gener leur tendresse, me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, m'appeler sans cesse, et m'aimer. Peu a peu je me laissai seduire par le charme doux de cette vie commune; et je dinais souvent chez eux; et souvent, rentre chez moi la nuit, je songeais a faire comme lui, a prendre une femme, trouvant bien triste a present ma maison vide. Eux, paraissaient se cherir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien m'ecrivit de venir diner. J'y allai. "Mon bon, dit-il, il va falloir que je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de retour avant onze heures; mais a onze heures precises, je rentrerai. J'ai compte sur toi pour tenir compagnie a Berthe." La jeune femme sourit: "C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idee de vous envoyer chercher", reprit-elle. Je lui serrai la main: "Vous etes gentille comme tout." Et je sentis sur mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se mit a table; et, des huit heures, Julien nous quittait. Aussitot qu'il fut parti, une sorte de gene singuliere naquit brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous etions encore jamais trouves seuls, et, malgre notre intimite grandissant chaque jour, le tete-a-tete nous placait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les silences embarrassants. Elle ne repondit rien et restait en face de moi, de l'autre cote de la cheminee, la tete baissee, le regard indecis, un pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile meditation. Quand je fus a sec d'idees banales, je me tus. C'est etonnant comme il est difficile quelquefois de trouver des choses a dire. Et puis, je sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne sais quoi impossible a exprimer, cet avertissement mysterieux qui vous previent des intentions secretes, bonnes ou mauvaises, d'une autre personne a votre egard. Ce penible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: "Mettez donc une buche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'eteindre." J'ouvris le coffre a bois, place juste comme le votre, et je pris une buche, la plus grosse buche, que je placai en pyramide sur les autres morceaux de bois aux trois quarts consumes. Et le silence recommenca. Au bout de quelques minutes, la buche flambait de telle facon qu'elle nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, des yeux qui me parurent etranges. "Il fait trop chaud, maintenant, dit-elle; allons donc la-bas, sur le canape." Et nous voila partis sur le canape. Puis tout a coup, me regardant bien en face: "Qu'est-ce que vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?" Je repondis, fort interloque: "Ma foi, le cas n'est pas prevu, et puis, ca dependrait de la femme." Alors, elle se mit a rire, d'un rire sec, nerveux, fremissant, un de ces rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: "Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins." Elle se tut, puis reprit: "Avez-vous quelquefois ete amoureux, monsieur Paul?" Je l'avouai; oui, j'avais ete amoureux. "Racontez-moi ca," dit-elle. Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'ecoutait attentivement, avec des marques frequentes d'improbation et de mepris; et soudain: "Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fut bon, il faudrait, il me semble, qu'il bouleversat le coeur, tordit les nerfs et ravageat la tete; il faudrait qu'il fut--comment dirai-je?--dangereux, terrible meme, presque criminel, presque sacrilege, qu'il fut une sorte de trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacres, des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, sans perils, legal, est-ce bien de l'amour?" Je ne savais plus quoi repondre, et je jetais en moi-meme cette exclamation philosophique: O cervelle feminine, te voila bien! Elle avait pris, en parlant, un petit air indifferent, sainte-nitouche; et, appuyee sur les coussins, elle s'etait allongee, couchee, la tete contre mon epaule, la robe un peu relevee, laissant voir un bas de soie rouge que les eclats du foyer enflammaient par instants. Au bout d'une minute: "Je vous fais peur", dit-elle. Je protestai. Elle s'appuya tout a fait contre ma poitrine et, sans me regarder: "Si je vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?" Et avant que j'eusse pu trouver ma reponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient attire brusquement ma tete, et ses levres joignaient les miennes. Ah! ma chere amie, je vous reponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusee, effroyablement sensuelle sans doute, a qui son mari deja ne suffisait plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul attrait du fruit defendu, du danger brave, de l'amitie trahie! Non, cela ne m'allait guere. Mais que faire? imiter Joseph! role fort sot et, de plus, fort difficile, car elle etait affolante en sa perfidie, cette fille, et enflammee d'audace, et palpitante et acharnee. Oh! que celui qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prete, a se donner, me jette la premiere pierre.... ... Enfin, une minute de plus... vous comprenez, n'est-ce pas? Une minute de plus et... j'etais... non, elle etait... pardon, c'est lui qui l'etait!... ou plutot qui l'aurait ete, quand voila qu'un bruit terrible nous fit bondir. La buche, oui, la buche, madame, s'elancait dans le salon, renversant la pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant le tapis et se gitant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement flamber. Je me precipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la cheminee le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout joyeux, rentrait. Il s'ecria: "Je suis libre, l'affaire est finie deux heures plus tot!" Oui, mon amie, sans la buche, j'etais pince en flagrant delit. Et vous apercevez d'ici les consequences! Or, je fis en sorte de n'etre plus repris dans une situation pareille, jamais, jamais. Puis je m'apercus que Julien me battait froid, comme on dit. Sa femme evidemment sapait notre amitie; et peu a peu il m'eloigna de chez lui; et nous avons cesse de nous voir. Je ne me suis point marie. Cela ne doit plus vous etonner. LA RELIQUE _Monsieur l'abbe Louis d'Ennemare, a Soissons._ Mon cher abbe, Voici mon mariage avec ta cousine rompu, et de la facon la plus bete, pour une mauvaise plaisanterie que j'ai faite presque involontairement a ma fiancee. J'ai recours a toi, mon vieux camarade, dans l'embarras ou je me trouve; car tu peux me tirer d'affaire. Je t'en serai reconnaissant jusqu'a la mort. Tu connais Gilberte, ou plutot tu crois la connaitre; mais connait-on jamais les femmes? Toutes leurs opinions, leurs croyances, leurs idees sont a surprises. Tout cela est plein de detours, de retours, d'imprevu, de raisonnements insaisissables, de logique a rebours, d'entetements qui semblent definitifs et qui cedent parce qu'un petit oiseau est venu se poser sur le bord d'une fenetre. Je n'ai pas a t'apprendre que ta cousine est religieuse a l'extreme, elevee par les Dames blanches ou noires de Nancy. Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu ignores, sans doute, c'est qu'elle est exaltee en tout comme en devotion. Sa tete s'envole a la facon d'une feuille cabriolant dans le vent; et elle est femme, ou plutot jeune fille, plus qu'aucune autre, tout de suite attendrie ou fachee, partant au galop pour l'affection comme pour la haine, et revenant de la meme facon; et jolie... comme tu sais; et charmeuse plus qu'on ne peut dire... et comme tu ne sauras jamais. Donc, nous etions fiances; je l'adorais comme je l'adore encore. Elle semblait m'aimer. Un soir je recus une depeche qui m'appelait a Cologne pour une consultation suivie peut-etre d'une operation grave et difficile. Comme je devais partir le lendemain, je courus faire mes adieux a Gilberte et dire pourquoi je ne dinerais point chez mes futurs beaux-parents le mercredi, mais seulement le vendredi, jour de mon retour. Oh! prends garde aux vendredis: je t'assure qu'ils sont funestes! Quand je parlai de mon depart, je vis une larme dans ses yeux; mais quand j'annoncai ma prochaine revenue, elle battit aussitot des mains et s'ecria: "Quel bonheur! vous me rapporterez quelque chose; presque rien, un simple souvenir, mais un souvenir choisi pour moi. Il faut decouvrir ce qui me fera le plus de plaisir, entendez-vous? Je verrai si vous avez de l'imagination." Elle reflechit quelques secondes, puis ajouta: "Je vous defends d'y mettre plus de vingt francs. Je veux etre touchee par l'intention, par l'invention, monsieur, non par le prix." Puis, apres un nouveau silence, elle dit a mi-voix, les yeux baisses: "Si cela ne vous coute rien, comme argent, et si c'est bien ingenieux, bien delicat, je vous... je vous embrasserai." J'etais a Cologne le lendemain. Il s'agissait d'un accident affreux qui mettait au desespoir une famille entiere. Une amputation etait urgente. On me logea, on m'enferma presque; je ne vis que des gens en larmes qui m'assourdissaient; j'operai un moribond qui faillit trepasser entre mes mains; je restai deux nuits pres de lui; puis, quand j'apercus une chance de salut, je me fis conduire a la gare. Or je m'etais trompe, j'avais une heure a perdre. J'errais par les rues en songeant encore a mon pauvre malade, quand un individu m'aborda. Je ne sais pas l'allemand; il ignorait le francais; enfin je compris qu'il me proposait des reliques. Le souvenir de Gilberte me traversa le coeur; je connaissais sa devotion fanatique. Voila mon cadeau trouve. Je suivis l'homme dans un magasin d'objets de saintete, et je pris un "betit morceau d'un os des once mille fierges". La pretendue relique etait enfermee dans une charmante boite en vieil argent qui decida mon choix. Je mis l'objet dans ma poche et je montai dans mon wagon. En rentrant chez moi, je voulus examiner de nouveau mon achat. Je le pris... La boite s'etait ouverte, la relique etait perdue! J'eus beau fouiller ma poche, la retourner; le petit os, gros comme la moitie d'une epingle, avait disparu. Je n'ai, tu le sais, mon cher abbe, qu'une foi moyenne; tu as la grandeur d'ame, l'amitie, de tolerer ma froideur, et de me laisser libre, attendant l'avenir, dis-tu; mais je suis absolument incredule aux reliques des brocanteurs en piete; et tu partages mes doutes absolus a cet egard. Donc, la perte de cette parcelle de carcasse de mouton ne me desola point; et je me procurai, sans peine, un fragment analogue que je collai soigneusement dans l'interieur de mon bijou. Et j'allai chez ma fiancee. Des qu'elle me vit entrer, elle s'elanca devant moi, anxieuse et souriante: "Qu'est-ce que vous m'avez rapporte?" Je fis semblant d'avoir oublie; elle ne me crut pas. Je me laissai prier, supplier meme; et, quand je la sentis eperdue de curiosite, je lui offris le saint medaillon. Elle demeura saisie de joie. "Une relique! Oh! une relique!" Et elle baisait passionnement la boite. J'eus honte de ma supercherie. Mais une inquietude l'effleura, qui devint aussitot une crainte horrible; et, me fixant au fond des yeux: "Etes-vous bien sur qu'elle soit authentique? --Absolument certain. --Comment cela?" J'etais pris. Avouer que j'avais achete cet ossement a un marchand courant les rues, c'etait me perdre. Que dire? Une idee folle me traversa l'esprit; je repondis a voix basse, d'un ton mysterieux: "Je l'ai volee, pour vous." Elle me contempla avec ses grands yeux emerveilles et ravis. "Oh! vous l'avez volee. Ou ca?--Dans la cathedrale, dans la chasse meme des onze mille vierges." Son coeur battait; elle defaillait de bonheur; elle murmura: "Oh! vous avez fait cela... pour moi. Racontez... dites-moi tout!" C'etait fini, je ne pouvais plus reculer. J'inventai une histoire fantastique avec des details precis et surprenants. J'avais donne cent francs au gardien de l'edifice pour le visiter seul; la chasse etait en reparation; mais je tombais juste a l'heure du dejeuner des ouvriers et du clerge; en enlevant un panneau que je recollai ensuite soigneusement, j'avais pu saisir un petit os (oh! si petit) au milieu d'une quantite d'autres (je dis une quantite en songeant a ce que doivent produire les debris de onze mille squelettes de vierges). Puis je m'etais rendu chez un orfevre et j'avais achete un bijou digne de la relique. Je n'etais pas fache de lui faire savoir que le medaillon m'avait coute cinq cents francs. Mais elle ne songeait guere a cela; elle m'ecoutait fremissante, en extase. Elle murmura: "Comme je vous aime!" et se laissa tomber dans mes bras. Remarque ceci: J'avais commis, pour elle, un sacrilege. J'avais vole; j'avais viole une eglise, viole une chasse; viole et vole des reliques sacrees. Elle m'adorait pour cela; me trouvait tendre, parfait, divin. Telle est la femme, mon cher abbe, toute la femme. Pendant deux mois, je fus le plus admirable des fiances. Elle avait organise dans sa chambre une sorte de chapelle magnifique pour y placer cette parcelle de cotelette qui m'avait fait accomplir, croyait-elle, ce divin crime d'amour; et elle s'exaltait la devant, soir et matin. Je l'avais priee du secret, par crainte, disais-je, de me voir arrete, condamne, livre a l'Allemagne. Elle m'avait tenu parole. Or, voila qu'au commencement de l'ete, un desir fou lui vint de voir le lieu de mon exploit. Elle pria tant et si bien son pere (sans lui avouer sa raison secrete) qu'il l'emmena a Cologne en me cachant cette excursion, selon le desir de sa fille. Je n'ai pas besoin de te dire que je n'ai pas vu la cathedrale a l'interieur. J'ignore ou est le tombeau (s'il y a tombeau?) des onze mille vierges. Il parait que ce sepulcre est inabordable, helas! Je recus, huit jours apres, dix lignes me rendant ma parole; plus une lettre explicative du pere, confident tardif. A l'aspect de la chasse, elle avait compris soudain ma supercherie, mon mensonge, et, en meme temps, ma reelle innocence. Ayant demande au gardien des reliques si aucun vol n'avait ete commis, l'homme s'etait mis a rire en demontrant l'impossibilite d'un semblable attentat. Mais du moment que je n'avais pas fracture un lieu sacre et plonge ma main profane au milieu de restes venerables, je n'etais plus digne de ma blonde et delicate fiancee. On me defendit l'entree de la maison. J'eus beau prier, supplier, rien ne put attendrir la belle devote. Je fus malade de chagrin. Or, la semaine derniere, sa cousine, qui est aussi la tienne, Mme d'Arville, me fit prier de la venir trouver. Voici les conditions de mon pardon. Il faut que j'apporte une relique, une vraie, authentique, certifiee par Notre Saint-Pere le Pape, d'une vierge et martyre quelconque. Je deviens fou d'embarras et d'inquietude. J'irai a Rome, s'il le faut. Mais je ne puis me presenter au Pape a l'improviste et lui raconter ma sotte aventure. Et puis je doute qu'on confie aux particuliers des reliques veritables. Ne pourrais-tu me recommander a quelque monsignor, ou seulement a quelque prelat francais, proprietaire de fragments d'une sainte? Toi-meme, n'aurais-tu pas en tes collections le precieux objet reclame? Sauve-moi, mon cher abbe, et je te promets de me convertir dix ans plus tot! Mme d'Arville, qui prend la chose au serieux, m'a dit: "Cette pauvre Gilberte ne se mariera jamais." Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine mourir victime d'une stupide fumisterie? Je t'en supplie, fais qu'elle ne soit pas la onze mille et unieme. Pardonne, je suis indigne; mais je t'embrasse et je t'aime de tout coeur. Ton vieil ami, HENRI FONTAL. LE LIT Par un torride apres-midi du dernier ete, le vaste hotel des Ventes semblait endormi, et les commissaires-priseurs adjugeaient d'une voix mourante. Dans une salle du fond, au premier etage, un lot d'anciennes soieries d'eglise gisait en un coin. C'etaient des chapes solennelles et de gracieuses chasubles ou des guirlandes brodees s'enroulaient autour des lettres symboliques sur un fond de soie un peu jaunie, devenue cremeuse de blanche qu'elle fut jadis. Quelques revendeurs attendaient, deux ou trois hommes a barbes sales et une grosse femme ventrue, une de ces marchandes dites _a la toilette_, conseilleres et protectrices d'amours prohibees, qui brocantent sur la chair humaine jeune et vieille autant que sur les jeunes et vieilles nippes. Soudain, on mit en vente une mignonne chasuble Louis XV, jolie comme une robe de marquise, restee fraiche avec une procession de muguets autour de la croix, de longs iris bleus montant jusqu'aux pieds de l'embleme sacre et, dans les coins, des couronnes de roses. Quand je l'eus achetee, je m'apercus qu'elle etait demeuree vaguement odorante, comme penetree d'un reste d'encens, ou plutot comme habitee encore par ces si legeres et si douces senteurs d'autrefois qui semblent des souvenirs de parfums, l'ame des essences evaporees. Quand je l'eus chez moi, j'en voulus couvrir une petite chaise de la meme epoque charmante; et, la maniant pour prendre les mesures, je sentis sous mes doigts se froisser des papiers. Ayant fendu la doublure, quelques lettres tomberent a mes pieds. Elles etaient jaunies; et l'encre effacee semblait de la rouille. Une main fine avait trace sur une face de la feuille pliee a la mode ancienne: "A monsieur, monsieur l'abbe d'Argence." Les trois premieres lettres fixaient simplement des rendez-vous. Et voici la quatrieme: "Mon ami, je suis malade, toute souffrante, et je ne quitte pas mon lit. La pluie bat mes vitres, et je reste chaudement, mollement reveuse, dans la tiedeur des duvets. J'ai un livre, un livre que j'aime et qui me semble fait avec un peu de moi. Vous dirai-je lequel? Non. Vous me gronderiez. Puis, quand j'ai lu, je songe, et je veux vous dire a quoi. "On a mis derriere ma tete des oreillers qui me tiennent assise, et je vous ecris sur ce mignon pupitre que j'ai recu de vous. "Etant depuis trois jours en mon lit, c'est a mon lit que je pense, et meme dans le sommeil j'y medite encore. "Le lit, mon ami, c'est toute notre vie. C'est la qu'on nait, c'est la qu'on aime, c'est la qu'on meurt. "Si j'avais la plume de M. de Crebillon, j'ecrirais l'histoire d'un lit. Et que d'aventures emouvantes, terribles, aussi que d'aventures gracieuses, aussi que d'autres attendrissantes! Que d'enseignements n'en pourrait-on pas tirer, et de moralites pour tout le monde? "Vous connaissez mon lit, mon ami. Vous ne vous figurerez jamais que de choses j'y ai decouvertes depuis trois jours, et comme je l'aime davantage. Il me semble habite, hante, dirai-je, par un tas de gens que je ne soupconnais point et qui cependant ont laissee quelque chose d'eux en cette couche. "Oh! comme je ne comprends pas ceux qui achetent des lits nouveaux, des lits sans memoires. Le mien, le notre, si vieux, si use, et si spacieux, a du contenir bien des existences, de la naissance au tombeau. Songez-y, mon ami; songez a tout, revoyez des vies entieres entre ces quatre colonnes, sous ce tapis a personnages tendu sur nos tetes, qui a regarde tant de choses. Qu'a-t-il vu depuis trois siecles qu'il est la? "Voici une jeune femme etendue. De temps en temps elle pousse un soupir, puis elle gemit; et les vieux parents l'entourent; et voila que d'elle sort un petit etre miaulant comme un chat, et crispe, tout ride. C'est un homme qui commence. Elle, la jeune mere, se sent douloureusement joyeuse; elle etouffe de bonheur a ce premier cri, et tend les bras et suffoque et, autour, on pleure avec delices; car ce petit morceau de creature vivante separe d'elle, c'est la famille continuee, la prolongation du sang, du coeur et de l'ame des vieux qui regardent, tout tremblants. "Puis voici que pour la premiere fois deux amants se trouvent chair a chair dans ce tabernacle de la vie. Ils tremblent, mais transportes d'allegresse, ils se sentent delicieusement l'un pres de l'autre; et, peu a peu, leurs bouches s'approchent. Ce baiser divin les confond, ce baiser, porte du ciel terrestre, ce baiser qui chante les delices humaines, qui les promet toutes, les annonce et les devance. Et leur lit s'emeut comme une mer soulevee, ploie et murmure, semble lui-meme anime, joyeux, car sur lui le delirant mystere d'amour s'accomplit. Quoi de plus suave, de plus parfait en ce monde que ces etreintes faisant de deux etres un seul, et donnant a chacun, dans le meme moment, la meme pensee, la meme attente et la meme joie eperdue qui descend en eux comme un feu devorant et celeste? "Vous rappelez-vous ces vers que vous m'avez lus, l'autre annee, dans quelque poete antique, je ne sais lequel, peut-etre le doux Ronsard? Et quand au lit nous serons Entrelaces, nous ferons Les lascifs, selon les guises Des amants qui librement Pratiquent folatrement Sous les draps cent mignardises "Ces vers-la, je les voudrais avoir brodes en ce plafond de mon lit, d'ou Pyrame et Thisbe me regardent sans fin avec leurs yeux de tapisserie. "Et songez a la mort, mon ami, a tous ceux qui ont exhale vers Dieu leur dernier souffle en ce lit. Car il est aussi le tombeau des esperances finies, la porte qui ferme tout apres avoir ete celle qui ouvre le monde. Que de cris, que d'angoisses, de souffrances, de desespoirs epouvantables, de gemissements d'agonie, de bras tendus vers les choses passees, d'appels aux bonheurs termines a jamais; que de convulsions, de rales, de grimaces, de bouches tordues, d'yeux retournes, dans ce lit, ou je vous ecris, depuis trois siecles qu'il prete aux hommes son abri! "Le lit, songez-y, c'est le symbole de la vie; je me suis apercue de cela depuis trois jours. Rien n'est excellent hors du lit. "Le sommeil n'est-il pas encore un de nos instants les meilleurs? "Mais c'est aussi la qu'on souffre! Il est le refuge des malades, un lieu de douleurs aux corps epuises. "Le lit, c'est l'homme. Notre Seigneur Jesus, pour prouver qu'il n'avait rien d'humain, ne semble pas avoir jamais eu besoin d'un lit. Il est ne sur la paille et mort sur la croix, laissant aux creatures comme nous leur couche de mollesse et de repos. "Que d'autres choses me sont encore venues! mais je n'ai le temps de vous les marquer, et puis me les rappellerais-je toutes? et puis je suis deja tant fatiguee que je vais retirer mes oreillers, m'etendre tout au long et dormir quelque peu. "Venez me voir demain a trois heures; peut-etre serai-je mieux et vous le pourrai-je montrer. "Adieu, mon ami; voici mes mains pour que vous les baisiez, et je vous tends aussi mes levres." FOU? Suis-je fou? ou seulement jaloux? Je n'en sais rien, mais j'ai souffert horriblement. J'ai accompli un acte de folie, de folie furieuse, c'est vrai; mais la jalousie haletante, mais l'amour exalte, trahi, condamne, mais la douleur abominable que j'endure, tout cela ne suffit-il pas pour nous faire commettre des crimes et des folies sans etre vraiment criminel par le coeur ou par le cerveau? Oh! j'ai souffert, souffert, souffert d'une facon continue, aigue, epouvantable. J'ai aime cette femme d'un elan frenetique.... Et cependant est-ce vrai? L'ai-je aimee? Non, non, non. Elle m'a possede ame et corps, envahi, lie. J'ai ete, je suis sa chose, son jouet. J'appartiens a son sourire, a sa bouche, a son regard, aux lignes de son corps, a la forme de son visage; je halete sous la domination de son apparence exterieure; mais Elle, la femme de tout cela, l'etre de ce corps, je la hais, je la meprise, je l'execre, je l'ai toujours haie, meprisee, execree; car elle est perfide, bestiale, immonde, impure; elle est _la femme de perdition_, l'animal sensuel et faux chez qui l'ame n'est point, chez qui la pensee ne circule jamais comme un air libre et vivifiant; elle est la bete humaine; moins que cela: elle n'est qu'un flanc, une merveille de chair douce et ronde qu'habite l'Infamie. Les premiers temps de notre liaison furent etranges et delicieux. Entre ses bras toujours ouvert je m'epuisais dans une rage d'inassouvissable desir. Ses yeux, comme s'ils m'eussent donne soif, me faisaient ouvrir la bouche. Ils etaient gris a midi, teintes de vert a la tombee du jour, et bleus au soleil levant. Je ne suis pas fou: je jura qu'ils avaient ces trois, couleurs. Aux heures d'amour ils etaient bleus, comme meurtris, avec des pupilles enormes et nerveuses. Ses levres, remuees d'un tremblement, laissaient jaillir parfois la pointe rose et mouillee de sa langue, qui palpitait comme celle d'un reptile; et ses paupieres lourdes se relevaient lentement, decouvrant ce regard ardent et aneanti qui m'affolait. En l'etreignant dans mes bras je regardais son oeil et je fremissais, secoue tout autant par le besoin de tuer cette bete que par la necessite de la posseder sans cesse. Quand elle marchait a travers ma chambre, le bruit de chacun de ses pas faisait une commotion dans mon coeur; et quand elle commencait a se devetir, laissait tomber sa robe, et sortant, infame et radieuse, du linge qui s'ecrasait autour d'elle, je sentais tout le long de mes membres, le long des bras, le long des jambes, dans ma poitrine essoufflee, une defaillance infinie et lache. Un jour, je m'apercus qu'elle etait lasse de moi. Je le vis dans son oeil, au reveil. Penche sur elle, j'attendais chaque matin ce premier regard. Je l'attendais, plein de rage, de haine, de mepris pour cette brute endormie dont j'etais l'esclave. Mais quand le bleu pale de sa prunelle, ce bleu liquide comme de l'eau, se decouvrait, encore languissant, encore fatigue, encore malade des recentes caresses, c'etait comme une flamme rapide qui me brulait, exasperant mes ardeurs. Ce jour-la, quand s'ouvrit sa paupiere, j'apercus un regard indifferent et morne qui ne desirait plus rien. Oh! je le vis, je le sus, je le sentis, je le compris tout de suite. C'etait fini, fini, pour toujours. Et j'en eus la preuve a chaque heure, a chaque seconde. Quand je l'appelais des bras et des levres, elle se retournait ennuyee, murmurant: "Laissez-moi donc!" ou bien: "Vous etes odieux.!" ou bien: "Ne serai-je jamais tranquille!" Alors, je fus jaloux, mais jaloux comme un chien, et ruse, defiant, dissimule. Je savais bien qu'elle recommencerait bientot, qu'un autre viendrait pour rallumer ses sens. Je fus jaloux avec frenesie; mais je ne suis pas fou; non, certes, non. J'attendis; oh! j'epiais; elle ne m'aurait pas trompe; mais elle restait froide, endormie. Elle disait parfois: "Les hommes me degoutent." Et c'etait vrai. Alors je fus jaloux d'elle-meme; jaloux de son indifference, jaloux de la solitude de ses nuits; jaloux de ses gestes, de sa pensee que je sentais toujours infame, jaloux de tout ce que je devinais. Et quand elle avait parfois, a son lever, ce regard mou qui suivait jadis nos nuits ardentes, comme si quelque concupiscence avait hante son ame et remue ses desirs, il me venait des suffocations de colere, des tremblements d'indignation, des demangeaisons de l'etrangler, de l'abattre sous mon genou et de lui faire avouer, en lui serrant la gorge, tous les secrets honteux de son coeur. Suis-je fou?--Non. Voila qu'un soir je la sentis heureuse. Je sentis qu'une passion nouvelle vivait en elle. J'en etais sur, indubitablement sur. Elle palpitait comme apres mes etreintes; son oeil flambait, ses mains etaient chaudes, toute sa personne vibrante degageait cette vapeur d'amour d'ou mon affolement etait venu. Je feignis de ne rien comprendre, mais mon attention l'enveloppait comme un filet. Je ne decouvrais rien, pourtant. J'attendis une semaine, un mois, une saison. Elle s'epanouissait dans l'eclosion d'une incomprehensible ardeur; elle s'apaisait dans le bonheur d'une insaisissable caresse. Et, tout a coup, je devinai! Je ne suis pas fou. Je le jure, je ne suis pas fou! Comment dire cela? Comment me faire comprendre? Comment exprimer cette abominable et incomprehensible chose? Voici de quelle maniere je fus averti. Un soir, je vous l'ai dit, un soir, comme elle rentrait d'une longue promenade a cheval, elle tomba, les pommettes rouges, la poitrine battante, les jambes cassees, les yeux meurtris, sur une chaise basse, en face de moi. Je l'avais vue comme cela! Elle aimait! Je ne pouvais m'y tromper! Alors, perdant la tete, pour ne plus la contempler, je me tournai vers la fenetre, et j'apercus un valet emmenant par la bride vers l'ecurie son grand cheval, qui se cabrait. Elle aussi suivait de l'oeil l'animal ardent et bondissant. Puis, quand il eut disparu, elle s'endormit tout a coup. Je songeai toute la nuit; et il me sembla penetrer des mysteres que je n'avais jamais soupconnes. Qui sondera jamais les perversions de la sensualite des femmes? Qui comprendra leurs invraisemblables caprices et l'assouvissement etrange des plus etranges fantaisies? Chaque matin, des l'aurore, elle partait au galop par les plaines et les bois; et, chaque fois, elle rentrait alanguie, comme apres des frenesies d'amour. J'avais compris! j'etais jaloux maintenant du cheval nerveux et galopant; jaloux du vent qui caressait son visage quand elle allait d'une course folle; jaloux des feuilles qui baisaient, en passant, ses oreilles; des gouttes de soleil qui lui tombaient sur le front a travers les branches; jaloux de la selle qui la portait et qu'elle etreignait de sa cuisse. C'etait tout cela qui la faisait heureuse, qui l'exaltait, l'assouvissait, l'epuisait et me la rendait ensuite insensible et presque pamee. Je resolus de me venger. Je fus doux et plein d'attentions pour elle. Je lui tendais la main quand elle allait sauter a terre apres ses courses effrenees. L'animal furieux ruait vers moi; elle le flattait sur son cou recourbe, l'embrassait sur ses naseaux fremissants sans essuyer ensuite ses levres; et le parfum de son corps, en sueur comme apres la tiedeur du lit, se melait sous ma narine a l'odeur acre et fauve de la bete. J'attendis mon jour et mon heure. Elle passait chaque matin par le meme sentier, dans un petit bois de bouleaux qui s'enfoncait vers la foret. Je sortis avant l'aurore, avec une corde dans la main et mes pistolets caches sur ma poitrine, comme si j'allais me battre en duel. Je courus vers le chemin qu'elle aimait; je tendis la corde entre deux arbres; puis je me cachai dans les herbes. J'avais l'oreille contre le sol; j'entendis son galop lointain; puis je l'apercus la-bas, sous les feuilles comme au bout d'une voute, arrivant a fond de train. Oh! je ne m'etais pas trompe, c'etait cela! Elle semblait transportee d'allegresse, le sang aux joues, de la folie dans le regard; et le mouvement precipite de la course faisait vibrer ses nerfs d'une jouissance solitaire et furieuse. L'animal heurta mon piege des deux jambes de devant, et roula, les os casses. Elle! je la recus dans mes bras. Je suis fort a porter un boeuf. Puis, quand je l'eus deposee a terre, je m'approchai de Lui qui nous regardait; alors, pendant qu'il essayait de me mordre encore, je lui mis un pistolet dans l'oreille... et je le tuai... comme un homme. Mais je tombai moi-meme, la figure coupee par deux coups de cravache: et comme elle se ruait de nouveau sur moi, je lui tirai mon autre balle dans le ventre. Dites-moi, suis-je fou? REVEIL Depuis trois ans qu'elle etait mariee, elle n'avait point quitte le val de Cire, ou son mari possedait deux filatures. Elle vivait tranquille, sans enfants, heureuse dans sa maison cachee sous les arbres, et que les ouvriers appelaient "le chateau". M. Vasseur, bien plus vieux qu'elle, etait bon. Elle l'aimait; et jamais une pensee coupable n'avait penetre dans son coeur. Sa mere venait passer tous les etes a Cire, puis retournait s'installer a Paris pour l'hiver, des que les feuilles commencaient a tomber. Chaque automne Jeanne toussait un peu. La vallee etroite ou serpentait la riviere s'embrumait alors pendant cinq mois. Des brouillards legers flottaient d'abord sur les prairies, rendant tous les fonds pareils a un grand etang d'ou emergeaient les toits des maisons. Puis cette nuee blanche, montant comme une maree, enveloppait tout, faisait de ce vallon un pays de fantomes ou les hommes glissaient comme des ombres sans se reconnaitre a dix pas. Les arbres, drapes de vapeurs, se dressaient, moisis dans cette humidite. Mais les gens qui passaient sur les cotes voisines, et qui regardaient le trou blanc de la vallee, voyaient surgir au-dessus des brumes accumulees au niveau des collines, les deux cheminees geantes des etablissements de M. Vasseur, qui vomissaient nuit et jour a travers le ciel deux serpents de fumee noire. Cela seul indiquait qu'on vivait dans ce creux qui semblait rempli d'un nuage de coton. Or, cette annee-la, quand revint octobre, le medecin conseilla a la jeune femme d'aller passer l'hiver a Paris chez sa mere, l'air du vallon devenant dangereux pour sa poitrine. Elle partit. Pendant les premiers mois elle pensa sans cesse a la maison abandonnee ou s'etaient enracinees ses habitudes, dont elle aimait les meubles familiers et l'allure tranquille. Puis elle s'accoutuma a sa vie nouvelle et prit gout aux fetes, aux diners, aux soirees, a la danse. Elle avait conserve jusque-la ses manieres de jeune fille, quelque chose d'indecis et d'endormi, une marche un peu trainante, un sourire un peu las. Elle devint vive, gaie, toujours prete aux plaisirs. Des hommes lui firent la cour. Elle s'amusait de leurs bavardages, jouait avec leurs galanteries, sure de sa resistance, un peu degoutee de l'amour par ce qu'elle en avait appris dans le mariage. La pensee de livrer son corps aux grossieres caresses de ces etres barbus la faisait rire de pitie et frissonner un peu de repugnance. Elle se demandait avec stupeur comment des femmes pouvaient consentir a ces contacts degradants avec des etrangers, alors qu'elles y etaient deja contraintes avec l'epoux legitime. Elle eut aime plus tendrement son mari s'ils avaient vecu comme deux amis, s'en tenant aux chastes baisers qui sont les caresses des ames. Mais elle s'amusait beaucoup des compliments, des desirs apparus dans les yeux et qu'elle ne partageait point, des attaques directes, des declarations jetees dans l'oreille quand on repassait au salon apres les fins diners, des paroles balbutiees si bas qu'il les fallait presque deviner, et qui lui laissaient la chair froide, le coeur tranquille, tout en chatouillant sa coquetterie inconsciente, en allumant au fond d'elle une flamme de contentement, en faisant s'epanouir sa levre, briller son regard, frissonner son ame de femme a qui les adorations sont dues. Elle aimait ces tete-a-tete des soirs tombants, au coin du feu, dans le salon deja sombre, alors que l'homme devient pressant, balbutie, tremble et tombe a genoux. C'etait pour elle une joie exquise et nouvelle de sentir cette passion qui ne l'effleurait pas, de dire non de la tete et des levres, de retirer ses mains, de se lever, et de sonner avec sang-froid pour demander les lampes, et de voir se redresser confus et rageant, en entendant venir le valet, celui qui tremblait a ses pieds. Elle avait des rires secs qui glacaient les paroles brulantes, des mots durs tombant comme un jet d'eau glacee sur les protestations ardentes, des intonations a faire se tuer celui qui l'eut adoree eperdument. Deux jeunes gens surtout la poursuivaient avec obstination. Ils ne se ressemblaient guere. L'un, M. Paul Peronel, etait un grand garcon mondain, galant et hardi, homme a bonnes fortunes, qui savait attendre et choisir ses heures. L'autre, M. d'Avancelle, fremissait en l'approchant, osait a peine deviner sa tendresse, mais la suivait comme son ombre, disant son desir desespere par des regards eperdus et par l'assiduite de sa presence aupres d'elle. Elle appelait le premier le "Capitaine Fracasse" et le second "Mouton Fidele"; elle finit par faire de celui-ci une sorte d'esclave attache a ses pas, dont elle usait comme d'un domestique. Elle eut bien ri si on lui eut dit qu'elle l'aimerait. Elle l'aima pourtant d'une singuliere facon. Comme elle le voyait sans cesse, elle avait pris l'habitude de sa voix, de ses gestes, de toute l'allure de sa personne, comme on prend l'habitude de ceux pres de qui on vit continuellement. Bien souvent en ses reves son visage la hantait; elle le revoyait tel qu'il etait dans la vie, doux, delicat, humblement passionne; et elle s'eveillait obsedee du souvenir de ces songes, croyant l'entendre encore, et le sentir pres d'elle. Or, une nuit (elle avait la fievre peut-etre), elle se vit seule avec lui, dans un petit bois, assis tous deux sur l'herbe. Il lui disait des choses charmantes en lui pressant les mains et les baisant. Elle sentait la chaleur de sa peau et le souffle de son haleine; et, d'une facon naturelle, elle lui caressait les cheveux. On est, dans le reve, tout autre que dans la vie. Elle se sentait pleine de tendresse pour lui, d'une tendresse calme et profonde, heureuse de toucher son front et de le tenir contre elle. Peu a peu il l'enlacait de ses bras, lui baisait les joues et les yeux sans qu'elle fit rien pour lui echapper, et leurs levres se rencontrerent. Elle s'abandonna. Ce fut (la realite n'a pas de ces extases), ce fut une seconde d'un bonheur suraigu et surhumain, ideal et charnel, affolant, inoubliable. Elle s'eveilla, vibrante, eperdue, et ne put se rendormir, tant elle se sentait obsedee, possedee toujours par lui. Et quand elle le revit, ignorant du trouble qu'il avait produit, elle se sentit rougir; et pendant qu'il lui parlait timidement de son amour, elle se rappelait sans cesse, sans pouvoir rejeter cette pensee, elle se rappelait l'enlacement delicieux de son reve. Elle l'aima, elle l'aima d'une etrange tendresse, raffinee et sensuelle, faite surtout du souvenir de ce songe, bien qu'elle redoutat l'accomplissement du desir qui s'etait eveille dans son ame. Il s'en apercut enfin. Et elle lui dit tout, jusqu'a la peur qu'elle avait de ses baisers. Elle lui fit jurer qu'il la respecterait. Il la respecta. Ils passaient ensemble de longues heures d'amour exalte, ou les ames seules s'etreignaient. Et ils se separaient ensuite enerves, defaillants, enfievres. Leurs levres parfois se joignaient; et, fermant les yeux, ils savouraient cette caresse longue, mais chaste quand meme. Elle comprit qu'elle ne resisterait plus longtemps; et, comme elle ne voulait pas faillir, elle ecrivit a son mari qu'elle desirait retourner pres de lui et reprendre sa vie tranquille et solitaire. Il repondit une lettre excellente, en la dissuadant de revenir en plein hiver, de s'exposer a ce brusque depaysement, aux brumes glaciales de la vallee. Elle fut alteree et indignee contre cet homme confiant, qui ne comprenait pas, qui ne devinait pas les luttes de son coeur. Fevrier etait clair et doux, et bien qu'elle evitat maintenant de se trouver longtemps seule avec Mouton Fidele, elle acceptait parfois de faire en voiture, avec lui, une promenade autour du lac, au crepuscule. On eut dit ce soir-la que toutes les seves s'eveillaient, tant les souffles de l'air etaient tiedes. Le petit coupe allait au pas; la nuit tombait; ils se tenaient les mains, serres l'un contre l'autre. Elle se disait: "C'est fini, c'est fini, je suis perdue", sentant en elle un soulevement de desirs, l'imperieux besoin de cette supreme etreinte qu'elle avait ressentie si complete en un reve. Leurs bouches a tout instant se cherchaient, s'attachaient l'une a l'autre, et se repoussaient pour se retrouver aussitot. Il n'osa pas la reconduire chez elle, et la laissa sur sa porte, affolee et defaillante. M. Paul Peronel l'attendait dans le petit salon sans lumiere. En lui touchant la main, il sentit qu'une fievre la brulait. Il se mit a causer a mi-voix, tendre et galant, bercant cette ame epuisee au charme de paroles amoureuses. Elle l'ecoutait sans repondre, pensant a l'autre, croyant entendre l'autre, croyant le sentir contre elle, dans une sorte d'hallucination. Elle ne voyait que lui, ne se rappelait plus qu'il existait un autre homme au monde; et quand son oreille tressaillait a ces trois syllabes: "Je vous aime", c'etait lui, l'autre, qui les disait, qui baisait ses doigts, c'etait lui qui serrait sa poitrine comme tout a l'heure dans le coupe, c'etait lui qui jetait sur ses levres ces caresses victorieuses, c'etait lui qu'elle etreignait, qu'elle enlacait, qu'elle appelait de tout l'elan de son coeur, de toute l'ardeur exasperee de son corps. Quand elle s'eveilla de ce songe, elle poussa un cri epouvantable. Le capitaine Fracasse, a genoux pres d'elle, la remerciait passionnement en couvrant de baisers ses cheveux denoues. Elle cria: "Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en!" Et comme il ne comprenait pas et cherchait a ressaisir sa taille, elle se tordit en begayant: "Vous etes infame, je vous hais, vous m'avez volee, allez-vous-en." Il se releva, abasourdi, prit son chapeau et s'en alla. Le lendemain, elle retournait au Val de Cire. Son mari, surpris, lui reprocha ce coup de tete. "Je ne pouvais plus vivre loin de toi", dit-elle. Il la trouva changee de caractere, plus triste qu'autrefois; et quand il lui demandait: "Qu'as-tu donc? Tu sembles malheureuse. Que desires-tu?" Elle repondait: "Rien. Il n'y a que les reves de bons dans la vie." Mouton Fidele vint la voir l'ete suivant. Elle le recut sans trouble et sans regrets, comprenant soudain qu'elle ne l'avait jamais aime qu'en un songe dont Paul Peronel l'avait brutalement reveillee. Mais le jeune homme, qui l'adorait toujours, pensait en s'en retournant: "Les femmes sont vraiment bien bizarres, compliquees et inexplicables." UNE RUSE Ils bavardaient au coin du feu, le vieux medecin et la jeune malade. Elle n'etait qu'un peu souffrante de ces malaises feminins qu'ont souvent les jolies femmes: un peu d'anemie, des nerfs, et un soupcon de fatigue, de cette fatigue qu'eprouvent parfois les nouveaux epoux a la fin du premier mois d'union, quand ils ont fait un mariage d'amour. Elle etait etendue sur sa chaise longue et causait. "Non, docteur, je ne comprendrai jamais qu'une femme trompe son mari. J'admets meme qu'elle ne l'aime pas, qu'elle ne tienne aucun compte de ses promesses, de ses serments! Mais comment oser se donner a un autre homme? Comment cacher cela aux yeux de tous? Comment pouvoir aimer dans le mensonge et dans la trahison?" Le medecin souriait. "Quant a cela, c'est facile. Je vous assure qu'on ne reflechit guere a toutes ces subtilites quand l'envie vous prend de faillir. Je suis meme certain qu'une femme n'est mure pour l'amour vrai qu'apres avoir passe par toutes les promiscuites et tous les degouts du mariage, qui n'est, suivant un homme illustre, qu'un echange de mauvaises humeurs pendant le jour et de mauvaises odeurs pendant la nuit. Rien de plus vrai. Une femme ne peut aimer passionnement qu'apres avoir ete mariee. Si je la pouvais comparer a une maison, je dirais qu'elle n'est habitable que lorsqu'un mari, a essuye les platres. "Quant a la dissimulation, toutes les femmes en ont a revendre en ces occasions-la. Les plus simples sont merveilleuses, et se tirent avec genie des cas les plus difficiles." Mais la jeune femme semblait incredule.... "Non, docteur, on ne s'avise jamais qu'apres coup de ce qu'on aurait du faire dans les occasions perilleuses; et les femmes sont certes encore plus disposees que les hommes a perdre la tete." Le medecin leva les bras. "Apres coup, dites-vous! Nous autres, nous n'avons l'inspiration qu'apres coup. Mais vous!... Tenez, je vais vous raconter une petite histoire arrivee a une de mes clientes a qui j'aurais donne le bon Dieu sans confession, comme on dit. "Ceci s'est passe dans une ville de province. "Un soir, comme je dormais profondement de ce pesant premier sommeil si difficile a troubler, il me sembla, dans un reve obscur, que les cloches de la ville sonnaient au feu. "Tout a coup je m'eveillai: c'etait ma sonnette, celle de la rue, qui tintait desesperement. Comme mon domestique ne semblait point repondre, j'agitai a mon tour le cordon pendu dans mon lit, et bientot des portes battirent, des pas troublerent le silence de la maison dormante; puis Jean parut, tenant une lettre qui disait: "Mme Lelievre prie avec instance M. le docteur Simeon de passer chez elle immediatement." "Je reflechis quelques secondes; je pensais: Crise de nerfs, vapeurs, tralala, je suis trop fatigue. Et je repondis: "Le docteur Simeon, fort souffrant, prie Mme Lelievre de vouloir bien appeler son confrere M. Bonnet." "Puis, je donnai le billet sous enveloppe et je me rendormis. "Une demi-heure plus tard environ, la sonnette de la rue appela de nouveau, et Jean vint me dire: "C'est quelqu'un, un homme ou une femme (je ne sais pas au juste, tant il est cache) qui voudrait parler bien vite a monsieur. Il dit qu'il y va de la vie de deux personnes." "Je me dressai. "Faites entrer." "J'attendis; assis dans mon lit. "Une espece de fantome noir apparut et des que Jean fut sorti, se decouvrit. C'etait M'me Berthe Lelievre, une toute jeune femme, mariee depuis trois ans avec un gros commercant de la ville qui passait pour avoir epouse la plus jolie personne de la province. "Elle etait horriblement pale, avec ces crispations de visage des gens affoles; et ses mains tremblaient; deux fois elle essaya de parler sans qu'un son put sortir de sa bouche. Enfin, elle balbutia: "Vite, vite... vite... Docteur.... Venez. Mon... mon amant est mort dans ma chambre...." "Elle s'arreta suffoquant, puis reprit: "Mon mari va... va rentrer du cercle...." "Je sautai sur mes pieds, sans meme songer que j'etais en chemise, et je m'habillai en quelques secondes. Puis je de mandai: "C'est vous-meme qui etes venue tout a l'heure?" Elle, debout comme une statue, petrifiee par l'angoisse, murmura: "Non... c'est ma bonne... elle sait...." Puis, apres un silence: "Moi, j'etais restee... pres de lui." Et une sorte de cri de douleur horrible sortit de ses levres, et, apres un etouffement qui la fit raler, elle pleura, elle pleura eperdument avec des sanglots et des spasmes pendant une minute ou deux; puis ses larmes, soudain, s'arreterent, se tarirent, comme sechees en dedans par du feu; et redevenue tragiquement calme: "Allons vite!" dit-elle. "J'etais pret, mais je m'ecriai: "Sacre-bleu, je n'ai pas dit d'atteler mon coupe." Elle repondit: "J'en ai un, j'ai le sien qui l'attendait." Elle s'enveloppa jusqu'aux cheveux. Nous partimes. "Quand elle fut a mon cote dans l'obscurite de la voiture, elle me saisit brusquement la main, et la broyant dans ses doigts fins, elle balbutia avec des secousses dans la voix, des secousses venues du coeur dechire: "Oh! si vous saviez, si vous saviez comme je souffre! Je l'aimais, je l'aimais eperdument, comme une insensee, depuis six mois." "Je demandai: "Est-on reveille, chez vous?" Elle repondit: "Non, personne, excepte Rose, qui sait tout." "On s'arreta devant sa porte; tous dormaient, en effet, dans la maison; nous sommes entres sans bruit avec un passe-partout, et nous voila montant sur la pointe des pieds. La bonne, effaree, etait assise par terre au haut de l'escalier, avec une bougie allumee a son cote, n'ayant pas ose demeurer pres du mort. "Et je penetrai dans la chambre. Elle etait bouleversee comme apres une lutte. Le lit fripe, meurtri, defait, restait ouvert, semblait attendre; un drap trainait jusqu'au tapis; des serviettes mouillees, dont on avait battu les tempes du jeune homme, gisaient a terre a cote d'une cuvette et d'un verre. Et une singuliere odeur de vinaigre de cuisine melee a des souffles de Lubin ecoeurait des la porte. "Tout de son long, sur le dos, au milieu de la chambre, le cadavre etait etendu. "Je m'approchai; je le considerai; je le tatai; j'ouvris les yeux; je palpai les mains, puis, me tournant vers les deux femmes qui grelottaient comme si elles eussent ete gelees, je leur dis: "Aidez-moi a le porter sur le lit." Et on le coucha doucement. Alors, j'auscultai le coeur et je posai une glace devant la bouche; puis je murmurai: "C'est fini, habillons-le bien vite." Ce fut une chose affreuse a voir! "Je prenais un a un les membres comme ceux d'une enorme poupee, et je les tendais aux vetements qu'apportaient les femmes. On passa les chaussettes, le calecon, la culotte, le gilet, puis l'habit ou nous eumes beaucoup de mal a faire entrer les bras. "Quand il fallut boutonner les bottines, les deux femmes se mirent a genoux, tandis que je les eclairais; mais comme les pieds etaient enfles un peu, ce fut effroyablement difficile. N'ayant pas trouve le tire-boutons, elles avaient pris leurs epingles a cheveux. "Sitot que l'horrible toilette fut terminee, je considerai notre oeuvre et je dis: "Il faudrait le repeigner un peu." La bonne alla chercher le demeloir et la brosse de sa maitresse; mais comme elle tremblait et arrachait, en des mouvements involontaires, les cheveux longs et meles, Mme Lelievre s'empara violemment du peigne, et elle rajusta la chevelure avec douceur, comme si elle l'eut caressee. Elle refit la raie, brossa la barbe, puis roula lentement les moustaches sur son doigt, ainsi qu'elle avait coutume de le faire, sans doute, en des familiarites d'amour. "Et tout a coup, lachant ce qu'elle tenait aux mains, elle saisit la tete inerte de son amant, et regarda longuement, desesperement cette face morte qui ne lui sourirait plus; puis, s'abattant sur lui, elle l'etreignit a pleins bras, en l'embrassant avec fureur. Ses baisers tombaient, comme des coups, sur la bouche fermee, sur les yeux eteints, sur les tempes, sur le front. Puis, s'approchant de l'oreille, comme s'il eut pu l'entendre encore, comme pour balbutier le mot qui fait plus ardentes les etreintes, elle repeta, dix fois de suite, d'une voix dechirante: "Adieu, cheri." "Mais la pendule sonna minuit. "J'eus un sursaut: "Bigre, minuit! c'est l'heure ou ferme le cercle. Allons, madame, de l'energie!" "Elle se redressa. J'ordonnai: "Portons-le dans le salon. Nous le primes tous trois, et, l'ayant emporte, je le fis asseoir sur un canape, puis j'allumai les candelabres. "La porte de la rue s'ouvrit et se referma lourdement. C'etait Lui deja. Je criai: "Rose, vite, apportez-moi les serviettes et la cuvette, et refaites la chambre; depechez-vous, nom de Dieu! Voila M. Lelievre qui rentre." "J'entendis les pas monter, s'approcher. Des mains, dans l'ombre, palpaient les murs. Alors j'appelai: "Par ici, mon cher: nous avons eu un accident." "Et le mari stupefait parut sur le seuil, un cigare a la bouche. Il demanda: "Quoi? Qu'y a-t-il? Qu'est-ce que cela?" "J'allai vers lui: "Mon bon, vous nous voyez dans un rude embarras. J'etais reste tard a bavarder chez vous avec votre femme et notre ami qui m'avait amene dans sa voiture. Voila qu'il s'est affaisse tout a coup, et depuis deux heures, malgre nos soins, il demeure sans connaissance. Je n'ai pas voulu appeler des etrangers. Aidez-moi donc a le faire descendre; je le soignerai mieux chez lui." "L'epoux surpris, mais sans mefiance, ota son chapeau; puis il empoigna sous ses bras son rival desormais inoffensif. Je m'attelai entre les jambes, comme un cheval entre deux brancards; et nous voila descendant l'escalier, eclaires maintenant par la femme. "Lorsque nous fumes devant la porte, je redressai le cadavre et je lui parlai, l'encourageant pour tromper son cocher.--"Allons, mon brave ami, ce ne sera rien; vous vous sentez deja mieux, n'est-ce pas? Du courage, voyons, un peu de courage, faites un petit effort, et c'est fini." "Comme je sentais qu'il allait s'ecrouler, qu'il me glissait entre les mains, je lui flanquai un grand coup d'epaule qui le jeta en avant et le fit basculer dans la voiture, puis je montai derriere lui. "Le mari inquiet me demandait: "Croyez-vous que ce soit grave?" Je repondis: "Non" en souriant, et je regardai la femme. Elle avait passe son bras sous celui de l'epoux legitime et elle plongeait son oeil fixe dans le fond obscur du coupe. "Je serrai les mains, et je donnai l'ordre de partir. Tout le long de la route, le mort me retomba sur l'oreille droite. "Quand nous fumes arrives chez lui, j'annoncai qu'il avait perdu connaissance en chemin. J'aidai a le remonter dans sa chambre, puis je constatai le deces; je jouai toute une nouvelle comedie devant sa famille eperdue. Enfin je regagnai mon lit, non sans jurer contre les amoureux." Le docteur se tut, souriant toujours. La jeune femme crispee demanda: "Pourquoi m'avez-vous raconte cette epouvantable histoire?" Il salua galamment: "Pour vous offrir mes services a l'occasion." A CHEVAL Les pauvres gens vivaient peniblement des petits appointements du mari. Deux enfants etaient nes depuis leur mariage, et la gene premiere etait devenue une de ces miseres humbles, voilees, honteuses, une misere de famille noble qui veut tenir son rang quand meme. Hector de Gribelin avait ete eleve en province, dans le manoir paternel, par un vieil abbe precepteur. On n'etait pas riche, mais on vivotait en gardant les apparences. Puis, a vingt ans, on lui avait cherche une position, et il etait entre, commis a quinze cents francs, au ministere de la Marine. Il avait echoue sur cet ecueil comme tous ceux qui ne sont point prepares de bonne heure au rude combat de la vie, tous ceux qui voient l'existence a travers un nuage, qui ignorent les moyens et les resistances, en qui on n'a pas developpe des l'enfance des aptitudes speciales, des facultes particulieres, une apre energie a la lutte, tous ceux a qui on n'a pas remis une arme ou un outil dans la main. Ses trois premieres annees de bureau furent horribles. Il avait retrouve quelques amis de sa famille, vieilles gens attardes et peu fortunes aussi, qui vivaient dans les rues nobles, les tristes rues du faubourg Saint-Germain; et il s'etait fait un cercle de connaissances. Etrangers a la vie moderne, humbles et fiers, ces aristocrates necessiteux habitaient les etages eleves de maisons endormies. Du haut en bas de ces demeures, les locataires etaient titres; mais l'argent semblait rare au premier comme au sixieme. Les eternels prejuges, la preoccupation du rang, le souci de ne pas dechoir, hantaient ces familles autrefois brillantes, et ruinees par l'inaction des hommes. Hector de Gribelin rencontra dans ce monde une jeune fille noble et pauvre comme lui, et l'epousa. Ils eurent deux enfants en quatre ans. Pendant quatre annees encore, ce menage, harcele par la misere, ne connut d'autres distractions que la promenade aux Champs-Elysees, le dimanche, et quelques soirees au theatre, une ou deux par hiver, grace a des billets de faveur offerts par un collegue. Mais voila que, vers le printemps, un travail supplementaire fut confie a l'employe par son chef, et il recut une gratification extraordinaire de trois cents francs. En rapportant cet argent, il dit a sa femme: "Ma chere Henriette, il faut nous offrir quelque chose, par exemple une partie de plaisir pour les enfants." Et apres une longue discussion, il fut decide qu'on irait dejeuner a la campagne. "Ma foi, s'ecria Hector, une fois n'est pas coutume; nous louerons un break pour toi, les petits et la bonne, et moi je prendrai un cheval au manege. Cela me fera du bien." Et pendant toute la semaine on ne parla que de l'excursion projetee. Chaque soir, en rentrant du bureau, Hector saisissait son fils aine, le placait a califourchon sur sa jambe, et, en le faisant sauter de toute sa force, il lui disait: "Voila comment il galopera, papa, dimanche prochain, a la promenade." Et le gamin, tout le jour, enfourchait les chaises et les trainait autour de la salle en criant: "C'est papa a dada." Et la bonne elle-meme regardait monsieur d'un oeil emerveille, en songeant qu'il accompagnerait la voiture a cheval; et pendant tous les repas elle l'ecoutait parler d'equitation, raconter ses exploits de jadis, chez son pere. Oh! il avait ete a bonne ecole, et, une fois la bete entre ses jambes, il ne craignait rien, mais rien! Il repetait a sa femme en se frottant les mains: "Si on pouvait me donner un animal un peu difficile, je serais enchante. Tu verras comme je monte; et, si tu veux, nous reviendrons par les Champs-Elysees au moment du retour du Bois. Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas fache de rencontrer quelqu'un du Ministere. Il n'en faut pas plus pour se faire respecter des chefs." Au jour dit, la voiture et le cheval arriverent en meme temps devant la porte. Il descendit aussitot, pour examiner sa monture. Il avait fait coudre des sous-pieds a son pantalon, et manoeuvrait une cravache achetee la veille. Il leva et palpa, l'une apres l'autre, les quatre jambes de la bete, tata le cou, les cotes, les jarrets, eprouva du doigt les reins, ouvrit la bouche, examina les dents, declara son age, et, comme toute la famille descendait, il fit une sorte de petit cours theorique et pratique sur le cheval en general et en particulier sur celui-la, qu'il reconnaissait excellent. Quand tout le monde fut bien place dans la voiture, il verifia les sangles de la selle; puis, s'enlevant sur un etrier, retomba sur l'animal, qui se mit a danser sous la charge et faillit desarconner son cavalier. Hector, emu, tachait de le calmer: "Allons, tout beau, mon ami, tout beau." Puis, quand le porteur eut repris sa tranquillite et le porte son aplomb, celui-ci demanda: "Est-on pret?" Toutes les voix repondirent: "Oui." Alors, il commanda: "En route!" Et la cavalcade s'eloigna. Tous les regards etaient tendus sur lui. Il trottait a l'anglaise en exagerant les ressauts. A peine etait-il retombe sur la selle qu'il rebondissait comme pour monter dans l'espace. Souvent il semblait pret a s'abattre sur la criniere; et il tenait ses yeux fixes devant lui, ayant la figure crispee et les joues pales. Sa femme, gardant sur ses genoux un des enfants, et la bonne qui portait l'autre, repetaient sans cesse: "Regardez papa, regardez papa!" Et les deux gamins, grises par le mouvement, la joie et l'air vif, poussaient des cris aigus. Le cheval, effraye par ces clameurs, finit par prendre le galop, et, pendant que le cavalier s'efforcait de l'arreter, le chapeau roula par terre. Il fallut que le cocher descendit de son siege pour ramasser cette coiffure, et, quand Hector l'eut recue de ses mains, il s'adressa de loin a sa femme: "Empeche donc les enfants de crier comme ca; tu me ferais emporter!" On dejeuna sur l'herbe, dans le bois du Vesinet, avec les provisions deposees dans les coffres. Bien que le cocher prit soin des trois chevaux, Hector a tout moment se levait pour aller voir si le sien ne manquait de rien; et il le caressait sur le cou, lui faisant manger du pain, des gateaux, du sucre. Il declara: "C'est un rude trotteur. Il m'a meme un peu secoue dans les premiers moments; mais tu as vu que je m'y suis vite remis: il a reconnu son maitre, il ne bougera plus maintenant." Comme il avait ete decide, on revint par les Champs-Elysees. La vaste avenue fourmillait de voitures. Et, sur les cotes, les promeneurs etaient si nombreux qu'on eut dit deux longs rubans noirs se deroulant, depuis l'Arc de Triomphe jusqu'a la place de la Concorde. Une averse de soleil tombait sur tout ce monde, faisait etinceler le vernis des caleches, l'acier des harnais, les poignees des portieres. Une folie de mouvement, une ivresse de vie semblait agiter cette foule de gens, d'equipages et de betes. Et l'Obelisque, la-bas, se dressait dans une buee d'or. Le cheval d'Hector, des qu'il eut depasse l'Arc de Triomphe, fut saisi soudain d'une ardeur nouvelle, et il filait a travers les roues, au grand trot, vers l'ecurie, malgre toutes les tentatives d'apaisement de son cavalier. La voiture etait loin maintenant, loin derriere; et voila qu'en face du Palais de l'Industrie, l'animal, se voyant du champ, tourna a droite et prit le galop. Une vieille femme en tablier traversait la chaussee d'un pas tranquille; elle se trouvait juste sur le chemin d'Hector, qui arrivait a fond de train. Impuissant a maitriser sa bete, il se mit a crier de toute sa force: "Hola! he! hola! la-bas!" Elle etait sourde peut-etre, car elle continua paisiblement sa route jusqu'au moment ou, heurtee par le poitrail du cheval lance comme une locomotive, elle alla rouler dix pas plus loin, les jupes eu l'air, apres trois culbutes sur la tete. Des voix criaient: "Arretez-le!" Hector, eperdu, se cramponnait a la criniere en hurlant: "Au secours!" Une secousse terrible le fit passer comme une balle par-dessus les oreilles de son coursier et tomber dans les bras d'un sergent de ville qui venait de se jeter a sa rencontre. En une seconde, un groupe furieux, gesticulant, vociferant, se forma autour de lui. Un vieux monsieur surtout, un vieux monsieur portant une grande decoration ronde et de grandes moustaches blanches, semblait exaspere. Il repetait: "Sacrebleu, quand on est maladroit comme ca, on reste chez soi. On ne vient pas tuer les gens dans la rue quand on ne sait pas conduire un cheval." Mais quatre hommes, portant la vieille, apparurent. Elle semblait morte, avec sa figure jaune et son bonnet de travers, tout gris de poussiere. "Portez cette femme chez un pharmacien, commanda le vieux monsieur, et allons chez le commissaire de police." Hector, entre les deux agents, se mit en route. Un troisieme tenait son cheval. Une foule suivait; et soudain le break parut. Sa femme s'elanca, la bonne perdait la tete, les marmots piaillaient. Il expliqua qu'il allait rentrer, qu'il avait renverse une femme, que ce n'etait rien. Et sa famille, affolee, s'eloigna. Chez le commissaire, l'explication fut courte. Il donna son nom, Hector de Gribelin, attache au ministere de la Marine; et on attendit des nouvelles de la blessee. Un agent envoye aux renseignements revint. Elle avait, repris connaissance, mais elle souffrait effroyablement en dedans, disait-elle. C'etait une femme de menage, agee de soixante-cinq ans, et denommee Mme Simon. Quand il sut qu'elle n'etait pas morte, Hector reprit espoir et promit de subvenir aux frais de sa guerison. Puis il courut chez le pharmacien. Une cohue stationnait devant la porte; la bonne femme, affaissee dans un fauteuil, geignait, les mains inertes, la face abrutie. Deux medecins l'examinaient encore. Aucun membre n'etait casse, mais on craignait une lesion interne. Hector lui parla: "Souffrez-vous beaucoup? --Oh! oui. --Ou ca? --C'est comme un feu que j'aurais dans les estomacs." Un medecin s'approcha: "C'est vous, monsieur, qui etes l'auteur de l'accident? --Oui, monsieur. --Il faudrait envoyer cette femme dans une maison de sante; j'en connais une ou on la recevrait a six francs par jour. Voulez-vous que je m'en charge?" Hector, ravi, remercia et rentra chez lui soulage. Sa femme l'attendait dans les larmes: il l'apaisa. "Ce n'est rien, cette dame Simon va deja mieux, dans trois jours il n'y paraitra plus; je l'ai envoyee dans une maison de sante; ce n'est rien." Ce n'est rien! En sortant de son bureau, le lendemain, il alla prendre des nouvelles de Mme Simon. Il l'a trouva en train de manger un bouillon gras d'un air satisfait. "Eh bien?" dit-il. Elle repondit: "Oh, mon pauv' monsieur, ca n' change pas. Je me sens quasiment aneantie. N'y a pas de mieux." Le medecin declara qu'il fallait attendre, une complication, pouvant survenir. Il attendit trois jours, puis il revint. La vieille femme, le teint clair, l'oeil limpide, se mit a geindre en l'apercevant: "Je n' peux pu r'muer, mon pauv' monsieur; je n' peux pu. J'en ai pour jusqu'a la fin de mes jours." Un frisson courut dans les os d'Hector. Il demanda le medecin. Le medecin leva les bras: "Que voulez-vous, monsieur, je ne sais pas, moi. Elle hurle quand on essaye de la soulever. On ne peut meme changer de place son fauteuil sans lui faire pousser des cris dechirants. Je dois croire ce qu'elle me dix, monsieur; je ne suis pas dedans. Tant que je ne l'aurai pas vue marcher, je n'ai pas le droit de supposer un mensonge de sa part." La vieille ecoutait, immobile, l'oeil sournois. Huit jours se passerent; puis quinze, puis un mois. Mme Simon ne quittait pas son fauteuil. Elle mangeait du matin au soir, engraissait, causait gaiement avec les autres malades, semblait accoutumee a l'immobilite comme si c'eut ete le repos bien gagne par ses cinquante ans d'escaliers montes et descendus, de matelas retournes, de charbon porte d'etage en etage, de coups de balai et de coups de brosse. Hector eperdu venait chaque jour; chaque jour il la trouvait tranquille et sereine, et declarant: "Je n' peux pu r'muer, mon pauv' monsieur, je n' peux pu." Chaque soir, Mme de Gribelin demandait, devoree d'angoisses: "Et Mme Simon?" Et, chaque fois, il repondait avec un abattement desespere: "Rien de change, absolument rien!" On renvoya la bonne, dont les gages de-venaient trop lourds. On economisa davantage encore, la gratification tout entiere y passa. Alors Hector assembla quatre grands medecins qui se reunirent autour de la vieille. Elle se laissa examiner, tater, palper, en les guettant d'un oeil malin. "Il faut la faire marcher, dit l'un." Elle s'ecria: "Je n'peux pu, mes bons messieurs, je n'peux pu!" Alors ils l'empoignerent, la souleverent, la trainerent quelques pas; mais elle leur echappa des mains et s'ecroula sur le plancher en poussant des clameurs si epouvantables qu'ils la reporterent sur son siege avec des precautions infinies. Ils emirent une opinion discrete, concluant cependant a l'impossibilite du travail. Et, quand Hector apporta cette nouvelle a sa femme, elle se laissa choir sur une chaise en balbutiant: "Il vaudrait encore mieux la prendre ici, ca nous couterait moins cher." Il bondit: "Ici, chez nous, y penses-tu?" Mais elle repondit, resignee a tout maintenant, et avec des larmes dans les yeux: "Que veux-tu, mon ami, ce n'est pas ma faute!..." UN REVEILLON Je ne sais plus au juste l'annee. Depuis un mois entier je chassais avec emportement, avec une joie sauvage, avec cette ardeur qu'on a pour les passions nouvelles. J'etais en Normandie, chez un parent non marie, Jules de Banneville, seul avec lui, sa bonne, un valet et un garde dans son chateau seigneurial. Ce chateau, vieux batiment grisatre entoure de sapins gemissants, au centre de longues avenues de chenes ou galopait le vent, semblait abandonne depuis des siecles. Un antique mobilier habitait seul les pieces toujours fermees, ou jadis ces gens dont on voyait les portraits accroches dans un corridor aussi tempetueux que les avenues recevaient ceremonieusement les nobles voisins. Quant a nous, nous nous etions refugies simplement dans la cuisine, seul coin habitable du manoir, une immense cuisine dont les lointains sombres s'eclairaient quand on jetait une bourree nouvelle dans la vaste cheminee. Puis, chaque soir, apres une douce somnolence devant le feu, apres que nos bottes trempees avaient fume longtemps et que nos chiens d'arret, couches en rond entre nos jambes, avaient reve de chasse en aboyant comme des somnambules, nous montions dans notre chambre. C'etait l'unique piece qu'on eut fait plafonner et platrer partout, a cause des souris. Mais elle etait demeuree nue, blanchie seulement a la chaux, avec des fusils, dos fouets a chiens et des cors de chasse accroches aux murs; et nous nous glissions grelottants dans nos lits, aux deux coins de cette case siberienne. A une lieue en face du chateau, la falaise a pic tombait dans la mer; et les puissants souffles de l'Ocean, jour et nuit, faisaient soupirer les grands arbres courbes, pleurer le toit et les girouettes, crier tout le venerable batiment, qui s'emplissait de vent par ses tuiles disjointes, ses cheminees larges comme des gouffres, ses fenetres qui ne fermaient plus. Ce jour-la il avait gele horriblement. Le soir etait venu. Nous allions nous mettre a table devant le grand feu de la haute cheminee ou rotissaient un rable de lievre flanque de deux perdrix qui sentaient bon. Mon cousin leva la tete: "Il ne fera pas chaud en se couchant," dit-il. Indifferent, je repliquai: "Non, mais nous aurons du canard aux etangs demain matin." La servante, qui mettait notre couvert a un bout de la table et celui des domestiques a l'autre bout, demanda: "Ces messieurs savent-ils que c'est ce soir le reveillon?" Nous n'en savions rien assurement, car nous ne regardions guere le calendrier. Mon compagnon reprit: "Alors c'est ce soir la messe de minuit. C'est donc pour cela qu'on a sonne toute la journee!" La servante repliqua: "Oui et non, monsieur: on a sonne aussi parce que le pere Fournel est mort." Le pere Fournel, ancien berger, etait une celebrite du pays. Age de quatre-vingt-seize ans, il n'avait jamais ete malade jusqu'au moment ou, un mois auparavant, il avait pris froid, etant tombe dans une mare par une nuit obscure. Le lendemain il s'etait mis au lit. Depuis lors il agonisait. Mon cousin se tourna vers moi: "Si tu veux, dit-il, nous irons tout a l'heure voir ces pauvres gens." Il voulait parler de la famille du vieux, son petit-fils, age de cinquante-huit ans, et sa petite belle-fille, d'une annee plus jeune. La generation intermediaire n'existait deja plus depuis longtemps. Ils habitaient une lamentable masure, a l'entree du hameau, sur la droite. Mais je ne sais pourquoi cette idee de Noel, au fond de cette solitude, nous mit en humeur de causer. Tous les deux, en tete-a-tete, nous nous racontions des histoires de reveillons anciens, des aventures de cette nuit folle, les bonnes fortunes passees et les reveils du lendemain, les reveils a deux avec leurs surprises hasardeuses, l'etonnement des decouvertes. De cette facon, notre diner dura longtemps. De nombreuses pipes le suivirent; et, envahis par ces gaites de solitaires, des gaites communicatives qui naissent soudain entre deux intimes amis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous dire ces souvenirs confidentiels du coeur qui s'echappent en ces heures d'effusion. La bonne, partie depuis longtemps, reparut: "Je vais a la messe, monsieur. --Deja! --Il est minuit moins trois quarts. --Si nous allions aussi jusqu'a l'eglise? demanda Jules: cette messe de Noel est bien curieuse aux champs." J'acceptai, et nous partimes, enveloppes en nos fourrures de chasse. Un froid aigu piquait le visage, faisait pleurer les yeux. L'air cru saisissait les poumons, dessechait la gorge. Le ciel profond, net et dur, etait crible d'etoiles qu'on eut dites palies par la gelee; elles scintillaient non point comme des feux, mais comme des astres de glace, des cristallisations brillantes. Au loin, sur la terre d'airain, seche et retentissante, les sabots des paysans sonnaient; et, par tout l'horizon, les petites cloches des villages, tintant, jetaient leurs notes greles comme frileuses aussi, dans la vaste nuit glaciale. La campagne ne dormait point. Des coqs, trompes par ces bruits, chantaient; et en passant le long des etables, on entendait remuer les betes troublees par ces rumeurs de vie. En approchant du hameau, Jules se ressouvint des Fournel.--"Voici leur baraque, dit-il: entrons!" Il frappa longtemps en vain. Alors une voisine, qui sortait de chez elle pour se rendre a l'eglise, nous ayant apercus:--"Ils sont a la messe, messieurs; ils vont prier pour le pere." "Nous les verrons en sortant," dit mon cousin. La lune a son declin profilait au bord de l'horizon sa silhouette de faucille au milieu de cette semaille infinie de grains luisants jetes a poignee dans l'espace. Et par la campagne noire, des petits feux tremblants s'en venaient de partout vers le clocher pointu qui sonnait sans repit. Entre les cours des fermes plantees d'arbres, au milieu des plaines sombres, ils sautillaient, ces feux, en rasant la terre. C'etaient des lanternes de corne que portaient les paysans devant leurs femmes en bonnet blanc, enveloppees de longues mantes noires, et suivies des mioches mal eveilles, se tenant la main dans la nuit. Par la porte ouverte de l'eglise, on apercevait le choeur illumine. Une guirlande de chandelles d'un sou faisait le tour de la pauvre nef; et par terre, dans une chapelle a gauche, un gros Enfant-Jesus etalait sur de la vraie paille, au milieu des branches de sapin, sa nudite rose et manieree. L'office commencait. Les paysans courbes, les femmes a genoux, priaient. Ces simples gens, releves par la nuit froide, regardaient, tout remues, l'image grossierement peinte, et ils joignaient les mains, naivement convaincus autant qu'intimides par l'humble splendeur de cette representation puerile. L'air glace faisait palpiter les flammes. Jules me dit: "Sortons! on est encore mieux dehors." Et sur la route deserte, pendant que tous les campagnards prosternes grelottaient Devotement, nous nous mimes a recauser de nos souvenirs, si longtemps que l'office etait fini quand nous revinmes au hameau. Un filet de lumiere passait sous la porte des Fournel. "Ils veillent leur mort, dit mon cousin. Entrons enfin chez ces pauvres gens, cela leur fera plaisir." Dans la cheminee, quelques tisons agonisaient. La piece, noire, vernie de salete, avec ses solives vermoulues brunies par le temps, etait pleine d'une odeur suffocante de boudin grille. Au milieu de la grande table, sous laquelle la huche au pain s'arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, une chandelle, dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu'au plafond l'acre fumee de sa meche en champignon.--Et les deux Fournel, l'homme et la femme, reveillonnaient en tete-a-tete. Mornes, avec l'air navre et la face abrutie des paysans, ils mangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette, posee entre eux, un grand morceau de boudin degageait sa vapeur empestante. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec la pointe de leur couteau, l'ecrasaient sur leur pain qu'ils coupaient en bouchees, puis machaient avec lenteur. Quand le verre de l'homme etait vide, la femme, prenant la cruche au cidre, le remplissait. A notre entree, ils se leverent, nous firent asseoir, nous offrirent de "faire comme eux", et, sur notre refus, se remirent a manger. Au bout de quelques minutes de silence, mon cousin demanda: "Eh bien, Anthime, votre grand-pere est mort? --Oui, mon pauv' monsieur, il a passe tantot." Le silence recommenca. La femme, par politesse, moucha la chandelle. Alors, pour dire quelque chose, j'ajoutai: "Il etait bien vieux." Sa petite-belle-fille de cinquante-sept ans reprit: "Oh! son temps etait termine, il n'avait plus rien a faire ici." Soudain, le desir me vint de regarder le cadavre de ce centenaire, et je priai qu'on me le montrat. Les deux paysans, jusque-la placides, s'emurent brusquement. Leurs yeux inquiets s'interrogerent, et ils ne repondirent pas. Mon cousin, voyant leur trouble, insista. L'homme alors, d'un air soupconneux et sournois, demanda:--"A quoi qu'ca vous servirait? --A rien, dit Jules, mais ca se fait tous les jours; pourquoi ne voulez-vous pas le montrer?" Le paysan haussa les epaules.--"Oh! moi, j'veux ben; seulement, a c'te heure-ci, c'est malaise." Mille suppositions nous passaient dans l'esprit. Comme les petits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraient face a face, les yeux baisses, avec cette tete de bois des gens mecontents, qui semble dire: "Allez-vous-en," mon cousin parla avec autorite: "Allons, Anthime, levez-vous, et conduisez-nous dans sa chambre." Mais l'homme, ayant pris son parti, repondit d'un air renfrogne: "C'est pas la peine, il n'y est pu, monsieur. --Mais alors, ou donc est-il?" La femme coupa la parole a son mari: "J'vas vous dire: J' l'avons mis jusqu'a d'main dans la huche, parce que j'avions point d'place." Et, retirant l'assiette au boudin, elle leva le couvercle de leur table, se pencha avec la chandelle pour eclairer l'interieur du grand coffre beant, au fond duquel nous apercumes quelque chose de gris, une sorte de long paquet d'ou sortait, par un bout, une tete maigre avec des cheveux blancs ebouriffes, et, par l'autre bout, deux pieds nus. C'etait le vieux, tout sec, les yeux clos, roule dans son manteau de berger, et dormant la son dernier sommeil, au milieu d'antiques et noires croutes de pain, aussi seculaires que lui. Ses enfants avaient reveillonne dessus! Jules, indigne, tremblant de colere, cria: "Pourquoi ne l'avez-vous pas laisse dans son lit, manants que vous etes?" Alors la femme se mit a larmoyer, et tres vite: "J'vas vous dire, mon bon monsieur, j'avons qu'un lit dans la maison. J'couchions avec lui auparavant puisque j'etions qu'trois. D'puis qu'il est si malade, j'couchons par terre; c'est dur, mon brave monsieur, dans ces temps ici. Eh ben, quand il a ete trepasse, tantot, j'nous sommes dit comme ca: Puisqu'il n'souffre pu, c't'homme, a quoi qu'ca sert de l'laisser dans l'lit? J'pouvons ben l'mettre jusqu'a d'main dans la huche, et je... J'pouvions pourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs!..." Mon cousin, exaspere, sortit brusquement en claquant la porte, tandis que je le suivais, riant aux larmes. MOTS D'AMOUR Dimanche. Mon gros coq cheri, Tu ne m'ecris pas, je ne te vois plus, tu ne viens jamais. Tu as donc cesse de m'aimer? Pourquoi? Qu'ai-je fait? Dis-le moi je t'en supplie, mon cher amour! Moi, je t'aime tant, tant, tant! Je voudrais t'avoir toujours pres de moi, et t'embrasser tout le jour, en te donnant, o mon coeur, mon chat aime; tous les noms tendres qui me viendraient a la pensee. Je t'adore, je t'adore, je t'adore, o mon beau coq. Ta poulette. SOPHIE. Lundi. Ma chere amie, Tu ne comprendras absolument rien a ce que je vais te dire. N'importe. Si ma lettre tombe, par hasard, sous les yeux d'une autre femme, elle lui sera peut-etre profitable. Si tu avais ete sourde et muette, je t'aurais sans doute aimee longtemps, longtemps. Le malheur vient de ce que tu parles; voila tout. Un poete a dit: Tu n'as jamais ete dans tes jours les plus rares Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares, J'ai fait chanter mon reve au vide de ton coeur. En amour, vois-tu, on fait toujours chanter des reves; mais pour que les reves chantent, il ne faut pas qu'on les interrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompt toujours le reve delirant que font les ames, a moins de dire des mots sublimes; et les mots sublimes n'eclosent pas dans les petites caboches des jolies filles. Tu ne comprends rien, n'est-ce pas? Tant mieux. Je continue. Tu es assurement une des plus charmantes, une des plus adorables femmes que j'aie jamais vues. Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de SONGE que les tiens, plus de promesses inconnues, plus d'infini d'amour? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avec ses deux levres rondes qui montrent tes dents luisantes, on dirait qu'il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique, quelque chose d'invraisemblablement suave, de doux a faire sangloter. Alors tu m'appelles tranquillement: "Mon gros lapin adore." Et il me semble tout a coup que j'entre dans ta tete, que je vois fonctionner ton ame, ta petite ame de petite femme jolie, jolie, mais... et cela me gene, vois-tu, me gene beaucoup. J'aimerais mieux ne pas voir. Tu continues a ne point comprendre, n'est-ce pas? J'y comptais. Te rappelles-tu la premiere fois que tu es venue chez moi? Tu es entree brusquement avec une odeur de violette envolee de tes jupes; nous nous sommes regardes longtemps sans dire un mot, puis embrasses comme des fous... puis... puis jusqu'au lendemain nous n'avons point parle. Mais, quand nous nous sommes quittes, nos mains tremblaient et nos yeux se disaient des choses, des choses... qu'on ne peut exprimer dans aucune langue. Du moins, je l'ai cru. Et tout bas, en me quittant, tu as murmure: "A bientot!"--Voila tout ce que lu as dit; et tu ne t'imagineras jamais quel enveloppement de reve tu me laissais, tout ce que j'entrevoyais, tout ce que je croyais deviner en ta pensee. Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes pas betes, un peu raffines, un peu superieurs, l'amour est un instrument si complique qu'un rien le detraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamais le ridicule de certaines choses quand vous aimez, et le grotesque des expressions vous echappe. Pourquoi une parole juste dans la bouche d'une petite femme brune est-elle souverainement fausse et comique dans celle d'une grosse femme blonde? Pourquoi le geste calin de l'une sera-t-il deplace chez l'autre? Pourquoi certaines caresses charmantes de la part de celle-ci seront-elles genantes de la part de celle-la? Pourquoi? Parce qu'il faut en tout, mais principalement en amour, une parfaite harmonie, une accordance absolue du geste, de la voix, de la parole, de la manifestation tendre, avec la personne qui agit, parle, manifeste, avec son age, la grosseur de sa taille, la couleur de ses cheveux et la physionomie de sa beaute. Une femme de trente-cinq ans, a l'age des grandes passions violentes, qui conserverait seulement un rien de la mievrerie caressante de ses amours de vingt ans, qui ne comprendrait pas qu'elle doit s'exprimer autrement, regarder autrement, embrasser autrement, qu'elle doit etre une Didon et non plus une Juliette, ecoeurerait infailliblement neuf amants sur dix, meme s'ils ne se rendaient nullement compte des raisons de leur eloignement. Comprends-tu?---Non.--Je l'esperais bien. A partir du jour ou tu as ouvert ton robinet a tendresses, ce fut fini pour moi, mon amie. Quelquefois nous nous embrassions cinq minutes, d'un seul baiser interminable, eperdu, un de ces baisers qui font se fermer les yeux, comme s'il pouvait s'en echapper par le regard, comme pour les conserver plus entiers dans l'ame entenebree qu'ils ravagent. Puis, quand nous separions nos levres, tu me disais en riant d'un rire clair: "C'est bon, mon gros chien!" Alors je t'aurais battue. Car tu m'as donne successivement tous les noms d'animaux et de legumes que lu as trouves sans doute dans la _Cuisiniere bourgeoise_, le _Parfait jardinier_ et les _Elements d'histoire naturelle a l'usage des classes inferieures_. Mais cela n'est rien encore. La caresse d'amour est brutale, bestiale, et plus, quand on y songe. Musset a dit: Je me souviens encor de ces spasmes terribles, De ces baisers muets, de ces muscles ardents, De cet etre absorbe, bleme et serrant les dents. S'il ne sont pas divins, ces moments sont horribles ou grotesques!... Oh! ma pauvre enfant, quel genie farceur, quel esprit pervers, te pouvait donc souffler tes mots... de la fin? Je les ai collectionnes, mais, par amour pour toi, je ne les montrerai pas. Et puis tu manquais vraiment d'a-propos, et tu trouvais moyen de lacher un "_Je t'aime!_" exalte en certaines occasions si singulieres, qu'il me fallait comprimer de furieuses envies de rire. Il est des instants ou cette parole-la "_Je t'aime! _" est si deplacee qu'elle en devient inconvenante, sache-le bien. Mais tu ne me comprends pas. Bien des femmes aussi ne me comprendront point et, me jugeront stupide. Peu m'importe, d'ailleurs. Les affames mangent en gloutons, mais les delicats sont degoutes, et ils ont souvent, pour peu de chose, d'invincibles repugnances. Il en est de l'amour comme de la cuisine. Ce que je ne comprends pas, par exemple, c'est que certaines femmes qui connaissent si bien l'irresistible seduction des bas de soie fins et brodes, et le charme exquis des nuances, et l'ensorcellement des precieuses dentelles cachees dans la profondeur des toilettes intimes, et la troublante saveur du luxe secret, des dessous raffines, toutes les subtiles delicatesses des elegances feminines, ne comprennent jamais l'irresistible degout que nous inspirent les paroles deplacees ou niaisement tendres. Un mot brutal, parfois, fait merveille, fouette la chair, fait bondir le coeur. Ceux-la sont permis aux heures de combat. Celui de Cambronne n'est-il pas sublime? Rien ne choque qui vient a temps. Mais il faut aussi savoir se taire, et eviter en certains moments les phrases a la Paul de Kock. Et je t'embrasse passionnement, a condition que tu ne diras rien. RENE. UNE AVENTURE PARISIENNE Est-il un sentiment plus aigu que la curiosite chez la femme? Oh! savoir, connaitre, toucher ce qu'on a reve! Que ne ferait-elle pas pour cela? Une femme, quand sa curiosite impatiente est en eveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douees de cet esprit a triple fond qui semble, a la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont remplis: l'un d'inquietude feminine toujours agitee; l'autre, de ruse coloree en bonne foi, de cette ruse de devots, sophistique et redoutable; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de delicieuse perfidie, de toutes ces perverses qualites qui poussent au suicide les amants imbecilement credules, mais ravissent les autres. Celle dont je veux dire l'aventure etait une petite provinciale, platement honnete jusque-la. Sa vie, calme en apparence, s'ecoulait dans son menage, entre un mari tres occupe et deux enfants, qu'elle elevait en femme irreprochable. Mais son coeur fremissait d'une curiosite inassouvie, d'une demangeaison d'inconnu. Elle songeait a Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le recit des fetes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses desirs; mais elle etait surtout mysterieusement troublee par les echos pleins ne sous-entendus, par les voiles a demi souleves en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes. De la-bas elle apercevait Paris dans une apotheose de luxe magnifique et corrompu. Et pendant les longues nuits de reve, bercee par le ronflement regulier de son mari qui dormait a ses cotes sur le dos, avec un foulard autour du crane, elle songeait a ces hommes connus dont les noms apparaissent a la premiere page des journaux comme de grandes etoiles dans un ciel sombre; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles debauches, des orgies antiques epouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualite si compliques qu'elle ne pouvait meme se les figurer. Les boulevards lui semblaient etre une sorte de gouffre des passions humaines; et toutes leurs maisons recelaient assurement des mysteres d'amour prodigieux. Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations regulieres, odieusement monotones et banales qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer. Elle etait jolie encore, conservee dans cette existence tranquille comme un fruit d'hiver dans une armoire close; mais rongee, ravagee, bouleversee d'ardeurs secretes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s'etre jetee une fois, une seule fois, tout entiere, dans ce flot des voluptes parisiennes. Avec une longue perseverance, elle prepara un voyage a Paris, inventa un pretexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l'accompagner, partit seule. Sitot arrivee, elle sut imaginer des raisons qui lui permettraient au besoin de s'absenter deux jours ou plutot deux nuits, s'il le fallait, ayant retrouve, disait-elle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine. Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numerote. Elle sonda de l'oeil les grands cafes, lut attentivement la petite correspondance du _Figaro_, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l'amour. Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d'artistes et d'actrices; rien ne lui revelait les temples de ces debauches qu'elle imaginait fermes par un mot magique, comme la caverne des _Mille et une Nuits_ et ces catacombes de Rome, ou s'accomplissaient secretement les mysteres d'une religion persecutee. Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaitre aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tete; et, desesperee, elle songeait a s'en retourner, quand le hasard vint a son aide. Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussee-d'Antin, elle s'arreta a contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colores qu'ils donnent aux yeux une sorte de gaiete. Elle considerait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux emaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, a l'interieur de la boutique, le patron qui, avec force reverences, montrait a un gros petit homme chauve de crane, et gris de menton, un enorme magot ventru, piece unique, disait-il. Et a chaque phrase du marchand, le nom de l'amateur, un nom celebre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs elegants, contemplaient, d'un coup d'oeil furtif et rapide, d'un coup d'oeil comme il faut et manifestement respectueux, l'ecrivain renomme qui, lui, regardait passionnement le magot de porcelaine. Ils etaient aussi laids l'un que l'autre, laids comme deux freres sortis du meme flanc. Le marchand disait: "Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai a mille francs; c'est juste ce qu'il me coute. Pour tout le monde ce serait quinze cents francs; mais je tiens a ma clientele d'artistes et je lui fais des prix speciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m'achetait une grande coupe ancienne. J'ai vendu l'autre jour deux flambeaux comme ca (sont-ils beaux, dites?) a M. Alexandre Dumas. Tenez, cette piece que vous tenez la, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin." L'ecrivain tres perplexe hesitait, sollicite par l'objet, mais songeant a la somme; et il ne s'occupait pas plus des regards que s'il eut ete seul dans un desert. Elle etait entree tremblante, l'oeil fixe effrontement sur lui, et elle ne se demandait meme pas s'il etait beau, elegant ou jeune. C'etait Jean Varin lui-meme, Jean Varin! Apres un long combat, une douloureuse hesitation, il reposa la potiche sur une table. "Non, c'est trop cher," dit-il. Le marchand redoublait d'eloquence. "Oh! monsieur Jean Varin, trop cher? cela vaut deux mille francs comme un sou." L'homme de lettres repliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d'email: "Je ne dis pas non; mais c'est trop cher pour moi. " Alors, elle, saisie d'une audace affolee, s'avanca: "Pour moi, dit-elle, combien ce bonhomme?" Le marchand, surpris, repliqua: "Quinze cents francs, madame. --Je le prends." L'ecrivain, qui jusque-la ne l'avait pas meme apercue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds a la tete en observateur, l'oeil un peu ferme; puis, en connaisseur, il la detailla. Elle etait charmante, animee, eclairee soudain par cette flamme qui jusque-la dormait en elle. Et puis une femme qui achete un bibelot de quinze cents francs n'est pas la premiere venue. Elle eut alors un mouvement de ravissante delicatesse; et se tournant vers lui, la voix tremblante: "Pardon, monsieur, j'ai ete sans doute un peu vive; vous n'aviez peut-etre pas dit votre dernier mot." Il s'inclina: "Je l'avais dit, madame." Mais elle, tout emue: "Enfin, monsieur, aujourd'hui ou plus tard, s'il vous convient de changer d'avis, ce bibelot est a vous. Je ne l'ai achete que parce qu'il vous avait plu." Il sourit, visiblement flatte. "Comment donc me connaissiez-vous?" dit-il. Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses oeuvres, fut eloquente. Pour causer, il s'etait accoude a un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait a la deviner. Quelquefois, le marchand, heureux de posseder cette reclame vivante, de nouveaux clients etant entres, criait a l'autre bout du magasin: "Tenez, regardez ca, monsieur Jean Varin, est-ce beau?" Alors toutes les tetes se levaient, et elle frissonnait deplaisir a etre vue ainsi causant intimement avec un Illustre. Grisee enfin, elle eut une audace supreme, comme les generaux qui vont donner l'assaut: "Monsieur, dit-elle, faites-moi un grand, un tres grand plaisir. Permettez-moi de vous offrir ce magot comme souvenir d'une femme qui vous admire passionnement et que vous aurez vue dix minutes." Il refusa. Elle insistait. Il resista, tres amuse, riant de grand coeur. Elle, obstinee, lui dit: "Eh bien! je vais le porter chez vous tout de suite; ou demeurez-vous?" Il refusa de donner son adresse; mais elle, l'ayant demandee au marchand, la connut, et, son acquisition payee, elle se sauva vers un fiacre. L'ecrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s'exposer a recevoir ce cadeau, qu'il ne saurait a qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s'elanca, tomba presque sur elle, culbute par le fiacre qui se mettait en route; puis il s'assit a son cote, fort ennuye. Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte, elle posa ses conditions: "Je consentirai, dit-elle, a ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd'hui toutes mes volontes." La chose lui parut si drole qu'il accepta. Elle demanda: "Que faites-vous ordinairement a cette heure-ci?" Apres un peu-d'hesitation: "Je me promene," dit-il. Alors, d'une voix resolue, elle ordonna: "Au Bois!" Ils partirent. Il fallut qu'il lui nommat toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des details intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur interieur, leurs vices. Le soir tomba. "Que faites-vous tous les jours a cette heure?" dit-elle. Il repondit en riant: "Je prends l'absinthe." Alors, gravement, elle ajouta: "Alors, monsieur, allons prendre l'absinthe." Ils entrerent dans un grand cafe du boulevard qu'il frequentait, et ou il rencontra des confreres. Il les lui presenta tous. Elle etait folle de joie. Et ce mot sonnait sans repit dans sa tete: "Enfin, enfin!" Le temps passait, elle demanda: "Est-ce l'heure de votre diner?" Il repondit: "Oui, madame." "Alors, monsieur, allons diner." En sortant du cafe Bignon: "Le soir, que faites-vous?" dit-elle. Il la regarda fixement: "Gela depend; quelquefois je vais au theatre." --Eh bien, monsieur, allons au theatre." Ils entrerent au Vaudeville, par faveur, grace a lui, et, gloire supreme, elle fut-vue par toute la salle a son cote, assise aux fauteuils de balcon. La representation finie, il lui baisa galamment la main: "Il me reste, madame, a vous remercier de la journee delicieuse..." Elle l'interrompit.--"A cette heure-ci, que faites-vous toutes les nuits?" --Mais...mais... je rentre chez moi." Elle se mit a rire, d'un rire tremblant. "Eh bien, monsieur... allons chez vous." Et ils ne parlerent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouee des pieds a la tete, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du coeur, une bien ferme volonte d'aller jusqu'au bout. Dans l'escalier, elle se cramponnait a la rampe, tant son emotion devenait vive; et il montait devant, essouffle, une allumette-bougie a la main. Des qu'elle fut dans la chambre, elle se deshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit blottie contre le mur. Mais elle etait simple comme peut l'etre l'epouse legitime d'un notaire de province, et lui plus exigeant qu'un pacha a trois queues. Ils ne se comprirent pas, pas du tout. Alors il s'endormit La nuit s'ecoula, troublee seulement par le tic-tac de la pendule; et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales; et sous les rayons jaunes d'une lanterne chinoise elle regardait, navree, a son cote, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonfle de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d'orgue, des renaclements prolonges, des etranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser etrangement, fatigues de leur longue station fixe sur ce crane nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d'un coin de sa bouche entr'ouverte. L'aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermes. Elle se leva, s'habilla sans bruit, et, deja elle avait ouvert a moitie la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s'eveilla en se frottant les yeux. Il demeura quelques secondes avant de reprendre entierement ses sens, puis, quand toute l'aventure lui fut revenue, il demanda: "Eh bien, vous partez?" Elle restait debout, confuse. Elle balbutia: "Mais oui, voici le matin." Il se mit sur son seant: "Voyons, dit-il, a mon tour, j'ai quelque chose a vous demander." Elle ne repondait pas, il reprit: "Vous m'avez bigrement etonne depuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait tout ca; car je n'y comprends rien." Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. "J'ai voulu connaitre... le... le vice... eh bien... eh bien, ce n'est pas drole." Et elle se sauva, descendit l'escalier, se jeta dans la rue. L'armee des Balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les paves, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du meme mouvement regulier, d'un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montes, marchant automatiquement avec un ressort pareil. Et il lui semblait qu'en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, a l'egout, ses reves surexcites. Elle rentra, essoufflee, glacee, gardant seulement dans sa tete la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin. Et, des qu'elle fut dans sa chambre, elle sanglota. DEUX AMIS Paris etait bloque, affame et ralant. Les moineaux se faisaient bien rares sur les toits, et les egouts se depeuplaient. On mangeait n'importe quoi. Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvier le long du boulevard exterieur, les mains dans les poches de sa culotte d'uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de son etat et pantouflard par occasion, s'arreta net devant un confrere qu'il reconnut pour un ami. C'etait M. Sauvage, une connaissance du bord de l'eau. Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait des l'aurore, une canne en bambou d'une main, une boite en fer-blanc sur le dos. Il prenait le chemin de fer d'Argenteuil, descendait a Colombes, puis gagnait a pied l'ile Marante. A peine arrive en ce lieu de ses reves, il se mettait a pecher; il pechait jusqu'a la nuit. Chaque dimanche, il rencontrait la un petit homme replet et jovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autre pecheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journee cote a cote, la ligne a la main et les pieds ballants au-dessus du courant; et ils s'etaient pris d'amitie l'un pour l'autre. En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient; mais ils s'entendaient admirablement sans rien dire, ayant des gouts semblables et des sensations identiques. Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil rajeuni faisait flotter sur le fleuve tranquille cette petite buee qui coule avec l'eau, et versait dans le dos des deux enrages pecheurs une bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait a son voisin: "Hein! quelle douceur!" et M. Sauvage repondait: "Je ne connais rien de meilleur." Et cela leur suffisait pour se comprendre et s'estimer. A l'automne, vers la fin du jour, quand le ciel, ensanglante par le soleil couchant, jetait dans l'eau des figures de nuages ecarlates, empourprait le fleuve entier, enflammait l'horizon, faisait rouges comme du feu les deux amis, et dorait les arbres roussis deja, fremissants d'un frisson d'hiver, M. Sauvage regardait en souriant Morissot et prononcait: "Quel spectacle!" Et Morissot emerveille repondait, sans quitter des yeux son flotteur: "Cela vaut mieux que le boulevard, hein?" Des qu'ils se furent reconnus, ils se serrerent les mains energiquement, tout emus de se retrouver en des circonstances si differentes. M. Sauvage, poussant un soupir, murmura: "En voila des evenements!" Morissot, tres morne, gemit: "Et quel temps! C'est aujourd'hui le premier beau jour de l'annee." Le ciel etait, en effet, tout bleu et plein de lumiere. Ils se mirent a marcher cote a cote, reveurs et tristes. Morissot reprit: "Et la peche? hein! quel bon souvenir!" M. Sauvage demanda: "Quand y retournerons-nous?" Ils entrerent dans un petit cafe et burent ensemble une absinthe; puis ils se remirent a se promener sur les trottoirs. Morissot s'arreta soudain: "Une seconde verte, hein?" M. Sauvage y consentit: "A votre disposition." Et ils penetrerent chez un autre marchand de vins. Ils etaient fort etourdis en sortant, troubles comme des gens a jeun dont le ventre est plein d'alcool. Il faisait doux. Une brise caressante leur chatouillait le visage. M. Sauvage, que l'air tiede achevait de griser, s'arreta: "Si on y allait?" --Ou ca? --A la peche, donc. --Mais ou? --Mais a notre ile. Les avant-postes francais sont aupres de Colombes. Je connais le colonel Dumoulin; on nous laissera passer facilement." Morissot fremit de desir: "C'est dit. J'en suis." Et ils se separerent pour prendre leurs instruments. Une heure apres, ils marchaient cote a cote sur la grand'route. Puis ils gagnerent la villa qu'occupait le colonel. Il sourit de leur demande et consentit a leur fantaisie. Ils se remirent en marche, munis d'un laisser-passer. Bientot ils franchirent les avant-postes, traverserent Colombes abandonne, et se trouverent au bord des petits champs de vigne qui descendent vers la Seine. Il etait environ onze heures. En face, le village d'Argenteuil semblait mort. Les hauteurs d'Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plaine qui va jusqu'a Nanterre etait vide, toute vide, avec ses cerisiers nus et ses terres grises. M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura: "Les Prussiens sont la haut!" Et une inquietude paralysait les deux amis devant ce pays desert. "Les Prussiens!" Ils n'en avaient jamais apercu, mais ils les sentaient la depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France, pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants. Et une sorte de terreur superstitieuse s'ajoutait a la haine qu'ils avaient pour ce peuple inconnu et victorieux. Morissot balbutia: "Hein! si nous allions en rencontrer?" M. Sauvage repondit, avec cette gouaillerie parisienne reparaissant malgre tout: "Nous leur offririons une friture." Mais ils hesitaient a s'aventurer dans la campagne, intimides par le silence de tout l'horizon. A la fin, M. Sauvage se decida: "Allons, en route! mais avec precaution." Et ils descendirent dans un champ de vigne, courbes en deux, rampant, profitant des buissons pour se couvrir, l'oeil inquiet, l'oreille tendue. Une bande de terre nue restait a traverser pour gagner le bord du fleuve. Ils se mirent a courir; et des qu'ils eurent atteint la berge, ils se blottirent dans les roseaux secs. Morissot colla sa joue par terre pour ecouter si on ne marchait pas dans les environs. Il n'entendit rien. Ils etaient bien seuls, tout seuls. Ils se rassurerent et se mirent a pecher. En face d'eux l'ile Marante abandonnee les cachait a l'autre berge. La petite maison du restaurant etait close, semblait delaissee depuis des annees. M. Sauvage prit le premier goujon, Morissot attrapa le second, et d'instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petite bete argentee fretillant au bout du fil: Une vraie peche miraculeuse. Ils introduisaient delicatement les poissons dans une poche de filet a mailles tres serrees, qui trempait a leurs pieds. Et une joie delicieuse les penetrait, cette joie qui vous saisit quand on retrouve un plaisir aime dont on est prive depuis longtemps. Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre les epaules; ils n'ecoutaient plus rien; ils ne pensaient plus a rien; ils ignoraient le reste du monde; ils pechaient. Mais soudain un bruit sourd qui semblait venir de sous terre fit trembler le sol. Le canon se remettait a tonner. Morissot tourna la tete, et par-dessus la berge il apercut, la-bas, sur la gauche, la grand silhouette du Mont-Valerien, qui portait au front une aigrette blanche, une buee de poudre qu'il venait de cracher. Et aussitot un second jet de fumee partit du sommet de la forteresse; et quelques instants apres une nouvelle detonation gronda. Puis d'autres suivirent, et de moment en moment, la montagne jetait son baleine de mort, soufflait ses vapeurs laiteuses qui s'elevaient lentement dans le ciel calme, faisaient un nuage au-dessus d'elle. M. Sauvage haussa les epaules: "Voila qu'ils recommencent," dit-il. Morissot, qui regardait anxieusement plonger coup sur coup la plume de son flotteur, fut pris soudain d'une colere d'homme paisible contre ces enrages qui se battaient ainsi, et il grommela: "Faut-il etre stupide pour se tuer comme ca." M. Sauvage reprit: "C'est pis que des betes." Et Morissot, qui venait de saisir une ablette, declara: "Et dire que ce sera toujours ainsi tant qu'il y aura des gouvernements." M. Sauvage l'arreta: "La Republique n'aurait pas declare la guerre...." Morissot l'interrompit: "Avec les rois on a la guerre au dehors; avec la Republique on a la guerre au dedans." Et tranquillement ils se mirent a discuter, debrouillant les grands problemes politiques avec une raison saine d'hommes doux et bornes, tombant d'accord sur ce point, qu'on ne serait jamais libres. Et le Mont-Valerien tonnait sans repos, demolissant a coups de boulet des maisons francaises, broyant des vies, ecrasant des etres, mettant fin a bien des reves, a bien des joies attendues, a bien des bonheurs esperes, ouvrant en des coeurs de femmes, en des coeurs de filles, en des coeurs de meres, la-bas, en d'autres pays, des souffrances qui ne finiraient plus. "C'est la vie," declara M. Sauvage. "Dites plutot que c'est la mort," reprit en riant Morissot. Mais ils tressaillirent effares, sentant bien qu'on venait de marcher derriere eux; et ayant tourne les yeux, ils apercurent, debout contre leurs epaules, quatre hommes, quatre grands hommes armes et barbus, vetus comme des domestiques en livree et coiffes de casquettes plates, les tenant enjoue au bout de leurs fusils. Les deux lignes s'echapperent de leurs mains et se mirent a descendre la riviere. En quelques secondes, ils furent saisis, attaches, emportes, jetes dans une barque et passes dans l'ile. Et derriere la maison qu'ils avaient crue abandonnee, ils apercurent une vingtaine de soldats allemands. Une sorte de geant velu, qui fumait, a cheval sur une chaise, une grande pipe de porcelaine, leur demanda, en excellent francais: "Eh bien, messieurs, avez-vous fait bonne peche?" Alors un soldat deposa aux pieds de l'officier le filet plein de poissons, qu'il avait eu soin d'emporter. Le Prussien sourit: "Eh! eh! je vois que ca n'allait pas mal. Mais il s'agit d'autre chose. Ecoutez-moi et ne vous troublez pas. "Pour moi, vous etes deux espions envoyes pour me guetter. Je vous prends et je vous fusille. Vous faisiez semblant de pecher, afin de mieux dissimuler vos projets. Vous etes tombes entre mes mains, tant pis pour vous; c'est la guerre. "Mais comme vous etes sortis par les avant-postes, vous avez assurement un mot d'ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d'ordre et je vous fais grace." Les deux amis, livides, cote a cote, les mains agitees d'un leger tremblement nerveux, se taisaient. L'officier reprit: "Personne ne le saura jamais, vous rentrerez paisiblement. Le secret disparaitra avec vous. Si vous refusez, c'est la mort, et tout de suite. Choisissez." Ils demeuraient immobiles sans ouvrir la bouche. Le Prussien, toujours calme, reprit en etendant la main vers la riviere: "Songez que dans cinq minutes vous serez au fond de cette eau. Dans cinq minutes! Vous devez avoir des parents?" Le Mont-Valerien tonnait toujours. Les deux pecheurs restaient debout et silencieux. L'Allemand donna des ordres dans sa langue. Puis il changea sa chaise de place pour ne pas se trouver trop pres des prisonniers; et douze hommes vinrent se placer a vingt pas, le fusil au pied. L'officier reprit: "Je vous donne une minute, pas deux secondes de plus." Puis il se leva brusquement, s'approcha des deux Francais, prit Morissot sous le bras, l'entraina plus loin, lui dit a voix basse: "Vite, ce mot d'ordre? Votre camarade ne saura rien, j'aurai l'air de m'attendrir." Morissot ne repondit rien. Le Prussien entraina alors M. Sauvage et lui posa la meme question. M. Sauvage ne repondit pas. Ils se retrouverent cote a cote. Et l'officier se mit a commander. Les soldats eleverent leurs armes. Alors le regard de Morissot tomba par hasard sur le filet plein de goujons, reste dans l'herbe, a quelques pas de lui. Un rayon de soleil faisait briller le tas de poissons qui s'agitaient encore. Et une defaillance l'envahit. Malgre ses efforts, ses yeux s'emplirent de larmes. Il balbutia: "Adieu, monsieur Sauvage." M. Sauvage repondit: "Adieu, monsieur Morissot." Ils se serrerent la main, secoues des pieds a la tete par d'invincibles tremblements. L'officier cria: Feu! Les douze coups n'en firent qu'un. M. Sauvage tomba d'un bloc sur le nez. Morissot, plus grand, oscilla, pivota et s'abattit en travers sur son camarade, le visage au ciel, tandis que des bouillons de sang s'echappaient de sa tunique crevee a la poitrine. L'Allemand donna de nouveaux ordres. Ses hommes se disperserent, puis revinrent avec des cordes et des pierres qu'ils attacherent aux pieds des deux morts; puis ils les porterent sur la berge. Le Mont-Valerien ne cessait pas de gronder, coiffe maintenant d'une montagne de fumee. Deux soldats prirent Morissot par la tete et par les jambes; deux autres saisirent M. Sauvage de la meme facon. Les corps, un instant balances avec force, furent lances au loin, decrivirent une courbe, puis plongerent, debout, dans le fleuve, les pierres entrainant les pieds d'abord. L'eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis se calma, tandis que de toutes petites vagues s'en venaient jusqu'aux rives. Un peu de sang flottait. L'officier, toujours serein, dit a mi-voix: "C'est le tour des poissons maintenant." Puis il revint vers la maison. Et soudain il apercut le filet aux goujons dans l'herbe. Il le ramassa, l'examina, sourit, cria: "Wilhem!" Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le Prussien, lui jetant la peche des deux fusilles, commanda: "Fais-moi frire tout de suite ces petits animaux-la pendant qu'ils sont encore vivants. Ce sera delicieux." Puis il se remit a fumer sa pipe. LE VOLEUR "Puisque je vous dis qu'on ne la croira pas. --Racontez tout de meme. --Je le veux bien. Mais j'eprouve d'abord le besoin de vous affirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelque invraisemblable qu'elle paraisse. Les peintres seuls ne s'etonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette epoque de charges furieuses, cette epoque ou l'esprit farceur sevissait si bien qu'il nous hantait encore dans les circonstances les plus graves." Et le vieil artiste se mit a cheval sur une chaise. Ceci se passait dans la salle a manger d'un hotel de Barbizon. Il reprit: "Donc nous avions dine ce soir-la chez le pauvre Sorieul, aujourd'hui mort, le plus enrage de nous. Nous etions trois seulement: Sorieul, moi et Le Poittevin, je crois; mais je n'oserais affirmer que c'etait lui. Je parle, bien entendu, du peintre de marine Eugene Le Poittevin, mort aussi, et non du paysagiste, bien vivant et plein de talent. Dire que nous avions dine chez Sorieul, cela signifie que nous etions gris. Le Poittevin seul avait garde sa raison, un peu noyee il est vrai, mais claire encore. Nous etions jeunes, en ce temps-la. Etendus sur des tapis, nous discourions extravagamment dans la petite chambre qui touchait a l'atelier. Sorieul, le dos a terre, les jambes sur une chaise, parlait bataille, discourait sur les uniformes de l'Empire, et soudain se levant, il prit dans sa grande armoire aux accessoires une tenue complete de hussard, et s'en revetit. Apres quoi il contraignit Le Poittevin a se costumer en grenadier. Et comme celui-ci resistait, nous l'empoignames, et, apres l'avoir deshabille, nous l'introduisimes dans un uniforme immense ou il fut englouti. Je me deguisai moi-meme en cuirassier. Et Sorieul nous fit executer un mouvement complique. Puis il s'ecria: "Puisque nous sommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards." Un punch fut allume, avale, puis une seconde fois la flamme s'eleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions a pleine gueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadis les vieux troupiers de la grande armee. Tout a coup Le Poittevin, qui restait, malgre tout, presque maitre de lui, nous fit taire, puis, apres un silence de quelques secondes, il dit a mi-voix: "Je suis sur qu'on a marche dans l'atelier." Sorieul se leva comme il put, et s'ecria: "Un voleur! quelle chance!" Puis, soudain, il entonna la _Marseillaise_: Aux armes, citoyens! Et, se precipitant sur une panoplie, il nous equipa, selon nos uniformes. J'eus une sorte de mousquet et un sabre; Le Poittevin, un gigantesque fusil a baionnette, et Sorieul, ne trouvant pas ce qu'il fallait, s'empara d'un pistolet d'arcon qu'il glissa dans sa ceinture, et d'une hache d'abordage qu'il brandit. Puis il ouvrit avec precaution la porte de l'atelier, et l'armee entra sur le territoire suspect. Quand nous fumes au milieu de la vaste piece encombree de toiles immenses, de meubles, d'objets singuliers et inattendus, Sorieul nous dit: "Je me nomme general. Tenons un conseil de guerre. Toi, les cuirassiers, tu vas couper la retraite a l'ennemi, c'est-a-dire donner un tour de clef a la porte. Toi, les grenadiers, tu seras mon escorte." J'executai le mouvement commande, puis je rejoignis le gros des troupes qui operait une reconnaissance. Au moment ou j'allais le rattraper derriere un grand paravent, un bruit furieux eclata. Je m'elancai, portant toujours une bougie a la main. Le Poittevin venait de traverser d'un coup de baionnette la poitrine d'un mannequin dont Sorieul fendait la tete a coups de hache. L'erreur reconnue, le general commanda: "Soyons prudents," et les operations recommencerent. Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins et recoins de l'atelier, sans succes, quand Le Poittevin eut l'idee d'ouvrir un immense placard. Il etait sombre et profond, j'avancai mon bras qui tenait la lumiere, et je reculai stupefait; un homme etait la, un homme vivant, qui m'avait regarde. Immediatement, je refermai le placard a deux tours de clef, et on tint de nouveau conseil. Les avis etaient tres partages. Sorieul voulait enfumer le voleur, Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Je proposai de faire sauter le placard avec de la poudre. L'avis de Le Poittevin prevalut; et, pendant qu'il montait la garde avec son grand fusil, nous allames chercher le reste du punch et nos pipes, puis on s'installa devant la porte fermee, et on but au prisonnier. Au bout d'une demi-heure, Sorieul dit: "C'est egal, je voudrais bien le voir de pres. Si nous nous emparions de lui par la force?" Je criai: "Bravo!" Chacun s'elanca sur ses armes; la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistolet qui n'etait pas charge, se precipita le premier. Nous le suivimes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyable dans l'ombre; et apres cinq minutes d'une lutte invraisemblable, nous ramenames au jour une sorte de vieux bandit a cheveux blancs, sordide et deguenille. On lui lia les pieds et les mains, puis on l'assit dans un fauteuil. Il ne prononca pas une parole. Alors Sorieul, penetre d'une ivresse solennelle, se tourna vers nous: "Maintenant nous allons juger ce miserable." J'etais tellement gris que cette proposition me parut toute naturelle. Le Poittevin fut charge de presenter la defense et moi de soutenir l'accusation. Il fut condamne a mort a l'unanimite moins une voix, celle de son defenseur. "Nous allons l'executer," dit Sorieul. Mais un scrupule lui vint: "Cet homme ne doit pas mourir prive des secours de la religion. Si on allait chercher un pretre?" J'objectai qu'il etait tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office; et il exhorta le criminel a se confesser dans mon sein. L'homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux epouvantes, se demandant a quel genre d'etres il avait affaire. Alors il articula d'une voix creuse, brulee par l'alcool: "Vous voulez rire, sans doute." Mais Sorieul l'agenouilla de force, et, par crainte que ses parents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur le crane un verre de rhum. Puis il lui dit: "Confesse-toi a monsieur; ta derniere heure a sonne." Eperdu, le vieux gredin se mit a crier: "Au secours!" avec une telle force qu'on fut contraint de le baillonner pour ne pas reveiller tous les voisins. Alors il se roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles, crevant les toiles. A la fin, Sorieul impatiente, cria: "Finissons-en." Et visant le miserable etendu par terre, il pressa la detente de son pistolet. Le chien tomba avec un petit bruit sec. Emporte par l'exemple, je tirai a mon tour. Mon fusil, qui etait a pierre, lanca une etincelle dont je fus surpris. Alors Le Poittevin prononca gravement ces paroles: "Avons-nous bien le droit de tuer cet homme?" Sorieul, stupefait, repondit: "Puisque nous l'avons condamne a mort!" Mais Le Poittevin reprit: "On ne fusille pas les civils, celui-ci doit etre livre au bourreau. I1 faut le conduire au poste. L'argument nous parut concluant. On ramassa l'homme, et comme il ne pouvait marcher, il fut place sur une planche de table a modele, solidement attache; et je l'emportai avec Le Poittevin; tandis que Sorieul, arme jusqu'aux dents, fermait la marche. Devant le poste, la sentinelle nous arreta. Le chef de poste, mande, nous reconnut, et, comme chaque jour il etait temoin de nos farces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il se contenta de rire et refusa notre prisonnier. Sorieul insista: alors le soldat nous invita severement retourner chez nous sans faire de bruit. La troupe se remit en route et rentra dans l'atelier. Je demandai: "Qu'allons-nous faire du voleur?" Le Poittevin, attendri, affirma qu'il devait etre bien fatigue, cet homme. En effet, il avait l'air agonisant, ainsi ficele, baillonne, ligature sur sa planche. Je fus pris a mon tour d'une pitie violente, une pitie d'ivrogne, et, enlevant son baillon, je lui demandai: "Eh bien, mon pauv'vieux, comment ca va-t-il?" Il gemit: "J'en ai assez, nom d'un chien!" Alors Sorieul devint paternel. Il le delivra de tous ses liens, le fit asseoir, le tutoya, et, pour le reconforter, nous nous mimes tous trois a preparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquille dans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prete, on lui tendit un verre; nous lui aurions volontiers soutenu la tete, et on trinqua. Le prisonnier but autant qu'un regiment. Mais, comme le jour commencait a paraitre, il se leva, et, d'un air fort calme: "Je vais etre oblige de vous quitter, parce qu'il faut que je rentre chez moi." Nous fumes desoles; on voulut le retenir encore, mais il se refusa a rester plus longtemps. Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l'eclaira dans le vestibule, criant: "Prenez garde a la marche sous la porte cochere." On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se campant en face de nous: "Mais le plus drole de mon histoire, c'est qu'elle est vraie." NUIT DE NOEL "Le Reveillon! le Reveillon! Ah! mais non, je ne reveillonnerai pas!" Le gros Henri Templier disait cela d'une voix furieuse, comme si on lui eut propose une infamie. Les autres, riant, s'ecrierent: "Pourquoi te mets-tu en colere?" Il repondit: "Parce que le reveillon m'a joue le plus sale tour du monde, et que j'ai garde une insurmontable horreur pour cette nuit stupide de gaite imbecile. --Quoi donc? --Quoi? Vous voulez le savoir? Eh bien, ecoutez: Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, a cette epoque; un froid a tuer les pauvres dans la rue. La Seine gelait; les trottoirs glacaient les pieds a travers les semelles des bottines; le monde semblait sur le point de crever. J'avais alors un gros travail en train et je refusai toute invitation pour le reveillon, preferant passer la nuit devant ma table. Je dinai seul; puis je me mis a l'oeuvre. Mais voila que, vers dix heures, la pensee de la gaite courant Paris, le bruit des rues qui me parvenait malgre tout, les preparatifs de souper de mes voisins, entendus a travers les cloisons, m'agiterent. Je ne savais plus ce que je faisais; j'ecrivais des betises; et je compris qu'il fallait renoncer a l'espoir de produire quelque chose de bon cette nuit-la. Je marchai un peu a travers ma chambre. Je m'assis, je me relevai. Je subissais, certes, la mysterieuse influence de la joie du dehors, et je me resignai. Je sonnai ma bonne et je lui dis: "Angele, allez m'acheter de quoi souper a deux: des huitres, un perdreau froid, des ecrevisses, du jambon, des gateaux. Montez-moi deux bouteilles de champagne; mettez le couvert et couchez-vous." Elle obeit, un peu surprise. Quand tout fut pret, j'endossai mon pardessus, et je sortis. Une grosse question restait a resoudre: Avec qui allais-je reveillonner? Mes amies etaient invitees partout. Pour en avoir une, il aurait fallu m'y prendre d'avance. Alors, je songeai a faire en meme temps une bonne action. Je me dis: Paris est plein de pauvres et belles filles qui n'ont pas un souper sur la planche, et qui errent en quete d'un garcon genereux. Je veux etre la Providence de Noel d'une de ces desheritees. Je vais roder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner, chasser, choisir a mon gre. Et je me mis a parcourir la ville. Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchant aventure, mais elles etaient laides a donner une indigestion, ou maigres a geler sur pied si elles s'etaient arretees. J'ai un faible, vous le savez, j'aime les femmes nourries. Plus elles sont en chair, plus je les prefere. Une colosse me fait perdre la raison. Soudain, en face du theatre des Varietes, j'apercus un profil a mon gre. Une tete, puis, par devant, deux bosses, celle de la poitrine, fort belle, celle du dessous surprenante: un ventre d'oie grasse. J'en frissonnai, murmurant: Sacristi, la belle fille! Un point me restait a eclairer: le visage. Le visage, c'est le dessert; le reste c'est... c'est le roti. Je hatai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous un bec de gaz, je me retournai brusquement. Elle etait charmante, toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs. Je fis ma proposition, qu'elle accepta sans hesiter. Un quart d'heure plus tard, nous etions attables dans mon appartement. Elle dit en entrant: "Ah! on est bien ici." Et elle regarda autour d'elle avec la satisfaction visible d'avoir trouve la table et le gite en cette nuit glaciale. Elle etait superbe, tellement jolie qu'elle m'etonnait, et grosse a ravir mon coeur pour toujours. Elle ota son manteau, son chapeau; s'assit et se mit a manger; mais elle ne paraissait pas en train; et parfois sa figure un peu pale tressaillait comme si elle eut souffert d'un chagrin cache. Je lui demandai: "Tu as des embetements?" Elle repondit: "Bah! oublions tout." Et elle se mit a boire. Elle vidait d'un trait son verre de Champagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse. Bientot un peu de rougeur lui vint aux joues; et elle commenca a rire. Moi, je l'adorais deja, l'embrassant a pleine bouche, decouvrant qu'elle n'etait ni bete, ni commune, ni grossiere comme les filles du trottoir. Je lui demandai des details sur sa vie. Elle repondit: "Mon petit, cela ne te regarde pas!" Helas! une heure plus tard... Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant que j'enlevais la table dressee devant le feu, elle se deshabilla vivement et se glissa sous les couvertures. Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantant comme des fous; et je me disais: "J'ai eu rudement raison d'aller chercher cette belle fille; je n'aurais jamais pu travailler." Un profond gemissement me fit me retourner. Je demandai: "Qu'as-tu, ma chatte?" Elle ne repondit pas, mais elle continuait a pousser des soupirs douloureux, comme si elle eut souffert horriblement. Je repris: "Est-ce que tu te trouves indisposee?" Et soudain elle jeta un cri, un cri dechirant. Je me precipitai, une bougie a la main. Son visage etait decompose par la douleur, et elle se tordait les mains, haletante, envoyant du fond de sa gorge ces sortes de gemissements sourds qui semblent des rales et qui font defaillir le coeur. Je demandai, eperdu: "Mais qu'as-tu? dis-moi, qu'as-tu?" Elle ne repondit pas et se mit a hurler. Tout a coup les voisins se turent, ecoutant ce qui se passait chez moi. Je repetais: "Ou souffres-tu, dis-moi, ou souffres-tu?" Elle balbutia: "Oh! mon ventre! mon ventre!" D'un seul coup je relevai la couverture, et j'apercus... Elle accouchait, mes amis. Alors je perdis la tete; je me precipitai sur le mur que je heurtai a coup de poing, de toute ma force, en vociferant: "Au secours, au secours!" Ma porte s'ouvrit; une foule se precipita chez moi, des hommes en habit, des femmes decolletees, des Pierrots, des Turcs, des Mousquetaires. Cette invasion m'affola tellement que je ne pouvais meme plus m'expliquer. Eux, ils avaient cru a quelque accident, a un crime peut-etre, et ne comprenaient plus. Je dis enfin: "C'est... c'est... cette... cette femme qui... qui accouche." Alors tout le monde l'examina, dit son avis. Un capucin surtout pretendait s'y connaitre, et voulait aider la nature. Ils etaient gris comme des anes. Je crus qu'ils allaient la tuer; et je me precipitai, nu-tete, dans l'escalier pour chercher un vieux medecin qui habitait dans une rue voisine. Quand je revins avec le docteur, toute ma maison etait debout; on avait rallume le gaz de l'escalier; les habitants de tous les etages occupaient mon appartement; quatre debardeurs attables achevaient mon champagne et mes ecrevisses. A ma vue, un cri formidable eclata, et une laitiere me presenta dans une serviette un affreux petit morceau de chair ridee, plissee, geignante, miaulant comme un chat; et elle me dit: "C'est une fille." Le medecin examina l'accouchee, declara douteux son etat, l'accident ayant eu lieu immediatement apres un souper, et il partit en annoncant qu'il allait m'envoyer immediatement une garde-malade et une nourrice. Les deux femmes arriverent une heure apres, apportant un paquet de medicaments. Je passai la nuit dans un fauteuil, trop eperdu pour reflechir aux suites. Des le matin, le medecin revint. Il trouva la malade assez mal. Il me dit: "Votre femme, monsieur..." Je l'interrompis: "Ce n'est pas ma femme." Il reprit: "Votre maitresse, peu m'importe". Et il enumera les soins qu'il lui fallait, le regime, les remedes. Que faire? Envoyer cette malheureuse a l'hopital? J'aurais passe pour un manant dans toute la maison, dans tout le quartier. Je la gardai. Elle resta dans mon lit six semaines. L'enfant? Je l'envoyai chez des paysans de Poissy. Il me coute encore cinquante francs par mois. Ayant paye dans le debut, me voici force de payer jusqu'a ma mort. Et, plus tard, il me croira son pere. Mais, pour comble de malheur, quand la fille a ete guerie... elle m'aimait... elle m'aimait eperdument, la gueuse! --Eh bien? --Eh bien, elle etait devenue maigre comme un chat de gouttiere; et j'ai flanque dehors cette carcasse qui me guette dans la rue, se cache pour me voir passer, m'arrete le soir quand je sors, pour me baiser la main, m'embete enfin a me rendre fou. Et voila pourquoi je ne reveillonnerai plus jamais. LE REMPLACANT --Oui, Mme Bonderoi. --Pas possible? --Je--vous--le--dis. --Mme Bonderoi, la vieille dame a bonnets de dentelle, la devote, la sainte, l'honorable Mme Bonderoi dont les petits cheveux follets et faux ont l'air colle autour du crane? --Elle-meme. --Oh! voyons, vous etes fou? --Je--vous--le--jure. --Alors, dites-moi tous les details? --Les voici. Du temps de M. Bonderoi, l'ancien notaire, Mme Bonderoi utilisait, dit-on, les clercs pour son service particulier. C'est une de ces respectables bourgeoises a vices secrets et a principes inflexibles, comme il en est beaucoup. Elle aimait les beaux garcons; quoi de plus naturel? N'aimons-nous pas les belles filles? Une fois que le pere Bonderoi fut mort, la veuve se mit a vivre en rentiere paisible et irreprochable. Elle frequentait assidument l'eglise, parlait dedaigneusement du prochain, et ne laissait rien a dire sur elle. Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vous connaissez, pincee, surie, mauvaise. Or, voici l'aventure invraisemblable arrivee jeudi dernier: Mon ami Jean d'Anglemare est, vous le savez, capitaine aux dragons, caserne dans le faubourg de la Rivette. En arrivant au quartier, l'autre malin, il apprit que deux hommes de sa compagnie s'etaient flanque une abominable tripotee. L'honneur militaire a des lois severes. Un duel eut lieu. Apres l'affaire, les soldats se reconcilierent, et, interroges par leur officier, lui raconterent le sujet de la querelle. Ils s'etaient battus pour Mme Bonderoi. --Oh! --Oui, mon ami, pour Mme Bonderoi! Mais je laisse la parole au cavalier Siballe: --Voila l'affaire, mon cap'taine. Ya z'environ dix-huit mois, je me promenais sur le cours, entre six et sept heures du soir, quand une particuliere m'aborda. Elle me dit, comme si elle m'avait demande son chemin: "Militaire, voulez-vous gagner honnetement dix francs par semaine?" Je lui repondis sincerement: "A vot' service, madame." Alors ell'me dit: "Venez me trouver demain, a midi. Je suis Mme Bonderoi, 6, rue de la Tranchee. --J'n'y manquerai pas, madame, soyez tranquille." Puis, ell'me quitta d'un air content en ajoutant: "Je vous remercie bien, militaire. --C'est moi qui vous remercie, madame." Ca ne laissa pas que d'me taquiner jusqu'au lendemain. A midi, je sonnais chez elle. Ell' vint m'ouvrir elle-meme. Elle avait un tas de petits rubans sur la tete. "Depechons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer." Je repondis: "Je veux bien me depecher. Qu'est-ce qu'il faut faire?" Alors, elle se mit a rire et riposta: "Tu ne comprends pas, gros malin?" Je n'y etais plus, mon cap'taine, parole d'honneur. Ell' vint s'asseoir tout pres de moi, et me dit: "Si tu repetes un mot de tout ca, je te ferai mettre en prison. Jure que tu seras muet." Je lui jurai ce qu'ell' voulut. Mais je ne comprenais toujours pas. J'en avais la sueur au front. Alors je retirai mon casque ousqu'etait mon mouchoir. Elle le prit, mon mouchoir, et m'essuya les cheveux des tempes. Puis v'la qu'ell' m'embrasse et qu'ell' me souffle dans l'oreille: "Alors, tu veux bien?" Je repondis: "Je veux bien ce que vous voudrez, madame, puisque je suis venu pour ca." Alors ell' se fit comprendre ouvertement par des manifestations. Quand j'vis de quoi il s'agissait, je posai mon casque sur une chaise; et je lui montrai que dans les dragons on ne recule jamais, mon cap'taine. Ce n'est pas que ca me disait beaucoup, car la particuliere n'etait pas dans sa primeur. Mais y ne faut pas se montrer trop regardant dans le metier, vu que les picaillons sont rares. Et puis on a de la famille qu'il faut soutenir. Je me disais: "Y aura cent sous pour le pere, la-dessus." Quand la corvee a ete faite, mon cap'taine, je me suis mis en position de me retirer. Elle aurait bien voulu que je ne parte pas sitot. Mais je lui dis: "Chacun son du, madame. Un p'tit verre ca coute deux sous, et deux p'tits verres, ca coute quatre sous." Ell' comprit bien le raisonnement et me mit un p'tit napoleon de dix balles au fond de la main. Ca ne m'allait guere, c'te monnaie-la, parce que ca vous coule dans la poche, et quand les pantalons ne sont pas bien cousus, on la retrouve dans ses bottes, ou bien on ne la retrouve pas. Alors que je regardais ce pain a cacheter jaune en me disant ca, ell' me contemple; et puis ell' devient rouge, et ell' se trompe sur ma physionomie, et ell' me demande: "Est-ce que tu trouves que c'est pas assez?" Je lui reponds: "Ce n'est pas precisement ca, madame, mais, si ca ne vous faisait rien, j'aimerais mieux deux pieces de cent sous." Ell' me les donna et je m'eloignai. Or, voila dix-huit mois que ca dure mon cap'taine. J'y vas tous les mardis, le soir, quand vous consentez a me donner permission. Elle aime mieux ca, parce que sa bonne est couchee. Or donc, la semaine derniere, je me trouvai indispose; et il me fallut tater de l'infirmerie. Le mardi arrive, pas moyen de sortir; et je me mangeais les sangs par rapport aux dix balles dont je me trouve accoutume. Je me dis: "Si personne y va, je suis rase; qu'elle prendra pour sur un artilleur." Et ca me revolutionnait. Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays; et je lui dis la chose: "Y aura cent sous pour toi, cent sous pour moi, c'est convenu." Y consent, et le vl'a parti. J'y avais donne les renseignements. Y frappe; ell' ouvre; ell' le fait entrer; ell' l'y regarde pas la tete et s'apercoit point qu' c'est pas le meme. Vous comprenez, mon cap'taine, un dragon et un dragon, quand ils ont le casque, ca se ressemble. Mais soudain, elle decouvre la transformation, et ell' demande d'un air de colere: "Qu'est-ce que vous etes? Qu'est-ce que vous voulez? Je ne vous connais pas, moi?" Alors Paumelle s'explique. Il demontre que je suis indispose et il expose que je l'ai envoye pour remplacant. Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis elle l'accepte, comme bien vous pensez, vu que Paumelle n'est pas mal aussi de sa personne. Mais quand ce limier-la fut revenu, mon cap'taine, il ne voulait plus me donner mes cent sous. Si ca avait ete pour moi, j'aurais rien dit, mais c'etait pour le pere; et la-dessus, pas de blague. Je lui dis: "T'es pas delicat dans tes procedes, pour un dragon; que tu deconsideres l'uniforme." Il a leve la main, mon cap'taine, en disant que c'te corvee-la, ca valait plus du double. Chacun son jugement, pas vrai? Fallait point qu'il accepte. J'y ai mis mon poing dans le nez. Vous avez connaissance du reste. Le capitaine d'Anglemare riait aux larmes en me disant l'histoire. Mais il m'a fait aussi jurer le secret qu'il avait garanti aux deux soldats. Surtout, n'allez pas me trahir, gardez ca pour vous, vous me le promettez? --Oh! ne craignez rien. Mais comment tout cela s'est-il arrange en definitive? --Comment? Je vous le donne en mille!... La mere Bonderoi garde ses deux dragons, en leur reservant chacun leur jour. De cette facon, tout le monde est content. --Oh! elle est bien bonne, bien bonne! --Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale est satisfaite. TABLE MADEMOISELLE FIFI MADAME BAPTISTE LA ROUILLE MARROCA LA BUCHE LA RELIQUE LE LIT FOU? REVEIL UNE RUSE A CHEVAL UN REVEILLON MOTS D'AMOUR UNE AVENTURE PARISIENNE DEUX AMIS LE VOLEUR NUIT DE NOEL LE REMPLACANT End of the Project Gutenberg EBook of Mlle Fifi, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MLLE FIFI *** ***** This file should be named 11597.txt or 11597.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/1/5/9/11597/ Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. 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