The Project Gutenberg EBook of C'Etait ainsi..., by Cyriel Buysse This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: C'Etait ainsi... Author: Cyriel Buysse Release Date: December 1, 2003 [EBook #10346] Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK C'ETAIT AINSI... *** Produced by Marc D'Hooghe and Anne Dreze C'ETAIT AINSI ... par CYRIEL BUYSSE (traduit du Flamand par l'auteur) A MON FILS QUI CONNAIT LA FLANDRE QUI COMPREND L'ESPRIT DE LA FLANDRE QUI AIME LA FLANDRE * * * * * PREMIERE PARTIE I L'huilerie et la minoterie de M. de Beule formaient un groupe de vieux batiments, a cote d'un beau grand jardin. Un rentier du village y demeurait jadis. La maison d'habitation etait en bordure de la rue; et les batisses, qui plus tard allaient devenir une fabrique, etaient alors une sorte d'asile abritant des vieillards et necessiteux. Le grand jardin les separait de la maison du rentier, et de la rue ils avaient leur chemin d'acces. A la mort du rentier, M. de Beule avait acquis le tout. Il y installa sa fabrique, d'abord modestement, puis l'agrandit peu a peu, jusqu'a ce qu'elle absorbat toutes les vieilles maisonnettes. Pleurs et lamentations des vieillards et des indigents, ainsi contraints, a tour de role, de chercher un autre toit; mais, puisque c'etait l'inevitable, ils finissaient par se resigner. Et meme par en tirer profit. Car ceux qui avaient encore du monde jeune chez eux offraient leurs services a M. de Beule, qui, de son cote, les employait volontiers a la fabrique, de preference a d'autres. La fabrique de M. de Beule etait la seule au village, ou elle devenait un peu synonyme de lumiere et de progres. Les gens se sentaient plus de gout a travailler dans une usine mue par la vapeur, qu'a peiner dans l'un ou l'autre atelier ou la force motrice etait fournie par un cheval ou un moulin a vent. L'arrivee de cette machine a vapeur,--achetee d'occasion,--fut un evenement sensationnel pour les villageois. Jusque des environs les gens vinrent contempler la merveille. Les trois chaudieres surtout, une tres grande et deux plus petites, firent une impression enorme. Il fallut trois gros chariots et douze chevaux pour amener le tout a pied d'oeuvre. Le maitre d'ecole y etait, avec tous ses eleves, pour leur donner sur place une belle lecon de mecanique; M. le cure et son vicaire egalement, comme pour apporter leur benediction. En voyant decharger ces engins formidables, on avait l'impression d'assister a un travail surhumain. Il etait dirige par des ouvriers de la ville, qui criaient leurs ordres dans un langage que les manoeuvres villageois ne comprenaient pas toujours. D'ou des meprises dangereuses, et qui provoquaient chez les citadins des jurons effroyables, a la grande indignation de M. de Beule qui en fremissait, scandalise a cause de la presence des ecclesiastiques, et invitait les mecaniciens a moderer leurs expressions. Avec ses coups de chance et ses contretemps, le travail d'installation prit un ete; et au premier octobre enfin tout fut pret et la fabrique "tourna". Il y avait six pilons, deux jeux de meules verticales a broyer la graine et deux meules horizontales a moudre le grain. Tout cela se trouvait dans une sorte de large hangar, bas et sombre, aux noires solives. A cote, dans une salle plus claire et amenagee avec quelque coquetterie, comme pour un objet de luxe, etait installee la machine a vapeur, separee de l'huilerie par un mur aux larges baies vitrees. Par ces baies et par les fenetres au mur d'en face, du trou sombre qu'etait l'huilerie on apercevait les pelouses lustrees et la majeste des hautes frondaisons, dans le beau jardin d'agrement de M. de Beule. A six heures du matin commencait le travail. Le chauffeur ouvrait le robinet de vapeur; et lentement, avec un lourd soupir, la machine se mettait a tourner. Les engrenages mordaient, sur les poulies luisantes les courroies glissaient en s'etirant comme de grands oiseaux du crepuscule volant en cage; et les boules de cuivre du regulateur dansaient une ronde folle, pendant que l'enorme volant tracait son cercle formidable et noir contre le mur pale, pareil a une bete monstrueuse et violente, faisant de vains efforts pour echapper a sa captivite. Dans la "fosse aux huiliers" les grandes meules aussitot ecrasaient la menue graine de lin ou de colza, les six fours la chauffaient, les hommes en emplissaient les sacs de laine, les aplatissaient de la main dans les etreindelles de cuir garnies de crin a l'interieur, les mettaient dans les presses. Bientot les lourds pilons tapaient a grands coups repetes sur les coins qui s'enfoncaient, et alors, sous la pression violente, l'huile chaude commencait a couler dans les reservoirs. C'etait, sous les solives basses, un vacarme effroyable; a mesure qu'augmentait la pression, les pilons dansaient en rebondissant plus haut et plus fort sur le bois dur et coince; on ne s'entendait plus; s'il avait un mot a dire, l'homme devait le hurler a l'oreille de l'autre. Jusqu'au moment enfin ou une sonnette, apres le soixantieme coup, leur indiquait mecaniquement le temps de declencher le chasse-coin: deux a trois chocs sourds, et cela degageait toute la presse, en un ebranlement de cataclysme. Alors ils extrayaient des etreindelles les tourteaux durs comme planches, y aplatissaient d'autres sacs remplis et les remettaient dans les presses; et la danse sauvage recommencait, faisant trembler les murs et craquer les mortaises. Les hommes peinaient, manches retroussees, tout luisants de graisse et d'huile. Une odeur fade flottait en buee sous le plafond bas et sombre et le sol etait gluant, comme s'il eut ete enduit de savon. Bientot aussi le meunier etait a l'ouvrage; et au pesant vacarme des pilons, le moulin melait son tic-tac saccade et rageur. Parfois les deux moulins a ble marchaient en meme temps; alors la charge devenait trop forte pour la machine, dont le regulateur ralenti laissait pendre ses lourdes boules de cuivre, comme des tetes d'enfants fatigues. En vain le chauffeur bourrait-il de charbon son foyer; le moteur essouffle n'en pouvait plus. Il fallait que le meunier finit par lui retirer une des meules; et aussitot la machine reprenait haleine et faisait tournoyer ses boules de cuivre, comme en une ronde folle de joyeuse delivrance. Puis tout se regularisait et le travail continuait en une monotonie sans fin. A huit heures, les ouvriers avaient trente minutes de repit pour dejeuner. Lorsque le temps etait beau, ils mangeaient leurs tartines dans la cour de la fabrique, alignes contre le mur crepi a la chaux blanche. Ranimes par l'air pur du matin, ils echangeaient des propos enjoues. A huit heures et demie, les pilons se remettaient a bondir et cela durait alors jusqu'a midi, avec la seule distraction de la goutte de genievre que leur apportait vers dix heures Sefietje, la vieille servante de M. de Beule. C'etait un moment exquis. On avalait l'alcool d'une lampee et sentait sa chaleur descendre jusqu'au fond du corps. Pour sur, ca vous descendait plus bas que l'estomac. Ils en etaient tout ragaillardis et la plupart, dans la trepidation des pilons, allumaient vivement une pipette ou se bourraient la bouche d'une chique de tabac. Parfois meme, au milieu du vacarme, on entendait une chanson. Dommage qu'on ne vous donnait jamais qu'un seul petit verre. Comme un deuxieme vous aurait fait du bien! A midi la machine s'arretait et ils allaient dejeuner. Certains d'entre eux demeuraient assez loin de la fabrique, et il leur fallait se depecher pour etre de retour a une heure. Ceux qui restaient plus pres avaient parfois le temps de faire une petite sieste. A deux ou trois qui habitaient trop loin, leur femme ou leurs enfants apportaient le manger dans une gamelle qu'ils tenaient au chaud sur le foyer des presses. Une heure, et les pilons de recommencer leur danse sauvage. A quatre heures, les hommes avalaient encore une tartine en buvant du cafe clair; puis les pilons reprenaient leur vacarme assourdissant et monotone jusqu'a huit heures, avec une nouvelle lueur de joie lorsque, sur le coup de six heures, Sefietje leur apportait la goutte du soir. Ces fins de journee etaient souvent d'une accablante melancolie. Le soir tombait; de grandes ombres fauves se glissaient sous les poutres massives du plafond bas; et par les larges baies de la salle des machines, les ouvriers voyaient le soleil couchant dorer les pelouses et les grands arbres du beau jardin de M. de Beule. Une sorte de tristesse nostalgique se lisait dans leurs yeux fatigues. Ils ne fredonnaient plus de chansons; ils ne parlaient plus. Ils se mouvaient plus lentement, comme des ombres, sous l'ouragan continu des coups. Bientot une ouvriere venait allumer les lampes, de simples lampes a petrole qui fumaient et dont la flamme vacillante dansait au choc des pilons. Alors tout semblait prendre un aspect etrange, s'impreciser comme si le travail s'achevait dans une atmosphere irreelle de cauchemar. Les enormes meules verticales, toutes luisantes d'huile, se pourchassaient l'une l'autre en une ronde obstinee et sans fin; les pilons dansaient une sarabande de spectres; et les fournaises ouvertes montraient des gueules rouges, qui lentement se ternissaient de cendre, comme des feux de bivouac abandonnes. Les ouvriers secouaient la poussiere de leurs vetements et rabattaient leurs manches de chemise sur les poignets. Ils donnaient un coup de balai aux dalles autour des presses; et enfin tintait dans la salle des machines la sonnette de delivrance, qui marquait le bout de l'interminable journee de labeur. Progressivement, le moteur ralentissait sa marche. Les pilons immobilises restaient suspendus a des cables solides; le ronron des engrenages s'assourdissait; les courroies diligentes qui tout le jour avaient vole comme des oiseaux nocturnes sur les poulies luisantes, s'arretaient avec un craquement collant, en une tension derniere. Les boules du regulateur se repliaient sur leurs axes; le monstrueux volant se figeait contre le mur; le robinet de vapeur, dans un dernier soupir, rendait l'ame. En hate on eteignait les lampes; et, dans un flic-floc de sabots, leur gamelle et leur bissac a la main, les ouvriers rentraient au logis. Reste le dernier, le chauffeur, a grandes pelletees de charbon mouille et de cendre, couvrait le foyer des chaudieres et s'en allait fermer les portes. La journee de travail etait finie. II Regulierement, neuf hommes etaient occupes dans l'huilerie et la minoterie. Bruun, le chauffeur, se considerait un peu comme leur chef. C'etait un homme entre deux ages, aux traits fins et a la belle barbe noire. Assez bon mecanicien, il etait intelligent et debrouillard, mais il avait un caractere hargneux, difficile; cause de grabuge, parfois, parmi les autres ouvriers. Mefiant envers tout le monde, il avait la mauvaise habitude d'ecouter aux portes et d'epier par le trou des serrures. Avec cela fort envieux et d'un temperament tres amoureux; quoique marie, la terreur des ouvrieres, principalement de Zulma, surnommee "La Blanche", qu'il excedait de ses assiduites. Par ordre d'importance venait ensuite Berzeel, le plus age des "huiliers". Au fond, toute l'importance de Berzeel, c'etait d'avoir ete le premier ouvrier embauche par M. de Beule. Un petit bougre d'une cinquantaine d'annees, la mine insolente et infirme d'une jambe, qu'il levait haut a chaque pas, comme s'il franchissait un obstacle. Cette patte folle, comme disaient les autres, etait le resultat d'une rixe violente au couteau, ou Berzeel, jadis, avait mordu la poussiere. Le soir d'un dimanche, on l'avait ramasse, ainsi arrange, a moitie mort, devant un cabaret. De memoire d'homme Berzeel avait toujours ete un farouche batailleur. Doux comme un agneau et diligent comme pas un, tant qu'il etait a jeun et n'avait pas un sou en poche, il travaillait toute la semaine sans presque lever les yeux ni prononcer un mot; mais a peine avait-il touche sa paye du samedi et echange ses frusques de misere contre le beau costume du dimanche, qu'il devenait soudain un autre homme, un diable incarne, en verite. En semaine il logeait avec son frere chez un des petits locataires de M. de Beule; mais son domicile etait a un autre village, assez eloigne de la fabrique, et c'etait la qu'il se rendait chaque samedi, pour y finir la semaine. Ce jour-la il avait la permission de quitter la fabrique quelques heures avant les autres ouvriers. Il partait a pied, pipe au bec, baton a la main, casquette sur l'oreille, par les belles campagnes amples et luxuriantes. Il avait le sourire, ses yeux brillaient, il lancait un jet de salive a droite, a gauche, comme s'il y eut eu en lui surabondance de seve. C'etait delicieux d'aise, de liberte, de legerete apres cette longue semaine de sombre emprisonnement dans la "fosse"; mais la route etait longue et la patte folle vite lasse; aussi, pour ne pas aller trop loin d'une seule traite, s'arretait-il bientot devant un petit cabaret, ou il entrait prendre une goutte et quelques minutes de repos. Il avait son argent en poche; il le sentait dans son gousset comme une presence chaude et vivante. Pour qui donc aurait-il en besoin de se gener? il sirotait sa goutte; et, comme c'etait bien bon, il en prenait encore une; et parfois une troisieme, jusqu'a ce qu'il fut completement retape. Alors il partait, avec la ferme intention de ne plus s'arreter avant son cher village. Mais, en route, la patte folle se fatiguait de nouveau; et puis, il y avait la, le long du chemin, d'autres petits caboulots dont il connaissait trop bien les gens, qui le prendraient en mauvaise part, s'il passait sans entrer: bref, d'un cabaret dans l'autre, il se saoulait abominablement, au point de s'effondrer devant une porte ou sous une table. Des lors, il n'etait plus question de marcher. On le ramassait; on attendait le passage d'un camion ou d'une carriole; on le hissait dans le vehicule; et c'etait ainsi qu'il arrivait chez lui, inerte, tel un colis qui, apres des peripeties variees, parvient finalement a destination. Meme s'il pouvait dormir, le sommeil, non plus que le repos dominical, ne parvenaient a le dessouler. Au contraire. L'enorme quantite d'alcool qu'il avait absorbee continuait de bouillonner et fermenter en lui; malgre les supplications de sa soeur, avec laquelle il demeurait, de grand matin il repartait, soi-disant pour aller a la messe, mais en realite pour recommencer a boire dans les caboulots des abords de l'eglise. Comme il avait l'alcool mauvais, il cherchait noise, se battait, ne rentrait ni pour le repas de midi, ni pour celui du soir; et generalement il fallait que sa soeur allat le chercher de nuit dans les assommoirs et s'estimat heureuse lorsqu'elle parvenait, avec des peines inouies, a le ramener enfin sous leur toit. Il y cuvait sa saoulerie dans un sommeil de brute pendant dix a douze heures, si bien qu'il n'etait pas a son ouvrage a la fabrique le lundi matin; le plus souvent il n'y revenait qu'au cours de l'apres-midi, et parfois meme le mardi matin, la face tumefiee, les yeux lui sortant de la tete, puant le genievre a dix metres, meconnaissable, au point qu'on eut dit un autre homme. M. de Beule et son fils roulaient alors des yeux terribles, mais sans trop oser lui en dire; Berzeel, de son cote, l'oreille basse, la mine honteuse, cherchait une vague excuse, promettait de ne plus recommencer. Il se mettait a l'ouvrage et toute la semaine travaillait en bete de somme; et, le samedi suivant, on voyait d'avance s'allumer dans ses yeux la lueur folle de nouvelles orgies. Aux presses, a cote de Berzeel, se trouvait Pierken, son frere. Pierken ne ressemblait en rien a Berzeel; jamais on ne se serait doute qu'ils etaient freres. Pierken etait petit, rond et gras, avec des joues poupines et roses, luisantes comme des pommes mures. Il ne buvait jamais d'alcool, sauf la traditionnelle goutte du matin et celle du soir apportees par la vieille Sefietje. Il faisait des economies. Le dimanche, au lieu d'aller au cabaret comme Berzeel, il restait bien tranquillement chez lui, a lire son petit journal d'un sou. Il y puisait une forte dose de connaissances et de sagesse; peu a peu, sans qu'il s'en rendit bien compte, se developpait en lui une intelligence rudimentaire des grandes questions sociales touchant les rapports entre le Capital et le Travail. Cela le troublait profondement, le rendait parfois inquiet et mecontent. Il apportait la petite feuille a la fabrique; pendant le repos du matin et de l'apres-midi, il en lisait a haute voix des passages aux autres ouvriers et leur demandait ce qu'ils en pensaient. En lui vivait une conscience obscure d'injustice subie, de duperie; le sentiment aigu que lui, et aussi les autres, ne recevaient pas l'equivalent de ce qu'ils produisaient par leur travail. Pourquoi etait-ce ainsi? Et pourquoi devrait-il en etre ainsi, toujours? Pourquoi M. de Beule et son fils, qui travaillaient seulement lorsqu'il leur plaisait de travailler, pouvaient-ils vivre dans le luxe et l'abondance, alors qu'eux, les pauvres bougres, devaient trimer chaque jour, du matin au soir, toute leur vie, sans aucun espoir de gagner jamais autre chose que leur miserable pain quotidien? Ce probleme accablant, que Pierken ruminait constamment, le rendait bien souvent morose et triste. Cela ne se traduisait pas en mauvais vouloir ni esprit de revolte; mais Pierken etait mecontent, toujours et en toute chose mecontent de son sort; et il s'acquittait de son travail uniquement par contrainte, sans la moindre satisfaction ni joie. Pour rien au monde il ne serait reste a son etabli une minute de plus qu'il n'etait strictement necessaire. Le samedi, lorsqu'il recevait sa paye, a peine grommelait-il un sourd merci, estimant que c'etaient plutot les maitres qui avaient a le remercier, en raison de la valeur considerable qu'il leur avait fournie en travail, pour la misere qu'ils lui donnaient en retour. M. de Beule et M. Triphon, son fils, n'aimaient pas du tout Pierken et plus d'une fois il avait ete question de le renvoyer. Ils hesitaient encore par egard pour Berzeel, qui etait un excellent ouvrier quand il n'avait pas bu; mais M. de Beule lui avait defendu sur un ton peremptoire d'apporter a la fabrique ce sale petit canard et d'en lire des passages a haute voix pendant les repos du matin et de l'apres-midi. Aupres de Pierken se trouvait Leo. Age de quarante ans, Leo etait trapu, rable et fort comme un petit taureau. Parfois, durant des demi-journees, il se renfermait dans un mutisme concentre et morose, pour en sortir brusquement, en une explosion de cris, de rires, d'exclamations, dont toute la fabrique retentissait. Lorsqu'il etait dans un de ces moments de capricieux silence, il valait mieux le laisser a sa lubie, sinon on avait bien vite maille a partir avec lui; et lorsqu'il etait dans une de ses heures folles, il etait preferable de s'ecarter de son chemin, car il vous aurait renverse, rien que pour le plaisir de vous voir par terre et de danser la gigue autour de vous. En realite, de tous les ouvriers de la fabrique, il etait le plus fort, le meilleur, le plus agile et le plus endurant. Et, comme il le savait tres bien, il supportait assez mal que Pierken, par exemple, qu'il considerait comme un feignant, prit de ces airs de superiorite intellectuelle et se posat un peu en chef spirituel de l'equipe grace a ces blagues qu'il cueillait dans son petit canard. Leo etait l'homme dont on avait toujours besoin quand il s'agissait d'une besogne exigeant une grande celerite et une force physique peu ordinaire. Dans ces cas-la, d'ordinaire, on lui demandait son aide comme une faveur, et rarement en vain, car il etait fier de sa force et de son adresse. Si le hasard voulait qu'il fut dans une de ses heures renfrognees, il acquiescait d'un simple signe de tete sans prononcer un mot; mais s'il etait dans une de ses heures folles, il repondait par une sorte de cri effroyable, un "oui" qui se decomposait en "Oooo ... uuuuu ... iiiii ...", un long rugissement rauque et tellement sonore qu'il dominait entierement le vacarme effrene des pilons et, a travers le jardin, allait retentir jusque dans la maison: M. de Beule en sursautait ses registres et parfois accourait avec effarement demander a la fabrique quel malheur etait arrive. Les hurlements sauvages et sans motif mettaient le patron hors de lui; mais au moment ou il arrivait en trombe, c'etait generalement fini; et il devait se contenter de vagues menaces contre ceux qui se conduisaient comme des betes fauves et meriteraient d'etre enfermes dans une cage, ou une maison d'alienes. M. de Beule et son fils,--surtout son fils,--n'aimaient pas du tout Leo, qu'ils consideraient comme une brute dangereuse. Mais ils se seraient bien gardes de le renvoyer: il faisait l'ouvrage de deux! Apres Leo, Poeteken. Il etait bon que le delicat Poeteken eut sa place a cote du vigoureux Leo, car l'aide du fort suppleait bien des fois a l'insuffisance du faible. Poeteken etait tres petit, tres noir, tres maigre. On eut dit un gnome, et chaque fois il lui fallait se dresser sur la pointe des pieds pour atteindre le cable de son pilon. Tout de meme, il etait plus resistant qu'on aurait pense a premiere vue. Il etait bien proportionne, sous un tout petit format, mais sans tares apparentes et il faisait son travail comme les autres. C'etait un petit homme silencieux, tres renferme, avec de grands yeux pensifs. La plupart du temps il ne disait rien, mais parfois il etait bien oblige de sourire malgre lui aux farces de Leo et des copains; et alors son petit visage s'animait soudain d'une vie intense, et ses yeux brillaient d'une passion ardente. Cette passion etait reellement en lui, profonde et cachee. Poeteken, le nabot, le gosse, le petit bout d'homme etait serieusement epris d'une des ouvrieres de la fabrique: Zulma, surnommee "La Blanche", la pauvre albinos, blanche de cheveux, blanche de sourcils, blanche de tout, celle que Bruun, le chauffeur, s'efforcait de "chauffer". Les autres ouvriers s'egayaient follement de ces surprenantes amours. Ils ne rataient jamais une occasion de s'en amuser; les enfants, disaient-ils, s'il en naissait d'une telle union, seraient mouchetes, blanc et noir, comme des chiots. Poeteken souriait, laissait dire, ne repondait rien a ces allusions d'ailleurs sans mechancete. Seul, Bruun, mauvais, ne supportait pas les familiarites de Poeteken a l'egard de "La Blanche". D'une jalousie feroce, il les epiait sans cesse: lorsqu'ils se trouvaient a proximite l'un de l'autre, on le voyait guetter par des trous de serrure et des fentes de porte, en poussant de sourdes exclamations: "Comment est-il possible, une si belle femme avec ce mal foutu!" A cote de Poeteken se trouvait Free, bon geant aux epaules carrees, a la poitrine fortement bombee. Avec son apparence herculeenne, il etait en realite d'une sante plutot chancelante, car il souffrait beaucoup de l'asthme. On le voyait parfois haleter a son etabli, comme un poisson hors de l'eau. Cela durait souvent des jours entiers, ou il faisait triste figure. Mais, la crise passee, il semblait renaitre a la vie; et alors il n'y avait pas d'homme plus amusant, plus spirituel dans toute l'equipe. Surtout avec les femmes il etait drole. Non pas qu'il leur fit la cour le moindrement; mais il savait dire, d'un air tranquille et souriant, des choses d'un cynisme effarant, qui empourpraient le visage des ouvrieres, pendant que les hommes se tordaient de rire. En general les femmes le haissaient. Elles ne l'appelaient jamais autrement que "le grand voyou" et ne se genaient pas pour lui jeter ce nom a la face. Alors Free souriait calmement dans sa barbe rugueuse et, d'un seul mot bien tape, les faisait fuir comme si c'eut ete le diable. Et chaque fois que Sefietje apparaissait, matin et soir, avec la bouteille de genievre, c'etait toute une scene: Free, grand amateur d'alcool, ne pouvait neanmoins s'empecher de lutiner la vieille fille, qui, regulierement, essayait de se venger en ne remplissant pas son verre jusqu'au bord. Free faisait semblant de ne rien voir, mais ne touchait pas a sa goutte. --Allons, grand voyou, buvez, je n'ai pas de temps a perdre, grommelait Sefietje. --Est-ce qu'il est deja plein? s'ecriait Free en faisant l'etonne. Il se baissait, regardait le verre avec la plus grande attention; et alors c'etait la plaisanterie habituelle: --Sefietje, ma fille, faut pas te gener. Ca m'est egal qu'il n'y ait rien au fond du verre, mais soigne le dessus, hein ... Remplis-le bien en haut, ca me suffit. Les ouvriers se tordaient; et, malgre sa mauvaise volonte evidente, Sefietje etait bien forcee de remplir le verre jusqu'au bord avant que Free consentit a y poser les levres. --C'est bon, Free? ricanaient les hommes. --Comme du sucre! repondait Free en rendant le verre vide a la servante avec un claquement des levres. Avec Free voisinait Fikandouss-Fikandouss. Quand et pourquoi on lui avait donne ce sobriquet, nul ne savait. De son vrai nom il s'appelait Feelken, mais tout le monde disait Fikandouss-Fikandouss; et lui-meme aimait a repeter le mot et a l'appliquer, non seulement a sa propre personne, mais a un tas de choses qui n'avaient rien a voir avec lui. Si, par exemple, il voyait Poeteken dans un coin en conversation avec "La Blanche", il criait "Fikandouss-Fikandouss". A l'entree de Sefietje avec sa bouteille, matin et soir, c'etait "Fikandouss-Fikandouss". Tout etait "Fikandouss", et Fikandouss lui-meme s'amusait enormement de ce mot qui ne voulait rien dire et qui disait tout, parce qu'il etait applicable a tout et a chacun. En presence d'un etranger, qui par hasard lui en demandait le sens, sa joie etait au comble; il etait secoue d'une veritable crise de rire. Aux yeux des autres il passait pour legerement maboul. Il lui arrivait de chanter a tue-tete, pendant des heures, en plein vacarme des pilons. A d'autres moments, il se renfermait dans un mutisme maussade, un peu comme Leo. Il semblait alors porter le poids de graves soucis; et parfois il pleurait, sans qu'il fut rien arrive et sans que personne comprit pourquoi. Si on lui en demandait la raison, si on insistait, il pretendait souffrir de violents maux de tete. Certaines fois, comme Free, il avalait sa goutte avec delice en disant que ca passait comme du sucre; d'autres jours il la refusait obstinement, et la passait a Free, qui le benissait pour ce bienfait et lui promettait des jouissances divines dans un monde meilleur. Personne ne comprenait tres bien le fond du caractere de Fikandouss. Il etait etrange et deconcertant. Par exemple, dans son attitude vis-a-vis des femmes, il vous deroutait absolument. Ou bien il ne les regardait meme pas, ou il se precipitait sur elles, comme pour les violenter. C'etait pure bouffonnerie, d'ailleurs. Il recevait une gifle et se sauvait, avec un rire, disant que c'etait "Fikandouss-Fikandouss". Et, enfin, dernier de la longue rangee, se tenait Ollewaert, le petit bossu. Court sur pattes, il portait toujours un pantalon trop long et trop large, qui lui retombait sur les pieds. Sa bosse s'avancait presque en pointe, et son visage presentait comme une autre bosse en reduction: l'enorme chique de tabac eternellement pressee contre l'une ou l'autre de ses joues. Les bossus sont mechants, dit-on couramment; mais il n'etait pas mechant du tout; bien au contraire, la bonte meme. Quoi qu'on lui fit, il ne se fachait jamais. C'etait une manie habituelle chez ses camarades, en passant de lui tapoter sa bosse; une autre taquinerie, de presser du doigt la joue a la chique, pour que le jus de tabac lui coulat sur le menton. Il ne s'en fachait pas. Jamais il ne se fachait. Il vous regardait en souriant, comme pour dire: "Allez-y, si ca vous amuse; moi, ca m'est egal." Il n'avait qu'un vice: il buvait trop. "Il se noierait dans le genievre; il est encore pis que Free!" disaient les autres. Et, en effet, Ollewaert etait fou d'alcool et pret a toutes les bassesses pour en avoir. Non seulement il troquait regulierement sa tartine de quatre heures contre la goutte de six heures d'un des autres ouvriers (il appelait ca "avaler une tartine de goutte"), mais il acceptait parfois des paris crapuleux pour gagner un petit verre de rabiot. Par exemple, M. Triphon avait un petit chien noir plein de puces, qui suivait son maitre a la fabrique et s'attardait parfois dans la "fosse aux huiliers", ou il recoltait quelques bribes. Les ouvriers, en jouant avec le chien, lui grattaient le poil du devant et du dos. Ils attrapaient quelques puces et disaient a Ollewaert: --Ollewaert, je te donne ma goutte si je peux y mettre trois puces de Kaboul. --Donne! repondait Ollewaert sans hesiter. Les trois animaux plonges dans le verre, Ollewaert le vidait d'un trait, sans sourciller. L'equipe partait d'un rire formidable en se tapant les cuisses. Ces exces d'alcool lui etaient d'ailleurs fatals. Periodiquement, Ollewaert etait pris de crises d'epilepsie. D'un coup brusque parfois, sans que rien trahit l'approche de la crise, il s'effondrait a son etabli en des convulsions terribles. Ses yeux se revulsaient; ses machoires serrees pressaient le jus de chique qui lui coulait des levres en une mousse brunatre; ses poings tremblants se crispaient. On lui aspergeait le visage d'eau froide; on lui desserrait de force, souvent avec une lame de fer, les mains et les machoires; et, generalement, au bout de quelques minutes, il se relevait et reprenait son travail, un peu pale encore et fremissant, avec des yeux inquiets et fuyants. Bientot il n'y paraissait plus; apres s'etre secoue comme un chien qui sort de l'eau, il se calait la joue d'une nouvelle chique, puis s'absorbait dans son travail. Pendant le reste du jour, alors, il restait d'ordinaire un peu taciturne et comme mate. Ainsi s'alignait, dans la penombre et le vacarme, la lourde equipe des presses, avec les elements divers qui la composaient. C'etait un petit monde a part dans la fabrique; une sorte de republique avec ses lois et ses usages propres ou, malgre les sympathies et les antipathies personnelles, regnait un esprit de solidarite professionnelle qui pouvait prendre a l'occasion un caractere presque hostile a l'egard des autres ouvriers. Par exemple, les "huiliers" n'etaient pas toujours fort aimables envers Pee, le meunier, que l'on voyait occupe a l'autre bout de l'atelier, aupres de ses meules grincantes. Un peu jaloux de lui, ils ne supportaient pas tres bien cette espece de pierrot sec, qui etait tout blanc de farine, alors qu'eux luisaient de graisse et d'huile. Ressentiment analogue a l'egard des deux charretiers, qui venaient la deposer ou prendre leur chargement. Mais ils en voulaient surtout a Bruun, le chauffeur, et a Miel et Siesken, les deux aides aux meules verticales, qu'ils appelaient les "cabris". Pour eux, Bruun etait tout simplement un flemmard. Ils avaient la conviction intime qu'il n'en fichait pas une secousse, parce que, au fond, il n'avait rien a faire. Une machine a vapeur, voyons, ca travaillait tout seul: son unique besogne consistait a ne pas laisser s'eteindre le foyer; et pour le reste il pouvait flaner, espionner, poursuivre "La Blanche" de ses assiduites degoutantes. On ne se genait pas, a l'occasion, pour lui clouer le bec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu a des scenes violentes. Bleme de rage concentree, Bruun se defendait, essayait de leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilite signifiait la conduite d'une machine a vapeur. Mais ils lui riaient au nez; et ils le defiaient de prendre leur place a l'une des presses et de fabriquer un tourteau de colza ou de lin presentable. Pee quittait ses moulins a farine pour se meler a la dispute; et, a leur tour, arrivaient les "cabris" demander en ricanant aux "huiliers" s'ils seraient capables de les remplacer au gros travail des meules a broyer. Siesken, l'aine des deux "cabris", etait le plus vindicatif, avec sa drole de face poupine a barbe blonde et ses yeux tres bleus, qui luisaient d'un eclat froid de porcelaine. D'une rare insolence, la discussion avec lui degenerait tres vite en rixe, ce qui tournait presque toujours au desavantage de Siesken, qui n'etait guere de taille a se mesurer avec des bougres comme Berzeel, Free ou Leo. Avec Miel, le second "cabri", on s'y prenait d'une autre facon. Miel etait le fils de Bruun et, par cela seul, deja antipathique a presque tout le monde; mais, en outre, il etait begue et d'une stupidite telle qu'il etait presque impossible de ne pas se payer sa tete. Quelque chose d'enorme, d'incroyable, cette stupidite de Miel. Rien qu'a le regarder, on eclatait de rire. Il avait un doigt de front sous une calotte de cheveux drus, et deux petits yeux idiots, trop rapproches du nez, ce qui donnait l'impression constante qu'il louchait. On pouvait lui faire avaler les bourdes les plus invraisemblables; mais lui-meme parlait tres peu, probablement parce que la fonction cerebrale chez lui etait reduite a sa plus simple expression. Une des blagues courantes consistait a lui parler du temps qu'il etait au service militaire. Jamais il n'avait pu dire au juste a quelle arme il appartenait, ni dans quelle ville il avait ete en garnison. On lui faisait subir un petit interrogatoire: --Dis donc, Miel, a quel regiment etais-tu? --Ah ... aah ... dans ... l'infanterie, sais-tu...., begayait Miel, toujours candide et sans malice. --Oui, mais ... dans quel pays, Miel? --Ah ... aah ... ca etait loin d'ici, sais-tu.... --Et quelle langue est-ce qu'on parlait la-bas, Miel? --Ah ... aah ... ca je ne comprenais pas, sais-tu.... Un silence. On lui jetait des coups d'oeil en ricanant. Alors, l'un ou l'autre, generalement Leo ou Free, s'approchait de lui, le regardait bien en face et brusquement lui lachait en plein visage: "Espece de veau!" Interloque, Miel se reculait; et, apres vingt repetitions de la meme farce, ne comprenant pas encore qu'on se payait sa tete, il repondait: --Ah ... aah ... pourquoi me le demandez-vous donc? III A l'autre bout de la fabrique, assez loin de la "fosse aux hommes" et separe par une cour interieure, se trouvait, dans un batiment a part, l'atelier des femmes. Elles etaient six et, du matin au soir, ne faisaient autre chose que coudre et reparer des sacs. Natse etait la plus agee. Elle devait etre tres tres vieille, mais nul ne connaissait exactement son age, qu'elle-meme ignorait. On avait commis une erreur, a l'etat civil du village, a "l'epoque francaise". Elle avait eu une soeur, plus jeune ou plus agee qu'elle (Natse ne savait pas au juste), morte en bas-age, et qui portait le meme prenom. D'ou confusion et erreur. Jamais on ne put savoir avec certitude si Natse etait portee comme morte ou comme vivante sur les registres. N'importe, la Natse vivante devait avoir ete bien belle dans sa jeunesse. Aujourd'hui encore, malgre son grand age, elle avait conserve des traits d'une finesse et d'une purete remarquables, a peine ravages par les profondes rides des annees. Le nez avait garde une ligne tout a fait gracieuse, les sourcils s'arquaient sans defaillance, et les dents etaient restees absolument intactes. Natse repetait avec complaisance qu'elle n'avait jamais su ce qu'etait le mal de dents. Mais le corps etait tout ratatine. La, les annees de dur travail avaient accompli leur oeuvre. Tant que Natse demeurait assise on ne s'en apercevait guere, mais des qu'elle se mettait debout et commencait a marcher, on eut dit d'un bateau qui penche et louvoie. Ses compagnes, les jeunes surtout, s'en moquaient parfois, ce dont Natse etait tres vexee. "Lorsque vous aurez mon age, vous aussi marcherez de travers", bougonnait-elle. Mais aussitot qu'elle entamait ce chapitre, les autres l'agacaient de plus belle. L'incertitude de Natse touchant son age offrait matiere aux plaisanteries, qui allaient leur train: --Mais enfin, Natse, quel age as-tu au juste? demandaient-elles en ricanant. --L'age que le bon Dieu m'a donne, repondait Natse d'un air pince et peremptoire. Certains jours, les autres s'en tenaient la. Parfois, au contraire, elles s'amusaient a la pousser: --Oui ... l'age que le bon Dieu t'a donne...; tout ca c'est bel et bien, Natse; mais n'est-ce pas a ta soeur plutot? En somme, tu ne sais pas au juste si tu es vivante ou morte! --Vous etes des chipies! grondait Natse; outree. Et elle fondait en larmes. Elle pleurait beaucoup, pour la moindre chose et, souvent, sans raison aucune. Elle pleurait parce que la vie pour elle etait si dure; elle pleurait parce qu'elle etait si pauvre; elle pleurait parce qu'elle etait si vieille, et aussi parce qu'elle ne savait pas au juste a quel point elle etait vieille. C'etait stupide et odieux, de la part des autres, de pretendre qu'elle ne pouvait pas savoir si elle etait vivante ou morte; elles ne le disaient que pour la tourmenter, elle le comprenait fort bien; et, pourtant, cette sotte idee la chagrinait, l'obsedait, la rendait parfois tres malheureuse. Elle habitait seule avec son vieux frere infirme dans une toute petite bicoque que lui louait M. de Beule; en dehors de son travail a la fabrique, elle avait encore a s'occuper de lui. C'etait bien dur. C'etait presque au-dessus de ses forces. Elle le faisait neanmoins, tant bien que mal, pour ne pas l'abandonner a des etrangers, et surtout ne pas devoir l'envoyer a l'hospice des vieillards, qui etait l'epouvante de toute leur vie. Apres Natse venait Mietje Compostello. Sa lointaine origine espagnole se trahissait dans toute son apparence. Elle avait la peau bistree, les cheveux noirs, les sourcils epais et des yeux comme du velours. De tres vieilles personnes, qui avaient connu sa grand-mere, affirmaient que celle-ci etait noire comme une Mauresque. Mietje avait une voix sourde et caverneuse et parlait toujours tres lentement, comme si les mots ne s'echappaient qu'avec effort de ses levres bleuatres. Ce qu'elle disait d'ailleurs etait rarement enjoue ou frivole. Mietje etait une nature chagrine et pessimiste qui predisait souvent des calamites pretes a fondre sur ce monde perverti. Elle etait tres devote, d'une intolerance presque fanatique et parlait volontiers du Petit Homme de La-Haut, qui ne manquerait pas de chatier les pecheurs et les pecheresses. Mietje eut ete bien surprise et indignee si quelqu'un lui avait dit qu'il etait profane de parler aussi familierement du bon Dieu. Dans sa pensee, elle vulgarisait l'image du Seigneur, uniquement pour le rendre plus visible et, pour ainsi dire, palpable. Mietje etait agee de soixante ans et n'avait jamais songe a se marier. Et elle aussi, comme Natse, habitait avec son frere, qui etait garcon de ferme; et le meme effroi de l'avenir, qui torturait Natse, les hantait: l'hospice des vieillards! Il y avait ensuite Lotje, personne ronde comme un tonnelet et dodue comme une pelote. A la voir pour la premiere fois on eut certainement cru qu'elle devait trop bien manger et boire. Luxe interdit, helas! a Lotje, la pauvre! Son embonpoint etait maladif. Tout, chez elle, tournait en graisse, une graisse adipeuse et malsaine. Elle etait agreable de visage, avec ses yeux expressifs et sa bouche souriante. Sourire auquel, par malheur, il manquait des dents: souvenir des coups qu'elle avait recus de son pere, lorsque, a peine agee de dix-huit ans, elle s'etait laissee seduire par un galant. Un enfant lui etait ne, et, depuis lors, Lotje avait vecu pour ainsi dire en marge de la vie normale. Elle n'avait cesse de sentir peser sur elle cette faute premiere et unique, et il lui en resta a jamais un obscur fremissement de honte; en toute chose elle devint humble et discrete, se contentant d'un tout petit peu de joie et de bonheur, qu'elle ne parvenait pas toujours a s'assurer. Elle vivait avec sa vieille mere et sa fillette et a elles trois, avaient bien de la peine a joindre les deux bouts. Apres Lotje, Zulma, "La Blanche". Elle avait une jolie taille, mais, pour le reste, offrait la laideur navrante d'une desheritee: petits yeux chassieux et rougeatres, cheveux blancs, sourcils blancs, cils blancs, teint blanchatre sans couleur. D'un caractere craintif et timide, il semblait y avoir dans son etre intime des abimes de melancolie. Elle parlait peu et riait rarement, comme pour eloigner d'elle toute attention. Les hommes lui causaient une peur extreme et tout le monde avait ete ebahi le jour ou l'on avait appris ses relations avec Poeteken. Peut-etre se croyait-elle plus en surete aupres du faible Poeteken. Un avorton comme lui serait moins moqueur que les grands et les forts. Peut-etre aussi etait-ce la force du contraste: l'attrait irresistible de tout ce blanc pour tout ce noir. On en jasait dans la fabrique et elle en etait toute bouleversee. Elle evitait autant que possible le contact des autres hommes; et pour Bruun, le chauffeur, qui la harcelait sans cesse de ses propositions ignobles, elle eprouvait une aversion et une terreur indicibles. En plus du ravaudage des sacs sa besogne consistait a garnir et allumer les lampes a petrole et a faire le lit au-dessus de l'ecurie, ou couchait a tour de role un des charretiers. Trente ans et orpheline. Elle habitait en pension chez des bigotes, deux petites vieilles qui tenaient une mechante boutique de mercerie et bonbons, dans une ruelle du village. A cote de "La Blanche" etait assise Sidonie. C'etait la beaute de la fabrique. Elle avait vingt ans, des joues vermeilles, d'admirables cheveux chatains et des yeux a la fois tres doux et pleins de vie. Cette beaute et cette fraicheur etonnaient comme un miracle dans l'oppressante claustration de la fabrique. On eut dit une belle fleur saine dans une sombre cave. M. de Beule avait longtemps hesite avant de l'accepter a l'usine. "C'est une petite demoiselle", avait-il dit avec mauvaise humeur a sa femme, lorsque la jeune fille etait venue se presenter. Mais Sidonie possedait l'appui d'une amie de Mme de Beule et cette circonstance avait a la fin, non sans peine, fait pencher la balance en sa faveur. Sidonie, en effet, faisait l'impression d'une personne elegante au milieu de ces femmes fletries par le labeur. Elle y apparaissait comme un objet de luxe, une jolie chose depaysee. Les autres la jalousaient un peu. Elles en voulaient a sa jeunesse, a sa fraicheur, a ce soupcon de coquetterie, dont elle aimait a se parer. Elle ne portait jamais l'accoutrement terreux et sale de toutes les autres; dans sa mise, il y avait toujours un rien qui la distinguait: un bout de ruban, un noeud, une couleur, qui mettait une note vivante, qui souriait. Cela offusquait les autres. Elles l'excluaient parfois de leurs confidences, avaient pour elle de vagues secrets, a mots couverts parlaient d'histoires, sans qu'elle fut au courant. Elles la traitaient a part, sans hostilite formelle, mais aussi sans amenite; et les hommes, qui la detestaient franchement, sans doute parce qu'ils n'avaient aucun succes aupres d'elle, parfois l'appelaient "madame", en ricanant. Madame...! Il y avait encore une autre raison a ce titre qu'ils lui donnaient; et c'etait surtout cette raison-la qui excitait la colere sourde, la jalousie et le mepris des autres femmes. C'etait a cause de M. Triphon, le fils de M. de Beule ... Chaque jour, M. Triphon, ainsi que son pere, faisait des rondes dans la fabrique, pour controler l'ouvrage, et ne manquait jamais d'aller jusqu'a "la fosse aux femmes", comme les ouvriers designaient la partie de l'usine ou elles travaillaient. Que M. Triphon y allat, c'etait tout naturel et les ouvriers n'y trouvaient rien a redire. Mais que diable avait-il a rester si longtemps, chaque jour, dans la "fosse aux femmes?" Pourquoi s'y attardait-il ainsi a bavarder, fumer des pipes et faire executer des tours a son petit chien? Jadis on l'y voyait a peine et il y demeurait tout juste le temps de dire bonjour et de voir que tout le monde y etait au travail. Depuis la venue de Sidonie, tout avait brusquement change. Et les autres ouvrieres comprenaient fort bien qu'il s'y eternisait uniquement a cause de Sidonie et elles en parlaient entre elles, avec de grands yeux curieux et allumes, des que Sidonie avait le dos tourne. Par les femmes, les hommes a leur tour etaient mis au courant; et ainsi toute la fabrique en etait pleine, comme d'un evenement formidable, gros de consequences passionnantes. Sidonie ne disait rien, mais elle voyait et sentait bien ce qui se manigancait autour d'elle. Ses jolies levres rouges etaient closes sur son secret et parfois un sourire de felicite rayonnait dans ses yeux. Elle regardait a peine M. Triphon pendant qu'il etait la; tres effacee, elle faisait semblant de ne pas comprendre que tout ce qu'il disait et inventait etait uniquement pour elle. Seulement lorsqu'il partait elle levait un instant les yeux vers lui; et ce seul regard silencieux disait tout: tout ce qu'elle aurait voulu et n'osait dire. Elle habitait aupres de ses parents, avec son frere et deux jeunes soeurs, dans une jolie petite maison aux volets verts et au toit de chaume, sise un peu a l'ecart du village. Son pere etait jardinier de son etat et il y avait toujours de belles fleurs le long du mur, sous les fenetres a petits carreaux vert bouteille, qui semblaient sourire. Et, a cote de Sidonie, enfin, se trouvait la plus jeune de toute l'equipe: Victorine Ollewaert, la fille du petit bossu, de la "fosse aux huiliers". Dix-huit printemps, joues rouges et rebondies, qui faisaient penser a une pomme bien mure au mois de septembre. Ses yeux luisaient et, sans cesse, elle souriait de ses levres vermeilles et humides. On eut dit que de continuelles bouffees de chaleur lui montaient a la tete et qu'elle assistait perpetuellement a des spectacles genants. Au moindre pretexte, ses joues s'empourpraient jusqu'aux yeux. Il suffisait qu'un homme lui adressat la parole, a propos de rien, pour qu'on lui vit la face en feu. Et les ouvriers, prompts a decouvrir cette particularite, s'en amusaient follement: --Ah! bonjour, Victorine! Beau temps, hein? disaient-ils en riant. --Comme vous dites! repondait Victorine en se sauvant, le rouge au front. Les hommes rigolaient, la rappelaient: --He!... Victorine! --Et bien, quoi? faisait-elle en se retournant avec une colere feinte. --Quelle heure peut-il etre, Victorine? --Regardez au cadran de l'eglise, si vous voulez savoir l'heure! jetait Victorine, cramoisie. Les hommes se tordaient de rire. Mais, ce qu'il y avait de plus curieux, c'est qu'a se laisser dire quelque chose qui eut ete reellement de nature a faire rougir une jeune fille, Victorine restait tres calme et ne rougissait pas du tout. "Vraiment!... vraiment!..." disait-elle alors en faisant l'etonnee; et, s'ils insistaient un peu fort, elle leur servait une reponse, qui leur clouait proprement le bec. Seulement, lorsqu'on parlait devant elle de Pierken, "l'huilier", elle ne savait plus ou tourner la tete. Dans la fabrique on la disait amoureuse de Pierken, qui acceptait cet hommage sans trop s'en emouvoir. On les voyait parfois ensemble, en conversation assez intime; mais Pierken avait toujours l'air si serieux et preoccupe, que l'on se demandait quel attrait il pouvait bien trouver dans la frivole compagnie de cette petite sotte. Aussi l'attrait des contrastes, peut-etre, comme chez Poeteken et "La Blanche". Victorine demeurait avec ses parents dans une des plus miserables masures d'une obscure et infecte ruelle; chaque matin elle venait a la fabrique avec son pere et s'en retournait le soir avec lui. IV Elles etaient donc la, toutes les six, assises dans une salle basse aux noires solives, dans le jour vague de deux fenetres aux petits carreaux enchasses de plomb, qui donnaient sur la cour interieure de la fabrique. Les murs etaient grisatres et les sacs qu'elles cousaient ou reparaient, avaient la couleur terreuse d'un tas de haillons. Elles jabotaient fort en travaillant, se racontaient les histoires et les cancans du village. Parfois elles chantaient en choeur, sur un ton nasillard et lent, de melancoliques melopees flamandes. D'autres fois, elles recitaient des prieres, des _Pater_ et des _Ave_ avec des voix blanches et monotones, qui faisaient penser aux litanies que l'on debite au chevet des moribonds. La voix grave et caverneuse de Mietje Compostello dominait alors les autres, comme si elle eut fait la narration vecue des sombres cataclysmes qu'elle se plaisait a predire. Par les petits carreaux ternes passait un peu de la vie de l'usine: les charretiers qui allaient et venaient, leurs camions lourdement charges; les paysans, avec leurs carrioles et leurs brouettes, qui venaient prendre des tourteaux ou de la farine. L'ete, il faisait frais dans leur "fosse", car le soleil n'y donnait guere que deux a trois heures par jour; mais l'hiver on y gelait. Les fleurs blanches du givre y couvraient les vitres toute la journee; rien de la vie du dehors n'y penetrait plus et toutes avaient les pieds sur des "potes" en terre cuite, dont elles secouaient de temps en temps la cendre et attisaient la braise. L'apparition de Sefietje avec sa bouteille, vers dix heures, etait un instant de delicieux reconfort. Jeunes ou vieilles, toutes vidaient avec joie le verre d'alcool; et cela les ranimait. Elles faisaient un bout de causette avec Sefietje, qui avait bien le temps alors et s'asseyait volontiers sur une chaise, bouteille et petit verre en main. On parlait des autres ouvriers, surtout de ceux de la "fosse aux huiliers", qui etaient encore plus mauvais sujets que tous les autres. Sefietje detestait les hommes, tous les hommes. Elle etait hostile a l'amour, a l'union des sexes sous n'importe quelle forme, meme au mariage legal et beni par l'Eglise. A coups d'insinuations plus ou moins voilees, elle deblaterait contre tout ce qui se passait a la fabrique. Infailliblement tous ces menages finiraient mal, predisait-elle, par inconduite et abus du genievre. Elle ne pouvait admettre que M. de Beule gardat dans son usine des ivrognes inveteres comme Berzeel et ce voyou de Free; elle n'epargnait pas Ollewaert, le petit bossu, en presence de sa fille Victorine. Pierken lui-meme ne lui disait rien qui vaille; il faisait bien semblant de ne pas s'interesser aux femmes, mais au fond c'etait un suborneur sournois; et elle prevenait formellement "la Blanche" d'avoir a se mefier des assiduites de Poeteken: ce petit bout d'homme serait fort capable d'embobiner une femme. Et, meme a l'egard de M. Triphon, elle ne se genait pas pour dire son opinion; en des allusions transparentes a son attitude envers Sidonie, elle enoncait comme une maxime absolue, que des relations entre gens d'une condition sociale trop differente, ne pouvaient amener que malheurs et larmes. Les vieilles, c'est-a-dire Natse, Mietje Compostello, et meme Lotje, trouvaient que Sefietje avait bien raison. Les jeunes, au contraire, riaient un peu, mais ne se sentaient pas tout a fait a l'aise. Elles aimaient bien voir venir Sefietje a cause de la petite goutte; mais elles etaient bien contentes aussi quand elle repartait, pour ne plus entendre toutes ces insinuations malignes et ces propheties de malheur. Du reste, qu'est-ce que Sefietje pouvait bien y entendre, a ces choses-la! A la voir, laide, maigre, fletrie, sans hanches ni poitrine, on eut dit qu'elle n'avait jamais ete jeune. Les hommes s'en moquaient en disant qu'elle avait deux dos: un par devant et un par derriere. Quelques-uns meme avaient trouve cette definition de la partie avant: "deux petits pois sur une planche". Et, pourtant, jadis Sefietje n'avait pas ete absolument indifferente au charme masculin: elle avait meme ete fiancee. Une qui la connaissait bien, cette histoire-la, c'etait Natse, car c'etait chez elle que les rendez-vous avaient eu lieu. Oh! ces rencontres de Bruteyn et de Sefietje, il fallait les entendre conter par Natse! La vieille en levait encore les bras au ciel, lorsqu'elle en parlait. Bruteyn habitait assez loin et ne pouvait venir que rarement voir sa promise. Il arrivait vers les trois heures et, d'ordinaire, Sefietje se trouvait deja chez Natse a l'attendre. Il entrait lentement, la pipe a la bouche, la casquette sur l'oreille, en se balancant sur ses jambes un peu torses. Ils se saluaient sans meme se donner la main: "bonjour Alois, bonjour Sophie"; et, ma foi, c'etait la a peu pres tout ce qu'ils se disaient. Chaque fois, Natse leur offrait sa salle pour qu'ils pussent causer a l'aise, mais Sefietje ne voulait rien savoir et refusait obstinement. Raide et plate comme une limande, les joues en feu, elle restait la sur une chaise a cote de lui; et sitot qu'il essayait seulement de lui toucher la main, elle se retirait hargneuse en grommelant: "Tiens-toi donc convenablement!" Le brave homme,--car c'etait un tres brave homme, affirmait Natse,--avait supporte cela tout un temps, jusqu'au jour ou, brusquement, il en eut assez et ne revint plus. Alors, Sefietje avait langui et souffert, indiciblement. Elle avait tout mis en oeuvre pour le faire revenir; elle avait gemi, pleure, supplie, mais en vain. Bruteyn en avait assez et ne s'y laissait plus prendre. De ce jour datait, selon Natse, la haine feroce, irreconciliable, que Sefietje avait vouee aux males et a l'amour. Les autres ouvrieres, surtout les jeunes, raffolaient de ces histoires. Jamais elles n'en etaient rassasiees et elles suppliaient Natse d'en raconter plus long. Mais Natse se mefiait; elle craignait que cela ne vint aux oreilles de Sefietje et que celle-ci par vengeance ne la fit renvoyer de l'usine. Ou irait-elle alors? A l'hospice des vieillards, la terreur de toute sa vie.... Ainsi se passaient les longues journees de labeur, ou les seules distractions etaient le repas de midi chez elles, et la tartine a quatre heures avec la goutte du soir a la fabrique. Parfois, lorsqu'un rayon de soleil entrait par les petites fenetres, elles se remettaient toutes a chanter. On eut dit des oiseaux, brusquement reveilles dans leur cage lugubre. Si un nuage cachait le soleil, les chants s'attenuaient et se mouraient et la resignation melancolique de leur vie incolore retombait lourdement sur elles. Les jeunes avaient souri un instant, comme des fleurs epanouies a l'air vivifiant; et puis l'ombre grise et morne venait fletrir leur jeunesse sans espoir. Une joyeuse demi-heure, en ete, quand il faisait beau, c'etait la collation a quatre heures. Alors elles venaient s'asseoir dans la cour interieure de la fabrique, alignees contre le mur, a la suite des hommes, eux aussi en train de faire dinette en plein air, a la file. Il y avait bien en elles, chaque fois, une hesitation, une sorte de lutte interieure, parce qu'elles n'aimaient pas la presence genante de tous ces hommes; mais d'ordinaire elles se risquaient pourtant, parce qu'il faisait trop chaud et trop beau pour rester dans leur "fosse", lorsqu'on pouvait sortir. Accroupis la, tous, hommes et femmes, leur pain noir et leur gamelle de cafe froid sur les genoux, pouvaient, par-dessus le mur de cloture, apercevoir la cime des arbres fruitiers dans le verger du voisin, ou il y avait aussi une forge. Les pommes mures gonflaient leurs joues rouges entre les feuillages jaunissants; les poires pendaient aux branches comme de lourdes pendeloques d'or. Les hommes contaient des farces grivoises, scandees par le chant des marteaux sur l'enclume dans la forge; et, sur la haute tour de l'eglise, sous le beau ciel bleu, ils voyaient les aiguilles dorees du cadran ramper lentement vers la demie, l'heure ou il faudrait se lever et rentrer dans le tapage et la noirceur des ateliers. C'etait si bon, ces trente minutes dehors. Ca valait des heures, vous semblait-il. Ca vous consolait du dur labeur passe, vous reconfortait pour le dur labeur a venir. Parfois, pendant qu'ils etaient la, le forgeron et son aide faisaient une apparition dans la cour, rapportant telle ou telle piece reparee; et souvent, de sous leur tablier de cuir, noir et luisant comme du metal terni, ils sortaient quelques-uns de ces beaux fruits murs que les ouvriers voyaient avec des yeux de convoitise pendre aux branches, de l'autre cote du mur. Alors c'etait une joie! Les jeunes filles y mordaient a belles dents, avec des yeux brillants et un murmure jouisseur; et les papas mettaient les leurs en poche pour les petiots a la maison. Le forgeron etait un homme amusant. Il se nommait Justin. C'etait un grand conteur d'anecdotes, mais qui mettait tant d'exageration dans ses histoires, qu'on ne l'appelait jamais autrement que Justin-la-Craque. Surtout lorsqu'il avait quelques petits verres dans le nez--ce qui arrivait a peu pres tous les jours,--il devenait d'une fantaisie extraordinaire. Mais alors il etait aussi fort irascible; et, quand on se moquait trop ouvertement de lui et des mensonges flagrants qu'il debitait, il se fachait tout rouge. Il trepignait de colere et grincait des dents; mais tout ca, c'etait pour la frime: et lorsqu'on persistait a se ficher de lui, il partait dans un acces de rage simulee et s'en allait debiter ses bourdes ailleurs. En dehors de son etat de forgeron, il etait chantre a l'eglise et faisait partie de la societe chorale du village. Il etait tres fier de cette derniere qualite et donnait volontiers un echantillon de son talent, surtout quand il etait emeche. Son air favori, son triomphe, c'etait _l'O Pepita_. Une chose ahurissante, cet _O Pepita_! Un choeur sans autres paroles que ces seuls mots, repetes sur tous les tons imaginables: "O Pepita ... O Pepita ... O Pepita!..." Justin y faisait la partie du baryton, mais il etait aussi capable de remplacer le tenor ou la basse. Il s'avancait vers vous, s'arretait, roide et immobile, vous regardait bien en face, de ses yeux vitreux d'alcoolique; et lentement il commencait sur un ton tres bas, tres assourdi: --Oooooooooooo.... Sa voix s'enflait, barytonnait; sa bouche s'ouvrait plus large et il entonnait: --Peee ... pepepe ... pepeeee...! Brusquement il atteignait les notes elevees; ses yeux chaviraient et il miaulait: --Piiii ... pipipi ... pipiiii...! Il etait difficile d'en entendre davantage sans pouffer de rire. Les ouvriers de la fabrique trouvaient cet air affolant et s'en tapaient les cuisses. Ils s'exclamaient, l'entouraient et attaquaient a leur tour _l'O Pepita_ pour le stimuler encore. Mais cela ne reussissait pas toujours. Justin-la-Craque supportait mal qu'on le troublat dans son exercice. Brusquement, il s'arretait, hochait la tete avec vigueur et, quoi qu'on fit, refusait de continuer. Non ... non ..., il ne voulait pas qu'on l'embetat. Kamiel, son aide, qui generalement l'accompagnait, avait alors un petit rire meprisant et du doigt se touchait le front en secouant la tete, comme pour indiquer que le patron etait parfois un peu marteau. Kamiel qui etait un Flamand de la Flandre occidentale, prononcait son nom avec l'accent de ce pays, et a l'usine on l'appelait "Komel", en ricanant. Il y avait envers lui cette nuance de mepris qu'ont les uns pour les autres les gens des deux Flandres; et on se moquait aussi de son grand nez d'ivrogne, rouge comme une flamme dans son visage de suie. Komel etait celibataire et, de meme que Berzeel, buvait jusqu'a son dernier centime; mais, a rencontre de Berzeel, qui avait l'alcool mauvais, agressif et tapageur, Komel, ivre, ne soufflait mot. Il fallait tres bien le connaitre, pour s'apercevoir qu'il avait bu. Seul, le grand nez rouge en temoignait. V C'etait pendant cette petite demi-heure benie, ensoleillee et libre, court repit qui coupait si agreablement la grise monotonie du travail force dans les "fosses" lugubres, que Pierken, malgre la defense formelle de M. de Beule, faisait part en cachette aux autres ouvriers, de la sagesse sociale qu'il puisait chaque matin dans son petit journal. Il ne tarissait pas; il savait raconter des choses, toujours nouvelles, toujours autres; peu a peu ses paroles s'infiltraient en eux et deposaient un ferment de douleur et de tristesse dans leur esprit ignorant. C'etait bien dommage que Pierken reprit toujours la meme antienne, car la bienheureuse demi-heure en etait plus d'une fois gatee. Et, pourtant, ils l'ecoutaient volontiers pour dire a leur tour ce qu'ils en pensaient, car tout cela les captivait et les troublait profondement. Ils etaient rares, ceux qui partageaient completement les idees de Pierken et qui avaient sa foi robuste en l'avenir. La vieille Natse, qui avait tant vu et souffert dans sa vie, hochait la tete en silence, ou disait que c'etait trop triste et que ca la ferait pleurer; et Mietje Compostello opposait un argument qu'elle repetait en une obstination farouche: --Il y a toujours eu des pauvres et des riches en ce monde et il y en aura toujours. C'est le Petit Homme de La-Haut qui le veut. --Des betises! retorquait vivement Pierken en se montant. Pourquoi donc, dis-moi, devrait-il y avoir toujours des pauvres et des riches sur terre? Et pourquoi faudrait-il que ce soit toujours au tout des memes a etre riches et au tour des memes a rester des pauvres? Ou est-ce ecrit? Ou voyez-vous ca, que votre bon Dieu ait dit des choses pareilles! --C'est tout de meme vrai, repondait Mietje tetue. Leo regardait devant lui d'un air sombre et parfois avait un grincement de dents. --Ce n'est pas juste, mais qui peut rien y changer? demandait-il d'un ton pessimiste. --Nous...! nous changerons tout ca! affirmait Pierken en se frappant la poitrine. --Fikandouss! Fikandouss! ricanait Feelken. Tous partaient a rire un instant; mais Pierken reprenait: --Nous ferons la revolution sociale ... par le monde entier. Les roles seront retournes. Les riches deviendront pauvres et les pauvres seront riches! --Comme au ciel! plaisantait Ollewaert. --Vous ne lisez pas comme moi les journaux! poursuivait Pierken en s'animant. Vous ne savez pas tout se qui s'y trouve! Oh! j'ai pitie de vous ... vous etes tellement ignorants! --Est-ce qu'on ne parle pas de faire baisser le prix de la gniole dans ton journal! demandait Free d'un air narquois. --Fikandouss! Fikandouss! criait Feelken. --On ne peut pas parler avec vous autres, repondait Pierken, haussant les epaules d'un air decourage. La conversation prenait un autre tour; on entamait des sujets moins graves. Mais quelque chose des paroles dites et des reves evoques demeurait en eux et les accompagnait dans la "fosse" lugubre ou ils reprenaient leur travail monotone et esquintant. Obscurement ils continuaient a ruminer toutes ces questions, et leurs conceptions rudimentaires les egaraient dans un dedale et ils n'en sortaient plus. Souvent, apres ces declarations troublantes de Pierken, regnait dans la fabrique un grand silence concentre. Ils pensaient a des choses ... Les femmes ne chantaient plus et les hommes accomplissaient machinalement leur besogne, dans la danse tapageuse, effrenee des pilons; dans les "fosses" pesait une impression de melancolie. Il fallait l'arrivee de Sefietje avec sa bouteille pour rasserener les fronts. Ceci au moins tait une realite, une chose palpable qui vous consolait et ranimait sans detours. Ils degustaient la goutte, et Berzeel, ou Free, ou Ollewaert, parfois traduisait leur reve a presque tous: --Ah! si on vous donnait deux petits verres au lieu d'un, ca ne serait pas deja si mal! Encore un peu d'alcool: ce desir les brulait. C'etait parfois une tentation et un supplice, cet unique petit verre, surtout lorsque Pierken avait ravive en eux ces troublantes et irrealisables chimeres d'avenir. Ils en etaient malades; ils en avaient la gorge seche; ca faisait mal. Aussi, lorsque M. de Beule ou M. Triphon ne rodaient pas par la, il leur arrivait de se cotiser et a l'un d'eux,--c'etait d'ordinaire Fikandouss-Fikandouss,--de quitter un instant son travail pour se glisser en douce vers le _Petit Sabot_, l'estaminet du coin, a l'entree de la fabrique. Les femmes, de leur "fosse", le voyaient s'esquiver et savaient ce que cela voulait dire. Elles desapprouvaient les hommes, mais, au fond, elles en etaient plutot jalouses. "Vous n'en etes pas?" jetait Fikandouss en passant. Elles secouaient la tete; non, elles n'en etaient pas, mais si, en revenant avec la bouteille plaine, il leur en offrait une larme, elles acceptaient sans se faire prier. Alors, pour le restant de la journee, la bonne humeur etait revenue dans la fabrique. Les yeux etaient des lueurs, les joues se coloraient. Berzeel sortait de son habituel mutisme pour hurler, dans le fracas des pilons, de longues histoires; et, pour la plus futile question, Leo lachait un "Oooo ... uuu ... iiii ..." tonitruant, qui allait peut-etre bien traverser les murs de la "fosse" et le jardin, jusqu'aux oreilles de M. de Beule, pour le faire sursauter a son bureau. Les femmes, dans leur "fosse", l'entendaient aussi, evidemment, et, quand elles n'avaient pas ete regalees en passant, elles proclamaient que c'etait une honte et que, bien sur, M. de Beule y mettrait bon ordre un jour ou l'autre. VI Il etait rare, a la fabrique, de voir apparaitre ensemble M. de Beule et son fils. Quand on y voyait M. de Beule, on pouvait affirmer, avec une quasi-certitude, qu'on n'y rencontrerait pas M. Triphon; et, pareillement, l'arrivee de M. de Beule etait peu probable pendant que M. Triphon faisait sa ronde. La venue de M. de Beule etait toujours signalee par celle de Muche, son petit chien qui le precedait infailliblement. Muche etait arrive un soir d'hiver a la fabrique, on ne savait d'ou, errant, perdu, crotte et affame. En flairant le pantalon de M. de Beule, il y avait trouve on ne sait quoi qu'il semblait chercher, l'avait suivi a la maison, ne l'avait plus quitte. C'etait un pitoyable cabot, noir et blanc, au poil hirsute, aux yeux chassieux. Mais il n'existait pas au monde de chien plus fidele et M. de Beule, touche, n'avait pas repousse son attachement. Prevenir les ouvriers de l'arrivee de M. de Beule eut ete chose superflue. Ils n'avaient qu'a voir passer le bout de la queue de Muche devant leur "fosse": ils savaient a quoi s en tenir. Du coup, toute plaisanterie cessait, et ils s'absorbaient entierement dans leur travail. La silhouette comique de Muche passait devant la porte toujours ouverte de la cour, le jour de l'entree restait vide quelques secondes, puis la haute et lourde stature de M. de Beule le bouchait, l'obscurcissait presque en entier. M. de Beule etait un homme d'une soixantaine d'annees, corpulent, haut en couleur, aux traits accuses, avec de fortes moustaches et une barbe grisonnante coupee ras. Il ne donnait pas une impression joyeuse ni agreable. Il paraissait au contraire d'humeur hargneuse et autoritaire; et la realite correspondait aux apparences. Il etait tres severe, tres convaincu de ses droits de maitre absolu et de la necessite d'une obeissance passive de la part de ses inferieurs. Parmi ces inferieurs il rangeait d'ailleurs, avec les ouvriers de la fabrique et autres serviteurs, sa femme et son fils. Son autorite despotique pesait sur tout son entourage et chacun pliait et tremblait devant lui. Au fond, pourtant, il n'etait pas sans coeur. Son emotivite etait meme parfois extreme et lui faisait faire des choses que sa raison desapprouvait. Cela se manifestait chez lui spontanement, par a-coups. Il ne possedait aucun empire sur lui-meme. On ne savait jamais dans quel etat d'esprit on allait le trouver. Souvent, pour un rien, il bondissait au paroxysme de la colere; et les ouvriers, qui avaient tres peur de ces acces imprevus, appelaient ca "partir", comme un fusil part. En d'autres cas, il laissait passer des choses que des patrons moins severes n'auraient certainement pas tolerees. Tout dependait chez lui de l'etat d'esprit du moment. A premiere vue, avant meme qu'il eut prononce un mot, les ouvriers savaient ses dispositions. Il suffisait de le voir venir. Quand il avait la figure tres rouge, avec les cheveux un peu rebrousses, c'etait fort mauvais signe et ils se glissaient entre eux a mi-voix: "Gare, ca va partir". Ils redoutaient tres fort ce "depart". Le coup partait d'ordinaire pour une cause futile ou deraisonnable; et, si la victime osait rouspeter, M. de Beule la faisait valser, c'est-a-dire la renvoyait. C'etait arrive deja a plusieurs reprises, avec Berzeel entre autres, qu'il avait trouve ivre a son etabli; avec Pierken, pour avoir apporte son petit journal socialiste a la fabrique, malgre la defense formelle; et aussi avec Feelken, parce qu'un jour, a une semonce de M. de Beule, il avait repondu "Fikandouss-Fikandouss". Ces mesures rigoureuses, d'ailleurs, ne tenaient jamais bien longtemps. Pour cela, M. de Beule etait d'un caractere trop impetueux et inconsequent. D'habitude, les ouvriers reconnaissaient vaguement leurs torts, faisaient des excuses, et le patron pardonnait. Pour Pierken, neanmoins, cela avait failli tenir pour tout de bon. Avec les doctrines subversives du socialisme M. de Beule ne transigeait pas. Sa femme avait du intervenir pour le calmer; mais il n'en gardait pas moins une sourde rancune contre Pierken et ne le tolerait qu'avec peine dans sa fabrique. M. de Beule nourrissait d'autre part une haine instinctive contre son personnel feminin; la "fosse aux femmes" etait un de ses endroits de predilection pour "partir". Il les trouvait toutes, sans distinction, incapables et paresseuses; elles ne meritaient pas meme, a l'entendre, la moitie du miserable salaire qu'il leur attribuait. Il parlait souvent de balayer "tout ce fourbi-la", si ca ne changeait pas; et la seule femme qui put trouver grace a ses yeux, c'etait Sefietje, parce que celle-la defendait ses interets a lui, vis-a-vis meme des autres ouvrieres, et qu'elle se soumettait avec une servilite absolue a tout ce qu'il lui plaisait d'exiger d'elle. Aux femmes il causait une veritable terreur. A simplement apercevoir de loin le bout de la queue de Muche, l'angoisse leur etreignait le coeur, et, tant qu'il restait dans leur "fosse", elles ne soufflaient mot, sauf pour repondre a une question formelle et directe. Lorsque M. de Beule avait enfin referme la porte derriere lui, la vieille Natse etait generalement en larmes, et les joues des jeunes filles, brulantes d'emoi apeure. Seule, Mietje Compostello, avec son teint de meridionale, paraissait alors plus jaune et plus tannee que jamais; ses lourds cheveux noirs, ses yeux sombres, faisaient penser a des ailes et des yeux de corbeau, ajustes sur un masque macabre. Par bonheur pour eux tous, jamais M. de Beule ne s'attardait longuement dans la fabrique. Il etait assez souvent en route pour ses affaires et il avait aussi son travail de bureau. Bientot il disparaissait comme il etait venu, pilote par Muche; et, lui parti, la vie renaissait. Un vaste soupir de soulagement semblait s'exhaler de toute la fabrique. Ollewaert se calait la joue d'une chique fraiche; Free souriait comme un geant malicieux; Feelken susurrait un "Fikandouss-Fikandouss", et meme Leo se risquait parfois a lancer son terrible "Oooo ... uuu ... iii ...", mais en sourdine, attenue, assez bas pour n'avoir pas a craindre un "depart" de M. de Beule, reaccouru en tempete. D'habitude, quelques minutes apres la visite de M. de Beule a la fabrique, M. Triphon faisait son apparition. Si le passage de Muche annoncait la venue du premier, l'arrivee du second etait signalee d'avance par la vue de son petit chien noir, Kaboul. Mais, de M. Triphon, les ouvriers n'eprouvaient aucune crainte. Au contraire: ils aimaient bien a le voir venir. M. Triphon etait age de vingt-trois ans. Il etait grand, fort, corpulent, avec une grosse figure rougeaude et boursouflee et des yeux bleus a fleur de tete. Il avait le teint gate par force boutons et on avait toujours l'impression, en le voyant, qu'il s'etait expose au feu, en soufflant dessus de toutes ses forces pour l'attiser. Aussi les ouvriers, qui avaient d'instinct le sens satirique, disaient souvent, en le voyant venir, la face congestionnee: "Il a encore souffle dessus!" Et, a les entendre, il mangeait et buvait avec exces. M. Triphon avait quitte le lycee a dix-huit ans, apres des etudes inachevees; et, depuis lors, il habitait chez ses parents ou, plus tard, il devait succeder a son pere dans la direction de la fabrique. Il connaissait vaguement le francais; il savait quelques mots d'allemand et d'anglais; il avait des notions elementaires d'histoire et de geographie. C'etait, avec les regles simples de l'arithmetique, a peu pres tout ce qu'il avait appris et retenu. Il lisait regulierement le journal de langue francaise auquel son pere etait abonne; et il possedait aussi une petite bibliotheque d'une vingtaine de livres, des romans plutot grivois pour la plupart, qu'il lisait parfois le soir, en cachette, dans sa chambre, lorsque ses parents etaient couches. Chaque jour, il travaillait au bureau pendant deux a trois heures, a expedier des factures et a tenir les livres; pour le reste, rien a faire qu'a flaner dans la fabrique, pour y controler la besogne des ouvriers. Il y arrivait en general vers les huit heures et demie, au moment ou les ouvriers, apres leur dejeuner, se disposaient a reprendre le travail. Par beau temps, ils etaient encore accroupis dans la cour, alignes contre le mur crepi a la chaux blanche. Un "bonjour, m'sieu Triphon" l'accueillait et les hommes grattaient Kaboul a la poitrine, place d'election de ses puces. Kaboul s'y pretait avec des contorsions cocasses; les ouvriers rigolaient, et tout de suite prenaient un ton de plaisanterie familiere a l'egard du jeune patron, avec des allusions a sa bonne petite vie de gros flemmard. A sa place, declaraient-ils, on ne ferait pas autre chose du matin au soir que siffler des petites verres ou des chopes et, naturellement, caresser les jolies femmes. M. Triphon s'efforcait de plaisanter avec eux; il tirait de grosses bouffees de sa pipe et sa face boursouflee luisait. En lui c'etait une lutte constante pour ne pas perdre son prestige de patron. Il devait a tout prix conserver son autorite; et, d'autre part, il tenait, autant que possible, a etre aimable envers ses ouvriers, surtout a cause de Sidonie. Il la regardait a la derobee, comme pour lire sur son joli visage en quelle disposition elle se trouvait. Parfois ce visage etait souriant et gentil, et M. Triphon se sentait tout heureux; mais, parfois aussi, il paraissait soucieux, morose; en ce cas, M. Triphon ne savait trop quelle attitude prendre. Le mieux etait de ne pas trop s'attarder en sa presence; et, tout doucement, il s'en allait plus loin avec Kaboul, qui de temps a autre s'asseyait par terre pour gratter ses puces a l'aise. Alors venait pour M. Triphon l'instant le plus palpitant de toute la journee; car c'etait l'heure ou l'une des femmes montait au grand grenier, pour y chercher la provision journaliere de sacs a reparer. Cette corvee revenait toujours a l'une des jeunes: parfois "la Blanche", parfois Sidonie, parfois Victorine. Certains jours, mais rarement, Lotje. M. Triphon, precede de Kaboul, penetrait sous la haute porte cochere. Il se gardait bien de gravir le grand escalier qui s'y trouvait, et par ou les femmes, de leur "fosse", auraient pu le voir monter; il prenait un petit escalier derobe dans un coin sombre du hangar, et, Kaboul sous le bras, grimpait vivement. Il arrivait dans une petite soupente servant de debarras; et, de la, par une porte interieure et quelques degres de pierre, gagnait le grand grenier. Vite il s'y blottissait derriere une pile de sacs, et attendait. Bientot il entendait les pas d'une des femmes sur les marches du grand escalier. Qui serait-ce, "la Blanche", Victorine, ou la bien-aimee? A grands coups sourds, son coeur battait pendant qu'il restait la aux aguets. Une tete se montrait dans l'ouverture du grenier. Cruelle deception! Le pauvre visage anemie de "la Blanche" ou la sotte frimousse de Victorine! La passion impetueuse en lui tombait, et il ne bougeait pas. Les battements de son coeur ralentissaient; il regrettait d'etre la. Mais, parfois aussi, voici que s'encadrait dans l'ouverture le fin et pur profil de Sidonie, et alors c'etait en lui comme une soudaine flambee. Le coeur battant a coups precipites, il la laissait s'approcher du tas de sacs, puis, brusquement, il bondissait, s'emparait d'elle, la devorait de baisers fous. Elle se defendait mollement. Il etait trop violent, trop fougueux. Elle etait impuissante; elle n'osait pas. --Oh! prenez garde, M. Triphon! Que faites-vous! On va entendre! murmurait-elle haletante. Mais il ne l'ecoutait meme pas; il l'etreignait avec frenesie; il l'etranglait presque. Enfin il la lachait et l'aidait hativement a entasser sa provision de sacs. Elle avait les cheveux defaits et les joues en feu. --On va le voir, on va le voir, gemissait-elle. Vivement, elle tapotait ses jupes, s'arrangeait les cheveux, puis se depechait avec sa charge vers l'escalier. --Sidonie ... Sidonie!... priait-il d'une voix sourde. Et il la forcait d'accepter quelques francs. --Oh! M. Triphon, que pensez-vous! faisait-elle avec un geste de refus. --Si; je le veux! insistait-il. Alors elle acceptait en murmurant: "Merci". --Tu n'es pas fachee, Sidonie? --Non ... repondait-elle avec quelque effort. Calmement, elle redescendait l'escalier et M. Triphon s'approchait de Kaboul, qui, pendant ce temps, avait flaire des rats et furetait a travers la paille en grattant furieusement. --Ou sont-elles, les sales betes? Happe-les, Kaboul! excitait-il. Fremissant d'ardeur, le petit chien piaillait, et son museau noir etait gris de poussiere; il avait les cils blancs, comme s'il sortait d'un sac de farine. Il ralait, un moment immobile, pour reprendre haleine; puis, brusquement, il se refourrait dans le tas, soufflant, crachant, forant du nez en secousses vives vers la cachette du rat. Soudain, il y avait une lutte breve; le petit chien disparaissait jusqu'a la queue dans la paille; on entendait un _miaou_ de detresse et Kaboul, par a-coups brusques, ressortait du tas, un gros rat en travers de la gueule. Parfois il lachait un moment la bete, qui essayait de se trainer sur les planches; mais quelques coups de dents mettaient fin a la lutte. Et Kaboul, tres fier, s'avancait vers son maitre, le chef ensanglante de sa proie lui pendant d'un cote de la gueule, de l'autre la longue queue et l'arriere-train. M. Triphon ne manquait jamais de venir montrer dans la "fosse aux femmes" le produit de sa chasse. --Ah! mon Dieu, cet affreux rat! s'ecriaient-elles. Ou l'a-t-il pris, monsieur Triphon? --Dans le debarras ... il y en a dans ce coin-la! cranait M. Triphon. Et Kaboul etait choye, admire; vraiment, un tel petit chien valait son pesant d'or. A des occupations et aventures de ce genre, M. Triphon passait le temps jusqu'a onze heures; et c'etait alors le moment ou il pouvait se permettre quelque divertissement. Regulierement, chaque matin, M. de Beule allait prendre l'aperitif au _Commerce_, le cafe comme il faut, ou se rencontraient les notabilites du village; et, a la meme heure, M. Triphon se dirigeait vers _La Pomme d'Or_, rendez-vous de quelques jeunes gens. A _La Pomme_, situee au coin de la grand'rue et du canal, il y avait toujours un peu plus de gaite et d'animation qu'au _Commerce_ avec ses airs graves et compasses. Y venaient le medecin, le notaire, jeunes tous deux, et la plupart des etrangers qui passaient par le village s'y arretaient quelques instants. Derriere le comptoir tronait Fietje, jolie fille a la poitrine opulente, dont ils etaient tous plus ou moins amoureux. Mais elle restait coquette et sage, et personne n'avait ses faveurs; ce qui les tenait tous en haleine, pendant qu'ils jouaient bruyamment au zanzi en buvant du porto ou des petits verres. Les affaires marchaient donc tout a fait bien. A midi tapant la seance habituelle se terminait chez Fietje et, la tete congestionnee et les yeux aqueux, M. Triphon regagnait la maison. Il y trouvait la soupe servie et, comme M. de Beule faisait d'ordinaire la sieste apres son repas, M. Triphon se reposait un peu, lui aussi, puis retournait a la fabrique. Alors venaient les heures les plus pesantes de la journee. Au bureau il n'y avait pas a faire pour lui tous les jours, et lorsqu'il ne devait pas travailler aux ecritures, M. Triphon ne savait comment tuer le temps. Il se promenait un peu au jardin, qui avait de belles pelouses et de grands arbres. Un joli petit ruisseau le traversait, clair et peu profond en ete, aux bords gazonnes et fleuris, gonfle et tumultueux apres les pluies d'automne et foisonnant alors de magnifiques brochets et de delicieuses anguilles. M. Triphon etait grand amateur de peche. Il faisait placer la nasse par les ouvriers; et, quand la peche etait abondante, on se gavait de poisson pendant plusieurs jours. Lorsqu'on ne savait plus qu'en faire, on en donnait un peu aux ouvriers, ce dont ils etaient extremement reconnaissants. Ainsi M. Triphon tuait-il les heures fastidieuses de l'apres-midi; puis, regulierement, par n'importe quel temps, a cinq heures il se trouvait avec Kaboul au coin de la grand'rue et du chemin allant a la fabrique. C'etait le moment ou la cloche de l'eglise se mettait a tinter pour le salut du soir. M. Triphon attendait la le passage des trois demoiselles Dufour, qui ne manquaient jamais d'y assister. D'allures raides et compassees, c'etaient trois vierges qui habitaient au bout du village "le petit chateau", une demeure blanche aux volets verts, entouree d'un beau jardin. Il les voyait venir de loin, sur un meme rang, rasant les murs, comme des marionnettes articulees. A petits pas presses, leur paroissien a la main, elles s'avancaient, les yeux baisses. Lorsqu'elles passaient tout pres de lui, M. Triphon otait son chapeau et s'inclinait. Elles lui rendaient son salut. Mademoiselle Pharailde, l'ainee, mine pincee et peu avenante, avait quelque chose de dur dans le regard. M. Triphon sentait en elle comme une sourde hostilite. Mademoiselle Caroline, sa cadette, etait blonde et bouffie, avec un visage incolore et des yeux fades. M. Triphon la trouvait insignifiante et sans aucun charme. Mais mademoiselle Josephine, la plus jeune, etait plutot jolie, avec une sorte de distinction elegante malgre sa raideur; et elle lui rendait son salut avec une grace souriante et gentille qui, a chaque fois, remuait quelque chose dans le coeur impressionnable de M. Triphon. Il n'aurait pu dire s'il se sentait amoureux d'elle; mais il croyait bien qu'il aurait pu facilement le devenir. C'etait un tout autre sentiment que celui qu'il eprouvait en presence de Sidonie. Celle-ci, il la voulait brusquement, a plein, d'une passion brutale et violente; celle-la etait quelque chose de tres eloignee de lui encore et que peut-etre il ne possederait jamais. Du reste, il ne savait pas lui-meme s'il avait au fond envie de la posseder. Peut-etre eut-il ete fort perplexe si, brusquement, quelqu'un lui avait dit: "Voila ... tu peux l'avoir ... elle est a toi!" En elle, ce qui l'attirait, c'etait, outre sa gentillesse exterieure, ce cote meme qui aurait du l'en eloigner: sa raideur, les dehors fermes, inaccessibles qu'elle avait en commun avec ses soeurs. Il la voyait comme un motif d'elevation, de regeneration dans sa vie, qu'il sentait bien veule et terre a terre. Surtout lorsqu'il sortait des bras de la jolie ouvriere, il eprouvait, comme une soif ardente, le desir de revoir mademoiselle Josephine avec son aimable salut et son gentil sourire. Il avait l'impression que sa vue le faisait remonter dans sa propre estime. Sidonie repondait a ce que l'existence recelait d'inquietant, de troublant, de coupable. Mademoiselle Josephine, c'etait la douceur du repos, la securite du bonheur, l'ideal.... Entre six et sept heures le reche et virginal trio revenait de l'eglise et M. Triphon s'arrangeait toujours de facon a les rencontrer encore une fois. Il echangeait avec elles un deuxieme salut, et puis c'etait tout; aucune autre occasion pour lui de les revoir et encore moins de leur adresser la parole. Entre leurs deux familles, point de relations, pas plus qu'il n'en existait entre les autres familles notables du village. Il en avait toujours ete ainsi, semblait-il, et la tradition se gardait immuable. On eut dit qu'il y avait inconvenance, voire peche, a ce que jeunes gens et jeunes filles, dans leur condition sociale, eussent entre eux de plus intimes rapports que l'echange d'un salut ceremonieux et fugitif dans la rue. Apres cette deuxieme rencontre avec les trois demoiselles Dufour, le reste de la journee n'avait plus grand interet pour M. Triphon. De meme que pour les ouvriers de l'usine, les dernieres heures l'envahissaient d'une sorte de torpeur morose. Il deambulait par ci par la avec Kaboul, entrait sans but precis dans les ateliers et en sortait de meme. Il entendait le chant nasillard et melancolique des femmes dans leur "fosse" et entrevoyait, a travers les carreaux sales, toutes ces pauvres silhouettes penchees, ou, seule, Sidonie etait comme une fleur de fraicheur et de beaute. Souvent, aux approches du soir, il sentait revivre toute sa passion pour elle. Lui non plus n'etait pas heureux, seul et isole dans un entourage sans joie; et bien des fois il songeait au bonheur aupres d'une jolie femme aimee, dans une maison un peu riante et confortable. Ne serait-il pas heureux avec mademoiselle Josephine ... et meme avec la seduisante ouvriere? Il sentait sourdre en lui une tendresse douce et apaisee pour toutes les deux. Cela venait ainsi tout naturellement, avec l'heure crepusculaire, en un melange de charme reveur et de tristesse vague. Ce n'etait jamais bien profond et cela ne faisait point mal. Avec l'une ce n'etait guere possible et, probablement, avec l'autre non plus. Il soupirait, se resignait, attendait. C'etait une des exigences de son pere qu'il ne quittat point la fabrique avant le depart des ouvriers et surtout pas avant d'avoir note les commandes que les charretiers rapportaient chaque soir de leurs tournees. M. Triphon les entendait habituellement venir de loin dans la rue deserte; et, au simple claquement des fouets et meme au bruit que faisaient les camions sur le pave, il savait d'avance, pour ainsi dire, comment ce retour allait se passer. Ils etaient deux: Pol et Guustje, ce dernier surnomme le "Poulet Froid". Pol etait un excellent charretier, mais par ailleurs un client fort desagreable. Il etait ivrogne et querelleur. Pour la moindre bagatelle il voulait se battre. Guustje, au contraire, etait la bonte meme et ne buvait pas. Mais il avait un vilain defaut, qui exasperait Pol: il parlait toujours de boustifaille; et cela d'un air et sur le ton de quelqu'un qui n'avait qu'a se baisser pour en prendre. Pol qui, pareil a la plupart des alcooliques inveteres, mangeait tres peu et professait une sorte de dedain et presque de haine a l'endroit de tout ce qui etait mangeaille, trouvait Guustje d'une insupportable vantardise dans ses propos culinaires. Guustje aimait particulierement a parler de "poulet froid et salade" avec un claquement de langue indiquant quel regal c'etait. Alors, Pol toisait Guustje avec un souverain mepris en affirmant que les poulets froids qui entraient dans l'estomac de Guustje c'etait tout bonnement des pommes de terre, mais oui, ainsi qu'il convenait a sa condition sociale. Cependant Guustje, qui avait servi comme domestique chez le notaire du village avant d'etre employe chez M. de Beule, certifiait avec emphase qu'il avait maintes fois goute a ce mets exquis; et la-dessus ils se prenaient de querelle, a la grande joie des autres ouvriers, qui ne toleraient pas davantage les vantardises de Guustje et prenaient nettement parti pour Pol. Des mots on en venait aux injures, des injures aux coups; et cela finissait regulierement par la defaite de Guustje, qui etait le plus faible des deux et encaissait beaucoup plus de coups qu'il n'en pouvait rendre. Le seul benefice durable qu'il en avait retire, c'etait son sobriquet de Poulet Froid. M. Triphon les voyait arriver avec leurs camions dans la cour et s'approchait aussitot pour noter les commandes sur son calepin. Pol, tout en detelant ses chevaux, faisait son rapport. --Cinq cents kilos farine de lin ... he ... he ... pour Jean-Francois Schollier. M. Triphon en prenait note. --Mille kilos tourteaux colza ... he ... he ... pour Louis Van Daele. Pol bafouillait un peu lorsqu'il avait bu et dans sa memoire il semblait y avoir des trous. Il etait la, un moment immobile, trapu et penche en avant, sa grosse face marquee de petite verole, congestionnee, contractee par l'effort de la pensee, pendant que ses betes, a-demi deharnachees, se secouaient avec impatience et faisaient tinter les gourmettes de leur mors. --Tranquille donc, nom de Dieu! criait-il alors avec colere. Et, du coup, il savait ce qu'il avait encore a dire: --Huit cents kilos farine de froment ... he ... he ... pour Bruun Roetjes. --C'est tout, Pol? demandait M. Triphon. --Si c'est tout, m'sieu Triphon? Hehe ... tout et pas tout. Une goutte ferait rudement du bien par ce sale temps. --Tu en as deja eu assez, il me semble, grommelait M. Triphon. Et il se dirigeait vers Guustje. --Bonsoir, m'sieu Triphon! jetait Guustje, le verbe haut. --Bonsoir, Guustje. --Deux mille cinq cents kilos farine de lin pour Feel Vervenne! hurlait Guustje. Il avait une voix tonitruante, criait toujours en vous parlant, comme si vous vous trouviez a des distances. --Sept cents kilos farine de lin pour Guust de Maeght! M. Triphon notait. --Et quinze cents kilos tourteaux de colza pour Pierre de Vriendt! beuglait Guustje d'une voix qui sonnait certainement jusqu'au fond de la "fosse aux huiliers". --Tout? demandait M. Triphon. --Tout! repondait Guustje. A moins, m'sieu Triphon, ajoutait-il en riant d'un rire enorme, a moins que vous n'ayez pour moi une cuisse de poulet froid, avec de la salade. C'est ca qui serait fameux, par ce temps de chien! --Je m'en contenterais aussi, Guustje, disait M. Triphon en fermant son calepin. Et il quittait les charretiers, pendant que les quatre chevaux, debarrasses de leur equipage, s'en allaient d'un pas pesant vers l'auge accoutumee dans l'ecurie. Alors la tache journaliere etait terminee pour M. Triphon. Dans l'obscurite, a travers le jardin, il rentrait prendre le repas du soir avec ses parents. Le souper prepare par Sefietje etait simple mais tres bon; et Eleken, la femme de chambre, servait a table, avec des mouvements silencieux et prestes. Elle semblait y mettre une hate febrile, comme s'il lui tardait d'en avoir fini et si elle ne respirait pas a l'aise dans l'atmosphere de la famille. A table, M. de Beule parlait exclusivement de ses affaires; et Mme de Beule, faite a cette conversation, abondait dans son sens. C'etait une creature bonne et effacee, accoutumee a obeir, sans existence individuelle. Sa seule originalite, et aussi sa force, consistait a profiter de la faiblesse de son mari, dans ses moments frequents d'inconsequence et de contradiction avec lui-meme. Ainsi elle avait obtenu deja bien des choses qui, a premiere vue, semblaient irrealisables. Pour le reste, elle suivait ses caprices en esclave absolue, avec le souci d'affermir en lui la conviction qu'en toute chose lui seul etait seigneur et maitre. Vers les huit heures et demie le souper prenait fin. M. de Beule se calait dans un fauteuil avec son journal et tres vite s'endormait. Mme de Beule veillait alors a ce que le plus parfait silence regnat dans la maison. Avec des gestes feutres elle aidait Eleken a desservir la table et M. Triphon quittait la salle a manger sur la pointe du pied, pour aller fumer un cigare dehors. Que faire maintenant? Monter a sa chambre y lire l'un de ses petits romans grivois, ou deambuler encore jusqu'a l'estaminet de Fietje, ou il etait toujours sur de trouver de la societe? Generalement, il choisissait cette derniere alternative. Il passait un pardessus et, par la rue tranquille et sombre, ou luisait a peine, de loin en loin, un maigre lumignon, il retournait a _La Pomme d'Or_. Il y trouvait les habitues attables a boire de grandes chopes de biere en plaisantant avec Fietje. Il se melait a leur compagnie, vidait comme eux des chopes, fumait des pipes en ecoutant les potins du village. A dix heures il se levait, la tete fumeuse et lourde, pour rentrer a la maison. Le village semblait completement abandonne et ses pas sonnaient creux entre les murs de silence. L'eau noire du canal glougloutait sous le pont de bois. Parfois, un bruit de sabots venait a sa rencontre et il echangeait en passant un bonsoir avec quelqu'un qu'il ne distinguait qu'a moitie et ne reconnaissait pas. Les maisons dormaient derriere les volets clos. Seul, un cabaret, par ci par la, mettait les rectangles clairs de ses fenetres dans tout ce noir. Comme il n'avait pas la clef de la maison--M. de Beule s'y opposait inflexiblement,--il lui fallait sonner. La sonnette tintait presque comme une sonnerie d'alarme dans le silence. Sefietje venait ouvrir. Avec sa mine soucieuse, elle avait l'air de trouver qu'il rentrait bien tard. --Papa et maman sont deja couches? demandait-il a mi-voix. --Mais oui; depuis longtemps, repondait Sefietje d'un ton de reproche. Elle poussait le verrou, il lui disait bonne nuit et montait l'escalier sans faire de bruit. Dans sa chambre, une petite lampe brulait sur la table de nuit. Il se deshabillait a la hate, negligemment, et se mettait au lit. Parfois, il lisait encore quelques pages d'un de ses ineptes petits romans. Les soirs ou il se sentait trop fatigue, il eteignait la lumiere en se couchant. D'habitude il dormait bien, d'un sommeil profond et lourd; mais il lui arrivait aussi de rester eveille pendant des heures. C'etait souvent par des nuits d'hiver et de tempete, lorsque la pluie giclait contre les vitres et que le vent ululait autour de la maison. Les cimes depouillees des arbres geignaient alors si lamentablement et la vieille sonnette de la porte, secouee dans sa gaine rouillee, gemissait comme un etre qu'on torture. Durant ces insomnies il sentait avec plus d'acuite sa grande solitude et le desenchantement de sa vie. En se retournant sans cesse dans son lit il songeait a son existence passee, a ses annees de college et ses camarades de jadis, qui chacun avait suivi une voie differente, et qu'il avait tous perdus de vue. Et pour lui a quoi tout cela aboutirait-il? Que lui reservait l'avenir? Persisterait-il durant des annees dans ses relations secretes, ses relations coupables avec cette jolie fille, ou s'attacherait-il pour tout de bon a Josephine Dufour? Lutte quotidienne, tourment quotidien. Il ne savait pas; il n'avait pas l'energie de prendre une decision irrevocable. Toute sa vie etait a vau-l'eau, desemparee. Quitter la pauvre Sidonie lui semblait d'une si froide durete; et il lui paraissait tout aussi navrant de s'attacher a elle pour jamais et de causer une peine infinie a ses parents, le jour ou ils sauraient ... Il s'endormait enfin, l'ame pleine de tristesse et de remords, avec les deux jeunes images devant ses yeux: Sidonie, qu'il etreignait avec un emoi passionne; et Josephine, qui parlait moins a ses sens, mais ranimerait en lui un sentiment bien affaibli, celui de sa dignite et de son amour-propre. Il les aimait toutes deux; et en chacune d'elles il aimait surtout ce qu'il ne trouvait pas chez l'autre. VII Telle, sa vie, au fil prevu et monotone des jours; mais il venait aussi d'autres moments, d'autres occupations et c'etait alors, pour les ouvriers comme pour les patrons, une periode de bonnes vacances et d'animation joyeuse. A part son usine, M. de Beule possedait des terres de culture et des herbages; et l'ete, pendant la morte-saison, les ouvriers de la fabrique s'en allaient travailler aux champs. Chaque annee, vers la fin de juin, les villageois n'entendaient plus le tintamarre habituel des pilons dans l'usine. C'etait la saison des foins; Ollewaert, Leo et Free, qui etaient de rudes faucheurs, partaient de grand matin, la faux sur l'epaule, bientot suivis de presque tous les autres, hommes et femmes ensemble, pour retourner au soleil l'herbe fauchee et la mettre en tas vers le soir. Seul, Bruun, le chauffeur, et son fils Miel restaient a la fabrique, avec Pee, le meunier, pour tout nettoyer. Delicieuses escapades! Ils emportaient de quoi manger et boire, et l'admirable journee d'ete s'ouvrait toute devant eux comme une longue fete de liberte et de bonheur. Les premiers jours, les "huiliers", avec leurs vetements luisants et gras, detonaient bien un peu dans toute cette verdure et cette fraicheur; mais peu a peu ils sechaient, comme l'herbe meme, leurs visages se bronzaient, et on eut dit qu'ils n'avaient jamais respire un autre air que celui de la pleine nature, au grand soleil radieux. Ils arrangeaient la besogne a leur gre. Dans le matin vaporeux les alouettes quittaient l'herbe haute, humide de rosee, et s'envolaient en grisollant sur leurs ailes fremissantes en plein azur pale. Vivifiante etait la fraicheur lorsque Ollewaert, Leo et Free aiguisaient leurs faux, qui semblaient aussi chanter; puis, dans un mouvement ample et rythme, ils avancaient lentement a travers la vaste prairie, laissant l'herbe couchee en longues trainees derriere eux. D'autres moissonneurs etaient partout au travail; de tous cotes on voyait leurs silhouettes se balancer, tres hautes aux premiers plans, plus petites a mesure qu'elles s'eloignaient, jusqu'a devenir dans le lointain ces petits bonshommes pas plus grands que des criquets; et l'air etait rempli a l'infini du chant de l'acier, qui devorait la verte plaine en une sorte de volupte inassouvie. Vers neuf heures, avec la chaleur qui montait, apparaissaient les autres ouvriers et les femmes, tous armes de longues fourches fines et de grands rateaux de bois qu'ils portaient a la main ou sur l'epaule. Les femmes avaient de grands chapeaux de paille, qui leur abritaient le visage et la nuque; les hommes, en bras de chemise, etaient vetus d'amples pantalons de toile bleue ou grise. Tous allaient nu-pieds dans leurs sabots. Ils descendaient dans la prairie par une berge plantee de peupliers aux feuilles chuchoteuses; et tout de suite ils se mettaient a retourner l'herbe avec leurs fourches. Les alouettes chantaient, le soleil dardait et du foin coupe emanaient des odeurs aromatiques et delicieuses. "On croirait parfois, disait Leo, avoir un gout de sucre et de miel sur les levres"; ce qui faisait rire les autres, d'un rire extravagant. Leo etait toujours d'une humeur folle au temps des foins. L'air des champs le grisait, disait-il. Il multipliait cabrioles et tours de force, et, pour la plus insignifiante question, il lancait un de ses "Ooooo ... uuuu ... iiiii ..." prolonge et mugissant, qui faisait lever la tete aux moissonneurs abasourdis jusqu'au fond de la plaine. Par dela, cette mer debordante d'activite, de joie et de verdure, apparaissait le village avec ses toits rouges groupes autour de l'eglise blanche, dont le cadran sur la tour indiquait l'heure en un rayonnement d'or. Un peu plus loin, on apercevait les frondaisons touffues du beau jardin de M. de Beule, d'ou emergeait la cheminee de la fabrique, comme un long cierge sale qui designait le ciel. Et cette cheminee, cette fabrique, vus ainsi dans le lointain, ils s'en moquaient, comme s'ils etaient a jamais delivres maintenant de l'antre noir et enfume, ou ils avaient passe tant de belles annees de leur vie, dans l'assourdissant fracas et le rebondissement des pilons. Ils blaguaient surtout ceux qui y devaient rester: Bruun, le chauffeur, qui n'avait desormais plus rien a epier, plus a courir apres "La Blanche"; Miel, cette "espece de veau!" plus stupide que jamais, sans doute; et Pee, le meunier, ce rat de farine, qui, toute l'annee poudre de blanc, devait etre a cette heure tout noir ou gris, pour sur, a force de balayer la suie et la poussiere des planchers et des solives. Ils riaient, badinaient et tout leur etre delivre s'impregnait de sante et de bonheur. A l'autre bout des prairies serpentait doucement la belle riviere; et, sans apercevoir les bateaux, ils voyaient passer des voiles, qui semblaient glisser sur du gazon. Ils y apercevaient aussi le solennel chateau, avec ses quatre tourelles grises en relief precis sur les fonds sombres du parc. Et jusqu'a la vue du chateau qui les faisait rire, parce que Ollewaert disait qu'eux aussi passaient en ce moment la belle saison a la campagne, comme les gens riches, et que monsieur le baron et madame son epouse attendaient leur visite la-bas, pour prendre un verre de porto. Oui, Ollewaert l'affirmait au milieu d'une explosion de rires: la baronne lui avait envoye par la poste une invitation pour eux tous; et il se pourrait fort bien qu'elle les retint a dejeuner. Dommage que Guustje, le charretier, n'etait pas avec eux, car pour sur on servirait du poulet froid et de la salade. "Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!" jubilait Feelken; et Leo lacha un "Ooooo ... uuuu ... iiii ..." qui fit s'envoler les corbeaux de sur les peupliers. A dix heures, ils prenaient quelques instants de repos, tout de leur long etendus sur la berge, a l'ombre des feuillages murmurants. C'etait l'heure de la goutte matinale. La bouteille restait a rafraichir dans l'eau d'un fosse et, a defaut du porto de madame la baronne, c'etait richement bon tout de meme. --Hoooo ...! quelle douceur! disait Ollewaert en se pourlechant les levres. Et Free, comme un echo: --Un baume! Ca me descend jusqu'aux hanches! --Vrai, Free, jusqu'aux hanches? riaient les autres. --Jusqu'aux hanches! repetait Free en extase. Tiens, je le sens ici qui coule, a droite et a gauche. Ils ne se pressaient pas de reprendre le travail; ils restaient la, etendus et pames, sans crainte que M. de Beule ou M. Triphon ne vint brusquement les surprendre. D'ailleurs, cela n'avait pas d'importance; l'herbe sechait tout de meme au bon soleil. Ils le voyaient, pour ainsi dire, dans le fremissement des rayons, accomplir leur travail; et cette vue, ils en jouissaient sans eprouver la moindre fatigue. De meme toute la richesse et toute la beaute qui les environnait, la luxuriance des recoltes, l'admirable ciel bleu sans nuage, le chant harmonieux et infini des alouettes, qu'ils goutaient instinctivement. --Voila comment devrait toujours etre la vie! disait Pierken. Et il en serait certainement ainsi, affirmait-il, si les biens de la terre etaient plus equitablement partages; si chacun remplissait sa tache utile au monde et n'obtenait pas plus en retour qu'il ne meritait reellement. --Bon! le voila encore avec son socialisme! protestaient les autres, mecontents. --Ce n'est peut-etre pas vrai, ce que je dis! ripostait Pierken vertement. Pourquoi sommes-nous ici a travailler aux foins et pourquoi M. de Beule et le baron n'y travaillent-ils pas? Ne serait-il pas juste qu'ils fauchent leur part, tout comme Free ou Ollewaert? Et serait-ce donc trop demander que cette poseuse de baronne et sa dinde de fille aident a retourner l'herbe, comme font Lotje et Victorine et les autres? Bruyamment, les ouvriers riaient. Cette vision du gros M. de Beule et du baron avec ses jambes raides fauchant le pre, surtout de la baronne et de sa fille maniant le rateau et la fourche, etait si bouffonne qu'ils en riaient a se rouler dans le foin. "Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!" hurlait Feelken comme un possede; et tous pretendaient que Pierken avait perdu la boule et qu'il etait mur pour Bruges, la ville aux fous. Seule, Victorine etait tout oreilles pour l'ecouter, les yeux brillants, les levres humides. --Non, decidement ... pas moyen de parler avec des gens comme vous! s'ecriait Pierken impatiente. Vous etes nes pour le servage et vous mourrez en servage. Adieu! Et il partait. Des huees accompagnaient sa retraite; de l'avis unanime un deuxieme petit verre vaudrait mieux que toutes ces idioties. Generalement, pendant qu'ils etaient au repos sous les arbres, apparaissait la-bas M. Triphon. De loin on le reconnaissait a Kaboul, qui comme toujours, le precedait, et on se mettait a ricaner en echangeant des clins d'oeil. Pas de chance pour M. Triphon, l'epoque de la fenaison! Aucun espoir de pincer dans les coins la jolie Sidonie. L'equipe restait toujours groupee et il etait absolument impossible de s'isoler a deux, ne fut-ce qu'une minute. On vous aurait vu; c'eut ete un scandale. La tete congestionnee de M. Triphon eclatait de loin comme une pivoine au soleil; et nul ne comprenait l'objet de sa venue, puisque le travail se faisait de lui-meme et ne pouvait marcher autrement qu'il n'allait. Aussi, ne fallait-il pas dix minutes a M. Triphon pour verifier la besogne; ensuite il s'amusait a exciter Kaboul pour qu'il deterrat les taupes, generalement introuvables, ou happat des grenouilles, qu'il n'approchait qu'avec repugnance et qui d'ailleurs l'evitaient en plongeant a son nez dans les fosses. En somme, il rodait sans but a travers la prairie, en reluquant Sidonie, qui, au soleil des champs, etait encore plus belle infiniment que dans la noire fabrique: une admirable fleur chaude de sante, aux joues vermeilles, aux splendides yeux clairs, eclatants de jeunesse et de bonheur. Elle portait une legere blouse bleu pale ou mauve, qui dessinait, caressait delicieusement les formes de sa gorge. Et M. Triphon se consumait de passion ardente; il s'amoncelait en lui des reserves d'amour, qui lui noyaient les yeux et enflaient sa grosse tete. Apres le repas de midi, les faneurs faisaient une longue sieste. Allonge sur la berge a l'ombre des peupliers, on assistait au jeu du feuillage brillant sur le ciel bleu, on entendait le chant adouci des oiseaux, on sentait la brise vous rafraichir les tempes. On fermait les yeux, on s'endormait ou faisait semblant de dormir; et parfois les hommes chatouillaient avec des brins d'herbe les jambes nues des filles. Alors, elles se reveillaient en sursaut, pour en rire ou se facher, selon leur humeur. Les hommes, eux, riaient toujours, s'amusaient follement. A deux heures on reprenait le travail; et on en avait alors jusqu'a ce que le soleil s'inclinat vers l'occident, avec une demi-heure de pause pour la collation. L'heure du soir etait l'instant le plus delicieux de toute la journee. Le soleil ne dardait plus; rouge, il pendait sur l'horizon, dans une apotheose de miraculeuses couleurs. On eut dit d'enormes chateaux-forts qui brulaient et fumaient; de grands lacs d'or et des rivages d'amethyste; et de longues plaines verdatres dans le ciel, comme le reflet infini de toute la splendide verdure luxuriante de la terre. Les oiseaux s'appelaient a haute voix dans un fremissement qui annoncait l'heure du coucher; partout, dans la vaste etendue des herbages, les faneurs s'occupaient a ramasser le foin en meules minuscules pour la nuit. Tout etait mouvement et couleur et la campagne entiere fleurait les capiteux aromes. On pensait a des campements d'Indiens dresses a la hate, des villages de chaume poussant a meme le sol, comme des champignons. Ils prenaient des tons d'un gris verdatre, a l'orient; et vers l'ouest, ils s'ourlaient d'or et de feu. Une buee transparente rampait a ras du sol et les mares s'enveloppaient de reve. La tour blanche de l'eglise avait une large bande orange, pareille a une echarpe diagonale, et le chateau tout entier rougeoyait, avec ses toits et ses tourelles, sur l'ecran sombre de son parc. Ca et la on entassait du foin sur des chariots; et ils s'en allaient avec leur charge enorme, pareils a des greniers roulants, tires par des chevaux qui, de loin, semblaient petits comme des jouets d'enfants. Les petits vachers avec leurs betes revenaient en chantant du pacage; elles laissaient au passage une odeur de musc derriere elles. Tout etait enfin ratele et mis en meules; et par le chemin de terre, d'ou s'elevait sous leurs pas une poussiere d'or, les moissonneurs et les faneurs de M. de Beule a leur tour revenaient au village. Les faucheurs portaient leurs faux etincelantes comme des symboles; les faneurs et les faneuses dardaient leurs fourches, qui ressemblaient a des lances. Ils avaient le visage basane, haut en couleur et ils devisaient joyeusement. Parfois les jeunes filles cueillaient dans les bles un coquelicot ou un bleuet qu'elles mettaient a la bouche et gardaient entre les dents. Souvent, tous en choeur, on fredonnait une chanson. L'air du soir devenait leger, limpide et diaphane, comme immateriel. Les tons de feu se mouraient a l'horizon et les teintes verdatres s'accentuaient au zenith, suggerant des paturages immenses, que les premieres etoiles piquaient de fleurs miraculeuses. Les oiseaux se taisaient. Seules, les hirondelles se poursuivaient encore avec des cris aigus, ou percait comme une joie delirante. La journee avait ete delicieuse et le lendemain on recommencerait.... * * * * * DEUXIEME PARTIE I Ce fut au cours de cet ete-la que les campagnes, a l'abri jusque-la du trouble et du mecontentement, furent gagnees par la fermentation qui depuis longtemps travaillait les grandes villes. Des greves tres serieuses avaient eclate dans plusieurs grands centres industriels; on avait vu des corteges inquietants, ou des milliers de chomeurs exhibaient des drapeaux rouges et des pancartes portant cette menace: "Du pain ou la mort!... Du pain ou la mort!..." Les mots terribles et vengeurs retentissaient partout comme un cri de guerre et des combats furieux s'etaient livres dans les rues, ou la police et la troupe n'avaient pas toujours eu le dessus. On avait ramasse des morts; de nombreux blesses se tenaient caches. Apres quelques jours d'angoisse l'agitation s'etait calmee, mais l'avenir demeurait sombre, gros de menaces et de funeste augure aux approches de l'hiver. Pierken suivait dans son petit journal ces evenements palpitants et ne se laissait pas d'en faire part a ses camarades de la fabrique. N'etaient-ils pas a plaindre, eux aussi? N'avaient-ils pas des droits a faire valoir, eux aussi, des droits a un sort meilleur, comme leurs camarades des grandes villes? Pierken en etait convaincu; l'heure avait sonne, selon lui, de s'en ouvrir a leur patron. Mais comment s'y prendre et que lui demander? Pierken hesitait, et les autres ouvriers n'etaient pas en etat de l'aider de leurs conseils. Tous, certes, avaient le sentiment obscur d'une injustice sociale que leur classe subissait depuis des siecles; mais comment exprimer, traduire cela dans le fait? Qu'allaient-ils demander, ou exiger, pour ameliorer leur triste sort? Et qu'allait dire M. de Beule? Qu'allaient-ils faire, si M. de Beule, comme il fallait surement s'y attendre, repondait par un refus categorique et indigne? Ils ne savaient ... Le probleme leur apparaissait trop dangereux, trop complique, au-dessus de leurs forces. Un appui leur manquait. D'instinct, ils le sentaient: il leur manquait une centrale, un groupement puissant, une solide organisation, comme il en existait dans les grandes villes industrielles. Affronter la lutte ainsi, c'etait d'avance la defaite; ils entendaient deja la voix imperieuse et meprisante de M. de Beule leur jeter: "Vraiment, vous n'etes pas contents, mes gaillards; vous exigez un meilleur salaire! Eh bien! allez le chercher ailleurs. Ce n'est pas moi qui vous retiens; j'en prendrai d'autres a votre place!" Voila ce que repondrait M. de Beule; et malheureusement, l'evenement lui donnerait raison. Parmi la population ouvriere du village, pauvre et asservie, il trouverait d'autres victimes qui, pour un salaire de famine, viendraient occuper la place qu'eux auraient desertee. --Ce serait Fikandouss-Fikandouss, dit Feelken. Leo fit entendre un "Oooo ... uuuu ... iiii" pessimiste, et les autres hausserent les epaules avec un sourire desenchante, comme devant une chimere totalement irrealisable. --Pour moi, la seule chose que je demande, c'est quatre gouttes par jour au lieu de deux, dit Ollewaert. --Bravo, et moi aussi! dit Berzeel. --Et moi donc! repeta Free comme un echo, les yeux brillants. --Comment pouvez-vous!... s'ecria Pierken indigne. Une aussi pitoyable conception de leurs droits le navrait profondement. Il desesperait de jamais rien obtenir d'eux, lorsqu'un beau matin, son petit quotidien vint lui apporter consolation et reconfort, en publiant un article dont la lecture reveilla tous ses espoirs decus et le transporta de joie. Dans son journal, on imprimait en premiere page qu'on allait s'occuper aussi du proletaire des campagnes, le soustraire, avec l'ouvrier des villes, a l'exploitation scandaleuse de ses tyrans seculaires. Un article pathetique, signe "Paysan", depeignait sous des couleurs sombres et douloureuses les survivances presque moyenageuses que l'on retrouvait partout chez les ruraux et reclamait d'urgence, avec energie, un changement radical. L'article etait serieux, avec quelques erreurs, par-ci par-la, comme il arrive d'ordinaire aux gens de la ville traitant des choses paysannes; mais dans son ensemble il faisait une impression tres forte. Il retentit profondement, comme un long cri de detresse, dans l'ame des ouvriers, pendant que Pierken leur en faisait a haute voix la lecture. Oui, telle etait bien leur miserable existence. Tout pour les riches, qui ne produisaient rien; rien, ou quasiment rien pour les pauvres, qui accomplissaient du matin au soir, tous les jours, tout au long de leur existence, une besogne d'esclaves. Une grande tristesse silencieuse s'emparait d'eux. Dans ces mots qui vous empoignaient, cet homme, ce "Paysan" avait mis la ce qu'ils sentaient depuis toujours, sans pouvoir l'exprimer. Feelken n'avait plus aucune envie de traiter la chose en farce, avec son habituel "Fikandouss-Fikandouss", et Leo ne songeait pas en ce moment a pousser son effarant "Oooo ... uuu ... iii ...". Et l'emotion avait gagne les femmes: Natse pleurait, Lotje levait les bras au ciel et Mietje Compostello elle meme semblait douter que le Petit Homme de La-Haut eut arrange les choses telles qu'elles se passaient sur terre. "La Blanche", Sidonie et Victorine etaient les moins bouleversees. Elles ne sentaient pas aussi vivement l'injustice seculaire. Elles etaient trop jeunes. La jolie Sidonie avait le regard perdu devant elle, comme si elle songeait a autre chose, et Victorine, de ses levres humides, buvait les paroles de Pierken; elle l'admirait sans penetrer le sens des mots, bercee par le talent du lecteur. L'article se terminait par une longue liste des villages ou les socialistes de la ville se proposaient d'organiser des reunions; et sur cette liste le leur figurait. --J'y serai, a cette reunion, et j'espere que vous, vous y viendrez aussi! dit Pierken avec une hardiesse presque provocante. Il y eut un flottement. --Le patron nous fera valser, si on y va, insinua Ollewaert. --N'importe; ca ne m'empechera pas d'y aller, affirma Pierken. --Ni moi non plus! clama tout a coup Fikandouss-Fikandouss, au milieu de l'etonnement des copains. Eclat de rire general et bref. Qu'avait-il donc, ce loustic de Fikandouss-Fikandouss, a prendre brusquement une decision pareille! Mais Fikandouss, lui, ne riait nullement. Il ne plaisantait pas, il etait tout a coup devenu tres serieux, tres grave, sourcils fronces, levres pincees. Il repeta avec energie qu'il irait ... qu'il irait ... et devant la remarque ironique de Leo que ce serait alors pour lui "Fikandouss- Fikandouss", il ne broncha pas; sans un mot, il regarda son camarade, les yeux fixes, presque durs. D'ailleurs, Leo y viendrait, lui aussi. Il en prit la resolution a brule-pourpoint, d'un ton calme et ferme; Free, par contre, ne savait trop ce qu'il ferait. Il voulait d'abord en parler a sa femme. Poeteken hesitait de meme. Lui, c'etait sa mere qu'il lui fallait consulter. Quant a Berzeel, il hochait la tete; pas besoin de s'emballer, tout cela n'en valait pas la peine. Du reste, il lui serait bien difficile d'y venir, vu qu'il passait tous ses dimanches a son village. Les autres ricanaient. Oui, on les connaissait, ces expeditions de Berzeel, au bout de chaque semaine. Il y avait encore ete, samedi dernier, et n'avait reparu a la fabrique que le mardi matin, meconnaissable, le visage boursoufle, tumefie, temoignage de l'alcool lampe et des gnons recus. Il en portait encore la marque au-dessus de l'arcade sourciliere, comme une grosse chenille noire de sang coagule. Meprisant, Pierken haussa les epaules: avec son ivrogne de frere, il n'y aurait jamais rien a entreprendre. Il se tourna vers Bruun, le chauffeur, et son fils Miel, ainsi que vers Siesken, et demanda: --Et vous autres, vous irez? --Non ... non ... je n'irai pas, et Miel non plus! repondit Bruun d'un ton haineux et agressif. Et il donna ses motifs: --Je n'ai pas envie de valser pour le plaisir d'entendre debiter des blagues. Miel ne dit rien; il n'osait pas contredire son pere, et ne semblait du reste pas bien comprendre ce qu'on attendait de lui. De ses petits yeux idiots il regardait Pierken et hochait la tete. Pierken n'insista pas et se tourna vers Siesken et Pee, le meunier. Siesken le prit sur un ton de bonne plaisanterie. --Est-ce qu'on nous paiera la goutte au moins, a ce fameux meeting? demanda-t-il, avec un sourire beat sur sa face poupine. --Les socialistes sont ennemis de l'alcool, repondit Pierken d'un air grave. Pee ne savait trop s'il irait. Il en avait bien envie; mais, comme Bruun, il craignait la colere de M. de Beule. Il se tenait droit et raide comme un bonhomme de neige sous la couche de farine qui le couvrait des pieds a la tete; et, de ses levres rasees coulait un filet de salive brune sur son menton platreux. Il retourna sa chique d'un tour de langue et cracha au loin. Pierken comprit qu'on ne pouvait compter sur lui. Presents, les deux charretiers vinrent se meler aux passionnants colloques. Pol, tete baissee et bajoues gonflees, comme une brute sombre, ecoutait sans rien dire. Il etait ivre-mort, avec des yeux aqueux et presque vides. Il fit un grand geste en ecartant les bras et s'en alla sans avoir profere un son. Sans doute, sa langue etait figee. Guustje, au contraire, ne prit pas la chose au serieux et se mit a rire. --On ferait mieux de nous donner a chacun un poulet froid avec de la salade, dit-il. Et il partit en se tordant, joyeux comme toujours de cette plaisanterie inlassablement servie. Justin la-Craque et son aide Komel parurent a leur tour. Ils etaient deja au courant de l'evenement: tout le village, pretendait Justin, etait en effervescence. La reunion devait avoir lieu dans quinze jours au _Shako Rapiece_, un cabaret fort mal fame, ou se rencontraient d'habitude les escarpes et les braconniers des environs. Le cure parlerait en chaire pour dissuader les gens d'y aller et le bourgmestre interdirait le meeting. Les socialistes chanteraient des chansons obscenes et diraient des gros mots. A coup sur, on s'y battrait. Justin etait extremement anime par ses mensonges et assez fortement emeche. Il grincait des dents et sacrait en syllabes vagues et sourdes. Komel, derriere son dos, ricanait en silence, et son gros nez rouge bougeait dans son visage de suie comme un bec de dindon amuse. II Justin-la-Craque l'avait annonce un peu prematurement; mais, en effet, a mesure que le jour du meeting approchait, le village entra en effervescence. Un dimanche, a la sortie de la grand'messe, on vit tout a coup trois etrangers, au beau milieu de la place communale, qui distribuaient autour d'eux des prospectus rouges; beaucoup de gens les prenaient et s'en allaient lire a l'ecart ce que portait l'imprime. D'autres detournaient la tete d'un air de degout et de colere. On y lisait qu'une grande reunion populaire etait organisee pour le dimanche suivant, a trois heures, non pas, comme l'avait pretendu Justin-la-Craque, dans ce sale caboulot du _Shako Rapiece_, mais dans la grande salle de _La Belle Promenade_, un estaminet tout a fait convenable, situe au bout du village, avec vue sur la campagne. Toute la population etait invitee a y assister. Le meeting serait contradictoire; on pourrait poser des questions et, le cas echeant, soutenir, si l'on voulait, des opinions opposees, auxquelles l'orateur socialiste se chargerait de repondre. Le village tout entier en etait ebranle. On voyait partout le papier rouge aux mains des gens, et il en trainait beaucoup par terre, comme si le pave eut ete jonche de fleurs ecarlates. Mais, tout au commencement de l'apres-midi, M. le vicaire allait de porte en porte, inquiet comme un chien de chasse, et, vers le soir, on n'apercevait plus nulle part le moindre chiffon rouge. Le bruit se repandait que, le dimanche suivant, M. le cure precherait en chaire contre cette reunion impie, et que M. le baron, qui etait bourgmestre de la commune, l'interdirait au nom de la loi. La frousse gagnait les bonnes gens, qui ne parlaient plus des papiers rouges qu'en baissant la voix. Il y avait des mouchards dans tous les cabarets, qui ecoutaient les conversations. On se racontait que le patron de _La Belle Promenade_ recevrait dans le courant de la semaine la visite de l'huissier, qui lui signifierait conge dans le plus bref delai. Le lendemain matin, a la fabrique, l'emotion etait vive. Pierken avait parle la veille, sur la place publique, avec les trois etrangers; il ne tarissait pas d'eloges sur leur intelligence, leur connaissance approfondie des questions sociales, leur foi vibrante en un avenir meilleur et proche. Les camarades en etaient tout remues; devant eux s'ouvraient des horizons inconnus, le bonheur. A huit heures, pour le casse-croute, ils s'assirent tous, hommes et femmes, en rang d'oignons contre le mur de la cour dans le tiede soleil d'automne, a ecouter tout ce que leur racontait Pierken inlassablement. Les visages etaient serieux et graves; la vieille Natse, vaincue par l'emotion, pleurait. Mietje Compostello se sentait de plus en plus ebranlee dans son antique conviction que le monde etait ce qu'il devait etre; et les jeunes filles ecoutaient immobiles, les yeux brillants et fixes. La plupart d'entre eux pourtant ne savaient pas encore s'ils assisteraient a la reunion. Ils brulaient d'y aller; mais que dirait M. de Beule? Ce qu'en dirait M. de Beule, on pouvait deja s'en douter, rien qu'a voir Sefietje paraitre vers dix heures, comme d'habitude, avec la bouteille de genievre. Sefietje avait un air renfrogne, comme si elle eut souffert d'une grave et obscure injustice, et lorsque les ouvriers lui en demanderent le motif, elle repondit, l'air enigmatique et de mauvais augure, qu'ils ne tarderaient pas a l'apprendre et que ce ne serait pas drole. Et, en effet, des que M. de Beule, toujours precede de Muche, parut dans la fabrique, on vit bien que ca clochait. Il avait le visage cramoisi, boursoufle; pour un rien, un tout petit accroc a l'un des pilons, il se mit soudain a "partir" comme un sauvage, en hurlant dans le vacarme qu'il en avait assez, flanquerait tout le monde a la porte et fermerait la boite, si ca ne changeait pas. C'etait lundi matin; naturellement Berzeel n'etait pas a son poste. Sitot que M. de Beule s'en fut apercu, il s'emporta contre Pierken, en criant dans le tonnerre des pilons qu'il chassait son frere et que Pierken devait incontinent le lui faire savoir. --Faut-il que je laisse l'ouvrage pour aller le lui dire? demanda Pierken froidement. --Mais non, feignant que vous etes! vocifera M. de Beule hors de lui. --Comment voulez-vous que je fasse alors, Monsieur? repliqua Pierken avec une calme logique. --J'en ai assez! repeta M. de Beule, esquivant une reponse precise. Et, Muche en tete, il quitta, congestionne de fureur, la "fosse aux huiliers" pour se diriger vers la "fosse aux femmes", et on l'entendit bientot, la aussi, "partir" avec fracas. La journee s'ecoula dans une impression d'accablement morose. Contrairement a son habitude, M. Triphon ne parut point a la fabrique, accompagne de Kaboul; pour son fils aussi, vraisemblablement, le patron etait "parti", en conclurent les ouvriers. Lorsque Sefietje vint, vers six heures, apporter la traditionnelle goutte du soir, ils remarquerent qu'elle avait surement du pleurer. Aux hommes elle ne dit rien, pas un mot; mais aux femmes elle confia que M. de Beule etait fermement resolu a renvoyer de la fabrique quiconque, homme ou femme, aurait l'audace d'assister a la reunion socialiste du dimanche suivant. III Ce jour-la, vers l'heure fixee, un calme etonnant regnait aux alentours de _La Belle Promenade_. Le village d'ailleurs n'avait jamais paru plus tranquille. C'etait une tres belle journee d'automne, avec de l'or dans les feuillages et des vapeurs bleuatres dans les lointains; l'air immobile tamisait un soleil dont la bonne chaleur en sourdine vous mitonnait doucement les mains et les joues. Les choses avaient l'air de s'assoupir. Sous ses trois vieux tilleuls jaunissants, la porte de _La Belle Promenade_ etait large ouverte, comme une invite cordiale a entrer. Il n'y avait encore personne dans la vaste salle de l'estaminet. Seuls le patron, fort gaillard a mine fleurie, et sa grosse femme etaient occupes derriere le comptoir a rincer des verres et les essuyer avec un torchon a carreaux blancs et rouges. La vieille horloge flamande, dans son coin obscur, marquait trois heures moins dix. Le disque du balancier allait et venait avec son tic-tac regulier derriere la lucarne vitree de la caisse, et l'on eut dit d'une vieille megere efflanquee exhibant un trou dans son ventre, avec une obstination presque obscene. La porte du fond etait egalement ouverte et dans la courette ensoleillee deux gamins jouaient aux billes. Soudain, quatre hommes firent leur entree; au dehors, sous les tilleuls, une dizaine d'autres s'etaient arretes devant les fenetres. Ce n'etaient pas des gens du village. Ils avaient l'air d'artisans endimanches et leur paleur denotait des citadins. Le plus age des quatre qui venaient d'entrer, celui qui semblait etre leur chef a tous, se tourna vers le patron et dit: --Patron, nous voici. --Bien, messieurs, asseyez-vous, repondit calmement le patron en continuant de nettoyer ses verres. --Pourrions-nous avoir une table et quelques chaises? demanda l'etranger. --Vous pouvez avoir un verre de biere ou une goutte de genievre comme tout le monde, dit le patron. --Oui mais, vous nous reconnaissez bien, voyons? Vous savez que nous venons ici pour parler! se recria le chef, un peu etonne. --Pas moyen, messieurs, riposta, sur un ton calme, mais ferme, le mastroquet. --Pourquoi pas! firent-ils tous les quatre, ebahis. --Parce que je vous dis qu'il n'y a pas moyen, repeta le patron, legerement irrite. --Mais vous nous aviez promis votre salle! --J'ai change d'idee. --C'est peut-etre la visite de M. le cure?... ricana le chef d'un air meprisant. --Ca ne vous regarde pas, riposta l'homme d'un ton bref. Il y eut un silence. Les quatre camarades se consulterent a mi-voix. Le mastroquet et sa femme continuaient a rincer les verres, mais leurs gestes devenaient saccades et presque coleres. Au dehors, sur la petite place devant les tilleuls, montait un murmure de voix et, en se tournant vers les fenetres, les quatre camarades virent qu'un petit attroupement de curieux s'etait forme. --Alors, vous refusez? demanda une derniere fois le chef. --Alors, je refuse! repeta le patron d'un air insolent. --Tres bien. Le temps est beau; nous ferons le meeting en plein air. Et, d'un mouvement brusque, ils quitterent l'estaminet. Cependant, il y avait foule. On se demandait d'ou tout ce monde etait si brusquement sorti; il couvrait tout l'espace libre devant _La Belle Promenade_. A part la douzaine de citadins qui accompagnaient le chef, c'etaient des gens de l'endroit et des hameaux avoisinants. Tous, ou presque tous, appartenaient a la classe populaire: artisans de village et ouvriers agricoles, avec par ci par la un petit metayer. A premiere vue il eut ete difficile de dire si cette foule etait hostile ou favorablement disposee. On y remarquait quelques figures deplaisantes: ces memes mouchards qu'on avait surpris, le dimanche precedent, a ecouter les conversations dans les estaminets. Au premier rang, Pierken, avec Leo et Fikandouss-Fikandouss. Quelques femmes du peuple, tenant leurs enfants par la main ou sur les bras, restaient a distance, contre les maisons d'en face. --Camarades!... prononca tout a coup le chef, d'une voix claire et forte. Mais aussitot il s'interrompit, parce qu'un de ses amis lui apportait une chaise trouvee on ne sait ou; en souriant il l'enjamba et, dresse de toute sa hauteur au-dessus de la foule, il reprit: --Camarades, comme l'annoncait notre convocation de dimanche dernier, nous avions l'intention de tenir notre reunion la, dans cet etablissement; mais le patron a eu la frousse. Sans doute il aura recu la visite du cure ou du baron, qui lui aura interdit de nous preter sa salle. Il nous a mis dehors. Mais qu'a cela ne tienne; nous allons faire notre reunion ici meme, en plein air, sous ces tilleuls et le beau ciel bleu. On y respire. Ca vaut mieux que l'atmosphere empestee d'une salle de caboulot. Et puis, c'est gratis. Une vague de bonne humeur s'eleva parmi la foule bourdonnante et la fit osciller comme la houle sous un coup de vent. On entendit des murmures reprobateurs, sans qu'il fut possible de distinguer si le blame visait l'acte du mastroquet ou les paroles de l'orateur. Sur bien des visages se lisait une attention religieuse et presque emue. Le tour jovial du tribun semblait plaire a beaucoup; tandis que d'autres gardaient une mine hesitante ou renfrognee, dans l'attente inquiete de ce qui allait suivre. Un bref echange de mots violents et haineux eclata dans un groupe, mais fut aussitot couvert par des chut peremptoires. --Camarades, continua l'orateur, soudain grave, nous sommes venus vers vous pour vous parler de votre sort en ce monde, vous le depeindre sous un jour cru, sans mentir, tel qu'il est et tel qu'il devrait etre. Que vois-je ici autour de moi? De pauvres gens, des ouvriers qui, du matin au soir, d'un bout de l'annee a l'autre, doivent trimer comme des esclaves, afin de gagner une miserable croute pour eux-memes et leur malheureuse famille! Vous n'avez que des devoirs sur la terre; vous ne possedez aucun droit. Ce n'est pas pour vous que vous travaillez, peinez et produisez; c'est pour vos exploiteurs, ceux qui vivent sans rien faire et s'engraissent de votre dur labeur.... Le tribun s'animait, sa figure contractee devenait pale et ses yeux luisaient d'un dur eclat derriere les verres de son pince-nez. Sa voix cassante scandait, martelait les mots et le mouvement de son bras droit, au poing ferme brandi vers le ciel, soulevait de cote sa jaquette et son gilet, en decouvrant sa chemise, comme un lisere blanc, a la ceinture de son pantalon sans bretelles. L'auditoire, tout yeux, tout oreilles, retenait son souffle. Visiblement, il les tenait deja sous l'empire de son eloquence routiniere. En voila un qui osait dire les choses; jamais ils n'avaient entendu rien de pareil dans leur village! Par-ci par-la s'elevait bien, de temps en temps, une vague rumeur de protestation, mais tout de suite on imposait silence. Et d'ailleurs le tribun etait entoure de ses camarades, qui veillaient sur lui comme une garde du corps indefectible; dans leurs visages pales, les yeux ardents scrutaient la foule comme pour y suivre l'effet de ses paroles et, a la moindre menace, parer au danger. Cette foule s'etait encore accrue. A chaque instant de nouveaux visages s'y montraient, attires par cette reunion en plein air, ou tout le monde pouvait bien s'arreter quelques minutes vraiment, sans se voir accuse plus tard d'y avoir participe deliberement. Cette affluence inesperee fouettait le tribun; il s'echauffait au son de ses propres paroles, il redoublait d'eloquence et de violence, lorsque soudain un incident surgit qui l'arreta tout net au beau milieu de son discours. Un individu fendait la cohue, en trainant la quille, et titubant, le visage tumefie, braillant d'une bouche pateuse des choses incoherentes. Baton leve sur les spectateurs, il se frayait brutalement un passage; et il repetait, avec un entetement d'ivrogne, qu'il voulait aller a _La Belle Promenade_ boire une goutte et que personne au monde n'avait le droit de l'en empecher. C'etait Berzeel; et, quand on l'eut reconnu, un eclat de rire formidable secoua la foule. C'etait Berzeel qui, au lieu de se saouler comme d'habitude dans son patelin, venait par hasard de descendre au village ou il travaillait pendant la semaine et, par sa seule apparition, mettait tout en emoi. Agace, ayant peine a maitriser sa colere, le tribun se pencha sur sa chaise pour lui demander: --Qu'est-ce que vous voulez, mon ami? Avant que Berzeel eut le temps de repondre, la foule se creusa, bousculee; comme un tigre, Pierken sauta sur son frere et lui hurla en pleine face: --Salaud! Crapule! Ivrogne! Tu n'es pas honteux! Veux-tu f.... le camp! --Hein! quoi! rugit Berzeel, brandissant son baton. Et brusquement il l'abattit, de toute sa force, sur la nuque de Pierken. La foule s'ameutait. Leo se precipita, saisit Berzeel a bras-le-corps, le maintint avec rage. L'orateur sur sa chaise vociferait, faisait des efforts desesperes pour retablir le calme. --C'est mon frere, monsieur, gemissait Pierken. J'ai honte de l'avouer. --Pas de monsieur; appelez-moi camarade, dit le tribun d'une voix mordante. Et lachez cet homme, ordonna-t-il a Leo. Je me charge de lui faire entendre raison. Leo denoua son etreinte, et l'orateur, apostrophant l'ivrogne: --Mon ami, ce n'est pas bien ce que vous avez fait la. Vous etes sous l'influence de la boisson, ce fleau de la classe ouvriere en Flandre.... --J'ai pourtant bien le droit de boire une goutte, si je la paie! riposta Berzeel d'un air provocant. Une clameur s'eleva; l'orateur agita les bras avec violence, reclamant le silence. --Qu'on apporte une chaise pour cet homme; il est fatigue! cria-t-il. De nouveau, des clameurs et des rires fuserent; une chaise fut apportee, passee de main en main au-dessus des tetes, vers Berzeel. --Asseyez-vous la, dit le tribun. --Si je veux bien! begaya Berzeel. --Veuillez donc bien! insista l'orateur impassible. Berzeel prit la chaise en maugreant, s'y laissa choir, et agitant son baton vers l'estaminet, commanda: --Patron, une goutte, nom de Dieu! La foule ondoyait sous les rires, mais l'orateur, sans se laisser le moins du monde deconcerter, se planta devant Berzeel et reprit, d'un ton saccade et le regard dur: --Vous demandez du genievre! Bon! Mais, avant qu'on vous l'apporte, vous entendrez de moi ce que c'est que le genievre et quels sont ses effets pour ceux qui, comme vous, en font abus. Il se dressa comme un champion a la lutte et, en une diatribe violente, il s'attaqua a l'alcool. Les phrases courtes tombaient en coups de massue; et de ses poings fermes il en ponctuait la force, vibrant et menacant, devant Berzeel affaisse comme une brute. Tout l'auditoire etait subjugue, entraine par sa rageuse eloquence, quand tout a coup parut le garde-champetre du village qui, se faufilant vivement a travers les groupes et arrive devant le tribun, jeta d'un ton de commandement: --Halte-la! Finissez! L'orateur, en pleine tirade a effet, le bras droit fremissant, leve vers le ciel et la chemise blanche bouffant a la ceinture de sa culotte tombante, s'arreta net, se pencha, devisagea le garde-champetre, et calmement lui demanda avec le plus grand sang-froid: --Qu'est-ce que vous dites, mon ami? --Que je dis que vous devez cesser! repeta le garde-champetre d'un ton bref. Une rumeur bourdonna dans la foule, contradictoire. Certains protestaient avec force; d'autres, les mouchards, approuvaient en ricanant. --Qui vous a donne cet ordre? demanda, toujours tres calme, l'orateur. --Monsieur le baron ..., le bourgmestre, repondit le garde, l'air haineux. --Avez-vous cet ordre par ecrit, mon ami? Visiblement, le garde-champetre ne s'attendait pas a cette question. Un moment il regarda l'orateur, bouche bee, sans trouver de reponse. La foule se moquait, amusee; les mouchards crachaient par terre de rage. --Eh bien! insista le tribun, qui sentait la majorite pour lui. --Non, repondit enfin le garde. Mais ca ne fait rien; Monsieur le baron l'a tout de meme dit. --Eh bien, conclut en souriant l'orateur, allez donc demander a monsieur le baron qu'il ecrive sur un bout de papier ce qu'il vous a dit et apportez-moi ca. En attendant, nous continuerons.... Furieux et menacant, le garde-champetre s'empressa de deguerpir et dans la foule des applaudissements eclaterent, meles a des huees. Pierken, Leo et Feelken battaient des mains furieusement. Berzeel, la canne brandie, reclama de nouveau une goutte, vociferant au milieu du vacarme. Les mouchards louchaient, devenus verdatres. --Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss! hurla Feelken debordant de joie. Mais l'orateur, comme illumine par son triomphe, reclama de nouveau le silence; et, dans l'attention fremissante de tout l'auditoire, il continua: --Mes amis, nous ne sommes pas gens a nous effaroucher pour si peu. Nous en voyons de toutes les couleurs a nos meetings. L'incident est clos. En attendant que le garde-champetre revienne avec l'ordre du bourgmestre, je vais vous parler de vos droits meconnus depuis des siecles et, en premier lieu, du plus elementaire de tous ces droits: celui du suffrage universel! Tout de suite, il enfourcha son dada; et, sans plus s'occuper de Berzeel et de l'alcoolisme, avec de grands efforts d'eloquence, il entreprit de faire entrer ses idees dans les cerveaux bouches de son primitif auditoire. Ils ne comprenaient qu'a moitie; ils ne saisissaient pas clairement l'importance capitale du mirage qu'il evoquait devant eux. Il s'en apercut a la contraction penible des visages et il s'empressa bien vite de quitter le terrain des speculations abstraites pour poser devant eux des exemples concrets. La, ils reagirent immediatement. Ils avaient conscience de leur force, d'etre la masse, et de ce qu'ils pourraient realiser le jour ou cette puissance, organisee et coordonnee, serait capable de traduire en faits accomplis ce qui n'etait encore qu'une conscience obscure de leurs droits. Un roi, ca ne faisait qu'un homme; des ministres, ce n'etaient que quelques-uns. Comme force reelle et integrale, ils se reduisaient a neant en regard des masses profondes du peuple. Et, neanmoins, c'etait leur volonte seule, la volonte de ces quelques-uns, qui predominait et dictait les lois. Ici, dans ce village, il n'y avait qu'un bourgmestre et qu'un cure; et c'etait pourtant ce seul cure, qui avait defendu au patron de _La Belle Promenade_ de ceder sa salle pour la reunion; c'etait ce seul bourgmestre qui, tout a l'heure, enverrait son garde-champetre avec un petit papier, pour interdire ce meeting meme en plein air,--cet air qui etait a tous et a personne,--alors que des centaines de gens ne demandaient pas mieux que de continuer a entendre l'orateur! Etait-ce bien, cela? Etait-ce juste? Est-ce qu'une mesure aussi arbitraire pouvait contenter n'importe quel homme conscient de sa liberte, de sa dignite et de son droit? Un sourd murmure de mecontentement gronda, et dans un groupe il y eut une altercation brusque entre quelques ouvriers et des mouchards. Avec violence on s'empoigna; et soudain des gifles claquerent, ponctuees de coups de pieds assourdis, tandis que s'elevait une clameur sauvage. Berzeel s'etait redresse et faisait tournoyer son baton; l'orateur dut interrompre son discours et sa garde du corps se serra autour de lui. Au meme instant apparut au coin d'une maison un trio imposant: M. le baron-bourgmestre, accompagne de M. le cure et flanque du garde-champetre, qui agitait d'un air provocant un bout de papier. --Cessez! Cessez! cria-t-il de loin. Le rire cessa aussitot, comme par enchantement; il se fit un parfait silence et la garde du corps se serra encore plus etroitement autour du tribun qui, sans descendre de sa chaise, se tourna vers les autorites et demanda d'une voix blanche: --Qu'y a-t-il pour votre service, messieurs? Le baron-bourgmestre s'avanca de trois pas. Il marchait avec peine en tirant la jambe et s'appuyait sur une canne, grand et lourd, avec de grosses moustaches tombantes et des cheveux teints. Il semblait en proie a la plus vive indignation et ses levres tremblaient. Pointant sa canne vers le tribun il dit, d'une voix fremissante, en un flamand detestable: --Je suis le bourgmestre et je vous defends de parler ici. Si vous continuez, je vous fais dresser proces-verbal par le garde-champetre. Le tribun souriait, tres calme. Et la garde du corps souriait aussi, avec des yeux noirs dans des visages pales. Ils regardaient fixement le trio, surtout le cure, avec ses yeux de fanatique et son teint bistre tournant au verdatre. --Monsieur le bourgmestre, est-ce que monsieur le cure aurait quelque chose a voir ici? demanda brusquement l'orateur, en montrant du doigt l'ecclesiastique. --Cela ne vous regarde pas, repondit le bourgmestre. Le cure ne dit mot, mais ses yeux insolents jetaient des flammes. Un silence d'attente oppressait la foule. --Je vous somme pour la derniere fois de cesser, repeta le bourgmestre. --C'est superflu, monsieur le bourgmestre, je venais precisement de finir, nargua l'orateur. Un large eclat de rire retentit, vite reprime. Indignes, les mouchards grognerent. --Descendez de cette chaise! ordonna le bourgmestre furieux. Soudain, a cette injonction brutale, le tribun prit feu. Le rouge lui monta aux joues, ses yeux etincelerent et il cria avec force, devisageant les autorites avec un souverain mepris: --Je descendrai de cette chaise lorsqu'il me plaira et non pas lorsqu'il vous plaira, monsieur le bourgmestre. Vous pouvez ... peut-etre ... me defendre de parler. Quant a me faire descendre de cette chaise vous n'en avez aucun droit. Essayez, si vous l'osez, nom de Dieu! Et il se campa, les bras croises, tandis que sa garde s'avancait pour lui preter main-forte. Cela devenait serieux. De la foule, qui s'agitait, partirent des cris divers. On vit Leo retrousser les manches de sa veste et l'on percut la voix braillarde de Berzeel, qui lancait des invectives dans le vide. Le bourgmestre agita sa canne, comme s'il allait donner un ordre et le garde-champetre avait tire son bout de sabre. Les mouchards se faufilaient traitreusement vers la chaise. La garde du corps, roide, muette et tres pale, ne bronchait pas. On entendit piailler un gosse auquel sa mere donnait la fessee. Les levres blanches du cure remuaient, comme s'il machait une chique. --Pff! C'est de la crapule, de l'infecte crapule! s'ecria tout a coup, avec un violent haussement d'epaules le bourgmestre. Je ne veux pas me salir les mains; allons-nous-en, monsieur le cure. Il tourna les talons et, d'un pas trebuchant, appuye sur sa canne, il partit, accompagne du cure, lancant des regards furibonds, et suivi du garde-champetre qui, de son petit sabre ridicule, couvrait la retraite. --Voila comment nous operons dans nos meetings! conclut le tribun triomphant, en sautant prestement de la chaise. La foule lui fit une ovation bruyante. Seuls, les mouchards louchaient haineusement. Ils avaient l'air bouffis de venin. Alors, un homme traversa la cohue, marcha droit vers l'orateur, s'arreta devant lui et se mit a chantonner d'une voix sourde et profonde: --Oooooooooooo.... C'etait Justin-la-Craque abominablement ivre, rauque et puant l'alcool, les yeux aqueux et comme enduits de gelatine, se raidissant pour ne pas tomber a la renverse. Comme toujours, lorsqu'il etait pris de boisson, il s'entetait a chanter _l'O Pepita_. Le tribun eut un mouvement de recul, mais la foule s'esclaffait de rire et Justin-la-Craque persistait, avec l'opiniatrete du pochard. --Pee ... pee ... pee ... peeeeee.... --Qu'est-ce que c'est? demanda l'orateur en froncant les sourcils. --Piii ... Pipipipiii ... Pepita, Pepita, Pepita! miaulait Justin-la-Craque sous l'enorme bordee de rires. Outres, Leo et Pierken, en le bousculant, vinrent a bout de le repousser et expliquerent a l'orateur quelle etait cette espece de loufoque, qui lichait. Le tribun hochait la tete d'un air grave et dit: --Il y a encore beaucoup, beaucoup a faire ici. Il nous faudra souvent revenir. --Venez! Venez! jubilait Pierken. Le tribun et sa garde du corps s'ecoulerent avec la foule. Justin-la-Craque, ayant decouvert Berzeel, alla se planter devant lui pour offrir a son camarade une seance d'_O Pepita_. Berzeel souriait, baveux et attendri. Ensemble ils disparurent dans _La Belle Promenade_. IV Le soir, on se cogna ferme dans plusieurs cabarets du village. Presque partout les mouchards ecoperent, mais Berzeel et Justin-la-Craque, qui toute la nuit firent le tour des estaminets, eux aussi, eurent amplement leur compte. Le lendemain matin, la fabrique offrait un spectacle inusite. La moitie des presses etait sans servants, et, vers neuf heures, lorsque M. de Beule vint faire sa tournee habituelle, il faillit suffoquer de fureur. Fremissant, il demanda a Free et Poeteken ce qui se passait, et pourquoi Pierken, Berzeel, Leo et Feelken n'etaient pas a leur poste; mais ni l'un ni l'autre ne put donner d'explication. Poeteken, envoye aux informations, revint au bout d'une heure. Il avait rencontre Pierken et Leo, qui lui avaient dit qu'ils se consideraient comme renvoyes, puisque M. de Beule leur avait fait savoir d'avance, par l'intermediaire de Sefietje, que ceux qui assisteraient a la reunion seraient mis a la porte. Ensuite il avait trouve chez lui Fikandouss, qui s'etait obstinement refuse a fournir la moindre explication. Il se tenait acagnarde dans un coin pres du feu, entoure de ses soeurs dans les gemissements et les larmes, et tout ce que Poeteken avait pu tirer de lui, c'etait qu'il ne retournerait pas a la fabrique. Quant a Berzeel, il perseverait, en compagnie de Justin-la-Craque, a faire en titubant la tournee des cabarets: ils avaient eu une nouvelle rencontre avec les mouchards, qui leur avaient administre une serieuse frottee. Justin-la-Craque avait ses vetements en lambeaux et Berzeel exhibait une tete ensanglantee. A ce rapport, M. de Beule brusquement se mit a "partir" comme un fou sur tout ce qui l'entourait. Et, inconsequent comme toujours en ses eclats demesures, il fit arreter sur-le-champ la machine a vapeur et congedia tous les ouvriers de la fabrique, y compris les femmes. Peureusement, la plupart obeirent sans protester; mais Bruun, le chauffeur, s'avancant vers le patron, lui demanda, pale et tremblant de colere concentree: --Mais, monsieur, je voudrais bien savoir quelle est notre faute a nous dans cette affaire? --Est-ce vous qui etes le maitre ici, ou est ce moi? hurla M. de Beule pour toute reponse. --Eh bien ... eh bien ... si j'avais su ... j'y serais aussi alle, au meeting! s'ecria Bruun hors de lui. Et, avec un violent juron, il flanqua contre le mur un lourd marteau qu'il tenait a la main et sortit furieux de la fabrique. Miel ... cette "espece de veau!" suivit son pere, sans comprendre au juste ce qui se passait; et Poeteken, Free, Ollewaert l'accompagnerent. Du cote des femmes, ce fut la fuite d'une troupe d'oies effarees, Mietje, toute jaune d'angoisse, et la vieille Natse pleurant a en perdre haleine. Seuls, les charretiers pouvaient rester. A cause des chevaux, M. de Beule n'osait les renvoyer. Jusque dans l'explosion de sa rage, il ne perdait pas de vue tout a fait ses interets vitaux. Toute la journee, la fabrique resta silencieuse et close, comme une maison morte. M. de Beule allait et venait, pareil a un Jupiter tonnant, et M. Triphon se tenait prudemment a distance, accompagne de Kaboul, qui furetait apres les taupes dans le jardin. Lorsque Sefietje vint vers six heures porter la goutte du soir a Pol et au "Poulet Froid", ceux-ci remarquerent qu'elle devait avoir beaucoup pleure. Ses yeux, naturellement petits, etaient presque entierement fermes. Mais Sefietje, dressee pendant de longues annees a la crainte servile et au respect de M. de Beule, ne mettait jamais les torts du cote de son maitre, pas meme cette fois-ci. A la facon dont elle sut tourner les choses, c'etait tout de meme la faute des ouvriers. Il y avait eu des scenes terribles a la maison, dit-elle, et M. de Beule parlait de vendre sa fabrique. A sept heures, comme la nuit tombait, une deputation d'ouvrieres se presenta a la maison de M. de Beule. C'etaient "La Blanche" avec Mietje Compostello, accompagnees des femmes de Free et d'Ollewaert et de la soeur ainee de Fikandouss-Fikandouss, en un petit groupe sombre et pitoyable; toutes pleuraient. Ce fut Mme de Beule qui les recut d'abord dans un petit parloir. Mietje Compostello, qui etait la plus agee et la plus serieuse, prit la parole; elle venait supplier au nom de toutes, y compris les absentes, de pouvoir rentrer a la fabrique. M. de Beule, qui les avait entendues du fond de son bureau, ouvrit la porte du petit parloir et parut sur le seuil. Il etait cramoisi et gonfle de colere. Mietje repeta sa priere d'une voix tremblante. --Je ne veux plus rien avoir a faire avec cette sale clique! gronda M. de Beule. Une fois pour toutes, c'est fini! Plus de socialistes a la fabrique! --Vous avez bien raison, monsieur. Je vous approuve mille fois! repondit Mietje de sa voix grave. Mais, nous n'en sommes pas, monsieur, de ce sale monde, vous le savez pourtant bien! Legerement interloque, M. de Beule eut un instant de silence hesitant. Mme de Beule se hata d'en profiter pour dire quelques paroles conciliantes. --Non, non, Mietje, vous etes toutes de tres braves filles; nous le savons bien. Tatata ... Il ne faut pas pleurer ... Vous allez voir ... ca va s'arranger. --Ils ont affole notre Free, avec toutes leurs histoires; on ne peut plus vivre avec lui! s'ecria brusquement la soeur de Fikandouss, dans une crise de larmes. Prise de syncope, elle s'affaissa sur une chaise; inquiete, Mme de Beule appela a l'aide Sefietje et Eleken. On donna un verre d'eau a la malheureuse qui reprit ses sens. M. de Beule etait assez emu. Sitot sa fureur tombee, il devenait facilement un coeur sensible et meme pitoyable. Il etait la comme un gros homme sanguin, trop bien nourri, au milieu de toutes ces malheureuses que sa seule presence terrorisait; un vague sentiment de honte s'emparait de lui. --Eh bien, dit-il enfin, avec effort, pour cette fois-ci, je veux bien pardonner. Mais, si jamais on ose recommencer, alors c'est bien fini, aussi vrai que vous me voyez en ce moment, je ferme boutique et vous serez tous a la rue. Il crut de son devoir de se facher encore; le coup de poing qu'il assena sur la table fit sursauter les femmes avec un cri d'effroi, et, en matiere de conclusion, il proclama: --Ce n'est vraiment pas a moi a me gener pour mes ouvriers! Si ca ne leur plait plus, ils n'ont qu'a s'en aller! Ce n'est pas moi qui me serrerai le ventre! --Vous avez bien raison, monsieur; vous avez bien raison! repetait d'un ton triste et sourd le choeur des femmes. Et elles s'en allerent comme un troupeau apeure, apres avoir humblement remercie M. et Mme de Beule pour leur grande misericorde et leur genereuse bonte. Le lendemain, la machine a vapeur se remettait a tourner et les six pilons rebondissaient avec leur vacarme assourdissant, comme si rien ne s'etait passe. V L'hiver fut marque par deux evenements d'importance a la fabrique. Le premier regardait Poeteken "l'huilier", le deuxieme, M. Triphon. Ce chetif, ce silencieux Poeteken, qui avait la reputation de courtiser "La Blanche", mais vraiment semblait par trop timide et insignifiant pour etre pris au serieux, s'il s'agissait des femmes et de l'amour; ce Poeteken nul, infime, inapte et incapable, avait tout de meme, en fin de compte, fait oeuvre d'homme. Un soir, lorsque Sefietje vint faire sa ronde habituelle avec la bouteille, elle trouva la "fosse aux femmes" en proie a la consternation la plus profonde et "La Blanche" pleurant a chaudes larmes. --Qu'y a-t-il? s'ecria Sefietje interdite. Aucune ne parut empressee de repondre. La vieille Natse en pleurant leva les bras au ciel, comme pour dire que, cette fois-ci, c'etait la fin de tout. Lotje, Sidonie et Victorine restaient muettes, les joues brulantes, la tete penchee sur leur ouvrage; seule, Mietje Compostello declara de sa voix profonde et caverneuse que le monde etait bien perverti et qu'on ne pouvait plus avoir confiance en personne. Enfin, l'une d'elles avoua: Poeteken, l'infame hypocrite, que toutes croyaient l'innocence meme, avait seduit "La Blanche" et "La Blanche" allait avoir un gosse. --Eh bien, c'est du propre! Eh bien, c'est du propre! s'exclama Sefietje, etourdie de stupefaction. "La Blanche" fut prise d'une crise de larmes, comme si tout entiere elle allait fondre. --Qui l'aurait jamais pense! Qui l'aurait jamais pense! gemissait-elle. --Mais, voyons, Zulma, s'ecria Sefietje rouge d'indignation et de honte, tu pouvais bien penser que ca finirait mal, en te conduisant ainsi! Toute sa vie, Sefietje etait restee une vierge austere et reveche; la rupture de ses fiancailles avec Bruteyn, jadis, l'avait aigrie pour toujours. Elle etait l'ennemie de l'amour, l'ennemie de la reproduction et de tout ce qui s'y rapportait, de pres ou de loin. A ses yeux, ce qui arrivait a "La Blanche" etait une abomination. Elle en rejetait la faute entierement sur "La Blanche", parce que, declarait-elle avec une rage haineuse et sourde, tous les hommes sont des coquins; il n'en existe peut-etre pas cent dans le monde entier qui ne chercheraient pas a tromper une femme, autant de fois qu'ils en ont l'occasion, ce que "La Blanche" savait aussi bien qu'elle-meme. --Est-ce qu'il parle au moins de mariage? demanda-t-elle sur un ton un peu moins vindicatif. "La Blanche" fut secouee d'une nouvelle crise. --Il voudrait bien, mais sa mere s'y oppose, repondit-elle a travers ses sanglots. Sefietje leva les bras au ciel. --Alors vous etes perdus tous les deux! annonca-t-elle. Jamais M. de Beule ne tolerera pareil scandale dans sa fabrique! Brusquement, de gros sanglots s'entendirent derriere le dos de Sefietje. Toutes les femmes se retournerent et virent avec effroi et stupefaction la belle Sidonie pleurant a chaudes larmes. Elle etait la, affaissee, comme sous le poids d'une douleur effrayante, soudaine, et les pleurs coulaient sur ses mains crispees dans le tissu rugueux du sac qu'elle ravaudait. --Mon Dieu! Sidonie! Qu'as-tu donc? s'ecriaient les femmes. Sidonie semblait incapable de repondre. Elle gemissait et se tordait, comme en proie a une douleur physique lancinante; ses jolies epaules etaient secouees par des hoquets et elle se cachait la tete dans ses mains. --Sidonie ... t'est-il arrive quelque chose! demanda Lotje, compatissante. Sans repondre, a travers ses sanglots et ses hoquets, Sidonie fit oui de la tete. --Tout de meme pas comme ... a Zulma? insista Lotje avec des yeux de terreur. Pour toute reponse les larmes de Sidonie redoublerent. --Oh! s'ecrierent-elles toutes, le poing devant la bouche. Sidonie gemissait, se cramponnait. --Et l'auteur? demanda Lotje doucement, avec bonte. Pas de reponse. --Est-ce ... M. Triphon? demanda Lotje tout bas. Sidonie fit un signe de tete affirmatif. Immobiles, les yeux fixes, comme figees d'effroi, les femmes se regarderent. On eut dit qu'une aile invisible et sombre venait de les effleurer. L'emotion de Sefietje fut si violente qu'elle en devint bleme et dut s'asseoir pour ne pas tomber. Mietje Compostello lui enleva bien vite des mains la bouteille de genievre, qui faillit rouler a terre. Soudain toutes furent prises d'une veritable epouvante. Dans la cour, sous leurs fenetres, venait de passer en trottinant d'un pas allegre, Muche, comme toujours suivi a courte distance de M. de Beule. Le patron avait la face gonflee et cramoisie, comme s'il venait de "partir" et s'il se preparait a recommencer. Les femmes etoufferent un cri d'angoisse et Sefietje tomba en syncope. La porte s'ouvrit et l'odieux cabot entra avec son maitre. --Qu'est-ce que c'est? Que se passe-t-il ici? demanda M. de Beule, froncant le sourcil d'un air severe. --C'est Sefietje, Monsieur, qui a une syncope, repondit Lotje, les joues en feu. M. de Beule, avec ses apparences d'homme rude, vigoureux et dur, etait completement desempare en presence de maux auxquels il n'etait pas sujet lui-meme; c'etait le cas avec Sefietje. --Sapristi! Sapristi! repetait-il tout ahuri et ne sachant quelle attitude prendre. Sapristi! Qu'allons-nous faire? --Vite, Victorine, vite, va chercher un verre d'eau! dit Lotje, rassuree parce que M. de Beule n'en demandait pas davantage. Victorine s'empressa et Sefietje, ouvrant faiblement les yeux, revint a elle peu a peu. --Mon Dieu! Mon Dieu! soupira-t-elle. Mais elle eut une terreur folle lorsqu'elle vit son maitre devant elle; ses yeux se refermerent et sa tete retomba en arriere. --Sefie! Sefie! Tu ne peux pas!... s'ecria Lotje comme si la vieille servante le faisait expres. Bouleverse, M. de Beule ne savait plus a quel saint se vouer. On eut dit qu'il avait peur de Sefietje. --Il faut la faire tenir tranquille, bien tranquille, begaya-t-il. Et, tout inquiet, il prit la porte, pendant que Victorine revenait a pas precipites avec une gamelle d'eau. Sefietje reprit ses sens. Elle but une gorgee d'eau fraiche et regarda autour d'elle d'un air egare. --Ca va mieux, Sefietje? demanda Lotje d'une voix douce. Sefietje fit un signe de tete affirmatif. Oui, cela allait un petit peu mieux. M. de Beule la regarda encore un instant avec des yeux pleins d'inquietude, puis il partit sur la pointe du pied en fermant avec precaution la porte derriere lui. Juste devant les fenetres, il rencontra M. Triphon avec Kaboul, et les femmes, a peine delivrees, eprouverent de nouveau une terrible angoisse. Sans savoir pourquoi, elles s'attendaient a une scene epouvantable entre le pere et le fils, la devant elles. Il n'en fut rien, heureusement. M. de Beule, faisant de la main un geste dans la direction de la "fosse aux femmes", parut dire quelque chose a M. Triphon, qui, a son tour, regarda d'un air alarme du cote de l'atelier. Sans doute M. de Beule l'avertissait-il de n'y pas entrer en ce moment. Le pere et le fils resterent la un instant immobiles, pendant que les deux chiens s'entreflairaient comme des etrangers. Puis chacun s'en fut de son cote. Alors, dans leur "fosse", les femmes purent respirer. VI Le lendemain matin, toute la fabrique savait l'histoire. La veille au soir, les femmes entre elles avaient fait le serment solennel de n'en rien dire a personne; et nul ne comprenait comment elle avait pu s'ebruiter. Mais des huit heures, au moment ou les hommes prenaient leur dejeuner dans la cour, tous connaissaient le passionnant secret. Les "huiliers" le savaient, les "cabris" des meules verticales le savaient, Bruun, le chauffeur, le savait; jusqu'a Pee, le meunier, qui turbinait toujours, comme un grand hanneton saupoudre de farine, dans un coin de la fabrique et par la meme souvent exclu des confidences, n'ignorait rien. Un peu avant la demie apparurent dans la cour Justin-la-Craque et son aide Komel portant une barre de fer; ils le savaient aussi. Et, lorsque vers midi Pol et le "Poulet Froid" rentrerent avec leurs attelages, ils le savaient egalement. Tout le monde le savait, on eut dit que cela flottait dans l'atmosphere meme de la fabrique, qu'on le respirait, present partout. Cela tournait avec les lourdes meules verticales, qui ecrasaient la graine luisante et menue; cela cliquetait et ronronnait dans les moulins a farine de Pee; cela dansait et bondissait dans le vacarme infernal des pilons. Les ouvriers, pour la plupart, prenaient "l'histoire" a la blague et s'en amusaient. Ils tourmenterent avec ferocite Poeteken qui d'ailleurs faisait semblant de ne pas comprendre. "Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!" criait Feelken a tout instant, par pur besoin de faire du bruit; et il etait impossible de demander a Leo la plus petite chose, sans qu'il lancat aussitot un "Oooo ... uuuu ... iiii ..." qui faisait trembler les vitres et devait, bien sur, faire sursauter M. de Beule a son bureau, dans la maison. C'etait comme une folie contagieuse: Free s'approcha de Miel et, sans raison, lui hurla un retentissant "espece de veau!" en pleine figure. Miel, ebahi, en ouvrit la bouche toute grande, sans rien repondre, tandis que tous les autres se payaient une bosse de rire. C'etait du delire, ce matin-la. Obstinement, pendant toute la journee, les femmes se tinrent a l'ecart des hommes. Ni a huit heures, ni a quatre heures, aucune ne se montra dans la cour pour le casse-croute en commun avec les hommes. Ceux-ci, desireux de connaitre des details, etaient extremement vexes. A quatre heure et quart, Ollewaert, ne voyant pas arriver sa fille, se facha tout rouge et se dirigea vers la "fosse aux femmes", pour contraindre au besoin Victorine par la force. --Ici! lui cria-t-il a travers les fenetres, comme a un chien. Victorine obeit, bien a contre-coeur; mais, malgre toutes les instances du petit bossu, elle ne lacha pas un mot de l'affaire. Cet entetement le rendit si furieux, qu'il menaca de la battre. Aussitot Pierken s'interposa, indigne. --Tu ne vas pas frapper cette enfant parce qu'elle refuse de jaser! grogna-t-il. --C'est mon affaire! repondit Ollewaert d'un ton mordant, tres feru de ses droits paternels. Pierken se tut et tous considererent avec etonnement le petit bossu d'ordinaire si bonasse. Qu'est-ce qui lui prenait tout a coup? Ce n'etait plus lui. Victorine, en larmes, refusa d'achever sa tartine et retourna en maugreant vers la "fosse aux femmes". Bruun, le chauffeur, etait egalement dans un etat de surexcitation extreme. L'histoire de M. Triphon avec Sidonie l'interessait mediocrement; cela n'eveillait en lui qu'un mepris profond. Mais il suivait Poeteken avec des yeux feroces; et, a tout instant, il arretait l'un ou l'autre, pour lui demander: --Eh bien, qu'est-ce que vous dites de ca? Peut-on imaginer une monstruosite pareille! Une si belle femme avec ce mal foutu! "La Blanche" etait loin d'etre belle femme; mais Bruun la trouvait telle parce qu'il n'avait jamais pu l'avoir. Tous les autres, qui etaient au courant, s'amusaient enormement de sa disgrace et abondaient sournoisement dans son sens. "Fikandouss-Fikandouss!" criait Feelken. Et Leo mugissait un " Oooo ... uuu ... iii ..." qui dominait le fracas des pilons. Le matin, a dix heures, ce fut Eleken, la deuxieme servante de M. de Beule, qui vint, a la place de Sefietje, avec la bouteille de genievre; mais le soir, a six heures, Sefietje, a peu pres remise, reprit ses fonctions accoutumees. Les hommes ricanaient. --Rien de neuf, Sefietje? demanda Berzeel a brule-pourpoint. --Je n'ai pas a m'occuper de ce qui ne me regarde pas, repondit Sefietje en rougissant. Free demanda en rigolant si on voudrait de lui comme parrain. Sefietje ne repondit rien et poursuivit sa tournee. Elle injuria Fikandouss parce qu'il n'en finissait pas de vider son verre; et lorsque Ollewaert, qui avait repris sa bonne humeur, lui demanda d'un air narquois si elle n'avait jamais songe aux garcons, elle devint brusquement furibonde et hurla d'une voix stridente, dans le tonnerre des pilons, qu'ils etaient tous des voyous et des fripouilles: cette fois-ci, M. de Beule ne manquerait pas de faire un nettoyage a fond parmi le personnel de sa fabrique. Conspuee par les ouvriers, elle gagna la porte sous leurs clameurs de colere et de menace. Un peu avant l'heure de la fermeture, M. Triphon fit son apparition dans la "fosse aux huiliers". Ils ne l'avaient apercu de toute la journee et ils furent frappes de sa face congestionnee et rouge. "Il a souffle le feu", se chuchoterent les hommes a l'oreille. Et Ollewaert dit a Fikandouss: --Si on lui faisait payer une tournee pour la circonstance? Fikandouss ne demandait pas mieux. Il s'approcha deliberement de M. Triphon et lui demanda: --M'sieu Triphon, est-ce qu'on peut aller chercher un kilo? Ils ne disaient jamais "un litre", toujours "un kilo" de genievre. --Pourquoi ca? demanda M. Triphon, vaguement mefiant. --Mais ... vous savez bien ... pour l'affaire ... Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss! repondit Feelken en riant. Les hommes glapissaient de joie, dans l'assourdissant vacarme des pilons. --Vous rigolez, je crois, dit M. Triphon en riant jaune. --Mais oui, nous rigolons. Et vous, est-ce que vous n'avez peut-etre pas rigole? demanda Free. Les hommes riaient toujours plus haut et Leo rugit a tue-tete, dans le bruit: "Oooo ... uuuu ... iiii ..." Kaboul, qui comme toujours accompagnait son maitre, se mit a aboyer d'une voix aigue. Sur le seuil de la porte, entre l'huilerie et la chambre de la machine se montra le visage inquisiteur de Bruun; et son fils Miel qui, selon son habitude, ne comprenait rien a ce qui se passait, quitta un moment son travail aux meules verticales pour s'approcher des "huiliers", un sourire benet sur les levres. "Espece de veau!" lui hurla en riant Ollewaert a la face. Soudain, tout le monde se tut. Muche venait d'entrer dans l'huilerie, immediatement suivi de M. de Beule, gonfle et rouge a eclater. --Qui fait ici ce bruit! hurla-t-il, les yeux flamboyants. Silence de mort. Seuls, les pilons tapaient. --Le premier que j'entends encore, je le fous a la rue! rugit M. de Beule. Et brusquement, se tournant vers son fils, d'un ton autoritaire: --Suivez-moi, j'ai a vous parler. --A moi! demanda M. Triphon surpris. --Oui, a vous! gronda M. de Beule d'un air mauvais. Et il partit, gonfle et cramoisi, suivi, avec une repugnance visible, de son fils. "Il le sait! Il le sait!" murmurerent les hommes. Et Feelken, avec une drole de grimace et d'une voix a peine intelligible, ajouta: "Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss!" "Oooo ... uuuu ... iiii ..." susurra, du meme ton, Leo. Dans la chambre des machines la sonnette tinta; lentement les mecaniques s'arreterent. Et dans un claquement de sabots, la troupe des ouvriers quitta la boite. VII M. de Beule savait ... Il savait l'histoire de "La Blanche" avec Poeteken; et il savait aussi l'histoire de son fils avec Sidonie. Il y avait eu des scenes d'une violence extreme, a la maison. Pour le cas de "La Blanche" et Poeteken, M. de Beule s'etait montre categorique: ou bien le mariage, dans le plus bref delai legalement possible, ou bien le renvoi immediat de la fabrique. M. de Beule ne tolererait pas une minute que sa fabrique, tant au point de vue moral que commercial, acquit un facheux renom. Sefietje fut expediee vers la "fosse aux huiliers", avec la mission de ramener incontinent Poeteken; des qu'il fut a la maison, sale et graisseux, en tenue de travail, elle l'introduisit dans le petit parloir aupres de Mme de Beule, qui le recut avec un visage chagrin et ennuye. Ce n'etait pas la premiere fois que pareil evenement se produisait a la fabrique, et, en pareil cas, M. de Beule se faisait toujours remplacer par sa femme, pour regler l'affaire. Non pas qu'il craignit de s'en occuper lui-meme, mais il s'emportait trop, disait-il; il se mettait dans une telle colere qu'il serait capable de faire un malheur si le coupable se rebiffait. --Voyons, Poeteken, mon garcon, a quoi avez-vous pense pour faire des choses pareilles! lui reprocha la bonne Mme de Beule, en faisant un effort sur elle-meme pour se donner un air severe. --Ah! oui, a quoi pense-t-on dans ces moments-la! repondit Poeteken d'un air contrit et niais. --Vous saviez pourtant bien que ca finirait mal, reprit Mme de Beule. La question n'etait point directe, Poeteken se dispensa d'y repondre. --Mais comment est-ce arrive, Poeteken! Ou avez-vous fait cela? insista Mme de Beule. --Au grenier, quand elle allait faire le lit du garcon d'ecurie, confessa Poeteken. Mme de Beule hocha la tete d'un air profondement consterne. --Oh! Monsieur est si fache! repeta-t-elle avec un air de terreur. Poeteken pensa que le patron n'etait peut-etre pas moins fache pour l'aventure de M. Triphon avec Sidonie, mais il se garda prudemment d'exprimer cette idee a haute voix. Il regardait Mme de Beule d'un air interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu'en realite elle attendait de lui. Mme de Beule le lui apprit: se marier avec "La Blanche" ou quitter tous deux la fabrique. Les yeux de Poeteken se remplirent de larmes. --Moi, je ne demande pas mieux, Madame, mais ma mere ne veut pas. Elle dit que nous creverions de faim avant trois mois, repondit Poeteken d'un air soumis et triste. --Il _faut_ que votre mere veuille! dit Mme de Beule d'un ton tres decide. Dites a votre mere, Poeteken, que c'est moi qui l'ai dit et venez m'apporter demain matin sa reponse. --C'est bien, Madame. Et, penaud, Poeteken quitta le parloir. Il retrouva ses sabots qu'il avait quittes sur la natte devant la porte vitree; il se regarda un instant dans les carreaux qui miroitaient et lui rendaient son image brouillee, avec les loques graisseuses et luisantes qui le couvraient, comme s'il eut ete enduit de savon brun et vert. A travers le jardin denude par l'hiver, il rentra en frissonnant a la fabrique. VIII Pour M. Triphon et la belle Sidonie, l'evenement avait pris une tournure bien differente. M. de Beule, au comble de la fureur, avait commence par faire une scene violente a sa femme. C'etait une manie chez lui de rendre sa femme responsable de chaque contrariete que leur causait M. Triphon. --Tout ca, c'est uniquement ta faute! s'ecria-t-il. Si tu l'avais autrement eleve, cela ne serait pas arrive! Madame de Beule pleurait. --Qu'y puis-je faire! gemit-elle. M. de Beule eut ete bien en peine de le dire. Et parce qu'il ne trouvait pas de reponse plausible a cette question si simple, il eut un nouvel acces de rage et rugit: --Je le flanquerai a la porte, ce voyou, ce vaurien! Je ne veux plus le voir ici! Je l'assommerais! Madame de Beule poussa un cri de desespoir. --Oh! ne fais pas ca, je t'en supplie! Que dirait le monde! gemit-elle. Elle touchait la une corde sensible, qu'elle connaissait bien. Ses paroles calmerent immediatement la grande colere de M. de Beule. S'il y avait une chose au monde qu'il redoutait par-dessus tout, c'etait le qu'en-dira-t-on, l'opinion des gens du village. Pour faire taire les mauvaises langues, il avait impose le mariage a Poeteken et a "La Blanche"; dans le meme but, il resolut, apres une deliberation plus calme avec sa femme, non pas que M. Triphon epouserait Sidonie, mais que Sidonie serait eloignee de la fabrique, aussi vite que possible, et sans esclandre. Derechef Sefietje fut expediee vers la "fosse aux femmes", cette fois, pour faire venir Sidonie; et, a la nuit tombante, ou personne ne la verrait, elle vint a la maison et fut recue, de meme que pour Poeteken, dans le petit parloir, par Mme de Beule. Mme de Beule avait pris une figure de circonstance, severe et attristee. --Sidonie, commenca-t-elle froidement, nous avons recu des plaintes extremement graves sur votre compte. La jolie fille, a moitie morte de honte, baissa les yeux et ne trouva rien a repondre. --Vous comprenez bien, n'est-ce pas, Sidonie, continua Mme de Beule sur le meme ton, qu'il nous est maintenant impossible de vous garder plus longtemps a la fabrique. Sidonie eut une crise de larmes violentes. Ses epaules etaient secouees par des hoquets. --Comment est-il possible, Sidonie, que vous ayez fait pareille chose? Vous deviez pourtant savoir qu'un mariage etait impossible. Pourquoi n'etes-vous pas restee avec les gens de votre monde? Sidonie sanglotait ... sanglotait ... sans pouvoir rien repondre. --Des demain, vous resterez chez vous, Sidonie, conclut Mme de Beule. Mais, par pitie, nous nous occuperons de vous. Voici deja quelque chose pour commencer. Et Mme de Beule lui glissa dans la main un billet de vingt francs. --Merci, Madame, dit Sidonie d'une voix eteinte, en faisant un mouvement vers la porte. --Sidonie ... ajouta Mme de Beule a voix basse, vous ne ferez pas d'esclandre, n'est-ce pas? Vous n'ennuyerez pas M. Triphon ... Vous ne l'accosterez pas dans la rue ... ni rien de semblable? Muette, Sidonie secoua la tete. --Voici, ajouta plus doucement Mme de Beule, il ne faut pas que vous retourniez par la fabrique, sortez par ici, par la porte de la maison. --Bonsoir, Madame, murmura Sidonie. --Bonsoir, Sidonie, repondit Mme de Beule, apres qu'elle eut regarde avec precaution de chaque cote de la rue sombre et deserte. Dans l'obscurite les sabots legers de la jeune fille clapoterent un instant sur les paves raboteux. Puis le bruit s'eteignit peu a peu et la silhouette indecise se fondit dans la nuit. M. de Beule qui, pendant la seance, s'etait tenu enferme dans son bureau, parut dans le couloir et demanda a mi-voix a sa femme comment l'entrevue s'etait passee. IX Un silence inaccoutume, pendant plusieurs jours, s'appesantit sur la fabrique.... Depuis l'evenement comme un voile invisible semblait s'etendre sur les etres et les choses. Les visages avaient une expression grave et concentree; plus aucun eclat de gaite. On eut dit que tout cedait a l'unique preoccupation du travail; et les poulies ronflaient, les meules tournaient, les pilons rebondissaient, du matin au soir, sans que la moindre variation vint apporter d'autres impressions, d'autres idees. De meme, dans la "fosse aux femmes" regnaient oppression et decouragement. C'etait comme s'il y avait eu, on ne savait ou dans l'atelier, une morte qui avait emporte toute animation, toute joie de vivre. Les femmes restaient penchees sur leur ouvrage, sans plus chanter; lorsqu'elles devisaient encore, c'etait a voix basse, avec des regards apeures, comme si elles racontaient des choses qu'il valait mieux ne pas entendre. Ce qu'elles disaient etait d'ailleurs denue d'interet, des allusions vagues, des banalites. Elles terminaient d'habitude par une reflexion qui pouvait s'appliquer a tout et a rien: le monde etait "une drole de paroisse" et on n'etait jamais sur la veille de ce qui vous attendait le lendemain. Surtout la jeune fille qui avait remplace Sidonie se sentait mal a l'aise dans ce milieu. On eut dit qu'en prenant sa place, elle avait pris une part de la faute de celle qui l'avait precedee. C'etait une enfant aux cheveux blonds et aux joues roses, toute fraiche venue de la nature, maintenant emprisonnee dans la fabrique sombre comme un oiseau dans une cage. Elle s'appelait Liezeken. Mme de Beule, tres severe, lui avait notifie que, sous peine de renvoi immediat, elle ne devait avoir les moindres rapports avec les ouvriers; cette menace la rendait si timide, si craintive, qu'elle n'osait meme regarder les "huiliers" et moins encore M. Triphon, dont elle savait l'aventure avec la belle Sidonie, sans que Mme de Beule lui en eut rien dit. Quant a "La Blanche", elle etait plutot reconfortee. Poeteken avait fini par vaincre l'opposition de sa mere et le mariage aurait lieu au commencement de janvier. M. Triphon, lui, etait loin de se sentir a l'aise. Durant les premiers jours on l'avait a peine apercu a la fabrique. Il se promenait beaucoup dans le jardin, avec Kaboul, a qui il faisait faire des tours. Si quelqu'un le surprenait a ce jeu innocent, aussitot il cessait et s'en allait un peu plus loin. Il essayait autant que possible d'eviter son pere; en realite, il ne le voyait qu'aux repas, qui etaient lugubres de silence haineux et concentre. M. de Beule, charge de rancune, mettait une obstination farouche a ne pas adresser la parole a son fils. S'il avait besoin de lui communiquer telle chose concernant les affaires, il le faisait par l'intermediaire de sa femme ou de Sefietje, et meme par des billets crayonnes, brefs comme des ordres, qu'il epinglait sur son pupitre. Et toute sa conversation, pour autant qu'il parlat, etait semee d'allusions desobligeantes et fielleuses, qui ne visaient personne, parait-il, mais, en realite, etaient dirigees uniquement contre son fils. L'heure la plus penible etait celle ou l'on montait se coucher. M. Triphon essayait toujours de s'en tirer en profitant de la presence d'un tiers, Sefietje ou Eleken, pour souhaiter bonne nuit. Il se levait alors avec hesitation, disait "bonsoir papa, bonsoir maman" et se dirigeait vers la porte. La bonne Mme de Beule repondait toujours d'un ton aimable, quoique peu enjoue, "bonne nuit, Triphon", mais M. de Beule, sans lever les yeux de son journal, se contentait d'un grognement indistinct, ou meme ne repondait pas, lorsque son humeur etait par trop massacrante. La rancune persistait, sourde, invincible. X C'etaient ainsi des jours bien tristes et qui semblaient interminables a M. Triphon: doublement tristes et sans issue en cette saison d'hiver ou, avant quatre heures, le soir tombait. Il n'avait jamais eu grand'chose a faire a la fabrique, mais a present, depuis que son pere le boudait, c'etait l'absolu desoeuvrement. Le peu de prestige qu'il avait eu jusque-la aux yeux des ouvriers, il le sentait et voyait completement perdu; aussi ne se montrait-il plus que tres rarement dans la "fosse aux huiliers", ou des regards moqueurs et meprisants s'attachaient a lui; et dans la "fosse aux femmes" il ne paraissait plus du tout. On eut dit que sa vie y courait des dangers. Les premiers jours qui suivirent la malheureuse aventure, il ne se risqua pas davantage a paraitre au coin de la rue, pour voir passer les demoiselles Dufour, lorsqu'elles se rendaient a l'eglise. Il n'osait pas. Elles devaient tout savoir et il redoutait leur mepris. Il ne s'y aventura qu'apres plus d'une semaine, dans l'espoir vague que, peut-etre, elles ne savaient rien, ou ne croiraient ce qu'on racontait, ou encore qu'elles n'y attacheraient pas une telle importance. Il les vit venir toutes les trois, raides comme des echalas, sur le trottoir, le long des maisons. Il s'effaca derriere l'angle du mur; puis, quand il percut le bruit de leurs pas, reapparut. Il les salua d'un coup de chapeau. Les trois vierges seches en devinrent toutes rouges. Mlle Pharailde et Mlle Caroline baisserent les yeux subitement et inclinerent legerement la tete, droit devant elles, comme si elles saluaient les paves; mais Mlle Josephine pinca ses levres prudes et detourna si ostensiblement la tete que M. Triphon en eut froid dans le dos. Elles savaient donc; elles savaient tout; et elles le meprisaient pour son devergondage, avec toute l'horreur, l'aversion que des vierges impeccables et pieuses devaient ressentir pour le peche. Sa seule vue desormais etait une offense a leur pudeur. A _La Pomme_ ou, depuis la facheuse histoire, il n'avait non plus remis les pieds, l'accueil, lorsqu'il y revint, fut different, mais guere plus agreable. La jolie Fietje etait seule derriere son comptoir quand il entra; et tout de suite elle feignit d'eprouver une folle gaite. Les yeux brillants, elle lui demanda ce qu'il avait bien pu faire pendant tout ce temps: peut-etre avait-il ete malade, ou en voyage. Elle fut impitoyable au point que M. Triphon, desempare, ne savait que repondre. Il essaya de riposter par des plaisanteries, mais il le faisait betement, avec un rire lourd et gene. Agace et allume, il la rejoignit derriere le comptoir, ou il essaya de l'embrasser, comme il faisait autrefois, lorsque l'occasion etait propice. Mais il tombait mal. Fietje, prenant soudain son expression la plus serieuse, revetue d'une dignite calme et froide, lui dit sur un ton glacial: --Vous vous trompez, M. Triphon, vous vous trompez. Ce n'est pas ici, c'est chez Sidonie qu'il faut aller. Ses anciens camarades, le jeune notaire, le jeune medecin, le fils du brasseur, d'autres encore entrerent; tous le saluaient d'un petit sourire narquois et risquaient quelque allusion grivoise qui les faisait se tordre, ainsi que Fietje, qui roucoulait derriere son comptoir et excitait leur verve par sa malice pointue et nourrie. M. Triphon les sentait unanimement ligues contre lui: sa grosse tete rouge suait sous les efforts impuissants qu'il faisait pour riposter et se defendre; mais, il n'y arrivait pas. Il etait litteralement deborde, et il finit par s'enfuir sous une bordee de rires et de huees, qui lui partait dans le dos. Il n'alla plus a _La Pomme_. Et des lors, son existence fut d'une monotonie vegetative d'animal ou de plante en proie a la torpeur de l'hiver. La vieille pendule peu confortable de la salle a manger egrenait avec une lenteur d'agonie toutes les longues, lourdes heures de cette vie morne et incolore. Les jours avaient encore diminue; sous la lampe, sa mere s'occupait a un ouvrage de couture ou de broderie, tandis que son pere travaillait avec mauvaise humeur a son bureau, de l'autre cote du couloir. Tristement accoude a la table, M. Triphon parcourait d'un oeil distrait un journal ou un livre. La maison entiere etait plongee dans le silence. Sefietje et Eleken besognaient sans bruit dans la cuisine et, au dehors, on n'entendait que le tapage cadence et assourdi des lourds pilons dans la fabrique. Une impression d'esseulement et de melancolie envahissait M. Triphon. Il se sentait la comme le pecheur, le coupable, repousse et abandonne de tous. L'ete, il aurait fait des promenades avec Kaboul dans le jardin ou dans les champs. Mais que faire de ces desesperantes soirees d'hiver, dans cette brume glaciale, le long de ces noirs chemins boueux, ou les cimes depouillees des arbres laissaient tomber leurs gouttes tristes comme des pleurs! Alors, il se remettait a penser a la pauvre jolie fille abandonnee et a tout ce qui s'etait passe entre eux. Ces jours si heureux d'autrefois, ces moments de passion ardente, qui avaient fait leur malheur a tous deux, comme tout cela semblait lointain, evanoui.... Son coeur en etait tout oppresse et des larmes lui mouillaient les yeux. Ou etait-elle a cette heure? Que faisait-elle? Depuis qu'elle avait ete ignominieusement chassee de la fabrique, il ne l'avait pas revue. Il avait promis a ses parents qu'il ne la reverrait point. Mais il ne pouvait s'empecher de penser toujours a elle. Une pitie torturante et un grand desir de la revoir l'obsedaient. L'ardeur sensuelle de jadis devenait en lui amour profond et veritable. Ou etait-elle? Que faisait-elle? A mesure que les longues journees desesperantes trainaient leur monotonie par les tristesses de l'hiver, cette incertitude et ce grand desir de savoir tournaient a l'obsession. Il savait bien ou elle habitait: la-bas, cette petite maison dans les champs, au sortir du village, non loin du vieux moulin de bois. Son pere etait jardinier, et l'ete il y avait toujours de si jolies fleurs sous leurs petites fenetres: de magnifiques roses mousseuses, des lis blancs, des pieds-d'alouette d'un bleu intense. A present tout cela etait mort, autant que sa joie a lui. A present elle etait peut-etre assise pres d'une petite lampe, tristement penchee sur son coussin de dentelliere, la pecheresse et l'ennemie dans la maison de ses parents, comme lui etait l'ennemi et le coupable dans la sienne. Il songeait, songeait.... Ses pensees l'entrainaient vers elle; en imagination il se levait et se dirigeait vers la petite maison. Pourquoi pas? Serait-ce donc un crime s'il allait un jour errer par la, s'il allait voir, ne fut-ce que de loin, la petite maison?... Pourquoi pas?... Oh! la tentation se faisait parfois si forte! Il y avait en lui une force, qui le poussait et l'attirait irresistiblement; quelque chose qui lui faisait souffrir le martyre! Un soir, enfin, n'y tenant plus de nostalgie et de douleur, il s'en alla.... C'etait un soir brumeux et froid de fin novembre. La rue etait deserte; les rares lanternes se nimbaient d'un brouillard laiteux, autour d'une mechante petite flamme, qui n'eclairait presque rien. Il n'entendit que l'echo d'un passant solitaire dans le lointain, entre les maisons sombres. Il ne vit qu'une vieille femme, encapuchonnee de noir, comme une ombre, qui rentrait chez elle, dans un bruit caverneux de sabots. A la fabrique les pilons retombaient en cadence. Six heures sonnaient. Il se glissa sous la remise et attendit que Sefietje eut passe avec sa bouteille. Si par hasard quelqu'un a la maison demandait apres lui, Sefietje pourrait dire qu'elle l'avait vu a la fabrique. Kaboul l'accompagnait, comme toujours, mais il n'avait nulle envie de l'emmener. Aussitot qu'il eut vu Sefietje disparaitre avec sa bouteille dans la trepidante "fosse aux huiliers", il se tourna vers le petit chien, agita un doigt menacant et a mi-voix: --Non ... Non! Kaboul, tout pret a accompagner son maitre, le regarda fixement, de ses yeux bruns intelligents. Il ne bougeait pas. Il comprenait. Il demandait. Il attendait. "Non ... non...", repeta M. Triphon a voix basse, comme en reponse a une question posee, pendant qu'il reculait pas a pas, intimant l'ordre d'un geste categorique. Kaboul, les oreilles dressees, demeurait immobile. On eut dit un petit chien de granit noir. M. Triphon continuait de marcher a reculons, jusqu'a ce qu'il fut hors de la remise. Mais le petit chien, tout seul dans le grand espace vide sous la lueur d'une lanterne pendue a une poutre, de loin attirait tellement le regard que son maitre eut peur et, d'un leger sifflement, le rappela pres de lui. Fou de joie, Kaboul bondit, les oreilles couchees et la queue tournoyante. "Non ... non ...", reprit aussitot M. Triphon. Et il repeta son geste severe. Kaboul, interdit, se petrifia. M. Triphon partit a vive allure. En face du chemin d'acces a la fabrique, de l'autre cote de la grand'rue, s'ouvrait une ruelle noire, entre deux pans de murs sombres. Quelques maisons ouvrieres et tout de suite il fut dans les champs. Il marchait aussi vite que ses jambes pouvaient le porter, il avait des ailes. L'air piquant du soir lui gonflait les poumons et sa fraicheur le reconfortait. Il se sentait vigoureux et brave. Il ne comprenait pas comment il avait pu hesiter si longtemps. La route, pleine d'ornieres, montait en pente douce a travers les champs nus. Il avait peine a eviter les flaques de boue et dut ralentir le pas. Soudain, il eut un sursaut et s'arreta net, le coeur martele de grands coups. Quelque chose avait remue derriere lui, comme si on le suivait. M. Triphon etait jeune et fort, mais nullement bravache, surtout le soir, dans l'obscurite et la solitude. Pris de peur, il fut sur le point de fuir eperdument. Ses genoux flechissaient, ses jambes se derobaient sous lui. Brusquement il vit l'objet de sa terreur. C'etait Kaboul qui, malgre la defense, l'avait suivi, par fidele habitude. Il etait la, petit et noir, vaguement visible dans la brume, comme un gnome, avec ses oreilles pointees, qui semblaient demander avec instance d'etre de la promenade. "Sale bete!" gronda M. Triphon, furieux surtout d'avoir ete effraye pour si peu. Il se baissa, ramassa une motte de terre et la lanca, avec un juron, vers le petit chien: Kaboul coucha ses oreilles et disparut dans l'ombre. M. Triphon poursuivit sa route. Ses yeux s'habituaient peu a peu a l'obscurite; et, a travers le voile du brouillard, il vit vers la droite, au dela des champs, a peu de distance, vaguement scintiller de petites lumieres. C'etait la, dans une de ces maisonnettes. De l'endroit ou il se trouvait, impossible de reconnaitre parmi les habitations celle des parents de Sidonie, mais s'il avait coupe tout droit a travers champs, peut-etre se serait-il trouve devant sa porte. La tentation etait violente; pourtant il resista. Il marcha jusqu'a la butte du vieux moulin, ou le chemin bifurquait a angle aigu et passait devant les maisonnettes. Son coeur battait nerveusement, a coups precipites. Oserait-il ..., si pres de chez elle? Et que ferait-il si quelqu'un le voyait, si par hasard une porte s'ouvrait juste au moment ou il passerait! Il hesitait. Machinalement, il gravit la butte du moulin et s'y arreta un instant, immobile sous l'enorme carcasse avec l'ossature de ses ailes croisees, dont les extremites se perdaient dans la tenebre nebuleuse. Il tendait l'oreille, perplexe et agite. La face tournee vers le village, il y vit de loin clignoter quelques lumieres. Il percut le cahotement lourd d'une charrette sur le pave et la danse tumultueuse des pilons dans la fabrique. Il entendit aussi plus pres, venant d'une des maisonnettes, le ronron monotone d'une roue d'ecoussoir. Peut-etre le pere de Sidonie, qui teillait encore du lin apres sa journee de travail, afin de pourvoir a l'entretien de sa nombreuse famille, privee du salaire que Sidonie gagnait jadis a la fabrique. Un sentiment profond d'injustice et de remords le penetra vivement dans ce pesant silence du soir d'hiver, au sein de cette morne et melancolique solitude. La dure existence des pauvres gens lui apparut, et il sentit douloureusement sa part de culpabilite. C'etait sa faute a lui. S'il avait laisse Sidonie en paix, son pere n'aurait pas eu a fournir ce rude labeur. Il se mordait les levres en y songeant et son desir de la revoir s'en aviva. Oui, il irait; il voulait savoir! Et d'un pas decide, il descendit la butte du moulin, quand, pour la deuxieme fois, un bruit mysterieux le fit tressauter d'angoisse. "Nom de Dieu!" ragea-t-il. C'etait encore Kaboul.... Il se tenait la, au pied de la butte, a peine distinct dans la brume, immobile et les oreilles pointees. M. Triphon fremissait de colere et en meme temps se sentait touche par une fidelite si tenace. Il comprit l'inutilite de le renvoyer desormais et l'appela; fou de joie, le petit chien accourut et fit des cabrioles devant lui. Precedant son maitre dans le chemin de terre, il avait l'air de le guider vers l'endroit ou il desirait aller; et M. Triphon le suivit, sans plus lutter ni hesiter. Il se trouva bien vite pres des petites maisons. La roue d'ecoussoir ronflait plus fort, comme un bourdon puissant; et M. Triphon se rendit compte que le bruit ne venait pas de chez Sidonie, mais d'a cote. Ceci le consola un peu et il sentit moins lourdement le poids de sa faute. Il lui sembla qu'ils etaient moins pauvres et malheureux qu'il n'avait cru. Il s'etait arrete, haletant d'emotion, dans le chemin sombre, devant la petite grille entr'ouverte. Immobile, il regardait, ecoutait. En des contours imprecis il voyait la maisonnette, avec son pignon pointu, crepi a la chaux blanche. Devant, il y avait une haie basse et, derriere, un petit verger; la porte d'entree etait sur le cote, entre deux petites fenetres aux volets clos. Il regardait, ecoutait. Kaboul s'etait arrete avec lui, satisfait et tranquille maintenant qu'il avait rejoint son maitre. Que faire? Entrer? Passer? La tentation etait presque surhumaine. Il se sentait attire comme par des cables et ses pieds restaient cloues au sol. Des rais de lumiere filtraient, comme des fleches d'or, par les fentes des volets et, a l'interieur il percevait une vague rumeur de besogne menagere. Il ecoutait, les sens tendus, un peu gene par le ronflement intermittent de l'ecoussoir a cote. Il croyait entendre par intervalles un bruit monotone de petites bobines tombant sur du papier glace. Oui, il entendait bien. C'etait un bruit de bobines dentellieres. Cela semblait ruisseler comme des gouttes de pluie sur une toiture de zinc, s'arreter, recommencer. Parfois, en abondance, comme une ondee; parfois, goutte a goutte comme d'une gouttiere percee. Il comprit que Sidonie et ses soeurs etaient encore en plein travail. Comme le voisin a sa roue d'ecoussoir, elles peinaient sans relache, et cette assiduite a la besogne, dans le silence du soir qui semblait plutot inviter au repos et au recueillement, le remplissait d'une sorte de veneration craintive pour l'existence digne et probe de ces humbles. Il hesitait; il n'osait pas aller plus loin. En lui penetrait la conscience obscure qu'il n'avait pas le droit de troubler leur quietude. De nouveau il se sentait le coupable, le malfaiteur. Il recula de quelques pas, dans l'ombre brumeuse. L'emotion et la tristesse lui etreignaient le coeur, mais il sentit d'instinct qu'il ne pouvait rester la, qu'il fallait partir. Sur la pointe du pied, il s'en alla, precede de Kaboul. Son coeur battit moins fort; ses poumons oppresses respirerent. Il comprit qu'il avait bien fait; une paix legere descendit en son ame. Dans la petite grange du voisin, dont la porte etait ouverte et ou une lampe fumeuse epandait une sorte de halo jaunatre, il vit le teilleur, qui lui tournait le dos, se mouvoir avec diligence sur les planches a bascule. L'homme etait tout saupoudre de gris, comme un gros hanneton, la roue faisait un bruit de cheval qui s'ebroue, les palettes de bois hachaient menu les fibres, et dans le ronflement continu le petit bonhomme fredonnait un bout de chanson, comme s'il travaillait uniquement par plaisir. Dans un coin s'empilaient de larges echeveaux de lin teille, comme des belles chevelures luisantes et blondes. D'un pas presse, M. Triphon retourna au village. Il se sentait rompu, comme apres une depense de forces excessive. Par la remise il rentra a la fabrique ou les pilons dansaient et bondissaient toujours; et, a travers le jardin sombre, il regagna la maison, ou Eleken s'appretait a mettre le couvert pour le repas du soir. Sa mere rangeait sa corbeille a ouvrage et prononca quelques paroles banales. M. de Beule entra. Il n'avait pas l'air enjoue; sa figure etait gonflee et rouge. Il parla un moment des affaires, sur un ton chagrin. Mme de Beule entreprit de le remonter; mais l'optimisme de sa femme l'irritait: il etait facile de voir tout en rose, quand on ne se sentait aucune responsabilite. Mme de Beule n'insista pas. Il ne s'occupa pas plus de son fils que si celui-ci n'eut pas existe. Eleken entra et servit le souper. Ils mangerent en silence. Au loin, dans la fabrique, les pilons battirent encore quelques instants, puis la machine s'arreta lentement, comme une chose qui expire. Lorsqu'il eut acheve son repas, M. de Beule prit son journal et s'installa pres du feu, dans son fauteuil. Muche se roula en boule a ses pieds et s'endormit. Mme de Beule reprit sa corbeille a ouvrage. M. Triphon n'avait plus rien a faire.... XI Apres tout, son escapade nocturne lui avait laisse une impression bienfaisante. Il eprouvait presque la satisfaction d'avoir accompli une bonne action; et cette pensee consolante le soutint, pendant plusieurs jours. Il se sentait reconcilie avec lui-meme, grandi dans sa propre estime. Il y songeait, il en revait la nuit, il y trouvait une sorte d'appui moral, tout en ayant peur a l'idee de recommencer l'entreprise. Il vecut ainsi toute une semaine, tiraille en sens contraires. Alors le desir, le mecontentement, l'inquietude le reprirent plus fort. Si desesperement vide et morne etait sa vie, si totalement insignifiant et insipide son travail a la fabrique et au bureau--le peu que la mauvaise volonte rancuniere de son pere lui laissait faire--si mortellement ennuyeuses les interminables soirees d'hiver, qu'il aurait fait n'importe quoi pour y echapper. Il lutta jusqu'a l'extreme limite de ses forces. Il passa des jours et des nuits comme enterre vivant dans un sepulcre. Puis tout d'un coup il n'y tint plus, la demence le secouait. Un soir enfin il repartit, ivre d'amour et de douleur, pret a tout, pret a la catastrophe et a la mort. Kaboul l'accompagnait et il n'essaya meme pas de le renvoyer. Il allait, il allait, tout droit devant lui a perdre haleine; il courbait la tete contre le vent, ses pieds mouilles faisaient gicler les flaques de boue avec un bruit de choses qui eclatent, ses dents claquaient. Mais il ne sentait rien, ne voyait rien; il n'avait qu'une vision, une hantise: etre aupres d'elle, la revoir, la serrer entre ses bras.... De loin, il vit clignoter les lumieres des maisonnettes et il entendit le ronflement de l'ecoussoir dans la petite grange du voisin. Il vit l'homme, pareil a un fantoche grisatre, gambader sur ses planches a bascule et percut le fredonnement de sa chanson, comme l'autre soir qu'il avait passe par la. Il s'arreta, la respiration coupee; et, devant lui, s'arreta aussi Kaboul, noir et immobile dans la clarte vague de la lampe a huile, comme un petit chien de boite a jouets. Et, de meme que la premiere fois, M. Triphon eut une hesitation avant d'aller plus loin. La tout semblait si digne, si tranquille, si probe. Personne n'y paraissait songer a mal; tout y parlait de bon travail et de devoir; lui seul venait s'y glisser comme un rodeur, un malfaiteur. Une sorte d'envie le mordit au coeur. Il jalousait cette pauvrete, cet humble bonheur dans le devoir accompli, ce dur labeur du bon petit teilleur de lin, qui trouvait encore assez de charme dans son existence pour fredonner une chanson. Que fallait-il de plus au monde que le contentement! Ce petit bonhomme-la n'etait-il pas mille fois plus heureux que lui qui, materiellement, vivait dans l'abondance et ne travaillait que lorsqu'il en avait envie? Sa vie a lui ne serait-elle pas bien plus heureuse s'il reparait le mal qu'il avait fait a la pauvre Sidonie, s'il l'epousait et allait vivre avec elle humblement? M. Triphon etait dans des dispositions sentimentales, tous ces temps-la; le remords, quelquefois, lui montait par bouffees a la gorge. Ses yeux se remplirent de larmes d'attendrissement et il n'hesita plus. D'un pas ferme, il passa devant la petite grange, vit, entr'ouverte, la grille du verger de Sidonie, la poussa, suivit la sente vers la maison et s'arreta devant la porte. Dans l'obscurite il avanca la main pour lever le loquet. Il ne le trouva pas tout de suite. Ses doigts tatonnaient sur le, bois rugueux; et il se sentait la comme un voleur, qui va s'introduire par effraction. A l'interieur, derriere la porte fermee, il entendait le clapotement monotone des bobines retombant sur le carton glace des coussins de dentelliere. Il percevait aussi un bruit de sabots qui marchaient avec lenteur sur les dalles et la resonance d'un tisonnier avec lequel on attisait le feu. N'arriverait-il donc pas a empoigner ce sacre loquet! Soudain il eut un sursaut. Quelque chose de blanchatre lui passait entre les jambes en soufflant, suivi d'une ombre noire, qui jappait. "Kaboul!... nom de Dieu!" cria-t-il, d'une voix sourde. C'etait Kaboul donnant la chasse au chat de la maison. Il y eut une vive escalade apres un tronc de pommier, contre lequel le chien s'arc-bouta de ses pattes de devant. Cependant, a l'interieur de la maisonnette, c'etait tout a coup le silence complet. Le tisonnier ne tisonnait plus, les bobines cesserent de clapoter sur le carton glace, les sabots etaient muets. Alors une voix s'eleva, une voix de femme qui demandait d'un ton trouble: --Qui est la? --C'est moi, la patronne, n'ayez pas peur, repondit-il machinalement, la gorge serree d'emotion. --Qui, vous? repeta la voix, plus pressante. --Moi, la patronne, M. Triphon, murmura-t-il d'une voix etranglee, au trou de la serrure. Il y eut une vague rumeur. Il lui sembla entendre des cris d'effarement etouffes; puis, pendant quelques secondes, de nouveau un silence de mort regna. Derriere lui, dans l'obscurite, il entendait le chat sur le pommier cracher sa colere et le glapissement aigu de Kaboul, qui pleurait du nez. Lentement les sabots s'avancerent vers la porte, qui s'ouvrit avec prudence. --Puis-je entrer? demanda-t-il, haletant et presque suppliant. Il avait en face de lui la mere de Sidonie. C'etait une femme d'une cinquantaine d'annees, maigre, avec de grands yeux clairs. Elle devait avoir ete jolie dans sa jeunesse, comme sa fille. "Tiens, c'est vous, Monsieur Triphon", dit-elle simplement, en le faisant entrer. Kaboul se faufila entre leurs jambes et elle ferma doucement la porte. Une sorte de paravent en planches masquait a moitie la cuisine; il s'arreta sur le seuil, avanca la tete et demanda d'une voix timide, comme il eut fait dans n'importe quelle maison etrangere: "Je ne vous derange pas?" En meme temps il entra. Trois jeunes filles etaient assises autour d'une table basse pres de la fenetre a menus carreaux, avec leur coussin de dentelliere sur les genoux. Une lampe les eclairait, dont trois bocaux remplis d'eau grossissaient les rayons clairs sur la finesse delicate et compliquee de leur ouvrage. --Bonsoir, tout le monde, dit M. Triphon d'une voix qui tremblait. Six beaux yeux clairs s'etaient leves; quatre resterent fixes sur lui avec persistance, deux se baisserent aussitot, regardant, mouilles, le metier a dentelle. Et deux voix douces repondirent timidement: "Bonsoir, Monsieur Triphon", tandis que la troisieme gardait le silence. C'etaient Sidonie et ses deux jeunes soeurs. Une vive rougeur avait colore ses joues, qui lentement s'attenuait. De ses doigts tremblants elle agita ses bobines et se remit machinalement au travail. Les deux petites soeurs ne bougeaient pas, muettes de curiosite et d'emotion angoissee. La mere jeta quelques brindilles sur le feu, qui crepita, et dit dans son trouble: --Ah! mon Dieu, mon Dieu, quelle affaire! --Je suis venu ..., commenca M. Triphon d'une voix sourde. Mais aussitot il s'arreta, suffoque, ne trouvant plus les mots. Tout son corps tremblait. Maintenant qu'il etait la, il ne savait plus que faire ni que dire. Il etait venu pour la revoir, dans un elan de tendresse et de remords irresistible et il n'avait pas une parole, pas un geste, pour exprimer le tumulte de ses sentiments. Il considerait Sidonie, qui gardait un mutisme farouche, et ses levres fremissaient, sans articuler un son. Enfin, d'un effort violent, il put begayer: --Sidonie ... puis-je encore venir te voir? Elle ne dit rien, les bobines tambourinaient sur le carton glace, mais elle inclina la tete, comme en signe d'acquiescement. La mere se tenait droite et figee devant le feu; les petites soeurs demeuraient immobiles, leurs beaux yeux clairs fixes sur lui. --Sidonie ..., reprit-il avec angoisse, je ne peux plus vivre ainsi, il me faut te revoir. De nouveau elle inclina la tete, sans repondre. Elle aussi semblait incapable de parler. Elle releva ses yeux mouilles de larmes, les tint longuement fixes sur lui. Il se precipita, lui prit les mains, les serra convulsivement. Un sanglot brusque s'echappa de sa gorge. La mere vint vers lui, avanca une chaise et dit: --Asseyez-vous, monsieur Triphon. Il s'assit.... Il s'assit tout pres de Sidonie et la regarda avec tendresse. Sa respiration etait oppressee et haletante. La sueur perlait sur son front. La presence importune des deux petites soeurs ebahies et curieuses le genait. Il les regardait avec impatience, comme pour les faire partir. Intimidees, elles baisserent la tete et se remirent machinalement au travail. Les bobines tapotaient doucement. Peut-etre, si elles n'avaient pas ete la, les mots qu'il fallait dire lui seraient-ils venus. Maintenant, il ne trouvait que cette banalite, qui sonnait, discordante, a ses propres oreilles: --Comment vas-tu, Sidonie? Elle se remit a pleurer. Aussi, cette question! Il n'aurait rien pu lui demander de plus maladroit ni de plus stupide: il le sentait. --Comment voulez-vous que j'aille! repondit-elle enfin, profondement navree. Il la regarda a la derobee. Ses joues tendres avaient conserve de leur fraicheur et le profil etait reste fin et pur, un peu aminci sous les beaux cheveux bruns ondules. La taille s'alourdissait.... Il essaya de se ressaisir, mais son esprit demeurait agite et trouble. Il sentait des lacunes dans son cerveau. Que venait-il faire? Quel etait son but? Il l'ignorait lui-meme. Les choses ne se precisaient pas en lui. Venait-il la consoler et la reconforter d'une promesse solennelle de l'epouser? Il s'effraya a cette idee, qui le glacait. Mais, quoi alors? Pourquoi restait-il la a ne rien dire? Que devaient-ils penser? Qu'attendaient-ils de lui? Il lui fallait s'expliquer--dire, faire quelque chose! Dans sa detresse, il ouvrit son veston et sortit son portefeuille. Il avait de l'argent sur lui et deplia d'une main tremblante trois billets. Timidement, il fit signe a la mere et lui remit l'argent. "Voila, dit-il, c'est pour vous... c'est pour vous autres, pour vous aider". Il baissa la tete, s'attendant a de durs reproches. A la vue d'une telle somme la mere eut presque peur et le regarda bouche bee, avec de grands yeux. Elle en oublia de le remercier et ne sut rien dire. Les petites soeurs, les joues en feu, se remirent nerveusement a remuer leurs bobines. Les traits de Sidonie se contracterent en une douloureuse amertume et soudain ses larmes coulerent. Son emotion fut aussitot contagieuse. La mere a son tour se prit a pleurer; de meme les jeunes soeurs, qui se leverent et quitterent la piece. M. Triphon lui-meme etait si profondement bouleverse qu'il enlaca Sidonie en gemissant et la tint longuement embrassee. Inquiete par la scene, Kaboul se mit a aboyer. Cette voix les ramena au sens de la realite. M Triphon lanca un coup de botte a Kaboul, et Sidonie, sechant ses larmes, appela le petit chien aupres d'elle pour le caresser. Il la reconnut bien des qu'il entendit sa voix, lui lecha la main et remua la queue. --C'est une bonne petite bete fidele, monsieur Triphon, dit la mere en passant son tablier sur ses joues. --Oui, mais il fait trop de bruit, repondit M. Triphon. Ce banal colloque suffit a degager l'atmosphere, alourdie de peine et de contrainte. Le tragique de la situation cedait a une appreciation plus saine et plus moderee. A quoi bon se desoler en pure perte! Les choses etaient ce qu'elles etaient et les larmes n'y changeraient rien. La mere ne fit entendre nul reproche et les beaux sentiments genereux dont M. Triphon etait tout gonfle refluerent vers les profondeurs de son ame impressionnable. Comme d'un accord mutuel et tacite, ils ne parlerent plus du passe; et M. Triphon se sentit un moment a l'aise, tel un simple ami venu faire une cordiale visite de politesse. Les soeurs rentrerent et furent s'asseoir devant leur ouvrage que toutes les trois reprirent, comme si rien n'etait arrive. Les petites bobines clapotantes voletaient affairees, abeilles diligentes, au-dessus du carton glace des coussins. --Comment ca va-t-il a la fabrique? demanda Sidonie au bout d'un instant, d'une voix blanche. --Oh! il y fait bien tranquille ..., bien triste ..., bien ennuyeux, repondit-il sur le meme ton. Son air desenchante semblait dire que pour lui tout charme en avait disparu depuis qu'elle ne s'y trouvait plus. Nouveau silence. Les bobines tambourinaient; la mere preparait le repas du soir pres de l'atre. --Est-ce vrai que vous allez vous marier avec mademoiselle Dufour? demanda Sidonie tout a coup. Il sursauta violemment et un afflux de sang lui monta aux joues. --Des mensonges! des mensonges! des mensonges! s'ecria-t-il avec force. Qui vous a dit ca? Elle sourit, surprise et contente. Ses beaux yeux le remercierent d'un long regard pour sa violente explosion de franchise. Mais lui se sentait humilie, mecontent. L'evocation brusque de l'avanie subie le mordait amerement au coeur et, durant quelques instants, il eprouva un regret aigu d'etre revenu vers Sidonie. Il mesura l'abime social qui les separait: il ressentit une decheance morale, vit l'impossibilite de se relever. Il avait lui-meme fixe son sort; un recul n'etait plus possible. Les jeunes soeurs, qui d'emotion avaient laisse choir leurs bobines, les releverent et recommencerent doucement a tambouriner; la mere, qui avait prete la plus vive attention a sa reponse, se remettait lentement a tourner avec une grosse cuiller de bois la soupe au lait qui mijotait dans le grand chaudron pendu sur l'atre. Agace, M. Triphon haussa les epaules comme pour chasser une pensee importune. Tant pis; il l'avait dit; le sort en etait jete. Il prit sa pipe et la bourra. --Marie, une allumette! commanda la mere a l'une des petites. Marie se leva, courut a la cheminee, frotta une allumette et vint la presenter a M. Triphon. --S'il vous plait, monsieur Triphon, dit-elle humblement, avec un joli sourire. M. Triphon alluma sa pipe, en regardant la petite avec amenite. C'etait une jolie enfant de seize ans, bientot jeune fille, fraiche, avec des yeux bleus tres tendres. Elle deviendrait, a sa facon, une aussi belle fille que sa soeur, pensa M. Triphon. Il en eprouva comme une sensation de vanite et de bien-etre. Il tira quelques bouffees gourmandes de sa pipe et sourit voluptueusement, comme un pacha dans son harem. Dehors, devant la porte, il y eut tout a coup un bruit de sabots qu'on secoue. Trouble dans sa beatitude, M. Triphon leva des yeux inquiets. --Oh! ce n'est rien, dit la mere d'un ton rassurant. C'est le pere et Maurice qui reviennent. M. Triphon devint tout pale. Le pere et le frere! Il n'y avait plus du tout pense. Il se sentit envahir comme d'une coulee froide. Qu'allait-il se passer? Le pere outrage ne lui montrerait-il pas la porte en un geste d'indignation? Est-ce que le fils ne le prendrait pas a la gorge pour le flanquer dehors? Machinalement, comme pour se mettre en etat de defense, il s'etait leve. --N'ayez pas peur; restez assis, monsieur Triphon, lui dit la mere avec conviction. Et, a leur tour, les filles hocherent la tete en signe de tranquillite. La porte s'ouvrit et les deux hommes entrerent. Un moment ebahi, le pere regarda fixement le visiteur inattendu. Durant une seconde, il y eut comme un eclair de colere et de menace dans ses yeux. Mais il ne dit rien, regarda sa femme d'un oeil rond, puis M. Triphon, toucha le bord de sa casquette, murmura "bonsoir", d'une voix a peine perceptible, et, le pas pesant, s'avanca vers l'atre. Le fils aussi, un long garcon degingande, s'arreta un moment, interdit, toucha le bord de sa casquette, murmura "bonsoir", et se dirigea, les bras ballants, vers l'atre. --Pere Neyrinck ..., commenca M. Triphon d'une voix etranglee. Mais il ne put continuer; il s'arreta, suffoque, les traits contractes et d'une paleur livide. "Pere Neyrinck ...", reprit-il au bout d'un instant, raidi et presque tragique, "pere Neyrinck, je suis ici ... et vous pouvez me mettre a la porte, si vous voulez ... mais je suis ici ... je suis ici ... parce que je veux revoir Sidonie ... parce que je ne veux pas la laisser seule ... dans le malheur." Il s'arreta encore et dut reprendre haleine. Un sanglot s'etouffa dans sa gorge. Il n'en pouvait plus. Sidonie avait baisse la tete et pleurait; et les deux jeunes soeurs, rouges et immobiles d'emotion, regardaient tour a tour M. Triphon et leur pere. Le pere avait l'air plutot gene que mechant. Le fils considerait fixement le feu, comme si la chose ne le concernait pas. La mere, un peu nerveuse, se baissa vers son mari et lui dit a mi-voix, d'un ton confidentiel: --Il a ete bon pour nous. Il m'a donne beaucoup d'argent. Le pere hocha la tete; il ne dit rien. Il etait la comme un etranger dans sa propre maison. Visiblement, il ne se rendait pas un compte exact de la portee d'un tel evenement; et il regardait sa femme d'un oeil interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu'il devrait bien repondre. C'etait un homme d'une cinquantaine d'annees, au visage affable qui avait la couleur uniforme et terreuse de ses vetements de travail. Il paraissait fatigue et jetait machinalement des regards obliques vers le chaudron fumant, comme si la se trouvait pour le moment ce qui l'interessait le plus. Maurice continuait a garder le silence, l'air hypnotise par la flamme crepitante du foyer. --Il ne faut pas partir a cause de moi, monsieur Triphon, dit enfin le pere avec effort, tout en regardant sa fille ainee. D'un geste emu, M. Triphon exprima sa gratitude pour ces paroles conciliantes. La gene devenait moins pesante; un certain rapprochement semblait vouloir s'etablir. Il tata dans sa poche, prit son etui a cigares et l'ouvrit. --Un cigare, pere Neyrinck? demanda-t-il en s'approchant de lui. --Oh! ca n'est pas necessaire, monsieur Triphon, repondit le pere avec un sourire de convoitise vers l'etui. --Si fait, si, si, insista M. Triphon, qui lui donna trois beaux cigares. --Je vous remercie beaucoup, monsieur Triphon; j'en fumerai un apres que j'aurai mange, dit le pere. Et il prit le cadeau avec precaution, entre ses gros doigts tremblants. M. Triphon se tourna vers Maurice, qui sourit en rougissant legerement. En recevant, lui aussi trois cigares il regarda ses soeurs, d'un air presque triomphant. Tout de suite il en alluma un. --Est-ce qu'on mange bientot? demanda doucement le pere a sa femme. --C'est pret; dans cinq minutes, repondit-elle. Elle defit le lourd chaudron de son crochet au-dessus de l'atre et versa le contenu dans une large terrine de gres rouge. Une bonne odeur de soupe au lait de beurre se repandit dans la cuisine. Les jeunes filles rangeaient leurs coussins. M. Triphon se leva pour partir. Kaboul, qui en avait envie depuis longtemps, d'impatience fit entendre un long baillement sonore et sautilla en dansant vers les genoux de son maitre. --Kaboul, un bout de susucre? dit Maurice en caressant le petit chien. M. Triphon tendit la main a Sidonie: --Eh bien, Sidonie, a un de ces jours, n'est-ce pas? --Vous reviendrez? demanda-t-elle en le regardant avec des yeux tendres. Les deux petites soeurs, muettes et immobiles d'emotion attentive, ne perdaient pas un geste des adieux. --C'est permis? sourit-il. --Vous savez bien que oui, dit-elle en baissant les yeux et rougissant. --Merci, dit-il, en lui serrant encore les mains avec ferveur. --Quand viendrez-vous? insista-t-elle, malgre tout vaguement mefiante. Il hesita une seconde. La consequence ineluctable de son premier pas deja s'imposait, imperieusement. --Des que je pourrai; apres-demain, je pense, promit-il. --Bien vrai? Vous ne l'oublierez pas? --Soyez tranquille. Sur un rapide bonsoir a toute la famille, qui le lui rendit avec politesse, il quitta la maisonnette et se trouva dehors, dans la nuit froide. Le sentiment de la realite reprit possession de lui. Il vit au passage le petit teilleur se mouvoir comme un pantin desarticule sur ses planches a bascule et l'entendit fredonner sa chanson dans l'ebrouement de la roue tournoyante. Il eut a nouveau l'impression de quelque chose d'honnete et de digne, tres au-dessus des preoccupations egoistes qui l'avaient amene la. Il se sentait allege d'un grand poids et neanmoins il n'etait pas content de lui. Il ne savait pas encore clairement ce qu'il voulait. Il craignait le desenchantement pour soi-meme et pour les autres. Son esprit demeurait trouble et un vague remords continuait de lui ronger l'ame. Il avait bien agi, certes; oui et non. Il venait d'oser un acte d'honnetete et de franchise; mais tout a l'heure, en rentrant, il allait encore simuler, mentir. Il entrevoyait la lutte inevitable et longue qui l'attendait. Par un detour il rentra au village et passa devant la demeure cossue des trois demoiselles Dufour. Il songea a l'existence de ces trois vierges reveches qui, elles aussi, menaient une existence incolore et ratee. Elles etaient la, demeuraient la, isolees dans la monotonie mortelle du milieu villageois. Que diraient-elles de moi si elles savaient d'ou je viens? pensa-t-il. En imagination, il voyait les levres prudes se contracter, et le rouge de la pudeur offensee se repandre sur leurs joues pales. N'avaient-elles donc jamais une revolte des sens? N'eprouvaient-elles jamais le besoin eperdu d'enlacer un homme, de lui plaquer les levres sur la bouche, comme il faisait avec Sidonie? Il resta plante un moment, immobile, les yeux fixes sur la belle maison. Les murs blancs se teintaient vaguement d'une clarte lunaire entre le noir des sapins environnants et, derriere les stores baisses de deux fenetres, se dessinaient dans la nuit deux rectangles de lumiere. M. Triphon se dit que, sans doute, elles se tenaient la, reunies toutes les trois autour d'une table. A quoi faire? Lire? Coudre? Bavarder? Il sentait avec une intensite cuisante l'inutilite totale de ces trois existences devoyees autant que la sienne. Pourquoi ses parents n'avaient-ils jamais fait une tentative pour le rapprocher de ces jeunes filles? N'etaient-ils pas faits pour se comprendre, dans leur isolement reciproque? Si ses parents s'y etaient pris a temps, la regrettable aventure avec Sidonie ne serait probablement jamais arrivee. A present c'etait trop tard. Elles savaient tout et elles le meprisaient. Elles avaient horreur de lui. Decourage, M. Triphon poursuivit sa route dans le silence de la rue deserte. Dans la fabrique, tassee comme une bete sombre, les lourds pilons dansaient et bombardaient; la machine a vapeur faisait entendre des gemissements et des soupirs. M. Triphon baissait la tete. C'etait comme si tout ce bruit et toute cette tristesse lui retombaient sur le coeur. La silhouette noire de Kaboul, qui le precedait, dessinait sa taille de gnome a la lueur de la lanterne dans la haute remise; et le petit chien s'arreta une seconde, tourne vers son maitre, pour voir s'il entrerait dans la "fosse aux femmes". Elles y chantaient, derriere les vitres troubles, avec des voix nasillardes, de melancoliques chansons flamandes. M. Triphon n'eut pas la moindre envie d'entrer. Il passa devant l'atelier, sans meme y jeter un regard et s'arreta pres de l'ecurie, ou il entendait le bruit d'une querelle entre Pol et le "Poulet Froid". Pol etait pris de boisson, selon son habitude; et, sur un ton menacant, il rabrouait le "Poulet Froid", qui ne repondait que par monosyllabes, en jetant de la paille fraiche sous les pieds des chevaux. M. Triphon passa. Ils n'avaient qu'a se debrouiller. Il entra dans le vacarme de la "fosse aux huiliers", ou les six hommes, luisants d'huile, se demenaient devant les pilons trepidants. Ils s'amusaient de Feelken, qui faisait "Fikandouss-Fikandouss!" et de Leo, poussant tout a coup son rugissement feroce, son terrible "Oooo ... uuuu ... iiii ...", qui faisait tant enrager M. de Beule, lorsqu'il l'entendait du fond de la maison. La joue gauche d'Ollewaert etait bossuee par une chique enorme; et Pee et Miel s'en vinrent en souriant, d'un pas trainant, vers les huiliers: Pee tout blanc de farine comme un saint Nicolas couvert de neige, et Miel, l'air plus bete que nature avec ses cheveux epais bas sur le front, ses petits yeux trop rapproches et bigles. Free le considera une seconde d'un oeil fixe, puis lui cria a la face un "espece de veau!" qui fit rire les autres a se tordre. Berzeel, qui s'etait encore battu le dimanche precedent, portait au menton une cicatrice noiratre, plaquee la comme une sangsue; et Pierken se tenait pres de lui, levres closes et sourcils fronces, absorbe comme toujours dans les questions sociales et ses idees nourries par son petit journal. M. Triphon s'empressa de filer par une porte de communication interieure. Il y surprit Bruun, le chauffeur, qui espionnait par une fente; mais, sans faire autrement attention a l'incorrigible mouchard, il passa et, par le jardin sombre, rentra a la maison. Lorsqu'il ouvrit la porte du vestibule il entendit les pilons se ralentir et la machine a vapeur expirer dans un dernier soupir. Le souper etait pret. M. de Beule, l'air maussade, deja se dirigeait vers la salle a manger, suivi de sa femme, qui l'observait d'un air inquiet. Eleken vint servir et ils prirent leur repas en echangeant de rares paroles. Encore un jour qui s'achevait, semblable a tant d'autres jours en leur invariable monotonie. XII Cela devint tres vite une habitude.... D'abord deux fois par semaine, puis trois fois et bientot quatre a cinq fois, M. Triphon se rendait le soir, dans l'obscurite, a la maisonnette du jardinier. Il y trouvait un chaleureux accueil, un bien-etre, dont la douceur lui manquait tant a la maison. Il avait sa place designee, a la petite table des dentellieres, a cote de Sidonie; il y etait tout a fait a l'aise, recu par tous comme s'il etait de la famille. De temps en temps il regalait la mere et les jeunes filles de punch ou de limonade, qu'il apportait enfouis dans les poches de son pardessus. Alors la joie etait grande, les joues s'empourpraient, les yeux brillaient. Parfois, il avait envie d'etre seul un moment avec Sidonie; mais, comme il y avait la ses soeurs, il allait quelques instants avec elle dans la petite chambre a coucher pres de la cuisine. D'abord, la mere s'y etait resolument opposee. S'ils desiraient etre seuls, ils n'avaient qu'a sortir. Ce qu'ils firent au debut; mais Kaboul les genait, en jappant et donnant la chasse au chat; ou bien il pleuvait ou neigeait; ils avaient peur aussi d'etre vus par les voisins. En verite, c'etait presque impossible par ce temps d'hiver; et en fin de compte la mere se resigna, bien qu'a contre-coeur, a leur ceder la petite chambre. Des lors ce fut regle: des qu'il entrait, Sidonie quittait sa chaise et son coussin et le suivait dans la chambrette. Les petites soeurs continuaient a travailler avec diligence: on entendait sans interruption tambouriner les petites bobines sur le papier glace des coussins. Sitot qu'elles s'arretaient, ne fut-ce qu'une seconde, la maman, bourrue, leur ordonnait de continuer. Elle etait fort irascible dans ces moments-la, et quand M. Triphon et Sidonie s'attardaient un peu trop a son gre, elle se mettait a faire du tintamarre avec les pelles et pincettes et ses casseroles autour de l'atre. Meme apres qu'ils etaient rentres dans la cuisine, sa mauvaise humeur persistait quelque temps; elle allait et venait a pas febriles qui maugreaient. Les petites soeurs alors n'osaient plus lever la tete et s'absorbaient, les yeux brillants et fixes, dans leur besogne. Lorsque le pere ou Maurice se trouvaient par hasard a la maison, les visites a la chambrette n'avaient pas lieu. Quant a ses projets d'avenir, M. Triphon n'en parlait pas, et personne, du reste, ne l'interrogeait la-dessus. De part et d'autre, on paraissait satisfait de la situation presente; plus tard elle se denouerait d'elle-meme. Il y avait entre eux une sorte d'accord tacite: M. Triphon continuerait a venir chez eux et s'occuperait de Sidonie et plus tard de l'enfant. Savoir s'il l'epouserait, cela demeurait dans le vague. Il fallait voir, attendre. Tout ce qu'il avait promis, solennellement, un soir de vive effusion et de tendresse, c'est qu'il n'en epouserait jamais d'autre. Cela suffisait. Ils etaient contents. Ils acceptaient la chose. La mere n'y avait mis qu'une seule condition: pas d'autre enfant, avant de l'avoir epousee. Il en avait fait la promesse formelle. Le pere et Maurice non plus ne voyaient pas d'inconvenients graves a ses visites repetees. Le pere avait bien dit qu'il fallait se tenir sur ses gardes, se mefier des voisins jaloux et de leurs commerages; mais il n'avait pas autrement insiste. Il ne comptait pas pour beaucoup dans la maison, le pere. Generalement, on le mettait au courant des choses apres qu'elles etaient arrivees; et il s'en arrangeait. Maurice signifiait moins encore. D'habitude on ne lui disait rien et il n'en demandait pas plus. On lui laissait simplement le loisir de constater le fait accompli, si ca l'interessait. En fait, les deux hommes ne savaient pas que M. Triphon venait si frequemment chez eux. Par ces longues soirees d'hiver, il pouvait arriver de bonne heure et etre reparti avant l'heure de leur retour. Et, lorsqu'ils ne trouvaient pas M. Triphon chez eux en rentrant, la plupart du temps ils ne s'informaient pas de sa visite; les femmes, de leur cote, s'etaient entendues pour n'en rien dire, si les hommes ne posaient aucune question. Lorsque M. Triphon y etait encore au moment ou pere et fils rentraient, les choses se passaient a peu pres comme la premiere fois: on se saluait avec un peu de gene; on echangeait quelques banalites sur le temps et la prochaine moisson; puis, distribution genereuse de cigares, qui etaient toujours acceptes avec le plus vif empressement. Apres quoi, M. Triphon prenait bien vite conge, pour ne pas les gener pendant qu'ils prenaient leur modeste repas. Pere et fils etaient resignes aussi bien que la mere et les soeurs; ils se sentaient trop las pour se tourmenter l'esprit a des histoires. Le mal etait fait. Evidemment, il eut mieux valu que cela ne fut pas arrive; mais elle n'etait ni la premiere ni la derniere qui se trouvait dans le meme cas. Et il y avait du moins une consolation: il serait riche plus tard et toujours a meme de prendre genereusement soin d'elle et de l'enfant. Du reste, il avait deja fait preuve de grande generosite. Il donnait a Sidonie et a sa mere a peu pres tout l'argent dont il disposait. Vraiment, il ne pouvait pas faire mieux pour le moment. L'accident qui arrivait a Sidonie aurait pu tout aussi bien etre l'oeuvre d'un garcon sans le sou, et alors les consequences auraient ete infiniment plus graves. Cette idee etait plutot reconfortante. Et, sans en convenir entre eux, le pere et le fils souhaitaient parfois que M. Triphon vint un peu plus frequemment les voir, a cause des bons cigares.... XIII Ainsi se passa l'hiver. Il y eut d'abord des jours sombres, avec de lourds nuages, qui flottaient bas, comme s'ils etaient charges de boue; puis vinrent la neige et la gelee; puis le degel, puis encore de tres fortes gelees, suivies d'une neige abondante par un vent glacial. Toute la contree etait ensevelie sous l'immense nappe blanche, les maisonnettes semblaient plus petites et prenaient des tons decolores au milieu de tout ce blanc. La fumee des cheminees etait fauve et bistre dans le gris opaque du ciel. Les gens restaient chez eux, s'acagnardaient aux coins de l'atre, dans un besoin d'intimite et de bien-etre. Les grandes chambres des maisons cossues restaient glacees et sombres; la bonne chaleur vivifiante se gardait sous les solives basses et enfumees des humbles chaumines; et chaque fois que M. Triphon entrait dans la maisonnette de Sidonie, il y goutait une sorte d'intimite douillette qui n'existait pas chez ses parents et qui l'y retenait comme une longue et douce caresse. Il aurait bien voulu y rester toujours, la pipe aux levres, Kaboul roule en boule a ses pieds, les jambes allongees vers la flamme dansante de l'atre, ou ses yeux suivaient des pensees pleines de charme, l'esprit berce par le tambourinage leger des bobines, qui rebondissaient sur le carton glace des coussins de dentelliere. Il eut voulu y vivre, toujours, toujours, simplement et humblement, comme eux vivaient; il eut voulu partager leur frugal repas du soir, s'amuser doucement au bavardage des jolies filles, puis y dormir devant le feu, avec Sidonie dans ses bras. Pourquoi cela ne se pouvait-il pas? Pourquoi ne pouvait-il rester la, simplement et naturellement, comme Kaboul et Minou, d'abord des ennemis farouches, et maintenant des amis inseparables, enroules ensemble sur les dalles, devant la bonne chaleur du feu? Ils s'y endormaient comme des etres humains et M. Triphon contemplait ce spectacle en souriant, presque avec une pointe de jalousie. La vieille horloge, droite et raide comme une aieule dessechee dans son coin, comptait de son tic-tac lent et monotone ces instants de reposant bonheur qui s'egrenaient dans le neant. Le rouge de la flamme se refletait en danses capricieuses sur les cuivres luisants et les etains ternis le long des murs; le plafond bas aux solives brunes etait comme une cuirasse de protection et de securite, qui ne laissait rien entrer de l'inclemence du dehors, ne laissait rien echapper du charme et des delices du dedans. Parfois il se sentait la comme sur une ile bienheureuse, seule au milieu d'une mer mauvaise, gonflee de perils. Car, chaque fois, il y avait risque pour lui a s'y rendre, et risque aussi a s'en retourner. La neige rendait les nuits trop claires; chaque silhouette se detachait avec une inquietante nettete. Il etait presque impossible qu'on ne l'apercut pas quelque soir. Avec les jours plus longs, le danger grandissait. Comment s'arrangerait-il lorsque, le printemps et l'ete venus, les gens restaient parfois, jusque tard dans la nuit, a prendre le frais devant leur porte? Probleme qui lui paraissait insoluble et auquel il preferait ne pas penser encore. XIV Un soir qu'il etait assis la, comme de coutume a fumer sa pipe, aupres des dentellieres, des pas lents resonnerent au dehors, sur le dallage de briques le long du mur. Puis quelqu'un secoua la neige de ses sabots et des doigts discrets frapperent doucement a la porte. --Mon Dieu! Qui ca peut-il etre! s'ecrierent les jeunes filles inquietes. Bien sur, ni le pere, ni Maurice. Ce n'etait pas encore leur heure et ils ne frappaient pas a la porte pour entrer. --Continuez votre travail; j'irai voir, dit la mere, elle-meme troublee. Elle alla vers la porte. Les bobines, un instant arretees, recommencaient a tambouriner tout doucement. --Qui est la? cria-t-elle d'une voix aigre. --C'est moi, Ivo, repondit du dehors une voix enjouee. --Mon Dieu! C'est Ivo, notre voisin. Vite, M. Triphon, cachez-vous dans la chambre! dit Sidonie a voix basse. M. Triphon se leva d'un bond, entra dans la chambre. Mais il en ressortit aussitot, pour prendre Kaboul, qui etait reste endormi devant le feu. Au meme moment, la mere ouvrait la porte et Ivo, en entrant, se trouva nez a nez avec M. Triphon. Les yeux de la mere s'ecarquillerent d'angoisse et les jeunes filles ne purent reprimer un leger cri. Ivo, qui entrait en souriant, etait le petit teilleur de lin d'a cote, que M. Triphon voyait chaque soir en passant, dans son reduit poussiereux, en train de se demener sur sa planche a bascule en fredonnant une chanson, comme s'il ne travaillait que pour son plaisir. Ainsi que tout le monde au village, il connaissait bien M. Triphon, et une stupefaction profonde, melee de gene, parut sur ses traits, quand il le vit la, d'une facon aussi soudaine et inattendue. Un instant, il se figea dans une immobilite complete, bouche bee et les yeux ronds, puis il eut un mouvement comme pour deguerpir. Il se ressaisit neanmoins, prononca d'une voix timide un "Je ne derange pas", puis s'avanca d'un pas hesitant. Des flocons de neige restaient colles a sa casquette et ses epaules; et, a le voir la, saupoudre de blanc par-dessus la couche de poussiere jaunatre qui le couvrait des pieds a la tete, avec ses petits yeux bleus rieurs et sa barbe jaune ou la neige fondante faisait scintiller de menues etoiles d'argent, il faisait penser a un drole de bon petit saint Nicolas pour rire, descendu, au grand plaisir des enfants, des froids nuages sur la terre. Apres un "Bonsoir, tout le monde", il refusa de s'asseoir, parce qu'il n'avait pas le temps. Il sortit une petite bouteille de sa poche et demanda a la mere Neirynck si elle ne voulait pas lui preter un peu d'huile. Il n'en avait plus et il lui fallait absolument teiller ce soir encore une ou deux bottes de lin. --Mais oui, mon gars Ivo, mais oui, repondit la mere Neirynck, contente de pouvoir lui rendre service et d'acheter peut-etre ainsi sa discretion. Elle lui prit des mains la petite bouteille et fut la remplir a la jarre, dans l'arriere-cuisine. --Je crois qu'il neige, dit M. Triphon, sentant qu'il devait dire quelque chose. Je crains que ca ne recommence a tomber dru, ajouta-t-il avec un regard inquiet vers les volets fermes. --Oui, n'est-ce pas, m'sieu Triphon, repondit aussitot le petit teilleur. C'est trop, pas vrai? Faudrait du temps sec a present. Les jeunes filles, les joues en feu et agitant fievreusement leurs bobines, se melerent a la conversation. --Le pire, c'est pour les labours de printemps, dit Sidonie. --Oui, surencherit M. Triphon; et les charretiers donc, avec leurs gros chariots le long des routes. Chaque jour je suis etonne de voir rentrer les notres. --Oui mais, et quand le degel viendra!... ajouta Ivo d'un ton important. Les petites soeurs hochaient la tete d'un air grave et tout le monde etait d'accord qu'un temps pareil, s'il durait, c'etait la ruine. La conversation tournait aux plus sombres pronostics, comme de vieilles gens avec leur crainte enfantine de malheurs imaginaires. On eut dit que M. Triphon etait venu chez les Neirynck uniquement pour epiloguer sur ce chapitre sans fin et que tout le reste etait sans interet pour lui. La mere rentra avec la fiole remplie et la tendit au petit teilleur. Il sourit largement dans sa barbe blonde et se confondit en remerciements, promettant de rendre l'huile sous peu. Ca ne pressait pas, assura la mere Neirynck; et M. Triphon, sortant son etui, lui demanda s'il desirait fumer un cigare. --Ah! m'sieu Triphon, ca n'est pas de refus, vous savez! repondit le petit teilleur, dont toute la physionomie s'epanouit d'une joie gourmande. Il riait d'aise, comme un tournesol radieux, dans sa barbe blanche, M. Triphon lui donna trois beaux cigares, avec lesquels il disparut dans la nuit neigeuse, riant tout haut et titubant de joie. --Il ira raconter qu'il vous a vu; c'est un petit bavard, dit la mere d'un air anxieux en revenant de fermer la porte. --Je le crains aussi, repondit M. Triphon, la mine tres abattue. Les jeunes filles n'etaient pas aussi pessimistes. --Il se taira a cause des cigares, pour en avoir encore a l'occasion, dit Sidonie. Ses petites soeurs etaient du meme avis. Il avait interet a se taire. Mais la mere demeurait mefiante. "C'est un tel petit bavard!" repetait-elle en hochant la tete; et, pour la premiere fois depuis qu'il venait la, M. Triphon, inquiet, eut l'impression d'un grand danger immediat qui menacait son tranquille et doux bonheur. Il ne s'attarda pas ce soir-la. Il ne se sentait plus en securite. Ses adieux a Sidonie eurent quelque chose de triste et d'oppresse, comme s'il ne devait plus la revoir. Il neigeait a gros flocons quand il se retrouva dehors; et aussitot il entendit, dans le ronron de l'ecoussoir, fredonner le petit teilleur qui s'etait deja remis a l'ouvrage. Un instant il s'arreta, se demandant s'il ne ferait pas bien d'entrer dire un mot au bonhomme. Apres une minute d'hesitation, il resolut de n'en rien faire. Moins on le voyait, mieux cela valait. Il passa sur la pointe du pied, en risquant un regard furtif dans la petite baraque ou Ivo, sur la planche a bascule, se demenait dans le bruit et la poussiere, en chantant comme s'il trepignait de joie. M. Triphon sourit. Les flocons de neige avaient l'air de voltiger comme des papillons blancs vers la lumiere de la grangette; il eut l'impression que la-haut, dans le ciel sombre, travaillaient d'autres teilleurs innombrables. Ils etaient animes par la chanson d'Ivo; et tout cela se fondait en une harmonie etrange, ou il y avait de l'allegresse et aussi de la douleur. XV Ce fut peu de jours apres cette aventure que M. Triphon crut remarquer un changement dans l'attitude des ouvriers de la fabrique a son egard. Ils l'observaient parfois avec un sourire bizarre, enigmatique et Feelken prit pour habitude, chaque fois qu'il l'apercevait, de lancer son "Fikandouss-Fikandouss", a quoi Leo repondait par un "Oooo ... uuuu ... iiii" rugissant. Les autres riaient: Free, immobile, perdu dans ses pensees, devant les pilons rebondissants; Berzeel, parfois bruyant et violent. Ollewaert s'enfoncait dans la bouche une chique enorme, comme s'il allait l'avaler; et meme ce Poeteken, d'ordinaire si tranquille et si timide et qui avait fini par epouser "La Blanche", s'oubliait a regarder M. Triphon avec des yeux brillants et vifs, qui semblaient receler un monde de sensations intimes. Pee, tout blanc comme un bonhomme de neige, quittait volontiers ses meules cliquetantes pour se meler aux choses mysterieuses qui se manigancaient pres des pilons et Bruun etait constamment derriere l'une ou l'autre porte, a ecouter et espionner. Seul, Pierken, comme toujours absorbe par les graves problemes sociaux qu'il etudiait dans son petit journal, ne s'occupait de rien; et Miel, cette espece de veau, qui ne comprenait goutte a ce qui se passait, restait la, bouche bee et immobile, a regarder aupres des autres. M. Triphon devenait chaque jour plus mefiant. Il avait l'impression qu'il se tramait quelque chose contre lui et s'inquietait de ne rien decouvrir. Son instinct l'avertissait de bien se tenir sur ses gardes. Le petit teilleur avait-il bavarde, comme le craignait la mere Neirynck? Savait-on, a la fabrique, qu'il continuait a frequenter Sidonie et allait chez elle? M. Triphon, desesperant d'elucider le mystere dans la "fosse aux huiliers", chercha a s'enquerir dans la "fosse aux femmes". Il y apprendrait peut-etre davantage. Mais la aussi lui fut opposee une attitude a laquelle il ne s'attendait pas. Des que les ouvrieres apercevaient seulement le bout de la queue de Kaboul, les conversations, qui allaient grand train jusqu'a ce moment-la, s'arretaient net. Au moment ou il entrait, plus un mot; ou bien, ce qu'elles disaient alors etait d'une telle banalite que l'on n'aurait pas eu l'idee d'ecouter ou de se meler a la conversation dans le fallacieux espoir d'apprendre rien de serieux. De meme, la facon d'etre des charretiers avait change. Pol faisait de droles d'allusions lorsqu'il etait ivre; et le "Poulet Froid" parlait avec une emphase bruyante de toutes sortes de bonnes choses que pouvaient se permettre les gens riches dans ce monde. Assez souvent Justin-la-Craque et son aide Komel venaient se meler a l'entretien; et alors cela devenait fou. Justin racontait des histoires a tomber a la renverse; Komel y ajoutait un mot de temps en temps, avec ses yeux aqueux d'ivrogne fixes avec un interet etrange sur M. Triphon, et son long nez rouge qui semblait rire tout seul dans sa face de suie. Enfin, a la maison aussi, M. Triphon put s'apercevoir d'un changement, qui y rendait l'atmosphere encore beaucoup plus pesante qu'elle n'etait deja. M. de Beule rodait par les couloirs et les pieces, gros de rage concentree, et on voyait bien que sa femme etait dans l'abattement et souvent ne savait comment s'y prendre pour n'etre pas rabrouee mechamment par son mari. Une sourde irritation suintait des murs; et Sefietje qui, tel un barometre, annoncait toujours avec exactitude les variations d'humeur de la famille, allait et venait en silence avec des soupirs. Quant a la deuxieme servante, Eleken, on ne la voyait presque plus. Des que son ouvrage etait fini, elle allait se cacher on ne savait ou; c'est a peine si on entrevoyait parfois un bout de sa jupe, en fuite derriere un mur ou une porte. Quelque chose de tres angoissant couvait partout; et, sans rien savoir de precis, M. Triphon ne doutait pas que l'orage ne fut pres d'eclater sur sa tete. XVI Il eclata, et, bien qu'attendu, plus brusquement et avec plus de violence que M. Triphon n'eut pense. Il eclata un dimanche soir, au moment ou M. Triphon sortait pour aller voir Sidonie. Accompagne de Kaboul, il avait deja la main sur le bouton de la porte, quant tout a coup M. de Beule, surgissant de son bureau, lui demanda d'un ton bref: --Ou allez-vous? M. Triphon perdit la tete. Depuis des mois son pere ne lui adressait plus la parole, ne s'occupait pas de lui, repondait a peine, par un grognement hargneux, a son salut matin et soir. M. Triphon fut tellement interloque par ce changement soudain qu'il resta quelques instants immobile, la main sur le bouton de la porte, sans trouver de reponse. --Eh bien? Vous n'avez pas compris? Je vous demande ou vous allez? repeta M. de Beule d'un ton acerbe. --Faire un petit tour, dit a la fin M. Triphon en regardant son pere d'un air mal assure. --Un tour chez les garces! tonna M. de Beule avec fureur. Et, d'une voix menacante, autoritaire: --Vous resterez ici, nom de nom! Ou bien vous ne remettrez plus les pieds a la maison! --Comme vous voudrez, repondit M. Triphon sans se facher ni demander aucune explication. Et, lentement, il rebroussa chemin. Mais la colere de M. de Beule ne s'apaisait pas devant pareille humilite; il bouillonnait interieurement; tout son etre fremissait. Sa femme, qui de loin l'avait entendu "partir" en face de son fils, accourut en larmes, avec des gemissements. M. Triphon comprit nettement qu'ils savaient tout et qu'une scene violente devait avoir eu lieu deja entre les deux epoux. M. de Beule, se retournant contre sa femme, a nouveau l'abreuva de violents reproches, comme si elle seule etait la cause de tout. C'etait elle qui l'avait ainsi eleve; elle qui toujours s'etait montree faible, beaucoup trop faible pour ce fils aux mauvais penchants; elle qui en avait fait un faineant; elle qui avait introduit dans la fabrique cette fille ... cette ... cette roulure, cause unique de toute leur honte et de tous leurs malheurs. M. de Beule, "partait" comme un dement; il ne se possedait plus; sa femme ne cessait de pleurer et de gemir, tandis que M. Triphon, devant cette violente sortie, demeurait stupefait de les voir ne rien ignorer, jusqu'aux moindres details, de ses escapades reiterees. Evidemment, ils etaient renseignes depuis longtemps; et cela avait du fermenter et bouillonner en eux, alors que lui vivait dans la douce et trompeuse illusion qu'ils ignoraient tout. Le nom de Sidonie ne fut meme pas prononce. C'etait du reste bien superflu. Tous comprenaient parfaitement, encore que M. de Beule, eh laissant deborder sa rage et son mepris, employat parfois le pluriel dans ses invectives, comme si son fils se fut compromis avec une ribambelle de femmes perdues. Enfin, en quelques mots secs, haches, il dicta ses conditions: Rompre sur-le-champ avec cette femme et retourner a une existence convenable, ou quitter la maison immediatement, sans remission ni retour. "C'est la fable de toute la commune!" rugit-il. "Je n'ose plus me montrer dans la rue! Les honnetes gens me tournent le dos!" M. Triphon sentit comme un froid glacial qui le penetrait jusqu'aux moelles, ainsi qu'une faiblesse etrange qui lui coupait les jambes. Il avait bien eu certaines craintes, cette sensation vague et angoissante que l'aventure ne pouvait pas durer ainsi, indefiniment. Mais il n'aurait jamais cru, non, jamais, en etre deja a ce point d'avoir a choisir sans plus feindre ni tergiverser; choisir, comme on choisit entre la vie et la mort.... Que faire maintenant? Ou aller, que devenir, a present que le fil etait si brusquement, si brutalement tranche entre elle et lui? C'etait le fil meme de l'existence. On venait de lui enlever soudain tout ... tout ce qui valait la peine de vivre. Son esprit chancelait; il etait etourdi par ce vide immense, cet abime de neant qu'il sentait tout a coup en lui, la meme ou, l'instant auparavant, s'entassaient encore des tresors de joie. Il aurait voulu s'indigner, defendre son bonheur, se revolter avec rage contre les obstacles et il n'en avait plus la force. Il ne sentait plus que sa faiblesse: son infinie, son impuissante et desesperante faiblesse. --C'est bien, dit-il soumis; c'est bien. Et il le repeta encore comme si, dans sa noire desolation, il ne trouvait plus d'autres mots: "C'est bien; c'est bien!" Tout de meme, en une revolte soudaine, il se facha. Il lanca un regard mauvais a son pere et gronda, tout fremissant: --Pas besoin de faire tant de boucan. M. de Beule ne repondit pas. Sans doute estimait-il en avoir assez dit. Les epaules gonflees, il rentra dans son bureau, pendant que sa femme, les mains jointes, implorait des yeux M. Triphon. Sefietje, les pommettes rouges d'agitation, parut dans le couloir pour demander un detail a Mme de Beule concernant le souper; le bout de la jupe d'Eleken disparut en coup de vent derriere une porte. Kaboul, surpris que son maitre n'eut pas ouvert la porte d'entree, d'impatience se mit a bailler tout haut. Muche, qui etait reste dans le couloir, vint flairer meticuleusement son collegue, comme si c'etait un chien etranger qu'il rencontrait la pour la premiere fois. Rassure par son examen, il se mit a gratter a la porte du bureau de M. de Beule. Celui-ci l'entr'ouvrit, le petit chien se faufila par l'ouverture en fretillant de la queue et la porte se referma avec un bruit sec, au son hostile dans l'oppressant silence. On eut dit que la maison meme grondait, menacante et hargneuse. XVII Les jours qui suivirent furent sinistres. M. Triphon avait l'impression qu'il etait surveille, espionne, suivi, partout ou il allait. Il n'avait plus confiance en personne; et sa haine contre le petit teilleur etait feroce, car il ne doutait pas un seul instant que celui-ci n'eut tout ebruite. Il n'avait plus revu Sidonie. Il n'osait y retourner. Mais il lui avait tout explique dans une lettre et, surexcite par tant d'obstacles, fait le serment solennel que jamais, quoiqu'il arrivat, il ne la quitterait. Il jurait de la revoir malgre tout, de meme que rien au monde ne l'empecherait de s'occuper d'elle et de l'enfant qui allait naitre; seulement, il lui fallait prendre patience, attendre que les circonstances devinssent plus favorables. Il lui disait comme il etait desole de ne plus aller chez elle, de ne plus avoir de ses nouvelles; mais cela aussi reviendrait, avec le temps, quand l'orage se serait peu a peu apaise. Dans l'usine, sur les physionomies et dans la facon d'etre des ouvriers a son egard, il pouvait observer, et presque lire, l'effet produit par la scene a la maison. Evidemment, ils etaient au courant de tout et ils le narguaient en silence, parfois avec de vagues allusions, le plus souvent d'un simple regard ou d'un sourire et toujours avec une joie maligne. Feelken, par exemple, avait maintenant un petit ton special et agacant pour prononcer son "Fikandouss-Fikandouss", lorsqu'il apercevait M. Triphon; de meme que Leo mettait on ne sait quel insupportable sous-entendu moqueur et sournois lorsqu'il lancait, en nuance quelque peu attenuee, son odieux "Oooo ... uuuu ... iiii". Il supportait mal le regard fixe et le sourire muet de Free, Berzeel et Ollewaert; et, un jour, sa fureur eclata devant la face stupide de Miel, qui etait la a bayer devant lui, immobile, comme s'il considerait une bete curieuse. --Espece de veau! Qu'est-ce que tu as a me bayer ainsi a la figure! s'ecria-t-il d'une voix tonnante, avec des yeux furibonds. --Ha ... ha ... sais pas, moi! s'effara Miel, abasourdi. --Occupe-toi de ton travail, nom de Dieu! grogna M. Triphon en lui tournant le dos. Cette sortie inattendue ne manqua pas de faire impression. Les visages des ouvriers devinrent tout a coup serieux et ils n'eurent plus d'attention que pour leur besogne. Un bref instant M. Triphon sentit en lui la force et le prestige d'une victoire remportee. Tout plein de lui-meme, fier, il quitta la "fosse aux huiliers" et s'achemina a travers la cour vers la "fosse aux femmes". Mais avant d'en atteindre la porte, il s'arreta, l'oreille tendue, les sourcils fronces de colere. Derriere son dos, dans l'huilerie, retentissait un vacarme de possedes. Leo rugissait a tue-tete son abominable "Oooo ... uuuu ... iiiii ..." et le "Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss" de Feelken faisait rage, pendant que les autres riaient, gueulaient, chahutaient, comme en une folie d'emeute. --Nom de nom de nom de Dieu! repetait M. Triphon en trepignant de fureur. Dans la cour arrivait Justin-la-Craque avec une barre de fer, suivi de son aide Komel, qui portait une pince et un marteau. Tous deux etaient visiblement sous l'influence de la boisson. Justin se planta devant M. Triphon, le regarda fixement de ses yeux vitreux, et commenca a fredonner en sourdine son obsedant _O Pepita_. Il s'arreta net, grinca des dents et, comme en un acces de rage concentree: --Ooooo ... Monsieur Triphon! Oooo ... monsieur Triphon, si vous saviez ce que moi je sais! --Qu'est-ce que vous savez, Justin? demanda M. Triphon agace. --Oooo ... Pepita! Pepita! Pepita! gronda l'ivrogne en sourdine. Puis, brusquement, tres haut, avec une petite voix d'enfant: --Ooooo ... Pepita! Pepita! Pepita! --Et puis, qu'est-ce que vous savez? insista M. Triphon impatiente. Justin-la-Craque secoua la tete avec vehemence et ne dit plus rien. Il se hata vers la fabrique, comme s'il n'avait plus une minute a perdre; et Komel le suivit, hochant la tete en souriant, avec un drole de fretillement de son long nez rouge, qui faisait penser a un bec de dindon. Tous deux disparurent dans le vacarme assourdissant de la "fosse aux huiliers". Soudain apparut la queue en trompette de Muche, suivi de M. de Beule, gonfle, cramoisi, terrible. Il fronca comme un ouragan dans l'huilerie et aussitot M. Triphon l'entendit "partir" avec frenesie; les perturbateurs avaient leur compte. Le bruit de ses eclats de voix dominait le tonnerre trepidant des pilons. Il hurlait, comme toujours, qu'il flanquerait tout le monde a la porte, et, hoquetant de rage, il revint avec Muche dans la cour, bouscula M. Triphon en jurant et se precipita dans la "fosse aux femmes", ou il recommenca a "partir" avec ardeur, bien qu'elles ne fussent pour rien dans l'affaire. M. Triphon s'en alla prudemment avec Kaboul faire un tour au jardin. XVIII Le cher printemps allait venir.... Les derniers vestiges de la neige, qui trainaient encore, des semaines apres le degel, ca et la sur l'herbe des pres, comme des loques blanches oubliees, avaient enfin fondu. Toute la terre delicieusement reverdissait, degageait ses aromes grisants au tiede soleil d'avril. Les coucous jaunes et les anemones blanches fleurissaient deja le long des ruisseaux redevenus limpides; et l'herbe, par places encore mouillee et imbibee comme une eponge, s'etoilait d'innombrables paquerettes. Le ciel, devenu bleu, paraissait tres haut, tres haut; et les alouettes, invisibles ou pas plus grosses en apparence que des moucherons, y chantaient ... chantaient, partout ... partout ... comme si la terre et le ciel se mettaient a chanter. Aux branches des peupliers se gonflaient les bourgeons; de loin on eut dit de grandes perruques blondes, avec des papillottes. Et deja on voyait des papillons, blancs ou jaune-citron, avec des ailes toutes fraiches, toutes neuves, depliees pour la premiere fois. M. Triphon etait d'humeur melancolique. Son etat d'ame et le renouveau accusaient la discordance. Il pensait a Sidonie et une emotion attristee le serrait a la gorge. Il songeait aussi a l'amour en general et sentait lui peser sa solitude. Cela aurait ete si bon, dans ces premiers beaux jours de printemps, d'avoir a cote de soi une femme aimee. Si bon de ne pas aller son chemin tout seul et perdu de par le monde, alors que tous les etres vivants se rejoignaient irresistiblement dans l'amour. Si bon, a l'heure douce et mysterieuse du crepuscule, ou la terre s'estompait en gris-fauve et le ciel prenait des teintes verdatres, d'etre assis aupres de Sidonie devant sa petite porte a regarder les etoiles naissantes et a respirer l'odeur des champs. Et il eut ete bon aussi, sans doute, de se promener dans le beau grand jardin familial avec Josephine Dufour en faisant ensemble de beaux projets d'avenir: longs voyages en des pays lointains et fabuleux, ou calme bonheur au foyer, dans le confort et le bien-etre. Le printemps, c'etait quelque chose de riche et de bienheureux, quelque chose qui voulait jouir, et jubiler, et chanter, voulait palpiter, etreindre! Le printemps etait comme une porte etincelante et sublime, toute large ouverte sur un horizon de feerie ou rutilait la grande fete de l'existence: la longue et riche fete du voluptueux ete, dont chacun devait avoir goute avant de pouvoir dire qu'il avait reellement vecu. M. Triphon n'avait pas vecu et ne vivait pas. Il le sentait avec une si vive amertume a cette heure! Il sentait la veulerie de son existence, seul au monde dans la monotonie de sa jeunesse, a cote d'un pere tyran et d'une mere tyrannisee. Il sentait cet esseulement avec une acuite torturante; il en souffrait jusqu'a la demence; et il lui faisait horreur, comme a un egare ou un aveugle a qui l'on dirait de retrouver sa route dans un desert sans bornes. Le cher printemps, qui devait rendre les gens heureux, lui faisait mal et il fuyait son douloureux enchantement. Il aimait encore mieux la lugubre fabrique, ou d'autres malheureux passaient les radieuses journees; sa lourde tristesse y etait en harmonie avec l'atmosphere ambiante, tel un oiseau habitue a sa cage. Un jour qu'il y rodait ainsi, controlant machinalement l'ouvrage, le rectangle de soleil qu'y dessinait la porte d'entree s'obscurcit brusquement comme au passage d'un nuage, et il vit la silhouette d'un homme, debout sur le seuil, qui lentement s'avanca vers lui, un sac plie en deux sous le bras. M. Triphon allait deja a sa rencontre pour lui demander ce qu'il desirait, quand tout a coup ses sourcils se froncerent, et il se retint a peine de le chasser d'un geste categorique. L'homme devant lequel il se trouvait n'etait autre qu'Ivo, le petit teilleur de lin, voisin des Neirynck, celui que M. Triphon accusait d'avoir jase. Le petit bonhomme, cependant, ne semblait nullement se douter du sentiment qu'il eveillait. Souriant d'un air mysterieux il s'approcha de M. Triphon, avec un bonjour aimable, et lui demanda s'il pourrait avoir un petit sac de farine. M. Triphon, haineux et vindicatif, fit signe a Pee le meunier de s'en occuper, tourna les talons et s'en alla sans faire autrement attention a l'individu. Ivo, un moment interloque, le suivit d'un pas hesitant; et, brusquement dans le tapage des pilons, pendant que Pee remplissait le sac, il chuchota a l'oreille de M. Triphon ces mots qui le firent frissonner: --J'ai des nouvelles pour vous, monsieur Triphon; une lettre. --Ah! dit machinalement M. Triphon, pendant qu'il considerait le petit homme d'un regard stupefait. Et, lorsqu' Ivo eut pris le petit sac rempli des mains de Pee, il le suivit dehors, a travers la cour, jusque sous la grande porte charretiere. --Voila, dit Ivo, dans un coin sombre, en lui mettant vivement l'enveloppe dans les mains. M. Triphon dit merci a voix basse, donna un pourboire a l'homme et s'en fut a grands pas vers le jardin. A l'ecart, a l'ombre des sapins soupirants sous la brise, il dechira le pli, le coeur battant a grands coups precipites. D'un rapide regard il parcourut les lignes, qui lui semblaient incoherentes et troubles. Il retourna le papier d'une main febrile et lut la signature tracee d'une main hesitante et inexperimentee: Votre devouee Elisa NEIRYNCK. Il s'arreta oppresse, le regard trouble, comme si un voile flottait devant ses yeux. D'un geste machinal de la main a son front il essaya d'eloigner quelque chose. Puis il reprit la lettre aux premieres lignes et lut ces mots, qui furent comme autant de soufflets: "Un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout a fait et Sidonie veut qu'il porte votre petit nom comme nom de bapteme". Effare, ahuri, M. Triphon regarda autour de lui. Etait-ce un reve, ou y avait-il la, cache quelque part, un esprit moqueur qui s'amusait de lui? Comment! Un enfant etait ne dont il etait le pere et qui porterait son nom! Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Comment ne l'avait-on pas prevenu, consulte! Etait-ce possible de donner a un enfant le nom de quelqu'un sans autorisation prealable! M. Triphon avait l'impression qu'on se jouait de lui: l'impatience et la colere l'envahissaient. La lettre a la main, il marcha quelques instants d'un pas agite sous les sapins murmurants, dans un pietinement farouche de bete en cage. Il agirait, il lui fallait agir, empecher cela; mais que faire? Ce qu'il avait tenu secret durant de longs mois se trouvait brusquement jete en pature a la curiosite malsaine et a la malveillance publique.... "Ah! non! Ah! non!" dit-il tout haut en se demenant sous les sapins. "Ah! non! pas ca, pas ca!" Mais d'abord il fallait lire la lettre en entier; et, le dos contre un sapin, les sourcils fronces et les nerfs tendus, il lut: "MONSIEUR TRIPHON, "Je prends la plume en main pour vous faire savoir que cette nuit Sidonie a mis au monde un enfant et que tout s'est tres bien passe. C'est un petit garcon et un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout a fait et Sidonie veut qu'il porte votre petit nom comme nom de bapteme. Il sera deja baptise quand vous recevrez cette lettre et Maurice sera parrain et moi marraine. Et maintenant, monsieur Triphon, c'est le plus grand desir de Sidonie que vous venez voir le plus vite possible votre joli petit bebe et la consoler. Elle desire tellement vous voir, monsieur Triphon, vous ne pouvez pas vous figurer ca et vous pouvez avoir entiere confiance en Ivo; nous lui avons donne un bon pourboire et il a promis de ne pas bavarder et il montera la garde pendant que vous etes chez nous et il viendra nous prevenir s'il y avait quelque chose. Venez donc aussi vite que possible, monsieur Triphon, vous pouvez tres bien le faire car il fait encore sombre d'assez bonne heure et vous serez tres fier de votre beau bebe quand vous le verrez. "Dans l'attente de votre visite, avec bien des compliments de Sidonie et de nous tous, je signe Votre devouee "ELISA NEIRYNCK, soeur de Sidonie". M. Triphon respira profondement, avec effort. Un poids immense semblait l'oppresser et lui couper la respiration. Ses mains etaient moites ainsi que son front. Il eut l'impression d'avoir beaucoup vieilli tout a coup, accable qu'il etait d'une responsabilite jusque-la inconnue. Il etait pris entre les mailles d'un filet, il essayait en vain de se degager. Glissant la lettre dans sa poche il recommenca a marcher de long en large sous les sapins. Sa colere etait tombee, mais toute son angoisse demeurait. Il etouffait sous les arbres, ce murmure l'exasperait. L'envoutement des branches noires lui devenait insupportable; il avait besoin de mouvement et d'espace, de recueillement solitaire, pour reflechir a ce qui lui arrivait, se tracer une ligne de conduite ferme et inebranlable. Il passa le petit pont jete sur le ruisseau, la porte dans la haie, et se trouva avec Kaboul dans les champs. Comme tout y etait divinement calme et reposant! Comme tout y semblait bon, tout au bonheur d'exister, exempt de soucis! Les paysans etaient occupes a leur saine besogne et dans le ciel leger les alouettes chantaient avec allegresse la douceur benie du printemps. Une fraiche odeur de seve et de renouveau montait de la terre. M. Triphon secoua energiquement la tete, comme pour se debarrasser d'un joug insupportable. "Je n'irai pas! Je n'irai pas!" se dit-il a voix haute, a lui-meme. Non; il n'irait pas voir Sidonie et son enfant. Il ne voulait pas; cela ne se pouvait pas. Il en prevoyait les suites inevitables: l'orage violent a la maison, le scandale public, son existence desormais impossible au village. Comme un trait de feu, l'image de la pudibonde Josephine Dufour passa dans son esprit et il rougit de honte. Que dirait-elle lorsqu'elle apprendrait l'evenement! Que ferait-elle lorsqu'elle le rencontrerait? A cette heure il devait etre tombe si bas dans son estime qu'en realite il n'existait plus pour elle; cette pensee humiliante le faisait horriblement souffrir. De nouveau, il secoua violemment la tete pour ecarter cette idee intolerable. Ne plus songer a tout cela. C'etait mort. C'etait une chose que de ses propres mains il avait tuee. Mais alors quoi? Que lui restait-il dans l'avenir? Rien. Il n'y avait plus d'avenir pour lui. Plus d'illusion, d'ideal, d'espoir: plus rien que la monotonie rampante des annees, avec le fantome de sa faute, qui lui fermait toutes les issues. Alors c'etait la son seul recours? Plus que ca, Sidonie et rien d'autre, comme unique et supreme refuge? Il ne savait pas, sa tete bourdonnante se perdait, ses mains tremblaient, il se sentait faible et desempare comme un petit enfant. Brusquement, il s'affaissa par terre et eclata en larmes de desespoir. Les pleurs le soulagerent. Un peu de clarte se fit dans son esprit et quelque apaisement dans son ame. Il s'essuya les yeux et se remit debout. La terre feconde que son corps venait de presser exhalait une si bonne odeur et le chant des alouettes tant de bonheur, comme s'il n'y avait que joie et bonte genereuse ici-bas. Serait-ce donc un tel crime d'aller la voir? N'etait-ce pas, au contraire, tout naturel? N'etait-ce pas un devoir, oui, un devoir pour lui, ne fut-ce que pour consoler Sidonie, comme la petite Elisa lui avait demande dans sa lettre?... Il pouvait le faire!... Il pouvait, s'il voulait. Surtout maintenant, sans retard, avant que la nouvelle sensationnelle se fut repandue dans le village. Jusque-la il avait obei; apres la scene violente avec son pere, il n'avait plus essaye de revoir Sidonie, et l'active surveillance qui le persecutait s'etait peu a peu relachee. L'atmosphere semblait moins hostile a la maison, ces derniers temps. Il pouvait se risquer une fois, en tout cas. Cette pensee le reconforta, lui rendit quelque courage. Lentement, il revint a travers champs vers la fabrique, murissant son plan.... Eh bien, oui, il irait. Tout au moins il le tenterait, ce soir meme. Sitot apres le souper. La journee promettait une belle soiree printaniere; il y aurait un peu de lune; cela pourrait sembler tout naturel qu'il fit un petit tour au jardin avec Kaboul, avant de monter se coucher. Il filerait par le jardin et, en faisant un detour, pour eviter le village, il arriverait chez elle. Il ne resterait qu'un tout petit moment, quelques minutes a peine, tout juste le temps d'embrasser Sidonie et de lui donner courage. On ne s'apercevrait de rien a la maison. Il regarda sa montre. Six heures. Le soleil s'inclinait sur l'horizon, rouge dans des buees oranges, derriere le feuillage des arbres qui ressemblait a de fines dentelles d'un vert transparent et tendre. Silencieuses les alouettes redescendaient de l'azur vers leurs nids; les paysans rentraient avec leurs attelages; a la cime d'un peuplier, petite tache noire dans la verdure legere, chantait un merle, le bec tourne vers l'occident, qui racontait sans fin, de sa voix monotone et un peu rauque, toutes les merveilles qu'il voyait de la-haut. M. Triphon rentra dans la fabrique. Une agitation sourde faisait battre plus rapidement son coeur. Deja le plan lui semblait moins facile. La petite porte du jardin etait fermee a clef, la nuit, et la clef restait a la maison. Il eut ete risque de la mettre dans sa poche sans rien dire. Mieux valait se glisser par une breche de la haie. Il retourna au jardin, inspecta les lieux, decouvrit la breche qu'il cherchait, derriere des buissons, dans un coin, pres du ruisseau. C'etait parfait. Il se sentait ragaillardi. Derechef, le plan lui apparut d'une execution facile. A la fabrique, dans le vacarme des pilons, Sefietje circulait avec la goutte du soir. M. Triphon la vit entrer dans la "fosse aux huiliers", suivie a pas de loup par Bruun, le chauffeur, qui resta a l'epier par une fente de la porte. M. Triphon haissait cet homme pour sa constante habitude de ruse et d'espionnage. Il le detestait doublement, maintenant qu'il avait lui-meme quelque chose d'important a cacher. Toute manoeuvre secrete l'inquietait, par le rapport qu'elle pouvait avoir a l'evenement sensationnel que le petit teilleur de lin etait venu annoncer. Il bouscula sans menagement l'espion et penetra dans l'huilerie. Sefietje se trouvait avec sa bouteille au milieu des "huiliers", qui l'entouraient pendant qu'elle remplissait le verre; les pommettes rouges, signe indubitable chez elle de grande agitation interieure, elle semblait leur raconter des choses qui les interessaient prodigieusement. L'inusite de ceci frappa M. Triphon. D'ordinaire, Sefietje parlait le moins possible avec ces hommes qu'elle detestait violemment. Saurait-elle deja la grosse nouvelle et etait-elle en train d'en parler? M. Triphon, faisant un effort sur lui-meme, s'approcha des "huiliers", comme si de rien n'etait. Aussitot le groupe se dispersa et Sefietje continua sa tournee avec son verre et sa bouteille. Les pilons rebondissaient et cognaient; le soleil couchant tendait en diagonale, a travers les vitres de la chambre des machines, une poutre d'or transparente dans le trou sombre; M. Triphon ne s'attarda pas plus que d'habitude: il observa de cote le visage des "huiliers" et se dirigea vers la "fosse aux femmes". Mais a peine avait-il ferme la porte derriere lui qu'une clameur sauvage s'eleva. Feelken repetait avec une obstination agacante son insupportable "Fikandouss-Fikandouss", Leo mugissait son effarant "Oooo ... uuuuu ... iiiii" et les autres riaient d'un rire enorme dans le tonnerre des pilons. "Sacredieu! Ils savent!" ragea M. Triphon. D'un mouvement brusque, il fit demi-tour, pret a rentrer dans l'huilerie pour demander des explications. Une seconde de raisonnement plus calme le retint. Il etouffa un juron de fureur et entra chez les femmes. Il y retrouva Sefietje avec sa bouteille et son verre, entouree cette fois par les ouvrieres qui buvaient ses paroles. Leurs yeux brillaient, les bouches etaient ouvertes d'etonnement, tout travail semblait arrete. Mais des qu'on l'apercut, fini! toutes s'occupaient exclusivement de leur ouvrage, tandis que Sefietje, les joues en feu, se hatait de remplir le verre pour quitter l'atelier, sitot servie la derniere ouvriere. M. Triphon bourra sa pipe et les regarda toutes d'un coup d'oeil circulaire plein de mefiance. Mais rien ne trahissait leurs pensees; elles parlerent un moment du temps, qui etait vraiment extraordinaire pour la saison; et, comme M. Triphon ne repondait rien, toutes garderent pareillement le silence: un silence genant, qui dura deux ou trois minutes, jusqu'a ce qu'il comprit l'inutilite d'une attente plus longue et, la mine renfrognee, quittat l'atelier. XIX A la maison regnait un etat d'esprit bizarre, obscur et incertain. Dans la cuisine, decidement, il n'etait point normal. Sefietje se trahissait par une agitation insolite. Eleken semblait ne point connaitre une seconde de repos; ses allees et venues etaient continuelles, et sans cesse ses jupes passaient et repassaient en coup de vent derriere les portes. L'attitude de sa mere inspirait des doutes. Savait-elle? Ne savait-elle pas? Il hesitait. Parfois elle le regardait avec une tristesse grave; l'instant d'apres, rien ne lui semblait change, et elle avait son visage de toujours. En tout cas, son pere ne savait rien, c'etait certain. Il montrait a table son humeur habituelle, sans aucune amenite, mais aussi sans hostilite apparente. Il etait meme plus communicatif que de coutume; il parla longuement de ses affaires--naturellement--sous un jour qui n'etait pas trop sombre. M. Triphon, qui sentait venir l'heure de son entreprise hasardeuse, mangeait, le coeur battant, avec effort. Les morceaux lui restaient dans la gorge, mais il les avalait tout de meme, pour ne pas eveiller de soupcons. Sa mere s'en apercut pourtant et lui demanda, avec une sollicitude debonnaire: --Tu n'es pas bien, mon garcon? --Oh! si, si, dit-il, je n'ai pas grand'faim, voila tout. Et il posa sa fourchette. M. de Beule leva les yeux dans la direction de son fils et ses sourcils se contracterent d'un air reveche. M. Triphon tressaillit. "Saurait-il tout de meme quelque chose?" se demanda-t-il. Mais il se remit promptement. M. de Beule, son assiette garnie pour la seconde fois, se remit a parler de l'etat de ses affaires, et M. Triphon pensa: "Ce n'est rien, c'est sa mauvaise humeur naturelle, qui, sans raison, se manifeste tout a coup". Eleken, croyant que la famille avait fini de souper, entra pour desservir; mais, a la vue de M. de Beule qui mangeait encore, elle se hata de deguerpir avec une sorte d'effroi, sans meme entendre ce que Mme de Beule lui demandait. M. de Beule, derange par ce va-et-vient rapide, leva des yeux chagrins et bougonna: --Qu'y a-t-il donc? Pourquoi court-elle ainsi! Sans attendre la reponse, il reprit, en appuyant sur d'infimes details, ses longues considerations d'ordre commercial. Il s'adressait exclusivement a sa femme, qui ecoutait, les traits fatigues. Eleken rentra pour servir le dessert. A nouveau elle avait presque disparu avant que Mme de Beule eut eu temps de lui expliquer ce qu'elle desirait. M. de Beule lui lanca un mauvais regard, mais sans rien dire. M. Triphon mastiquait un morceau de tarte, s'efforcant de manger tres lentement. Quand il eut fini il se leva et, d'un air aussi calme, aussi naturel que possible, comme il faisait chaque soir, il quitta la salle a manger. Kaboul, selon son habitude, l'attendait derriere la porte, pour faire un tour. Dehors, il ne faisait pas encore tout a fait sombre. Une belle lumiere doree, limpide eclairait la baie vitree donnant sur le jardin et M. Triphon excita a voix basse son petit chien, qui se mit aussitot a japper d'une voix percante, en sautant sur la porte. M. Triphon la lui ouvrit et ensemble ils gagnerent le jardin. D'abord il n'alla pas plus loin. Il avait ramasse une pomme de terre; il la lancait sur le gazon et Kaboul la rapportait, tres anime par le jeu. Les servantes pouvaient le voir par les fenetres de la cuisine, et ses parents, de meme, par les baies vitrees de la verandah. Et ainsi, petit a petit, imperceptiblement, suivant chaque fois de quelques pas la pomme de terre lancee et rapportee, il avancait tout doucement dans le jardin crepusculaire jusqu'au moment ou il fut hors de vue. Alors, brusquement, de toute la vitesse de ses jambes, il se mit a courir. Il passa en trombe le petit pont du ruisseau, s'elanca le long de la rive, piqua dans la breche de la haie. Kaboul l'avait suivi, comme il faisait toujours; mais, devant ce passage insolite par une breche, il se rebiffa, arc-boute des quatre pattes, et refusa d'aller plus loin. "Kaboul!... Nom de Dieu!" rugit M. Triphon d'une voix sourde. Au lieu d'obeir et de suivre son maitre, Kaboul tout a coup se mit a aboyer d'une voix stridente. M. Triphon, terrifie, d'un bond regagna le jardin. Il saisit des deux mains l'odieux cabot et le serra a l'etouffer. Il haletait de rage; pour un peu il l'aurait tue. Replongeant dans la breche, il courut quelques pas, lacha son petit chien qui, heureusement, le suivit en fretillant de joie. Le soir etait d'une splendeur ideale, un peu frais et fige, comme il arrive au printemps, mais d'une purete et d'une serenite incomparables, avec des teintes profondes d'un vert lumineux seme de pales etoiles, comme si le ciel meme devenait un champ immense de couleurs printanieres ou frissonnaient doucement de blanches floraisons. Les rossignols chantaient dans le noir des jardins et les chauves-souris voletaient en silence, pareilles a des ombres inquietes. M. Triphon courait ... courait a perdre baleine. Il fallait lutter de vitesse avec le temps, qui pressait terriblement. Pourvu qu'il ne rencontrat personne, qui le forcat a ralentir, a s'arreter! C'etait une question de vie ou de mort pour lui. Mais, chance inesperee, personne. La sueur lui coulait le long des joues, ses jambes se derobaient sous lui, bientot il n'en pourrait plus. Des ailes pour aller plus vite, pour atteindre, fremissant de desir, ce que, peu d'heures auparavant, il voulait eviter a tout prix.... Toujours accompagne de Kaboul qui gambadait a ses cotes, il arriva au chemin de terre, ou les maisonnettes s'estompaient vaguement sous le ciel encore limpide. Il s'arreta une seconde, pour reprendre haleine. Il haletait, il etait ruisselant. Il s'epongea avec son mouchoir. En son coeur battait comme un marteau. Ses joues brulaient. Il passa devant la grange du petit teilleur. Il s'etonna, s'inquieta presque, de ne point l'y trouver au travail. Qu'est-ce que cela signifiait? Etait-ce un mauvais presage? Il s'arreta encore, a fouiller du regard, l'oreille aux ecoutes. Il se sentait emu et faible comme un enfant. Il en aurait pleure. Ce ne fut qu'un instant. Il se ressaisit, poussa la grille du jardinet, suivit le petit sentier, s'arreta devant la porte et cogna doucement du doigt. --Qui est la? demanda-t-on aussitot du dedans. --Moi... monsieur Triphon, repondit-il d'une voix sourde. La porte vivement s'ouvrit et il entra. Devant lui, dans le petit couloir, se trouvait Lisatje. --Comment va?... Comment va?... demanda-t-il tout de suite d'une voix entrecoupee. --Oh! tres bien, tres bien, monsieur Triphon. C'est un si joli bebe! repondit Lisatje attendrie. Ses tempes bourdonnaient. Il avait l'impression baroque qu'il devait y avoir chez lui quelque chose de ridicule, il ne savait quoi. Il entra. Marie etait assise devant son coussin de dentelliere et le pere Neirynck et Maurice fumaient calmement leur pipe, assis de chaque cote de l'atre eteint. M. Triphon s'attendait de leur part a un accueil plutot frais. Des paroles dures de leur part lui eussent paru logiques et naturelles. Mais rien de pareil n'arriva. Au contraire. Le joli et frais visage de Marie rayonnait de bonheur et ses yeux caressants souriaient; le pere Neirynck et son fils toucherent tres poliment le bord de leur casquette et dirent a leur tour, l'un apres l'autre: --Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous felicite! M. Triphon n'en revenait pas. Est-ce qu'il revait? Il ne savait plus comment se tenir, de quel cote se tourner. Cela frisait l'invraisemblable. On eut dit qu'il avait accompli quelque acte glorieux. Un instant il se demanda si decidement on se moquait de lui. Mais non. D'un air soumis ils l'inviterent a s'asseoir, pendant que Lisatje allait voir s'il pouvait entrer dans la chambre de Sidonie. La mere Neirynck parut sur le seuil de la chambrette. --Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous felicite! dit-elle, tout comme les autres. Et, avec un geste discret: --Voulez-vous venir voir? M. Triphon se leva. Ses jambes tremblaient et un voile flottait devant ses yeux. A present, sur le point de la revoir, il eut presque mieux aime etre loin. Il redoutait l'inconnu derriere cette porte entr'ouverte et craignait de ne pouvoir maitriser son emotion. Machinalement, d'un pas de somnambule, il se dirigea vers la chambre. Il lui fallut baisser la tete sous la voute basse pour franchir le seuil. La mere ferma doucement la porte derriere lui. Kaboul, qui voulait aussi entrer, recut la porte sur le nez et poussa un glapissement. Une petite lampe a petrole, posee sur une armoire, eclairait faiblement la chambrette basse aux murs grisatres et au plafond sombre. Comme dans un reve M. Triphon vit deux couchettes, avec un berceau entre elles. Dans l'une, Sidonie etait allongee sur le dos, tres pale, ses beaux cheveux sombres epars sur l'oreiller blanc. A cote du berceau se tenait Lisatje, penchee et souriante, avec des yeux humides d'attendrissement. M. Triphon ne voyait que Sidonie. Il la regardait, avec toute la tension de son esprit, comme s'il se trouvait en presence d'un prodige inconcevable. Remue jusqu'au plus profond de son etre, il etait en proie a une sensation nouvelle et inconnue: une sorte de respect religieux devant l'emouvant mystere de la maternite. Elle lui sourit tres doucement et lui tendit une main pale et amaigrie. Il l'etreignit avec passion, y appuya ses levres, eclata brusquement en larmes violentes. Elles coulaient comme d'une fontaine: il pleurait comme un pauvre petit enfant, que les realites de la vie accablent. Il disait des choses incoherentes, noyees de remords et d'amour; il tomba a genoux et demanda pardon pour tout le mal qu'il lui avait fait. Sidonie se mit aussi a pleurer et gemir. Mais la mere intervint avec autorite: ces emotions ne valaient rien pour Sidonie. Que M. Triphon garde son calme et aille voir l'enfant dans son berceau. M. Triphon fut consterne. L'enfant! C'est vrai, il y avait un enfant. Il l'avait totalement oublie! Les paroles de la mere Neirynck tomberent sur lui comme une douche froide. Il se leva et s'approcha en hesitant, presque avec angoisse, du berceau, dont Lisatje bien doucement ecartait les rideaux. M. Triphon vit quelque chose: une figure grosse comme le poing, d'un rouge violace sous un minuscule bonnet blanc, et qui faisait d'affreuses grimaces. La bouche, contractee de spasmes, laissait suinter des bulles baveuses, les yeux etaient fermes avec effort, comme s'ils ne devaient jamais s'ouvrir et deux menottes, pas plus grosses que des noix, semblaient se cramponner a quelque objet precieux et invisible, qu'elles s'obstinaient a ne pas lacher. --Petit Triphon ... Petit Triphon ..., repetait Lisatje d'une voix emue en caressant doucement les petites joues. Puis se retournant vers M. Triphon, les yeux brillants: --N'est-ce pas que c'est un beau bebe, monsieur Triphon? Le joli petit mignon! Il vous ressemble comme deux gouttes d'eau. M. Triphon regardait, immobile, comme fige. Il trouvait l'enfant si hideux qu'il lui etait impossible d'articuler un son. Est-ce que vraiment cela lui ressemblait, cette horreur, ce monstre? Il ne pouvait le croire, s'y refusait. Cette idee le revoltait. Il en etait degoute et il en avait peur. Il jetait des regards anxieux autour de lui, comme s'il avait eu envie de prendre la fuite. Mais les femmes ne remarquaient rien de son effarement; la mere etait aussi attendrie que sa fille; et Lisatje prit l'enfant dans son berceau et le presenta a M. Triphon, pour qu'il le tint un instant dans ses bras. Il n'osa refuser. Ses mains tremblaient en le tenant et, sans le regarder, a bout de bras, il alla le porter a Sidonie, qui le coucha sur son coeur, comme un tresor inestimable, et lui dit des choses que seule une mere sait dire. M. Triphon pensa soudain au temps qui pressait. D'un geste nerveux, il tira sa montre et constata avec effroi qu'il etait pres de neuf heures. Il lui fallait partir au plus vite; on le chercherait a la maison; on ne comprendrait pas ce qu'il etait devenu. Une ombre de tristesse passa sur le visage de Sidonie. --Deja ..., gemit-elle. --Il faut, il faut! repondit-il avec abattement. --Est-ce que vous reviendrez bientot? --Aussitot que j'en aurai l'occasion. Il se pencha sur elle et l'embrassa tendrement. --Et votre enfant, vous ne lui donnez pas aussi un baiser ..., dit-elle. Misericorde! Cet enfant! Il l'avait encore oublie! Elle le tendit vers lui a bout de bras; et lui reapparut, cette fois tout pres, l'horrible petite figure grimacante, avec cette peau qui semblait cuite, ratatinee, ecorchee, ces yeux spasmodiquement fermes, cette bouche baveuse qui soufflait des bulles. Comment etait-il possible de dire que cela ressemblait a un etre humain et a lui, surtout! Ces femmes etaient folles, avec leurs ressemblances! Il tendit ses levres fremissantes vers l'enfant et lui donna un baiser, les yeux clos, pour ne pas voir. --On dirait que vous en avez peur, ricana la mere Neirynck. Il eut une surprise. La peau tendre de l'enfant, sous ses levres, etait d'une douceur si duvetee, si veloutee qu'il ne put maitriser une emotion soudaine et profonde. Il aurait voulu l'embrasser encore et encore, mais une fausse honte le retint. Il en avait les larmes aux yeux. Il pressa longuement la main de Sidonie; il reviendrait au plus vite, c'etait promis, et elle, de son cote, lui promettait de ne commettre aucune imprudence. Puis il s'arracha a son etreinte. Dans la cuisine l'attendait une autre surprise. Ivo, le petit teilleur, etait la, tout saupoudre de poussiere de lin et souriant dans sa barbe blonde, comme s'il eprouvait une grande joie interieure. A sa vue, M. Triphon prit peur; mais toute la famille s'empressa de le rassurer. Ivo ne dirait rien, M. Triphon pouvait y compter. Le petit bonhomme s'approcha de lui, la main tendue et, a son tour, avec un large sourire de bonheur, il lui dit: "Que je vous felicite!" M. Triphon n'en revenait pas. Qu'avaient-ils donc tous a le feliciter comme pour une action d'eclat? Il ne savait plus que repondre et restait la, interdit, un ricanement bete sur les levres. Alors il ouvrit son portemonnaie et regala avec largesse. C'etait la, somme toute, ce qu'ils semblaient attendre de lui. Visages epanouis, ils le reconduisirent jusqu'a la porte avec force remerciments. Kaboul se glissa comme une anguille entre les jambes et se mit a fureter a la recherche de son ami, le chat. Avec une menace sourde, M. Triphon le rappela immediatement aupres de lui. La nuit printaniere s'etait assombrie, quoique limpide encore de lumiere doree et verdatre dans le ciel a l'occident. Le terre semblait deja dormir, mais le firmament vivait et scintillait. A la tour de l'eglise, neuf coups tinterent; et aussitot apres l'horloge, la cloche, melancolique, sonore et lente fit entendre le couvre-feu de chaque soir. D'autres cloches, dans les villages environnants, repondirent, chacune avec le son qui lui etait propre et qu'on reconnaissait de loin. Puis retomba le grand silence. M. Triphon rentrait en courant a toutes jambes. Pour la seconde fois, il eut la chance de ne rencontrer personne. Les bruits vagues et solitaires du village semblaient plutot s'eloigner de lui. Il n'entendait que l'aboi rauque des vieux chiens de garde dans les fermes et le chant intermittent des rossignols dans le noir des jardins. L'air etait d'une immobilite absolue et presque angoissante. Du sol montait l'odeur des seves printanieres. Hors d'haleine, M. Triphon se retrouva a la haie, repassa par la breche, avec Kaboul dans ses bras. L'instant d'apres il arrivait en vue de la maison ou les lampes etaient allumees. Il fit comme s'il n'avait pas cesse un instant de jouer avec Kaboul. Il lui lancait des objets a rapporter et te petit chien courait comme une boule, en jappant avec frenesie. Au bruit qu'il faisait, le visage anguleux de Sefietje parut derriere une des fenetres eclairees. C'etait precisement ce que voulait M. Triphon. Il s'amusa encore quelques instants dans l'obscurite avec son chien, puis rentra a la maison. --Je croyais que vous n'alliez plus revenir, dit Sefietje en lui jetant un coup d'oeil a la derobee. --Oh! il n'est pas tard, repondit M. Triphon d'un ton indifferent et naturel. Sefietje, occupee a ranger sa vaisselle, ne dit plus rien. M. Triphon la regarda de cote, d'un oeil scrutateur. Elle avait les pommettes rouges et les traits un peu tires. L'expression de son visage ne lui plaisait guere. Elle soupconne quelque chose, se dit-il. Haletant, les pattes ecartees, Kaboul s'etait couche de tout son long sur le parquet; a l'etage, on entendait le va-et-vient agite d'Eleken dans les chambres. M. Triphon ne savait plus trop que faire. Il etait encore sous le coup des emotions violentes et rapides par lesquelles il venait de passer. Violemment, a contre-coeur, il rentra dans la salle a manger, ou ses parents achevaient leur soiree. M. de Beule, enfonce dans son fauteuil, ronflait bruyamment, un journal deplie sur ses genoux. A l'entree de son fils, il ouvrit un oeil hostile et son visage se renfrogna. Mme de Beule, ses lunettes sur le nez, lisait l'autre feuille du journal. Elle leva son bon regard vers M. Triphon: --Ou as-tu ete, mon garcon? --Un peu dans le jardin avec Kaboul, repondit M. Triphon. --Il doit faire plutot frais, dit encore Mme de Beule. Assez bizarre, se dit M. Triphon, d'entendre emettre une opinion sur le temps par une personne qui n'avait pas mis le nez dehors. Mais il accorda neanmoins qu'il faisait plutot frais, quoique delicieusement beau. La conversation tomba. M. de Beule ne s'y etait pas mele. Il prit le journal sur ses genoux et se remit a lire. Mme de Beule, assurant de nouveau ses lunettes, fit de meme. --Et toi? Tu ne lis pas encore un peu? demanda-t-elle a son fils. --Oui, un peu. Il prit sur une etagere le volume qu'il avait commence. Cela avait pour titre: _Le Secret de l'Enfant trouve_. Il lut, machinalement, l'esprit ailleurs. "Ils ne savent rien encore", pensa-t-il, "mais demain, ou apres-demain, ils sauront tout; et alors...." Un regard de sa mere le replongea dans le livre; il lut: /* Raoul s'empressa de courir au rendez-vous. Comme il arrivait dans la clairiere, le garde-chasse, dissimule derriere le tronc d'un chene seculaire, parut et s'avanca mysterieusement vers lui. Raoul fronca les sourcils et prit un air hautain. Il n'aimait pas ce manant aux allures sournoises et cauteleuses. Il se mefiait de lui. Toutefois, presumant qu'il pourrait avoir besoin de ses services, il fouilla dans sa poche et y prit sa bourse, pret a la lui jeter avec dedain. Le rustre ota sa casquette galonnee et, saluant tres bas, il dit: --Je suis charge d'une missive pour M. le vicomte. --Ah! fit Raoul sur un ton glacial. */ M. Triphon leva les yeux d'un air ennuye. Ce roman, quel interet ca pouvait-il avoir? Son roman a lui, roman vecu, etait autrement empoignant et tragique! M. de Beule tout doucement s'etait remis a ronfler, avec un ronflement plus fort de temps en temps, qui le reveillait; sa femme commencait a dodeliner de la tete, en exhalant parfois un profond soupir. M. Triphon en avait assez. Il ferma son livre et se leva. --Tu vas te coucher? demanda Mme de Beule d'une voix pateuse. --Oui, maman. --Nous montons aussi? proposa-t-elle a son mari qui somnolait. Il ramassa son journal et grommela quelque chose qui semblait etre une reponse affirmative. --Bonsoir, papa, dit M. Triphon d'une voix mate. --H'm, grogna M. de Beule avec une repugnance marquee. --Bonsoir, maman. --Bonsoir, Triphon. Et il quitta la salle. C'etait ainsi chaque soir, depuis l'histoire avec Sidonie: de la part de son pere, a peine un grognement en guise de bonjour ou bonsoir et, pendant le reste du jour, pas un mot ni un regard. De la part de sa mere, qui souffrait de cette hostilite sourde, tenace, vindicative, toute la bonte, toute l'amabilite qu'elle osait lui temoigner sans trop offusquer son mari, avec l'espoir lointain et vague que, peut-etre, quelque jour, la reconciliation viendrait. M. Triphon se sentait tout a fait deprime, accable. Il pressentait l'orage qui allait infailliblement s'amonceler sur sa tete. Il ne doutait pas qu'une explosion nouvelle ne fut imminente. Et alors? Et ensuite? Renvoye de la maison, sans moyens d'existence, a vau les chemins? Il ne savait. Tout etait possible et il craignait le pis. Tout etait sombre, triste, incertain. L'avenir devant lui se dressait sous l'apparence d'un mur noir. Decourage, il se deshabilla et se mit au lit. Il entendit son pere et sa mere monter pesamment l'escalier. M. de Beule parlait d'une voix chagrine de la besogne du lendemain; et elle lui repondait en quelques mots vagues, sans signification. Peu apres, il entendit monter Sefietje et Eleken. Sefietje toussait nerveusement, ce qui, chez elle, de meme que les pommettes rouges, etait toujours un signe d'agitation interieure; et les jupes de la femme de chambre avaient un bruissement de fuite precipitee. La chambre ou elles couchaient l'une et l'autre se trouvait au-dessus de celle de M. Triphon; pendant tres longtemps, il percut une rumeur assourdie de conversation ininterrompue. Sans aucun doute, se dit M. Triphon, elles savent ... tout au moins ont vent de quelque chose.... Enfin il s'endormit, mais d'un sommeil inquiet, peuple de cauchemars angoissants. En reve il revoyait Sidonie dans son lit et elle etait si pale et si douce et si triste, avec ses beaux cheveux noirs epars autour d'elle sur la blancheur de l'oreiller. N'eut-on pas dit une morte ... une belle et bonne et tendre morte ... morte pour lui et par sa faute! Oh! le desespoir et le remords martyrisaient son coeur si vivement! Il etait un assassin, un miserable! Lui seul l'avait tuee!... Et pourtant non, elle n'etait point morte: elle souriait avec tendresse et tendait vers lui, avec une sorte de ferveur enthousiasmee, un tout petit etre qu'elle lui disait de caresser et d'embrasser. Et cet attouchement, qui lui inspirait d'abord une invincible repugnance, etait de nouveau d'une telle douceur veloutee, que dans son reve il murmurait des paroles d'amour et qu'il etendait passionnement les bras, pour toucher et sentir encore. Cela dura ainsi quelques secondes de pure felicite. Puis, brusquement, il se voyait en presence de ses parents. Son pere etait pourpre de colere et l'insultait et le menacait. Sa mere pleurait.... D'un geste comminatoire et sans pardon, M. de Beule lui montrait la porte; et, du coup, il se trouvait quelque part en plein champ, dans le noir, a peine vetu et la faim au ventre, sans un sou dans sa poche. Et, comme il ne savait que faire ni ou aller, il entendait soudain un rire meprisant et moqueur; il se trouvait dans la "fosse aux huiliers", au milieu du vacarme rebondissant des pilons. Tous les ouvriers etaient a leur place habituelle. Berzeel avait un oeil poche, dans un visage tumefie; Pierken lisait avec une concentration farouche sa petite feuille socialiste; la joue d'Ollewaert se bossuait d'une enorme chique; Feelken jetait son "Fikandouss"; Leo poussait son terrible "Oooo ... uuuu ... iiii....; Bruun epiait par une porte entr'ouverte; Free s'approchait de Miel avec un sourire narquois et lui lancait en pleine figure un "espece de veau!" auquel Miel repondait d'un air idiot que c'etait lui Free, le veau. De nouveau la scene changeait comme par enchantement, et a toute vitesse il courait vers la chaumiere du pere Neirynck et y entrait en coup de vent. Toute la famille etait rassemblee autour de lui, attendant avec angoisse ses paroles; et il leur criait ce qu'il avait a leur dire, avec durete et colere; cela ne pouvait durer ainsi, tout etait fini, jamais plus il ne remettrait les pieds chez eux. Ils palissaient, leurs yeux s'ecarquillaient d'horreur; Sidonie serrait en pleurant son enfant contre son coeur; Lisatje et Marie se lamentaient; la mere ouvrait la bouche comme pour crier et n'articulait aucun son; le pere et Maurice s'affaissaient sur leurs chaises et le bon sourire du petit teilleur, qui etait la aussi, se changeait en un rictus de souffrance et de deception. Il parlait ainsi et, ayant fini, il s'en allait sans un mot de regret ni un regard de consolation, les laissant tous dans une consternation profonde. Mais a peine se retrouvait-il seul dans la nuit, qu'il criait tout haut son remords et sa douleur; et il rentrait chez eux, il eclatait en sanglots, il embrassait Sidonie et les tendres joues du petit etre, il suppliait qu'elle lui pardonnat et jurait que jamais il ne la quitterait, jamais, tant qu'il aurait un souffle de vie et quoiqu'il arrivat. Avec un cri percant il s'eveilla. Il ouvrit les yeux et vit avec terreur une forme blanche, spectrale, a cote de son lit. --Maman! Est-ce vous? s'ecria-t-il. --Oui, c'est moi, repondit, tres inquiete, Mme de Beule. Qu'est-ce qui se passe, mon garcon? Qu'as-tu? Pourquoi as-tu crie si fort? --Est-ce que j'ai crie? demanda-t-il avec un tremblement. --Oh! horriblement! Je suis etonnee que papa ne l'ait pas entendu. Les doigts tremblants, elle alluma sa bougie et le regarda. Il avait le visage baigne de larmes. --Tu as pleure! dit-elle, emue. Il eut un geste de desespoir. La realite de ce qu'il avait reve le reprit avec une violence irresistible et ses larmes coulerent encore. --Qu'as-tu? Qu'as-tu? demanda-t-elle, angoissee. --Je voudrais etre mort! sanglota-t-il. --Pourquoi? Pour qui? demanda-t-elle d'une voix sourde. Il ne repondit pas; il sanglotait dans son mouchoir. --Est-ce pour ... pour cette fille perdue? dit-elle avec degout. --Ce n'est pas une fille perdue, repondit-il en hochant la tete. Mme de Beule serra les levres, droite, raidie, muette de desespoir. --Mais, Triphon ..., mais, Triphon! dit-elle enfin. Tu ne vas plus penser a cette malheureuse histoire! Une femme qui a roule avec tout le monde! --Ca n'est pas vrai!... C'est une honnete fille! cria-t-il tout haut, avec vehemence. --Sst, sst... Papa pourrait entendre, dit Mme de Beule terrifiee. Et, d'une voix plus douce, mais que le desespoir et la douleur faisaient trembler: --Tu ne songes tout de meme pas a l'epouser! --Je voudrais l'epouser, affirma-t-il d'un air sombre. Mme de Beule leva les mains au ciel et les larmes roulerent sur ses joues. --Oh! mon garcon, mon garcon, gemit-elle. J'aimerais mieux te voir porter en terre. Il ne repliqua pas, bute, farouche, toujours sombre. --Promets-moi que tu ne le feras pas, Triphon. --Je ne promets rien et je vous dis que je ne l'abandonnerai pas. --Il n'est pas question que tu l'abandonnes, reprit Mme de Beule, faible et conciliante, mais ne l'epouse pas, je t'en supplie, ne l'epouse pas. Il ne dit rien. Le silence etait penible. --Promets-le moi, veux-tu? insista-t-elle en soupirant. Il fit un effort violent sur lui-meme et repondit enfin, d'un ton hargneux: --Comment voudriez-vous que je l'epouse? Je ne possede rien! Elle le remercia avec effusion; elle lui prit les deux mains et les serra convulsivement, comme s'il venait de dire quelque chose d'immensement bon et consolant. De la chambre au-dessus, ou dormaient Sefietje et Eleken, parvenait une vague rumeur. Evidemment, les servantes s'etaient reveillees au bruit et elles entendaient. --Taisons-nous, taisons-nous ..., murmura Mme de Beule. Vite, mon garcon, rendors-toi. Tout s'arrangera, tu verras. Sur la pointe des pieds elle se glissa hors de la chambre, ferma la porte avec precaution, disparut sur le palier, qui craqua un instant. Avec un profond soupir, M. Triphon remit la tete sur l'oreiller et s'endormit. XX M. de Beule n'apprit la chose que trois jours plus tard. Comment, et par qui, M. Triphon ne savait; mais il s'en apercut tout de suite, pendant le repas, rien qu'a voir le visage congestionne et feroce de son pere, qui soufflait litteralement de fureur concentree. Les traits consternes de sa mere disaient d'ailleurs abondamment qu'une scene avait deja eu lieu et qu'elle ne devait pas avoir ete tendre. A table, M. de Beule ne prononca pas le moindre mot et n'eut pas meme un regard pour son fils; mais a la fin du diner, au moment ou il se levait de table, sur une question de Mme de Beule, sans rapport d'ailleurs avec l'histoire, il fit une reponse oblique: il faudrait tordre le cou, declara-t-il d'une facon sommaire, aux gens qui se conduisent comme des crapules et qui sont la honte de leur famille. M. Triphon comprit aisement l'allusion, mais ne fit semblant de rien; et, comme d'habitude, Mme de Beule rentra dans sa coquille, sans souffler mot. M. Triphon estimait ce courroux paternel tout a fait illogique et exagere. Qu'il n'y eut pas lieu de se rejouir, il le comprenait fort bien; mais, puisqu'il etait entendu qu'un enfant devait naitre, rien de plus naturel qu'il vint au monde. M. Triphon se demandait en quoi ce resultat prevu, inevitable pouvait aggraver sa culpabilite. Ou bien, la rage de M. de Beule venait-elle de ce qu'il avait appris la visite de son fils chez Sidonie? Il sonda sa mere a ce sujet, car il lui parlait desormais plus librement de l'histoire. Non, son pere l'ignorait encore. Tout ce qu'il savait, c'etait que l'enfant etait ne et qu'il portait le prenom de Triphon. De la sa grande colere. M. Triphon aurait presque mieux aime que son pere en sut davantage. Comme il ne manquerait pas de l'apprendre un jour, que serait-ce alors? Le jetterait-il a la rue, comme il l'en avait menace? M. Triphon etait pret a tout; il s'attendait au pire. Mais, quoiqu'il arrivat, jamais il ne quitterait Sidonie, parce qu'il sentait bien, maintenant, qu'il n'etait plus capable de la quitter. Il avait froidement envisage et arrange son avenir. Apres bien des combats interieurs et des larmes il avait enfin promis a sa mere qu'il n'epouserait pas Sidonie, mais, par contre, il s'etait reserve le droit d'aller la voir de temps en temps; la faible et malheureuse Mme de Beule s'y etait resignee. Desormais il y allait regulierement trois fois par semaine, le soir. Il etait redevenu l'habitue fidele, presque un membre de la famille. Sa place l'y attendait, comme dans un cercle ou au cafe. Il y trouvait un repos et une sorte de bien-etre, qui lui manquaient extremement a la maison. Sous le manteau de la cheminee sa longue pipe pendait entre deux clous, son pot a tabac se trouvait dans une armoire, tenu bien au frais par Sidonie et sa mere. Sidonie etait completement remise; elle nourrissait son enfant et devenait fraiche comme une rose. L'enfant en lui-meme n'interessait plus autant M. Triphon. Il etait rare qu'il ressentit cet emoi paternel de la premiere fois. Un petit etre uniquement occupe a teter et a dormir, cela l'effarait comme quelque chose de monstrueux. Par contre, toutes ces femmes empressees autour du petit animal qu'etait son fils l'amusaient et l'animaient. Sidonie montrait a le choyer la tendresse protectrice d'une mere poule, Lisatje et Marie etaient jalouses l'une de l'autre et se querellaient parfois a qui le dorloterait. Seule, la mere gardait son sang-froid. Elle surveillait de tres pres M. Triphon et sa fille en repetant a toute occasion: "Faites bien attention au moins qu'il n'en vienne pas un second". Mais M. Triphon et Sidonie en avaient aussi peur qu'elle. On y veille, mere Neirynck. XXI A la fabrique, c'etait singulier de voir comment la nouvelle fut accueillie. M. Triphon s'etait attendu au pire certainement, a des ricanements mauvais, a peine deguises, peut-etre a de l'hostilite ouverte, brutale. Il n'en fut rien, Leo, il est vrai, ne manquait pas de lancer son formidable "Oooo ... uuuu ... iiii ..." des qu'il l'apercevait, de meme que Feelken "fikandoussait" sans se gener, mais cela n'atteignait pas les proportions d'une offense et ne durait jamais longtemps. Au contraire. Ils le faisaient plutot par habitude, et M. Triphon remarqua meme chez eux une sorte de deference respectueuse a laquelle il n'etait pas du tout habitue. Il etait surtout frappe de l'attitude de Pierken, qui, nourri de son journal socialiste, ne pouvait voir en M. Triphon, aussi bien qu'en M. de Beule et tous les autres patrons, que les suppots de l'odieux Capitalisme. Il y avait parfois une reelle bienveillance dans le regard que Pierken dirigeait vers le fils du patron. Et un jour, au repos de quatre heures, M. Triphon surprit un bout de conversation qui roulait sur lui et l'interessait au plus haut point. Accroupis en ligne contre le mur dans la cour, les ouvriers mastiquaient leur tartine, lorsque M. Triphon, en sortant de l'huilerie, entendit prononcer son nom. Du coup il s'arreta et se tint cache derriere une porte. On parlait de la fameuse histoire et Pierken disait, d'un ton tranchant et doctoral: --Je trouve ca bien. Je trouve bien qu'il continue a s'occuper de Sidonie. Il pourrait faire mieux, sans doute. Son devoir serait de l'epouser. Mais ce qu'il fait pour l'instant est tout de meme bien et, en tout cas, mieux que ce que j'aurais attendu de lui. C'est un commencement de justice sociale. M. Triphon et ses parents ont vecu toute leur vie du travail de leurs ouvriers et, aujourd'hui, il restitue en la personne de Sidonie une faible partie de l'argent vole a la classe ouvriere. Il l'entretient, elle et sa famille, autant qu'il peut; et, tres probablement, il continuera a l'entretenir, car il ne peut pas s'en decoller. Bon ca! Comme revanche, c'est tape. Les ouvriers n'etaient pas tous de cet avis. Il y eut quelque rumeur dans le groupe et Free declara avec cynisme: --Eh ben, moi, a sa place, je ne le ferais pas. Je m'en ficherais. --Vous seriez une franche fripouille! s'indigna Victorine, la bonne amie de Pierken. --Fripouille ou pas, je m'en ficherais! reprit Free avec conviction. Pierken se facha tout rouge. --Les individus de ta sorte sont les pires ennemis de la classe ouvriere, gronda-t-il. Free eut un sourire et demeura tres calme. --Et toi, Ollewaert, tu le ferais? demanda-t-il en se tournant vers le petit bossu. Ollewaert se gratta l'oreille et regarda sa fille, dont la presence semblait le gener pour dire exactement ce qu'il pensait. --Faut voir, dit-il enfin. C'est aux femmes a faire attention. --Vous voyez bien! s'ecria Free triomphant. --Naturellement les hommes se soutiennent entre eux. Ils se valent! dit une ouvriere. Les hommes protesterent avec vehemence; mais il semblait bien qu'une verite venait d'etre dite, car aucun d'eux, sauf Pierken, ne s'eleva contre l'opinion de Free. Le coeur de M. Triphon battait a grands coups. Il etait en proie aux sentiments les plus contradictoires, et volontiers il en eut appris davantage. Mais a cet endroit on pouvait le surprendre a chaque instant et il avait beaucoup de peine a retenir Kaboul, qui s'impatientait. Il le lacha enfin et le petit chien fut d'un bond dans la cour, ou aussitot des "sst" avertisseurs se firent entendre. Du coup, la conversation tomba. M. Triphon allait suivre son compagnon lorsque, en franchissant le seuil et tournant machinalement la tete, qu'apercut-il.... Bruun qui l'epiait de loin, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines!... "Sacredieu!" gronda M. Triphon d'une voix sourde. Le rouge de la honte lui monta aux joues, et il eut un mouvement instinctif pour sauter sur le mouchard. Mais deja Bruun avait tout doucement referme la porte. Dans la cour les ouvriers s'etaient leves, prets a retourner au travail. Les femmes se dirigeaient, les jambes raides, vers leur "fosse"; et sous la porte charretiere apparut Justin-la-Craque, suivi de son aide Komel, qui portait une barre de fer. Justin etait visiblement dans les vignes. Il se dirigea tout droit vers M. Triphon, qu'il n'avait pas vu depuis l'histoire, et se mit a fredonner en mineur, les yeux fixes sur le jeune homme, ses yeux aqueux d'ivrogne: --Ooooooooooo... --Pepita... Pepita..., dit Leo en riant. --Ooooooooooo... repeta Justin avec entetement en se tournant vers Leo. --Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss! glapit Feelken. --Ooooooooooo... persista Justin en se tournant, cette fois, vers Feelken. Et, tout a coup d'une voix de tete, suraigue: --Peeeeee ... pepepepeeeee ... pepitapepitapepita! Les hommes se tordaient et la-bas les femmes s'etaient arretees, immobiles, devant leur "fosse", pour ne rien perdre de la comedie. Avec un beau geste de ses deux mains noires etendues, Justin-la-Craque refaisait face a M. Triphon. --Oooo ... monsieur Triphon, pourquoi n'avez-vous pas suivi mon conseil? grogna-t-il. --Suivi votre conseil? Quel conseil? demanda M. Triphon etonne. --Ooooooooo ... reitera Justin d'un air sombre. Puis, brusquement, changeant completement de ton, avec une familiarite d'ivrogne: --Dites donc, monsieur Triphon, payez-nous un verre. Un jour comme aujourd'hui, ca en vaut la peine. Toute l'equipe partit d'un enorme eclat de rire et M. Triphon, tres gene, ne savait que repondre, quand soudain Muche parut dans la cour, immediatement suivi de M. de Beule, comme un tonnerre tombant au beau milieu de la joie. Il ne s'enquit meme pas de ce qui se passait; il etait cramoisi de fureur et se mit a "partir" de tous cotes, comme un dement. Les hommes se precipiterent dans l'huilerie et les femmes dans leur "fosse". Ecumant, M. de Beule se tourna vers Justin-la-Craque et Komel, avec un coup de gueule: --Justin, si je t'attrape encore une fois a amuser les ouvriers pendant les heures de travail, je te flanque a la porte et tu ne remettras plus les pieds ici! --Mais m'sieu, mais m'sieu! Je viens rapporter cette barre de fer qui etait a reparer, dit Justin deconfit et du coup degrise. --Tu m'as compris, hein? clama M. de Beule trepignant de rage. --Mais oui, m'sieu, mais oui, repetait humblement Justin. Mais voila, m'sieu, la reparation est faite. Et, comme preuve, il designait la barre de fer, que portait Komel. M. de Beule ne daigna point ajouter un mot. Passant, tout bouillant, devant M. Triphon, il disparut dans la "fosse aux huiliers". On l'entendit hurler quelque chose dans le vacarme trepidant des pilons. Il en ressortit, les epaules gonflees, traversa la cour, fonca sur la porte de la "fosse aux femmes", ou les malheureuses tremblaient, penchees sur leur ouvrage. L'une apres l'autre il les regarda, les yeux flamboyants, pret a eclater: mais pas moyen de trouver le motif. Elles en avaient la respiration presque coupee, comme aneanties. La vieille Natse etait tellement bouleversee qu'elle ne pleurait meme pas. Il souffla fort et repartit en faisant claquer la porte. Il faillit se heurter a M. Triphon, qui se dirigeait vers la remise. Avec un regard en eclair, bref et fulminant, sur son fils, il passa sans rien dire. Kaboul et Muche s'entreflairerent un instant comme des etrangers, puis chacun d'eux suivit son maitre. Au bout de quelques instants s'eleva de la "fosse aux huiliers" un "Oooo ... uuuu ... iiiii" mugissant et prolonge; M. Triphon comprit que son pere etait retourne a la maison. D'un pas hesitant, il rentra dans l'huilerie. Il y regnait une atmosphere d'emeute. Les pilons dansaient, bondissaient et, dans l'infernal tumulte, les ouvriers echangeaient a tue-tete des colloques saccades. Feelken "fikandoussait", Leo rugissait, Berzeel et Poeteken se tordaient a cause de Justin-la-Craque, qui malgre tout s'etait risque dans l'huilerie et fredonnait en mineur un _O Pepita_ obstine devant ce veau de Miel, immobile et bouche bee a l'ecouter; tandis que, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines, Bruun, son pere, etait aux aguets. Il valait mieux ne pas trop s'attarder ici en ce moment, se dit M. Triphon, et il comprit aussi que le prestige de son pere etait tombe a zero. Il soufflait un veritable esprit de revolte. Pierken, en apparence le plus calme de tous, lui cria neanmoins en passant, d'une voix ou tremblait la colere, que les ouvriers en avaient assez: ils etaient las de se voir insulter et mener comme un vil betail. XXII Ce qui interessait aussi M. Triphon c'etait de voir, en dehors de la fabrique, quel accueil on lui ferait, dans le village, a la suite de l'histoire. Depuis des semaines, et surtout depuis qu'il passait la plupart de ses soirees aupres de Sidonie, il n'avait plus revu ses camarades d'estaminet, ni remis les pieds a la _Pomme d'Or_. Un soir, il y retourna. La jolie Fietje, que jadis il aimait tant a embrasser en cachette, a l'occasion, tronait comme de coutume, appetissante et tout sourire derriere son comptoir; une dizaine d'habitues s'eparpillaient en divers groupes autour des petites tables. Le fils du notaire y etait, le fils du receveur, d'autres fils de notables. L'entree de M. Triphon fut saluee d'un concert de cris et d'exclamations; Fietje, l'air d'une fleur entre les verres et les bouteilles de son comptoir, fut prise d'un rire roucoulant et inextinguible. --Eh! mon vieux, d'ou viens-tu? On te croyait mort et enterre! Est-ce possible... c'est bien toi? crierent-ils tous ensemble. Et l'un d'eux, le fils du brasseur, quitta sa chaise et se mit a tourner autour de M. Triphon en le considerant avec attention. --Mais oui, c'est lui, s'ecria-t-il. Parole d'honneur! Aussi vrai que je suis ici! M. Triphon etait visiblement ennuye. Il essayait de plaisanter et de rire avec les autres, mais il riait jaune. --On s'amuse, a ce que je vois, fit-il avec une grimace. Qu'est-ce qu'il y a donc? --Ce qu'il y a! s'ecrierent-ils en choeur avec de gros rires. Mais, que nous sommes heureux de te revoir, parbleu! He, Fietje, offre a monsieur Triphon une chope ou une goutte. --Je n'ai pas besoin qu'on paye mes consommations, dit M. Triphon d'un ton plutot acide. Tout le monde le regarda, sans rien dire, de l'air le plus etonne. --Quoi! Tu n'acceptes pas un verre de nous! s'exclama le fils du notaire au bout d'un instant. --Pourquoi voulez-vous m'offrir un verre? demanda M. Triphon, agressif. --Pourquoi?... mais pour rien! Pour le plaisir de te revoir! fut l'agacante reponse. --Tres bien; regalez-moi donc, dit M. Triphon. Et puisque vous voulez me regaler, permettez que je vous rende la politesse. Fietje, demande donc a ces messieurs ce qu'ils desirent. Et il les regarda tous d'un air presque provocant. Fietje, debout derriere son comptoir, riait toujours. On l'eut dit chatouillee par quelque chose de follement amusant. Elle redressait son joli buste et les larmes lui coulaient des yeux. M. Triphon la regardait avec une colere grandissante. --Est-ce de moi que tu ris, Fietje, dit-il brusquement d'une voix dure. Elle cessa de rire, le regarda d'un air serieux, distant et digne. --J'ai pourtant bien le droit de rire, si ca me plait, dit-elle. --Je te demande si c'est de moi que tu ris? insista M. Triphon d'une voix mordante. Et, comme Fietje, pour toute reponse, se reprenait a rire et roucouler, il se leva d'un bond et, avec un juron, sortit de la salle de cafe. Un vacarme sauvage salua son depart. Du dehors il l'entendit. "Sacre nom d'un tonnerre!" ragea-t-il dans le noir de la rue. Et les poings serres, il se jura d'en tirer vengeance. Une autre rencontre, toute aussi deplaisante fut celle qu'il eut, quelque temps apres, avec les trois demoiselles Dufour. En promenade avec Kaboul dans les champs il s'en retournait sans joie vers la fabrique lorsque soudain, a un detour du sentier qu'il suivait entre les bles, il vit venir dans sa direction les trois vierges reches. Aucun moyen de les eviter; il etait force de les rencontrer, presque les froler. Deja, une rougeur aux joues, il se composait une attitude, lorsque soudain, d'un mouvement identique, comme entrainees par une plaque tournante, toutes trois firent demi-tour et rebrousserent chemin. Ce fut un acte d'hostilite tellement inattendu et flagrant que M. Triphon d'abord en resta cloue et ne comprit qu'au bout d'un instant le sens de leur geste. "Nom de Dieu de bigotes! Biques a bon Dieu!" cria-t-il, si haut qu'elles durent certainement l'entendre. La fureur lui montait a la tete en un flot empourpre. Et il eut un geste machinal pour les suivre et leur demander des explications. Il se contint, heureusement. Il tendit le poing derriere elles, qui s'empressaient, effarouchees, de rentrer au village. Mais l'affront l'avait blesse jusqu'au fond de l'ame, mille fois plus que l'avanie subie aupres de Fietje et des clients a la _Pomme d'Or_; la vague de colere passee, il se sentait malheureux et humilie au point d'en pleurer. A present il savait assez ce qu'on pensait de lui au village. Il etait perdu, irremediablement perdu dans l'estime de tout le monde. "Perdu", gemissait-il plein d'amertume, "perdu, parce que, au fond, je suis reste honnete, parce que je n'ai pas commis la vilenie d'abandonner cette pauvre fille." Cette double aventure deposa au fond de son etre un ferment d'exasperation et d'aigreur, qui desormais y demeura et de temps a autre remontait, gatant sa vie. Il etait un declasse dans l'existence, c'etait entendu; alors il ne se generait plus. Peu importait, des lors, ce qu'on dirait ou penserait de lui. Peu importait ce que feraient ses parents. Il n'avait plus que Sidonie; maintenant il y allait presque chaque jour, a leur pauvre maisonnette d'ouvriers, comme vers le seul asile qui lui restat au monde. Il y trouvait un accueil invariablement cordial, amical. Il en fit son veritable chez lui. Il s'y installa comme au cafe, ou il n'allait plus jamais. Il y fit venir vin, liqueurs, cigares, conserves; il y regalait toute la famille et leur voisin, le petit teilleur. Comme tout cela coutait gros, bien plus qu'il ne lui etait alloue a la maison, il fit des dettes par-ci par-la, qui seraient reglees plus tard, interets compris. Il s'en fichait. Tout lui etait devenu indifferent. A present les choses etaient ainsi et n'allaient plus autrement. Advienne que pourra, etait desormais sa devise. A la maison, le visage furieux de son pere, les soupirs attristes de sa mere tyrannisee, et, comme accompagnement, le mutisme renfrognee de Sefietje et l'inquiet coup de vent des jupes d'Eleken; la, chez ces gens pauvres, de l'humanite cordiale, au moins, une franche et fraiche jeunesse qui vous reconfortait. Il y oubliait sa misere morale et ses soucis rongeurs. Il ne savait s'il se deciderait jamais a epouser Sidonie. Peut-etre oui, peut-etre non. Mais cela pouvait durer ainsi: il n'etait pas le seul a vivre de cette maniere et s'en accommodait. Aux choses a s'arranger d'elles-memes. Du reste, Sidonie, ses parents, son frere et ses soeurs s'en contentaient aussi et ne parlaient plus de rien. Seule, la mere continuait a exercer une surveillance vigilante et repetait a l'occasion: "Tres bien, tout ca, mais qu'il n'en vienne pas un second!" Et M. Triphon et Sidonie veillaient. Quant au "premier" il grandissait et se developpait a souhait, au grand bonheur de la maman et des soeurs. Mais, comme il commencait a devenir fort bruyant et genant, ordinairement on le fourrait au lit avant l'arrivee de M. Triphon, afin de ne pas gater sa bonne soiree. TROISIEME PARTIE I A la fabrique, pourtant, il y avait quelque chose de change. On y sentait fermenter un sourd mecontentement, grandir comme une oppression. Il etait rare que Leo fit encore entendre son mugissant "Oooo ... uuuuu ... iiiii ..." et Feelken son agacant "Fikandouss-Fikandouss". C'etait un evenement rare, quand Ollewaert demandait a M. Triphon une goutte aux puces de Kaboul, ou que le malicieux Free se payait la tete de cette espece de veau qu'etait Miel. Leo et Feelken montraient souvent des visages renfrognes et sombres; de meme que Berzeel qui n'oubliait pas, certes, de se saouler chaque dimanche, mais, en reparaissant le lundi matin a la fabrique, montrait moins souvent un visage ensanglante ou tumefie. Les autres aussi etaient devenus plus silencieux et renfermes. Et Justin-la-Craque avait bien moins de succes que jadis lorsqu'il venait maintenant, suivi de Komel, debiter, avec une obstination d'ivrogne, son sinistre _O Pepita_. Dans la "fosse aux femmes" le phenomene etait a peu pres analogue. On n'y entendait plus que rarement leurs voix nasillardes et trainantes egrener les airs melancoliques par quoi elles essayaient de tromper les heures interminables de leur fastidieux travail; et c'etait plutot a voix basse qu'elles s'entretenaient, et de sujets qui paraissaient toujours serieux et graves. On chuchotait, et meme on soupirait beaucoup, depuis quelque temps dans la "fosse aux femmes"; et lorsque Sefietje venait a dix heures et a six, avec sa bouteille de genievre, il etait bien rare qu'elle s'assit quelques instants pour bavarder, comme elle faisait jadis. Sefietje et sa bouteille etaient pourtant le seul evenement qui parvint encore a tirer les ouvriers de leur humeur morose, les femmes aussi bien que les hommes. Lorsqu'elle avait passe, les conversations se faisaient plus animees et il arrivait meme qu'on entendit un bout de chanson; mais cela durait bien peu. La tristesse renfrognee reprenait le dessus; surtout vers le soir, lorsque la rouge lueur du couchant penetrait en larges barres d'or dans les ateliers sombres, l'accablement et la fatigue descendaient sur les hommes et les femmes comme une grande douleur silencieuse, desesperante. La cause de ce changement, c'etait Pierken, parmi les hommes; et Victorine, sa fiancee, parmi les femmes. Pierken, avec son petit journal socialiste qu'il lisait chaque jour, de la premiere ligne a la derniere, n'avait pas encore digere ni oublie le meeting manque de l'automne precedent devant la porte de _La Belle Promenade_. Cette reunion avait rate, parce que insuffisamment preparee; mais elle pouvait reussir une seconde fois. D'ailleurs, meme si on n'organisait pas un second meeting au village, on pouvait tenter autre chose, une action circonscrite et directe, parmi les ouvriers de la fabrique. C'etait a quoi pensait Pierken, jour et nuit; et il estimait que le moment d'agir etait venu. A diverses reprises, a la suite du fameux meeting, il s'etait rendu en ville et entretenu avec les chefs du parti. Il avait visite leurs grandioses installations; il avait compris et admire ce que peuvent l'union et la cooperation. De plus en plus il etait devenu un travailleur informe, conscient des droits, de la force, la dignite de la classe ouvriere. Un jour, il y avait rencontre le grand chef du Parti Ouvrier, qui s'etait entretenu pendant quelques instants avec lui. Le chef l'avait questionne sur la situation du proletariat des campagnes et avait prete une attention soutenue a ses explications. C'etait un petit homme au visage pale et aux traits energiques. Lorsqu'il parlait, il semblait mordre ses mots, durs comme acier; et ses poings se crispaient machinalement, comme s'il pressait et petrissait continuellement quelque chose. --Ce sont des conditions telles qu'au moyen-age; il faut que ca change! repondit-il d'un ton cassant aux renseignements fournis par Pierken. Il se recueillit un instant, les poings serres et les sourcils fronces; puis il dit: --Nous reviendrons l'un de ces jours dans votre village et nous dicterons nos conditions. Pierken, hesitant, doutait du succes. --Quelles conditions, monsieur? demanda-t-il timidement. --Pas de "monsieur"! Nous sommes tous camarades! reprit le chef avec rudesse. Et, d'un ton categorique: --Journee de huit heures; assurance contre les accidents; retraites ouvrieres; et, d'abord et avant tout, serieuse augmentation de salaire et participation aux benefices. Pierken sentait la tete qui lui tournait. Il etait ebloui. Tant de choses a la fois! C'etait trop. Ca n'irait pas. --Ca doit aller et ca ira! dit le chef en frappant du poing sur la table. Mais il n'avait pas le temps aujourd'hui de traiter plus longuement ce sujet d'ordre secondaire; et, en quelques mots haches, il traca a Pierken sa ligne de conduite. --Retournez a votre village. Convoquez tous les ouvriers de la fabrique. Arretez vos conditions. Communiquez-les a votre exploiteur et venez m'apporter sa reponse. Nous nous chargeons du reste. Rapidement, il serra la main de Pierken et disparut, appele ailleurs. II Depuis ce jour, Pierken ne songeait plus a autre chose. Il y avait des semaines que les ouvriers se reunissaient en conciliabule deux fois par jour, aux repos de huit heures et de quatre heures, et ils n'avaient plus d'autre conversation. Tous vibraient d'emotion passionnee devant l'image du bonheur entrevue, mais ils n'etaient nullement d'accord sur la possibilite et les moyens de l'atteindre. Une chose dont ils etaient tous convaincus, c'etait l'impossibilite absolue de faire accepter les conditions telles que les avait posees pour eux le grand chef. Cela pouvait peut-etre reussir dans les gros centres industriels avec leurs puissantes organisations de travailleurs; ici, au village, ou personne n'avait l'esprit prepare, il n'y fallait meme pas songer. Mais on pourrait peut-etre, c'etait assez probable, obtenir "quelque chose". La grande question etait a present de savoir et de decider en quoi cela consisterait. Apres bien des palabres, Pierken presenta un programme concret. L'assurance contre les accidents, les retraites et la participation aux benefices, c'etaient des points du programme qu'il fallait mettre de cote, provisoirement. Le proletariat rural n'etait pas mur pour ces conquetes. Mais on pouvait exiger une augmentation de salaire et une diminution des heures de travail. Pierken proposa qu'une deputation composee de trois ouvriers, deux hommes et une femme, se rendit aupres de M. de Beule, afin d'obtenir que la journee de travail fut limitee a dix heures au lieu de douze, avec une augmentation de salaire de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Si M. de Beule refusait, alors c'etait la greve. Qu'est-ce que les camarades en pensaient? --Que nous ne l'obtiendrons pas, dit Free avec un petit sourire desenchante. --Evidemment, nous ne l'obtiendrons pas, dit a son tour Ollewaert. Leo et Poeteken se montraient tout aussi pessimistes. Pee, le meunier, Bruun, le chauffeur, et les deux "cabris" ne disaient rien. Les femmes, pareillement, restaient muettes, hormis Victorine, qui protesta violemment: ce serait une honte si on n'obtenait pas ca. Feelken, qui etait devenu tres sombre et renferme ces derniers temps, hocha la tete en soupirant. On ne savait quelle depression, quelle tristesse semblait detruire leurs illusions. --Des foutaises, tout ca! De la m..... de chien! Rien du tout! lanca brusquement Berzeel avec des yeux furieux. --Et alors? Quoi? Tu es content de ton sort! s'ecria Pierken indigne. --Contents ou non, nous n'avons pas le choix, dit Berzeel d'un ton indifferent. Tout ce que je demande, c'est du genievre de meilleure qualite et des verres plus grands. Pour le reste, je m'en fous! --Ivrogne! lui jeta Pierken, trepignant de colere. Mais les paroles de Berzeel avaient trouve un echo chez plusieurs autres. Quelques visages s'animerent, les yeux brillants. --Haaa!... Si c'etait possible! dit Free, qui s'en pourlechait les levres avec gourmandise. --Mais oui, nom de nom, dit a son tour Ollewaert. Oui; demandons ca! Miel, espece de veau, qu'est-ce que tu en penses? --Ha!... je ne pense rien, repondit Miel ahuri. Tous eclaterent de rire, sauf Pierken, qui se leva, outre. Il se carra, en imitant sans le savoir le grand chef socialiste de la ville; et, comme lui, il dit, en paroles breves et mordantes, en promenant des regards etincelants autour de lui: --Bon. Si c'est la tout ce que vous desirez, vous n'avez plus besoin de moi. Adieu. Arrangez-vous avec le patron. Moi, j'ai autre chose a faire. Il voulait partir et tous eurent peur qu'il ne les laissat en plan. Quelques mains se tendirent comme pour le retenir et a nouveau une ombre de melancolie envahit les visages. "Attends une minute, Pierken; pas si vite", dit Leo. Et il demanda encore une fois a Pierken ce qu'il voulait exactement. --Comme j'ai dit, repeta Pierken d'un ton bref et decide: envoyer une deputation au patron; moins d'heures de travail et salaire superieur; s'il refuse, la greve! Les ouvriers redevinrent graves. --Nous serons fichus a la porte. Il nous fera tous valser, dit Leo craintif. --Bon. Alors tous en greve. --Ca va de soi, s'il nous flanque tous a la porte. Il en trouvera d'autres, opposa Leo. --Non pas! Les socialistes de la ville interviendront, repliqua Pierken. Les ouvriers hesitaient. --Qui veut y aller avec moi? demanda Pierken, pour trancher l'affaire. --Moi! repondit Fikandouss. Ebahis, tous le regarderent. Qu'est-ce qui se passait donc chez Fikandouss? On ne le reconnaissait plus! Son regard avait quelque chose de fixe, de fanatique, et toute sa figure montrait une expression de volonte violente et farouche. --Oui; moi ... moi! repeta-t-il avec une sorte d'energie jalouse, parce que les autres montraient leur grand etonnement. --Et moi pour les femmes! s'ecria a son tour Victorine, tres animee. Ollewaert eut un geste energique comme pour protester au nom de l'autorite paternelle, mais le regard ferme et decide de Pierken le retint. Il retourna sa chique et cracha de colere, sans dire mot. Pierken se declara satisfait. Il eut prefere un autre delegue que Feelken, mais il ne fit pas d'observation. Il etait satisfait. C'etait un jeudi. Il fut decide qu'on attendrait jusqu'au samedi, au repos de quatre heures. Alors, a eux trois, ils iraient trouver M. de Beule chez lui. Les ouvriers s'etaient leves pour retourner a leur travail. A ce moment apparut Justin-la-Craque suivi de son aide Komel, qui portait une barre de fer. Justin etait ivre. Il se planta en une attitude raidie devant les hommes et se mit a bourdonner d'une voix sombre: "Ooooooooooo..." Mais pas un ne prit garde a lui et tous lui tournerent le dos avec mepris. Des choses autrement serieuses les occupaient a present. III A quatre heures tapant, sans avoir mange leur tartine, Pierken, Fikandouss et Victorine se tenaient prets. Cette question d'importance avait ete debattue, s'ils ne feraient pas mieux de manger leur tartine d'abord, vu qu'apres ils n'auraient peut-etre plus le temps. Pierken, toutefois, l'avait deconseille, disant que le cerveau etait plus lucide avant le repas et, d'ailleurs, on pouvait bien s'imposer une legere privation pour la cause. Verites qu'il tenait des chefs socialistes en ville. Les autres s'inclinerent. Dans leur vetement de travail, ils se firent aussi propres que possible, pour ne pas faire figure de mendiants devant ces capitalistes; puis ils se dirigerent a travers le jardin vers la maison. Pierken, malgre sa volonte farouche, se sentait tout de meme un peu emu; Fikandouss avait une face contractee et sombre; Victorine riait nerveusement, par petites saccades, repetant sans cesse, avec une insistance superflue qui denotait son trouble, qu'elle n'avait pas peur le moins du monde. Sefietje, du seuil de son arriere-cuisine, les vit venir de loin. Aussitot elle disparut dans la maison; mais, lorsque les sabots des trois ouvriers clapoterent sur les dalles de la cour, elle reparut sur le seuil et demanda, surprise et mefiante: --Qu'est-ce qu'il y a? --Nous voudrions parler a monsieur, repondit Pierken d'un ton aussi calme que possible. --Parler a monsieur! repeta Sefietje machinalement, les yeux epouvantes, comme en presence d'une chose inouie. Pourquoi voulez-vous parler a monsieur? --Peu importe, dit Pierken, legerement, impatiente. Est-ce que monsieur est chez lui? --Je vais aller voir, repondit Sefietje. Et, les pommettes rouges, elle disparut en hate. --Est-ce moi qu'il vous faut? demanda tout a coup une voix dure derriere les ouvriers qui attendaient. C'etait M. de Beule, qui revenait de faire un tour dans son jardin. Un instant, tous trois perdirent contenance devant ce brusque face a face inattendu. Mais Pierken se remit bien vite et dit: --Oui, monsieur, nous voudrions vous parler un moment. --Pourquoi? demanda-t-il, mefiant, comme Sefietje. --Nous vous le dirons, monsieur. Pourrions-nous avoir quelques minutes d'entretien chez vous? --Vous pouvez parler ici, repondit sechement M. de Beule. --Ca n'est pas bien facile, monsieur, dit Pierken hesitant et decu. Brusquement, M. de Beule se facha. --Vous ne pretendez pourtant pas me dicter la loi dans ma maison! s'ecria-t-il. --Il n'est pas question de dicter la loi; il ne s'agit que de causer un peu serieusement, repondit Pierken qui se contenait. --Je n'ai pas a causer avec vous, absolument pas! Mais pas du tout! cria M. de Beule s'empourprant de colere. --Eh bien, monsieur, repondit Pierken, perdant patience a son tour et enflant la voix, si vous n'avez pas a causer avec nous, nous avons a causer avec vous! Nous venons vous demander, au nom de tous les ouvriers et de toutes les ouvrieres de la fabrique, si vous etes d'accord avec nous pour ramener notre journee de travail de douze heures a dix, et augmenter nos salaires de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Voila, monsieur, ce que nous avions a vous dire! Et, sans peur, les bras croises, Pierken regarda son terrible patron en plein dans les yeux. M. de Beule sursauta, puis regarda de tous cotes, comme s'il cherchait un objet, une arme quelconque qui lui eut permis d'assommer l'audacieux trio. Il eut un geste de fureur desesperee et presque comique; puis, relevant la tete, il apercut sur le seuil de l'arriere-cuisine sa femme et son fils, accourus au bruit des eclats de voix, visages inquiets. --As-tu entendu ce qu'ils viennent d'exiger? cria-t-il a sa femme. Deux heures de travail en moins et cinquante centimes d'augmentation par jour! --Pour les hommes ... et vingt-cinq centimes pour les femmes, corrigea Pierken d'une voix posee mais resolue. --Seigneur Dieu! s'ecria Mme de Beule en levant les mains au ciel. M. Triphon ne disait rien. Le regard a terre, il tortillait sa courte moustache. Kaboul et Muche, qui s'etaient rencontres il n'y avait pas cinq minutes, se flairaient, tournaient, procedaient a un minutieux examen l'un de l'autre, comme s'ils se voyaient pour la premiere fois. Derriere un des carreaux de la cuisine, on apercevait confusement les figures consternees de Sefietje et d'Eleken. --Seigneur Dieu, repeta Mme de Beule au comble de l'angoisse. Brusquement, M. de Beule fut pris comme d'une attaque de folie furieuse. --Voyous! Mendiants! Canailles! hurlait-il hors de lui, en toisant les trois ouvriers a tour de role de ses yeux flamboyants. "Creve-la-faim!" rugit-il comme supreme insulte, les poings serres. "Hors d'ici, nom de Dieu! sinon...." Il n'acheva pas, bondit vers eux, comme s'il allait les assommer. --Prenez garde, monsieur! dit Pierken extraordinairement calme. "Prenez garde, vous pourriez le regretter!" Mais tout a coup, s'animant, la voix stridente et des deux poings se frappant la poitrine: "Des creve-la-faim! Oui, nous sommes des creve-la-faim. Et c'est parce que nous ne voulons pas rester des creve-la-faim, que nous venons reclamer un sort meilleur. Nous voulons devenir des etres humains, monsieur, non plus des betes de somme. Oui, des etres humains, madame!" jeta Pierken en se tournant vers Mme de Beule ... "des etres humains, M. Triphon, vous qui savez comme nous peinons, du matin au soir, pour vous et vos parents! Dites-nous donc, M. Triphon, ce que vous pensez de nos revendications! Dites-nous ce que vous feriez si...." --Hors d'ici, propre-a-rien! Vagabond! hurla soudain M. de Beule, au paroxysme de la fureur, en se tournant vers son fils, comme si celui-ci eut ete la cause de tout. --Qu'est-ce que ca veut dire, nom de Dieu! s'ecria M. Triphon colere et ahuri, pendant que sa mere avait une crise de larmes. --Je le tuerai ... je le tuerai ..., gueulait M. de Beule se demenant comme un fou. Et, ne sachant plus ce qu'il faisait, il alla donner des coups de pied contre un tronc d'arbre. Un brusque silence tomba. Les ouvriers, stupefaits, ne comprenaient plus. Ils se regardaient entre eux, absolument deconcertes. M. Triphon etait parti, en grommelant et jurant, humilie jusqu'au fond de l'ame de cet affront subi devant leurs ouvriers. Mme de Beule n'etait que gemissements, pleurs et supplications. Sefietje et Eleken avaient completement disparu derriere les carreaux de la cuisine. --Donc, monsieur, vous refusez? conclut, au bout d'un instant, Pierken redevenu tres calme. --Je fermerais plutot boutique mille fois! clama M. de Beule avec un juron retentissant. --Vous n'en aurez pas la peine; nous nous en chargeons, repondit Pierken en regardant son maitre bien en face. "Venez les amis", dit-il en se tournant vers ses camarades. "Nous n'avons plus rien a faire ici. Allons manger notre tartine". Sans un mot, ils s'en retournerent tous les trois, a travers le jardin, comme ils etaient venus. IV Vive et amere fut l'impression sur les ouvriers de l'affront brutal fait a leurs delegues. Ils le ressentaient chacun comme une insulte personnelle. Longtemps ils avaient hesite avant de demander la moindre chose; mais a present, ils etaient armes de volonte, ils exigeaient. Jusqu'aux plus serviles d'entre eux, ils se revoltaient a la fin, prets a une farouche resistance. L'injustice subie pendant toute leur existence remontait et bouillonnait en eux. Pierken, dont ils s'etaient tant de fois moques, etait maintenant leur plus ferme soutien, leur guide inconteste, leur grand homme, celui qu'ils voulaient suivre et dont ils attendaient le salut. Ils ne demandaient qu'a obeir a ses ordres. Plus personne--les femmes pas plus que les hommes--ne craignait les fureurs du patron. Et lorsque Pierken eut decrete que la greve commencerait le lundi suivant, pas une seule voix d'opposition ne se fit entendre. Au contraire: ce fut une sensation de delivrance; un poids qu'on leur enlevait du coeur, une joie de l'acte enfin accompli. Ils se concerterent un moment sur la question de savoir si on communiquerait la decision au patron. Oui, disait Pierken. Il trouvait cela mieux, plus digne, plus fort; il fallait y mettre des formes. Mais tous les autres, du coup plus agressifs et plus intolerants que leur chef, estimaient que ce serait politesse absolument superflue. Il (il, c'etait M. de Beule) s'apercevrait bien qu'il y avait greve, lorsqu'il ne verrait aucun de ses ouvriers a la fabrique, le lundi matin. Pierken n'insista point. Au fond, cela lui etait bien egal. L'important, c'etait que l'on fit greve. Le dimanche, au cours de l'apres-midi, le village offrit un spectacle insolite. Sefietje, par hasard, fut la premiere a le remarquer. Attachee aux de Beule par plus de quarante annees de servage, Sefietje considerait les interets de cette famille comme les siens. De plus elle possedait un instinct special, qui lui faisait pressentir les dangers menacant ses maitres. Donc Sefietje, qui regardait machinalement par la fenetre donnant sur la rue, vit avec la plus grande stupefaction passer Berzeel. Elle n'en revenait pas. Jamais Berzeel ne passait son dimanche au village ou il travaillait: il le consacrait invariablement a se saouler et se battre dans son village a lui. Aujourd'hui, du reste, il etait aussi saoul que les autres dimanches; en plus de sa patte folle, il titubait et parlait fort et faisait de grands gestes en compagnie d'Ollewaert, le petit bossu, qui semblait egalement fort emeche. A eux deux, le bossu et le bancal, ils formaient un couple peu ordinaire. --Qu'est-ce que ca veut dire? s'ecria Sefietje s'adressant a Eleken. L'anormal n'etait pas que Berzeel fut saoul, mais qu'il se fut saoule ici, et non la-bas, dans son village. Une lueur de fievre colora brusquement ses pommettes osseuses. Eleken non plus n'y comprenait rien. Mais Eleken ne disait jamais grand'chose; elle preferait ne pas etre melee a ces histoires. Servante en second, elle se trouvait, vis-a-vis de la servante en chef, dans la meme situation que celle-ci; Sefietje vivait sous la ferule de la famille de Beule, personnifiee surtout en monsieur, tandis qu'Eleken subissait la tyrannie de Sefietje, parfois fort acariatre. --Il y a peut-etre quelque chose qui les retient par ici: un concours de joueurs de cartes ou de boules, risqua-t-elle avec prudence. --Plus souvent! trancha Sefietje, en secouant la tete. Il ne viendrait pas de si loin pour ca. Et elle se mit a radoter et se torturer l'esprit en creusant ce sujet passionnant. Un peu avant huit heures, au crepuscule, une autre scene anormale, inquietante, se deroula sous les yeux de Sefietje, qui l'observait. C'etait toujours Berzeel, encore plus saoul, mais non plus accompagne du seul petit bossu: c'etait Berzeel a la tete de toute une bande, parmi lesquels Leo, Free, Poeteken et le "Poulet Froid", accompagnes de Justin-la-Craque et de Komel, que suivaient de quelques pas Fikandouss et Pierken, ayant Victorine a son bras. Berzeel conduisait la troupe au cabaret du _Petit Sabot_, ou ils entrerent tous, en defilant devant Justin-la-Craque qui, plante pres de l'entree, dans l'attitude raide d'un factionnaire rendant les honneurs, "opepitait" d'une voix sombre en roulant de gros yeux. --Mais que se passe-t-il aujourd'hui? Qu'est-ce qui leur prend, aux ouvriers de la fabrique! s'exclama Sefietje dans les transes. Les maitres avaient fini de souper; Eleken alla desservir. Sefietje, qui, pour quelques instants, n'avait plus rien a faire, jeta un fichu sur ses epaules et courut a travers le jardin, vers la fabrique. Elle etait prise d'un pressentiment sinistre. Il entrait dans les attributions de "Poulet Froid", chaque dimanche, de donner a manger aux chevaux; puis il devait coucher dans le petit grenier au-dessus de l'ecurie. Elle venait de le voir passer dans la rue avec la bande de saoulards. N'aurait-il pas neglige de soigner ses chevaux? Sefietje alla par derriere a l'ecurie et en ouvrit la porte. Les quatre chevaux y occupaient leur place habituelle et tournerent la tete lorsqu'elle entra. Sefietje vit leurs beaux grands yeux qui avaient des reflets verdatres. Ils ne mangeaient pas et elle constata que leurs auges etaient vides. Ils etaient la comme en attente d'une chose qui va venir. Sefietje avait de la tendresse pour les betes. "Avez-vous eu a manger, mes bonnes betes?" dit-elle a mi-voix, comme a des etres humains. Le feu de l'inquietude colorait ses joues et elle etait tres perplexe. Les chevaux n'etaient pas en train de manger, mais cela voulait-il dire qu'ils n'avaient pas eu leur ration? C'etait vers six heures, ordinairement, que le "Poulet Froid" venait la leur apporter; il etait maintenant plus de huit heures. Rien d'etonnant a ce que les auges fussent vides. Tout de meme, Sefietje n'etait nullement rassuree. Si elle n'avait pas vu le "Poulet Froid" avec les autres bambocheurs, elle n'aurait eu aucun soupcon. Mais, a present.... Immobiles, les chevaux continuaient a regarder Sefietje et il y avait comme une priere muette dans leurs yeux. Machinalement, Sefietje se dirigea vers le coffre a avoine et en souleva le couvercle. Aussitot les quatre chevaux se mirent a hennir en pietinant nerveusement leur litiere, dans le bruit de chaine des anneaux de licol. Elle remplit a moitie une mesure d'avoine et s'approcha du premier cheval. La bete y alla si vivement qu'elle faillit renverser Sefietje. Les autres s'agitaient d'impatience; et la vieille servante leur donna a chacun un picotin. Elle hesitait pourtant, inquiete et angoissee. Etait-ce bien, ce qu'elle faisait la? Evidemment, des chevaux bien portants ne refusaient jamais l'avoine. Ils en devoreraient des boisseaux, si on ne les retenait pas. "Ah! si vous pouviez parler, mes bonnes betes!" soupirait Sefietje. Elle aurait bien voulu aussi leur donner une botte de foin, mais elle n'osait. Ce serait peut-etre trop. Que dirait M. de Beule si le lendemain ses quatre chevaux etaient malades? Toute perplexe et attendrie dans sa pitie pour les betes, elle quitta l'ecurie, apres leur avoir parle encore comme a des etres humains. Un peu avant neuf heures, lorsque les volets furent fermes et les lampes allumees, des chants braillards tout a coup eclaterent dans la rue. Sefietje, occupee a laver la vaisselle avec Eleken, quitta aussitot son ouvrage. Les chants s'elevaient en une clameur sauvage. On eut dit un bruit d'emeute. --Les revoila! Ils sortent du _Petit Sabot_, dit Sefietje. Et elle colla l'oreille contre le volet ferme. "Tu entends?" murmura-t-elle alarmee. "C'est la voix de cet ivrogne de Berzeel. Ecoute donc; il jure comme un paien!" La porte de la salle a manger s'ouvrit et M. de Beule parut sur le seuil de la cuisine. --Qu'est-ce qui se passe dans la rue? demanda-t-il d'un air rogue. --Mais je ne sais pas, monsieur, mentit Sefietje tremblante. Eleken, quittant precipitamment la cuisine, monta l'escalier quatre a quatre, comme si quelque besogne urgente l'appelait en haut. M. de Beule la suivit d'un regard irrite, traversa le vestibule, le couloir et ouvrit la porte d'entree. La clameur des chants entra en coup de vent dans la maison. Par-ci par-la des portes s'ouvraient dans la rue sombre. --Qu'est-ce qu'il y a? demanda a son tour Mme de Beule, sortant de la salle a manger. --Je ne distingue pas bien, mais je crois qu'il y a de nos gens parmi eux, repondit M. de Beule. --Seigneur Jesus! s'exclama Mme de Beule. --Qu'il y en ait un seul a se presenter saoul demain matin a la fabrique et je le mets dehors sur-le-champ! cria M. de Beule dans un brusque acces de fureur. --Ce n'est pas sur qu'il y en ait des notres, risqua Mme de Beule pour le radoucir. M. de Beule grommela encore quelques vagues menaces et les epoux rentrerent dans la salle a manger. Selon son habitude, M. Triphon etait sorti. Les clameurs sauvages se perdirent dans le lointain. Cependant Sefietje n'avait pas de repos. Elle ne cessait de guetter l'heure a la pendule; et, lorsqu'il fut dix heures moins un quart, elle dit a Eleken, redescendue a la cuisine apres le depart de M. de Beule: --Il faut quand meme que je retourne voir a l'ecurie. --Mais tu n'as donc pas peur, comme ca toute seule dans l'obscurite! objecta la timide Eleken. --Je ne m'y fie pas; ces pauvres betes n'ont pas eu a manger, pour sur, gemit Sefietje, presque en larmes. Elle alluma une petite lanterne a huile et disparut dans le noir du jardin. En approchant de l'ecurie elle entendit les chevaux s'agiter et le bruit de chaine de leur licol; et des qu'elle eut ouvert la porte, hennissements et piaffements l'accueillirent. Ils bouleversaient leur litiere et leurs beaux grands yeux anxieux etaient tous tournes vers la lumiere que Sefietje portait a la main. --Guust, es-tu la! cria-t-elle, s'avancant vers l'echelle de la soupente. Pas de reponse. Guust--autrement dit le "Poulet Froid"--avait l'ordre d'etre rentre au plus tard a neuf heures et demie. C'etait une consigne formelle donnee par M. de Beule et que le "Poulet Froid" ne se serait jamais risque a enfreindre. A present il etait dix heures--Sefietje les entendit avec horreur, ces dix coups, tomber, lents et lugubres, du clocher de l'eglise--et le "Poulet Froid" n'avait pas rejoint son poste. "Guust, es-tu la?" demanda-t-elle encore une fois. Mais, de reponse, pas davantage. Sefietje, grimpant a l'echelle et passant la tete par la trappe, put constater que le galetas etait vide et le lit point defait. Le "Poulet Froid" n'avait donc pas paru, plus aucun doute; et il n'etait pas venu donner l'avoine aux chevaux. Aux yeux de Sefietje, ce manquement renversait tout; au point qu'elle se mit a sangloter, comme brisee de douleur, en descendant avec sa lanterne l'echelle de la soupente. Elle alla au coffre a avoine et, cette fois, remplit bien la mesure. Elle n'hesita pas non plus a donner toute une botte de foin a chacun des chevaux. Les betes mangeaient: on entendait un bruit sourd et continu, comme de meules qui broient. Et Sefietje hesitait, avec un gros soupir. Elle craignait de mal faire. Tout de meme, elle remplit un seau a la pompe et le hissa jusqu'aux auges. C'etait presque au-dessus de ses forces. L'eau ruisselait et lui mouillait les pieds. Deux des chevaux burent avec avidite; les autres ne s'arreterent pas de manger. En buvant ils aspiraient le liquide comme une pompe: on voyait le niveau baisser. Les autres n'y trempaient qu'un moment le naseau, comme si cette eau les degoutait. Inconsolee, Sefietje ferma la porte de l'ecurie et retourna a la maison. V De toute la nuit, elle ne put dormir. La tragedie des chevaux la hantait ainsi qu'un cauchemar. Que s'etait-il passe? Qu'allait-il se passer demain? A cinq heures du matin Sefietje etait sur pieds. C'etait l'heure ou le "Poulet Froid" devait donner aux chevaux leur ration du matin. Qui sait? Il etait peut-etre rentre tard dans la nuit. Frissonnante dans l'air froid, un fichu jete en hate sur la tete et les epaules, Sefietje retourna vers l'ecurie. Rien! Pas l'ombre de "Poulet Froid"! Sefietje courut a la chambre des machines; Bruun devait deja s'y trouver, pour mettre ses chaudieres sous pression. Pas plus de Bruun que de "Poulet Froid". Elle ouvrit la porte de fer du fourneau. Le feu etait eteint, noir, et la chaudiere n'avait qu'un faible sifflement, telle une chose qui est en train de rendre l'ame. Alors Sefietje fut prise d'epouvante. Elle retourna en courant a la maison, d'une voix entrecoupee y raconta ses aventures a Eleken, qui venait de descendre, puis elle se laissa tomber sur une chaise, les yeux hagards et les mains jointes, a bout de forces. La deuxieme servante, avec de sourdes exclamations, se mit aussitot a courir de-ci de-la d'un air effare. A six heures, au moment ou la besogne quotidienne aurait du commencer, la fabrique gardait un silence de tombe. Sefietje n'osait meme plus y aller voir; on eut dit qu'il y allait de sa vie. Mais elle depecha Eleken vers la "fosse aux femmes". Au bout de trois minutes, celle-ci revint avec la nouvelle consternante que ni dans la "fosse aux femmes", ni dans la "fosse aux huiliers", ni nulle part dans toute la fabrique, il n'y avait ame qui vive. --C'est la greve, soupira Sefietje d'une voix blanche. A six heures et demie, son heure habituelle, M. de Beule descendit. Avant d'avoir quitte sa chambre, il avait ete frappe par le silence insolite qui regnait dans la fabrique et, tout de suite, il demanda a Sefietje: --D'ou vient que ca ne tourne pas? --Monsieur, dit Sefietje, hoquetante, la respiration coupee, il n'y a personne a la fabrique! --Comment ca! s'ecria M. de Beule. Et il se precipita dans le jardin. Sefietje courut en toute hate a l'etage pour avertir Mme de Beule et M. Triphon. Ils descendaient au moment meme ou M. de Beule, fou de rage, revenait de la fabrique. --Veux-tu savoir maintenant ce qu'il en est de ces voyous?... hurla-t-il du plus loin qu'il vit sa femme. Mme de Beule ne devait rien savoir. Elle n'en savait que trop. Mains jointes, elle soupira: --Quelle affaire, mon Dieu! Quelle affaire! --Ces voyous! Ces saligauds! Ces vauriens! Ces mendiants! rugit M. de Beule. Plus un seul d'entre eux ne remettra les pieds a la fabrique. D'autres ouvriers! Tout de suite! --Ou les prendre? demanda anxieusement Mme de Beule. Cette simple question partit surexciter au plus haut point M. de Beule. --Tu ne t'imagines pourtant pas que ca m'embarrasse? dit-il. Se tournant vers Sefietje il ordonna: --Va d'abord et avant tout demander a Justin-la-Craque s'il veut soigner les chevaux. La fureur s'etranglait dans sa gorge. Il tonna: --Les sales individus! Ils ont laisse ces pauvres betes sans nourriture! --Pardon, monsieur, moi je leur ai donne hier soir du foin et de l'avoine, dit Sefietje d'une voix qu'on entendait a peine. Et elle s'empressa de courir chez Justin. Ce qu'il fallait avant tout, c'etait un chauffeur. Qui prendrait-on pour remplacer Bruun? Ils chercherent, sans trouver personne qui eut les aptitudes requises. --Doorke Pruime, peut-etre, risqua timidement Mme de Beule. Agace, M. de Beule haussa rageusement les epaules. --Soyons serieux, hein! grommela-t-il. Mme de Beule se tint coite. --Moi, je puis le faire, dit brusquement M. Triphon sans regarder son pere. Oh! oui, mon garcon, fais-le! s'ecria Mme de Beule en regardant son fils avec une admiration attendrie. Par rancune inveteree, M. de Beule ne souffla mot, mais son silence meme voulait dire qu'il acceptait l'offre. Comme "huiliers", poursuivit-il quelque peu radouci, nous pourrions prendre Doorke Pruime, Sies van Lierde et Vloaksken. Comme "cabris", Peetse Fnieze; comme meunier, Soarlewie Soarels. Mme de Beule approuvait tout d'un hochement de tete. M. Triphon, conscient de la responsabilite qu'il allait assumer, prenait un air serieux, concentre, energique. Il estima rapidement que son travail comme chauffeur ne l'empecherait pas d'aller parfois chez Sidonie. Et puis, il avait le dimanche. L'affaire, en somme, ne se presentait pas trop mal; ils se remettaient de leur emotion. Ils avaient presque une lueur de triomphe et meme de provocation dans le regard. --Et les femmes? demanda Mme de Beule. A ce seul mot, M. de Beule rebondit au paroxysme de la fureur. --Plus de femmes ... nom de nom! tonna-t-il. Plus de ces roulures ici! Et ses yeux lancaient des eclairs vers M. Triphon comme pour l'aneantir. Mme de Beule n'insista pas. Elle se replia peureusement sur elle-meme; et, de son cote, M. Triphon fit semblant de ne pas saisir l'allusion haineuse. Il alluma sa pipe et s'interessa un instant a Kaboul et Muche, qui s'entr'etudiaient avec le soin le plus minutieux, comme s'ils ne s'etaient pas vus depuis des annees. La porte s'ouvrit et Sefietje reparut. Elle etait rouge et suait d'avoir tant couru. --Justin soignera les chevaux. Il leur a deja donne l'avoine, et il est en train de les etriller, dit-elle. Il y eut un murmure de satisfaction. M. de Beule temoigna son contentement par un geste approbatif, et dit: --Parfait. Dejeune maintenant, Sefietje; puis tu iras chez Doorke Pruime, chez Sies van Lierde et chez Vloaksken, pour leur demander de venir travailler a l'huilerie. Apres, tu iras chez Peetse Fnieze et chez Soarlewie Soarels, pour les engager comme "cabris" et meunier. --J'ai deja dejeune; j'y vais tout de suite, repondit Sefietje d'un air soumis. Et, aussitot, elle repartit. Alors M. et Mme de Beule allerent aussi prendre leur petit dejeuner que leur servit Eleken, avec de la fievre dans ses mouvements et les jupes battantes. --Pourquoi cette fille est-elle toujours si agitee? demanda M. de Beule agace. Mme de Beule tacha de lui faire comprendre qu'elle avait double besogne, pendant que Sefietje etait en course. Kaboul et Muche, selon leur habitude, allaient de l'un a l'autre, quetant avec des yeux de convoitise, leur part du dejeuner. Les maitres ne s'etaient pas encore leves de table que Sefietje etait deja de retour. Essoufflee, le visage moite, son visage osseux aux pommettes avivees d'une flamme, elle avait un air presque tragique; elle rapportait des nouvelles desolantes. --Monsieur, dit-elle de sa voix eteinte et angoissee, tous ces gens ont du travail. Seul Vloaksken pourrait venir. --Sacre tonnerre de...! jura M. de Beule en assenant sur la table un coup de poing qui fit sauter les tasses dans les soucoupes. Sefietje avait les yeux pleins de larmes. Mme de Beule semblait epouvantee. M. Triphon sentait vaciller en lui sa force de resolution. --Est-ce que l'on ne pourrait pas en trouver d'autres? glissa Mme de Beule. --Je n'en veux plus, sacre tonnerre de nom ... je ne veux plus personne! hurla M. de Beule avec un nouveau coup de poing sur la table. Je ferme la boite, j'arrete tout le tremblement et nous verrons un peu qui, d'eux ou de moi, tiendra le plus longtemps! Il se leva d'un bond, sortit, pour courir, gonfle de fureur, vers la fabrique. --Mon Dieu! Mon Dieu! Que va-t-il se passer? gemit Mme de Beule en joignant les mains. Accablee, comme si elle eut recu le coup de grace, Sefietje rentra en larmoyant dans sa cuisine. VI M. de Beule tint parole avec un entetement farouche. Il alla lui-meme fermer a clef toutes les portes de la fabrique, se rendit compte que Justin-la-Craque et son aide Komel s'occupaient des chevaux; et lorsque Vloaksken, le seul ouvrier qui eut consenti a venir travailler a la fabrique, se presenta au cours de la matinee, il le renvoya sans facons, en lui declarant d'une voix rageuse qu'il fermait boutique et n'avait pas l'intention de la rouvrir de sitot. Quelques jours se passerent. M. de Beule, avec sa colere froide et concentree, allait et venait, sans but. M. Triphon, qui a present n'avait plus rien du tout a faire, deambulait de meme, mettant tous ses soins a eviter le nez a nez avec son pere; et Mme de Beule ne cessait de gemir, se lamenter, cependant qu'a la cuisine regnait un silence de mort. Seule, Eleken persistait a courir en tous sens, l'air affaire. Cela agacait M. de Beule a tel point qu'un jour il l'arreta et lui demanda avec vehemence: --Mais, sacredieu! qu'est-ce que tu as a toujours courir ainsi? --Mais ... pour mon ouvrage ... monsieur, repondit la servante, bleme d'effroi. --Fais donc ton ouvrage un peu plus tranquillement, nom d'un tonnerre, ragea M. de Beule. Eleken ne dit plus rien et partit dans un envol de jupes plus sourd, mais, pendant tout le reste de la journee, on lui vit les yeux pleins de larmes. Et le soir, Sefietje, les pommettes en feu, vint annoncer a Mme de Beule que, tres probablement, Eleken quitterait son service a la fin du mois. Des bruits divers circulaient touchant les ouvriers et leurs dispositions. Selon les uns, ils etaient fermement decides a maintenir leurs revendications jusqu'au bout. Selon d'autres, les femmes des grevistes se montraient beaucoup moins enthousiastes qu'eux; elles commencaient a recriminer et insistaient pour que leurs hommes reprissent le travail. On les voyait assez souvent, la pipe au bec, les mains dans les poches, par les rues du village, et passer volontiers, comme en maniere de protestation et de provocation, devant la demeure des de Beule. Certains d'entre eux tenaient a la main le petit journal socialiste et le lisaient ostensiblement: on pouvait les voir de la maison du patron. Il y avait deja eu un ou deux articles sur la greve de la fabrique de Beule; naturellement, on y prenait parti pour les ouvriers, et M. de Beule, dont le nom pretait aux allusions faciles par le son qu'il avait en flamand, M. le Bourreau, y etait traite de negrier. Regulierement, le patron trouvait ces numeros du journal dans sa boite aux lettres. C'etait Pierken qui menait la bande et, parfois, il faisait en pleine rue quelque allocution breve et violente, Victorine marchait a son cote, le plus souvent la seule femme dans le groupe, parfois accompagnee de Lotje ou de Zulma, Free, Poeteken, Leo, Fikandouss-Fikandouss, Bruun, le chauffeur, Pol et le "Poulet Froid", Pee, le meunier et Miel, cette espeece de veau, suivaient, tous l'air plus ou moins perdu et ahuri; ils trouvaient le temps long, deconcertes par ces journees a ne rien faire, auxquels ils n'etaient pas habitues, dans l'attente continuelle d'une solution qu'ils avaient escomptee tres rapide et qui semblait s'eterniser. Quant a Berzeel, il demeurait invisible. On le disait retourne a son village, mais personne ne savait au juste. Les gens, au passage des grevistes, venaient regarder curieusement sur le seuil de leur porte; et tout le village etait soudain retombe a un calme et un silence extraordinaires, depuis qu'on n'y voyait plus fumer la haute cheminee de la fabrique, et n'entendait plus le tonnerre incessant des pilons. Parfois Justin-la-Craque et Komel faisaient un bout de conduite auc chomeurs. La premiere fois que M. de Beule les vit, ce fut un drame. Il bondit de fureur et voulut incontinent leur interdire l'acces de l'ecurie. Les supplications de sa femme, et surtout l'idee assez peu rejouissante d'avoir a soigner lui-meme les chevaux, modererent sa fougue. Il resolut d'avoir une explication avec les deux forgerons. Il se rendit a l'ecurie vers l'heure ou il etait sur de les y trouver, et, maitrisant a grand peine la colere et l'indignation qui bouillonnaient en lui: --Justin, je t'ai vu ce matin en compagnie des gouapes! --Oui, m'sieu, dit Justin comprenant aussitot de quoi s'agissait et admettant l'ignominieuse epithete; oui, m'sieu, j'ai ete avec eux et je voudrais bien que ca finisse, cette blague-la. --Pour moi ca peut durer dix ans! fanfaronna M de Beule avec hauteur. Pour moi pas, m'sieu, pour moi pas! repondit Justin avec force. Quand la fabrique ne marche pas, moi non plus je n'ai pas grand'chose a faire. Je voudrais que vous vous entendiez avec eux, m'sieu. Justin-la-Craque, avec ses betises quand il avait bu un verre de trop et qu'il "opepitait", faisait parfois preuve, a jeun, d'un jugement assez sense, de meme qu'il etait un excellent ouvrier quand il voulait bien s'en donner la peine. En outre aucune timidite ne le retenait et, lorsque sa conviction etait faite, nulle crainte ne l'arretait de l'exprimer avec grande franchise. Il regarda M. de Beule bien en face et poursuivit: --J'ai cause avec tous, m'sieu, et il y en a des bons et des mauvais parmi eux. Pierken demande trop et c'est lui qui excite les autres, Victorine va naturellement de son cote et Fikandouss aussi. Je ne leur ai pas mache la verite. Je leur ai dit qu'ils demandaient trop et qu'ils avaient tort. Mais les autres, m'sieu, si les autres obtenaient quelque satisfaction, si peu que ce soit, ils seraient contents et reprendraient le travail. --Bien; pas un centime! cracha M. de Beule. --Vous avez tort, m'sieu. Vous avez grandement tort, dit posement Justin. --Le "Poulet Froid" a laisse mes chevaux sans manger ni boire! cria M. de Beule, rouge de colere. --Il le regrette, m'sieu, il ne le ferait plus, affirma Justin. Et Komel repeta d'un ton convaincu: --Non ... non ... il ne le ferait plus. --Si vous leur accordiez quelque chose, insista Justin. Par exemple, chaque fois deux gouttes au lieu d'une; et le soir, s'ils pouvaient finir a sept heures et demie au lieu de huit heures. Je crois que tous, ou a peu pres, seraient contents. Je reponds de Free, de Pee, d'Ollewaert et de Berzeel. Et je suis presque certain que les autres suivraient. --Oui ... oui ..., deux gouttes au lieu d'une, repeta Komel en echo. Et son grand nez bougea dans sa face de suie, comme s'il degustait deja le royal cadeau. --Rien, rien! reitera durement M. de Beule. Et il quitta l'ecurie pour en briser la. VII C'etait chose curieuse, et personne ne savait ni ne comprenait comment cette rumeur s'etait propagee; mais elle courait avec persistance, par tout le village. Les ouvriers, disait-on, se montreraient satisfaits et la greve prendrait fin, si M. de Beule consentait a diminuer la journee de travail d'une demi-heure et a doubler la ration de genievre. Sefietje en avait entendu parler, ainsi qu'Eleken, qui, apres tout, ne quitterait pas son service a la fin du mois. Mme de Beule et son fils etaient egalement au courant. Cela flottait dans l'air, et on avait parfois l'impression, a voir les gens sur le pas de leur porte ou par groupes, le nez au vent, aux coins des rues, qu'ils humaient les emanations volatilisees de l'alcool reconciliateur. On etait vers la fin de la premiere semaine de greve et on sentait venir le dimanche comme un jour de crise decisive, ou, de deux choses l'une: le conflit serait resolu, ou bien prendrait des proportions inquietantes. Ce dimanche-la, de fort bonne heure dans la matinee, on put voir Pierken, l'air soucieux et affaire, passer et repasser dans la rue; et a dix heures, apres la grand'messe, des camelots distribuer la petite feuille socialiste. Elle contenait un article ou l'on disait violemment leur fait aux faux freres qui oseraient trahir la cause commune et vendre leurs droits les plus sacres, leur dignite d'hommes libres, pour un immonde verre d'alcool empoisonneur. A onze heures Justin-la-Craque vint sonner a la porte de M. de Beule. Il etait legerement emeche, avec des yeux aqueux et fixes, pret a fredonner l'_O Pepita_. Il n'en fit rien pourtant, mais insista pour avoir un moment d'entretien avec M. de Beule; et lorsque celui-ci, averti par Sefietje, parut enfin, non sans une repugnance marquee: --Puis-je, monsieur? Puis-je? demanda Justin, sans plus de precision. --Quoi? dit M. de Beule, bourru et mefiant. --Leur dire qu'ils auront double ration et pourront finir a sept heures et demie?... --Pour l'amour de Dieu, accepte! supplia Mme de Beule, intervenant dans la conversation. --Mais ne te mele donc pas de ces affaires-la! dit M. de Beule, se retournant agace. Avec un soupir Mme de Beule s'eloigna. Fixement, de ses yeux vitreux d'alcoolique Justin regardait M. de Beule. Il crut sentir qu'il hesitait, flechissait. --Je vais le leur dire! Je vais le leur dire! s'ecria-t-il brusquement dans un transport d'enthousiasme, en faisant un mouvement vers la porte. --A tes risques et perils, Justin! Ca vient de toi! cria M. de Beule d'un ton severe. --Oui ... oui ... ca vient de moi! cria Justin. Et d'un saut il fut dans la rue. --Ils vont revenir! jubila Mme de Beule avec un soupir de soulagement. Mais M. de Beule la toisa d'un regard courrouce et repliqua: --Qu'en sais-tu? Et d'ailleurs, qui te dit que je les laisserai rentrer? Mme de Beule prefera ne rien repondre. Et elle se rendit a la cuisine aupres de Sefietje, pour parler du diner. VIII Le dimanche s'ecoula, exceptionnellement tranquille. Ce calme absolu donnait au village un air morne; on l'eut dit abandonne. M. Triphon, en rentrant vers cinq heures, apporta cette etrange nouvelle: il avait rencontre Berzeel dans la rue, et il n'etait pas ivre. --Il n'etait pas ivre! s'ecria Sefietje, stupefaite et presque alarmee. --Non; absolument pas! Aussi frais que je suis! affirma M. Triphon. Sefietje n'en revenait pas. Ses pommettes se colorerent du rouge des grandes agitations interieures. --Est-ce qu'il y a du nouveau? demanda Mme de Beule en s'approchant, l'air inquiet. --Non, maman, sauf que Berzeel se promene dans le village et qu'il n'est pas ivre, repeta M. Triphon. --Oh! ca, c'est bien! dit Mme de Beule satisfaite. M. de Beule, occupe a ecrire dans son bureau, parut egalement au bruit des voix et, d'un air rogue, demanda ce qui se passait. Mme de Beule lui communiqua l'etonnante nouvelle, ajoutant que cela lui semblait de tres bon augure. --Etait-il seul? demanda M. de Beule a sa femme, evitant, selon sa hargneuse habitude, d'adresser directement la parole a son fils. --Tout seul, repondit M. Triphon d'un ton mat, affectant, de son cote, de ne pas regarder son pere. --Ca peut encore venir. Il n'est pas trop tard pour se saouler, ricana M. de Beule. Tout de meme, il n'etait pas de trop mechante humeur, ce jour-la. Au contraire. On aurait presque pu lui trouver un soupcon d'air enjoue, si le mot n'eut jure avec son caractere. Il ralluma un bout de cigare, ce qui etait generalement bon signe, et rentra dans son bureau. Kaboul et Muche, qui s'etaient un instant flaires comme deux etrangers, suivirent chacun leur maitre. Lorsque six heures eurent sonne a l'eglise, M. de Beule ressortit de son bureau et s'en alla, par vieille habitude, faire un tour a la fabrique, suivi de Muche. Arrive non loin de l'ecurie, il vit, a peu de distance, trois hommes en conversation animee. Il reconnut Justin-la-Craque, son aide Komel et ... non sans une vive emotion ... le "Poulet Froid"! M. de Beule eut un sursaut violent et un mouvement instinctif pour se precipiter sur l'individu qui avait si odieusement neglige ses chevaux. Une seconde impulsion, tout aussi spontanee et machinale, le retint. Le trio lui tournait le dos et on ne l'avait pas vu venir. Il rappela Muche, revint en arriere et se tint cache, derriere un pan de mur. Il lui venait un bruit de voix sans qu'il lui fut possible de comprendre ce qui se disait. Mais il vit le "Poulet Froid" sortir de l'ecurie avec le crible pour l'avoine et l'entendit qui secouait le grain, d'ou s'envolait dans la cour un petit nuage de fine poussiere. Le "Poulet Froid" avait donc repris le travail, sans rien dire. Le "Poulet Froid" ne se considerait plus comme etant en greve. M. de Beule se retira en douceur et rentra tout droit a la maison. Mme de Beule, qui l'avait vu traverser le jardin d'un pas agite, lui demanda anxieusement ce qu'il y avait. --Ce qu'il y a! dit M. de Beule haletant. Il y a que je me retiens pour ne pas flanquer des coups de pied a un voyou la-bas! --Qui donc, mon Dieu! dit Mme de Beule, prise de peur. --Le "Poulet Froid"! Il est aupres des chevaux! --Oh! non, non! fit Mme de Beule suppliante. --Ne l'aurait-il pas merite, peut-etre? ragea M. de Beule. --Si ... si ... mais pourtant tu ne peux pas! --Oh!... si je ne me retenais!... gronda M. de Beule menacant. --Oh! je t'en conjure! Je t'en conjure! gemit Mme de Beule, les mains jointes. M. de Beule fit comme si ce n'etait pas chose facile de le flechir, et finit tout de meme par acquiescer a contre-coeur. Mais il jura qu'il assommerait le "Poulet Froid" au moindre reproche qu'il aurait a lui faire dans son service a l'avenir. --Rien ne clochera plus; il a eu une rude lecon; tous ont eu une rude lecon, dit Mme de Beule conciliante. Et elle l'entraina doucement vers la salle a manger, Eleken venait de servir le repas. Il y avait du poulet avec de la salade, un plat que M. de Beule aimait beaucoup. Il en mangea goulument et avec abondance, s'il se repaissait de la chair d'un ennemi. Apres le souper M. Triphon se retira discretement et se rendit chez Sidonie. --Mon Dieu! dit en soupirant Mme de Beule a Sefietje, il aurait bien pu rester a la maison un soir comme celui-ci. --Ah! oui, madame, mais quand on est entre les mains d'une pareille creature!... repondit Sefietje d'un air entendu et peu encourageant. Sans insister, Mme de Beule rentra dans la salle a manger ou elle tacha de distraire son mari. Heureusement M. Triphon ne fut pas longtemps absent. A neuf heures et demie, il etait de retour avec un renseignement curieux, qui les etonna tous tres fort: Pierken, a cette heure-ci, deambulait en etat d'ivresse par le village. Parfaitement, Pierken; lui, qui autrement ne buvait jamais, courait maintenant en compagnie de Fikandouss, d'un cabaret a l'autre, en faisant du boucan et cherchant querelle a tout le monde. Berzeel ne le quittait pas d'une semelle. Oui, Berzeel, parfaitement a jeun, absolument maitre de lui, veillait sur Pierken comme un pere sur son enfant, en faisant tous ses efforts pour le calmer et le ramener a leur logement commun. Ils venaient de quitter la _Bonne Esperance_ et se dirigeaient vers le _Petit Sabot_. --Mais, mais, mais! s'exclama Mme de Beule en joignant les mains de stupefaction. M. de Beule eut un petit rire haineux et bref. --Le monde renverse, quoi! ricana-t-il. M. Triphon, l'air satisfait de lui-meme, se dirigea vers la cuisine. Il y trouva Sefietje inquiete, rouge, et Eleken qui allait et venait, les jupes battantes. --Bruun, le chauffeur, est venu ici, murmura Sefietje. --Bruun, le chauffeur! Pour quoi faire? demanda M. Triphon ebahi. --Pour prendre les clefs. --Les clefs de la fabrique? Sefietje fit signe que oui. --Et tu les lui as donnees? --Il les a prises, dit Sefietje. --Est-ce que tu l'as dit a papa? --Mais non! M. Triphon prit sa casquette et se hata, dans l'obscurite, vers la fabrique. Il secoua toutes les portes, qu'il trouva fermees. Dans la chambre au-dessus de l'ecurie, il apercut un mince filet de lumiere: le "Poulet Froid" etait a son poste. M. Triphon se retira sur la pointe du pied. Avec un sentiment d'espoir mele d'incertitude, il retourna a la maison, ou il ne dit mot. IX Quatre heures du matin: Sefietje etait deja eveillee. Il lui sembla, dans son sommeil leger, avoir entendu des pas feutres sous sa fenetre. Les yeux ouverts et fixes dans le crepuscule de l'aube a peine naissante, elle resta immobile sur le dos a ecouter et n'entendit plus rien. Mais l'inquietude couvait en elle; elle se leva, ecarta le petit rideau de sa lucarne, regarda dans le jardin, tachant d'en sonder les profondeurs vagues. Une exclamation sourde lui echappa. Au-dessus des frondaisons grises et brouillees, la haute cheminee de la fabrique dardait son cierge rose et du bout noirci sortait un mince filet de fumee fauve, qui allait se perdre dans le vide du ciel. Alors Bruun etait deja a ses chaudieres, la greve etait finie et, tout a l'heure, le travail allait reprendre a la fabrique. Une joie immense emplit son ame ingenue d'esclave ayant fait siens les interets de la famille qui l'exploitait depuis pres d'un demi-siecle. Elle se precipita vers le lit ou dormait Eleken et la secoua. --Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qui se passe? sursauta la jeune servante apeuree. --Pscht! La cheminee de la fabrique qui fume! Elle fume! Elle fume! repetait Sefietje jubilante. --Ah!... dit Eleken, dont la tete lourde de sommeil retomba sur l'oreiller. A six heures tres exactement, Sefietje, qui attendait depuis trois quarts d'heure, en une agitation croissante, dans sa cuisine deserte, entendit un bourdonnement bien connu sortir de la fabrique. Quelques instants apres, les pilons se mirent a rebondir, comme en un pas de danse joyeuse. Aussitot M. et Mme de Beule, ainsi que M. Triphon, quitterent leurs chambres et descendirent. La joie du triomphe illuminait leur visage et M. de Beule s'exclama: --Haha!... Ils reconnaissent donc qu'ils ne sont pas les plus forts, les petits bonshommes! --Les femmes sont-elles aussi rentrees? demanda Mme de Beule. Eleken fut depechee a la fabrique. Elle revint au bout de trois minutes et dit: --Toutes les femmes sont a leur ouvrage, excepte Victorine. --Celle-la n'a pas a revenir ... Je ne veux plus la voir a la fabrique! cria M. de Beule en un acces de colere subite. Pendant le dejeuner on tint conseil sur l'attitude a prendre. --Il faudrait d'abord y aller voir, opina M. Triphon. M. de Beule eut un geste d'impatience. Il persistait hargneusement a ne pas vouloir adresser la parole a son fils. Se tournant vers sa femme il dit: --Si j'y vais, je les flanquerai tous dehors a coups de pied. Il vaudrait peut-etre mieux que tu.... --J'irai, j'irai! s'empressa d'approuver Mme de Beule. --Mais dis-leur surtout, insista M. de Beule, reprenant du coup tout son aplomb, que s'ils recommencent jamais ou si j'ai a me plaindre d'eux le moindrement a l'avenir, c'est la porte, immediatement. Mme de Beule ne dit mot. Elle se hata de finir son dejeuner et, se levant: --Est-ce que tu m'accompagnes? demanda-t-elle, hesitante, a son fils. Elle craignait que son mari ne s'y opposat: mais il ne dit rien. Bien que M. Triphon n'existat plus pour lui, il ne trouvait pas mauvais qu'il se chargeat a sa place de cette corvee. La mere et le fils quitterent la salle a manger et gagnerent le jardin en fleurs. La matinee d'ete etait merveilleuse. L'herbe se couvrait comme d'un transparent argente et l'air semblait une chose qu'on pouvait boire, une source pure qui vous revivifiait tout entier. Les grands arbres achevaient leur calme reve de la nuit. Leurs cimes vaporeuses fumaient, a peine traversees par les fleches d'or du soleil levant. On croyait humer du bonheur. Ils arriverent devant la chambre des machines et ouvrirent la porte sans brusquerie. La gueule rouge de la fournaise etait toute large ouverte et Bruun y jetait a grandes pelletees du menu charbon mouille. Son visage en sueur se cuivrait aux reflets de la flamme et les poils frisottants de sa barbe noire semblaient du fil metallique incandescent. Il se rangea tres vite lorsqu'il vit entrer Mme de Beule avec son fils et salua, poliment, a la facon habituelle, comme si rien d'extraordinaire n'etait arrive: --Bonjour, madame. Bonjour, Monsieur Triphon. --Bonjour, Bruun, repondirent-ils tous deux. Un bref silence. Bruun s'etait remis a activer ses feux, mais Mme de Beule, sentant bien que l'on ne pouvait en rester la et qu'il fallait dire quelque chose, rassembla tout son courage. --Alors, Bruun, commenca-t-elle, qu'est-ce qui vous a donc pris a tous de nous laisser en plan comme ca? Bruun toussa. Il cherchait a repondre, semblait-il, mais les paroles ne venaient pas. Il toussa encore et regarda dans son feu avec une attention extreme, comme si la reponse, vraiment, devait sortir de la. --Il ne faudrait pas que ca se repete, poursuivit Mme de Beule avec calme. Cette fois-ci monsieur ferme les yeux, mais a la prochaine occasion, il n'en serait plus de meme, soyez sur. Bruun cessa d'activer son foyer et regarda un instant Mme de Beule bien en face. Decidement, il voulait dire quelque chose et commencait deja a emettre des sons. Mais ca ne sortait encore pas. Il semblait ne pas pouvoir trouver les mots pour exprimer ses sentiments. Du reste, Mme de Beule n'insista point. Elle lui avait dit ce qu'elle voulait lui dire et, accompagnee de M. Triphon, passa dans la "fosse aux huiliers" ou les pilons menaient leur danse infernale. Il y avait deux places vides aux etablis. M. Triphon le remarqua du premier coup d'oeil: celle de Pierken et celle de Fikandouss. Il s'empressa de le glisser a l'oreille de sa mere, avant qu'elle et lui passent lentement devant la rangee des ouvriers, en repondant d'un mouvement de tete a leur salut silencieux. Tous les autres etaient a leur poste. Berzeel y etait, parfaitement de sang-froid, serieux et meme grave, comme s'il sentait peser sur lui une responsabilite inhabituelle. Leo y etait, Free y etait, Poeteken y etait, et Ollewaert aussi, tous a l'envi poses et graves, absorbes dans leur travail, comme s'il n'existait nul autre interet au monde. Pee etait deja tout blanc, tel un bonhomme de neige, a cote de ses moulins rageurs, et Miel, cette espece de veau, avec l'autre "cabri" se demenait autour des enormes meules verticales. Miel resta une minute bouche bee lorsqu'il vit paraitre Mme de Beule avec M. Triphon et ses epais sourcils rejoignirent presque ses cheveux, faisant disparaitre le doigt de front qu'il possedait. Visiblement, il n'avait rien compris a tout ce qui s'etait passe et attendait encore la solution de l'enigme. Les hommes semblaient de plus en plus absorbes dans leur travail et les pilons tapaient avec une telle furie que Mme de Beule et son fils se sentaient dans l'impossibilite materielle d'entamer le moindre colloque. D'ailleurs, il n'y avait rien d'autre a dire que ce qu'ils venaient de signifier a Bruun, qui, certes, ne manquerait pas de leur en faire part; mais ils auraient bien voulu savoir pourquoi Pierken et Fikandouss n'etaient pas revenus et ce qu'ils avaient l'intention de faire. M. Triphon, profitant d'une breve accalmie dans l'ouragan des pilons, s'approcha de Berzeel et lui demanda: --Est-ce que Pierken ne revient plus? --Mais si, mais si, m'sieu; seulement il est un peu malade; il a un fort mal de tete, repondit Berzeel. --Et Fikandouss? --Ca, je ne sais pas, m'sieu, dit Berzeel de son air grave et absorbe. Les pilons recommencaient a bondir, les hommes s'affairaient autour des presses. Sans s'attarder davantage, Mme de Beule et M. Triphon quitterent la "fosse aux huiliers" pour se diriger vers la "fosse aux femmes". Au moment de sortir de l'huilerie, comme ils se retournaient sans penser a mal, ils apercurent de loin Bruun, le chauffeur, qui epiait leur depart, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines. Dans la "fosse aux femmes", plus rien qui les empechat de dire tout ce qu'ils voulaient. La aussi tout le monde etait a son poste, hormis Victorine. Des que Mme de Beule et son fils eurent fait leur entree, Mietje, Lotje et "La Blanche" firent une sortie violente contre Pierken et Victorine qui, disaient-elles, avaient entraine a la greve tous les autres, contre leur gre. La vieille Natse pleurait comme une Madeleine; et elles etaient unanimes a jurer leurs grands dieux que jamais plus pareille chose n'arriverait et qu'elles chasseraient Victorine a coups de pied quelque part, si elle osait reparaitre dans leur atelier. --Mais comment avez-vous pu vous laisser monter la tete ainsi? s'exclama Mme de Beule, levant les bras d'indignation. --Eh oui, bien notre betise, notre folie! s'ecria Lotje. Et, a son tour, brusquement elle eclata en larmes. --Ah! mon Dieu, madame, quelle affaire! Quelle terrible affaire! geignit Natse, les mains jointes. --Qu'ils essayent donc d'y revenir! Je mordrais, je grifferais! glapit "La Blanche" hors d'elle. Cette violence unanime des femmes rendait les reproches superflus. Aussi Mme de Beule se borna-t-elle a leur donner de bons conseils pour l'avenir, en les avertissant une fois pour toutes qu'une recidive equivaudrait au renvoi general et sans remission. --N'ayez pas peur, madame! firent-elles a l'unisson. Et Mietje Compostello, de sa voix caverneuse, ajouta: --S'il fallait me trainer a genoux d'ici jusqu'a l'eglise, je le ferais volontiers pour que ca ne soit pas arrive. Mme de Beule et son fils s'en allerent. Dans la "fosse aux femmes" il n'avait pas prononce un mot. A la maison, M. de Beule, triomphant, fielleux, ricanait d'aise en ecoutant sa femme narrer la lamentable histoire. X A dix heures, le moment venu de faire sa tournee avec la bouteille de genievre, une agitation violente s'empara de Sefietje. Que faire? Verser deux gouttes ou seulement une? Le rouge aux pommettes, elle vint demander a Mme de Beule quels etaient les ordres. Mme de Beule n'en savait rien. Il n'y avait pas eu d'accord positif. Tout s'etait manigance par l'entremise de Justin-la-Craque, qui avait pris la responsabilite sur lui. Elle alla consulter son mari. --Ils ne le meritent pas du tout, repondit M. de Beule sur un ton chagrin. Comme il arrivait souvent chez lui, son humeur, l'instant d'avant victorieuse et fanfaronne, etait brusquement redevenue, sans aucune cause apparente, morose et sombre. Ecarlate, gonfle de colere et de rancune, il etait assis au milieu des paperasses a son bureau. --Si on leur en donnait tout de meme deux pour avoir la paix, proposa timidement Mme de Beule. Il refusa de se prononcer. --Tu vois comme je suis surcharge de besogne... On ne peut donc pas me laisser une minute tranquille! grommela-t-il. Mme de Beule s'en retourna aupres de Sefietje qui attendait, sa bouteille pleine sur le bras. --Il ne veut pas se prononcer! soupira-t-elle. --Mais que dois-je faire? soupira Sefietje a son tour. --Donnez-leur en deux, dit Mme de Beule apres une breve hesitation. Sefietje partit, commenca par la chambre des machines, s'approcha de Bruun. Ils echangerent un salut banal, comme si rien ne s'etait passe et Sefietje remplit le verre. Bruun le lampa d'un trait, garda le verre a la main, regarda Sefietje. --Encore? demanda-t-elle d'une voix blanche. Sur un signe que oui, elle remplit a nouveau le verre qu'il vida comme si c'etait de l'eau, et le rendit a la servante. Sans un mot, elle passa dans la "fosse aux huiliers". Berzeel etait le premier a servir. Avec la figure toujours grave de quelqu'un qui sent tout le poids de sa responsabilite, il regarda vivement et a la derobee la bouteille, comme s'il en jaugeait d'un seul coup d'oeil le contenu. Sefietje remplit le petit verre. Il le vida d'un trait, comme Bruun. Alors il hesita. Ses doigts tremblaient legerement; il semblait vouloir donner et prendre a la fois. Sefietje ne comprit pas tres bien; elle crut d'abord qu'il n'en desirait pas davantage. Le petit verre et la bouteille eurent chacun un mouvement de oui et non, d'abord l'un vers l'autre puis en sens inverse, jusqu'a ce que Sefietje eut enfin compris tres clairement et versat une seconde rasade. Berzeel eut un rictus de satisfaction, avec un sourire de ses petits yeux vifs. "Merci", dit-il en rendant le verre vide. Tous les autres avaient suivi la petite scene avec une curiosite tendue a l'extreme, arretant une minute leurs pilons pour n'en pas perdre un detail. Free et Leo sourirent comme Berzeel et se pourlecherent machinalement les levres. Le petit Poeteken couvait le verre de ses yeux rayonnants et candides, pareil a un ange qui assiste a une revelation. Ollewaert eut un grand soupir de soulagement, comme brusquement delivre d'un poids enorme. Il enleva sa chique et la posa sur l'etabli, pour la reprendre apres qu'il aurait bu. Pee, tout blanc de farine, quitta ses moulins, et la figure de Miel, cette espece de veau, s'epanouit en un large rire muet et fige. Il semblait enfin comprendre quelque chose a tout ce qui s'etait passe et ce quelque chose le bouleversait de joie. Ils burent avec des grognements de plaisir et, du coup, Leo lanca, sur un ton encore un peu timide, son "Ooooo ... uuuu ... iiii ..." qu'on n'avait plus entendu depuis des semaines. Sefietje, bouche close, sans prononcer un mot, s'acquittait machinalement de sa tache, le visage renfrogne, muree dans une hostilite sourde. Elle y mettait toute la diligence possible; des qu'elle en eut fini avec les "huiliers", elle se hata vers l'atelier des femmes. Mais avant qu'elle eut eu le temps de disparaitre Justin-la-Craque vint se planter devant elle, suivi de Komel qui portait une barre de fer, et lui demanda d'un air triomphant ce qu'elle pensait de la facon dont il avait mis fin a la greve. --Ce que j'en pense?... Que vous etes tous de fameux ivrognes! s'ecria Sefietje indignee. --Mais, Sefie! Mais, Sefie! Comment peux-tu dire!... protesta Justin avec force. A vrai dire, il avait deja une jolie pointe; ses yeux etaient vitreux et fixes; et il se mit a fredonner en mode mineur: "Ooooooooooo..." --Va-t'en! Laisse-moi passer! gronda Sefietje. --Pepita...--peeeeee ... pepepepepita ... pepita-pepita! poursuivit Justin avec un entetement d'ivrogne. Mais, brusquement, changeant de ton: "Sefie, donne-nous aussi une goutte." --Il me semble que vous en avez deja assez, grommela Sefietje. --Nous! s'exclama Justin, feignant l'indignation la plus profonde. Rien qu'un bol de cafe froid; pas vrai, Komel? Komel affirma que pas une goutte d'alcool n'avait encore humecte leurs levres; et, malgre elle, Sefietje, des larmes de rage aux yeux, fut forcee de leur remplir deux fois le verre, tout comme aux ouvriers de la fabrique. Dans la "fosse aux femmes", lorsque Sefietje y entra, regnait encore la plus vive effervescence. Aussitot qu'elle apercut la servante, Natse eut une nouvelle crise de larmes; Lotje et "La Blanche", d'habitude si douces et si timides, ne decoleraient pas, en calculant aprement ce que cette greve idiote leur faisait perdre d'argent. Et, avec Sefietje, de nouveau elles eclaterent violemment sur le compte de Pierken et surtout de Victorine, qui, d'apres leurs dires, valait encore moins cher que lui. Leur exaltation etait telle que Sefietje en oubliait de leur servir la goutte. --Eh bien, Sefie, et la ration, qu'est-ce que ca devient? demanda enfin la noire Mietje avec un drole de sourire mysterieux. --Deux gouttes au lieu d'une, repondit Sefietje. Et elle se mit en devoir de verser. Tout de suite, une transformation s'opera dans l'atelier. --On a tout de meme obtenu quelque chose, dit Lotje en sirotant son petit verre. Elle le vida a menus coups brefs, mais le deuxieme ne glissa pas aussi facilement. Elle eut des petits frissons et fit la grimace. --L'un sur l'autre comme ca, c'est un peu court, mais bon tout de meme, dit-elle, en passant le verre a "La Blanche". Du reste, toutes prirent, comme Lotje, leurs deux petits verres, moins parce qu'elles en avaient envie que parce qu'elles y avaient droit. Et, seule, la vielle Natse eut un hoquet devant le deuxieme verre et fit mine de le refuser. Les autres trouverent cela tres mal. M. de Beule pourrait en deduire que pour les femmes un seul verre suffisait. Elles forcerent la vieille a boire et celle-ci se reprit aussitot a gemir et pleurer: toutes ces revolutions lui couteraient la vie, geignait-elle d'un air tragique. Alors il y eut une bonne petite heure de joie et d'entrain dans la fabrique. L'alcool faisait son effet, effacait les tristesses, suscitait les pensees joyeuses et amusantes. Des quolibets partaient dans le vacarme des pilons et, dans la "fosse aux femmes", on chanta des romances avec des voix aigues et nasillardes, comme au bon vieux temps. Vers onze heures, un silence retomba, melancolique, morose. Les nerfs se detendaient et l'alcool creusait son trou, ou s'installait la faim. Au dehors le splendide soleil d'ete illuminait la terre. Lorsqu'on venait du beau jardin fleuri, pour entrer dans une des "fosses" sombres, on avait l'impression de descendre dans un caveau. Les ouvriers ne chantaient plus, ne parlaient plus, accomplissaient leur besogne d'automates avec des yeux las et ternes. Il y regnait une atmosphere de desenchantement, de leurre, de duperie. C'etait peut-etre parce que le trou creusait si fort, vous rongeait l'estomac. Il aurait fallu un brin a manger avec ce deuxieme verre. Enfin tintait dans la chambre des machines la mechante petite sonnette de delivrance; tous se precipitaient au dehors, dans un claquement de sabots, prenant a peine le temps de rabattre sur les poignets leurs manches retroussees. Beaucoup de monde etait aux portes pour les voir passer. Il y avait des gens qui ricanaient, avec un mauvais: "Eh bien, c'est vite fini, leur greve!" Les ouvriers faisaient semblant de ne pas entendre. Ils allaient vers le repas et, a une heure, ils seraient de retour a la fabrique. De une a quatre, ils redevenaient des automates, des nerfs et des muscles sans ame. Ils peinaient dans une vague somnolence. Leurs yeux mornes regardaient parfois les poires dorees et les pommes rouges qui murissaient par-dela l'enclos dans le verger de Justin-la-Craque, ou bien ils contemplaient de loin, a travers les baies de la chambre des machines, les frondaisons majestueuses dans le jardin de M. de Beule. Au repos de quatre heures, ils allerent tous casser la croute en plein air, accroupis en ligne contre le mur de la cour interieure. Cela les ranimait, rappelant un peu le bon temps jadis ou des reves irrealisables ne les tourmentaient pas et ou ils etaient contents de leur sort. Somme toute, ils ne regrettaient pas le depart de Pierken et de Fikandouss. Ils n'en voulaient pas a Pierken; mais a quoi avaient abouti tous ces mirages de bonheur qu'il leur avait fait entrevoir? Quant a Victorine et aux autres femmes, elles avaient leur mepris. Ils ricanaient en haussant les epaules parce qu'elles leur tournaient le dos avec une hostilite hargneuse, affectant de laisser un espace vide entre elles et les "huiliers". Elles etaient stupides, ces femmes. Elles ne savaient que recriminer et pleurnicher. Il valait mieux, a l'avenir, n'avoir plus rien de commun avec elles. De tout le jour, ils n'avaient pas encore vu M. de Beule et en eprouvaient un vague malaise. Est-ce que l'accord etait fait ou faudrait-il encore causer? Soudain, comme ils etaient retournes a l'ouvrage, ils virent passer la queue de Muche, devant la porte d'entree. M. de Beule suivait, rouge et gros, les epaules gonflees. Allait-il entrer en coup de vent et "partir"? Non; il passa, se dirigeant vers l'ecurie. Quelques minutes s'ecoulerent avant qu'il revint. Muche s'arreta sur le seuil et regarda son maitre d'un air interrogateur. Les ouvriers, plonges dans leur besogne, se sentaient devenir petits. Mais, pour la deuxieme fois, rouge et gros, M. de Beule passa sans s'arreter et Muche le rattrapa. Les hommes respirerent. Decidement leur maitre et tyran, tout en bouillonnant de rage interieure, acceptait le nouvel etat de choses. Et ils se sentirent soulages d'un grand poids. A six heures, Sefietje revint pour la tournee du soir. Muette et renfrognee, elle versa a chacun les deux gouttes. Les "huiliers" ne firent aucune remarque, mais des qu'elle fut partie des chants eclaterent et on echangea des quolibets. Les yeux etaient rieurs et des pipes brasillaient. Ollewaert se bourra le bec d'une chique enorme. On eut dit qu'un gros abces lui gonflait la joue droite. Miel en etait ebahi et bayait au petit bossu comme il eut considere un phenomene. Ollewaert s'en apercut. Il regarda le "cabri" avec un sourire narquois et lui lanca a la face un sonore "espece de veau!" Leo fit entendre un rugissant "Ooooooo ... uuuuu ... iiiii ..." et, par une fente de porte, Bruun, de son oeil de mouchard, observait la scene. A distance nasillaient les voix aigues des femmes dans leur "fosse". C'etait tout a fait comme au bon temps jadis. Mais, vers la fin de la longue journee de labeur, revint l'accablante depression. Il en etait toujours ainsi; la lourde fatigue les matait. Les yeux devenaient torves; les mouvements se ralentissaient, s'ankylosaient. C'etait le soir qui tombait sous les poutres sombres et s'appesantissait sur eux comme un fardeau. Dehors, la radieuse soiree d'ete resplendissait; les pommes et les poires dans le verger du forgeron semblaient se dilater, s'amplifier, devenir des fruits fantastiques de terre promise; les frondaisons imposantes dans le jardin de M. de Beule s'ourlaient et se teintaient de pourpre et d'or; et dans le ciel limpide aux profondeurs verdatres des troupes d'hirondelles prestes se poursuivaient, tournoyaient en poussant de longs cris percants d'allegresse. Quelques minutes avant la demie de sept heures, Bruun s'approcha des "huiliers" et leur demanda ce qu'il fallait faire: continuer de "tourner" jusqu'a huit heures comme jadis, ou arreter a la demie? --Arreter!... Arreter! firent-ils tous. Bruun rentra dans la chambre des machines et arreta. En un souffle dernier, pareil a un profond soupir, la machine expira. Aussitot Bruun sortit et, cache derriere un pan de mur, epia ce qui se passait du cote de la maison. Il vit la porte du jardin s'ouvrir et M. et Mme de Beule paraitre sur le seuil. Ils resterent la un moment, immobiles, les yeux tournes vers la fabrique, humant l'air du soir. Lentement, ils firent demi-tour et rentrerent. Bruun comprit qu'ils acceptaient tacitement. Tout le monde a la fabrique, hommes et femmes, etait deja parti. Leurs sabots claquaient, lourds et lents, sur les paves sonores. Sur l'or du couchant on voyait leurs silhouettes qui se detachaient en noir. Les femmes marchaient a part, avec leur rancune. Il n'y avait plus que quelques rares curieux sur le pas des portes pour les voir passer. XI Ce fut le troisieme jour seulement que Pierken et Fikandouss revinrent a la fabrique. Victorine ne reparut pas. Ollewaert, furieux et brouille a mort avec sa fille, l'avait chassee de la maison. Elle s'etait refugiee chez des voisins et travaillait a faire de la dentelle. Les deux hommes avaient la mine sombre et renfrognee. Pierken dit bonjour aux camarades, sans plus; puis, de toute la journee, ne desserra pas les dents. Fikandouss ne dit meme pas bonjour. Les autres aussi, d'ailleurs, demeuraient silencieux. Le tonnerre des pilons avait seul la parole. A dix heures, lorsque Sefietje parut avec la bouteille, Pierken refusa sa goutte. Les autres le regardaient, stupefaits. Quoi! Pas meme un seul petit verre! " Non, pas meme un", repondit Pierken, bute. Chez Fikandouss, meme jeu. D'un geste decisif, il ecarta la bouteille. --Est-ce qu'on peut les boire, vos gouttes? demanda Ollewaert en retournant dans la bouche son enorme chique. --Non! repondit Pierken d'un ton cassant et net. Et Fikandouss repeta comme un echo: --Non! Les autres les regardaient de travers. L'irritation etait vive surtout chez Berzeel et Leo. --Mais, nom de nom, qui en profite alors! grogna Berzeel en toisant son frere avec indignation. --Vous tous, qui etes deja assez abrutis par l'alcool, repondit Pierken d'un ton acerbe. Les autres ne dirent plus rien, renfermes dans leur silence vindicatif. Les pilons rebondissaient et tonnaient. L'apres-midi, au repos de quatre heures, Pierken et Fikandouss allerent se mettre a l'ecart des autres. Pierken sortit son petit journal de sa poche et en lut un passage a mi-voix, pour Fikandouss. C'etait un article sur l'echec de la greve. On y tancait la population ouvriere rurale, esclave de la boisson, qui avait perdu tout sentiment de dignite, et assez abjecte pour troquer ses droits les plus sacres contre un verre d'alcool. Heureusement il existait encore quelques hommes parmi ce vil troupeau; et l'on citait par leur nom Pierken et Fikandouss, et on les offrait en exemple comme les futurs sauveurs de leurs freres degeneres et malheureux. Fikandouss etait tout oreille, approuvait de la tete. Oui, oui, c'etait bien ca, exactement comme c'etait imprime dans le petit journal. Voila que s'avancait Justin-la-Craque, suivi de son aide Komel, qui portait une barre de fer. Des qu'il apercut Pierken il vint a lui en jubilant: --Eh bien! Qu'est-ce que tu en dis? Est-ce que je n'ai pas bien arrange ca? Pierken lui jeta un coup d'oeil glacial et ne dit mot. --Quoi? Tu n'es pas content? insista Justin. --Je dis ..., repondit enfin Pierken avec un regard coupant, je dis que tu es un foutu ivrogne et une sale crapule. --Hein! glapit Justin, les poings serres. --Que tu es un ivrogne et une crapule, repeta froidement Pierken. --Berzeel! Leo! Free! vous avez entendu ca! hurla Justin hors de lui. Berzeel, qui pendant deux dimanches consecutifs ne s'etait ni saoule ni battu, se precipita comme un fou furieux sur son frere. --Canaille, qui nous fous dans le malheur! hurla-t-il. Pierken evita le coup et Fikandouss, qui s'etait elance a son secours, sauta a la gorge de Berzeel avec une violence inouie et le terrassa. D'une main il le tenait empoigne par la peau du cou, de l'autre il lui martelait la figure a coups de poing. Berzeel, surpris par la brusquerie de l'attaque et incapable de se defendre, ralait. Komel se precipita a son secours, tapant a tour de bras avec sa barre de fer sur le dos de Fikandouss. Et la bataille devenait generale, quand tout a coup la queue de Muche pointa a courte distance, suivi presque immediatement de son maitre. D'une secousse, M. de Beule s'arreta, comme cloue au sol, puis il bondit vers Justin et Komel et hurla: --Qu'est-ce que vous avez a vous battre ici, tous deux, sacre nom de!... Comme par enchantement, la rixe cessa. --C'est la faute de Pier, m'sieu! glapit Justin, les yeux flamboyants. --Je vous defends de venir a la fabrique quand vous n'y avez rien a faire! "partit" furieusement M. de Beule. --Mais m'sieu! protesta Justin avec vehemence. --Foutez le camp! beugla M. de Beule sans vouloir rien entendre. Foutez le camp ou je fais appeler les gendarmes! D'un mouvement brusque, Justin fit demi-tour. Outre, degoute, de rage les bras battant l'air, comme une image de l'innocence injustement persecutee, il deguerpit, suivi de Komel, qui grognait comme un ours noir. Muche aboyait a leurs trousses et M. de Beule les suivait a pas presses et coleres, pour les chasser plus vite. Fremissantes de peur, les femmes s'etaient hatees de rentrer dans leur "fosse" et les hommes s'empresserent d'en faire autant, sentant tres bien que toute cette fureur exageree etait dirigee contre eux plutot que contre le forgeron et son aide. Pour le reste du jour, de nouveau la parole fut exclusivement aux lourds pilons rebondissants. Les hommes etaient silencieux et boudeurs. A six heures, de meme que le matin, Pierken et Fikandouss refuserent obstinement leur goutte, mais personne, cette fois, ne fit mine de la leur demander. Tous regardaient avec des yeux de profond mepris les deux abstinents. Un peu avant la fin de la journee une ombre noire parut dans l'embrasure de la porte d'entree et Justin-la-Craque, qui representait cette ombre, s'y tint tout un temps immobile comme pour une inspection severe des lieux. Brusquement, il quitta le seuil et s'avanca dans la "fosse", se dirigeant tout droit vers Fikandouss et Pierken, qu'il regardait de ses yeux fixes. Les deux copains faisaient semblant de ne pas le voir; les autres, secretement amuses, ricanaient en silence. --Y a quelque chose, Justin? demanda Free d'un ton badin. Comme un fantoche mu par un ressort, Justin-la-Craque se retourna vers Free. Ses yeux etaient vitreux et fixes; il etait ivre. "Ooooooooooo..." commenca-t-il en un long tremolo sombre. Tout a coup, un sac a tourteau imbibe d'huile, parti on ne savait d'ou, vint le frapper en plein visage, pendant que Fikandouss se precipitait vers lui en hurlant: --Fous-moi le camp, sacre nom, ou je t'assomme! Justin ne se le fit pas dire deux fois. Sursautant de peur, il repassa le seuil de l'huilerie en s'essuyant avec sa manche, qui lui barbouillait la joue en noir. Les autres se mirent a rire, mais du bout des levres, ne voulant pas faire un succes a Fikandouss. Ils le regardaient a la derobee, mefiants, deroutes par cet enorme changement qui s'etait opere en lui, les derniers temps. Il n'avait jamais ete tout a fait d'aplomb. Qui sait s'il n'etait pas en train de devenir completement toctoc? XII Quelques jours se passerent. La situation a la fabrique ne se modifiait pas. Pierken et Fikandouss restaient absolument a l'ecart des autres ouvriers. Ils continuaient de refuser obstinement leurs gouttes et persistaient dans leur attitude distante et hostile. Ils semblaient plonges en des reflexions profondes. On eut dit que Pierken meditait l'execution d'un plan secret, que Fikandouss n'etait pas encore tout a fait dispose a suivre. Parfois ils tenaient de longs et mysterieux conciliabules, ou Fikandouss disait a peine quelques mots. Il avait mauvaise mine et maigrissait a vue d'oeil. Sauf le moment ou il s'entretenait avec Pierken, il n'echangeait mot avec qui que ce fut et passait des journees entieres sombrement absorbe dans ses pensees: "Ca y est; il est maboul!" disaient les autres. De toute son excitation febrile, et souvent exageree, de jadis, il ne restait plus rien. Il ne riait plus, ne criait plus, n'effarouchait plus les ouvrieres, et jamais plus on n'entendait son obsedant et agacant "Fikandouss-Fikandouss!" Du reste, sur toute la fabrique semblait peser une lourde et accablante tristesse. Seules, les tournees de Sefietje avec sa bouteille amenaient une passagere detente. XIII Ce jour-la, un peu avant une heure, au moment ou son pere allait mettre la machine en marche, Miel grimpa au grenier, au-dessus de l'huilerie, pour remplir, comme d'habitude, les reservoirs a grains des meules verticales. Il etait a peine en haut de l'escalier, qu'en trois bonds il redegringola, criant, affole, les yeux ecarquilles: --Vite! Vite! La-haut! Fikandouss! --Qu'est-ce qu'il y a? s'exclamerent les hommes. --La-haut! Fikandouss! clama Miel, comme un fou, incapable d'articuler un autre son. Leo et Pierken se precipiterent en haut de l'escalier et, tout de suite, dans la penombre, ils apercurent Fikandouss pendu a une poutre, la corde au cou. Une petite echelle, qu'il avait escaladee, se trouvait encore a cote de lui; et sa figure semblait noire, avec une langue pendante, qu'il avait l'air de vomir. --Un couteau! Un couteau! hurla Pierken fouillant dans ses poches et grimpant a l'echelle avec l'agilite d'un chat. Leo lui passa un couteau. Rapidement Pierken trancha la corde et Fikandouss tomba sur le plancher avec un bruit sourd, comme un sac plein. Pierken sauta de l'echelle, desserra le noeud coulant, s'effondra en sanglotant sur le corps de son camarade. Fikandouss etait mort, deja froid. Instantanement, tous les ouvriers de la fabrique, avec des lamentations, entourerent le mort. Il y avait de l'horreur dans leurs yeux et, chaque fois que l'un d'eux touchait le corps du pendu, tous les autres reculaient avec terreur. Pierken, agenouille pres du cadavre, pleurait a chaudes larmes. Et, en paroles heurtees, il disait ce qui, selon lui, avait du se passer. Fikandouss, trop faible d'esprit, n'avait pu surmonter la deception de la greve manquee. Lui, Pierken, avait vainement essaye, tous ces derniers jours, de lui remonter le moral: le coup avait ete trop rude pour le pauvre bougre. Pierken lui avait propose d'aller ensemble chercher de l'ouvrage en ville, ou leur sort serait moins triste; il ne voulait pas. Il etait, malgre tout, trop attache a son village; c'etait la et pas ailleurs qu'il voulait vivre ... et mourir. Avec une rapidite incroyable, l'atroce nouvelle s'etait deja partout repandue; et, en un rien de temps, M. de Beule fut sur les lieux, ainsi que M. Triphon, Mme de Beule, Sefietje et Eleken. Les femmes n'osaient pas aller voir au grenier et se tenaient, angoissees, au pied de l'escalier. Mais M. de Beule s'avanca tout de suite avec autorite et decreta que M. le bourgmestre et M. le cure devaient etre immediatement avertis. Leo, qui avait de bonnes jambes, fat expedie au chateau et Lotje alla querir le cure. En attendant, defense formelle, par ordre de M. de Beule, de toucher au cadavre. Le bourgmestre fut le premier sur les lieux. Il monta peniblement l'escalier, en evitant avec soin de se salir. M. de Beule, avec son respect inne de tout ce qui etait fortune et titre, adressa la parole en francais a "Monsieur le baron". M. Triphon, fort impressionne, par cette auguste presence, salua avec une gaucherie timide et se tint a l'ecart, a distance respectueuse. M. le bourgmestre examina vaguement le cadavre et constata sobrement: --Il est mort. --Oui, monsieur le baron; on l'a trouve pendu a cette poutre, repondit M. de Beule. Le bourgmestre regarda la poutre, ou pendait encore le bout de la corde tranchee par Pierken, et M. Triphon, les ouvriers, suivirent son regard. Sans faire attention a l'important et officiel personnage, Pierken s'abandonnait a toute sa douleur sur le corps de son pauvre ami. --Il faudra dresser proces-verbal, dit enfin le bourgmestre. Est-ce que M. le cure est prevenu? Il faudra aussi faire constater le deces par le medecin. --Oui, monsieur le baron; j'attends M. le cure d'un moment a l'autre, mais je n'ai pas encore fait appeler le docteur, repondit M. de Beule. Au bas de l'escalier, un mouvement se fit et des pas acceleres monterent les degres. C'etait M. le cure. Sans egard pour sa soutane, deja tachee de poussiere, il sauta sur le plancher du grenier, serra lestement la main du baron et de M. de Beule, se dirigea tout droit vers le cadavre, dont il toucha de ses mains blanches la face violacee. --Le corps est deja froid, murmura-t-il en regardant les autres d'un air grave. Il lancait des coups d'oeil autour de lui, comme si la presence de tout ce monde le genait. --Voulez-vous etre seul, M. le cure? demanda M. de Beule prevenant. --Cela vaudrait mieux, avoua l'ecclesiastique. M. de Beule se tourna vers les ouvriers: --Allons, les gars, tout le monde en bas! ordonna-t-il. Les hommes se presserent vers la trappe. Seul, Pierken manifesta quelque hesitation, mais il s'en alla tout de meme. --Vous pouvez rester, dit le cure a ces messieurs. --Bah! ... nous n'avons plus rien a faire ici, opina le bourgmestre. Il tendit la main au pretre et se dirigea avec precaution, les jambes raides, vers l'escalier. --Attention, M. le baron, ne vous faites pas de mal, s'empressa M. de Beule, plein d'attentions. --C'est que ... je ne suis pas ... habitue ... a un escalier aussi raide, haletait le bourgmestre en descendant les degres avec des precautions infinies. --Est-ce que vous n'avez besoin de rien, M. le cure? demanda encore M. de Beule. --Merci, j'ai tout ce qu'il me faut. A leur tour, M. de Beule et M. Triphon quitterent le grenier et le pretre resta seul avec le suicide. En bas, les ouvriers se tenaient en un petit groupe compact, pales, les yeux anxieux. Les femmes restaient a distance; elles pleuraient, apeurees. --Faut-il mettre en marche, m'sieu? vint demander Bruun a voix basse a M. de Beule. --Attendez que M. le cure soit parti, repondit du meme ton M. de Beule. Il donna un pas de conduite au bourgmestre a travers le jardin. --Quelle est la raison de ce suicide? demanda ce dernier. --Ca, M. le baron, c'est l'esprit du temps, l'infiltration du venin socialiste, grommela M. de Beule d'une voix qui tremblait d'indignation. --Il faudra des mesures energiques, tres tres energiques, pour combattre ce fleau. Le gouvernement se montre bien trop faible envers ces malfaiteurs, dit le bourgmestre. Il tendit la main a M. de Beule et s'en fut en tirant la jambe vers son chateau. XIV Le bruit courait,--et les bonnes gens craignaient bien que ce ne fut vrai: Fikandouss, suicide, mort en etat de peche mortel, allait etre enterre, avec les reprouves, dans le coin du cimetiere qu'on appelait le "trou aux chiens". Heureusement, il n'en fut rien. On raconta ensuite que M. le cure, seul au grenier en presence du cadavre, y avait encore surpris un atome de vie et avait pu lui donner l'absolution. Pierken eut un ricanement de mepris devant une aussi flagrante imposture; mais, tout de meme, Fikandouss fut enseveli comme un bon chretien, en terre consacree. Tous les ouvriers de la fabrique assisterent aux obseques. M. de Beule et M. Triphon se montrerent un instant a l'eglise et, le cierge a la main, firent le tour du catafalque. Sidonie etait egalement presente. Elle se tenait discretement derriere un pilier, non loin des autres ouvrieres. Dans un coin se trouvaient Justin-la-Craque et Komel. Le service fut rapidement bacle. La cloche se depecha de sonner le glas; et les porteurs, Pierken, Leo, Free, Berzeel s'avancerent lentement avec la biere devant la tombe, ou deja attendaient le cure et ses acolytes, avec la croix et les bannieres. En un petit groupe serre, les camarades entouraient la fosse. Ils etaient pales et, dans leurs habits du dimanche, ils paraissaient plus haves, plus minables que dans leur tenue de travail. Le cercueil etait recouvert d'un drap de velours noir avec une grande croix jaune. Ce drap decolore avait pris un ton roussatre qui semblait la nuance assortie a la mort des pauvres. Le sacristain l'enleva et apparut le simple bois blanc. Le pretre psalmodiait; les gens s'agenouillerent. Lentement, avec un son creux sur les cordes, le cercueil descendait. Les hommes regardaient fixement, la face contractee. On aurait dit qu'ils se voyaient eux-memes descendre dans la fosse. Dans les yeux vitreux de Justin il y avait des larmes. Komel avait l'air de machonner quelque chose. Les soeurs du defunt et quelques-unes des ouvrieres pleuraient doucement, la tete cachee sous le lourd capuchon de leur longue mante noire. M. le cure aspergea d'eau benite les fideles agenouilles et rentra dans l'eglise avec ses aides. En chocs sourds les premieres mottes de terre tomberent sur les planches sonores. On eut dit de brefs coups de tambour voiles. Ou des pilons qui s'enfoncent. Tres vite le bois fut recouvert en entier. Il ne restait plus qu'un tout petit coin qui s'obstinait a apparaitre, comme un bout de papier blanc qu'on aurait jete la. Alors, les camarades partirent.... C'etait une douce et radieuse matinee de septembre, avec des parfums dans l'air. Les maisons du village reluisaient et riaient, comme lavees et repeintes a neuf au tiede soleil. Le coq de cuivre au haut du clocher semblait d'or. Tout doucement, les derniers oiseaux de l'ete chantaient.... XV Pendant la matinee, la fabrique n'avait pas "tourne". A une heure, la machine fut remise en marche et les pilons tonnerent. Deux etablis manquaient de servants: celui de Fikandouss et celui de Pierken. A quatre heures, Pierken parut dans la fabrique, mais point pour y reprendre son travail. Il avait garde ses habits du dimanche mis pour l'enterrement, et venait dire adieu a ses camarades. Pierken quittait le village, sans esprit de retour, afin d'aller en ville se refaire une existence neuve. Les chefs socialistes lui avaient trouve de l'ouvrage. Victorine, qu'il allait bientot epouser, l'accompagnait. Les camarades ne disaient pas grand'chose. Ils consideraient Pierken avec des regards fixes et etonnes. A son egard, il n'y avait plus chez eux aucune animosite. On eut dit qu'il etait deja devenu un etranger a leurs yeux et ne faisait plus partie de leur entourage. Tout de meme, ils regrettaient son depart. --Plus tard, vous ferez tous comme moi, dit Pierken. Ils ne savaient. Ils etaient tristes, mornes, abattus. Ils voulaient dire des choses et ne trouvaient pas les mots. Il leur serra la main a tous. Berzeel etait assez emu et dans ses quelques mots d'adieu il y eut un chevrotement. Ollewaert pinca une larme, Free eut un sourire doux et triste, Miel, plante comme un piquet a cote de ses enormes meules qui lui frolaient presque la tete, semblait ne pas comprendre. Alors se presenterent Justin-la-Craque et son aide Komel. Sans rancune, Pierken leur tendit la main. Justin n'en revenait pas; ce depart soudain et definitif de Pierken.... Il se frappait les cuisses et ouvrait de grands yeux blancs dans sa face noire. Komel ne dit rien, mais son long nez rouge parlait pour lui. Pierken partit.... Il y avait dans son attitude et son allure on ne savait quelle fierte d'homme qui se connait soi-meme. Il semblait deja appartenir a une autre sphere, plus elevee. Les camarades sentirent cette sorte de superiorite. Ils le suivirent du regard aussi loin qu'ils purent, le virent traverser la cour, entrer dans la "fosse aux femmes", pour faire, la aussi, ses adieux. Les pilons s'etaient remis a bondir apres le repos de quatre heures et les hommes, avares de paroles, accomplissaient machinalement leur travail. Pierken devait deja etre loin; peut-etre apercevait-il a l'horizon, par-dessus la verte campagne, les hautes tours grises de la ville. A six heures vint Sefietje avec sa bouteille. Tous burent leurs deux gouttes qui parurent les ranimer un peu. Mais il n'y eut ni chant, ni rire, ni aucune parole superflue. Ils demeuraient pensifs et graves. Ils songeaient a Fikandouss, a Pierken, a tout ce qui etait passe.... Au dehors, le jour etait devenu lourd et terne, et le crepuscule tendit, plus tot que de coutume, des ombres grises dans la "fosse" lugubre. Les pilons y rebondissaient comme des monstres captifs dans un antre; les silhouettes, les formes des hommes devenaient celles de gnomes tourmentes. Bientot la pluie tomba, douce, egale, monotone. L'ete splendide touchait a sa fin; on sentait le premier frolement du frileux automne. Un peu avant l'heure de la fermeture, M. de Beule passa, comme toujours precede de son fidele Muche. Il etait gros et rouge et avait l'air furieux, mais il s'en alla sans rien dire. Du reste, les ouvriers ne s'inquietaient plus du tout de ce qu'il leur pouvait dire. Ils le voyaient avec indifference. La crainte etait morte. Apres M. de Beule vint M. Triphon, accompagne de Kaboul. Ils n'avaient aucun ressentiment contre M. Triphon. Sans malveillance, ils le virent passer. La pluie tombait plus drue, en lourdes nappes. La terre buvait; les arbres ruisselaient et les hommes pensaient a Pierken, qui cheminait a present solitaire vers son avenir, et a Fikandouss, descendu pour toujours dans la fosse humide et sombre ou tous devaient finir. Et dans l'incertitude de leur propre existence desormais, dans l'immense et vague tristesse qui emplissait leur ame, le peu qu'ils avaient obtenu comme amelioration a leur sort avait maintenant un gout si dur, si amer. En un long soupir d'epuisement, la machine rendit son dernier souffle de vapeur et, sous la pluie, dans la grisaille du soir, la troupe en sabots reprit le chemin de ses masures.... End of the Project Gutenberg EBook of C'Etait ainsi..., by Cyriel Buysse *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK C'ETAIT AINSI... *** ***** This file should be named 10346.txt or 10346.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/0/3/4/10346/ Produced by Marc D'Hooghe and Anne Dreze. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: http://www.gutenberg.net/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: http://www.gutenberg.net/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: http://www.gutenberg.net/GUTINDEX.ALL